Il a déjà été question d'
Alceste
ici, notamment dans cette notule :
Une décennie, un disque – 1670. Pour autant, la
réécoute en concert permet de vérifier des constantes ou de mettre au
jour de nouvelles pistes d'écoute.
Représentation
C'était à Versailles ce mardi (où le disque vient d'être enregistré),
pour la version la plus complète des trois représentations (Versailles,
Paris, Vienne) et, disait Stéphane Fuget, quelques inédits qui n'ont
pas été gravés au disque jusqu'ici, apparemment. (En général, ce sont
des danses, je n'ai pas repéré de nouveauté vertigineuse comme un grand
numéro vocal d'action.)
Je ne vais pas détailler la représentation et réitérer mes antiennes
autour de l'illusion de tout recréer à l'ancienne avec diapason,
instruments, disposition en fosse… si c'est pour faire chanter cela par
des chanteurs qui
couvrent sur toute la tessiture et n'ont pas de
sensibilité au mot qu'il faut porter jusqu'au public, dans la tragédie
en musique. C'était globalement très honorable ce soir, mais à la fois
très loin de ce qu'on peut supposer des techniques d'époque et pas
toujours très efficace en projection ni incarné dans les mots. Pour
autant, tout le monde chantait en style et avec un minimum de soin
verbal.
Deux chanteurs se distinguaient particulièrement :
Juliette Mey (La Nymphe de
la Marne, Thétis, Diane, Proserpine), avec une voix tout à fait
homogène et lissée d'aujourd'hui, manifeste une véritable sensibilité
sur les appuis de la phrase, et parvient à projeter le son avec une
certaine aisance dans ce bas-médium. J'aimerais beaucoup l'entendre
dans des premiers rôles. Et bien sûr,
Cyril Auvity, le prince des
poètes ; la voix n'est plus aussi puissante et insolente qu'il y a
quinze ans, assurément, mais (tout en assurant sans faiblesse le rôle,
au demeurant) il dispense des trésors de phrasé et de conviction,
faisant de chaque réplique un moment essentiel où tout se joue. Sans
parler du goût merveilleux – car Admète passe, comme chez Euripide, son
temps à se plaindre, et Auvity en tire des sons d'une beauté incroyable
et des mots à fendre l'âme. Pour moi, c'est avec Howard Crook le grand
titulaire des rôles de haute-contre à la scène, qui éclipse tous les
autres par la singularité de sa voix, la justesse de ses intentions et
l'abandon absolu à ses rôles.
La grande surprise et la meilleure plus-value de la soirée tenait dans
l'orchestre
Les Épopées
: d'abord pour le plaisir évident de jouer, beaucoup de jeunes
musiciens qui ont fini leur cursus de musique ancienne au CRR de Paris
il y a quelques années… on voit sur les visages le bonheur de jouer
cette musique, et cela s'entend très fort. Une des raisons de mon petit
abattement dernièrement tenait peut-être aussi
pour partie à la professionnalisation de très haut niveau des grands
ensembles, certains musiciens ont joué ces œuvres toute leur vie, y
sont très à l'aise, et l'enjeu n'est plus tout à fait le même.
Par ailleurs, j'ai été frappé par la densité du son d'orchestre, par
son grain – charnu, dense, coloré. On disposait d'un très gros pupitre
de bassons (4) et de hautbois (3), avec des instruments jamais vus en
concert jusqu'ici – deux
tailles
de hautbois (c'est-à-dire
hautbois ténor, peu ou prou l'idée d'un cor anglais ou d'un heckelphone
d'époque, mais tout en longueur), un
basson
à la quarte (à l'allure quelque part entre la douçaine et
l'ophicléide !).
Marie Van
Rhijn qui déborde toujours d'idées au clavecin, le
Chœur de l'Opéra Royal
constitué des meilleurs spécialistes (qui passent par tous les chœurs
baroques, tel Samuel Guibal qui était là il y a une semaine pour Atys
avec le Chœur de Chambre de Namur, et certains sont mêmes des solistes
réguliers dans les grandes productions comme Clémentine Poul ou Stéphen
Collardelle ; j'y ai aussi aperçu Kyunga Ko, Marcio Soares Holanda,
Lisandro Pelegrina…).
