dimanche 22 novembre 2020
Autour de Pelléas & Mélisande – XXII – Dieu en Allemonde ?
Dans une démarche comparable à une question déjà posée en ces pages (« Allemonde, royaume imaginaire ? »), à propos de mentions presque incongrues de paysans, de famines, de guerres, en somme d'événements larges, quotidiens et concrets – au sein de ce huis-clos en un royaume imaginaire, qui ne semble accueillir que les sept membres de la dynastie parmi des pièces vides –, l'envie me prend de vous entretenir de la place de Dieu dans Pelléas et Mélisande.
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La chanson de la Tour réinventée par Debussy – et son fragment de litanie.
Angelika Kirchschlager, Philharmonique de Berlin, Simon Rattle (8 avril 2006 à Salzbourg).
La chanson de la Tour réinventée par Debussy – et son fragment de litanie.
Angelika Kirchschlager, Philharmonique de Berlin, Simon Rattle (8 avril 2006 à Salzbourg).
Dans un royaume imaginaire, impossible à situer ailleurs que dans un Moyen-Âge imprécis – les demandes de costumes de Maeterlinck, pour la création par Lugné-Poë, étaient circonstanciées et les lieux et accessoires indiqués par les didascalies non plus ne laissent pas beaucoup de doute à ce sujet –, quelle était la nécessité d'inviter Dieu ? On aurait aussi bien pu imaginer un pays lointain qui aurait un autre culte, nommeraient Dieu autrement, ou tout simplement n'y feraient pas référence.
Peut-être est-ce une question superfétatoire, et Maeterlinck n'a-t-il tout simplement pas imaginé une société autrement qu'avec Dieu, étant ce qui lui était le plus immédiatement familier – la religion n'intervient pas directement dans l'action, et sa présence ou son absence ne sont pas décisives.
Après tout, Maeterlinck n'explique-t-il pas : « C’est une aventure de jeunesse que j’ai transposée. Il ne faut jamais chercher très loin. » ?
Paradoxalement, plutôt qu'une profondeur mystique ou surnaturelle accrue, cette référence à Dieu agit comme un effet de réel, au même titre que le paysan mort de faim ou les trois vieux pauvres qui se sont endormis : elle ancre Allemonde dans un lieu de notre propre monde, dans un ailleurs médiéval qui reste très européen et familier.
Je vous propose un petit tour des citations, dans les deux états principaux de Pelléas, le texte de Maeterlinck et sa révision debussyste – Maeterlinck lui ayant laissé (et par écrit !) tout pouvoir de retouche, Debussy est beaucoup intervenu, et en plus des coupures attendues a changé des expressions, ajouté des phrases… [Cause invoquée par Maeterlinck pour leur brouille et sa provocation en duel, même s'il paraît clair aux biographes qu'il était surtout fou de rage qu'on n'ait pas choisi sa maîtresse Georgette Leblanc pour la création à l'opéra-comique.]

Dessin préparatoire pour le décor de la création debussyste de 1902, par Eugène Ronsin (acte IV scène 2).
a) Dieu grammaticalisé
On peut laisser de côté ce qui relève de l'invocation grammaticalisée (désémantisée en tout cas) : expression d'intensité qui n'a pas de rapport direct avec la transcendance – quand on dit « mon Dieu » ou « pour Dieu », on n'atteste pas l'existence du divin, on utilise surtout une formule figée. Ce peut affecter la couleur locale, évidemment – on ne les emploierait pas dans une société qui connaîtrait d'autres cultes –, mais n'apporte pas beaucoup de profondeur sur ce qu'est réellement le rapport au sacré dans Allemonde.
