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Edelweiss – Panorama de l'intellectualité collaborationniste



J'étais très curieux d' Edelweiss France Fascisme mis en scène par Sylvain Creuzevault : j'avais déjà été séduit par son adaptation des Démons de Dostoïevski, polyphonique, ressassante, sarcastique, fresque simultanée de sourires et de folie… et ce malgré malgré un certain empilement de « trucs » de théâtreux un peu inutiles et assez intrusifs (tabac et fumigènes dans la face, sono à fond (ambiance discothèque pendant 5 minutes), contrastes lumineux délibérément aveuglants (amis épileptiques bonjour), éclairage au stroboscope, acteurs qui marchent *sur* le public, et avec pour point d'orgue l'exécution simulée d'une spectatrice montée sur scène, qui était terrifiée…
Le foisonnement, les ajouts très actuels (pour une intrigue très liée aux groupes nihilistes du XIXe tardif russe), concordaient particulièrement bien avec l'esprit de la narration de Dosto, avec ces voix discordantes qui se superposent (qui parle, bon sang ?), ces palinodies empilées…

J'espérais donc assez haut pour cette proposition inhabituelle de mise à l'honneur des écrivains collaborationnistes. En effet le spectacle, co-écrit par les acteurs (issus du Théâtre National de Strasbourg et de son école), se fonde très largement sur les écrits d'intellectuels et hommes politiques collaborationnistes, à peine remis dans le contexte de petites conversations imaginaires, juxtaposées les unes aux autres. Une mosaïque de propos tenus par Robert Brasillach, Lucien Rebatet (les deux plus présents), Marcel Déat, Philippe Henriot, Pierre Drieu la Rochelle, Céline, Jacques Doriot, Pierre-Antoine Cousteau, Joseph Darnand, Fernand de Brinon…

Structurellement, pas de folie : de petites scènes plutôt chronologiques (on débute par le procès de Brasillach, puis on repart en arrière pour suivre toute la guerre jusqu'aux exécutions des intellectuels), assez didactiques – ils n'hésitent pas à s'appeler par leurs noms complets à plusieurs reprises, portent des panneaux avec leurs prénoms, etc.
D'un point de vue formel, donc, on pourrait dire – je doute que ça fasse plaisir à Creuzevault – que ce n'est pas très différent d'une pièce de Michalik.
Mais ce n'est vraiment pas un blâme de ma part : on échappe aussi à tout ce qu'il pouvait y avoir d'intrusif dans Les Démons. À part quelques sons un peu forts (mais quelques secondes et tout à fait supportables) et de longs effets stroboscopiques – deux scènes constituées de bouts de documentaires concaténés à un fragment par seconde… –, rien d'inconfortable. Si, plusieurs nus : Rebatet (joué par une femme) se fait ausculter par Céline, mais ça entre plutôt bien dans le récit et est traité sur un mode loufoque qui diminue la potentielle gêne ; et une sorte de ballet aryen par trois acteurs et deux actrices intégralement nus (et dont la nudité paraît dispensable), mais on voit ça tellement souvent au théâtre que je ne sais même pas si c'est encore la peine de prévenir…

Globalement, une forme simple, mais très lisible, qui permet de façon de suivre très intuitive le parcours de ces figures, tout en échappant à tout interventionnisme didactique. C'est ce que j'espérais du spectacle, et cela réussit : on peut se plonger dans la pensée fasciste de ces années sans s'infliger mainte monographie, c'est une galerie de portraits qui fait défiler des positionnements très divers, sans que Creuzevault nous prenne la main pour nous rappeler que le racisme c'est mal et qu'assassiner des innocents c'est pas bien. On nous laisse tranquille pour nous balader et observer ces figures, très caractérisées (Rebatet l'exalté fantasque, Drieu le dandy, Déat l'arriviste raté, Brasillach le vilain petit canard trop modéré…), chacune avec son agenda propre : Laval le pacifiste qui fournit l'Allemagne en soldats pour se conserver l'illusion que la France ne fait pas la guerre, ceux qui souhaitent l'aide de l'Allemagne de se débarrasser des Juifs, ceux qui acceptent de se débarrasser des Juifs pour être libérés de l'Allemagne, ceux qui collaborent pour sauver ce qui peut l'être de leur France rêvée, ceux qui collaborent pour que la France ressemble à l'Allemagne, ceux qui souhaitaient la victoire de la France et se résignent à la défaite, ceux qui souhaitent la victoire de l'Allemagne…

