Carnets sur sol

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samedi 29 juin 2024

Alphonse DUVERNOY – La Tempête – Compagnie de L'Oiseleur


Une nouvelle recréation triomphale de la Compagnie de L'Oiseleur : La Tempête d'Alphonse Duvernoy, d'après Shakespeare – les personnages sont les mêmes, mais l'intrigue a été totalement asséchée et ratiboisée par Armand Silvestre et son compère Pierre Berton !
L'oeuvre, pourtant du format d'un opéra, a été présentée sous la dénomination de « poème symphonique » (entendez par là non pas 'symphonie figuraliste', mais plutôt 'opéra à prétention évocatrice'), a remporté le Grand Prix de la Ville de Paris et a été représentée en 1880 au Théâtre du Châtelet.

Sa musique est caractéristique des courants conservateurs de ces années, on y sent audiblement la trace de Verdi, plutôt que de Wagner, dans la conception des mélodies et la nature très traditionnelle des récitatifs et des accompagnements. On entend aussi la filiation de Gounod et en particulier du final de Faust en quelques occurrences. De beaux et amples duos amoureux que je trouve un peu conventionnels, mais aussi des ensembles très impressionnants (notamment un grand trio qui evoque ceux du Vaisseau fantôme). Tout le personnage de Prospero, tout le personnage de Caliban sont fascinants, écrits avec beaucoup de verve et de couleur.

Encore une oeuvre, donc, qui aurait mérité les honneurs de grandes productions, et que sans aucune subvention la Compagnie de L'Oiseleur continue de soutenir, héroïquement, seule.

Par ailleurs le plateau était admirable, quelques-unes des meilleures voix du moment étaient réunis autour d'un Oiseleur en grande forme vocale, comme rajeuni ! – Erminie Blondel, Enguerrand de Hys (sa facilité d'émission, mais aussi sa rigueur musicale, m'impressionnent beaucoup), Olivier Dejean, et mention toute spécialie à Aurélie Ligerot (Ariel) qui déploie à la fois les suraigus ronds et souples de la jeune Damrau, les médiums pulpeux de Rebeka et les poitrinés telluriques de Podleś... le tout sans rupture de registre audible et dans une diction impeccable. Comme c'est une actrice charismatique par ailleurs, il est incroyable que les plus grandes salles ne se jettent pas à ses pieds. Ces recréations sont régulièrement l'occasion de mettre à l'honneur, par la Compagnie, des voix de qualité exceptionnelle qu'on n'entend pas ailleurs (ou qui n'ont pas encore pleinement éclos dans l'écosystème des grandes maisons).

Un autre héros veillait sur la soirée : Romain Vaille, pianiste spécialiste de l'accompagnement des chanteurs... et en effet l'urgence, le lyrisme qu'il imprime à la réduction pour piano seul, combinés avec une très grande rigueur musicale, produisent un résultat particulièrement persuasif !

A cela s'ajoutait le luxe d'un chœur – Fiat Cantus, préparé et dirigé par l'excellent et toujours aventureux Thomas Tacquet-Fabre.

Prochaine étape dans les découvertes de la Compagnie : le 9 octobre, La Conjuration des Fleurs du Prix de Rome Bourgault-Ducoudray, étonnante cantate d'une heure qui représente la campagne électorale des Fleurs qui veulent agir contre le bouleversement climatique ! Chaque végétal y est personnifié avec beaucoup de personnalité et de saveur. Entrée toujours à prix libre pour les petites bourses.

mardi 25 juin 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – V – Lieder & Songs (Droste-Hülshoff, Fried, Posa, Streicher, Bacon…)


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Theodor Streicher, le grand coup de cœur de cette kyrielle.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.

Quant aux opéras en d'autres langues, au répertoire sacré, à la musique symphonique, aux mélodies française : épisode n°4.

J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.



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(Choix parmi quelques œuvres disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés ci-dessous.)


8. Lieder

Côté lieder, une belle brassée.

Pour les plus anciens, ceux écrits par Annette von Droste-Hülshoff (née en 1760), surtout connue comme poétesse – que j'aime beaucoup, avec un riche lexique botanique notamment ! –, mais également compositrice. Lieder début XIXe, de langage très simple (on peut penser à Carl Zelter, par exemple), mais sensibles à la prosodie, qui tombent avec justesse sur les textes – qui ne sont pas tous d'elle. J'aime beaucoup, on pourrait avantageusement commencer un récital de lieder avec ceux-ci.
[Pourtant, je croyais en avoir vu un ou deux disséminés dans des anthologies de compositeurs divers, mais impossible de mettre la main dessus, seulement des lectures de ses poèmes…]

J'ai poursuivi avec les mises en musique de Peter Cornelius (né en 1824) des poèmes de… Droste-Hülshoff. Pas nécessairement ses meilleurs poèmes, et mises en musique d'un romantisme assez traditionnel, très agréable sans que m'y apparaisse une singularité forte.
[En réalité l'intégralité des lieder de Cornelius a déjà été enregistrée, notamment chez Naxos par une équipe de choc (Landshamer, M. Schäfer, Begemann… ; les Droste-Hülshoff y sont chantés par Mathias Hausmann.]

Dans la génération suivante, Marie Jaëll (née en 1846) propose Cinq Lieder d'une étonnante sensibilité musicale et prosodique, plutôt dans le haut du spectre de ce qu'elle a écrit, et avec un soin tout particulier du rapport à la langue. Très beaux, plus intéressants que nombre de ses pièces pour piano ou concertos.
[Là aussi, je m'aperçois a posteriori que c'est enregistré, par Catherine Dubosc et Marina Rebeka !]

Grâce au travail remarquable du professeur Alexander Gurdon, on dispose des lieder complets d'Oskar Fried (né en 1871), compositeur parcimonieux – ayant vécu de son travail comme chef d'orchestre, il existe même d'assez nombreux disques : Beethoven 9, Tchaïkovski 6, Mahler 2, Alpensinfonie de R. Strauss… (Évidemment difficile de juger avec les limites des prises de son d'époque, mais ce semble vif et vivant.)
Le recueil publié par le Pr. Gurdon permet de disposer de tous les lieder écrits par Fried (hormis ceux pensés pour orchestre, comme Das Trunk'ne Lied dont j'ai parlé dans la livraison précédente, et son chef-d'œuvre Die verklärte Nacht auquel une notule a été consacrée il y a bien longtemps).
Le langage y assez consonant pour son époque, lyrique et vraiment raffiné ; pas de complexité superfétatoire, mais toujours de belles trouvailles bien ajustées. Pas de surprise foudroyante comme La Nuit transfigurée, mais uniquement de très belles choses qui font plaisir à lire.
[À ma connaissance, un seul de ses lieder avec piano a été gravé au disque – par Davila & Leine, chez C2 Hamburg. Je l'ai bien sûr ajouté dans la playlist qui accompagne cette notule.]

Dans la perspective de la publication prochaine d'un album monographique consacré à l'oublié Oskar Posa (né en 1873, chez le nouveau label voilà Records), après m'être émerveillé de la vertigineuse Sonate pour violon & piano (déchiffrée en premier, mais j'en parlerai après), lecture des 4 Lieder Op.4, sur du Dehmel. Moins que la mélodie ou la prosodie, le prix provient de la grande spécialité de Posa, reconnue par ses contemporains : l'harmonie. Pas de formules fixes sur lesquelles on brode des mélodies ou des rythmes, le discours harmonique (la succession des accords) varie sans cesse, progresse toujours, et ménage des surprises sans chercher la dissonance ni la bizarrerie. Quelque chose d'assez équidistant du postromantisme et du décadentisme, en somme, qui mérite d'être connu – et sera très bientôt documenté au disque, mais pour quelques mois encore, c'est vraiment un déchiffrage d'inédit.
Petite coïncidence amusante : à l'Opéra de Graz dont il était directeur musical, il a dirigé des opéras… de Max von Oberleithner.
[Disque à venir à l'automne chez Voilà Records.]

Encore plus obscur, Heinrich Kaspar Schmid (né en 1874), repéré dans les nouveautés publiées par IMSLP, grâce à la vigilance d'un partenaire / commanditaire de déchiffrages. Son recueil de chansons « turques », Türkisches Liederbuch, Op.19. À la lecture, j'ai été frappé par les nombreuses maladresses étonnantes, comme des fautes d'apprenti… et pourtant, dans le geste, les idées, j'y trouve une réelle inspiration. Le résultat ne tient pas tout à fait, mais je serais curieux de lire d'autres œuvres écrites dans une perspective différentes, et éventuellement d'en connaître davantage sur sa formation, ses principes esthétiques, ses objectifs de compositeur.
[CPO a publié en 2022 un recueil de quelques ouvrages de chambre, assez personnels là aussi. Unique publication à ce jour pour ce que j'ai pu trouver.]

Theodor Streicher (né en 1874). Là aussi, une commande reçue… et ce n'était pas en vain !  Immense coup de cœur pour ses trois cahiers de poèmes de Buonarroti (traduits en allemand). Harmonies surprenantes (très inventives, clairement dans une veine décadente), prosodie très expressive, mélodies toujours pleines d'évidence malgré la sophistication du langage. À la vérité, j'ai surtout aimé le premier des trois cahier, par la suite le langage devient plus contourné, plus abstrait, on a moins de respect des poèmes, moins d'attrait mélodique ou rythmique, tout devient plus éthéré (à sa propre façon tourmentée), plus conceptuel. Même avec la partition sous les yeux, je ne comprends pas toujours bien le projet expressif de ces lieder. Mais le premier cahier, quelle merveille absolue !
    Streicher, riche à l'origine par ses héritages, est ruiné par l'inflation des années vingt. Notez qu'il ne doit pas être confondu avec l'écrivain allemand Paul Theodor Streicher, né treize ans plus tôt et mort la même année, en 1940 – les deux n'étant pas tout à fait des superstars, les recherches en plein texte sur l'un aboutissent assez vite sur l'autre !  Notre Théodore autrichien à nous est issu d'une famille de musiciens remontant au XVIIIe siècle, et lui-même influencé – lis-je – par Hugo Wolf, ce qui n'est pas nécessairement très audible dans les lieder d'esthétique très diverses que j'ai pu parcourir, soit bien plus accessibles, soit bien plus sophistiqués.
[Je n'ai trouvé que deux lieder au disque, un des Hafis-lieder en deux versions (dont Fischer-Dieskau), et un des Wunderhornlieder par Holzmair.]