¶ GOLAUD : Ils sont prodigieusement
grands ; c’est
une suite de grottes énormes qui aboutissent, Dieu sait
où. (III,3 chez Maeterlinck ; III,2 chez Debussy, où la phrase
est coupée)
¶ LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vois ! Devinez un peu ce que je vois !… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
¶ GOLAUD : Hé ! Hé ! Pelléas ! arrêtez ! arrêtez ! – (Il le saisit par le bras.) Pour Dieu !… Mais ne voyez-vous pas ? – Un pas de plus et vous étiez dans le gouffre !… (III,3 ; III,2 où est coupée)
¶ GOLAUD : Dieu sait jusqu'où cette bête m'a mené (I,1)
¶ LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vois ! Devinez un peu ce que je vois !… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
¶ GOLAUD : Hé ! Hé ! Pelléas ! arrêtez ! arrêtez ! – (Il le saisit par le bras.) Pour Dieu !… Mais ne voyez-vous pas ? – Un pas de plus et vous étiez dans le gouffre !… (III,3 ; III,2 où est coupée)
¶ GOLAUD : Dieu sait jusqu'où cette bête m'a mené (I,1)
Un peu plus liés à la croyance, ces autres exemples demeurent essentiellement des expressions :
¶ GOLAUD : Ah ! ah !… patience, mon
Dieu,
patience… (III, 5 chez Maeterlinck ; III,4 chez Debussy)
¶ GOLAUD : Elle est là, comme si elle était la grande sœur de son enfant… Venez, venez… Mon Dieu ! Mon Dieu !… Je n’y comprendrai rien non plus… Ne restons pas ici. (V,2 ; V)
¶ GOLAUD : Mélisande !… dis-moi la vérité pour l’amour de Dieu ! (V,2 ; V)
¶ GOLAUD : Elle est là, comme si elle était la grande sœur de son enfant… Venez, venez… Mon Dieu ! Mon Dieu !… Je n’y comprendrai rien non plus… Ne restons pas ici. (V,2 ; V)
¶ GOLAUD : Mélisande !… dis-moi la vérité pour l’amour de Dieu ! (V,2 ; V)
b) Dieu objectifié
Plus intéressante, l'apparition du sacré par la vie quotidienne, les objets. En creux, on peut lire l'existence non seulement d'une foi, mais d'unepratique religieuse.
¶ MÉLISANDE : Ici, sur le prie-Dieu.
(IV,2)
→ Soit il s'agit simplement d'un meuble
(nommé d'après notre monde –
mais pourquoi ne pas avoir parlé de fauteuil ?), soit il indique la
régularité d'une observance privée, confirmée par la citation suivante.
¶ GOLAUD : Elle fait
peut-être sa
prière du soir en ce moment… (III,5 ; III,4)¶ PELLÉAS : Midi sonnait au moment où
l’anneau est tombé… (II,1)
¶ PELLÉAS : Il est midi ; j’entends sonner les cloches et les enfants descendent sur la plage pour se baigner… (III,4 ; III,3)
¶ PELLÉAS : Il est midi ; j’entends sonner les cloches et les enfants descendent sur la plage pour se baigner… (III,4 ; III,3)
→ Confirme indirectement l'usage de
cloches, donc de lieux de culte –
et peut-être même, s'il y a des cloches, de lieux de culte collectifs,
où pourraient se réunir les simples hommes, les paysans à peine
esquissés. À nouveau, la présence de Dieu crée avant tout un effet de
réel : un monde qui nous est familier, dont nous connaissons les codes.
Allemonde hors des brumes, hors du huis-clos dysfonctionnel, serait une
contrée normale.
¶
En ce moment, toutes les servantes
tombent subitement à genoux au fond de la chambre.
(V,2 ; V)
→ Geste traditionnel de piété, dont
l'unanimité témoigne, à nouveau,
d'une pratique habituelle et collective. Clairement, il existe une
transcendance à Allemonde.
c) Dieu et la Foi
Une fois établi l'existence de cette religion sur le territoire isolé – insulaire, puisqu'on n'y accède qu'en bateau ? –, culte qui ressemble d'assez près aux nôtres : qu'apporte-t-elle aux humains et aux personnages de Pelléas ?
¶ MÉLISANDE : Saint Daniel et saint
Michel, saint Michel et saint Raphaël… (III,1 chez Maeterlinck)
→ Chez Maeterlinck, la scène 1 (coupée
chez Debussy), où Yniold, miroir de la dernière scène de l'acte,
regarde à la fenêtre (mais vers l'extérieur, et non en espion comme
dans la scène conservée par Debussy). Mélisande chante à mi-voix en filant ce qui
ressemble à un fragment de litanie – on imagine plutôt un chant
religieux.
