Le Rosenkavalier d'Otto
Schenk, une certaine idée (terrifiante) de l'opéra.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
J'en ai réalisé 6 épisodes cette semaine. Vous pouvez vous abonner dans
votre application habituelle avec ce lien RSS :
https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss
.
Sinon, il se trouve ici sur
Google Podcast,
Spotify,
Deezer,
SoundCloud…
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 5 : Qu’aiment les spectateurs
ou auditeurs d’opéra ?
La réponse varie évidemment selon les individus, mais on peut relever
des lignes de force, des types de public.
¶ La plus-value la plus évidente, par rapport aux autres musiques,
tient dans l’impact physique d’un son acoustique : grand orchestre
symphonique (ou grand orchestre baroque, ce qui en revient au même,
sinon en décibels, du moins sur le principe de la grande masse sonore
en sons naturels), et bien sûr la voix, directe, sans médiation. Cette
question a déjà été évoquée dans l’épisode 2 : avoir le grain d’une
voix qui vous caresse le visage ou vous court sur la peau, c’est une
expérience d’art totale et très physique. C’est sans doute là la
première chose qui bouleverse les amateurs d’opéra.
¶ De là procède, ensuite, la fascination pour les chanteurs : certains
seront sensibles à la puissance sonore (et donc à l’impact ressenti
corporellement par le specteur), d’autres à la beauté du timbre, ou
encore à la façon impressionnante de dominer les difficultés techniques
: les aigus et suraigus dans l’opéra romantique, l’agilité des
vocalises dans les opéras italiens du XVIIIe siècle…
¶ On est en général sensible aussi à la façon dont l’opéra tisse des
histoires avec de la musique, dont il fait dire des mots avec du chant…
une émotion qui mêle les arts.
¶ Pour le reste, cela dépend véritablement du répertoire que l’on aime
parmi le vaste choix de l’opéra : si l’on aime l’opéra seria (les
opéras italiens du XVIIIe siècle, dont on a déjà souvent parlé dans
cette série), l’intrigue (en général à peu près identique quel que soit
le personnage sélectionné dans la mythologie grecque, dans l’histoire
romaine ou dans les épopées de chevalerie), cette intrigue ne sera pas
le sujet de satisfaction prioritaire.
¶ Si l’on aime plutôt l’opéra romantique italien, on sera sensible aux
belles mélodies, aux affects démesurés représentés avec de la belle
musique, une sorte de démesure exprimée en harmonie. Chez Verdi, tout
est très intense, mais rien n’est inconfortable dans l’univers sonore.
Pas besoin de penser, on peut se laisser emporter par le tourbillon de
l’action et l’insolence des voix (on parle de spinti pour ces voix qui
exploitent les limites de l’aigu et du grave).
¶ On peut davantage être sensible à la déclamation d’une belle langue,
soutenue par des courbes musicales, si l’on aime plutôt la tragédie en
musique (LULLY, Campra, Destouches, Rameau…). Ou par la force
d’évocation des sous-textes grâce à la musique, dans les opéras
symbolistes – Pelléas & Mélisande de Debussy, typiquement : le
texte laisse beaucoup de silences et de non-dits que l’orchestre peut
compléter, ou du moins habiter avec des atmosphères impalpables.
¶ Pour d’autres encore, laisser l’expression de l’orchestre submerger
le texte mis à disposition par les chanteurs, comme dans Wagner ou
Strauss (qui écrivent de très belles mélodies, mais plus à l’orchestre
qu’aux voix), ou bien jouer à l’enquêteur pour retrouver le motif
sonore attaché à chaque personnage, à chaque objet, à chaque situation
peut créer une jubilation intellectuelle intense. (Clairement, le
profil général des amateurs de Wagner est beaucoup plus littéraire /
amateur d’expositions / de lectures savantes que celui des amateurs de
belcanto italien, plus hédonistes, aimant se laisser porter par les
belles mélodies et les actions simples.)
