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Bellini, I Capuleti e i Montecchi – est-ce donc ça, l'opéra ?


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#ConcertSurSol n°13

Ce soir je vais écouter de la mauvaise musique jouée à l'économie, dans le Petit Mordor.

Ne m'oubliez pas.



1. Atmosphère

Bellini, I Capuleti e i Montecchi.
Fuchs, Goryachova, Demuro, Bączyk, Teitgen
Opéra de Paris, Scappucci
(représentation du mardi 11 octobre 2022)

Les gens normaux : « l'opéra, c'est des gens qui chantent très fort en italien des choses incompréhensibles où tout le monde meurt à la fin ».
Moi : « mais pas du tout, c'est beaucoup plus subtil que moi ».
Moi également : « allons voir Romeo de Bellini ».

J'aurai des choses à raconter sur le public, particulièrement dissipé et fantasque !  Un peu moins sur l'œuvre, que je suis ravi d'avoir entendue mais qui n'a jamais les moments de fulgurance des grands Bellini (Straniera, Ernani, Norma, Puritani).
Tout cela stimule tout de même quelques questions sur les choix de répertoire à l'Opéra, que je soulèverai peut-être… Public enthousiaste en tout cas, et remplissage finalement décent après une grosse frayeur ces semaines passées – il faut dire aussi que la grille tarifaire était pour la première fois depuis quinze ans repassée sous les 35€ pour les places de face les moins chères.

L'ambiance était celle-ci.

La nuit tombait sous les flocons,
Et le ciel noir glaçait les dames ;
Dans la vitrine froide, on laisse les flacons.
Serrés à l'intérieur, on a mouché la flamme,
Fermé l'interrupteur et cessé les discours.
A peine reluit, là, la parure diaprée
De la vieille invitée qu'en cette fin de jour
Nous couvons d'attentions galamment inspirées.
De loin en loin, chacun retient un bâillement ;
Nous baissons le menton, et Mesdames leurs châles ;
On va tous, voyez bien, dormir dans un moment.

Quand de la nuit on sent se lever comme un râle.

Non, ce n'est pas un bruit, ce qui rompt la torpeur ;
Cette chose indicible a tué le silence
Sans le briser, et jette en mes sens la frayeur :
Dans mes veines déjà, cela me bat, me lance,
Et tout mon corps soumis est frappé, incertain,
Au rythme de ce mal, blessure, intermittence.

Et pourtant, j'en suis sûr, c'est un son qui m'atteint.

Furtif et laid, tel le cafard qu'un pied écrase,
Sans prévenir jamais, il lance un de ses traits ;
Je ne puis plus penser, j'attends qu'il joue sa phrase,
Mon âme est suspendue quand soudain il paraît.
Je crois qu'il poursuit sa croissance,
Car vient un murmure discret,
Je sens qu'à son tour l'assistance
Gémit sous tant de violence.

Tout s'accélère et le bruit croît,
Il me semble qu'il va faire crouler les voûtes,
Je n'entends que ce cri, dont gémit la paroi,
Arrêtez, arrêtez, cessez quoi qu'il en coûte !

Le petit ovale paraît.
Tous le regardent, la regardent.
Elle l'attrape sans apprêt,
Et nous toise sans prendre garde.

Voilà, c'est la fin à présent.
La musique s'est arrêtée.

Le pianiste vous cherche, et d'un air peu plaisant,
L'alto s'apprête à fort tancer, regard cuisant,
Vos manières d'enfant gâtée.

Madame, leur air furibond
N'a, croyez-moi, rien d'exotique ;
Si de sucré l'envie vous pique,
C'est avant qu'il fallait ouvrir votre bonbon.

Et je ne vous raconte pas la jeune femme (25 ans environ) qui après être déjà arrivée 30 minutes en retard et avoir plusieurs fois changé de place en faisant lever plusieurs personnes, part en trombe sur les dix dernières mesures avant l'entracte, faisant à nouveau se déplacer les vieilles dames sur son passage (pour être la première au bar ??).

— Alors, Carnets, l'expérience de l'extrême ?

Vous êtes bien impatients, jeunes gens.



2. Livret : mauvais mais Urtext

D'abord : bonne expérience. Il est toujours agréable de découvrir une œuvre. J'avais écouté pas mal de fois au disque I Capuleti, mais comme il n'est pas évident de rester les yeux sur le livret peu paplitant et au déroulé à la fois très connu et très lent… il manquait quelques fragments importants des articulations du drame.

