Carnets sur sol

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lundi 27 octobre 2025

[Enquête] — Le Concile de Trente a-t-il interdit la polyphonie – III – Lever le voile sur les légendes


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Le contenu de la playlist s'éclairera au fil de votre lecture, mais il sera aussi commenté dans le dernier épisode.

Au fil de cette série, n'hésitez pas à cliquer sur les liens, ils renvoient pour la plupart vers des exemples musicaux qui permettent d'incarner davantage les notions techniques.



Pour que cette notule ne ressemble pas à une prière de curé pré-Concile et demeure intelligible, je vous engage à lire les précédents épisodes ;




12. Alors, l'interdiction de la polyphonie ?

Comme vous l'avez vu, le Concile n'a pas émis de recommandations précises en dehors du fait de prononcer clairement et de ne pas trop diluer le culte dans l'esprit profane.

En revanche, la Commission des Cardinaux chargée de l'application des préceptes du Concile parle bel et bien de la polyphonie, en recommandant de la simplifier, de limiter les ornements qui gênent l'intelligibilité, d'accentuer la juste mise en valeur du verbe sacré. Les Synodes Provinciaux vont dans le même sens, avec des différences de détail dans les consignes et surtout l'application, on en reparlera.

Il existe donc bel et bien une intervention de ce côté-là, même si elle n'a pas réprouvé en tant que telle la polyphonie, plutôt demandé une modération de son exubérance, pour des raisons de décence et de clarté

Pierre Gaillard cite l'anecdote (dont il met en doute la véracité, peut-être bien qu'oui, peut-être bien que non) du pape Marcel II scandalisé par les chants qu'il entend dans sa chapelle, et qu'il apparente à des chants de joie tout à fait déplacés dans la solennité du culte. La suppression pure et simple de la musique dans les églises a peut-être initialement été envisagée, mais on manque de sources pour l'affirmer ou l'infirmer. [Il faut préciser que ledit pape n'a survécu que trois semaines à son élection, et par conséquent a pu laisser moins de traces de ses convictions par écrit, ouvrant la voie aux témoignages indirects diversement fiables.]
En tout cas, pour ce qui est des textes vérifiables, il est question de réformer et non d'interdire.



13. Le mythe Palestrina

Palestrina et la polyphonie

Il circule régulièrement, parmi les anecdotes de musicologie, l'histoire selon laquelle Palestrina aurait écrit une messe de moyen terme, la Missa Papæ Marcelli, faisant implicitement l'éloge de la polyphonie pour convaincre les cardinaux. Sa beauté, qui conservait l'exubérance de l'ancien style tout en tâchant d'en rendre le verbe moins distordu, aurait cherché à opérer une magistrale démonstration.

En réalité, cette messe d'hommage au pape réformateur Marcel II, qui ne régna que trois semaines en 1555 (vraisemblablement décédé des fatigues du conclave, puis des cérémonies d'intronisation), semble avoir été écrite vers 1562, et a en tout cas été exécutée pour la première fois cette année-là. Pour mémoire, le Concile s'étend de 1545 à 1563. Aussi bien Édith Weber que Pierre Gaillard en concluent qu'il était trop tard pour infléchir les Cardinaux.

Comme les débats sur la musique ont eu lieu à la fin du Concile, je ne suis pas sûr que cet argument soit si déterminant, mais ils connaissent mieux la chronologie que moi. Les deux donnent davantage de crédit aux Preces speciales pro salubri generalis Concilii successu [audio], Preces pro generalis Concilii salubri continuatione (1561), Preces speciales pro salubri generalis concilii successu ac conclusione (1562)de Jacobus de Kerle, une commande musicale pour accompagner le concile (littéralement des « prières spéciales pour le succès du concile »). Les deux mêmes auteurs émettent l'hypothèse que leur beauté, dans une esthétique qui reste polyphonique mais favorise le « note pour note » (Édith Weber utilise cette expression de façon récurrente et entre guillemets pour désigner les chants plus syllabiques), a pu influencer les débats. J'avoue trouver leur conjecture (non sourcée) un peu hardie – ça les a peut-être influencé, mais on n'en a pas davantage idée que l'inverse, ou en tout cas ils ne le démontrent pas dans leur argumentation.

Pour ma part, je suis plutôt dubitatif devant l'idée que la beauté de l'œuvre puisse infléchir des enjeux idéologiques aussi profonds – et légitimes – que la nécessité pour le public d'entendre le texte sacré plutôt que de la bouillie esthétisée. Mais il y a quelques semaines, on a vu un ministre vouloir projeter à tous les adolescents une série de fiction parce qu'elle l'avait ému, alors tout est possible en réalité.

Quoi qu'il en soit, l'ironie que j'aime beaucoup dans cette histoire : la Messe du pape Marcel de Palestrina serait, d'après les spécialistes, fondé sur… une variation de le chanson (profane) de L'Homme armé. (Soit exactement ce que ne désirait à aucun prix le Concile, mais suffisamment bien intégré pour rester insaisissable, et encore aujourd'hui sujet à débat.) Je trouve cette collision assez réjouissante !

Palestrina et les tierces

Notre Giovanni Pierluigi da Palestrina, contemporain exact du Concile, est régulièrement présenté comme le père de notre tonalité moderne, précisément parce qu'il utilise, au sein de la polyphonie Renaissance, assez couramment les tierces et sixtes dans des accords forts / de détente / de repos, avec un effet à nos oreilles moins pur, moins dur, plus moelleux, que les quartes et quintes issues de la musique médiévale. Ces tierces (et, changeant l'ordre des notes dans l'accord, ces sixtes) sont la base de nos accords standards aujourd'hui, qui consistent en des superpositions de tierces. Un accord standard, c'est do-mi-sol — mais ce peut être do-mi-sol-si-ré-fa-la, chacune des notes après le sol étant facultatif, on les joue rarement toutes à la fois, mais les accords de 4 ou 5 sons ne sont pas infréquents.

Pour une fois dans ces pages, ce n'est pas ce que j'ai pu vérifier moi-même, mais seulement ce que je comprends de la des nombreuses allusions lues çà et là au fil des années, dans des notices éparses : j'ai peu écouté Palestrina, et à la lecture des partitions je ne comprends pas tout. Ses accords conclusifs de 4 sons qui frottent, je ne vois pas spécialement la victoire de la tierce là-dedans, on y trouve aussi bien des quartes et des secondes… J'imagine qu'il faut lire les bonnes œuvres et avec un peu d'entraînement pour constater la différence avec ses contemporains – où l'on trouve effectivement des quartes ou quintes pures en accords conclusifs.
Ma lecture est d'autant plus ralentie que je ne trouve que des partitions (je situe pour les amateurs de solfège) avec clef de fa troisième ligne et clef d'ut deuxième, qui existent dans la tragédie en musique (concordant pour l'un, ténor bouffe pour l'autre), mais très rarement, et sur lesquelles j'ai bien moins d'entraînement que la clef d'ut troisième (haute-contre) et la clef d'ut quatrième (taille), que l'on rencontre également ici. Il faut me donc tout déchiffrer doucement accord par accord, ce qui ne favorise pas le repérage des saillances et la compréhension des étrangetés.

En tout cas, c'est ce que l'on en retient généralement (mais je ne puis en garantir personnellement la pertinence) : Palestrina, par son usage plus libéral des tierces et sixtes, amorce (ou est le symptôme de) un virage esthétique qui va progressivement substituer aux consonances de quarte et de quinte des consonances de tierce (et de sixte), qui deviendront les nouveaux accords de repos / cadentiels / conclusifs.



14. Et donc, l'autorisation des tierces et des sixtes ?

Eh bien, comme je m'y attendais : aucune mention des intervalles licites ou illicites.

