L'imposture de la critique
Par DavidLeMarrec, jeudi 11 juillet 2024 à :: Discourir :: #3412 :: rss
Pas Beckmesser, mais ça pourrait.
(Production de Keith Warner pour les Meistersinger à Vienne.)
J'ai depuis quelques semaines une notule d'opinion à terminer et publier, La faute aux artistes, qui met en cause le rôle parfois contre-productif des artistes (célèbres) dans les incohérences ou faiblesses de la programmation du concert classique. Beaucoup d'anecdotes et d'arguments pour le soutenir, qui viendront en leur temps et pourront susciter du débat.
Mais l'occasion se présente aujourd'hui de balayer d'abord, pour une notule plus courte, devant la porte des critiques.
1. Ma vie de critique renommé et redouté
Je ne me considère pas comme critique – si vous avez accédé à Carnets sur sol par operacritiques.free.fr plutôt que par carnetsol.fr, c'est que j'ai conservé le nom de domaine (pas trop mal référencé) d'un premier site où, à 17 ans, j'ai commencé à faire mes premières armes de musicographe en commentant les concerts auxquels je me rendais. J'y parlais longuement des spécificités des voix, des sources de l'émotion, de détails sur les œuvres que je n'avais pas lu ailleurs… pour partie une attitude que j'ai conservé : plutôt essayer de partir de l'observation des œuvres elles-mêmes que de reproduire des jugements ou des exégèses déjà écrits – même si, avec le temps, j'ai tâché de muscler l'aspect « recherche » en ajoutant une part documentée et vérifiée à mes notules. Pour autant, la démarche demeure la même, privilégier l'observation comme point de départ, et plutôt traiter les angles qui ne sont pas le plus souvent choisis.
Il n'en demeure pas moins, me dit-on souvent, qu'en commentant des spectacles, je fais office de critique – on peut le voir ainsi, mais je ne le conçois pas, en tout cas, de cette façon. Je n'ai pas particulièrement envie d'évaluer, davantage de rendre compte de mes propres impressions, de l'intérêt des œuvres, des spécificités de telle interprétation, des idées qui me viennent et que je n'aurais pas déjà lues ailleurs, sans chercher à dresser des podiums ou à décréter qui a légitimité à se produire est qui est un imposteur. La critique suppose un certain désir de juger et de trier, qui est une perspective qui ne m'intéresse pas particulièrement, ni en tant que lecteur, ni en tant que rédacteur.
Par ailleurs, cette obsession des hiérarchies risque fortement, à titre individuel, de faire basculer dans une attitude d'écoute assez stérile – vous savez, le danger mortel des écoutes comparées.
(Tout cela pour que vous ne vous étonniez pas du paradoxe apparent de ce que je vais écrire à présent.)
2. Le critique, sommet de la chaîne alimentaire musicale ?
J'ai été particulièrement frappé, depuis que (cela fait deux ans environ) je reçois régulièrement des invitations à des concerts, par le pouvoir exorbitant donné aux « critiques » (les gens qui écrivent, je veux dire). J'imagine que l'importance du critique est liée au fait qu'il se trouve en bout de chaîne, qu'il est une sorte d'incarnation du public, avec la caractéristique qu'il est apte à mettre des mots sur son ressenti – et également un prescripteur. De mauvais articles répétés (dans des organes un peu influents) peuvent (hypothétiquement) dissuader une partie du public, voire faire douter la tutelle de renouveler sa subvention. Et en tout cas, une accumulation de papiers positifs peut aider à remplir la jauge.
Je me rappelle de cette fois où une directrice de festival (une dame extrêmement instruite, expérimentée et intégrée dans l'écosystème musical) me demanda, à moi qui ne suis personne dans le milieu de la musique, pas moins de cinq fois si ma place me convenait. J'étais invité, à cinq pas des artistes, je ne vois pas trop ce que j'aurais pu trouver à redire. Mais je sentais la terreur de mettre de mauvaise humeur quelqu'un qui pouvait nuire à l'image de tout le festival.
Et cela me gêne à plusieurs titres.
