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L'air de cour à parties, les périls de la prononciation restituée & la fin des Arts Flo


airs sérieux et airs à boire arts florissants prononciation restituée 2024


La semaine passée, nouvel épisode des « Airs sérieux & airs à boire » des Arts Florissants à la Cité de la Musique. Un par saison de la Philharmonie depuis cinq ans environ ? 
Programme centré autour de Michel Lambert – et qui s'achevait par quelques parodies d’opéras (danses de l’acte III de Médée de Charpentier, un Prélude de Circé de Desmarest) –, interprété par quelques-uns des meilleurs représentants des Arts Florissants : Emmanuel Resche-Caserta toujours élancé (même si audiblement moins libre que lorsqu’il se produit avec son ensemble Exit, effet de répertoire ou bien ambiance de travail moins favorable), Thomas Dunford toujours aussi volubile et dramatique à l’archiluth, Myriam Rignol qui plane avec la même aisance à la viole... et il en va de même côté chanteurs : Negri, Reinhold, Auvity, Mauillon, Abadie !

Le fin du fin était réuni. Pourtant, après la généreuse incarnation des étudiants du CRR deux jours auparavant, j’avais craint la déception, et ce fut en partie le cas – vous sçavez, le danger mortel des écoutes comparées.

Ce n’est toutefois pas le seul fruit de la comparaison, car ce sentiment est récurrent avec les Arts Flo dans ce répertoire que j’adore et qu’ils pratiquent depuis toujours.

J’y vois quatre raisons combinées, et plus qu’un récit du concert, je trouve intéressant de les explorer, car elles outrepassent cette soirée et posent la question du statut des Arts Florissants et plus généralement la question du rapport au texte dans la musique vocale. On peut les lire sans avoir été présent, ni même s’intéresser à ce concert.



1) Airs de cour à plusieurs parties

L’air de cour m’émeut toujours moins lorsqu’il est chanté à plusieurs parties : l’expression est nécessairement moins souple que dans une monodie, l’inflexion moins précise, moins audible, et tout simplement moins personnelle – il n’existe pas, dans une version chorale, même à un par partie, le même rapport singulier entre timbre et mots, la même émotion instinctive. L’air de cour de format madrigalesque est bel et bien à la source du genre, j’en ai conscience, et ses déclinaisons monodiques, qui nous paraissent les plus naturelles, ne doivent pas être exclusivement considérées, mais le format mène toujours, chez moi, à une admiration un peu distante, qui n’atteint pas du tout les mêmes sommets d’émotion.

Pour autant, c’était aussi le dispositif adopté par les jeunes du CRR, et je fus saisi ; ce n’est donc pas la raison déterminante de cette divergence de ressentis.



2) Les périls de la prononciation restituée

Le choix de la prononciation restituée mettait aussi à distance l’émotion – j’ai déjà développé plusieurs fois les raisons générales pour lesquelles la prononciation restituée, en rendant une langue familière plus étrangère, pouvait diminuer l’impact émotionnel. Par ailleurs, comme il s’agit d’une langue dont il n’existe, par définition, aucun modèle enregistré authentique, les chanteurs tendent à distordre les voyelles pour s’approcher de cet idéal abstrait, ou tout simplement à les traiter comme il leur est loisible (notamment en couvrant trop). En résultent à la fois une grande disparité et une impression immédiate d’artificialité – et même, le plus souvent, de vastes problèmes d'intelligibilité.

Cependant, lors de ce concert, j’ai aussi identifié des enjeux plus spécifiquement phonatoires et vocaux, liés à la nature même des différences entre les deux états du français : du point de vue de l’émission vocale, ce n’est pas du tout un choix neutre, même à qualité de réalisation égale – car ce que je soulignais jusqu'ici était précisément la différence de qualité d'élocution chez les chanteurs entre français moderne et français restitué.

a) La transformation des finales en « -oi » ([wa]) en [wé] ferme beaucoup le timbre, et cela produit en particulier de nombreuses fins d’hémistiches ou de vers qui se resserrent au lieu de s’épanouir avec la voyelle la plus radieuse et colorée, le [a]. J’ai été frappé par la frustration d’un certain plaisir vocal que cela engendre.

