Don Quichotte, l'opéra napolitain, l'effeuillage et GROUÏK GROUÏK
Par DavidLeMarrec, dimanche 12 novembre 2023 à :: Opéras de l'ère classique - Saison 2023-2024 :: #3338 :: rss

(à droite, mes pensées pendant l'acte II)
L'Orchestre du San Carlo (l'Opéra de Naples) était de passage à Paris à l'Auditorium du Louvre, où il proposait une véritable rareté, le Don Chisciotte della Mancia (« Don Quichotte ») composé (1769) dans la première période de la carrière de Giovanni Paisiello (1740-1816), où il composait essentielle de l'opera buffa , et notamment avec le librettiste Giovanni Battista Lorenzi.
Compositeur
Paisiello, haut représentant du style napolitain, a connu un immense succès européen, surtout avec ses opéras. On conserve surtout la mémoire, aujourd'hui, de son Barbiere di Siviglia, d'un succès tel que celui de Rossini suscita des réprobations pour essayer de remplacer une œuvre si parfaite ; et de sa Nina ossia la pazza per amore, une pastorale conçue comme une immense scène de folie, dont la logique dramatique annonce très clairement le canevas de nombre d'opéras du belcanto romantique. Et c'est bien là la spécificité de Paisiello, à la fois l'aîné de Mozart, d'un classicisme très dépouillé et consonant, mais aussi un promoteur du théâtre des affetti (des sentiments) et d'une forme de réalité psychologique accrue de ses personnages, dont les émotions nous paraissent familières et non stéréotypées ou élevées et les lointaines. Il est bien sûr impossible de tracer un portrait fidèle de sa place en si peu de mots, sur une œuvre aussi vaste (des dizaines d'opéras) et peu aisément disponible (l'immense majorité n'a jamais été enregistrée), mais cela donne une idée des éléments qui ont le plus marqué les contemporains et qui nous sont parvenus aujourd'hui dans le peu que nous pratiquons de sa musique – car Paisiello a également composé beaucoup d'opera seria à succès, mais ce corpus est moins célèbre de nos jours.
Pour ma part, j'aime bien son Barbier, moins motorique et jubilatoire que celui de Rossini, mais très respectueux de la prosodie et des élans de son texte ; tout y tombre très juste. Et je raffole des airs de basse de Nina : le récitatif et l'air du Comte, d'un naturel incroyables (le récitatif m'évoque le meilleur Mozart et l'air le meilleur Grétry) ; ou l'air de Giorgio très séduisant mélodiquement et rythmiquement. Pour le reste, plutôt que ses opéras, j'ai beaucoup aimé sa musique sacrée, mais elle est beaucoup plus tardive et date en particulier de sa période française.
Car Paisiello était le compositeur préféré de Bonaparte… et à force de pression sur le roi de Naples (qui était encore Ferdinand IV, avant la parenthèse bonapartiste), le Premier Consul obtient l'envoi de Paisiello à Paris, où il devient Maître de Chapelle des Tuileries et compose beaucoup de musique sacrée – et notamment la Messe du Sacre ! L'échec de sa Proserpine en français, néanmoins, décourage le compositeur qui finit par retourner à Naples.
Livret
Il y a eu au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle un assez grand nombre d'opéras autour du Quichotte – chez la Duchesse avec Boismortier (l'opéra le plus génialement concis de tous les temps), dans la Sierra Morena pour l'opéra de Conti avec la Follia di Spagna qui sert de grand final concertato à tous les protagonistes, mais aussi Mercadante et Mendelssohn (les deux pour les noces à Camacho). Avant que la figure ne soit recyclée en modèle de sublime, sorte d'équivalent romanesque à l'Albatros baudelairien, dans la seconde moitié du XIXe siècle (et même, au XXe siècle, chez Massenet), le sujet est clairement traité sous son versant comique : comme dans le roman, Alonso Quijano est un original dont les fantaisies absolument pas conforme aux normes sociales sont censées amuser le spectateur. C'est sensiblement le même ressort que pour Sheldon Cooper, du comique de caractère qui se repose sur l'inaptitude sociale. J'avouerai même m'être senti gêné par moment, en me rendant compte que dans ce livret, Quixada était probablement affecté d'une forme de désordre mental, qui devrait nous inciter à nous inquiéter pour lui plutôt qu'à le tourner en dérision.