Rien d'étonnant à cela, pour plusieurs raisons.

     a) Il n'y a pas vraiment de rôle symbolique des techniques de composition. On pourrait tout à fait imaginer une numérologie des degrés et intervalles – par exemple la tierce symbolisant la Trinité ou les trois vertus théologales –, mais en réalité ça n'a à ma connaissance pas été le cas en « musique savante occidentale ».
     Dans ce contexte, on ne voit pas trop pourquoi le Concile, qui avait pour charge de réaffirmer la primauté de l'Église catholique face à la Réforme et de remettre de l'ordre dans la hiérarchie ecclésiastique, ses devoirs et ses pratiques, se serait mêlé de ce genre de détail, y compris lors de ses commissions subséquentes.

     b) Les tierces et les sixtes étaient déjà utilisées au Moyen Âge – il y en a partout dans Léonin, par exemple, le premier compositeur polyphonique dont les partitions nous soient parvenues (et potentiellement son inventeur en Occident). J'en parle brièvement ici, avec un extrait de son successeur Pérotin. C'est simplement que les accords forts (et non de passage) étaient plutôt à base de quartes et de quintes, perçues comme des consonances parfaites.
     Par ailleurs au fil des siècles – Guillaume Dufay (né en 1397 !) est déjà beaucoup plus proche de notre langage tonal moderne, j'ai l'impression –, l'usage d'accords forts avec tierces s'est de plus en plus élargi.

     c) Entrer dans ce degré de détail demanderait, chez les Pères conciliaires, beaucoup de compétences, pour un résultat dont on ne voit pas le bénéfice politique ni le fondement mystique.
     Et que dire de la régulation ?  Faudrait-il compter le nombre d'occurrences ?  Légiférer sur le contenu technique de la musique paraît quelque chose de bien étrange, et même les pouvoirs les plus absolus ne sont pas allés jusque là — en Russie soviétique, malgré les consignes du pouvoir pour une musique du peuple, les compositeurs continuaient d'écrire des fugues et de repousser les limites de la musique tonale… et pas seulement Chostakovitch qui était à la frontière de ce qui était toléré, même les plus zélés vassaux comme Khrennikov écrivaient de la musique dont la sophistication n'avait rien à voir avec de la chanson populaire !  Formellement, ils rejetaient la forme sonate et l'atonalité, mais dans les faits ils écrivaient des compositions structurées autrement qu'en refrain-couplet, et écrivaient des enchaînements d'accords qui subvertissaient dans les plus grandes largeurs les préceptes des manuels d'harmonie. Le langage musical n'est donc vraiment pas si facile à contrôler.

     d) Est-ce seulement possible ?  Certes, le Concile aurait pu encourager l'écriture « tonale » au sens moderne, mais cela paraît étonnamment précis pour une pratique qui était beaucoup plus souple et évoluait de toute façon dans cette direction. Et, on l'a souvent répété dans ces pages, la musique qui est un art de l'abstraction ne peut pas se modifier comme on peut le faire avec la littérature, la peinture ou le cinéma, sans se couper de l'émotion qu'elle suscite et qui provient d'une accoutumance de ses procédés. Si un roman parle soudain de sujets tabous, ou dans une langue peu apprêtée, cela peut choquer, mais l'on comprendra le projet, l'on ressentira des émotions ; de même pour une peinture sur des sujets bas ou dans une manière stylisée ; mais pour la musique, si l'on décide que soudain la consonance c'est le triton, comme il n'y a pas de référent concret, que la musique ne représente rien, on se sentira simplement agressé par la dissonance, et il faudra des générations pour s'habituer — voyez comme Schönberg, qui décréta soudain la démocratie parmi les notes, n'est toujours pas devenu une musique que l'on peut écouter et comprendre spontanément.

J'adjoins quelques exemples picturaux et littéraires pour mieux incarner mon babillage ci-dessus.

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Cézanne, Le pont de Maincy.
On comprend très bien ce qu'on voit, même si les codes ne sont pas respectés.

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Braque, Nature morte.
On perçoit bien l'essentiel de ce qui est représenté, et on sent la tension avec ce qui ne correspond pas à la perspective réelle, sans pour autant rendre les objets méconnaissables.

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Poème de Krouthenykh, futuro-cubiste dont les poèmes pouvaient être sans signifié. Mais notre esprit opère des associations d'idées même lorsque les mots qu'il utilise, dans les poèmes zaoum, sont imaginaires.

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Beckett, L'innommable.
Ça passe son temps à dire qu'on ne peut pas dire, et c'est à peu près tout. Mais on comprend très bien le projet, même si on peut soutenir à bon droit que ce n'est plus vraiment du roman.

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Joyce, Ulysses.
Le sens précis échappe, mais là encore, le projet général est perceptible.

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David Albahari, La mort de Ruben Rubenović, négociant en étoffes.
Où les personnages peuvent sortir de leur cadre et parler au narrateur, par exemple. Ça fait frémir, mais ça ne crée pas un sentiment de cacophonie abstraite comme si l'on ne respecte pas une règle musicale.


Ils n'ont donc pas légiféré, et à la vérité on ne voit pas trop pourquoi (ni comment) ils l'auraient fait.



15. Hypothèses (personnelles) sur l'origine de la légende

La rumeur repose sur un fond de vérité (certes très exagéré) pour la polyphonie, mais pour les tierces & les sixtes ?

Je suppose qu'il s'agit là d'une extrapolation (et d'une confusion) à partir de la concomitance entre la tenue du concile de la Contre-Réforme d'une part, l'évolution du langage musical durant ces années d'autre part — et notamment chez Palestrina, maître de chapelle à Saint-Pierre de Rome, connu pour introduire des accords plus proches de nos standards actuels dans son contrepoint Renaissance, notamment à l'aide des accords pivots de tierce (do-mi-sol) ou de sixte (mi-sol-do) au lieu des accords de quarte (do-fa) ou de quinte (do-sol).
De là (et de sa Messe Papæ Marcelli écrite et créée pendant le concile), on a pu se dire que les deux évolutions étaient liées. Rien ne le montre.

Cette légende a sans doute été accentuée par le célèbre sketch de Kaamelott d'Astier « La quinte juste », qui reprend en caricaturant les principes énoncés précédemment (accords de pôle / de repos constitués de quartes ou de quintes entre le XIIe et le XVIe siècles), dans une langue fleurie qui a marqué toute une génération.
En réalité, la tierce et la sixte n'étaient pas du tout réprouvées, simplement ce n'étaient pas des intervalles ressentis aussi fortement comme des consonances qu'aujourd'hui. [Il existe des raisons physiques pratiques à cela, d'ailleurs, dont on peut s'apercevoir lorsqu'il faut choisir entre la justesse et des tierces et la justesse des quintes lorsqu'on accorde un piano en tempérament égal… mais comme je n'ai pas de vues assez claires sur le débat « règles harmoniques issues de la physique » vs. « règles harmoniques issues de la culture », je ne vais pas développer ça pour aujourd'hui. Vous pouvez néanmoins, pour commencer d'approcher ces histoires d' « intervalles les plus naturels », aller regarder cette vidéo au début de la série sur les cloches dans les musiques sans cloches.)




Je crois avoir à peu près répondu à la question de départ. Cependant, ne nous arrêtons pas en si bon chemin : ne me dites pas que vous n'êtes pas un peu curieux de la façon dont, concrètement, se sont incarnés ces préceptes dans les Synodes provinciaux ? (Spoiler : Pas bien.) Vous ne voulez pas connaître ces choix politiques de refus dans les grands empires, ces attestations d'affreuses désobéissances populaires locales, ces récits d'inspections qui tournent mal ?

Et puis, une fois cela fait, on pourra aller voir concrètement quelques exemples de compositions pré- et post-Trente.

J'envisage aussi un chapitre (ou une nouvelle série ?) sur le cas des noëls populaires, qui constituent une grave brèche dans la discipline générale, mais constituent aussi un réservoir inépuisable de séductions et d'amusements.