¶ Comme évoqué dans l’épisode 4, le plaisir de la langue étrangère
n’est pas à négliger : s’immerger dans une langue qu’on maîtrise à
peine grâce à de la musique, avec tout le confort d’un livret bilingue
ou d’un surtitrage, participe sans doute à la joie d’une frange du
public – d’autant plus que le théâtre en langue étrangère n’est pas
très répandu sur les scènes.
¶ Les décors et la mise en scène font aussi partie du plaisir, surtout
lorsqu’ils s’articulent bien à la scène et à la musique (les gags
synchronisés sont toujours un franc succès !). Cela s’adresse aussi
bien aux amateurs de « mise en décor », où la richesse du costume
prévaut, qu’à un public plus sensible au théâtre contemporain, et qui
vient voir à l’Opéra les stars du Regietheater, c’est-à-dire les
metteurs en scène qui n’hésitent pas à prendre le pouvoir sur l’œuvre
et à transposer l’action, ajouter leurs idées personnelles…
Je crois que la majorité du public aime plutôt les mises en scène
traditionnelles (qui respectent l’œuvre telle qu’elle est écrite), mais
il existe aussi une minorité très active d’amateurs d’art qui se
déplacent réellement pour aller voir la mise en scène de Bieito,
Herheim ou Castellucci, et se laisser bousculer au besoin par leurs
choix inattendus.
Dans tous les cas, le visuel fait partie du spectacle.
¶ À tel point qu’il existe, pour des raisons historiques (à développer
dans un autre épisode), beaucoup d’opéras incluant du ballet, et que ce
peut être une motivation supplémentaire pour venir voir une œuvre.
Évidemment, on aime en général l’opéra pour plusieurs de ces raisons
(parfois même contradictoires), mais cela devrait permettre de situer
un peu celles qui reviennent souvent dans la bouche des passionnés. Le
public d’opéra va en général chercher un divertissement « noble »,
élevé, apportant de la connaissance (la plupart des opéras représentés
ayant au moins un siècle d’âge, c’est quasiment un cours d’histoire à
chaque fois), accepté comme non futile ; mais il existe tout aussi bien
des amateurs de théâtre qui iront plutôt voir l’opéra contemporain ou
les mises en scène hardies pour avoir au contraire le grand frisson de
la subversion et de l’inattendu.
Il existe beaucoup trop de types d’opéra et de façon de représenter un
opéra pour généraliser : clairement, dans un opéra ballet de Rameau, on
peut mettre son cerveau en pause et simplement écouter la jolie musique
; c’est tout l’inverse pour les œuvres d’Aperghis qui vont jusqu’à
mettre en question la véracité de la parole et le statut du phonème…
Pour terminer, je vous propose une petite catégorisation des publics
d’opéra que j’avais réalisée, pour amuser les camarades, à mes débuts
comme mélomane. Elle caricature les différentes motivations mais rend
finalement compte des démarches possibles.
Catégorie 1 : Le public
familial ou bon enfant. Il se déplace une fois par an à l’Opéra pour
entendre une œuvre qu’il connaît déjà ou qui est célèbre, sans trop
s’occuper des distributions. Il passe toujours un bon moment si la mise
en scène n’est pas trop étrange. Il n’ira pas approfondir le
répertoire, mais il est curieux, et stimulé par la singularité de
l’expérience.
Catégorie 2 : Le public des
virtuoses. Il se déplace pour voir une vedette, soit parce qu’il a
entendu parler d’elle dans les magazines, pour « quitte à aller à
l’opéra, entendre les meilleurs » (intersection avec la Catégorie 1),
soit, pour les plus sérieux, pour suivre la carrière de ses idoles. Il
peut comparer la qualité du contre-ut d’Alfredo Kraus dans les 789
cabalettes d’Alfredo qu’il a chantées à la scène, faire la liste
comparative de quels ténors baissent d’un demi-ton Di quella pira, de
quelles mezzo-sopranos se sont fallacieusement fait passer pour des
contraltos, de quels contre-ténors vocalisent avec de l’air dans la
voix ou avec les cordes vocales bien accolées…
Le moteur principal est la fascination pour la performance, l’exploit,
ou simplement la singularité d’une personnalité d’artiste.