¶ MÉLISANDE : Mes longs
cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour ! […] Saint Daniel et
Saint Michel, Saint Michel et Saint Raphaël, je
suis née un dimanche, un dimanche à midi ! (III,1 chez
Debussy)→ Debussy réutilise ce fragmant en
l'intégrant dans toute une chanson
(qui remplace « Les trois sœurs aveugles ») pour sa première scène de
l'acte III (III,2 chez Maeterlinck). C'est la Chanson de la Tour,
évoquant aussi bien ses longs cheveux que son jour de naissance.
→ Les saints y sont invoqués sans aucun lien apparent avec le reste de la chanson – cette seconde strophe a-t-elle un sens, en tout état de cause ? Le dimanche où l'on peigne ses cheveux évoque bien sûr le mythe de Mélusine, mais que viennent faire-là ces saints ? Encore plus inutiles que dans la litanie où ils étaient séparés du sujet de leur invocation, ils sont ici devenus de simple motifs démonétisés au sein d'une chanson profane qui, elle-même, n'a pas une portée discursive très claire…
→ Les saints y sont invoqués sans aucun lien apparent avec le reste de la chanson – cette seconde strophe a-t-elle un sens, en tout état de cause ? Le dimanche où l'on peigne ses cheveux évoque bien sûr le mythe de Mélusine, mais que viennent faire-là ces saints ? Encore plus inutiles que dans la litanie où ils étaient séparés du sujet de leur invocation, ils sont ici devenus de simple motifs démonétisés au sein d'une chanson profane qui, elle-même, n'a pas une portée discursive très claire…
¶ PELLÉAS : C’est une vieille
fontaine abandonnée. Il paraît que
c’était une fontaine miraculeuse, — elle ouvrait les yeux des aveugles.
(II,1)
→ Le miracle se conjugue au passé :
comme dans les Chansons de Bilitis
(1894), « Les satyres sont morts
» (XLVI, « Le Tombeau des Naïades »). Le culte a perduré – le même, ou
sont-ce les vestiges d'anciennes croyances ? –, mais la présence
magique de la divinité s'est tarie.
Par ailleurs, dans la bouche de Golaud, l'invocation d'êtres surnaturels ou bibliques se teinte souvent d'ironie, de menace – elle est en général l'outil d'une contemption, ou d'une supplique (« dis-moi la vérité, pour l'amour de Dieu »).
¶ GOLAUD : Ils sont plus
grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les
yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons
d’innocence ! (IV,2)
¶ GOLAUD : On dirait que les anges du ciel s’y baignent tout le jour dans l’eau claire des montagnes !… (IV,2 chez Maeterlinck)
¶ GOLAUD : On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême !… (IV,2 arrangé par Debussy)
¶ GOLAUD : On dirait que les anges du ciel s’y baignent tout le jour dans l’eau claire des montagnes !… (IV,2 chez Maeterlinck)
¶ GOLAUD : On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême !… (IV,2 arrangé par Debussy)
→ Golaud prend à témoin la pureté des
yeux de Mélisande. L'invocation
d'êtres célestes sert de support à une comparaison, et suppose donc que
la référence est familière à tous ; pour autant elle ne témoigne pas
d'une foi particulière, et l'utilise même pour blesser, convoque Dieu
et les anges pour tourner en dérision la vertu de Mélisande – non sans
fondement, certes.
¶ GOLAUD : Absalon ! Absalon ! (IV,2)
→ Je renvoie à cette notule, qui est entièrement consacrée à
cette exclamation, pour préciser le
détail des sources bibliques et interprétations possibles du cri de
Golaud – avertissement à lui-même, menace à Pelléas absent, dérision de
Mélisande violentée par ses longs cheveux… Il s'agit ici d'un
personnage vétérotestamentaire, donc moins immédiatement présent que
les figures plus incarnées des Évangiles, et, à nouveau, dans un emploi
uniquement négatif. Le point culminant de la violence de Pelléas et Mélisande
est probablement là (paradoxalement, les violences à Yniold à la fin du
III et le meurtre de Pelléas à la fin du IV n'ont pas la même emphase –
bien que tout à fait aussi sidérants), et c'est un protagoniste
biblique qui se retrouve dans la bouche de Golaud pour accompagner
cette explosion violente.