Antisémitisme, anticommunisme, nationalisme français, admiration pour le nazisme et quelquefois même admiration pour l'Allemagne plus que de la France, les ressorts des collaborationnistes sont exposés dans toute leur diversité et s'incarnent dans leurs débats véhéments, souvent loufoques. C'est une belle fenêtre sur la complexité du monde, et certains raisonnements, déconnectés de leurs écrits (moins sympathiques) paraissent presque raisonnables ou respectables – tels Brasillach et Drieu qui, dans leurs procès, assument d'avoir misé sur le mauvais cheval et d'avoir espéré atteindre leur agenda personnel via la collaboration.
Je trouve que cela rend compte de façon intéressante de ce que pouvait être la logique interne de leur raisonnement qui nous paraît monstrueux en le regardant avec notre propre morale, mais qu'il est intéressant de comprendre de l'intérieur.

Tout cela est par ailleurs agencé d'une façon assez habile, qui évite l'écueil de la sympathie / fascination / complaisance, mais ne dit pas non plus quoi penser ; beaucoup de distance et de dispositifs amusants qui permettent de rappeler que ces personnages restent des personnages de théâtre, et que ce n'est pas tout à fait le véritable collaborationniste criminel qu'on voit sur scène : ainsi la scène de la formation du nouveau gouvernement de Pierre Laval, où tous sont alignés avec leur téléphone et déclenchent du pied leur propre sonnerie, où les conversations sont précipitées, les téléphones raccrochés au nez, contractant en quelques minutes toutes les fastidieuses complexités des refus, des exigences, des rapports de force. Ou la traduction incongrue des salutations nazies exprimées par l'ambassadeur (« salut Hitler, oui mon guide »), l'interprétation de Rebatet et Brasillach par des femmes, les chansons insérées, la voiture qui est à moitié imaginaire (seul l'avant est figuré, mais tous ouvrent soigneusement les portes invisibles), etc.

Je ne dis pas que tout cela décolle vers le sublime – le sujet est complexe, et tout est parfois exposé de façon un peu trop claire (mais on peut de ce fait très bien suivre sans y connaître grand'chose, je pense !) –, mais c'est du beau théâtre, avec beaucoup d'idées scéniques efficaces, et l'accès à un pôle de la pensée souvent évoqué en globalité, et qui retrouve ici ses innombrables tensions et contradictions. Les débats sanglants entre Rebatet (admirateur sans bornes de l'Allemagne) et sa mère (Action Française anti-allemande) ou l'exclusion de Brasillach de Je suis partout (pour ne pas mentir en cachant la défaite de Mussolini et seulement se concentrer sur les problématiques de Révolution Nationale) sont à ce titre assez stimulantes par ce qu'elles donnent à comprendre et à imaginer, dans une forme qui reste assez poétique – car le cadre est toujours suggéré, jamais totalement représenté.

Dans l'idéal, j'aurais aimé encore moins de didactique – les petits documentaires insérés sur les raffles et les résistants ne me paraissent pas avoir de rapport direct avec le sujet, et semblent là pour bien rappeler que, non, les concepteurs ne sont pas des nazis –, mais en réalité sans cela il ne serait pas toujours facile de suivre les personnages (qu'on connaît mal et qui ne sont pas nécessairement campés de façon ressemblante !) et les procédés de mise à distance procurent une variété bienvenue. Les 2h20 passent de façon très fluide.

La vraie différence, je crois, c'est bien sûr le savoir-faire scénique du metteur en scène, et mais aussi et surtout l'usage de textes d'origine : cela évite tout prêchi-prêcha, toute caricature, tout euphémisme – c'est la pensée crue de ce qui était dit et publié à l'époque, et c'est au public d'en faire ce qu'il voudra. Sylvain Creuzevault le dit très clairement, et il l'a fait.

Question : Comment allez-vous manier ce matériau dangereux, explosif ?
Creuzevault : Au calme. L’intelligence est dans l’œil du spectateur. 

C'était la première des deux avant-premières, et à mon sens une expérience qui devrait satisfaire les curieux.


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