Et en attendant la prochaine notule, le flux de vidéos est programmé pour les mois à venir : au moins 1 Pelléas + 1 autre par semaine – Tosca, cloches, Jésus de Wagner, sangliers… Tout ça est déjà capté, monté, chargé, programmé. Sans compter les recensions des dernières nouveautés discographiques.

À très bientôt donc !

dimanche 19 octobre 2025

Nouveautés disques #13 — Witt, Jäell, Barvinsky, Lyatoshynsky, Novák, Dupont, Szymanowski, Shield, Schreker…


Nouveautés disques #13 — Witt, Jäell, Barvinsky, Lyatoshynsky, Novák, Dupont, Szymanowski, Shield, Schreker…

Cette semaine, les coups de cœur sont particulièrement nombreux en proportion : il faut croire que non seulement je choisis avisément, mais aussi que le niveau des publications reste particulièrement vertigineux, pour être à ce point confronté à de grands disques en aussi écrasante majorité — 10 coups de cœur, 4 « documents », 1 écoute décevante.




Coups de cœur

Les disques particulièrement remarquables – ou plus exactement, cette fois-ci, dont au moins une partie est indispensable (car je n'ai pas aimé tout également à l'intérieur de ces propositions !).

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Les inédits bouleversants :
¶ Friedrich Witt – Symphonies 1,2,3 – Kölner Akademie, M.A. Willens (CPO)
¶ Marie Jaëll – Quatuor piano-cordes, Romance, Ballade – Galy, Hennino, Luzzati, Oneto Bensaid (La Boîte à Pépites)
Barvinsky, Liatochinsky (Lyatoshynsky), Stankovych, Kossenko (Kosenko) – Trio piano-cordes, Sonates violon-piano… (Toccata Next)

Les chefs-d'œuvre méconnus réenregistrés à bon droit :
Novák – Suites de Nikotina, de Signorina Gioventù – Triendl, Janáček PO, Borowicz (CPO) → Attention, je le mentionne surtout pour les œuvres fabuleuses, mais les versions Supraphon sont très supérieures (et Nikotina doit vraiment être écouté en intégralité, comme L'Oiseau de feu ou La Tragédie de Salomé).
Dupont La Maison dans les dunes – Natacha Melkonian (Music Square)

Les œuvres célèbres dans des versions exceptionnelles :
Beethoven – Sonates pour piano 1,(18),30 – Tomasz Ritter (Ricercar)
¶ Debussy, Szymanowski – Quatuors – Belcea SQ (Alpha)
BrahmsEin deutsches Requiem – Devieilhe, Degout ; Pygmalion, Pichon (HM)
Chostakovitch – Symphonies (4) & 5 – Radio de Francfort, Altinoglu (Alpha)
Rossini, Donizetti, Verdi, Delibes, Bizet – album « Golden Age » – Morley, L. Brownlee ; Radio de Munic, Repušić (PentaTone)




« Documents » & autres nouveautés

D'une part les disques moins urgents – raretés moins marquantes ou répertoire courant déjà largement documenté à haut niveau – mais très beaux (première vignette) ; d'autre part le disque qui m'a déplu cette semaine.

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¶ William Shield – 6 Quatuors Op.3 – The Dorrit Ensemble (Naxos)
Schreker, Korngold, Křenek – Ouverture des Gezeichneten, Sinfonietta, Potpourri – Orchestre National des Pays de la Loire, Sascha Goetzel (BIS)
Verdi, Bizet, Puccini, Giordano, Zandonai… – « Récitals Decca 1952-1958 » – Mario Del Monaco (Urania)
Mozart – Symphonies 35 & 36, Concerto violon n°3 – Pritchin, Il Pomo d'oro, Emelyanychev (Aparté)


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Gounod – Œuvres pour piano – Warren Lee (Naxos)





→ Tous les commentaires ici : https://youtu.be/Dv1aQSy-C8E .

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Vous pouvez retrouver les sons sur mon profil Spotify où je relève soigneusement les nouveautés écoutées et classées (mais aussi mes autres écoutes et d'autres propositions thématiques de parcourir la musique).
On peut écouter, au moins des extraits, sans être abonné, et tout ça est par ailleurs disponible sur YouTube, Deezer, Qobuz… ou, bien sûr, en physique pour les quelques valeurs sûres ci-dessus recommandées !

samedi 18 octobre 2025

Friedrich WITT — Symphonies d’Iéna et « Ah ça ira »


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Je découvre tout à la fois le compositeur, qui écrit dans la veine d’un tout premier romantisme encore très largement marqué par la langue et les formes classiques (structure des thèmes, menuets…), simplement un peu plus versatile du côté des coloris harmoniques (et donc des émotions)… et le fait que sa Symphonie en ut « Iéna » a été un temps attribuée à Beethoven !  Autant la chose paraît envisageable pour les symphonies de Ferdinand Ries, voire Bernhard Romberg, autant le point commun avec Witt me semble se limiter à celui d’un style qu’on sent à la fois héritier et postérieur à Haydn.

Pour situer Witt : contemporain de Beethoven (1770-1836 !), né dans le Württemberg et officiant une bonne partie de sa carrière à la Cour de Würzburg.

Il existe en réalité, de l’Orchestre de la Ville de Winterthur (1956) à la Kölner Akademie (2015, davantage marquée par les mouvements musicologiques), il existe un assez respectable nombre d’enregistrements des quatre symphonies les plus connues de Friedrich Witt (ut « Iéna », la majeur, la mineur, ré mineur).

La présente version, dirigée par l’excellent flûtiste explorateur Patrick Gallois, se détache pour son naturel ; pourtant les timbres du Sinfonia Finlandia Jyväskylä ne sont pas du tout colorés (le même type de pureté très « blanche » que le Tapiola Sinfonietta, pour situer) et leur manière d’articulation reste plus tradi qu’informée ; mais l’épure de leur geste, la légèreté de touche, l’intelligence des phrasés rend cette interprétation particulièrement délectable – par rapport à toutes les autres, elles met davantage en lumière les jubilations thématiques (final de la Symphonie en la majeur) et les beaux glissements harmoniques (adagio cantabile de la Symphonie en ut), qui passent plus inaperçus dans les autres versions.

[Pour situer, la ville de Jyväskylä se situe au milieu de la partie Sud de la Finlande, en droite ligne au Nord de Helsinki – en plein dans la région des grands lacs au Nord de Lahti.]

Le bonus, c’est ce final de la Symphonie en la majeur, qui se fonde sur le thème de la chanson révolutionnaire Ah ça ira !, mais avec beaucoup de grâce et de gaîté naïve, sans aucune effusion politique – je l’ai toujours entendu utilisé de façon assez sauvage, même dans les œuvres du temps qui ne sont pas des brûlots anti-Terreur.

Outre la beauté des thèmes, vraiment d’une évidence folle (on pense au naturel de Mozart, à un Haydn légèrement romantisé, un peu en deçà du Beethoven de la Première Symphonie, et plus ponctuellement aux poussées de mélancolie d’Édouard du Puy…), je suis frappé par les trouvailles harmoniques, une ambiance d’opéra comique français dans l’adagio cantabile de la Symphonie Iéna. L’atmosphère générale est vraiment très belle et pénétrante, en particulièrement dans cette version.

Le Concerto pour flûte en couplage fait également partie des meilleurs que je connaisse – là aussi, on peut penser à celui de Dupuy.

Chaleureusement recommandé pour ceux qui veulent renouveler leur écoute des symphonistes du début du XIXe siècle !

vendredi 17 octobre 2025

Éloge (et astuces) de l'improvisation


Ce doit bien faire un an et demi que j'ai un peu laissé l'improvisation de côté. Reprise aujourd'hui.

Lecture de la fin du premier air de l'Empereur de Die Frau ohne Schatten, puis à partir de 01:39 (sur le trémolo, quand je tourne la page et ferme les yeux), improvisation sur les thèmes :
→ Keikobad ;
→ la blessure de la Biche ;
→ la chasse éternelle de l'Empereur ;
→ le thème lyrique de l'amour ;
→ deux types de gammes ascendantes utilisées dans cet extrait. 