Les traces d'un culte et d'une foi, dans Pelléas – peut-être à cause des nécessités pour écrire un drame intéressant, peut-être à cause du caractère intrinsèque d'Allemonde – secondent ainsi essentiellement un discours négatif : les saints ne servent pas à grand'chose, les miracles ont disparu, Dieu est plutôt convoqué comme témoin des péchés des hommes ou gardien impuissant de leurs vertus (« patience, mon Dieu, patience ! », dans la scène d'outrage à Yniold), les anges sont des outils symboliques d'humiliation.
L'impact positif de la Foi et de l'Espérance sur l'humanité, ou même la présence d'une réelle dévotion vivace qui aiderait les hommes à (sur)vivre dans Allemonde, ne sont pas évidents en surveillant les références religieuses au fil de la pièce, chez Maeterlinck comme chez Debussy.
d) Dieu et l'Espérance
Au delà de ces références, que pourrait-on dire de la façon qu'ont les résidents du vieux château d'Allemonde d'aborder la vie ?
Domine une sensation de hasard, de désordre même, et de malheur inévitable de tout côté.
¶ GOLAUD : Dieu sait jusqu'où cette
bête m'a mené (I,1)
¶ ARKEL : Qu’il en soit comme il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d’une destinée : et il sait mieux que moi son avenir. Il n’arrive peut-être pas d’événements inutiles… (I,2)
¶ PREMIÈRE SERVANTE : Oui, oui ; c’est la main de Dieu qui a remué… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
¶ ARKEL : C’est au tour de la pauvre petite… (V,2 ; V)
→ Hasard.
¶ ARKEL : Qu’il en soit comme il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d’une destinée : et il sait mieux que moi son avenir. Il n’arrive peut-être pas d’événements inutiles… (I,2)
→ Incertitude. Considérant qu'Arkel, du
haut de ses paroles graves et apparemment sages, se trompe à chaque
fois – l'épisode le plus cruel étant la prévision de guérison de
Marcellus et de la mort du père, qui pousse Pelléas à commettre le
mauvais choix –, l'espérance osée dans la seconde phrase n'est pas
totalement rassérénante.
¶ PREMIÈRE SERVANTE : Oui, oui ; c’est la main de Dieu qui a remué… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
→ Notre malheur est ainsi lié à un
geste divin, à peine perceptible, dont il ne se rend peut-être pas même
compte, comme la fourmi qui s'attarde sous notre talon insouciant… En
tout cas, Dieu est plutôt relié à l'événement catastrophique qu'à
l'espoir d'un monde meilleur.
¶ ARKEL : C’est au tour de la pauvre petite… (V,2 ; V)
→ La vie même apparaît comme un
fardeau, transmis en cycle, sans que l'au-delà soit mentionné comme un
horizon de réconfort. Il faut vivre sur terre, comme un aveugle,
tourmenté par les hasards de Dieu.
Le moins qu'on puisse dire est que la transcendance n'apparaît pas comme une source d'apaisement dans Pelléas.
e) Dieu et l'Au-delà
La mort de Mélisande ne révèle pas grand'chose à ce sujet, et ne contredit pas la vision tout à fait bouchée d'une vie comme vallée de larmes, sans horizon décelable.
¶ ARKEL :
Non, non ; n’approchez pas… Ne la troublez
pas… Ne lui parlez plus… Vous ne savez pas ce que
c’est que l’âme… (V,2 ; V)
¶ ARKEL : Maintenant c’est son âme qui pleure… (V,2 ; V)
¶ ARKEL : L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule… (V,2 ; V)
→ Si Golaud, après avoir encore tenté
d'arracher des aveux à Mélisande au moment où elle s'apprête à mourir,
se fait réprimander pour son impiété, il semble qu'Arkel ne sache pas
trop ce qu'est l'âme non plus.