Catégorie 3 : Le public «
musical ». Il s’agit d’une variante des mélomanes qui aiment le
symphonique, et qui vont aussi voir l’opéra. Pour écouter de beaux
orchestres, mais aussi pour écouter l’opéra dans son ensemble. Les
questions de technique vocale et de mise en scène affectent beaucoup
moins son plaisir : l’essentiel est d’entendre l’œuvre, de profiter de
ses qualités.
Catégorie 4 : Le public du
contemporain. Je ne suis pas satisfait de cette catégorie, mais elle
provenait du fait que le public de l’opéra contemporain est en général
pour large partie constituée d’amateurs de théâtre, et quasiment pas du
tout de mélomanes des catégories 1 et 2 (qui doivent pourtant
constituer une très large partie du public d’opéra). Le langage musical
propre au contemporain, la peur d’être confronté à l’ennui ou à la
bizarrerie rendent le public très différent – un public qui veut du
neuf à chaque fois qu’il se déplace, comme ce peut être le cas au
théâtre, et comme le répertoire largement figé de l’opéra ne le permet
pas toujours.
(Ceci est plus valable pour les grandes métropoles que pour les villes
de province où il n’y a que six productions par an et où les abonnés se
déplacent en soupirant pour voir la création contemporaine… il n’y a
pas nécessairement de bataillons assez fournis de théâtreux
contemporains pour remplir la salle dans ces villes.)
Catégorie 5 : Le public «
théâtral ». Pour ce public, l’opéra est une autre façon de raconter une
histoire. C’est du théâtre augmenté, en quelque sorte. Il sera alors
très sensible aux chanteurs, mais moins pour leurs aigus que pour leur
investissement scénique. De même pour l’orchestre, qui sera d’abord vu
dans sa capacité à faire palpiter l’action, plutôt que sur la
perfection de la mise en place rythmique et la lisibilité des
contrechants.
Catégorie 6 : Le public «
d’apparat ». Ce serait une partie du public qui se déplace
essentiellement pour la dimension sociale de l’Opéra. Pour accepter une
invitation quand on est important, pour retrouver ses amis aficionados
ou abonnés, pour faire une sortie agréable où l’on peut voir du monde.
Il est rare que ce soit une motivation unique, mais à force de
fréquenter les salles, on se fait des connaissances qu’on ne voit qu’à
cet endroit, et lorsqu’on n’est pas entouré d’amateurs de musique
classique, ce peut être l’occasion tout à fait légitime de parler à
d’autres passionnés. (Je ne croyais pas trop à la réalité de cette
catégorie, jusqu’à ce que je me dise moi-même certains soirs « oui, ce
ne sera peut-être pas le concert du siècle, mais vas-y, il y aura tous
les copains ! ».)
En revanche, contrairement à ce qu’on peut imaginer, l’Opéra n’est pas
forcément le lieu privilégié du snobisme : si l’on veut briller, une
exposition permet de parler autant qu’on veut, alors que si l’on n’aime
pas réellement l’opéra, écouter trois heures de musique ennuyeuse pour
parler 10 minutes avant, 15 minutes au milieu et 20 minutes à la fin,
souvent interrompu par les sonneries ou les rencontres fortuites, ce
n’est vraiment pas rentable.
→ Tous ces publics peuvent bien sûr se recouper, même s’il existe des «
types » récurrents de mélomanes. Par exemple ceux qui aiment surtout
l’opéra romantique pour ses grandes voix et ses émotions fortes (mêlant
ainsi Verdi et Wagner), ou ceux qui sont plutôt « expérimentaux » et
aiment en priorité le baroque français et l’opéra contemporain. Chaque
amateur a sa propre proportion de plusieurs catégories dans ses
motivations. Et, bien évidemment, il n’y a pas de motivation plus
valable qu’une autre : le tout est d’y trouver des satisfactions (et
d’accepter que les autres amateurs n’y cherchent pas les mêmes !).
J’espère que tout ceci aura éclairé d’éventuelles questions sur les
motivations des spectateurs ou auditeurs d’opéra. À bientôt pour de
nouveaux épisodes !