La raison la plus évidente, souvent avancée – et pas vraiment satisfaisante à la vérité – est que le critique juge des musiciens plus compétents que lui. On connaît la phrase d'indignation : « Qui êtes-vous pour dire qu'un violoniste qui joue depuis 40 ans sur les plus grandes scènes n'est pas convaincant ? »
Ce n'est pas tout à fait une raison sans réplique, car il est bien évident que les musiciens se produisent d'abord pour le public : si le résultat ennuie l'assistance, leurs qualités musicales peuvent être les meilleures, le but n'est pas atteint. En ce sens, un critique, même ingénu, peut tout à fait rendre compte de ce qu'il a entendu, de façon absolument bienvenue, que ce soit positif ou négatif.
[Je ne suis pas trop partisan, dans la mesure où l'on assiste à une production de belles choses – et non à une suite d'offenses –, de la sévérité, mais rendre compte consiste aussi à relever ce qui ne fonctionne pas bien, évidemment. Ce n'est pas de cet aspect que je compte parler aujourd'hui de toute façon.]
Pour autant, ma gêne se situe bien là : les critiques arrivent en bout de chaîne, et j'ai parfois de la peine à voir des musiciens de grande qualité, très informés dans leur art, devoir faire des risettes à des mélomanes certes cultivés, mais qui commentent au doigt mouillé avec leur « tempo trop rapide » ou leur « pas de sens de la structure », tandis qu'en plus de leur maîtrise musicales, les musiciens se sont, dans beaucoup de cas, échinés à choisir la meilleure édition, à se documenter sur ce qu'ils jouent, etc.
Et donc, moi le premier, quand je me trouve dans cette situation, je suis assez mal à l'aise : j'ai beau être un auditeur informé, en général j'en sais beaucoup moins que les chefs qui ont fouiné pour trouver la partition, l'ont apprise par cœur, ont lu la presse et les traités de l'époque… et qui, tout simplement, ont une oreille musicale infiniment plus affûtée que la mienne.
Ça ne signifie nullement que je ne puisse avoir mon avis – et je ne le tais pas au demeurant, fût-ce devant le compositeur lui-même, je n'entends pas abdiquer l'expression de mon ressenti –, mais je suis mal à l'aise avec l'idée que l'avis prescripteur soit celui de la personne la moins informée de toute la chaîne artistique…
Et c'est souvent le cas le cas pour les critiques. Bien sûr les critiques des webzines, recrutés chez des amateurs, mais déjà tout autant dans la presse, où l'on recrute des plumes, des esthètes, mais pas, dans la plupart des cas, des musicologues aguerris – et ils ne pourraient, en tout état de cause, être spécialistes de tout.
Je n'ai pas vraiment de solution pour ce qui est d'évaluer l'intérêt d'un concert, d'une nouvelle publication discographique – les artistes étant eux-même souvent peu lucides, ou simplement accaparés par des considérations qui ne sont pas les mêmes que celles du public, par exemple si l'on prend les questions d'exactitude du texte (la majorité du public s'en moque, et préfère l'abandon, l'urgence, l'originalité, la présence… moi le premier, je crois). La nécessité d'une interface entre musiciens et public, plus ou moins équidistante, paraît réelle. (On ne peut pas confier aux musiciens la tâche d'évaluer eux-mêmes l'intérêt de leurs concerts ou de leurs disques, évidemment – mais ce qu'ils en disent est général beaucoup plus nourrissant que la critique qui suit…)
Mais en tout cas, moi, je ne me perçois pas dans cette perspective, et je ne trouve pas tout à fait légitime l'importance sociale apportée au rôle du critique.
Et pour illustrer tout cela… c'est le moment des anecdotes.
Toujours pas Beckmesser, mais ça pourrait tout aussi bien.
3. Crash test des critiques
Le risque d'être moins informé que les artistes – et de vouloir donner non pas une impression subjective (toujours acceptable, on a le droit inaliénable d'être imperméable à la meilleure interprétation du monde) mais une opinion normative produit quelquefois des accidents assez… expressifs.
a) Les glottophiles illettrés
Je me souviens ainsi de l'indignation sur un forum glottophile : Klaus Florian Vogt n'a tellement pas d'aigus qu'il ne fait qu'une fois le si bémol de Bacchus dans le final d'Ariadne auf Naxos ! Alors que James King / Max Lorenz / Jean de Reszke, lui au moins, il assurait !