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L'air d'origine : [[(Thomas) Moser, Lipovšek, Vienne, Solti]].

Évidemment, ce n'est pas spécialement réussi ou inspiré – et il y a des tas de pains horribles dans la partie lue ! –, mais ça me donne l'occasion de faire un peu de prosélytisme sur un autre sujet que la lutte contre les exercices.


Possession musicale

Je suis toujours étonné comme l'improvisation libère et donne accès à des choses que je serais incapable d'écrire – je ne comprends pas nécessairement tout ce que je joue, mais le fait d'avoir baigné dans un langage, même complexe, permet de retrouver des empreintes et des logiques très instinctivement. J'ai ressenti ça pour la première fois lorsque j'ai joué régulièrement le troisième acte du Crépuscule des Dieux de Wagner : au bout d'un moment, vu que c'était complexe et que j'ai tendance à déchiffrer au tempo quitte à m'arranger avec ce qui est écrit (je ne le fais plus maintenant que je diffuse publiquement des raretés, l'idée est que vous ayez une idée honnête des œuvres), je sentais que je ne lisais plus vraiment, mais devinais, sentais à partir de ce qui avait été écrit — et, de fait, ce n'était plus la partition mais sonnait de façon étonnamment cohérente par rapport à ce qui aurait 𝑝𝑢 être écrit.
C'est une sensation assez étonnante et difficile à expliquer, quasiment de sortir de son corps et d'être spectateur de quelqu'un de meilleur que soi qui joue à travers nous, l'impression d'être traversé par la musique et que 𝐽𝑒𝑠𝑢𝑠 𝑡𝑎𝑘𝑒𝑠 𝑡ℎ𝑒 𝑤ℎ𝑒𝑒𝑙. Je crois que je comprends mieux le processus de l'écriture automatique (qui m'a toujours laissé dubitatif, car c'est un geste très intellectualisé chez moi) et de la possession par les esprits en ayant exploré cette étrange voie.

Je précise que je n'ai jamais étudié l'improvisation, il y a donc ample possibilité de faire mieux que ça avec moins d'expérience, en exploitant plus finement ces sensations-là !


L'intérêt pédagogique

En tout cas, je recommande vraiment la pratique, quel que soit le niveau : je trouve qu'elle permet de mieux comprendre la logique interne des œuvres qu'on joue, de ressentir l'harmonie dans sa chair, de repérer les procédés qui sont des trouvailles géniales et ceux qui sont du remplissage, de découvrir des astuces de transitions… Comme on ne cherche pas l'exactitude, qu'il n'y a pas d'erreur possible d'une certaine façon (ou alors qu'elles sont inévitables et font partie du jeu, on voit ça comme on veut) on est beaucoup plus détendu et soudain on découvre que son niveau instrumental a augmenté d'un coup sans crier gare !

Dans le même esprit d'effet mystérieux, moi qui ne connais aucun morceau par cœur et qui prends bien plus de plaisir, même pour des œuvres que je connais très bien, à pouvoir contempler la partition tout en jouant (ce qui limite sans doute mon aisance, certes), il se trouve que j'improvise bien mieux… les yeux fermés. Ce n'est pas pour laisser le flux d'énergie cosmo-tellurique traverser mes chakras intriqués, mais simplement qu'en regardant mes mains, je cherche des enchaînements connus, et ils sont beaucoup plus pauvres et prévisibles que ceux que je produis lorsque je laisse mes mains courir sur le clavier sans contrôle visuel. Très étrange, sans doute le signe qu'on appréhende la musique avec d'autres sens, et que la vue est peut-être plus intellectualisée (chez moi ?), que le toucher ou l'ouïe. Une fois lancé, je peux ouvrir les yeux, mais si je les garde ouverts et contrôle mes mains, le résultat est spectaculairement plus plat.

(Autre procédé qui fonctionne bien chez moi, la semi-improvisation : je regarde une partition et je pars de ce que je vois tout en jouant autre chose que ce qui est écrit… J'ai un peu l'impression que c'est du pillage déloyal, mais en vérité le résultat peut être assez éloigné de l'original.)


L'astuce d'inspiration

Très détendant et épanouissant, une fois qu'on en a pris l'habitude. Il faut juste accepter que nous sommes tous limités, par notre niveau théorique, par notre niveau digital… En tout cas pour l'inspiration, pas d'excuses : pour éviter les improvisations filandreuses, sans aucune fermeté, je recommande vraiment de jouer une pièce que vous aimez bien et d'enchaîner votre improvisation, comme ici, afin d'y voler des rythmes ou des mélodies. La base rythmique, en particulier, permet de tonifier l'ensemble et de donner à l'auditeur des repères plus tangibles. Quant à la mélodie, on peut la bousculer, c'est même très fécond, donc peu importe si les intervalles ne sont pas les mêmes, on peut explorer de nouvelles couleurs, et si l'on respecte seulement les mouvements ascendants et descendants, on reconnaît !

Je constate en tout cas que je suis beaucoup plus sec pour improviser sans préparation, et infiniment plus disert lorsque je viens de jouer une demi-heure d'un opéra donné, par exemple.


L'éthique d'inspiration

Il ne faut pas le voir comme un vol ou une fausse improvisation : on improvise (et compose…) forcément avec des références à l'esprit, une gamme d'outils. L'improvisation est en réalité un concept très relatif : certaines improvisations très préparées sont en réalité plus proches de compositions apprises par cœur. Pour l'accompagnement de film, typiquement, les improvisateurs ont déjà réfléchi à ce qu'ils allaient faire à quel moment, voire écrit les thèmes principaux en amont.

Il existe donc tout un continuum d'improvisation, et le matériau en est nécessairement un réflexe, des choses préexistantes. Ce peut être simplement un enchaînement harmonique ou un rythme standards, mais parfois ce sont des bouts entiers de musiques dont nous sommes familiers. Et il est bien sûr possible d'apprendre des formules par cœur, d'avoir des « trucs » auxquels recourir en cas de panne d'inspiration, soit de l'habillage (arpèges, gammes, trilles longs…), soit des enchaînements qu'on a déjà utilisés et dans lesquels on se sent bien, qui nous donnent de nouvelles directions pour repartir.
Dans cet esprit, souvenir ébahi d'un jeune improvisateur qui, pendant un exercice non préparé, s'est mis à citer, très littéralement, une symphonie de Mahler pendant les 2/3 de son passage : peut-être ne se rappelait-il même pas d'où cela provenait !  (Cela m'est arrivé quand j'étais très jeune et faisais mes premiers essais, une très belle mélodie que j'avais dans le cœur, et qui s'est révélée un thème de l'Ouverture du Songe d'une Nuit d'Été de Mendelssohn, que je connaissais déjà évidemment…)


L'astuce du langage

L'astuce est de plutôt choisir un langage complexe : il est plus facile de tolérer et de rattraper des erreurs de parcours dans un langage hyperchromatique comme chez Wagner, Franck ou R. Strauss que chez Mozart, où un parcours harmonique clair et une structure symétrique sont davantage de rigueur. (On pourrait dire qu'il est plus difficile de composer dans le style de R. Strauss et plus difficile d'improviser dans le style de Mozart, peut-être, mais je ne suis pas assez compétent en composition pour l'attester personnellement.)

Par exemple, une basse chromatique descendante permet d'essayer plein de choses, et de se rattraper facilement si un accord dissonne. Je ne l'ai pas pratiqué ici dans cet exemple, mais c'est une astuce bien commode lorsqu'on se coule dans un langage de type Franck / R. Strauss / Schillings…


Les « trucs »

Bien sûr, pour habiller l'inspiration mince, répétitive ou empruntée à d'autres, les improvisateurs disposent de tout un tas d'expédients — enfin, pas tous, les meilleurs comme Escaich ou Busatto produisent des progressions qui peuvent être jouées nues, en simples accords, et aussi passionnantes et cohérentes qu'une œuvre écrite à la table. Disons que pour les simples mortels, un peu de coquetterie n'est pas superflu.

