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Sartorio : Orfeo nympho (Venise 1672)


orfeo sartorio erinda aureli edition

À nouveau une notule sur les sous-entendus gaulois à l'opéra… Le décalage avec la norme très policée de l'expression dans les livrets lyriques, surtout dans les périodes les plus anciennes, rend la chose particulièrement intéressante et révélatrice – concernant notre perception peut-être biaisée des mentalités et des normes dans les temps passés.

J'en dis un mot en fin de notule, à l'occasion de cette recension.



Comme tout le monde, j'ai adoré l'Orfeo d'Antonio Sartorio donné à l'Athénée : pour un opéra de 1672, la fluidité des scènes (nombreuses comme il sied, mais aussi très brèves et peu bavardes), la veine mélodique toujours inspirée ne sont pas des qualités qui vont d'elles-mêmes.

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(Représentation d'une autre production, aux bougies, par le Collegium Musicum Riga.)

Pour autant, au delà de la partition, je vois quelques raisons à ce franc succès.

1) Gloire à l'arrangeur ! 

L'orchestration n'est pas indiquée sur les partitions de cette époque, même si l'on sait les instruments qui étaient à disposition en général, voire le soir des représentations. Mais pas nécessairement qui jouait quoi.

Cet orchestre qui déborde de cordes pincées et grattées (harpe, théorbe, 2 guitares baroques, 2 clavecins), de cordes frottées de basse continue (basse de violon, 2 violes de gambe, lirone), qui fait la part belle aux cornets à bouquin dans les ritournelles, a sans doute été la partie la plus déterminante pour rendre cette œuvre. Les individualités y sont en outre exceptionnelles – les réalisations aux clavecins par Brice Sailly et Yoko Nakamura, tellement riches… on trouve même Marco Horvat, chef d'ensembles multiples, dans la fosse !

Ce n'est pas évident à la lecture du programme : est-ce Yannis François, qui a établi la partition moderne, qui a fait tous ces choix ?  Ou le chef Philippe Jaroussky, comme c'est quelquefois le cas dans ce type de projet ?  En tout cas le résultat est formidable et change réellement la donne entre une reconstitution intéressante et une soirée de folie.


2) La qualité des jeunes chanteurs sélectionnés et préparés par l'ARCAL n'y est pas pour rien non plus, au premier rang desquels Alexandre Baldo, voix de basse incroyablement franche, mordante et clairement dite, sans rien perdre en profondeur ; à suivre.
Leur italien, sans être parfait, est assez expressif et plutôt bien pesé… et pour cause,un répétiteur d'italien était présent. Et ça change vraiment, là aussi, la qualité du résultat.

Orfeo (fils de Calliope et Apollon) : Lorrie Garcia, soprano
Eurydice (Nymphe de Thrace, femme d’Orphée) : Michèle Bréant, soprano [déjà entendue avec beaucoup d'intérêt pour le concours Nadia & Lili Boulanger]
Aristée (frère d’Orphée fils d'Apollon et de la nymphe Coronis, élevé par Bacchus) : Eléonore Gagey, mezzo-soprano [très bonne voix bien sonore dont le timbre ressemble à s'y méprendre à la jeune Vivica Genaux]
Autonoé (fille de Cadmus, fiancée d’Aristée) : Anara Khassenova, soprano
Erinda (vieille nourrice d’Aristée) : Clément Debieuvre, ténor
Hercule (disciple de Chiron) : Abel Zamora, ténor
Chiron (Centaure savant) : Matthieu Heim, baryton-basse
Achille (disciple de Chiron) : Fernando Escalona, contre-ténor
Esculape (frère d’Orphée et Aristée, endoctriné par la médecine de Chiron) : Alexandre Baldo, baryton-basse
Orillo (jeune berger de Thrace) : Guillaume Ribler, ténor
Pluton / Bacchus (dieux) : Viktor Shapovalov, basse


3) Le livret d'Aurelio Aureli, très original.

On s'attend à l'histoire d'Orphée, mais en réalité le serpent comme la descente aux Enfers sont assez vites expédiés (une demi-heure sur trois heures de musique) : l'essentiel du livret se concentre sur les amours malheureuses d'Aristée rejeté par Eurydice et, beaucoup plus insolite, sur la jalousie d'Orphée.