Et, de fait, Vogt ne produit qu'un seul si bémol 3 dans sa grande ligne lyrique, la seconde fois qu'il la chante. Sauf que…
… Strauss a justement laissé, en cette première occurrence, l'orchestre prendre la note la plus haute, réservant la ligne aiguë du ténor pour la seconde itération. Ce que nos lyricomanes énervés avaient dans l'oreille était certes avéré, mais le fruit d'une tradition glottique qui ne reposait nullement sur la partition. Et les commentaires avaient été assez désobligeants sur la paresse ou les lacunes techniques de l'artiste – tout à fait à tort. Car il n'est pas évident, il est vrai, de connaître ce type de finesse lorsqu'on écoute simplement des disques.
Cela ne signifie en rien qu'il ne faille pas donner son avis, surtout pas – mais qu'il est sans doute malavisé de considérer que cet avis couronne et clôture le processus artistique, comme un verdict.
b) Carnets hors sol
Qu'on ne croie surtout pas que je me place au-dessus de cela : il m'est arrivé moi, dans des avis oraux ou des notules conçues pour donner des impressions d'écoute, de me récrier contre des détails… qui étaient le fruit de recherches dont je n'avais pas connaissance. Cela ne m'est pas trop arrivé ces dernières années, où je publie moins (de deux notules par semaine, on est plutôt passé à une tous les quinze jours) mais tâche de vérifier autant que possible mes assertions, et ne pas me reposer sur des souvenirs de lectures de guides Fayard quand j'avais quartorze ans / d'émissions de France Musique / de textes dont je n'ai pas vérifié le sérieux, etc.
Pour autant, puisqu'on ne peut être spécialiste de toutes les œuvres qu'on va écouter, et même que les notices des disques ne sont pas toujours disponibles en ligne… on tombe quelquefois dans des pièges terribles, malgré tout son zèle et sa bonne foi. Pour que la chose ait plus de saveur, je vous raconte une de ces aventures où je pris une funeste part.
Il y a quelque temps, j'étais à un concert en compagnie d'un ami que j'avais invité, et d'un autre que j'avais croisé au même spectacle, comme souvent. Très beau programme, très original… Mais je n'aimais pas beaucoup le timbre du cordiste soliste (de haut niveau, vu sa biographie), je trouvais qu'il crincrinnait un peu, que l'archet n'allait pas assez au fond de la corde et qu'il restait sur le timbre des apprêts un peu rêches inhabituels à ce niveau.
Je débattais en moi-même s'il valait la peine de le mentionner dans le compte-rendu que je comptais écrire : d'un côté, la loyauté pour mes lecteurs, ne pas leur raconter des choses non conformes à ce que j'ai entendu ; de l'autre, j'aurais mauvaise grâce à me plaindre d'un interprète qui ose un programme original, et à relever de petits détails disgracieux – alors que j'étais assis au premier rang, et que le timbre peut évoluer différemment plus loin dans la salle…
Arrive une pièce solo très difficile, d'un compositeur dont je connais un peu le corpus théorique, la démarche ; une pièce que j'avais par ailleurs déjà entendue, il y a longtemps, mais peu réécoutée. A priori, donc, je suis un peu l'honnête homme qui comprend ce qu'il se passe. Et de fait, je perçois rapidement la structure de la pièce, l'esprit dans lequel elle est écrite. Mais alors, quand même, ça ne joue pas très juste ! Je fais tout de même attention à ne pas me braquer, quelquefois un effet de timbre désagréable peut être pris à tort pour un écart de justesse. Mais décidemment non, ça bouge même au sein des notes, c'est très souvent audiblement bas… en tant que claviériste, je n'ai pas l'oreille d'un violoniste, et je me moque assez des petits écarts (l'oreille rétablit instinctivement), mais quand c'est aussi net et aussi fréquent, on finit par avoir peine à suivre la ligne mélodique et à sentir un petit mal de mer.
