samedi 28 octobre 2023
L'Antique Conservatoire et le Concours Nadia & Lili Boulanger – I – Résumé et enjeux

Dans la salle néo-pompéienne de l'antique Conservatoire (rue du Conservatoire / rue Bergère) se tient en se moment, tous les après-midis jusqu'à dimanche, le concours Nadia & Lili Boulanger, consacré à la mélodie et au lied.

1) Le lieu
C'est l'occasion rare de profiter de cette salle historique des Concerts du Conservatoire (1811), où furent données pour la première fois en France la Création de Haydn (en français !), les Symphonies de Beethoven, et bien sûr la Symphonie Fantastique de Berlioz – et qui n'est plus guère employée pour la musique aujourd'hui, accueillant le Conservatoire National d'Art Dramatique (qui devait déménager, mais après l'annulation de la Cité du Théâtre à Berthier et l'interruption de la revente à la découpe, la chose est remise sine die).
Le décor en est tout à fait unique en France, à ma connaissance – et sans doute la seule salle parisienne pré-1850 qui subsiste. [La seule autre salle parisienne pré-Palais Garnier que je connaisse, c'est le fantasque Théâtre Déjazet, de 1851. Dites-moi si j'en ai manqué.] Une « boîte à chaussures » légèrement arrondie aux extrémités, de petite contenance (1000 places à l'époque, mais très tassées, aujourd'hui c'est plutôt la moitié !), et entièrement décorée en style néo-pompéien avec des rinceaux, des couleurs mates dans les verts et rouges qui sont particulièrement caractéristiques, et au bout de ses colonnes qui parcourent deux étages, des chapiteaux fantaisie ornés d'acanthes encadrant des lyres ! Elle était surnommée « Stradivarius des salles de concert », car l'acoustique y est particulièrement précise, on peut encore le mesurer aujourd'hui, grâce à sa forme et son décor tout en bois.
En médaillons sur la corbeille, les grands auteurs dramatiques : Corneille, Voltaire, Regnard, Marivaux, Molière, Racine, Beaumarchais, Crebillon… et au centre Eschyle !
En médaillons sur le premier balcon, les grands compositeurs d'opéra : Meyerbeer, Halévy, Hérold, Donizetti, Spontini, Grétry, Rossini, Cherubini, Mendelssohn, Weber, Méhul, Boïeldieu, avec pour parrain au centre… Orphée, la figure mythologique mise symboliquement sur le même plan de réalité qu'Eschyle, donc. Je suis assez étonné de voir figurer Mendelssohn (et même Hérold et Donizetti) parmi les noms cités : il est né en 1809, et bien que précoce, le temps d'acquérir la renommée adéquate (que je n'imaginais pas si prompte, surtout pas au milieu de compositeurs spécialistes d'opéra – ce qu'il a été, mais marginalement dans sa production), je me demande quand le décor a pu être peint. Après la création des symphonies de Beethoven et de la Fantastique, manifestement. Je n'ai pas trouvé de réponse après mes très rapides recherches, mais il est certain que tout cela est documenté.
Accompagnés de cortèges de putti, au-dessus des loges de l'amphithéâtre, les noms de quelques compositeurs germaniques fameux, comme autant de parrains assumés à la musique française (ce qui est pourtant assez discutable historiquement) : Handel (sic), Bach, Gluck, Haydn, Mozart et, là aussi, un cas étonnant, Beethoven – probablement peint bien après la création de ses œuvres in loco, j'imagine !