Au demeurant, le livret de Giovanni Battista Lorenzi est plein d'idées assez réussies, qui incarnent réellement les personnages au lieu de se limiter à des types (même si les tournures verbales demeurent tout à fait dans la norme du temps) :
¶ don Quichotte espère devenir fou comme Roland, et demande à Sancho de lui lire des extraits de l'Arioste pour disposer d'un mode d'emploi ;
¶ il veut ainsi montrer son dos nu comme son modèle (au grand effroi de Sancho, dans un long duo réjouissant), ou se lamente d'avoir accepté de manger au banquet où il est convié puisque Roland avait jeûné pendant sa folie ;
¶ dans un grand air de bravoure, typique des évocations de chasse, Quichotte, arrivé au climax de sa vocalisation… se met à chanter des grouïk grouïk (« Già l’assalto / Già lo sgozzo,
/ Ed il querulo lamento / Io già sento del guì... guì » / « Je l'assaille, je l'égorge, et j'entends déjà sa plainte querelleuse grouïk grouïk ») ;
¶ l'un des prétendants à la Comtesse (oui, il y a une Comtesse en plus de la Duchesse, sans doute pour avoir droit à deux fois plus d'airs ennuyeux) se fait passer pour une princesse devenue barbue ;
¶ l'un des airs de Sancho est une évocation d'une situation impossible pour complaire à l'imagination de son maître (« Seigneur, elle est étendue sur un lit d'or potable »).
La plupart de ces éléments ne figurent pas dans le roman de Cervantes, autant qu'il m'en souvienne, et c'est donc une fantaisie renouvelée que je salue !
Pour couronner le tout, les personnages populaires (pas Sancho, qui vient d'une autre région !), comme les servantes et l'un des prétendants, s'expriment en dialecte napolitain, ce qui produit un opéra bilingue, parfois de façon juxtaposée, la chose n'est pas fréquente ! (Je comprends mal le napolitain à l'oral, je n'ai donc pas pu goûter toutes les subtilités de la chose, mais à l'écrit, il n'y a évidemment pas d'audaces majeures, l'effet peut se comparer à la Villageoise prise pour Dulcinée par le Quichotte de Favart & Boismortier : « Aga s'tila, que vient-il nous dire ? ».).
Mise en musique
Musicalement, hélas, ce n'est pas du même tonnel. On sent le Paisiello de jeunesse (29 ans) qui ne propose pas nécessairement beaucoup de surprises ou de nouveautés. Les finals sont un peu plus écrits, notamment celui du II, où l'auberge enchantée décrite par Sancho se termine avec l'épisode des moulins d'un ton particulièrement enlevé !
En revanche les airs, à part ceux de Sancho (qui évoquent beaucoup Leporello) manquent singulièrement de relief mélodique, de couleur, de caractère, de surprise.
Les récitatifs non plus ne sont guère intéressants ; même les lectures de l'Arioste, qui auraient pu donner lieu à quelques facéties, sont d'une platitude insigne (un seul aplat de cordes) et mal accentués – pour moquer la mauvaise lecture de Sancho, peut-être, mais le résultat est bien plus ennuyeux que drôle… !
On y entend certes les unissons orchestraux régulièrement utilisés par Mozart dans Don Giovanni ou la couleur des noces du début du II de Così fan tutte, mais ce sont davantage des formules toutes faites que des parentés d'inspiration remarquables.
Ce n'est donc pas une merveille, même si cela s'écoute sans déplaisir – et mille fois une découverte un peu terne plutôt qu'une belle interprétation d'une œuvre que je connais par cœur, je ne me plains certainement pas d'avoir pu découvrir ce titre !
Pour les curieux, il en existe un disque par le Philharmonique de Piacenza, que j'ai inclus dans la playlist.
Un orchestre prestigieux qui déchiffre
J'avais un bon souvenir de l'Orchestre du San Carlo (dans leur salle) pour une création (ennuyeuse) de Ronchetti et dans la Quinzième de Chostakovitch : timbres pas du tout spécifiques, assez blanc, mais bon niveau d'ensemble, tout à fait professionnel, pas du tout ce que l'on entend dans les bandes d'opéra italien des années cinquante !
Ce n'est pas du tout à fait ce que j'ai entendu ce 8 novembre à l'Auditorium du Louvre : non seulement le style est assez impossible (évidemment pas musicologique, mais surtout tout égal et mécanique, aucun étagement des plans, vraiment ce que la tradition a fait de pire pour jouer le XVIIIe siècle), mais ils sont assez ostensiblement en déchiffrage – les regards qu'ils jettent, les hésitations lors de leurs entrées, quelques traits (difficiles mais pas du tout inaccessibles si préparés) manqués et même une justesse imparfaite, c'est particulièrement rare d'entendre ça d'un orchestre prestigieux en tournée ! Certes, c'était une production pour l'Académie des jeunes chanteurs, je suppose que le temps de répétition a été limité, mais ça reste surprenant pour des musiciens de ce niveau, surtout lorsqu'ils traversent un bout d'Europe pour le présenter ; on a davantage l'habitude d'entendre des orchestres qui rutilent et choisissent les pièces qu'ils connaissent le mieux pour les exécuter au cordeau.