Le texte de Felice Romani n'est pas fondé sur Shakespeare mais sur des sources italiennes communes – notamment via le drame de Luigi Scevola, qui sert de base au livret. Ici, beaucoup plus sage, Giulietta refuse de fuir, a grand peur de la mort ou de la désapprobation paternelle…
Globalement, le livret demeure assez plat, ménageant de grands aplats de plaintes ou de situations assez figées et particulièrement peu contrastes d'un tableau l'autre. Romani est l'un des meilleurs librettistes italiens de cette génération (Il Turco in Italia, L'Elisir d'Amore, mais aussi quelques solides drames sérieux comme Anna Bolena ou Norma), mais seulement dans ses bons jours – il a aussi écrit pas mal de nanars belcantistes qui n'ont pas été aidés par leur livret.

j'y ai repéré quelques trouvailles frappantes cependant : « je dois rester là », lorsque Juliette veut entraîner Roméo hors du tombeau.
Et, moins délibéré dans l'écriture mais glaçant, le chantage de Roméo, menaçant de se laisser tuer ou de provoquer en duel le père de Juliette si elle ne s'enfuit pas avec lui à l'instant. (Clairement, dans cette version, on se projette difficilement dans un potentiel mariage heureux… ils ont peut-être chaud du haut de leurs seize ans, mais ils ne sont clairement d'accord sur rien.) Un mariage raisonnable avec Tybalt n'aurait peut-être pas été si mal, considérant… je dis ça je dis rien, on se moque déjà assez de moi quand je tente d'expliquer que Mime est le seul personnage positif de la Deuxième Journée de la Tétralogie.



3. Un opéra douloureusement archétypal

La musique est plus rossinienne que dans les meilleurs Bellini, témoin la (belle !) ouverture avec piccolo, triangle et caisse claire ; ou encore la façon très joyeuse et légère, comme décorrélée du drame, d'accompagner les moments les plus tendus du texte.

Parmi les moments forts, tout de même : la grande réunion de guelfes de l'acte I (même la cavatine de Roméo y est assez magnétique, peut-être parce que j'ai encore dans l'oreille Jennifer Larmore ?), les affrontements de l'acte III et bien sûr son grand concertato a cappella à 5.

Pour autant, dans le reste de l'opéra, très peu de moments saillants… j'y retrouve surtout les formules-réflexes du genre (et plus spécifiquement de Bellini), pas beaucoup de mélodies marquantes, de petits solos d'orchestre bien trouvés, de récitatifs bien balancés…

Dans I Capuleti, j'entends un peu de cet archétype de l'opéra tel qu'on se l'imagine, où ça chante des choses virtuoses sans qu'on soit très concerné par ce qui se passe sur scène, une sorte de vieil objet qui produit une agréable musique d'ambiance pour expériences de socialisation.



4. Carsen, le génie en pause


La mise en scène de Carsen, qui n'est pas sa plus visionnaire, accentue cet aspect : très jolie, en particulier côté costumes (les manches bouffantes des Guelfes, l'allure funèbre et farouche de Roméo), bon décor pour les voix, mais à peu près aucune idée forte.
Je retiens seulement Juliette au milieu des morts qui se lève, lorsqu'elle tombe terrassée par le poison, comme le mauvais rêve d'être plongée au milieu de ses propres défunts dont elle a trahi le sang par son amour.

Elle demeure néanmoins jolie, relativement mobile, fonctionnelle pour les voix : on se contenterait très bien d'avoir ce cahier des charges assuré à chaque spectacle !



5. Où l'on se félicite que ça chante (plutôt) bien

Très belle distribution. J'ai beaucoup aimé le médium grave légèrement mixé avec des couleurs de poitrine, chez Julie Fuchs, typiquement français (on le retrouve chez Manfrino ou Dreisig, par exemple).

Cependant Fuchs (Giulietta) et Goryachova (Romeo) auraient sans doute été beaucoup plus impressionnantes d'intensité dans une salle moins immense – les timbres (très audibles au demeurant) blanchissaient un peu depuis le lointain. S'y ajoutait le vibrato pas très joli de Fuchs dans l'aigu : ses aigus ressemblent décidément aux contre-notes de Callas dans Aida.

Demuro (Tebaldo) commence lui aussi à vibrer fortement, mais la voix reste toujours aussi sainement projetée, et la diction très nette. Ce n'est pas une incarnation très sophistiquée, mais tout y est franc et net, une valeur sûre.