Un peu moins séduit par les trois plus récents de cette série de lectures.
¶ Ernst Boehe (né en 1880), 5 Lieder Op.1, m'a paru un peu plat pour servi du Dehmel, mais la musique demeure néanmoins tout à fait belle. (Je crois avoir plus de tendresse, finalement, pour les erreurs de H.K. Schmid, mais Boehe ne déparerait pas un récital de lieder, surtout que son corpus ne doit pas se limiter à l'opus 1. À creuser.)  [Deux très beaux albums symphoniques existent chez CPO, magnifiquement captés et dirigés par le remarquable spécialiste des décadents W.A. Albert, l'Orchestre de Rhénanie-Palatinat qui est d'une saveur incroyable.]
¶ Paul von Klenau (né en 1883), sélection de lieder. Très bien écrit, la musique est toujours de qualité chez Klenau. Mais pas croisé de coup de cœur particulier lors de ce survol. (Je vous renvoie à l'épisode III à propos de ses opéras qui sont d'un tout autre tonnel.)  [Pas mal de disques, même si les opéras et les lieder manquent à l'appel. Ses Quatuors sont formidables, la Première Symphonie également, et ne manquez surtout pas, côté lieder, son cycle orchestral du Kornett de Rilke !]
¶ Rudi Stephan (né en 1887), deux lieder (inédits au disque, je crois) qui ne sont pas du grand Stephan : des gestes impressionnants, mais le résultat n'est pas toujours très puissant. Comme il a peu laissé – à cause de sa stupide initiative de se porter volontaire aux premiers jours de la guerre de 14 (et de s'y faire tuer, évidemment, un compositeur sur le front de Galicie…) –, on gratte ce qu'on peut, mais il est possible que le meilleur soit déjà intégralement connu. [Un certain nombre de lieder existent au disque. Et bien sûr, le fascinant Die ersten Menschen, son chef-d'œuvre, dans la version Rickenbacher !]

→ Donc, clairement, pour moi, Streicher, c'est l'urgence de ce qu'il faut découvrir !  Et peut-être explorer le reste du catalogue des autres (Klenau est déjà documenté pour partie, mais Schmid et Boehe pas trop). Dans le cadre de la redécouverte des compositrices, j'espère qu'on aura de belles anthologies Droste-Hülshoff et Jaëll, qui méritent vraiment le détour. (En attendant, vous pouvez toujours vous régaler des lieder de Johanna Kinkel chez CPO.)



9. Songs

Deux rencontres inattendues, avec des musiques de qualité.

My Friend, song d'Albert Hay Malotte : langage, confortable et conservateur pour une song de 1939, mais tout à fait charmant. Compositeur américain (né en Pennsylvanie), qui est surtout resté à la postérité pour ses hymnes religieuses (The Lord's Prayer reste toujours en usage, notamment) et pour ses musiques de film, beaucoup d'animation pour les studios Disney (dont des longs-métrages primés, ou encore Mickey's Elephant ou Magician Mickey) et compositions pour films (plutôt de série B), dont un Atkins, un Borzage et même un John Ford. Ses songs s'inscrivent assez bien dans cette recherche de simplicité et de communication émotionnelle immédiate, sans facilité ni pauvreté, mais visant vraiment au premier chef l'effet sur l'auditeur.
[À part son hymne emblématique, je n'ai trouvé au disque qu'un air de divertissement, une fausse Complainte du Golfeur en forme de valse…]

Autre trouvaille de pure sérendipité, le cycle de cinq poèmes d'Emily Dickinson mis en musique par Ernst Bacon (né en 1898, mais mort en 1990 !), une très belle surprise. J'ai été assez saisi aussi par certains poèmes que je ne connaissais pas, décrivant des relations amoureuses assez troubles, voire dérangeantes - « So bashful when I spied her » décrit même, sous couvert d'adresse à une fleur un rapt, pour ne pas dire un viol ; chaque strophe apporte une surenchère dans la situation initiale de voyeurisme, puis de poursuite, enfin de rapt - et davantage. Les équilibres atypiques de ces poèmes et leur mise en musique, raffinée, pleines de belles pensées musicales articulées avec science, en font à mon avis un corpus assez marquant, qui donne envie d'en entendre davantage.
    J'avoue ne pas avoir connu Ernst Bacon avant ce moment, mais il s'avère qu'il n'était pas du tout sous les radars de son vivant : plusieurs bourses Guggenheim, un Pullitzer pour sa Deuxième Symphonie... présenté comme autodidacte dans les notices, il a tout de même étudié la composition auprès d'Ernst Bloch, et même pendant deux ans auprès de Carl Weigl, à Vienne. Il est l'auteur, très jeune (19 ans) d'un traité, Our Musical Idiom, qui entend explorer la totalité des combinaisons possibles dans le système tonal !  (voilà qui rend très curieux les amateurs de systèmes dans mon genre) Sa curiosité ne s'arrête pas à la théorie savante puisqu'il incluait des éléments de chanson populaire, de jazz et même de musique native-américaine dans ses compositions. Pour l'anecdote : marié quatre fois, dont une première avec la l'héritière d'une grande famille industrielle ; son dernier fils n'est pas très vieux, il est né en 1973 !
En somme, une figure éminente de la musique américaine, qui rend très curieux du reste de son catalogue, à explorer ! 
[Il existe un disque regroupant des songs – pas celles-là – et une étrange Sonate violon-piano.]



Pour la suite, il sera question de quelques autres découvertes, notamment des mélodies glossolaliques russes et du piano allégorique ukrainien !

samedi 22 juin 2024

Cantates baroques françaises au salon – CRR de Paris & Hôtel de Guînes



Le CRR de Paris (souvent en partenariat avec le Pôle Supérieur Boulogne-Billancourt) est actuellement le lieu privilégié de la formation de haut niveau pour des artistes spécialisés dans la musique baroque, en particulier française.

En l'occurrence, les étudiants de Jean-Christophe Revel (professeur de basse continue), Jean Bregnac (professeur de traverso), Carole Bardot et Jérôme Correas (pour le chant) participent à un projet qui mêle plusieurs aspects importants de la pratique du chant baroque : une série de concerts dans des lieux aux acoustiques conformes aux salles où étaient à l'origine exécutées les œuvres. Airs de cour dans de petits espaces, motets dans la Sainte-Chapelle de Vincennes, ou ici cantates profanes dans des salons de musique d'hôtels particuliers (Hôtel de Noailles à Saint-Germain-en-Laye, Hôtel de Guines à Courbevoie) ! La démarche est importante pour prendre conscience du type d'approche vocale et théâtrale, du type d'émission sonore également, qui devait prévaloir dans de si petits espaces – et, pour renforcer mon dada, démontrer une fois de plus que l'usage de voix massivement couvertes dans ce répertoire est non seulement musicologiquement absurde mais très contre-productive d'un point de vue pratique. En effet l'essentiel dans ces petits espaces devient immédiatement la qualité du timbre, la clarté de la diction et des inflexions expressives. Le fondu et la puissance ne sont pas utiles ici.

Par ailleurs, l'exécution elle-même suit les préceptes de la recherche du juste style, notamment avec la formation permanente (et l'encadrement plus précisément sur ce projet) de Lisandro Nesis, professeur en déclamation, prononciation restituée et gestuelle baroque.

Si l'on sait peu de chose sur les modalités d'exécution de ces cantates, hors quelques détails glanés dans les partitions ou quelques allusions çà et là dans des témoignages de divers ordres, on peut tout de même établir une dichotomie entre composantes épique (le récit narratif) et dramatique (les paroles des personnages), exploitée en l'occurrence avec une mise en scène permettant l'application de la gestuelle baroque étudiée. Cela se fond particulièrement bien dans le dispositif de la cantate de Montéclair, qui prévoit un duo vocal, et suppose donc que certains chanteurs incarnaient bel et bien uniquement des personnages. Dans ce rare Pyrame & Thisbé (celui de Clérambault est bien plus fréquemment donné), on a ainsi confié le récit à une basse-taille et les deux amants à un dessus et une haute-contre (enfin, davantage une tessiture de taille à la vérité, je n'ai pas vérifié comment c'était noté). Le livret dit même tout de bon : « écoutons l'amant et l'amante ».
Ces concerts permettent ainsi non seulement aux étudiants de se confronter aux contraintes propres du genre, nourrissent une réflexion sur le style, mais participe aussi d'une expérimentation pour tester la viabilité d'hypothèse sur les modalités de représentation au début du XVIIIe siècle.

En l'occurrence, deux lieux choisis pour ce concert de cantates, dans des lieux privés : l'hôtel de Noailles à Saint-Germain-en-Laye, et l'hôtel de Guînes à Courbevoie. J'étais au second.
Quel étrange lieu ! Au cœur de la banlieue chic du XXe siècle, un hôtel particulier édifié sous Louis XV mais retravaillé dans le style Directoire / Consulat, avec de remarquables décors à la fois antiquisants, hiératiques et bucoliques sur la façade principale. Le salon de musique, à l'étage noble d'un escalier étroit, est encadré de grandes colonnes ioniques et ménage la part belle aux putti militaires et musiciens sur les corniches, sous une peinture de ciel bleu où seul une aigle émerge. Tout y respire l'élégance du temps, jusqu'au clavecin peint aux couleurs exactes de la décoration stuquée du salon (qui imite le marbre à la perfection).
Pourquoi ce lieu insolite, là où l'on n'attend que constructions récentes ? Pour la raison la plus simple du monde : il s'agissait d'une résidence de campagne, qui a été cernée par l'extension urbaine para-panaméenne. A partir de 1785 elle a été louée par le duc de Guînes, flûtiste émérite et commanditaire du Concerto pour flûte et harpe de Mozart (qu'il ne paya jamais), à l'intention de lui-même et de sa fille harpiste très douée, à qui Mozart donna des cours de composition (celui-ci confie son dépit de son absence d'imagination dans une lettre à son père). [Mozart ne s'est a priori jamais rendu dans ces murs, et le décor orné actuel date peu ou prou de 1800, après le rachat de la demeure par un bijoutier, mais l'anecdote vaut tout de même d'être racontée !]