L'artifice le plus fréquent est bien sûr l'arpège — et les traits d'une manière générale. Une petite fusée ascendante, ou une gramme chromatique, voilà qui occupe l'oreille et anime le discours, sans rien ajouter à la complexité de sa progression. Peu à penser pour le claviériste, qui a en général déjà ces configurations dans les doigts, et cela replit le spectre sonore, occupe le public tandis que l'improvisateur médite l'étape suivante. On peut bien sûr ajouter des notes de goûts comme pour des variations, de façon à creuser le même contenu, là aussi en se laissant le temps de produire une progression d'accords.

Parmi ceux que j'aime utiliser – et que je trouve un peu plus élégants –, le chromatisme (typiquement, faire glisser la basse de demi-ton en demi-ton), qui autorise beaucoup de dissonances et d'erreurs de parcours, on peut oser davantage sans risquer d'être pris trop à découvert dans une erreur qui ruinerait tout l'édifice.
Dans le même esprit que la variation, altérer les intervalles de la mélodie fonctionne très bien : on déforme la mélodie, donc on peut changer des harmonies, tout en restant dans un discours identifiable, puisque le public l'a entendu juste avant et peut le relier à son original (surtout, cela permet d'expérimenter progressivement, sans inventer ou convoquer à chaque étape un nouveau thème, cela permet de se consacrer pleinement sur les couleurs, sans perdre de vue le discours qui reste fermement ancré dans le thème déjà entendu (contrairement aux ruptures que pourrait engendrer un changement d'accords sis sur un autre thème).
Et bien sûr, comme je joue surtout des opéras, des symphonies et des quatuors (oui, c'est absurde, mais non sans fondement, j'en ai déjà parlé ici), j'utilise beaucoup de trémolos (au piano, ce sont des battements entre plusieurs notes, un peu comme un trille, mais pas forcément sur des notes contiguës – j'en parle en vidéo), qui procurent immédiatement une sentation de tension : même en jouant des choses assez simples, on ressent une urgence très différente des accords posés sans ces battements. (Pour le coup, ce n'est pas un effet subtil, mais très efficace, et assez congruent avec mes habitudes de jeu.)

J'imagine que les improvisateurs sérieux ont infiniment plus de tours à proposer, mais l'idée est, comme dans beaucoup de notules, de partager la démarche et de dévoiler ensemble des logiques qui semblent échapper de prime abord… y compris à celui qui les écrit !  (cf. les notules sur le Concile de Trente…)


Ite missa est

Je ne l'ai essayé, à ce jour, qu'aux claviers (piano, orgue, clavecin), mais je suis sûr que ce doit être très intéressant pour les autres instruments, et même en chant — notamment pour gérer le soutien et la configuration vocale avec des intervalles imprévus.

En somme : improvisez, même si vous ne savez pas grand'chose. C'est gratifiant et permet de progresser au minimum en aisance et en compréhension générale.

mardi 14 octobre 2025

Nouveautés disques #12 — Gilse, Barraine, Papandopulo, Martinů, Bonis, Mignone, Tubin, Modigliani, Piemontesi…


À nouveau deux semaines de nouveautés à traiter en deux épisodes !




Coups de cœur

Les disques particulièrement remarquables – ou plus exactement, cette fois-ci, dont au moins une partie est indispensable (car je n'ai pas aimé tout également à l'intérieur de ces propositions !).

nouveautes_11-operas.png

¶ Bohuslav Martinů – Quatuors 2,3,5,7 – Pavel Haas SQ (Supraphon)
¶ Elsa Barraine – Musique rituelle – Dollat, Jodelet, Vallet (Tempéraments)
¶ Jan van Gilse – Sulamith ; Der Kreis des Lebens – Tsallagova, Oliemans ; Philharmonique des Pays-Bas – Kochanovsky, Gaffigan (CPO)
Tchaïkovski – Quatuor n°3 ; Souvenir de Florence – Modigliani SQ (Mirare)
Cambini, Rossini, Briccialdi – Tutti all'opera – Pentaèdre (ATMA)
Brahms – Concerto pour piano n°2 – Piemontesi, Gewandhaus, Honeck (PentaTone)
Rameau, Ravel, Dutilleux – Danses, Quatuors – Dutilleux SQ (Music Square)
Bach – Suites pour violoncelle – Anastasia Kobekina (Sony)
Papandopulo – Hrvatska Misa – Chœur de la Radio Bavaroise, Repušić (BR Klassik)
Bonis, Ravel – Sonates violon-piano – Forceville, Margain (Évidence Classics)

Tous les commentaires→  https://youtu.be/dV4lVoLibxk






« Documents » & autres nouveautés

D'une part les disques moins urgents – raretés moins marquantes ou répertoire courant déjà largement documenté à haut niveau – mais très beaux (première vignette) ; d'autre part les disques (beaux mais) qui ne m'ont pas paru indispensables (seconde vignette).

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Schönberg – Die verklärte Nacht – Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (Berliner Philharmoniker)
¶ Francisco Mignone – Fantasias Brasileiras – São Paulo SO, Giancarlo Guerrero (Naxos, série « Brazil »)
Widor, Franck – La Nuit de Walpurgis, Grande Pièce Symphonique (arrangée avec orgue) – Bamberger Symphoniker, Fabien Gabel (CPO)
Bricenõ, Hurel, Bartolotti, Rochechouart… – « La Guitare de Louis XIV » – Léa Masson & friends : Angioloni, Ayrton, Condé… (Château de Versailles)
Bartók – Divertimento ; Musique pour cordes, percussions & célesta – Tasmanian SO, Evind Aadland
¶ Ferdinand Ries – Symphonies 6 & 7 – Tapiola Sinfonietta, Janne Nisonen (Ondine)
¶ Paul Ben-Haim – Musique pour violoncelle – O. Canetti, Reutlingen, Kienle (Capriccio)
Wantenaar, Kruusmaa, Roukens, Debussy, Poulenc – « Sarasvati », musique pour violon & piano – Vercammen, Ivanova (All Ears Records)


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Cochereau, Balbastre, Rachmaninov, Ravel, Vierne, Widor, Rimski, Franck, Bach – « Eternal Notre-Dame » – Vincent Dubois (Warner)
G. Butterworth, Holst – Pièces orchestrales – Liverpool RPO, Andrew Manze (Onyx)
¶ Eduard Tubin – Musique de chambre – T. & K. Ruubel, van Dijk, Sink (MDG)
LULLY – Armide : Ouverture et Suite de danses – Opéra de Vienne, Edmond Appia (Reclassics)
Mendelssohn-Hendel & Mendelssohn – Trios – Trio Zadig (Naïve)
Rheinberger – Concerto pour orgue Op.177 – Walter Fischer, Staatskapelle Berlin (NKB Record)

→ Tous les commentaires ici : https://youtu.be/PjLbAGtDdAY .




… Et j'ai déjà quelques pépites sous le coude pour la prochaine livraison, notamment de nouvelles symphonies de Friedrich Witt !  (Grâces soient rendues à notre-seigneur-CPO.)

Vous pouvez retrouver les sons sur mon profil Spotify où je relève soigneusement les nouveautés écoutées et classées (mais aussi mes autres écoutes et d'autres propositions thématiques de parcourir la musique).
On peut écouter, au moins des extraits, sans être abonné, et tout ça est par ailleurs disponible sur YouTube, Deezer, Qobuz… ou, bien sûr, en physique pour les quelques valeurs sûres ci-dessus recommandées !

dimanche 12 octobre 2025

Les cloches dans les musiques sans cloches


barrils-metalliques-pour-montsalvat.png
Les barrils métalliques qui servaient à mimer les cloches de Montsalvat à Bayreuth jusqu'en 1929. J'en reparlerai.