En réalité, je fus surtout magnétié par Jean Teitgen (Capellio), d'une mapleur et d'une saveur exceptionnelle pour ce rôle qui pourrait être secondaire et semble devenir la matrice de tout le drame.



5. L'état du ploum-ploum

Et l'orchestre, me demanderez-vous, confus et tremblants.

Il est à peu près en place, même s'il traîne un peu trop ostensiblement les pieds lorsque Scappucci leur demande un rubato souple pour suivre un chanteur « inspiré ».

La conception de Scappucci confirme ce que je connaissais déjà d'elle : très tradi, vraiment pensé comme un accompagnement pur, avec des aplats de cordes un peu épais, des ploum-ploums qui sont jetés pour ce qu'ils sont, sans plus ample procès…
… Pourtant, même dans ce répertoire à l'orchestration étique, une articulation mobile de l'accompagnement, la mise en valeur de petites textures et couleurs peut transformer un ronronnement agréable en électricité généralisée.

Je ne l'ai pas eu, mais c'était tout de même plaisant, dans son genre tradi. Il existe une bonne frange du public qui aime ça – et il semblait, hier, très enthousiaste. C'est bien, c'est au moins une partie du public qui est satisfaite, et qui est en général plus occasionnelle que les mélomanes purulents de type wagnérien… il est important de la fidéliser.

Le public applaudit d'ailleurs copieusement sur la musique, même lorsqu'on est en toute fin d'acte et qu'il reste quelques secondes de postlude doux. On sent que c'est spontané et joyeux, je ne râle donc pas. (Mais je le prends un peu durement, je dois l'avouer.)

L'orchestre est même resté saluer la cheffe.



6. Moi ; et (tous) les autres

Je ne nie pas m'être un peu ennuyé – dans la scène du sépulcre, pourtant pas la plus mauvaise, j'ai craqué, j'ai un peu lu pour sauvegarder ma concentration aux moments critiques… Cependant une fois de plus, ma politique « allons voir une œuvre que nous n'avons pas vue », ajoutée à « pour l'Opéra de Paris , fin de série ou rien », m'a permis de passer une très bonne soirée, sans même demander d'œuvre, d'orchestre ou de chanteurs particulièrement exceptionnels.

Je doute que ce soit le type d'œuvre et de soirée qui puisse convaincre le public qui ne penche pas déjà naturellement pour l'opéra (et pour un certain type d'opéra), il faudrait donc vraiment se mettre au travail et proposer des œuvres au rythme dramatique plus resserré, dans des langages intelligibles et sur des sujets à la mode qui puissent recruter au delà des sphères de l'élite financière ou culturelle…

Mais pour ce qui est du public qui aime bien l'opéra avec de belles voix et de jolis costumes, soirée qui remplissait très bien son office, pour un spectacle qui date de l'ère Gall !


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Commentaires

1. Le vendredi 14 octobre 2022 à , par Philippe C

Bonjour David,

Je sais bien que c'est tabou, mais je pense que c'est le type d'œuvre qui supporterait très bien quelques coupes... En particulier toutes ces répétitions alourdissent terriblement le propos, et la plupart du temps il n'y a même pas de variations musicales. On dirait des bis intégrés, ça émousse l'impact dramatique. Et comme pas grand monde ne connaît l'œuvre sur le bout des doigts, la probabilité de scandale reste assez basse. 90mn pour la première partie, c'est bien trop long.

2. Le samedi 15 octobre 2022 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Philippe !

Il est dommageable, en effet, que les solistes n'offrent pas des reprises ornées… de ce que je comprends de mes lectures, c'était pourtant à l'origine le cas, mais (vu la difficulté des rôles ?) les interprètes s'en sont peu emparé.

Effectivement, il y a des longueurs (et ce ne sont que deux actes, impossible de couper), mais vu l'absence d'action resserrée, pas sûr que les coupures changent quelque chose. (En tout cas c'est plus frustrant qu'autre chose dans les opéras belcantistes où j'en ai entendu : les ciseaux ne sont pas souvent clairvoyants, donc ça enlève parmi les rares bonbons sans du tout faire paraître l'ensemble plus urgent.) L'aspect planant fait partie de l'expérience, je crois.

90 minutes dans cette interprétation (jolie, mais tradi-épaisse). On doit pouvoir gratter un quart d'heure en jouant ça avec un tempo moins post-néobrucknérien.

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David Le Marrec

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