Le projet, dirigé musicalement par Jean Brégnac, en collaboration avec David Brouzet (professeur à l'IESA) et Lisandro Nesis (pour la petite mise en espace et les essais d'intégrer la gestuelle baroque à l'exécution de ces cantates), permettait d'entendre de jeunes musiciens très aguerris, techniquement et plus encore stylistiquement.

Trois œuvres au programme : Orphée de Clérambault, la cantate la plus jouée et enregistrée du XVIIIe s. français – qui a la particularité de s'arrêter à la victoire du poète, sans explorer son retour raté vers le monde des vivants. Pyrame et Thisbé de Montéclair, beaucoup plus rare, qui a la particularité de sembler commencer par la moralité qui clôt Orphée ; un style plus lyrique, plus instrumental, plus italien, moins tourné vers la nudité de la déclamation – au sein d'un genre qui constitue déjà une manifestation de l'influence ultramontaine. Entre les deux, le Deuxième concert pour deux flûtes sans basse du même Montéclair, qui ménage de très beaux frottements de seconde ; dans un lieu si intiment, les deux flûtes remplissent totalement l'espace sonore, sans difficulté, le résultat en est acoustiquement (et émotionnellement) très probant ! Les flûtistes Anne Nautré et Victoria James Geiseler se révèlent par ailleurs d'une beauté de son et d'une intelligence de phrasé de très haute volée.

Dans les cantates, aux flûtes (en alternant) s'adjoignaient le violon (Armand Thomas), la viole de gambe très expressive de Manon Marmouset de la Taille et deux clavecinistes aux tempéraments très différents (Steve Bergeron & Andres Arzaguet) : en effet la marge de co-écriture est grande aux claviers, selon qu'on soit plutôt sobrement discret pour laisser s'épanouir les chanteurs, qu'on cherche des lignes en écho aux mélodies, qu'on soigne le contrepoint, ou simplement l'ampleur du tapis sonore d'arpèges (plus on active de notes au clavecin, plus le volume augmente).

Quant aux chanteurs, dont certains que je suis depuis un moment au CRR, la qualité de la préparation qui s'étend, au delà du projet, sur des années de pratique (et de concerts !) de ce répertoire, montre des effets très impressionnants : tous montrent une sensibilité au verbe et des qualités très précises dans la réalisation des gestes vocaux (et scéniques) expressifs. Si Julie Dollat (Thisbé) brille par la beauté de son instrument (un soprano éclatant), je suis tout particulièrement impressionné par Alexandre Jamar (Orphée) qui conjugue idéalement rondeur, clarté et intentions expressives. Gaël Lefèvre, déjà très apprécié pour sa netteté de trait et d'expression dans des tragédies en musique (Penthée de Philippe d'Orléans, récemment, où figurait aussi Sébastien Tonnel), propose des Pyrame et Pluton davantage centrés sur le juste poids du texte que sur la seule beauté vocale (voix franche et naturelle au demeurant, que j'aime beaucoup, idéale pour ces formats de proximité). Kyungna Ko (narratrice d'Orphée) confirme son abattage considérable, y compris dans un « rôle » de récitante : la voix est pourtant très fondue, assez mate et charpentée, mais l'engagement verbal fend spectaculairement cette armature technique peut-être plus typée XIXe que chez ses camarades, toujours impressionnante. Pour finir Sébastien Tonnel, narrateur pour Pyrame & Thisbé (basse-taille) manifeste aussi de belles intentions ; je serais assez tenté de l'entendre dans des tessitures plus hautes, vu la confidentialité des graves et la très belle clarté du médium, qui favorise par ailleurs ses élans expressifs.

Une aventure très singulière, qui rend avide de les réentendre dans le motet ou l'air de cour, pour la suite de ce cycle de musique in situ !

mercredi 19 juin 2024

Chapelle de Lourps : marche musicale – (Dittersdorf, Martinů, Penderecki…)




Nouvel épisode du festival Inventio, cette fois raconté sous le format itinérant de Carnets sur sol (boueux) : c'est par ici avec les autres méditations de promenades.

[nouveauté] Violon baroque tchèque (Casterlkorn, Josef Žák)



Labyrinth Garden

Énorme coup de cœur pour cette nouveauté de l'Ensemble Castelkorn, musiques de ballet baroque très lyriques de Schmelzer, suite de danses de Döber, et quelques Biber (dont cette remarquable chaconne). Joué avec beaucoup d'élan et un sens fort de la rhétorique.

Je n'avais rien entendu d'aussi beau avant toi depuis Il Sud de l'Ensemble Exit, mon disque-doudou absolu de violon baroque.


samedi 15 juin 2024

Le Bal Nègre, Brahms et les musiciens, l'équilibre en trio…



Concert sur sol n°143.

Concert à l'occasion de la sortie de l'intégrale Brahms du Trio Sōra (incluant la transcription de Brahms de son propre Trio avec cor) chez La Dolce Volta, dans les murs du Bal Blomet, une salle atypique – rectangle pris dans le sens de la largeur avec une mezzanine en guise de balcon, où les musiciens jouent sur une estrade adossée à un mur de briques nues (à la façon des salles de stand-up, et où les spectateurs sont logés à des tables où il peuvent apporter des rafraîchissements pris au bar. Pendant les spectacles de classique, le bar est fermé tandis que la musique joue, mais l'atmosphère y reste tout de même assez singulière, avec ses tables, ses chaises mobiles (certains spectateurs en profitent pour s'inventer un premier rang à la dernière minute !), sa proximité avec les musiciens. Acoustique très sèche, qui a ses vertus (le son est net) et ses faiblesses (on perd en ampleur).

L'histoire du lieu est également assez extraordinaire : le lieu est à l'origine bâti hors des murs de Paris, une ferme de la fin du XVIIIe siècle, qui sert ensuite à la revente de vin, puis de bar-tabac, avant de devenir un QG de campagne législative en 1924… et là, tout devient hors de contrôle ! Il s'agit des bureaux de Jean Rézard des Wouves, un Martiniquais, qui rencontre peu de succès électoral, mais qui a la particularité d'attirer les curieux en jouant au piano des airs « des Îles » à la fin de ses meetings. Le succès est musical à défaut d'être politique, et le lieu devient après la campagne (perdue, je crois) un cabaret dansant antillais, appelé le Bal Nègre.
La salle actuelle est renommée plus consensuellement Bal Blomet lorsqu'elle rouvre après rénovation en 2017, accueillant beaucoup de jazz, de conférences… et un peu de classique comme ce mercredi soir.

Dans l'interprétation du Trio Sōra, on retrouve l'engagement physique exceptionnel qui les caractérise, avec des mouvements souvent très allants. J'ai particulièrement été frappé par les scherzos, rarement les mouvements les plus intéressants, où Pauline Chenais ose au piano un jeu très peu pédalé, d'une clarté et d'une légèreté touche particulièrement inhabituelles et impressionnantes ; le trio du scherzo du Premier Trio, en forme de valse, était traité avec un grand raffinement, comme un souvenir sépia, sans se contenter de sa veine mélodique irrésistible qui se suffit d'ordinaire à elle-même.
L'avantage de cette approche très généreuse est qu'elle se soutient aussi bien en écoute « informée », en prêtant attention à la structure au cordeau de Brahms (parfois considéré, non sans raison, comme « compositeur pour musiciens », avec une attention méticuleuse envers la forme), qu'en écoute « ingénue », en se laissant emporter par la séduction mélodique, ici exaltée par le feu permanent des interprètes – le vrombissement du violoncelle d'Angèle Legasa reste toujours aussi irrésistible.

Ce Trio, qui peut sans frémir concourir au titre de meilleur trio de tous les temps (sur les rangs, d'autres ensembles français de la jeune génération, comme le Trio Zadig ou le Trio Zeliha, on fera les comptes dans quelques années !), à mon sens d'un accomplissement assez supérieur à n'importe lequel des meilleurs ensembles des générations précédentes – aussi bien sur les plans du niveau instrumental, de la conception, du répertoire, de l'engagement sur scène… –, a déjà une histoire assez riche et plutôt mouvementée, dont je ne connais pas toutes les arcanes, mais qui est révélatrice, je trouve, de quelques-uns des enjeux au sein d'un ensemble constitué de Trio.
J'ai le souvenir du choc en les découvrant au CNSM vers 2015, lors d'une des soirées « coups de cœur » qui mettent en valeur les ensembles de musique de chambre formés par les étudiants (occasion à laquelle j'ai pu découvrir notamment le Trio Zadig, le Quatuor Akilone, le Quatuor Hanson, le Quatuor Arod…). Leur investissement et leur maîtrise étaient déjà exceptionnels – j'avoue même avoir été assez sceptique en les écoutant recevoir une masterclass sur le trio de Chausson, où ce qu'elles livraient était déjà d'un accomplissement tel que je n'avais que l'envie de rester les écouter filer tout le trio – leur intuition valait mieux, ai-je trouvé, que les conseils reçus en cette occasion !