¶ ARKEL : On dirait que son
âme a froid pour toujours…
(V,2 ; V)¶ ARKEL : Maintenant c’est son âme qui pleure… (V,2 ; V)
¶ ARKEL : L’âme humaine est très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller seule… (V,2 ; V)
→ Toutes ces descriptions paraissent
très concrètes… Arkel observe Mélisande en train de se laisser mourir,
et ses grandes observations sur l'âme ne révèlent en réalité, rien de
spirituel.
L'espoir de la salvation (le Salut, n'y pensons même pas) et de la résurrection semble tout à fait hors de portée dans ce château aux plafonds bas et étouffants – et à en juger par les guerres et famines, il n'en ira pas plus aisément pour le petit peuple.
f) La vision d'un monde avec Dieu
En découle cet abattement omniprésent, qui crée la toile de fond de Pelléas : cette présence-absence presque désespérante d'un Dieu qui n'apporte aucune espérance aux vivants, même par-delà la mort, participe pour large part à cette impression de sombre résignation qui sert d'écrin à chaque dialogue.
¶ ARKEL : Si j’étais Dieu, j’aurais
pitié du cœur des
hommes… (IV,2)
¶ LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ce n’est pas le bonheur qui est entré dans la maison… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
→ (On se demande, au passage, s'il s'agit des hommes masculins, tempêtueux et faibles comme Golaud, ou du genre humain qui n'est certes pas en sa meilleure posture au fil de Pelléas…)
¶ GOLAUD : Et puis la joie,
la joie… on n'en a pas tous les jours. (II,2)¶ LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ce n’est pas le bonheur qui est entré dans la maison… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
Par ailleurs, le conseil d'Arkel, après avoir induit en erreur Pelléas – lui laissant croire que son père mourrait avant son ami –, de négliger la tombe des morts, achève de me persuader de ce que les habitants d'Allemonde ne nourrissent pas d'espoirs trop ambitieux sur leur joie au delà du cycle – déjà désespérant – de la vie.
¶ ARKEL : Marcellus est mort ; et la
vie a des devoirs
plus graves que la visite d’un tombeau. (II,4 chez Maeterlinck
uniquement)
La dernière réplique de l'opéra, « c'est au tour de la pauvre petite », ressortit davantage à une perception cyclique de type métempsychose, ou bien à une représentation très matérialiste d'une société où chaque enfant prend une place laissée vacante… qu'à une solide espérance dans un monde meilleur ou simplement dans une entité qui nous voudrait du bien.

Le décor de la création debussyste de 1902, par Lucien Jusseaume (acte V).
Que retirer de tout cela ?
1) Je n'avais pas mesuré, avant de regrouper ces occurrences (forcément partielles, j'en ai inévitablement manqué, et ce pourrait altérer les conclusions à en tirer), à quel point Dieu est cité, mais sous forme d'expressions dévitalisées. On trouve pourtant quantité de traces d'une pratique religieuse très similaire au catholicisme, mais ici les saints sont tout au plus des sujets de chanson, les anges et les personnages bibliques servent à humilier, la présence de Dieu est ressentie dans les malheurs qui nous dépassent et non dans un idéal de vie en société ou une espérance que pourraient apporter l'au-delà ou la résurrection. Le destin semble harrasser les personnages, et jusqu'à leur rapport à la mort paraît désespéré, voire d'une indifférence un peu irrespectueuse.
Si la religion est présente dans Pelléas, plus que je ne l'avais remarqué de prime abord, en revanche elle ne semble avoir aucune prise sur la moralité et la vie des personnages. Dieu, si jamais sa présence est décelable, s'incarne plutôt dans le destin qui tourmente les hommes.
2) On remarque la concentration de citations chez deux personnages : Golaud & Arkel invoquent énormément Dieu, le premier à base d'expressions figées ou pour exprimer sa colère, le second pour essayer de donner du sens au monde, mais avec une hauteur de vue de toute évidence plutôt limitée. Les servantes en parlent avec peut-être plus de sagesse (et de superstition, et de résignation), mais elles ne sont que des silhouettes fugaces – encore plus chez Debussy où leur seul rôle est de s'agenouiller à la mort de Mélisande !