Nouvelle série, au principe un peu loufoque, mais qui permet de mettre les mains dans les logiques de composition sans embrasser l'entièreté du système de façon un peu fastidieuse.

Ce sujet-ci se prête bien aux vidéos – vous aurez noté que l'approche de ce nouveau format ne pèse pas sur le nombre de notules ici, mais les prolonge, les inspire, ou tout simplement permet d'aborder d'autres sujets moins propices à la mise en forme écrite.

Les deux premiers épisodes ont déjà été publiés, en voici le contenu.

Les cloches dans les musiques sans cloches — 01 — Medley, histoire & physique
Ce premier épisode débute par un medley de quelques-unes des œuvres à explorer dans cette série :
Parsifal de Wagner (1882) ;
La Khovanchtchina de Moussorgski (1880) ;
Boris Godounov de Moussorgski (1869) ;
¶ « Cloches à travers les feuilles » des Images de Debussy (1907) ;
¶ scène du bénitier, puis du Te Deum dans Tosca de Puccini (1899) ;
¶ « Le Cimetière », tiré des Clairs de lune d'Abel Decaux (1907).

Puis je tâche de remettre en perspective historique – apparition des cloches en Chine au XVIe s. av. J.-C., traces de fonderies en Angleterre à partir du premier siècle de notre ère, le « trou noir » du XVIIIe siècle et du plus clair du XIXe siècle…

Enfin on pose ensemble quelques principes de physique acoustique (accessibles sans aucun prérequis) :
→ énergie / vibration / onde ;
→ les 134 (oui, vraiment) modes vibratoires des cloches ;
→ harmoniques & partiels ;
→ inharmonicité et séries de Fourier : do-do-sol-do-mi-sol-sib-do-ré-mi-fa#-sol… ;
→ polysémie du bourdon (drone en anglais) : pédale de basse, très grosse cloche, ou comme ici une harmonique inférieure à la fondamentale ;
→ à l'intérieur de la note, la résonance crée un effet d'accord (la tierce est en général très forte dans les harmoniques des cloches) ;
→ accommodements avec la justesse (et /faussetés/ volontaires ?) ;
→ fonte et accordage (en grattant l'intérieur) des cloches.

Tout cela exposé le plus simplement possible, et en tout cas sans nécessité de compétences en physique ni en musique autre que d'avoir déjà entendu (même pas vu, je vous montre un dessin) des cloches.

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Les cloches dans les musiques sans cloches — 02 — Parsifal et le carillon
Dans ce deuxième épisode, on explore l'usage (assez simple) des cloches chez Wagner : ici, la marche du Graal se révèle écrite sur une basse qui est en réalité le carillon de quatre notes propre à Montsalvat, et qui débouche sur l'Amen de Dresde (motif du Graal). [Pourquoi l'inclure ? Parce que ce sont rarement des cloches qui le jouent. Je ferai un petit épisode séparé sur la question.]

Vidéo sur l'Amen de Dresde : https://youtu.be/CHr1ldk17Ts .

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Toutes les vidéos apparaîtront sur la chaîne de Carnets sur sol ou, pour suivre spécifiquement cette série, dans la playlist dédiée.

samedi 11 octobre 2025

Esthétique de Debussy : dialogues avec Ernest Guiraud


guiraud opera comique madame turlupin

Ernst GUIRAUD, compositeur superstar inconnu

Ernest Guiraud (1837-1892) n'est resté célèbre que par la bande dans le roman musical de la glorieuse histoire-épopée de la musique. Pourtant, il est l'auteur d'opéras comiques qui ont connu un certain succès, comme Sylvie (à l'Opéra-Comique) et Madame Turlupin (à l'Athénée) dans les années 1860 à 1880 – également En prison, Le Kobold, Piccolino, Galante aventure. On dispose aussi de pièces symphonies, dont deux Suites d'orchestre, une Ouverture Arteveld, une Chasse fantastique, un ballet (Gretna-Green).
En survolant ses opéras comiques, je n'ai pas aperçu d'audaces majeures, mais ce réclamerait une lecture plus approfondie.

Son nom circule pourtant beaucoup, à l'oreille du mélomane, par sa participation à des projets parmi les plus emblématiques de l'histoire lyrique :
→ suite à la mort de l'auteur, composition des récitatifs de Carmen de Bizet pour permettre de jouer l'œuvre ailleurs qu'à l'Opéra-Comique, et en particulier à l'étranger ;
→ suite à la mort de l'auteur, composition des récitatifs pour Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, avec en sus l'orchestration des actes II (Antonia), III (Giulietta-Venise) et de l'épilogue ;
→ réagencement de la musique de Bizet pour créer la Deuxième Suite de l'Arlésienne (seule la première a été conçue par Bizet) ;
→ de même pour les Deux Suites de Carmen, entièrement de sa main.

Beau palmarès !  Ses récitatifs, à cause du réflexe habituel « si c'est pas connu, c'est pour une raison », ont souvent été critiqués comme faibles ; et autant on peut préférer une version avec dialogues parlés – même si cela paraît un peu exotique, chez les mélomanes qui les veulent d'ordinaire les plus courts possible –, autant ces récitatifs eux-mêmes sont de petits bijoux de prosodie juste et d'expression simple, qui se coulent sans déparer dans la partition d'origine. Il est vrai que Guiraud n'ajoute pas véritablement d'idées musicales fortes, et se contente de s'insérer pudiquement et respectueusement, sans rupture de ton, dans l'interstice des numéros déjà composés – n'est-ce pas plutôt une vertu ?

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Pour les Suites, Guiraud a surtout choisi les extraits.

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En revanche pour les récitatifs, je trouve tout à fait admirable la façon dont il se coule discrètement dans le langage ambiant, sans trouvailles ostentatoires mais en réutilisant des aspects de la couleur générale de l'opéra, que ce soit pour Carmen ou pour Hoffmann.

En réalité, Guiraud n'est pas qu'un aimable conservateur et prolongateur, il a aussi écrit un opéra sérieux d'une qualité que je trouve exceptionnelle – aussi bien à la lecture, il y a une quinzaine d'années, qu'en concert au début de la décennie 2020.
En effet, se déroula alors à Tours la re-création du meilleur opéra de Saint-Saëns, Frédégonde – hélas pas enregistré par Bru Zane qui avait tout organisé, alors que la distribution était merveilleusement adéquate – raisons de budget j'imagine, ça viendra bien un jour vu l'exploration méthodique que la fondation du Palazetto opère autour de Saint-Saëns. Toute la prom→otion fut faite (déjà à l'époque, lorsqu'on voit les partitions chant-piano qui circulaient dans les familles) sur le nom de Saint-Saëns, mais en réalité, il s'agit d'un projet de Guiraud, et les trois premiers actes sont de sa main – à l'exception de la fin du III. Musique intense et pleine d'imagination, qui tient remarquablement les promesses de son terrible sujet. L'orchestration, elle, fut essentiellement réalisée par Paul Dukas, qui fut l'élève de Guiraud.

Savoureuse ironie que le chef-d'œuvre de celui qui terminait les opéras les plus remarquables de son temps ait à son tour été interrompu par la mort et complété par d'autres musiciens de haut talent !  Mais tout compte fait, on se remémore Carmen de Bizet, Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, et Frédégonde… de Saint-Saëns. Pile dans la mauvaise jointure de l'Histoire de la musique.
Son père Jean-Baptiste, Prix de Rome en 1827 pour La mort d'Orphée, une des années où Berlioz n'avait rien obtenu, avait eu une carrière décevante et avait émigré aux États-Unis, si bien qu'Ernest naquit à La Nouvelle-Orléans (puis partit étudier à Paris, avec Halévy notamment), ce qui n'est pas commun pour un compositeur parisien à la mode pendant le Second Empire. Clairement, la veine ne coulait pas dans les leurs.