Magdalēna Geka était alors la violoniste du trio. Son fin et mordant, très charismatique, l'équilibre tournait alors autour du violon. À son départ en 2019, pour les dernières chaises de l'ONDIF (qui peut la blâmer ?), puis pour le Quatuor Akilone (je serais très curieux des ressorts de ce choix, formidable quatuor, mais qui n'est pas au sommet de la chaîne alimentaire au point où l'est le Trio Sōra), Clémence de Forceville (2019-2021, c'est elle qui figure sur l'intégrale Beethoven), Amanda Favier (2021-2022) et Fanny Fheodoroff (depuis 2022) se succèdent au poste de violoniste. Ces changements ont eu la particularité de modifier l'équilibre interne du trio ; en effet il existe chez les trios piano-cordes deux typologies, ceux plutôt menés du violon (Trio Stern, Trio Perlman, Trio Grieg, Trio Hochelaga, Trio Zadig, Trio Zeliha…) et ceux, moins nombreux, plutôt centrés autour du piano (Trio Wanderer, Trio Fontenay…). Or, les profils des nouvelles violonistes étaient à l'opposé de Magdalēna Geka : son fin mais peu puissant chez Clémence de Forceville, belles tonalités mates chez la Viennoise Fanny Fheodoroff.
Conséquence frappante : j'ai eu le sentiment qu'Angèle Legasa, au violoncelle, jouait moins fort, moins large, pour se conformer à ses binômes cordés, tandis que le centre de gravité du trio tournait désormais autour de Pauline Chenais, qui pour cette raison ou par sa maturation propre, a révélé une personnalité particulièrement forte et structurante. Désormais, le piano me paraît porter une grande partie de l'élan et de l'équilibre du discours, changeant assez radicalement l'approche générale.

Cette évolution, autour des mêmes musiciennes, est assez fascinante – et une fois surmonté le deuil des changements (en particulier le premier, j'étais très attaché à Magdalēna Geka), il est assez merveilleux d'entendre l'évolution de ces équilibres à un degré d'excellence et d'intensité qui demeure inchangé. Les entendre jouer de la musique contemporaine – souvenir de Nono, ou évidemment Kelly-Marie Murphy, qu'elles jouent avec un abandon vertigineux, comme si cette musique était leur seconde peau – est une expérience singulière à vivre, qui transcende véritablement les esthétiques (ni ce Nono-ci, ni Murphy ne correspondent à la musique contemporaine qui me touche d'ordinaire).

dimanche 9 juin 2024

Massenet – Don Quichotte – Michieletto, Fournillier (Bastille)


Livret étonnant d'Henri Cain, avec rimes d'homophones (sans rime pour l'œil, du genre « coup » et « cou ») ; pas toujours joli, mais du caractère et des idées.

L'action repose, par plusieurs fois (harangue aux brigands, leçon donnée par Sancho aux courtisans), sur la fiction que lorsqu'on parle, on est écouté (et même obéi).

Récitatifs dans la veine de Cendrillon, en moins abouti. J'aime beaucoup l'ambiance des premiers actes (couleurs, mélodies, les soupirants sont particulièrement réussis, bien sûr l'invocation aux moulins et l'étrange nudité de la harangue aux brigands). Pour autant, une prosodie pas très naturelle, un manque de mélodie, et les deux derniers actes souffrent, ainsi, d'un manque de saillance.

La mise en scène fait le choix de la transposition (par nature jamais parfaitement congruente ), de la folie. J'ai un peu soupiré en songeant que le biais du metteur en scène passait, une fois de plus, par la psychiatrisation – même si, pour Don Quichotte, ce n'est pas tout à fait absurde. Cependant l'idée de le réduire à un malade d'intérieur avec alcool et pilules réduit grandement la singularité de l'histoire racontée par Cervantes, qui se déroule au contraire dans le monde, dans un monde mal compris, surinterprété, déformé.
La mise en scène de Michieletto est sauvée par ses trouvailles visuelles (l'appartement en forme de pales de moulin, les spectres qui sourdent du sol ou déchirent les murs) et surtout une direction d'acteurs très fouillée, qui donne du sens et du poids aux choix de transposition qui paraissent d'abord arbitraires. Particulièrement marqué par ce moment où, aidant Don Quichotte à ranger la bibliothèque qu'il a dévastée dans un moment de folie (les Moulins), Sancho refuse de prendre le livre que lui tend son « maître ». Moment qui résume très bien l'atmosphère de tension entre les deux hommes : Sancho reste présent, mais fermé et fâché par les imprudences qui ont précédé. C'est visuellement ce qu'un metteur en scène peut faire de mieux, résumer toute une interaction psychologique en quelques gestes anodins et totalement intégrés à l'intrigue.

Côté voix, tout le monde chante très bien (Gaëlle Arquez, Étienne Dupuis, Gabor Bretz), particulièrement Nicholas Jones en Juan, rondeur, beauté de timbre, projection, clarté de diction, je le croyais francophone. Mais les autres soupirants (Emy Gazeilles, Marine Chagnon, Samy Camps) étaient excellents aussi.

Et l'arrivée surprise de Patrick Fournillier, le spécialiste intersidéral de Massenet, a été une bénédiction : en cette fin de série, orchestre engagé, coloré, généreux, comme on l'aimerait entendre tout le temps – c'est en plus une partition orchestrée étrangement, en doublures pas toujours commodes à faire sonner.

Panorama de la musique ukrainienne – IX – Anton Rubinstein, Néron et Christ


anton rubinstein

Les anciens épisodes du podcast Ukraine ont été repris en en retravaillant le son – afin  qu'il soit plus audible dans les transports et mieux égalisé. Vous pouvez regrouver les retranscriptions de la série sous forme de notules dans la suite du chapitre Musique ukrainienne (en haut de la colonne de droite du site).

Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici. Je les ai aussi agencés, sur Spotify (accessible gratuitement mais avec publicité, si ça n'a pas changé), intercalés avec des pistes de disques correspondant à chaque épisode.

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En voici donc la version texte.




La première partie des opéras et oratorios a déjà été présentée dans la notule précédente.

Code couleur :
→ En allemand. En russe. En français.



Musique ukrainienne – 27 – Anton Rubinstein, compositeur d'opéra (1874-1888)

1874 – Die Maccabäer (quelquefois Die Makkabäer, « Les Maccabées ») – opéra en 3 actes et 6 tableaux à sujet religieux, sur un livret de Salomon Hermann Mosenthal (d'après Otto Ludwig), créé en 1875 à la Hofoper de Berlin, en 1877 à Saint-Pétersbourg (après quelques soucis avec la censure).
Je ne l'ai pas encore lu et ne sais pas s'il s'agit plutôt d'un oratorio ou d'une fanfiction aux enjeux plus profanes, avec histoires d'amour inventées devenues sujet principal. L'habitude de Rubinstein et l'écriture en tableaux fait penser à un oratorio, mais je n'ai pas (encore) trouvé quelles étaient les causes de censure.
Il faut dire que les Maccabées constitue un sujet de divergence religieuse très apparente, puisque les 4 livres qui font le récit de la révolte des Juifs conservateurs contre l'hellénisation impulsée par les Séleucides ne sont pas du tout reconnus par tous : les juifs et les protestants (donc la majorité berlinoise, lieu de la création) ne les retiennent pas dans leur canon, contrairement aux orthodoxes (mais pas tous les orthodoxes non plus…). Quant aux catholiques, ils n'en reconnaissent que les deux premiers livres. Voilà qui rend curieux des débats savants et déchirements internes qui ont dû mener à cette pagaille dans le corpus. Donc peut-être un projet initialement dédié à la scène pétersbourgeoise ?  (Pourtant les sujets purement religieux n'y sont pas du tout la norme dans le genre des oratorios allemands qui pullulent.)

1877 : Néron – grand opéra en 4 actes (et 8 tableaux), sur un livret de Jules Barbier (co-auteur de Dinorah pour Meyerbeer, Faust pour Gounod, etc.), commande de l'Opéra de Paris, où l'œuvre n'a encore jamais été représentée à ce jour. La création a eu lieu à Hambourg, en 1879.
J'étais évidemment particulièrement curieux d'un grand opéra en français écrit par ce compositeur que j'estimais déjà, d'une culture très éloignée du Grand Opéra, et sur le livret d'une des grandes figures de la scène lyrique parisienne des années 1850-1870 !
Hé bien… l'inspiration semble totalement absente pour ce Néron. Quand je dis absente, c'est qu'il plaque (littéralement) le même accord d'ut majeur sur le même rythme (et rien de fou : juste des NOIRES) dans le même renversement sur plusieurs mesures… et cela arrive tout le temps. Formules les plus plates possibles, les plus répétitives, prosodie moyenne… vraiment aucun relief musical, du remplissage à partir de formules déjà très pauvres, même par rapport aux standards des petits maîtres. Je me suis arrêté à l'acte I, je n'en pouvais plus – évidemment, il est tout à fait possible que des pépites se cachent dans les trois actes suivants, il faudra y revenir un jour.
Je ne sais pourquoi l'œuvre n'a pas été représentée comme prévu (pas finie à temps, changement de direction, résultat trop médiocre… ?). En tout cas cela rend curieux, lorsque j'aurai un peu de temps, je chercherai, mais je n'ai évidemment pas pu (bien que je travaille sur cette notule depuis plus d'un an…) recenser les œuvres, les déchiffrer, effectuer des recherches approfondies sur chacune, surtout considérant que les informations ne sont pas toutes aisément disponibles, et que le catalogue de Rubinstein, doté d'une réelle facilité de plume et d'inspiration, est particulièrement fourni !

1879 : Купец Калашников (« Le marchand Kalachnikov ») ; opéra en trois actes, livret de Kulikov (d'après Lermontov),  créé en 1880 à Saint-Pétersbourg.
Un des nombreux opéras inspirés de l'ère d'Ivan le Terrible… mais cette fois-ci, le tsar pervers n'est pas présenté de façon euphémisée comme dans la plupart des opéras du temps, où il incarne plutôt une figure rigoureuse mais en fin de compte juste (La Pskovitaine) ou tolérable (La Fiancée du Tsar) et en tout cas légitime. Je ne sais comment l'œuvre a pu être acceptée par la censure, mais voici comment apparaît le tsar star : à l'acte I, le tsar défend les exactions de ses opritchniks, exécute un homme qui se plaint, et offre des bijoux à l'un de ses courtisans pour qu'il puisse séduire une femme mariée. À l'acte III, comme Kalachnikov, le mari de la femme que le favori a finalement tenté de violer, tue le coupable dans un duel qui n'est pas supposéêtre à mort, Ivan le condamne à mort pour la raison suivante : « où est sa peur de Dieu ?  où est sa peur du tsar ? ». Pas exactement une figure de vertu ni de justice clairvoyante.
Musicalement, le langage est simple et épuré (davantage, pour ce que j'ai pu survoler de la partition, que Tchaïkovski ou Rimski-Korsakov), tourné vers le patrimoine russe, avec un certain nombre de pièces caractéristiques (danse des bouffons, chœur monacal, hymne au tsar…) et de références sonores au folklore.