Celui-ci surprend plusieurs fois Eurydice avec Aristée (son frère dans cette version) en entretien amoureux – la fiancée essaie de taire les avances déloyales de son beau-frère, mais cela ne fait qu'augmenter le soupçon. Et Orphée n'a rien ici du poète tendre qui passe sa vie à chanter son amour ou à se plaindre aux arbres : après avoir fait l'éloge de la jalousie comme preuve d'amour (une maxime assez fréquente dans les opéras italiens comme français, au XVIIe siècle), il organise l'assassinat d'Eurydice par un de ses compagnons bergers. Oui, parfaitement, Orphée s'est changé en marâtre de Blanche-Neige ! C'est alors que, menacée du viol d'Aristée (et, sans le savoir, par le couteau du berger), Eurydice s'enfuit et marche sur la vipère.

Elle meurt très vite – rien à voir avec le quart d'heure de plaintes déchirantes et de rhétorique incroyable dans l'Orfeo de Rossi – et dès le début de l'acte suivant, Orphée est dans les Enfers, et Pluton lui rend déjà les armes. L'épisode de la remontée n'est pas très long lui non plus – et on ne comprend pas très bien pourquoi Orphée se retourne, il n'entend pas de vacarme derrière lui comme chez Striggio-Monteverdi, et Eurydice connaît la règle contrairement à Calzabigi-Gluck.

Couronnant ce non-Orphée, l'œuvre se conclut par les noces des supposés personnages secondaires : Aristée qui a gâché la vie de tout le monde, avec son ancienne fiancée qu'il a déflorée Autonoé – fille de Cadmus. On l'on ne reparle plus de l'échec d'Orphée ni des amants malheureux, point d'apothéose ni même de leçon à tirer.


4) La part du comique et de la grivoiserie.

La place de la vieille Nourrice (chantée par un ténor) comme pivot comique est assez habituel dans l'opéra italien du XVIIe siècle : dans L'Incoronazione di Poppea de Monteverdi, dans L'Orfeo de Rossi, et par écho dans le premier opéra français à sujet épique, Cadmus & Hermione de LULLY, les nourrices donnent des conseils immoraux aux jeunes filles, et sont même souvent lubriques – ainsi Vénus déguisée qui cherche à convaincre Eurydice d'être infidèle chez Rossi, ou la scène de rebuffade où la Nourrice cherche à séduire Arbas, le jeune serviteur de Cadmus.…

Cependant dans le livret d'Aureli pour Sartorio, la Nourrice Erinda entraîne Aristée et tous les autres personnages dans le cœur du drame, organisant les rencontres par de faux prétextes. Elle est réellement le moteur souterrain de tout le drame, comme les Sorcières de Macbeth, Iago ou Paolo Albiani…

J'ai ainsi étonné, non par les allusions grivoises – il y en a quelques-unes dans ces livrets italiens, mais par leur nombre et surtout leur franchise.

Le sujet me fascine de façon récurrente, car il n'est pas intuitif de le faire coïncider avec une société où la morale religieuse était si prégnante qu'elle faisait interdire les opéras pendant Carême, de peur de trop divertir les âmes. Certes, il s'agit ici d'un opéra vénitien et non d'une ville des États pontificaux, mais l'organisation des livrets demeure parente, et la société du XVIIe siècle paraît peu se prêter à ce genre de facéties de façon trop frontale, y compris dans les chansons à boire.
J'en ai davantage trouvé dans les opéras comiques français, mais on se situe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à Paris, avec tout un jeu sur le double sens – le livret est destiné à une consommation familiale, mais les adultes peuvent se regarder du coin de l'œil et sourire de ce qui est caché sous les allusions.


5) Quelques exemples d'effronterie

Mon intérêt peut se comparer à mes interrogations autour de Robert le Diable de Scribe & Meyerbeer (« Réception de Robert le Diable – ou comment forniquer sur des reliques avec des démons sans déranger personne ») : on se représente une société largement régie par la morale, et pourtant ce n'est manifestement pas le cas dans toutes les sphères de la vie publique.

Car je trouve ici les allusions particulièrement directes et lestes, et je vous en laisse un échantillon.

a) D'abord les maximes de vieille femme et d'ancienne coquette, très habituelles dans ce type d'œuvre.

Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ERINDA
Se con le nozze ogn'ora
si dovesse pagar l'onor rapito,
quante donzelle son, ch'avrian marito!

LA NOURRICE
S'il fallait toujours payer l'honneur volé par des noces, combient de demoiselles auraient déjà des maris !
ERINDA
Doni chi vuol goder.
S'apre con chiave d'or
la porta d'ogni cor,
si compra ogni piacer,
doni chi vuol goder.
Pena chi nulla dà.
Poco giova il servir,
è fatta nel gioir
venale la beltà.
Pena chi nulla dà.