Les illusions de l'Histoire de la musique
Il y aurait beaucoup à redire sur cette histoire-bataille communément transmise en musique, alors qu'elle a été remise en cause à peu près partout ailleurs : l'histoire de la musique n'est pas principalement une suite de gens célèbres qui ont tout seuls révolutionné le langage et ont, une fois le scandale passé, d'un coup embarqué tout le monde avec eux dans l'esthétique suivante.

Pour des raisons déjà explorées à plusieurs reprises (1,2,3), la musique est un art particulièrement conversateur, à la grande inertie : elle n'a pas de référent, vaut en elle-même, ne représente rien. Tout repose sur l'anticipation de schémas partagés ; aussi il n'est pas possible de bouger un curseur sans créer immédiatement incompréhension ou malaise (alors qu'on peut supprimer un mot dans une phrase, déformer un trait de visage et être parfaitement compris). Les évolutions stylistiques sont donc très progressives, et ne peuvent pas constituer en des ruptures aussi absolues que dans les arts du verbe ou de la vue. (J'imagine qu'il doit en aller de même avec les parfums, autre art très instinctif et par conséquent nécessairement conventionnel ?)

Aussi, les courants musicaux sont souvent décalés (d'assez longtemps) par rapport aux courants littéraires correspondants. Le cas du baroque est un peu particulier, puisque c'est un étiquetage postérieur pas très malin – évidemment que LULLY ne pensait pas mettre en musique du drame (néo)classique avec de la musique baroque… –, mais cela fonctionne très bien pour le romantisme, qui lorsqu'il naît dans le dernier quart du XVIIIe siècle, est mis en musique avec un langage haydnien… L'évolution des codes musicaux, pour que l'effet en soit compris, doit être progressif. On a bien vu l'effet de la tabula rasa schoenbergienne, toujours inaccessible à une majorité du public aujourd'hui encore ! (Et même si j'en apprécie des aspects, je ne prétends pas moi-même y comprendre grand'chose spontanément…)

Tout cela pour souligner deux faits que je trouve très négligés dans les histoires de la musique que j'ai pu lire et dans le discours grand public sur la musique « classique ».

¶ À quelques exceptions près (effectivement, Das Rheingold, les Clairs de lune de Decaux, Le Sacre du Printemps, on ne voit pas trop d'où ça sort), les innovations sont le fruit d'une évolution qu'on peut documenter. Oui, Beethoven est un génie visionnaire absolument vertigineux, mais quand on écoute les derniers quatuors de Haydn, Oberon de Pavel Vranický, les aspects percussifs des symphonies postgluckistes de Gossec et Méhul, ou même simplement les choix musicaux de Léonore de Gaveaux (dont Fidelio imite vraiment les choix de mise en musique en les transposant dans son style propre), on voit que son langage ne provient pas complètement de nulle part. Il concentre de façon radicale et pour ainsi dire violente des éléments qui étaient déjà existants. On pourrait en dire autant de Bach. Et ces deux-là sont des exceptions considérables, dont l'influence personnelle est en effet incontestable. Les expérimentations modales de Debussy se retrouvent en partie chez Fanelli ou Rimski-Korsakov, même si lui aussi pousse tous les potards au maximum.

¶ Aussi et surtout, il faut bien être conscient que l'immense majorité de la musique composée – et qui n'est pas nécessairement de moindre qualité pour autant – est très conservatrice. La majorité des compositeurs des années 1850 ont un langage encore beethovenien – et même en général moins radical –, y compris chez des gens relativement connus, joués et dotés d'une personnalité saillante comme Carl Czerny ou Max Bruch. Le goût de l'expérimentation artistique en Allemagne et le verrouillage des commandes publiques par les bouléziens en France ne doit pas non plus masquer le fait que, dans la seconde moitié du vingtième siècle, l'immense majorité de la musique « classique » mondiale était tout à fait tonale, marquée par Debussy, Richard Strauss, Bartók, Poulenc, Chostakovitch… Et c'est encore plus vrai, évidemment, aux époques d'artisanat local des XVIIe et XVIIIe siècle, où chaque cour avec son maître de chapelle qui écrivait ses propres œuvres dans le langage à la mode, ne cherchant pas spécialement à se distinguer dans la mesure où la circulation des musiques était plus limitée, et où le talent attendu était celui de la variation plutôt que de l'innovation.

Il ne faut donc pas se laisser abuser par l'idée que la connaissance des novateurs à succès suffit pour comprendre l'histoire de la musique, et il n'y a ainsi pas de raison valable de mépriser l'excellent Guiraud pour sa place dans la musique de son temps.



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« Vous voyez !  Vous voyez !  Je ris déjà comme un vieillard !  Ah ! Ah ! Ah ! »
Mise en scène de la création à l'Opéra-Comique.


Ernst GUIRAUD, le professeur patient

L'autre occurrence fréquente de Guiraud, qui m'intéresse ici – mais pouvais-je mentionner son nom et taire à mon tour ses mérites ? –, est à nouveau comme faire-valoir : professeur d'harmonie au Conservatoire depuis 1876, puis surtout de composition à partir de 1880. Il enseigne notamment à Erik Satie, Paul Dukas, André Gedalge (un futur professeur de contrepoint emblématique de la maison, excellent compositeur de musique symphonique et chambriste sur lequel je tiens une notule presque prête)… et à Claude Debussy.

Dans la grosse somme d'artistes et de documents Pelléas et Mélisande, cent ans après parue chez Bru Zane, Sylvie Douche propose une transcription de conversations notées par Maurice Emmanuel en 1889-1890, tenues entre Guiraud et son élève Debussy. J'en trouve certains extraits, que je vous livre, particulièrement révélateurs de l'approche harmonique de Debussy – de la patience de Guiraud. Pour plus de fluidité, je transforme (très marginalement) la prise de note de M. Emmanuel en phrases, sachez donc ce n'est pas toujours du verbatim, même si le contenu en est absolument identique. [Entre crochets, je précise les accords joués et ajoute éventuellement quelques commentaires.]

Récit d'Emmanuel :
Debussy ayant joué au piano des séries d’intervalles, Guiraud lui dit :

GUIRAUD — Qu’est-ce que c’est que ça ?

DEBUSSY — Ce sont des accords incomplets, flottants. Il faut noyer le ton ; alors on aboutit où on veut, et on sort par la porte qu’on veut. Ainsi l'on agrandit le terrain et l'on augmente les possibilités de nuances.

GUIRAUD — Mais quand je fais ceci :
[la-do-ré-fa#, autrement dit un second renversement de septième de dominante, autrement dit l'accord qui de tous appelle le plus fortement une résolution, une détente],
il faut bien que ça se résolve !

DEBUSSY — J’t’en fiche ! [sic] Pourquoi ?

GUIRAUD — Alors vous trouvez ça joli ?
[accords de fa majeur, sol majeur, la mineur en position fondamentale, autrement dit plein de quintes directes, qui sonnent durement et sont en principe « interdites » dans l'harmonie traditionnelle]

DEBUSSY — Oui ! Oui ! et oui ! [vous remarquez la formulation mélisandisante avant l'heure]
[à nouveau des seconds renversements, accords de fa, de la bémol, de sol bémol et à nouveau de fa]

GUIRAUD — Mais comment vous en tirez-vous ?  Ce que vous faites est joli, je ne dis pas. Mais c'est absurde, théoriquement.

DEBUSSYIl n’y a pas de théorie ! Il suffit d’entendre. Le plaisir est la règle.

GUIRAUD — Je veux bien, pour une nature exceptionnelle, ordonnée par elle-même et qui impose. Mais comment apprendrez-vous la musique aux autres ?

DEBUSSY — La musique, ça ne s’apprend pas.

GUIRAUD — Allons donc !  Vous oubliez, mon petit, que vous avez passé dix ans en Conservatoire !

Récit d'Emmanuel :
Debussy en est convenu. Et qu’il peut bien y avoir tout de même une doctrine.

DEBUSSYOui, c’est imbécile ce que je dis ! Seulement je ne sais pas comment concilier tout ça. Il est sûr que je ne me sens libre que parce que j’ai fait mes classes et que je ne sors de la fugue que parce que je la sais.