1883 : Unter Räubern (« Parmi les voleurs ») ; opéra comique en un acte, livret d'Ernst Wichert (d'après Théophile Gautier), créé en 1883 à Hambourg.
Je n'ai pas eu le temps de remonter la piste pour trouver la partition et pouvoir vérifier si le sujet est plutôt inspiré du vaudeville Un voyage en Espagne (ou le personnage du voyageur cherche le grand frisson) ou du ballet Yanko le Bandit créé au Théâtre de la Porte Saint-Martin sur une musique de Deldevez.

1883 : Sulamith (« La Sunamite ») – oratorio, continuité plus proche de l'opéra, livret de Julius Rodenberg, créé à Hambourg en 1883.
Après lecture de l'œuvre à mon piano : contrairement aux affirmations de certaines notices, il ne s'agit pas de la Sunamite du Cantique des Cantiques (« Reviens, reviens, la Sulamite, reviens, reviens ! » – qu'est-ce qu'on pourrait en mettre en scène d'ailleurs ?), mais bien le début du Premier Livre des Rois, qui raconte les derniers jours de David – où, pour réchauffer le roi David qui dépérit à la fin de sa vie, on glisse une jeune femme, originaire du pays de Sunam, dans son lit. Il s'agit sans doute de la bouillotte la plus célèbre de tous les Âges.
C'est un biblisches Bühnenspiel (« représentation scénique biblique ») en 5 tableaux, et à la lecture je suis assez séduit par sa prosodie et ses rythmes plutôt originaux. La réduction piano que j'ai jouée sent vraiment le compositeur pour piano (même si Rubinstein, on l'a vu, déconseillait à ses élèves de composer au piano, la pensée pianistique affleure souvent dans ses compositions), et la grammaire des altérations est parfois hétérodoxe – l'usage des dièses et des bémols n'est pas toujours celui de la théorie, même si ça ne change rien à l'oreille au bout du compte. On y trouve beaucoup de récitatifs aux formules d'accompagnement gentiment lyriques – du romantisme mesuré, mais vivant. Il ne faut pas en attendre autant de singularité qu'au Démon, autant de souffle que pour Moses, mais il s'agit d'une belle œuvre au sujet inhabituel sur les scènes, qui pourrait très avisément être remontée.

1884 : Der Papagei (« Le Perroquet ») – opéra comique en un acte, sur un livret de Hugo Wittmann (inspiré par un conte persan du XIVe siècle tiré de Touti-Nameh, c'est-à-dire « Contes d'un Perroquet »), créé à Hambourg en 1884.

1888 : Горюша (« La Mélancolique » ?) – opéra en quatre actes sur un livret de Dimitri Averkiev, créé au Théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg en 1889.



Musique ukrainienne – 28 – Anton Rubinstein, compositeur d'opéra (1889-1894)

1889 : Moses (« Moïse ») – oratorio (nommé « opéra à sujet sacré », mais les tableaux y sont nombreux et très segmentés), livret de Salomon Hermann Mosenthal, créé à Riga en version de concert en 1894 – mais l'opéra a été composé à la fin des années 1880, et une production avait été jusqu'à la répétition générale à Prague en 1892, je ne sais pourquoi la série de représentations a été annulée. Il existe un disque – par l'Orchestra Sinfonia Iuventus de Pologne, dirigé par Mikhaïl Jurowski (père de Vladimir, mais davantage spécialisé dans l'opéra russe), de belle qualité.
Vaste fresque de trois heures, qui couvre une large part des grands épisodes de la vie de Moïse, dans un style complètement congruent avec le goût allemand d'oratorio : des moments de consonance pas très saillants (du récitatif ou du chœur qui tombe bien dans l'oreille sans ménager quoi que ce soit de singulier) alternent avec de très beaux élans, en particulier les fins d'acte. Le traitement de l'Engloutissement de l'armée de Pharaon est à ce titre particulièrement révélateur : il n'est pas très spectaculaire – et à la lecture de la partition on se dit que c'est peut-être parce que Rubinstein n'avait pas les moyens d'écrire quelque chose de puissamment démesuré et hors cadre – mais très évocateur, on y entend avec une belle prosodie le texte de Pharaon, la surprise du chœur des Égyptiens, et l'orchestre qui mime, plutôt qu'un cataclysme épouvantable, la montée inexorable des eaux. Très réussi au bout du compte.
On pourrait le résumer avec l'idée d'une œuvre qui devrait être un oratorio du rang (assez dans le goût de Max Bruch), mais qui comporte beaucoup de beautés, écrites avec moyens peut-être limités, mais toujours exploités avec une grande intelligence – au bout du compte une œuvre que j'ai beaucoup réécoutée, alors qu'elle n'est pas la plus singulière de son temps.

1894 : Christus – livret de Heinrich-Alfred Bulthaupt, créé en version de concert à Stuttgart en 1894, et en version scénique (si je comprends bien mes sources contradictoires) à Brême en 1895. Dernière œuvre scénique d’un compositeur jusqu’alors réputé incroyant ; elle a l’originalité de sélectionner des épisodes de la vie de Jésus très rarement mis en musique. L'oratorio commence de façon assez originale avec le Prologue de la Présentation aux Bergers et aux Mages (plutôt qu'un tableau de la sainte-Famille) et se poursuit – ce qui est plus inhabituel encore dans les représentations musicales de la vie de Jésus – par la Tentation sur la montagne, et plus loin, les Marchands chassés du Temple. L'Épilogue présente un paysage ensoleillé en présence de la Croix.

Christus, une œuvre perdue ?
L'œuvre n'avait pas exécutée depuis 1895. L'arrière-petit-fils de Rubinstein, le chef d'orchestre Anton Sharoev (directeur musical de l'Orchestre de Chambre Philharmonique Sibérienne de Tyumen), souhaitait le remonter. Il avait même convaincu le directeur de l'Opéra de Perm d'accueillir le projet, mais n'avait à sa disposition que des fragments, dans une traduction russe d'ailleurs – et redoutait que le reste, l'édition originale de 1895 publiée à Leipzig, fût à tout jamais perdu.

Il raconte (dans un entretien en russe) la chose avec un certain sens du romanesque, comme s'il avait trouvé une œuvre perdue, mais en réalité elle était tout à fait présente dans les bibliothèques de Berlin, c'est davantage son impatience face aux délais qui rend la chose épique.

Première étape : le directeur de l'Opéra de Perm le présente à l'Institut Goethe attaché à l'Ambassade d'Allemagne de Moscou. il y rencontre deux bibliothécaires berlinois (mais d'origine russe), qui ont trouvé la cote de la partition que Sharoev n'avait pas pu trouver de lui-même – il émet même l'hypothèse qu'elle n'avait pas été cataloguée auparavant ! 

Il voyage jusqu'à Berlin, regarde le microfilm, tremble de terreur que la partition ne soit incomplète, mais non, tout y est !  Il raconte même que sa tension artérielle a fait un tel bond qu'il a dû prendre quatre pilules et une demi-heure de repos… Je ne vous garantis donc pas la véracité du récit, mais comme c'est notre source unique et qu'elle est savoureuse, autant vous la citer.

Sharoev demande donc une copie du microfilm, mais il faut passer commande – les délais sont d'un mois et demi. Et lui d'offrir de payer « n'importe quel prix » pour l'avoir tout de suite !  Évidemment, ça a fait rigoler le personnel allemand, un peu plus sensible aux règles et un peu moins à la corruption que leurs homologues russes, manifestement.
Mais, comme un certain type de corruption est toujours possible, Sharoev se vante d'avoir obtenu de l'aide de l'entourage d'Angela Merkel, qui aurait dépêché « une jolie étudiante diplômée » spécialement pour faire le travail et le laisser repartir avec la partition.

Lorsqu'il est question d'une partition 'réputée perdue', ce n'est donc pas tout à fait vrai : elle n'était pas couramment disponible, ou peut-être pas encore cataloguée – mais c'est surtout que Sharoev qui l'a recréée ne sait manifestement pas chercher !  (Pour mon titre, j'ai donc beaucoup appris des titres de presse : placer un titre faux, démenti ensuite par l'article reste la plus payante des stratégies sommaires.)

Au demeurant, la version recréée par Sharoev (audio, vidéo) est à part, puisqu'il exécute cet oratorio en allemand (comme c'est prévu), mais aussi en russe (langue du public, et dont il disposait de fragments édités), en hébreu et en arménien (cela change d'une scène à l'autre). Il opère aussi de vastes coupures au sein des tableaux, et pas forcément parmi le plus mauvais !

En somme, puisque la partition n'est pas perdue et qu'elle se révèle assez originale, il serait légitime d'en espérer une version mieux chantée, plus complète et surtout plus largement diffusée !

Le contenu de Christus
Quelques éléments tirés de ce que j'ai déchiffré à ce jour :
Prélude :
assez étrange et erratique, très intriguant.
Prologue : la Nativité, avec une rare présence des Rois Mages – un Maure sur un thème oriental, un Norvégien sur de grands accords parfaits consonants mais modulants.
Premier tableau : la Tentation sur la montagne. Très étonnant. Entrée chromatique avec un Prélude assez singulier, puis Jésus médite dans le goût du Mont des Oliviers de Beethoven, avant l’arrivée de Satan, sur des accords ramassés dans le grave (mais plutôt paradoxalement lumineux). Propositions de gloire sur des lignes de plus en plus lyriques – où l’on sent poindre, pour une fois, l’ascendance russe dans la rondeur des mélodies et leur caractère très persuasif. Satan disparaît sur un un accord de quinte diminuée qui se prostre progressivement vers le grave, avant un diaphane accord parfait pianissimo dans les aigus de l’orchestre. Assez inhabituel, très bien déclamé et très réussi, avec encore une fois des moyens compositionnels assez simples (mais une bonne connaissance de l’harmonie !). On trouve d’ailleurs une pointe d’arianisme dans le livret, Jésus parle du Père comme d’une entité extérieure à laquelle il est lui-même soumis, et auquel il renouvelle sa foi.
Deuxième tableau : le Baptême. Là aussi, rarement représenté.
Troisième tableau : miracles, et défense de Marie de Magdala.
Quatrième tableau : Jésus chasse les marchands du Temple, autre épisode à ma connaissance rarissime sur les scènes.
Cinquième tableau : la Cène et l'Arrestation.
Sixième tableau : le Procès.
Septième tableau : bataille d'anges et de démons pendant une Crucifixion hors-scène !
Épilogue : paysage ensoleillé où apparaît la Croix. Là encore une représentation insolite, en particulier sur scène.