Au demeurant, je redis ce que j'ai dit : j'aime mieux une interprétation d'une rareté, forcément moins maîtrisée, qu'un Don Giovanni. Mais à ce degré, ça rendait tout de même l'adhésion difficile, alors que certains endroits de l'œuvre, comme le duo du dos nu ou le final du II avaient de quoi être assez jubilatoires.
Ma rengaine sur le chant
Stéphane Lissner, l'érudit qui qui a réussi en l'espace de six mois à saborder l'Opéra de Paris – et l'Athénée, qu'il ne dirigeait pourtant pas ! –, a créé à Naples, sur le modèle ce qui existe dans beaucoup d'autres maisons, une Académie pour jeunes chanteurs. Je ne sais pas pourquoi l'accent est mis partout sur cet aspect de formation, méritoire, mais qui ne doit pas rapporter de recettes, et qui n'est au fond pas la vocation principale d'une salle de spectacle. Je soupçonne que ce soit une façon d'obtenir de plus larges subventions et une meilleure reconnaissance de la part des tutelles politiques – avec un projet plus complet et « ouvert », ce qui plaît en général aux autorités (qui n'y connaissent à peu près rien). On peut reprocher bien des choses à Lissner, mais pas de ne pas savoir tenir compte de ce que la tutelle a envie d'entendre.
On y retrouve donc le même principe : de jeunes chanteurs sont entraînés au sein de l'institution à se produire au sein de spectacles publics de haut niveau, et ici de surcroît avec le concours de l'orchestre maison !
Sebastià Serra, Sancio Panza
Maria Knihnytska, La Duchessa
Maurizio Bove, Don Platone
Costanza Cutaia, Cardolella
Diego Ceretta, direction
Sans surprise, comme un peu partout, je ne suis pas très séduit par l'idée d'un recrutement très international, qui ne permet pas de profiter de la saveur spécifique des mots, surtout dans une œuvre aux tels liens avec la langue (les langues !) et la littérature, et où les tessitures et l'orchestre ne sont pas si écrasants qu'ils requièrent des voix très couvertes.
Or, ici, on a vraiment le pire des deux mondes : voix très couvertes et anonymes, timbres ternes et/ou laids, diction totalement incompréhensible… et même pas une bonne projection, les voix sont tellement émises en arrières et bloquées dans le larynx et la bouche qu'on ne les entend pas toujours dans cette toute petite salle avec ce tout petit orchestre ! Bref, vraiment le compilation de tout ce qui me déplaît dans les modes actuelles de l'émission lyrique… mais sans les éventuelles contreparties de la versatilité stylistique ou du volume – mais en général, je le dis toujours, la couverture exagérée et les émissions sombrées ou en arrière sont beaucoup moins efficaces en projection que des voix claires.
Ce n'est pas horrible (même si certains aigus sont criés et certaines chanteuses incompréhensibles de bout en bout), mais assez peu intéressant, surtout mis bout à bout avec la musique qui ne décolle pas et l'orchestre qui déchiffre…
Le problème est surtout patent chez les femmes (seule Maria Knihnytska a un timbre plutôt agréable, avec les mêmes problèmes de volapük et de monochromie que les camarades), les hommes sont intelligibles et correctement émis. Ce sont surtout Sun Tianxuefei en Quichotte (pas un grand volume, mais voix bâtie avec beaucoup de cohérence, s'il pense un peu moins au chant parfait, il pourrait mûrir de belle façon) et Sebastià Serra en Pancho qui m'impressionnent – ce dernier avec un remarquable abattage, un sens du texte, le seul non seulement compréhensible mais évocateur, et l'on se rend compte de ce qu'aurait pu être cette soirée si l'on avait choisi d'autres priorités.
Ce n'était donc pas une grande soirée de musique, mais assurément une expérience passionnante – c'est l'avantage, en allant voir du rare, on ne peut être déçu, puisque même si l'on n'aime pas plus que cela, au moins l'on sait. Alors qu'avec un tube qu'on adore dans une proposition qui ne nous soulève pas, on peut avoir le sentiment de perdre son temps.
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