Récit d'Emmanuel :
Il est étonnamment droit dans les discussions et il ne se dérobe jamais par une pirouette. […] Il ne veut pas démordre de son chromatisme. Il ne croit pas au plain-chant, ni aux chansons.

[Plus tard, après plusieurs enchaînements parallèles de type sib-mi-sol#-do : ]

GUIRAUD — C’est bien tortueux tout ça.

DEBUSSY — Mais non ! pas tortueux. Regardez donc l’échelle doublement chromatique. Est-ce que ce n’est pas notre outil ?  C’est pas pour des prunes le contrepoint. En faisant marcher les parties, on attrape des accords chics.

[Sans lien avec notre sujet du jour, mais pour le plaisir, cet avis sur Wagner qui éclaire la position de Debussy sur les leitmotive : ]

DEBUSSY — Ce que j’aime dans Tristan c’est les thèmes [sic] reflet de l’action. La symphonie [comprendre : l'accompagnement orchestral] ne violente pas l'action. Wagner trouve ici un bel équilibre. Les thèmes autant qu’il faut pour donner à l’orchestre la couleur qui convient à son décor. [Parle-t-il de la quantité de thèmes, de leur prégnance lyrique, de la durée des moments symphoniques purs ?]

[Et, dans cette lettre à Guiraud de 1889, tandis que Debussy est à Bayreuth pour la seconde fois, en compagnie de ses potes Ernest Chausson, Paul Dukas, Étienne Dupin et Robert Godet : ]
 
« Je vous envie d’être resté à Paris et de n’avoir pas eu l’appétit du voyage. Quelles scies, ces leitmotiv [sic] ! Quelles sempiternelles catapultes ! Pourquoi Wagner n’a-t-il point soupé chez Pluton après avoir achevé Tristan et Les Maîtres ? Les Nibelungen, où il y a des pages qui me renversent, sont une machine à trucs. Même ils déteignent sur mon cher Tristan et c’est un chagrin pour moi de sentir que je m’en détache… »

J'ai trouvé ces dialogues éclairants parce que face à Guiraud un peu effrayé mais très à l'écoute, Debussy peut expliciter sa démarque, qui est véritablement expérimentale et surtout très intuitive : il « attrape » au vol des accords chics en tentant des enchaînements qui n'ont pas nécessairement de fonction grammaticale dans la logique tonale traditionnelle.

On le ressent souvent en lisant Pelléas : il y a des accords qui ne semblent pas le fruit d'un discours, mais simplement glissés là pour la couleur, ou encore des notes étrangères qui se baladent sans correspondre à la logique de l'extension de l'accord ou des appoggiatures.

On pense aussi à ces cas où Debussy écrit des notes vocales en dehors de l'harmonie explicite de l'accompagnement — ainsi lorsque Golaud pris de jalousie crie « et vous ! » dans sa scène avec Yniold ou encore « vous voyez !  vous voyez ! je ris déjà comme un vieillard » lors de l'outrage à Mélisande, son aigu est décalé d'un demi-ton (ou d'un ton dans le second cas) de la note correspondante dans l'accord (qui se situe, lui, dans une progression logique), une discordance volontaire et très saisissante.

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(On l'entend bien mieux au piano, avec orchestre cela passe quasiment inaperçu. Je vous renvoie donc aux épisodes correspondants, à paraître, de la série vidéo.)

À bientôt pour de nouvelles trouvailles autour de Pelléas et de quelques autres sujets !

dimanche 5 octobre 2025

L'effet des appoggiatures — L'Amen de Dresde


Expliquer la musique à ceux qui ne pratiquent pas est une gageure, un peu comme pour les mathématiques : les techniques de composition ne renvoient pas à une logique visuelle ou verbale, mais à une série de codes intrinsèques – et largement arbitraires –, liés sans doute à une mémoire sonore collective. C'est en particulier vrai pour l'harmonie – la logique d'enchaînement des accords, ce qui crée l'atmosphère et la couleur d'un discours musical. Les manuels d'harmonie regorgent de règles sur ce qui interdit, mais incorporent plus rarement l'explicitation du but de ce qui est permis.

Des contenus de vulgarisation existent, un peu français, beaucoup en anglais, mais adressés à ceux qui ont déjà des bases théoriques.

Mon défi : expliquer quelques détails de composition en évitant la technique et en les expliquant par leur effet, par leur nécessité expressive.

Je ne sais pas si j'y parviendrai, mais voici le premier épisode (la vidéo s'y prête particulièrement bien, puisqu'il faut entendre !) : l'appoggiature.

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Je me rends compte que j'ai oublié de préciser une chose connue et évidente : à l'époque classique, comme pour s'excuser d'en utiliser, les notes étrangères à l'accord étaient écrites en petit, comme pour le début de la Marche turque de Mozart – la mélodie se joue régulièrement, la première note du groupe est en petit simplement pour bien souligner que le compositeur sait qu'elle n'appartient pas à l'accord initial, qu'elle n'est que de passage, pour appuyer (→ appoggio appoggiatura) la mélodie, lui procurer une tension, un élan.

C'est ce que je tâche de montrer, de la façon la plus concrète possible, dans cet épisode. Et quel meilleur choix que le Prince de l'Appoggiature pour l'illustrer, à savoir Mendelssohn – Symphonie n°5.

Ce sera complété par un épisode à dominante plus « culturelle », qui profite de ce Prélude de la Cinquième Symphonie pour mettre un peu plus en contexte l'Amen de Dresde – symbolique religieuse, thèmes liturgiques, circulation du thème… (Chose bien connue et très documentée, mais tant qu'à présenter la Cinquième Symphonie, n'est-ce pas…)

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La suite logique, dans cet esprit, serait une série pour montrer l'effet de modulations spécifiques (les plus ineffables de Schubert par exemple ?) – je crois qu'il existe pas mal de choses sur les cadences, et c'est à mon sens moins fondamental pour le caractère du discours musical. Mais ça réclame encore un peu de travail pour les isoler, les compiler, et trouver le bon moyen de rendre la chose claire.

jeudi 2 octobre 2025

Le Rivage des Syrtes en opéra — Luciano CHAILLY, La Riva delle Sirti


Je tiens Julien Gracq pour le prosateur le plus marquant de la langue française, et il se trouve que son meilleur roman, Le Rivage des Syrtes, a été mis en musique – en 1959 par Luciano Chailly, le père de Riccardo.

Après y avoir rêvé pendant des années, et trouvé un fragment d'une minute qui a finalement disparu ; après avoir vu passer les re-créations de ses autres œuvres moins ambitieuses en Italie, je me suis décidé à franchir le pas. Un tour à la Bibliothèque de l'Opéra pour lire l'œuvre et m'en jouer quelques fragments. 

Je vous en parle et vous en fais entendre quelques bribes. Je tâcherai d'en faire un compte-rendu écrit lorsque j'aurai un peu plus de temps devant moi. (Mais l'idée reste de toute façon avant tout d'entendre !)

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Sources des infos de la vidéo :
— Quelques notes prises du défunt site lucianochailly.eu (disparu depuis 2018, le son ne figure pas dans l'archive de la WaybackMachine…).
Il suono conquistato e organizzato : la musica secondo Luciano Chailly : [tele-convegno, Trento, 13 ottobre-18 diciembre 2020] / a cura di Alberto Delama e Marco Uvietta, résultat d'un colloque en l'honneur du compositeur.
— Le petit dossier de presse tenu par la Bibliothèque de l'Opéra.
La Riva delle Sirti. Opera in 1 prologo e 3 atti. di Renato Prinzhofer dal romanzo omonimo di Julien Gracq. Musica di Luciano Chailly (op. 238). Riduzione dell'autore per canto e pianoforte. La version piano-chant, manuscrite (jolie graphie, mais ça ralentit quand même beaucoup le déchiffrage…), de l'opéra.

David Le Marrec

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