Il faut ajouter à tout cet ensemble scénique un ballet, La Vigne, créé à Berlin en 1893.




Je trouve très impressionnant l'entrelac de langues, de styles, de formats, qui ne sont pas concentrés sur des années précises, passant durant toute sa carrière de Hambourg à Saint-Pétersbourg, de Paris à Vienne, pour de l'opéra romantique, de l'opéra comique, de l'oratorio, dans des styles spécifiques aux scènes concernés, son langage n'étant pas le même dans l'oratorio majestueux allemand que dans l'opéra folklorique russe. Et tout cela non par période, mais par alternance régulière ! Dans la quantité, certaines pages sont clairement de moindre qualité, mais dans tous les ouvrages que j'ai pu lire (Néron excepté) on rencontre des pages magistrales, des idées fulgurantes, ou tout simplement de beaux récitatifs et de belles mélodies. Legs assez considérable qui mériterait, à n'en pas douter, un regain d'intérêt.



Musique ukrainienne – 29 – Anton Rubinstein, extraits de Christ

Cet épisode est plus particulièrement taillé pour le podcast : trois extraits de l'œuvre enregistrés (en déchiffrage) par mes soins, avec une petite introduction précisant la démarche d'une part, détaillant quelques aspects musicaux de ces extraits d'autre part. Ce serait un peu fastidieux à retranscrire.
Je précise que ma voix et ma fluidité ne sont clairement pas à leur meilleur pour l'audio de présentation – un des rares épisodes sans script, enregistré un jour où la santé était moins au rendez-vous que les vives douleurs. J'espère ne pas avoir trop grimacé à l'oreille.

Je ne le redis pas à chaque extrait, mais il s'agit de déchiffrage, ne placez pas vos espérances trop haut – dans le cas de Christus, il y a en général eu une première lecture, notamment pour pouvoir placer ensuite la ligne vocale, mais cela reste une simple lecture de la musique, il ne faut pas en espérer exactitude absolue ni interprétation réfléchie… simplement une évocation, une mise à disposition d'un matériau brut pour se donner une idée des ambiances sonores.
C'est ce que j'appelle quelquefois du score unboxing : on ouvre la partition et on regarde ce qui se passe.

Le Prélude du Prologue. Progressions assez étranges, donc on ne comprend pas nécessairement le but, dans des registres expressifs assez variés ; voyez par exemple la descente du début, aux rythmes asymétriques, qui revient renforcée par deux fois (avant de ne plus être jamais reprise), entrecoupée d'autres thèmes. Des moments qui paraissent davantage du remplissage (par exemple une septième de dominante, un accord qui appelle résolution, qui se trouve martelé sur plusieurs mesures, et pas vraiment résolu, qui se transforme en accord simple de trois sons, un peu plat) ; et par ailleurs de la recherche, comme cette descente chromatique sur des arpèges, où chaque accord utilise une disposition différente, vraiment un moment ciselé.
Je me suis arrêté avant la fin, parce que le Prélude est vraiment long (et difficile, donc fatiguant en déchiffrage !), mais de mémoire elle est plus longue que la partie enregistrée par Sharoev, qui coupe vraiment très tôt (au tiers ? au quart ?).  

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Le Prologue, après son long Prélude, consiste en une représentation de la Nativité : les Bergers observent l'Étoile et s'interrogent, un Ange puis les Anges se mettent à chanter. Mon enregistrement commence au milieu du chant des Anges, initialement surtout du chant homorythmique accompagné d'arpèges, sans saillance particulière ; je n'ai pas pu jouer simultanément l'accompagnement – d'une belle veine mélodique dans les médiums, confiée, j'imagine, au grave des violons puisque la ligne s'arrête au sol 2, la note plancher de l'instrument, corde à vide la plus grave – et le chœur (masculin mais à quatre parties), qui propose de beaux effets d'échos en imitation. Pour les curieux, la partition est gratuitement (et légalement) disponible sur IMSLP (page 18 de la partition et 22 du PDF).

Arrive ensuite un roi Maure avec un chœur qui tient le rôle de sa Suite, accompagné par une mélodie arabisante très réussie : asymétrique, avec quantités de petites différences… une mesure sur deux est constituée d'accompagnements manifestement en pizz, seule, et l'autre mesure joue cette mélodie caractéristique, qu'on imagine confiée à un hautbois, pour figurer un instrument oriental du type duduk. Des effets syncopés aussi (la mélodie reprend sur le temps faible alors qu'elle était tenue sur le temps fort), bref, un résultat assez ciselé – j'ai souvent écrit que Rubinstein paraissait écrire de façon un peu automatique et peu se relire, et ici au contraire le seul accompagnement semble avoir été pensé pour chaque occurrence, un peu modifiée, du thème. Ayant essayé de soigner cet aspect, je n'ai pas pu chanter la partie vocale, tenue par une basse ; elle est dans un style tout différent, assez continu – beaucoup de valeurs brèves, mais présentes tout autant dans les mesures quasiment nues que dans celles contenant la mélodie de « hautbois ».

Nouvelle entrée, un Nordischer König, un Roi du Nord – origine inhabituelle par rapport à nos traditions visuelles de crèche provençale, mais pas absurde pour montrer l'universalité de la perception de l'Étoile et de l'événement. Il est accompagné par des accords totalement réguliers (tout en accords de noires), dans le médium grave, très consonants ; j'ai pensé à ces marches épurées de Chopin qui peuvent surgir de nulle part (comme celle quio sourd au centre du Nocturne « n°11  » Op.37 n°1…). Progressivement cependant, les choses se complexifient dans l'harmonie (c'est-à-dire l'enchaînement des accords) tout en restant aussi simples rythmiquement. La ligne de chant est elle aussi sobre et majestueuses, mais ne double pas la mélodie de l'accompagnement la plupart du temps et conserve son indépendance, cette fois encore un gage de soin dans l'écriture.
Cette plénitude majestueuse marque le plus grand contraste possible avec la ligne sinueuse et les décalages chant-accompagnement du roi Maure.

Le Troisième Mage, un vieillard indien, dispose aussi de son accompagnement et de sa Suite chorale, mais je ne l'ai pas enregistré. (Je vous passe à chaque fois les histoires logistiques de durée de location des salles et de plantages d'enregistrement.)

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Pour finir, le bijou : le Premier Tableau, qui figure la Tentation au Désert. (Deux lectures préalables pour celui-là, afin de placer quelques lignes de chant.)  Je ne l'avais jamais vue représentée en musique. Le Prélude est assez long, plus d'une page sur la partition piano, avec de grandes montées qui ne sont pas des figures standard de l'harmonie ou du piano, altenant avec des accords diminués, avec une harmonie travaillée, pas subversive, mais progressant résolument (et qui respecte ici vraiment la grammaire, avec tous les doubles bémols requis) tandis que les valeurs rythmiques se resserrent.

Une suite d'accords plus stables et sobres (mais toujours tendus vers l'avant, beaucoup d'appoggiatures) accompagne l'apparition de Jésus en haut de la falaise. L'écriture devient alors assez proche d'oratorios plus anciens, on pense vraiment au Christ au Mont des Oliviers de Beethoven, un récitatif épuré mais assez lyrique, dont le texte est à la fois invocation et méditation. Ici à nouveau, je suis frappé par l'écriture ciselée de l'accompagnement : figures qui se renouvellent pour agiter ou apaiser, reprise des montées du prélude, etc.

Tout cela est interrompu par l'arrivée de Satan, accompagné exclusivement d'accords dans le grave, qui ne sont pas très dissonants, mais qui se trouvent massés en bas du spectre, et notés sforzando (c'est-à-dire avec une attaque plus forte que la tenue), que j'imagine confiés aux trombones – instrument traditionnel de la musique sacrée, des interventions divines dans les opéras, et permettant une diversité d'altérations plus aisée que le cor (mais je pense cela dit que dans les années 1880 les cornistes pouvaient déjà affronter ce genre de difficulté).
Satan (j'en ai chanté très peu) qui est une basse, s'exprime surtout dans le grave, et Jésus répond sur un tapis dans le médium des cordes en trémolo (répétition de notes identiques en faisant bouger l'archet sans changer l'emplacement de la main sur la touche), avec très peu de basse pour asseoir, sorte de réponse suspendue et plutôt céleste.

Moment culminant de la scène, Satan puis Jésus s'emparent d'une poussée lyrique, assez peu allemande, bien davantage dans le goût des grands épanchements russes, avec un travail interne de l'harmonie qui rappelle Tchaïkovski (tout paraît simple, mais ce ne sont pas tout à fait les enchaînements les plus évidents) et une évidence mélodique plutôt irrésistible.

Finalement tout s'achève par une petite profession de foi de Jésus qui m'a surpris – elle confine à l'arianisme, et en tout cas s'écarte explicitement de la Consubstantialité : Jésus parle de Dieu à la troisième personne et comme s'il était soumis à lui, très loin de l'idée qu'on pourrait se faire d'un Jésus incarnation divine (« Dieu est le Seigneur, Dieu, Dieu seul ! »).
Court postlude : grands accords en trémolo sur des renversements du même accord diminué, de plus en plus doux, de plus en plus graves, interrompus par la résolution, un la majeur radieux tenu, suspendu dans l'aigu (que j'imagine joué aux flûtes, hautbois et clarinettes, comme dans un final wagnérien).