À la sortie du spectacle, l'ami que j'avais emmené me parle de la pièce, de la qualité de l'interprète, etc. Dans nos rapports musicaux, il est souvent celui qui pose les questions, et moi celui qui pourvois des réponses, c'est notre interaction habituelle, je prends donc ma casquette de médiateur et essaie d'expliquer certaines spécificités de l'œuvre, du catalogue du compositeur… Au passage, je ne puis totalement m'empêcher de faire un peu la moue sur l'interprète et de mentionner l'imperfection de la réalisation – mais j'ai pris le parti de le présenter de façon positive : chapeau de jouer cette pièce, elle est diaboliquement difficile, rien que la jouer en public, je respecte – en fin de compte, ça prouve surtout que la difficulté est telle que même un professionnel de très haut niveau sera poussé dans ses retranchements. Et puis on parle de musique vivante, ce n'est pas un disque avec de multiples prises et points de montage, notre perception est peut-être distordue et il est possible que presque personne ne se risque à la jouer en public parce qu'il est très difficile de lui rendre justice à coup sûr.
Pour être tout à fait honnête, je me sentais assez content de ma trouvaille : je pouvais être tout à fait franc sur mon ressenti sans non plus dénigrer l'artiste dont je respectais la démarche courageuse, l'intérêt du programme… j'aime mieux une version moyenne d'une belle œuvre rare qu'une version exceptionnelle d'un chef-d'œuvre ultime que j'ai déjà souvent entendu. Je me sentais plutôt en phase avec mes propres exigences morales.
L'autre compère que nous avions croisé lors du concert, particulièrement érudit (et connaisseur de ce compositeur), hésite sur la question de la microtonalité – mais nous convenons tous que, si le compositeur est coutumier du fait, ça n'aurait pas de sens dans une pièce si lyrique, et nous n'avons pas souvenance d'avoir jamais entendu ces écarts dans les interprétations que nous connaissons. Bref, nous convenons tous qu'il a beaucoup de mérite mais que c'était perfectible.
Le lendemain, je me mets à écrire un petit mot de compte-rendu, pour mettre en valeur le beau programme et la belle initiative – je ne me sens décidément pas de dire du mal d'un artiste qui débute sa carrière, qui joue des programmes intelligents et difficiles… ce n'est pas comme si un disque sortait chez Universal avec un grand plan marketing pour vendre « la meilleure version de ces trente dernières années » d'une œuvre ultra-documentée, ne pas souligner les défauts ne serait pas, me dis-je, une forfaiture auprès des lecteurs. Et j'ai vraiment mauvaise grâce à faire la fine bouche dans un tel cas.
Pour autant, comme je n'ai pas réécouté l'œuvre depuis des années, je me mets en devoir de la réécouter – ne serait-ce que pour être sûr que ce mouvement lent soit bien central (et j'ai bien fait, c'est en réalité le premier de six mouvements !). Tant qu'à faire, je cherche un cordiste que j'aime bien, c'est un peu plus long à trouver sur Spotify si bien que je choisis vite de filer sur YouTube… où, divine surprise, la partition (pas du tout libre de droits, 1994 !) est aussi disponible.
Et là.
Il y avait bien de la microtonalité, sans doute pour imiter les tempéraments de la musique populaire (la pièce imite une mélodie cyclique simple), voire l'intonation irrégulière des violoneux de village ! Mes yeux se sont soudain dessillés : le compositeur est connu pour ces procédés, tout de même, pourquoi ai-je d'emblée refusé cette hypothèse lorsqu'elle fut formulée ?
Pis, l'interprétation de la grande soliste internationale que j'avais choisie gommait beaucoup ces écarts, je me demande (quoique tout à fait incompétent) si mon jeune interprète n'avait pas été en réalité beaucoup plus rigoureux sur les écarts de justesse écrits que les grands virtuoses que j'avais écouté par le passé – ce qui expliquerait aussi que je n'avais aucun souvenir de cette spécificité.
Je me suis senti profondément mal, à cet instant, devant la bévue que j'aurais pu faire en lâchant le nom de l'artiste tout en laissant entendre qu'il ne jouait pas juste ! Ce genre d'information une fois lâchée, c'est une réputation qu'on abîme, probablement son premier papier en ligne, et même s'il me prévenait ensuite, la possibilité que l'information ait été vue et mémorisée, voire qu'elle circule ailleurs. Une carrière, uen vie brisées… parce que le critique n'était pas au même niveau de connaissance que le musicien, mais qu'il a tout de même le dernier mot. Je trouve cela terrifiant, d'autant que pour avoir lu beaucoup de critiques violemment péremptoires de la part de mélomanes pas très informés, je sais que je ne suis pas le pire représentant de notre engeance.