LA NOURRICE
Donne qui veut jouir ;
on ouvre d'une clef d'or
la porte de chaque cœur,
on achète chaque plaisir :
qu'il donne, celui qui veut jouir.
Dommage pour les gros rats.
Peu sert l'urbanité :
la beauté est rendue vénale
par la volupté.
Chèh les crevards.

b) Dans le débat final entre les amants secondaires (et finalement principaux) Autonoé (princesse de Thèbes, initialement déguisée en bohémienne) et Aristée (frère d'Orphée), les arguments sont d'une crudité assez inhabituelle, et évoquent assez clairement une interaction physique (et son plaisir). Je n'ai pas le souvenir d'avoir trouvé cela exprimé aussi franchement dans d'autres œuvres du temps.

Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ARISTEO
Che imeneo ? che rapito
onor ti sogni ? volontarie gioie
in don mi concedesti,
e s'io godei tu più di me godesti
mentre con dolce usura
per ogni bacio tuo cento n'avesti.
ARISTÉE
De quel hymen parles-tu ? De quel honneur volé ? Tu m'as concédé en cadeau des joies volontaires ; et si, oui, j'ai joui, tu en as plus joui que moi – ce fut un doux taux usuraire, pour chaque baiser tu en eus cent.
ERINDA
Che fede ?
Ei giurò per godere ;
nel cor de' giovanetti
tanto dura la fè, quanto il piacere.
LA NOURRICE
De quelle serment parles-tu ?
Il a juré pour jouir ;
dans le cœur des jeunes gens
la promesse dure autant que le plaisir.

Je dois toutefois préciser que si goder signifie bien « jouir », le sens dans les livret italiens du temps est beaucoup moins connoté et beaucoup plus général que dans le français d'aujourd'hui. Il faudrait peut-être le traduire par une périphrase comme « révolter les fruits de notre amour ». Mais l'évocation assez précise de l'interaction promesse / relation physique, avec une princesse mythologique déflorée me paraît vraiment insolite. Et ce n'est pas une histoire de viol épique racontée par les grands historiens, non, non, vraiment une fantaisie de librettiste sur une fiancée un peu trop pressée. Un sujet qui paraît tellement concret et contemporain, j'en suis vraiment impressionné.
[Autonoé fait partie des ménades qui déchirent Penthée, mais je ne crois pas qu'elle ait jamais contracté ce type de fiançailles avec accompte chez les auteurs classiques.]

c) Moins verte, plus sombre, cette dernière remarque qui clôt les conseils d'Erinda lors de la réconciliation du couple secondaire. Elle avait déjà conseillé à Aristée de se concentrer sur les vivantes plutôt que sur Eurydice, et ici, elle commente le choix d'Autonoé de laisser Aristée vivre : à la fin des fins, les femmes ont faim. Et il faut bien des amants en vie pour les contenter.

Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ERINDA
Già l'ho predetto :
in feminile petto
non regna crudeltà di tigre ircana,
ed ogni donna alfine
viva, e non morta vuol la carne umana.
LA NOURRICE
Je l'avais prédit :
dans le cœur féminin
ne règne pas la cruauté d'un tigre de Perse,
et toutes les femmes, à la fin des fins,
veulent de la chair vive et non de la chair morte.

Je croyais avoir lu dans les surtitres un innuendo assez spectaculaire sur les grandes tiges des nénuphars, utiles pour décoincer tel personnage un peu trop dans son bon droit – et qui m'avait stupéfait. Mais je n'en retrouve pas trace dans les versions du livret en ligne, très proches de la version scénique vue à l'Athénée.

Je crains que ma mémoire ne m'ait joué un vilain tour – le même jour je lisais les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs (dont je parlerai peut-être ici), et on y trouve en effet des nénuphars à longues tiges (V) et un peu partout des choses qui s'emboîtent.



Pour prolonger sur CSS.

→ Un autre Orphée, romain cette fois : Orfeo de Luigi Rossi (1647). Avec une Nourrice tout aussi libérale sur la fidélité, mais un Aristée beaucoup plus calculateur et une très longue mort (incroyable) d'Euridice.
→ Duni licencieux (Les deux Chasseurs et la Laitière, 1763).
→ Grétry grivois (Guillaume Tell, 1791).
→ Offenbach éhonté (Le roi Carotte, 1872).
→ Un autre mystère sur la licence sexuelle à l'Opéra : réception de Robert le Diable (1831) – ou comment forniquer sur des reliques avec des démons sans déranger personne.


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