Pas la pièce la plus sophistiquée de tous les temps, mais je l'aime beaucoup, des caractères différents, une progression réussie, un sommet atteint dans l'élan lyrique des deux protagonistes, une ambiance très persuasive.

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À très bientôt pour l'évocation de la musique instrumentale de Rubinstein et de nouvelles figures dans la série ukrainienne !  La génération suivante nous réserve quelques noms (nés dans les années 1860-1870) peu courus dans les programmes mais de premier intérêt : Kalachevsky, Youferov, Kalinnikov, Lopatynsky… et ensuite seulement une superstar soviétique, qui a pourtant largement exercé sa carrière dans la sphère ukrainienne tout en restant associé globalement à la musique russe.

samedi 8 juin 2024

[podcast] Recréations de Kapralová et Manziarly à Cortot



Petit récit baladodiffusable du Concert sur sol n°134.

Disponible ici et sur la plupart des plateformes (Google, Amazon, Spotify, Deezer, Podcast Addict, etc.).

Au programme : les Boulanger, les élèves de Nadia, et les jeunes artistes de l'École Normale.

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Nadia Boulanger
Vers une vie nouvelle pour piano (1918)

Vítězslava Kaprálová
Partita pour piano et cordes Op. 20 (1938-1939)
Création française.

Marcelle de Manziarly
Andante pour orchestre à cordes « Pour Nadia Boulanger »
Partition retrouvée à la BNF – Création mondiale

Lili Boulanger
Pie Jesu pour voix, orchestre à cordes, harpe et orgue

Nadia Boulanger
Lux Aeterna pour voix, orchestre à cordes, harpe et orgue

Bartu Elci-Ozsoy
Harmonisation / orchestration d'une mélodie turque relevée par Saygun & Bartók.

Aaron Copland
Concerto pour clarinette (1947-1948) pour orchestre à cordes, harpe et piano

Nadia Boulanger
Soleil couchant
Orchestration pour voix, harpe et cordes d’Anthony Girard

Orchestre de chambre de l’ENMP / Ensemble Les Apaches !
Direction artistique : Julien Masmondet

Solistes du programme « Elite » :
Fabrice Vestad, piano
Akiho Nishimura, clarinette
Héloïse Poulet, soprano

Étudiants en perfectionnement de la classe de direction d’orchestre :
Mariana Garciagodoy (Copland)
Bianca Maretti (Kaprálová)
Bartu Elci-Ozsoy (le reste)

mercredi 5 juin 2024

96 heures de la vie d'un mélomane – ossia La part des amateurs



Du mardi au vendredi, la semaine dernière fut répartie entre des concerts de nature opposée, et assez riches d'enseignement.

D'une part, deux concerts très institutionnels à la Philharmonie : une intégrale des Symphonies de Beethoven par l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique ; un Fidelio pour la venue du Los Ángeles Philharmonic.
Tout à l'inverse, deux concerts de Conservatoires d'arrondissement, destinées avant tout à la famille et aux amis : La Sorcière du Placard aux balais de Landowski au Conservatoire du XVIIe, chantée par des enfants d'un peu moins de dix ans ; Barbe-Bleue d'Offenbach par l'atelier d'opérette du Conservatoire du XIe.

De façon contre-intuitive, mais sans réelle surprise en réalité, j'ai été beaucoup plus intéressé et ému par les seconds que par les premiers.

Pourtant les concerts de la Philharmonie étaient loin d'être médiocres : la conception de Dinis Sousa reproduisait assez exactement celle de l'orchestre dans les enregistrements du début des années 90 avec John Cassius Gardiner – or, il s'agit peut-être de l'intégrale à laquelle j'ai le plus aimé revenir –, mais même des meilleures places de la Philharmonie, l'impact ses instruments anciens se perd (et de près, le son monte et s'échappe quand même !). Pour Los Ángeles, mon placement pourtant très correct a d'abord probablement brouillé le son ; en seconde partie, malgré la netteté de trait (transparent et métallique à la fois, vraiment une ambiance Disney de ce point de vue !), la conception très lisse, homogène, rectiligne et sotto voce de Dudamel ne m'a pas ébloui, malgré les excellents chanteurs (Tamara Wilson, Gabriella Reyes, James Rutherford, David Portillo...) et signeurs (Hector Reynoso, amplitude et rondeur de geste de ballettiste, il volait la scène à lui tout seul !).

Mais plusieurs paramètres font la différence.

1) D'abord la proximité dans l'espace : tout de suite, le geste musical paraît plus légitime, même lorsqu'il est moins parfait, dès qu'on se trouve en contact avec ceux qui l'exécutent. C'est vraiment le conseil à donner pour la musique contemporaine la plus difficile : au disque ou à la radio on trouverait leur écriture en dépit du bon sens, mais en observant l'investissement individuel des musiciens, elle prend tout de suite une légitimité plus intense, plus difficile à discuter – ressenti très instinctif, sans doute le même ressort qui fait qu'on se sent volontiers davantage concerné par la mort d'un inconnu dans le village d'à côté que par cent mille sur un autre continent.

2) L'originalité des propositions entre également en jeu : pour les curieux dans mon genre, deux opéras peu souvent entendus, quel qu'en soit le résultat artistique, procurent toujours plus de satisfaction que la réexécution d'œuvres déjà abondamment pratiquées. Même dans le cas où ce serait très mauvais, on ressent toujours la satisfaction intense d'avoir découvert.

3) Par rapport aux ensembles professionnels, les amateurs (du moins lorsqu'ils sont d'assez bon niveau pour se le permettre) sont en général d'une générosité et d'un abandon qui emportent, là aussi, l'adhésion au delà de la qualité technique et/ou artistique. Or, l'usure de la carrière ne produit pas toujours cela, en particulier pour les grandes machines où l'enjeu n'est plus le même que pour des musiciens qui se lancent, ont tout à prouver et découvrent avec ivresse les chefs-d'œuvre du répertoire. (Les quatuors les plus célèbres, en fin de carrière, m'ont souvent paru tellement plus ternes que leurs cadets, y compris techniquement d'ailleurs.)

4) Pour finir, je suis convaincu qu'un jeu psychologique particulier s'installe à notre insu : lorsqu'un ensemble est professionnel, on se demande ce qu'il apporte de neuf, on le compare, on évalue si notre émotion a été proportionnelle au prix payé... C'est le redoutable Danger mortel des écoutes comparées, sous une forme moins visible, plus instinctive, plus légitime aussi – aller à un concert, surtout lorsque l'offre est pléthorique comme à Paris, c'est renoncer à une autre activité, c'est aussi un investissement financier à l'échelle d'une saison.
En ce sens, un spectacle d'étudiants ou d'amateurs baisse les attentes, donne la satisfaction d'avoir soutenu un projet artisanal, et supprime, lorsqu'il est gratuit, le sentiment d'avoir investi (et quelquefois surinvesti).
Typiquement, la justesse fluctuante des galopins interprètes du Landowski, de même que les coupures opérées dans la partition de Barbe-Bleue (dont le formidable orage qui clôt le duo des caveaux !) auraient sans nul doute impatienté pour un spectacle professionnel, alors que le péché m'a paru ici absolument véniel, sans doute parce qu'il était prévisible dans le contrat implicite lorsqu'on va assister à un spectacle de conservatoire d'arrondissement – où le niveau est loin d'être ridicule, mais où la professionnalisation n'est pas à l'ordre du jour pour la plupart des artistes.

Les deux expériences marquantes de la semaine furent donc plutôt – de façon paradoxale mais en réalité prévisible – les deux représentations dans les conservatoires.

Mercredi, au Conservatoire du XVIIe arrondissement (Claude Debussy), c'était un concert express de 25 minutes avec La Sorcière du Placard aux balais de Marcel Landowski, d'après les fameux contes de Gripari, un opéra pour les enfants et par les enfants. L'harmonie, quoique riche et changeante (consonante mais avec des notes étrangères), y est simplifiée par rapport aux autres opéras du compositeur ; et la structure générale est en réalité plutôt celle d'un récit. En effet, l'histoire est déclamée par un narrateur (deux enfants à parité, ici) et le chant assuré par le chœur (à l'unisson), qui reprend simplement des éléments du texte, aussi bien du narrateur que des dialogues (du protagoniste ou de ses rencontres). Dispositif très simple structurellement, mais efficace et poétique – le fait que le chœur produise simplement des échos permet de ne pas avoir à comprendre qui parle, ni même ce qui se dit lorsque la diction est plus relâchée, puisque le narrateur a déjà prononcé la phrase.
Techniquement, avec des interprètes aussi jeunes (7-9 ans, à vue de nez ; il s'agit du deuxième niveau de la chorale du Conservatoire), la machine se dérègle vite et quelques interventions du chœur se changent en brouillard atonal, mais pour l'essentiel, le drame est là, avec expression de surcroît !

Jeudi, au Conservatoire du XIe arrondissement (Charles Munch), c'était Barbe-Bleue d'Offenbach – par l'atelier d'opérette organisé au sein du Conservatoire.
J'ai déjà parlé de l'œuvre sur CSS à l'occasion d'une précédente production, l'un des meilleurs Offenbach de grand format, assez peu souvent donné, avec beaucoup de beaux thèmes, de trouvailles musicales, sur une intrigue bien bâtie, dont les loufoqueries sont plus reliées qu'à l'accoutumée à la (terrible) progression dramatique. Le rôle-titre est particulièrement bien servi, avec les superbes récitatifs du duo de l'orage (qui n'a pas survécu aux coupures de cette production), une cavatine funèbre tendre qui se change en valse de carnaval, une marche militaire sautillante et menaçante...
Ici accompagné au piano, avec des chanteurs de tous âges et des capacités techniques les plus diverses ; en particulier impressionné par les médiums riches et colorés de Nicolas Grienenberger en Barbe-Bleue (et sa diction parfaite) ou par la voix parlée très présente et savoureuse du Popolani du jeudi soir (j'ai égaré mon programme, je vais retrouver ça !). Le plaisir de réentendre cette œuvre, chantée et jouée avec chaleur, avec un soin tout particulier pour le rendu scénique (au moyen de quelques costumes et quasiment pas de décors).