2) Le concept
L'idée est de récompenser des duos chant-piano dans cet exercice très spécifique de duo de musiciens au service d'un texte poétique et musical. Avec un palmarès prestigieux et de qualité depuis 2001 : Anne Le Bozec, Christian Immler, Edwin Crossley-Mercer, Damien Pass, Raquel Camarinha, Samuel Hasselhorn, Clémentine Decouture, Nicolas Chevereau, Magali Arnault Stanczak, Qiaochu Li, Célia Oneto-Bensaid, Anne-Lise Polchlopek, Adrien Fournaison, Adriano Spampanato… mais aussi des choix plus étonnants, en particulier dans les éditions récentes, récompensant d'excellentes chanteuses dont la précision verbale n'est clairement pas le point fort – Chiara Skerath, Adèle Charvet, Ambroisine Bré, Marie-Laure Garnier, Axelle Fanyo… (Ce sont par ailleurs de grandes artistes et leurs qualités
d'incarnation ont peut-être compensé les limites intrinsèques de leur instrument dans cet exercice – il est vrai qu'elles m'ont souvent convaincu en dépit de réserves sur le type d'émission et la précision de leur articulation.)
La particularité, en tout cas cette année, est que le jury est constitué de davantage de pianistes (Graham Johnson, Christian Ivaldi, Irène Kudela, Hélène Lucas, Pauliina Tukiainen) que de chanteurs (Patrizia Ciofi, Hedwig Fassbaender, Henk Neven, Michel Piquemal), ce qui donne une indication sur l'importance accordée aux artistes à égalité dans les duos – et explique d'ailleurs certaines victoires, puisque les dames que je mentionnais avaient, en plus de leurs talents propres, le concours d'accompagnateurs exceptionnels (Bré avec Li, Garnier avec Oneto-Bensaid, Fanyo avec Spampanato…).
Initialement, le concours récompensait séparément le chant et le piano. Désormais, ce qui est sans doute plus intéressant et pertinent (et dépend évidemment d'avoir des mécènes pour doter le prix !), toutes les récompenses sont attribuées aux duos. Le Grand Prix (de 18000€, ce qui est beaucoup me semble-t-il pour ce genre de concours, j'ai rarement vu passer ce type de montant), le traditionnel prix pour la commande contemporaine, mais aussi des prix séparés pour la mélodie et le lied. Je trouve la chose intelligente, parce que certains artistes montent très haut dans une langue donnée sans forcément se montrer accomplis partout dans leur programme. Pouvoir les distinguer est très utile et précieux.