Certes, je ne suis jamais dur contre les artistes (ou alors par badinerie sur les vieilles gloires qui ne sont plus en activité comme les stabiloteuses grecques, ou sur les harceleurs en chef qui méritent le pilori plutôt que la baguette) et je n'avais pas prévu de parler en mal de celui-ci… mais il y avait un enchaînement de conditions, une ligne temporelle possible où j'aurais effectivement glissé, dans la publication finale, que ce n'était pas très bien joué. (Vous me direz, si ça avait été une sonate de Brahms, comme tout le monde aurait connu l'œuvre, je n'aurais pas pu me tromper et quand bien même, le reste du public aurait pu me contredire aisément – le fait de sortir des sentiers battus a capté ma bienveillance… et évité la catastrophe. Mais tout de même, n'hésitez pas, artistes, à communiquer sur les spécificités de ce que vous jouez !)
Avec le temps, j'ai vraiment pris l'habitude de vérifier ce que j'écris, même ce que je crois savoir ou avoir déjà lu… je m'en suis félicité ce jour-là.
Immédiatement, j'écris un message aux deux amis pour signaler mon énorme bévue et leur présenter mes excuses, qu'ils n'aillent surtout pas colporter qu'ils ont vu un crincrinneur de seconde catégorie dans la chapelle de Loindiciloin !
J'ai depuis livré mon papier, qui ne s'attarde pas sur l'interprétation – je n'ai pas aimé le timbre, mais je suis loin d'avoir le recul pour me prononcer sur la qualité de l'exécution, ce ne serait pas honnête –, bien plus sur la démarche de l'agencement du programme et les spécificités des œuvres choisies, ce qui est plus important à mon sens, même si cela flatte peut-être moins les musiciens concernés.
Mais devant le petit traumatisme de la micro-catastrophe que j'aurais pu causer, en toute bienveillance et en toute bonne foi – moi qui avais l'impression de me taire par magnanimité, et qui étais tout satisfait d'avoir dit à mes amis que c'était pas totalement bien joué, mais tellement difficile qu'on pouvait pardonner… –, je me suis dit qu'il fallait raconter cet épisode, qui n'est pas à ma gloire, mais expose bien cette difficulté dans la chaîne de production artistique. Est-il bien raisonnable d'accorder une telle place à la critique, lorsque celui qui écrit est moins informé que ceux qui jouent ? Surtout si l'on attend une sorte de vision prescriptive, qui dicte ce qu'il est licite d'écouter ou carrément haram de considérer. Et c'est souvent ainsi que les critiques fonctionnent : peu de description des œuvres, beaucoup de glose sur qui joue le mieux.
c) La collusion des élites
Mais il serait trop simple de s'arrêter à l'idée du pouvoir considérable mis entre les mains moindrement compétentes des critiques : avoir des critiques aussi informés que l'équipe artistique peut aussi être un problème.
Il y a quelques mois, on jouait Atys de LULLY dans une version totalement repensée à partir des livrets de la création : vents toujours sur scène (et costumés), qui ne doublent pas les tutti, basse continue absente dans les danses, chœurs de taille variable, enfants dans les chœurs et en solistes, etc. Cela ne concerne que la représentation à la Cour – il est tout à fait probable que le dispositif ait été différent pour les représentations parisiennes, le Roi ne partageant pas nécessairement ses musiciens et les contraintes des lieux étant distinctes… (Ne jetez donc pas tout de suite vos versions avec vents en doublure et basse continue omniprésente.)
Beaucoup de matériel de médiation avait été mis à disposition par le CMBV (vidéos, podcasts, journal de bord explicatif de 100 pages !), mais la finesse des enjeux n'était pas si aisée à percevoir complètement par un spectateur qui arriverait simplement après avoir écouté Christie, Reyne et Rousset.
C'était donc une bonne idée, de la part de la revue Diapason, de choisir Loïc Chahine, un chercheur spécialisé dans Fuzelier (librettiste de ballets de Rameau), qui travaille depuis longtemps dans le milieu et connaît les enjeux d'une production à partir de sources anciennes dans le répertoire baroque français, pour écrire la recension de cette soirée.