La charmante Alceste
En réécoutant l'œuvre dans ces conditions favorables, je remarque
plusieurs aspects que j'ai peut-être moins soulignés dans les
précédentes notules.
¶ Musicalement,
Alceste est
probablement l'une des œuvre
les plus
diverses, les plus totales de L
ULLY. Tous les
éléments de l'épique, du galant, du pittoresque s'y succèdent ;
plusieurs mouvements de chaconne très prégnants, une intrigue piquante
de valets développée en parallèle de chaque moment du drame (les
couples se font et se défont tandis que les coups de théâtre sur les
vies des rois se succèdent, avec une intrication parfois spectaculaire,
comme lors de l'exil de Céphise auprès d'Alceste après la capture de la
reine), des combats très développés (Fuget fait jouer la bataille du II
en accélérant de plus en plus, c'est assez saisissant), de petites
pastorales, un orage maritime, des
Dei
ex machina…
Le livret ressemble quelquefois à une grande foire, où se bousculent
maîtres et valets, mortels et dieux, amour sublime et petites lâchetés,
grands affrontements et drames intimes, à un rythme très élevé et par
séquence très courtes.
De ce fait,
Alceste est
probablement l'un des L
ULLY les plus vivants, je ne
crois pas qu'un autre soit aussi contrasté et trépidant.
¶ Je me trouve absolument ravi de la
veine
mélodique permanente : là aussi, L
ULLY n'a jamais
donné autant de belles lignes à chanter dans ses récitatifs, les
ariettes qui donnent les petites leçons de vie figurent aussi parmi les
plus soignées et inspirées de tout son catalogue. « Si l'amour a des
tourments », « Après tant d'orages », etc.
¶ Je n'avais jamais prêté attention à
l'identité
du vieillard qui arrive trop tard à la fin de la bataille – il
ne s'agit pas d'un personnage grotesque sans nom, mais de Phérès, le
propre père d'Admète, dont le ridicule et l'égoïsme sont certes
atténués par rapport à Euripide (pendant l'acte III, il se dérobe avec
davantage de dignité que lors de la terrible stichomythie du modèle,
voyez
à partir du vers 720), mais je n'avais pas mesuré
à quel point l'humour porte ici sur un personnage de la mythologie et
un participant au drame ; et non seulement sur un personnage utilitaire
inventé fugacement pour l'amusement comme les nymphes et tritons des
divertissements. Cela ne fait que souligner le manque d'empathie du
vieillard envers son fils à l'acte suivant, où ses défauts sont
pourtant plutôt gommés.
¶ Je n'avais jamais remarqué à quel point
la récurrence de certains vers (et de la
mélodie qui va avec) au long de scènes entières finit par
ressembler à des motifs structurants : «
Le Héros que j'attends ne reviendra-t-il pas ? »
pour les plaintes de la Nymphe de la Seine au début du Prologue, «
J'aurai beau me presser, je partirai trop tard »
lorsqu'Alcide avoue son amour à Lycas au début de l'acte I, «
Alceste est morte » lorsque Céphise vient révéler
l'identité de l'âme qui s'est sacrifiée pour sauver le roi (acte III),
avec un effet incantatoire prolongé dans la suite de la scène où «
Alceste, la charmante Alceste, / La fidèle Alceste
n'est plus » est scandé par une Femme affligée, sur un modèle
ensuite repris, deux opéras plus tard, pour la fin d'
Atys.
Mais le plus étonnant sera «
Gardez-vous bien de m'arrêter » lorsque Alcide,
une fois Alceste libérée (fin de l'acte II), lui avoue à demi-mot
pourquoi il doit partir : la tournure mélodique évoque sensiblement «
J'aurai beau me presser, je partirai trop tard ». Ce n'est pas la même,
mais le galbe ne ressemble pas à ceux des autres basses-tailles
LULLYstes.
Cette caractérisation fine d'un personnage par un aspect musical qui
lui est propre, cet écho des mélodies préfigurent en quelque sorte ce
que pourra être un
leitmotiv
; et ce type de soin est assez atypique en ce temps-là. J'en ai été
étonné – et enchanté.
[Les liens renvoient vers la piste sonore des répliques concernées.]
En somme, non seulement
Wagner doit tout à Mendelssohn, mais le reste,
il l'a volé à L
ULLY.
Tout le reste du jour, écoutez
encore Alceste. (La
représentation va commencer à Paris.)