b) Plus envahissante encore, la double nasalité : au XVIIe siècle, le [n] qui s’entendait encore dans les voyelles nasales [an], [in], [on], [un], disparaît progressivement – c’est la fameuse dénasalisation partielle ; soit on conserve la consonne nasale (comme dans « femme »), soit on conserve la voyelle nasale (comme dans « pompier », sauf dans ma région). Dans la langue parlée, cette petite rémanence de la consonne nasale tire le français restitué vers les accents d’oc, et procure un certain relief (consonantique) supplémentaire au phrasé. En revanche, pour le chant, j’ai été impressionné par l’impact de cet ajout sur l’émission vocale : les chanteurs pressentent dès l’émission de la voyelle la future obturation du son (sans doute d’autant plus, là aussi, qu’ils ne sont pas accoutumés à parler ainsi), ce qui engendre une constriction assez audible de leurs voyelles, et donc beaucoup moins de liberté, d’aisance, de timbre. D’un point de vue purement physique, c’est un obstacle, une diminution, un glow down.

Je ne l’ai pas ressenti ainsi chez les jeunes du CRR, car la mise à distance était compensée par les autres aspects, notamment scénique, du projet ; par ailleurs un certain nombre d’entre eux atteignaient un réel naturel dans l’exercice (et je connais sans nul doute moins leur voix pour comparer avec ce qu’ils peuvent faire en prononciation moderne).



3) Version de concert

Précisément, l’absence de dispositif scénique, avec ces airs de cour empilés et chantés face au public, manquait sans doute un peu de variété et de chaleur. On aurait pu proposer, comme dans d’autres de leurs sessions, quelques jeux de scène un peu plus travaillés.

De surcroît, la scène elle-même avait étrangement été abaissée (on devait mal y voir du milieu du parterre !) et surtout reculée très loin du premier rang, si bien que l’intimité du genre, avec ces musiciens perdus dans leur îlot au milieu de la salle nue, n’était pas tout à fait magnifiée.


 
4) Perfection froide

Le résultat général m’a frappé par sa beauté glacée – tout est parfaitement en place, mais cette sécurité extrême manque un peu de frémissement. La tendance a toujours existé chez les Arts Florissants, cette recherche d’éther, de pureté, très sensible dans les premiers disques un peu rigides (l’Atys et Les Indes galantes de studio par exemple, ou leurs Händel). Cependant, alors même que le son s’est beaucoup arrondi, Les Arts Flo conservent souvent cet aspect altier et un peu froid ; dans l’air de cour comme ici, c’est un peu frustrant, alors même que ces artistes sont d’ordinaire brûlants – je ne serais pas étonné qu’une des raisons tienne dans la peur de Christie, qui les couve du regard avec une tendresse feinte devant le public (on connaît de longue date l’environnement toxique de travail qu’il a créé autour de lui, terrifiant ses musiciens par ses colères).

Ce fut donc un très beau programme et une très belle soirée qui, à l’exception des solos de Cyril Auvity et Marc Mauillon, de vrais princes, n’a pas tout à fait tenu ses promesses de toucher, pour un certain nombre de raisons structurelles que je trouvais intéressantes de détailler – sans rien retirer à la valeur de musiciens que je tiens quasiment tous pour les meilleurs dans leur catégorie !

Il flottait ainsi un parfum assez crépusculaire sur ce spectacle, pourtant l’une des rares nouveautés d’un ensemble qui n’a plus guère exploré depuis les années 2000 (hors Didone de Cavalli et quelques Haendel moins célèbres, ce furent seulement des reprises, à l’infini), et qui ne joue très principalement qu’à la Philharmonie et la Cité de la Musique, des salles qui ne sont pas les plus adaptées pour ce répertoire. Sorte de vivarium pour les derniers feux d’un ensemble qui fut à la pointe de son temps, et qui apparaît presque aujourd’hui, par son répertoire, par son attitude face à l’interprétation, menacé de ringardise. (J’ai bien écrit presque, ne me frappez pas, frappez plutôt Christie.) C’est simplement que leur approche a conservé quelque chose d’assez 1980s, sans que ce soit nécessairement un défaut – leur approche musicologique n’est pas en retard.


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Commentaires

1. Le mardi 2 juillet 2024 à , par Francis

La double nasalité, c'est ce qui explique cette tête de cochon à deux groins sur la photo ?

2. Le mercredi 3 juillet 2024 à , par DavidLeMarrec

J'avais autre chose en tête, mais il n'est pas interdit de combiner les référents symboliques !

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