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Son avis est enthousiaste, à bon droit – soirée très réussie musicalement, émouvante par la nouveauté de ce qu'elle faisait connaître, et importante pour la recherche en mode performance practice (apprendre sur le passé en essayant de jouer selon les normes du temps).
Il y a cependant un degré de proximité avec le sujet où l'on ne devrait peut-être pas écrire de critique, ou du moins pas sans indiquer d'où l'on parle. Un ami m'indique ainsi la page de l'équipe du projet Atys. Et.
Interloqué, je relis l'article, cherchant une mention de cette particularité. Je ne trouve rien – mon ami non plus. Entendons-nous bien, je trouve très légitime qu'un membre du projet puisse en détailler l'intérêt dans un magazine, c'est bien plus intéressant qu'une critique – mais qu'il soit lui-même l'évaluation du projet dont il est membre, qu'il tresse lui-même des couronnes à ses collègues, il faut que le lecteur soit informé du type de lien qui les unit.
Je ne sais si Loïc Chahine (qui, écrit, je crois, régulièrement dans ce type de magazine) a omis de le signaler à Diapason, si Diapason a oublié d'apposer la mention qu'on lui avait demandée (peut-être cela figure-t-il dans la version papier ?), ou si les deux, d'un commun accord, ont estimé que la précision n'avait pas grande importance – mais elle est révélatrice, je trouve, de la légèreté du contrôle qualité sur les critiques, que ce soit sur l'absence de compétence du dilettante qui fait de grandes phrases définitives sans réellement s'y connaître, ou du spécialiste tellement spécialiste qu'il commente son propre spectacle !
Je cherche alors dans l'article des indices qui m'ont peut-être échappé. Les artistes sont (à une exception près, pour un petit rôle d'ailleurs) tous loués avec force. Par exemple le chef : « tout est admirablement phrasé. Un orchestre magnifique mais pas pompeux, aux couleurs très raffinées, des hautbois éclatants, d’une ronde verdeur très réjouissante, un chœur parfait, d’une remarquable clarté, servent avec exactitude une lecture dont la vertu cardinale est la finesse ». Je ne dis pas que je suis en désaccord avec ça – il y a eu beaucoup de répétitions, et c'était d'une remarquable finition, charismatique également –, mais venant de quelqu'un qui a dû fréquenter assidûment ces artistes, les superlatifs ont moins de poids.
Je me suis demandé, si, à un moment, l'auteur n'était pas convaincu que son titre était associé à son nom, ce « nous » ne signifiant pas, au moins implicitement, qu'il a participé au processus ?
Mais en réalité, malgré toute ma bonne volonté à présumer de la bonne foi, le reste du texte ne laisse pas trop de doute sur la valeur de ce « nous », un « nous » auctorial standard, qui présente la production prétendument de l'extérieur :
L'équipe de chercheurs (dont on peut considérer, suivant comment on voit les choses, qu'il fait partie) et en tout cas la dramaturgie (son poste dans cette production) sont désignés par des troisièmes personnes, ne laissant pas du tout penser que le critique fasse partie de la production.
Encore une fois, j'ignore absolument si l'auteur avait demandé l'écriture d'un avertissement, si cela a été refusé ou oublié, si c'est une norme totalement licite dans la critique que de produire un spectacle et d'en rédiger le compte-rendu enthousiaste… mais je trouve qu'il y a, vis-à-vis des lecteurs, un défaut de loyauté.
[Même si tout lecteur un peu lucide doit savoir que les amitiés entre artistes et les présences des annonceurs altèrent très régulièrement la sincérité des papiers dans ce type de revue. Il n'est pas exclu que les webzines d'amateurs soient plus sincères sur ce point.]
4. Aporie finale
Je ne prétends pas proposer de solution miraculeuse : l'idée était moins de dénigrer les mélomanes enthousiastes qui ne veulent pas payer leur billet qui désirent partager leurs émotions ou de dénoncer la collusion des critiques trop informés (j'ai repensé à cet épisode qui m'avait frappé parce que le conflit d'intérêt était public, mais il n'est pas rare, je crois, que cela se passe de façon souterraine et donc moins honnête)… que de partager mon désarroi intime devant l'importance qui m'est donnée, quelquefois, comme si je devais couronner un processus d'efforts sincères en apposant mon sceau, alors même que je n'ai pas les connaissances adéquates.