Mélisande & Pelléas, à l'inverse des deux aînés, semblent s'en moquer totalement, et n'y font jamais référence – Pelléas entend sonner la cloche, Mélisande esquisse le nom de trois saints sans même les gratifier d'une phrase…
Cette différence illustre très bien les mondes parallèles dans lesquels évoluent les deux amoureux d'une part, les vieillards perdus et déprimés de l'autre – et ce sont ces derniers qui parlent de Dieu, ce qui renforce encore l'impression soulignée en 1).
3) Je trouve tout de même intéressant, dans un univers évanescent, constitué de phrases parcellaires, d'allusions clairsemées, d'imaginer que ces personnages ont lu assez attentivement la Bible pour connaître et partager des implicites autour des différents épisodes de la vie du fils rebelle de David. Il y a quelque chose d'incongru dans ce détail concret, comparable à ce moment où Golaud semble soudain comprendre la poétique de Maeterlinck et s'en effrayer : « J’aimerais mieux avoir perdu tout ce que j’ai plutôt que d’avoir perdu cette bague. Tu ne sais pas ce que c’est. Tu ne sais pas d’où elle vient. », comme s'il avait l'espace d'un instant compris que, dans un drame symboliste, perdre la bague signifiait dissoudre le mariage pour de bon. Ici aussi, les personnages de cet univers quasiment sans détail – peut-être parce que nous ne prenons pas assez au sérieux les didascalies qui dessinent de façon assez évidente un château médiéval – semblent être informés de façon étonnamment précise, sur des matières qui nous sont familières (les textes sacrés de la religion que nous connaissons le mieux) à nous les vrais humains qui n'habitons pas les drames symbolistes. Comme s'ils débordaient soudain sur le monde réel.
4) De cela découle que Dieu, plutôt que l'empreinte d'un mysticisme impalpable, constitue d'abord, dans Pelléas, un effet de réel, au même titre que les trois vieux pauvres ou le paysan mort de faim, une façon d'ancrer Allemonde – qui me paraît tellement ailleurs que j'y aurais spontanément associé des cultes inconnus, peut-être même tellement coupé du monde que l'idée de transcendance ne serait pas parvenue jusqu'à lui, un royaume athée par défaut de capacité de penser au delà – sur notre Terre, et dans notre généalogie temporelle. Allemonde est donc probablement plutôt, dans l'esprit de Maeterlinck, un petit royaume germanique du Moyen-Âge qu'un univers alternatif.
Évidemment nous, lecteurs (qui avons lu la science-fiction), en faisons ce que nous voulons, et je peine pour ma part à comprendre Pelléas et à y prendre autant de plaisir en l'inscrivant dans des limites géographiques et chronologiques.
5) Je me demande dans quelle mesure il ne faut pas attribuer cette présence étonnamment concrète, voire incongrue, d'un catholicisme implicite (alors même qu'Allemonde semble abandonné par la transcendance, la Providence et l'espérance…) à la culture de Maeterlinck qui, en pensant son Moyen-Âge indéfini, a spontanément baigné dans sa propre culture européenne, qu'elle soit historique ou contemporaine. Il n'est pas impossible que toute ma glose n'ait aucun sens et que Dieu soit là par défaut, conséquence involontaire d'un Moyen-Âge décrit avec des éléments qui sont de l'ordre du réflexe impensé.
Sur cette exploration pleine de joie et profondément utile comme on vient de le voir, je vous abandonne aux mains (peut-être pas expertes, mais) bavardes de l'excellent moi-même, dans la série consacrée depuis les débuts de Carnets sur sol à l'univers de Pelléas et Mélisande (pour remonter vers les notules les plus anciennes, il faut utiliser la colonne de droite, section « archives », où l'on peut cliquer sur les mois où les notules ont été publiées.
Dieu vous garde, seigneurs. Mieux que Marcellus, s'il est possible.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Autour de Pelléas et Mélisande a suscité :
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