Et, en fin de compte, un plaisir plus intense et plus insolite pour ces deux productions amateurs que pour les grand'messes, pourtant de très bonne tenue, autour de tubes très souvent entendus.

dimanche 2 juin 2024

Art total – Festival Inventio #2 (Marillier & Bass, Bray-sur-Seine)


bray nef

Inventio, festival de musique de chambre qui couvre un grand nombre de localités (la plupart des samedis de juin et quelques-uns de septembre) de Seine-et-Marne dans la zone entre Montereau et Provins (Bassée, Montois, Provinois) me séduit décidément par la complétude de l'expérience.

czerny quatuor

L'initiatio commence d'abord par la découverte du territoire où s'inscrit de le concert – territoire particulièrement nimbé de mystère, car inaccessible en transports (ici, à 25 km de la gare la plus proche), et rendu exceptionnellement à portée de train grâce aux navettes affrétées par les bénévoles du festival !  La ville de Bray-sur-Seine est sise sur la rivière avant son confluent avec le fleuve Yonne, à Montereau, dans l'axe Est de la ville, au cœur d'une zone humide très étendue.

Ce samedi, découvertes en patrimoine naturel aussi bien qu'architectural : visite guidée de 2h30 dans la réserve naturelle de la Bassée, menée par un ornithologue érudit et très accessible.

bray froment

Et après le concert, visite – pour ma part du moins, car en lieu et place du goûter (vivre, c'est choisir) – de l'église de Bray-sur-Seine, une perle absolue : église romane du Xe siècle (il en reste sa structure en plein cintre, ses piliers massifs tous ornés de motifs stylisés différents), voûtée d'une charpente (du XVIe siècle) en berceau brisé ornée de sablières historiées comme en Léon, recueillant de nombreuses statues en bois des XVe et XVIe siècles, des bâtons de procession (dont un bateau votif du XVIIe siècle) une splendide clôture de chœur en fer forgé du XVIIIe siècle, des stalles aux pilastres ioniques de la même époque, des vitraux du XXe siècle très réussis (légère stylisation cubiste) représentant les instruments de la Passion (nous sommes à Sainte-Croix !), et même un orgue de 1599 – j'ignorais qu'il en restât en Francilie –, récemment restauré. Par-dessus tout, le déambulatoire épousant la courbure large de la vaste abside, et couvert d'une charpente plate, est d'une mignonnerie à peu près indicible, quelque part entre l'authenticité intouchée, le palimpseste des époques et un entretien soigné.

bray orgue

Pour ne rien gâcher, l'acoustique y est très claire et harmonieuse (en tout cas en jouant devant la clôture de chœur, comme pour ce concert), offrant une rondeur bienvenue au son des chambristes, sans rien leur ôter de leur définition – qualité rarissime dans une église romane, on peut sans doute remercier les charpentiers du XVIe siècle pour ce cadeau providentiel !

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Possiblement la plus belle église que j'aie vue en Île-de-France… (Pour les lecteurs motorisés ou pédestrement aguerris, j'ai recueilli les informations : ouverte les jours de marché, c'est-à-dire le vendredi, et pour les offices, en principe tous les dimanches). À défaut, surveillez l'agenda de CSS pour le possible concert du festival de la saison prochaine !

Une fois qu'on a la conscience du lieu dans lequel on s'assoit, environné de ce chapelet de villages le long de la rivière, tous dotés de leur chapelle, de cette zone de nidification, dans des étendues semi-aquatiques domestiquées de longue date par l'homme mais suffisamment reculées pour que les ajustements au patrimoine architectural aient été minimes depuis la prime édification des églises… le concert prend une saveur incomparable à ce qu'il aurait été dans une salle de concert urbaine.

czerny quatuor

Et cependant, quel concert !  L'idée est de proposer, en filigrane, un hommage à l'occasion du centième anniversaire du Manifeste du surréalisme. Tout le programme est construit autour de l'idée de cadavre exquis, de palimpseste, de patchwork, voire d'écriture automatique et d'OuLiPo.

marillier bass
Léo Marillier, violon
Orlando Bass, piano
(également éditeurs du Schumann, arrangeurs de toutes les pièces, et co-compositeurs de la création)


La Fantaisie Brillante sur les thèmes de Faust de Gounod, d'Henri Wieniawski, un pot-pourri typique du XIXe siècle (où, certes, comme toujours chez Wieniawski, la virtuosité seconde l'expression), est ainsi adaptée au goût des interprètes, mêlée d'emprunts (À la manière d'Emmanuel Chabrier de Ravel, arrangé pour violon & piano), et s'achevant par leur propre paraphrase sur la Marche de Rákóczi – qu'ils tirent ici de sa citation dans la Quinzième Rhapsodie hongroise de Liszt, mais qui clôt aussi la première partie de La Damnation de Faust de Berlioz !  Arrangements tous inspirés, réjouissants et bien combinés ; c'est finalement Ravel, qui a beaucoup déformé l'original, qui paraît le plus étranger à l'ensemble.

bray clocher

Deuxième groupe, des danses de la fin du catalogue de Liszt : Méphisto-Polka (1882) étrangement claudicante, Csárdás obstinée (1884) qui finit par se figer dans une sorte de blocage pétaradant, épure de barcarolle à peine sensible pour la fameuse Lugubre Gondole (1885). Arrangements de ces pièces pour piano par les interprètes, pour violon et piano, là encore un processus de réécriture d'œuvres dont Léo Marillier apparente (dans ses notes de programme) le langage à la fois égal et étrange à une forme d' « écriture automatique ».

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La création Double Fil (Marillier & Bass) était, elle, à la fois un cadavre exquis et un exercice à contrainte de type OuLiPo : alors que les interprètes du concert étaient en tournée, chacun de leur côté, ils se lancent le défi de co-composer une pièce, en livrant quotidiennement un feuillet selon des dispositions précises – composer un nombre de secondes équivalent, pour chaque fragment, à la décimale de pi qui correspond, avec des mots-clefs pour s'inspirer et des contraintes pratiques (jouer sans bouger le bras, se limiter à certaines notes, souffler, chanter, gratter l'intérieur du piano, etc.). Le résultat est une sorte de grand divertissement d'une dizaine de minutes (sur les premières dizaines de décimales de pi), culminant dans l'apparition du zéro, où les artistes échangent leurs instruments jusqu'à la prochaine occurrence d'un zéro, assez loin après si vous vous souvenez (14159265358979323846264338327950288419716939937510) !
L'équilibre m'a paru assez réussi entre la pochade amusante et la réalisation extrêmement soignée, de la part de musiciens rompus à tous les modes de jeu dans la musique contemporaine qu'ils pratiquent assidûment : c'est la juste distance pour ne pas prendre le public à la légère sans se prendre au sérieux. Et la pièce a été bien reçue par le public du festival – dont la majorité est surtout constituée de résidents de la région, qui ne vont pour un certain nombre voir que les concerts donnés dans leur contrée, c'est-à-dire les concerts annuels d'Inventio, donc pas exactement le même public que celui de l'IRCAM ou de l'Intercontemporain.

Pour ma part, j'ai trouvé particulièrement réjouissante la réalisation du fantasme de tout spectateur : ça donne quoi s'il échangent leurs instruments ?  En l'occurrence, on serait entré à cet instant dans la salle, on n'aurait pas cru à l'échange (Léo Marillier a un toucher incroyable sur piano, et Orlando Bass sait manifestement vraiment jouer du violon…), c'était très impressionnant – et plutôt amusant, surtout pour les parties un peu chorégraphiées où l'on échange ses places. Et contre toute attente, la création hirsute fonctionnait comme une sorte d'intermède qui rendait le formalisme d'une sonate romantique particulièrement accessible et évident.

bray clocher

Pour clore, donc, la Sonate violon-piano n°2 de Schumann, enrichie de trouvailles présentes dans le manuscrit – où figurent beaucoup d'alternatives inachevées, à nouveau l'idée de fragments et de mains multiples, les interprètes participant à l'élaboration de l'œuvre finale.

J'avoue avoir été particulièrement saisi : le parti pris est celui de valoriser le geste dramatique, l'élan, la transparence également (alors que l'écriture en est plutôt serrée, assez opaque)… la musicalité du résultat est telle que j'ai cru n'en avoir entendu jusqu'alors que des déchiffrages !  Beaucoup de phrases violonistiques assez sinueuses, peu mélodiques d'emblée, chantent avec autant d'évidence que si elles étaient du Mozart ou du Bellini (au sein d'une ambiance bien plus marschnerisante, évidemment), tandis qu'au piano Orlando Bass ménage beaucoup de reliefs, de plans, de changements de textures – en plusieurs occurrences dans la soirée il parvient (début de Wieniawski, cœur de la Gondole) à obtenir des sons comme brouillés et saturés, je ne sais comment il fait ; et la plupart du temps, des accents très nets viennent sculpter le discours de façon très intelligibles.
Très impressionné, donc, par la qualité du travail musical sur une œuvre qui ménage déjà son lot de difficultés purement techniques – et qu'ils jouaient pour la première fois en concert, du moins ensemble, si j'ai bien suivi.

bray clocher

Une sorte de parcours d'émerveillement total, donc, empilant des expériences sensibles qui convergent autour du moment du concert. Par ailleurs, l'accueil par la communauté des spectateurs et bénévoles rend le contact très facile, et le principe même de la journée à multiples facettes enrichit la perception de chaque moment, une sorte de chambre d'échos émotionnelle à l'échelle d'une journée.

bray clocher

Détail qui n'en est pas un pour tout le monde, le Festival est imbattable sur le plan économique : 15€ en catégorie unique, incluant en plus du concert la visite guidée pré-concert, la navette gratuite depuis la gare la plus proche et le goûter…

Il reste des places pour les prochaines dates de juin et juillet :
https://www.inventio-music.com/le-festival/calendrier-et-programmation/ .

(J'avais déjà présenté le concept du festival ici.)

czerny quatuor


David Le Marrec

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