Bien sûr, j'essaie de bien faire, de me documenter avant d'écrire – et cela évite des catastrophes, comme celle dont j'ai évoqué la terrifiante potentialité –, mais tout de même, il y a là comme un impensé dans la chaîne de valeur… Peut-être faut-il que les critiques se présentent davantage comme des mélomanes ingénus (ils ne prétendent alors pas savoir, mais dire tout haut ce que le public a pu ressentir sans pouvoir l'exprimer, que ce soit en lien avec la réalité de la partition ou non) ; ou à l'inverse qu'ils s'assument comme chargés de communication des artistes, fournissant au public des informations précieuses sur la démarche.
Sur cette question, comme sur sur bien d'autres, la solution est peut-être simplement d'expliciter sa démarche. Bien préciser qui parle et dans quel but. Ça ne règle pas nécessairement les enjeux de fond, mais ça permet au lecteur d'être informé et de ne pas se sentir dupé. Je m'y emploie autant que je le puis ici, quitte à paraître quelquefois bavard ou songe-creux.
Pour ma part, je continue de m'interroger sur mon rôle dans ce type de situation : honnêteté vis-à-vis des lecteurs évidemment (CSS est mon loisir, je n'ai pas d'autre allégeance que ma fantaisie, il n'aurait pas de sens de me laisser acheter), mais aussi absence de cruauté envers les artistes (je n'aime pas faire souffrir en règle générale, et a fortiori quand je ne suis pas sûr d'avoir toutes les clefs en main ; et lorsque je dois dire un mot d'un ratage, essayer de poser des questions plus vastes et de comprendre le pourquoi plutôt que d'accabler les musiciens).
Ensuite, est-ce vraiment la vocation de Carnets sur sol que de se faire l'écho de concerts d'un jour ? L'idée est de m'assurer d'abord que la notule ait une plus-value suffisante pour informer (sur des sujets qui excèdent le concert lui-même) les lecteurs qui n'étaient pas présents ou intéressés par ladite soirée. Mais la frontière n'est pas toujours aisée à tenir, lorsqu'on souhaite encourager les ensembles courageux qui renouvellent le répertoire, ou simplement partager son enthousiasme au sortir d'un spectacle formidable !
Parmi les cycles que je voudrais privilégier dans les prochaines semaines :
¶ La Bible par la musique (trois ou quatre épisodes son en cours d'écriture pour clôturer Caïn) ;
¶ Musique en Ukraine (beaucoup d'inédits de piano romantique / symboliste / futuriste sont déjà dans la boîte depuis quelques semaines !) ;
¶ 1 jour, 1 opéra (j'ai même ouvert un site dédié où j'ai repris du service et ajouté une partie des archives, je l'annoncerai plus officiellement dans les prochains jours, une fois mis en ligne le maximum d'entrées écrites depuis 2020) ;
¶ finir de présenter les découvertes en déchiffrage et poser des questions sur l'usage futur de cette pratique, dans le cadre de CSS.
Il y aura aussi le pendant de cette notule-éditorial, « La faute aux artistes », la présentation de deux opéras comiques entendus cette saison sur lesquels il y aurait énormément à dire, avancer doucettement Une décennie, un disque. Peut-être aussi compléter certaines séries à sujet vocal, je sais avoir peu nourri dernièrement la part du lectorat attachée à ces sujets.
Et puis potentiellement des interférences de ma pratique : idéalement, documenter des inédits tout en les commentant (en vidéo ? organiser peut-être un concert commenté à Paris ?) me tenterait assez, avec l'idée de relier la chose à une époque, à des courants, à des sujets, et de rendre donc accessible à un public pas trop restreint des œuvres absolument de niche.
Nous verrons. Bonne suite d'été d'ici là !
Commentaires
1. Le vendredi 19 juillet 2024 à , par Loïc Chahine
2. Le mercredi 24 juillet 2024 à , par DavidLeMarrec
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