3) Lignes de force
Au terme de ces deux journées d'éliminatoires :
a) Le concours organise les éliminatoires autour de deux œuvres imposées. D'une part Les trois Princesses de Marguerite Canal, une sorte de comptine triste sur un poème très simple de Franz Toussaint, où l'on voit passer le temps et où la musique et le texte, trois fois quasiment à l'identique, donnent l'occasion d'essayer toutes sortes de nuances et d'effets. D'autre part Frühlingsgedränge de Richard Strauss sur un poème de Lenau, typique des liquidités un peu décoratives et des lignes vocales à grande longueur de souffle et vastes intervalles, tels qu'on en trouve souvent dans les lieder du compositeur. Le premier révèle les talents de diseur et de coloriste, le second est davantage d'un test de résistance technique – et quelques-uns parviennent même à en tirer des saveurs insoupçonnées !
S'ajoutent deux (à trois) pièces au choix des interprètes, pour un passage sur scène entre 10 et 13 minutes.
b) Le niveau est globalement haut. Sur les 26 duos présents (5 ont déclaré forfait avant la compétition), 3 chanteuses auraient réellement besoin de revoir de fond en comble leur technique (une en particulier aurait vraiment tout à reprendre de zéro), tous les autres ont des voix exploitables, de diverses esthétiques, plus ou moins belles et aisées, mais tout à fait dignes de professionnels et de la mission de ce concours.
Chez les pianistes aussi, tous de très haut niveau, et une poignée de profils particulièrement marquants.
c) Il faut souligner aussi l'impressionnant effort de répertoire, indépendamment même des imposés : j'avais craint un défilé de Suleika et d'Ariettes oubliées, que tout ce jeune monde a à son répertoire depuis longtemps, mais un effort a réellement été porté sur la variété du répertoire, ce qui est très agréable pour le public. Entendre par tranches de dix minutes des artistes de ce calibre se succéder dans des propositions très diverses et des œuvres renouvelées, c'est un grand plaisir !
Stratégiquement aussi, j'imagine que cela montre au jury une sensibilité à ce répertoire – je veux dire, qu'on n'est pas un chanteur d'opéra qui cherche à gratter les 18000€ du premier prix en chantant la dizaine de lieder qu'il a étudiés au conservatoire.
On croise ainsi du Cyril Scott, du Beach, du Rudi Stephan, du Strohl, du Bridge, du Vaughan Williams, du Skalkottas, de l'Aboulker, des Debussy, Ravel, Schubert, Brahms et Wolf rares…
c) Tous les chanteurs font des efforts impressionnants de diction : j'ai entendu beaucoup de voix un peu épaisses, ou émises trop en arrière, qui étaient soudain sollicitées à l'avant des lèvres pour livrer des interprétations textuelles particulièrement frémissantes. Clairement, l'étiquette de concours spécialisé a influé sur la pratique des interprètes, et le résultat est souvent très convaincant, permettant à des timbres un peu ingrats ou des instruments un peu monolithiques de fendre l'armure !
d) Pour autant, le niveau linguistique, sorti des langues maternelles des chanteurs, n'est pas toujours excellent. Chez les Français, Benoît Rameau, Clara Barbier Serrano, Margaux Loire, Camille Chopin et Brenda Poupard étaient très à l'aise en allemand, les autres clairement plus à la peine. Ce qui n'est pas forcément une coïncidence, tous ceux-là sortaient du CNSM de Paris, où la formation est très complète et bénéficie d'accompagnement linguistique.
La plupart des étrangers avaient un solide niveau de français, mais eux aussi s'épanouissaient avant tout dans leur langue (et celles qui ressemblaient). Je pense à l'Ukrainienne Daria Mykolenko, bonne voix d'opéra, qui s'illumine soudain, y compris techniquement, trouvant des harmoniques maxillaires insoupçonnées, en chantant… Lysenko !
e) Je remarque aussi que, peut-être du fait du filtre opéré par la localisation parisienne et la spécialisation (mélodie française) du concours, les Français ne sont clairement pas les galli della checca, les phénix des hôtes de ces bois – techniquement, je veux dire. Beaucoup d'émissions un peu molles qui s'effondrent dès qu'elles ne sont pas sollicitées par une tension d'opéra, ou d'instruments opaques, bâtis par le bas, qui manquent vraiment de grâce – et souvent d'efficacité en termes de projection.
Mais il est possible que les étrangers qui se déplacent soient ceux qui sont réellement les plus aptes à passer le concours – et les plus sûrs de leur valeur pour pouvoir risquer les dépenses de voyage qu'il implique).
C'est en tout cas un peu triste pour la fine fleur du chant lyrique français, et repose la question, vu le nombre de candidats du CNSM (décidément les mieux insérés dans le métier, très rompus à la scène, et au fait de toutes les bonnes ficelles pour réussir), de la qualité non pas de l'enseignement, mais de l'esthétique qui y est majoritairement enseignée.
En revanche, je suis ravi d'entendre des techniques assez parfaitement équilibrées et efficaces (et des voix belles !) chez beaucoup d'Américains, chez le Lituanien, chez le Suédois (dont la technique semble tout droit sortie des années soixante-dix !). Chez les participants étrangers, non seulement le niveau de mélodiste est élevé, mais la beauté des voix est aussi assez fabuleuse – ce qui n'est le cas chez quasiment aucun des participants français, je crois.
f) À noter aussi, mais c'est plus commun dans la mélodie et le lied, les techniques des hommes sont toutes très abouties, alors que le niveau est plus disparate chez les femmes. D'abord, la majorité des participants sont des femmes ; ensuite beaucoup d'hommes sont des étrangers ; enfin c'est normal pour des raisons purement physiologiques – le lied et la mélodie mettent en valeur un texte, qui est dans la vie quotidienne énoncé en voix de poitrine, mais que les femmes doivent chanter (en émission lyrique du moins) en voix de tête. Ce rend mécaniquement le travail du texte plus délicat (et la finition du timbre aussi) ; tous les mélomanes vous le confirmeront, dans le lied les hommes sont structurellement avantagés ; et on peut même être plus précis, par rapport aux ténors (qui n'ont pas la même assise) et surtout aux basses (aux couleurs en général moins variées), les barytons sont avantagés.
g) Dans le panel, quelques grands mélodistes et liedersänger, ainsi que des pianistes remarquables. Qui mériteraient largement la place de certains tauliers du genre. Quand on entend Benoît Rameau chanter Fauré, on se demande comment on ose en faire enregistrer à des chanteuses ou chanteurs d'opéra moins spécialistes – comme c'est le plus récent en date, je précise que je ne vise pas Cyrille Dubois, que je trouve trop opératique / vocal / monolithique dans son approche de la mélodie (je n'avais pas été sensible au résultat de la belle entreprise de son intégrale Fauré), mais qui est incontestablement un véritable interprète régulier et curieux de ce répertoire, pas du tout un ténor à contre-ut qui fait un caprice pour montrer qu'il est un intellectuel.
Je vais parler d'eux. Et j'espère les réentendre souvent.

C'est le moment de parler des candidats à présent… la bonne nouvelle est que le jury a largement suivi mes inclinations et sélectionné à peu près tous mes chouchous (le choix était à mon sens assez évident sur la demi-douzaine de meilleurs).
Pour ceux qui ne peuvent assister ce samedi et dimanche (les après-midis), demi-finale et finale sont retransmis en direct et en différé, gratuitement sur RecitHall :
https://www.recithall.com/events/543
https://www.recithall.com/events/544
Vous n'aviez pas connaissance de cet événement et de tant d'autres ? C'est que vous ne lisez pas assez le mirifique agenda de Carnets sur sol.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2023-2024 a suscité :
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