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samedi 22 juin 2024

Cantates baroques françaises au salon – CRR de Paris & Hôtel de Guînes



Le CRR de Paris (souvent en partenariat avec le Pôle Supérieur Boulogne-Billancourt) est actuellement le lieu privilégié de la formation de haut niveau pour des artistes spécialisés dans la musique baroque, en particulier française.

En l'occurrence, les étudiants de Jean-Christophe Revel (professeur de basse continue), Jean Bregnac (professeur de traverso), Carole Bardot et Jérôme Correas (pour le chant) participent à un projet qui mêle plusieurs aspects importants de la pratique du chant baroque : une série de concerts dans des lieux aux acoustiques conformes aux salles où étaient à l'origine exécutées les œuvres. Airs de cour dans de petits espaces, motets dans la Sainte-Chapelle de Vincennes, ou ici cantates profanes dans des salons de musique d'hôtels particuliers (Hôtel de Noailles à Saint-Germain-en-Laye, Hôtel de Guines à Courbevoie) ! La démarche est importante pour prendre conscience du type d'approche vocale et théâtrale, du type d'émission sonore également, qui devait prévaloir dans de si petits espaces – et, pour renforcer mon dada, démontrer une fois de plus que l'usage de voix massivement couvertes dans ce répertoire est non seulement musicologiquement absurde mais très contre-productive d'un point de vue pratique. En effet l'essentiel dans ces petits espaces devient immédiatement la qualité du timbre, la clarté de la diction et des inflexions expressives. Le fondu et la puissance ne sont pas utiles ici.

Par ailleurs, l'exécution elle-même suit les préceptes de la recherche du juste style, notamment avec la formation permanente (et l'encadrement plus précisément sur ce projet) de Lisandro Nesis, professeur en déclamation, prononciation restituée et gestuelle baroque.

Si l'on sait peu de chose sur les modalités d'exécution de ces cantates, hors quelques détails glanés dans les partitions ou quelques allusions çà et là dans des témoignages de divers ordres, on peut tout de même établir une dichotomie entre composantes épique (le récit narratif) et dramatique (les paroles des personnages), exploitée en l'occurrence avec une mise en scène permettant l'application de la gestuelle baroque étudiée. Cela se fond particulièrement bien dans le dispositif de la cantate de Montéclair, qui prévoit un duo vocal, et suppose donc que certains chanteurs incarnaient bel et bien uniquement des personnages. Dans ce rare Pyrame & Thisbé (celui de Clérambault est bien plus fréquemment donné), on a ainsi confié le récit à une basse-taille et les deux amants à un dessus et une haute-contre (enfin, davantage une tessiture de taille à la vérité, je n'ai pas vérifié comment c'était noté). Le livret dit même tout de bon : « écoutons l'amant et l'amante ».
Ces concerts permettent ainsi non seulement aux étudiants de se confronter aux contraintes propres du genre, nourrissent une réflexion sur le style, mais participe aussi d'une expérimentation pour tester la viabilité d'hypothèse sur les modalités de représentation au début du XVIIIe siècle.

En l'occurrence, deux lieux choisis pour ce concert de cantates, dans des lieux privés : l'hôtel de Noailles à Saint-Germain-en-Laye, et l'hôtel de Guînes à Courbevoie. J'étais au second.
Quel étrange lieu ! Au cœur de la banlieue chic du XXe siècle, un hôtel particulier édifié sous Louis XV mais retravaillé dans le style Directoire / Consulat, avec de remarquables décors à la fois antiquisants, hiératiques et bucoliques sur la façade principale. Le salon de musique, à l'étage noble d'un escalier étroit, est encadré de grandes colonnes ioniques et ménage la part belle aux putti militaires et musiciens sur les corniches, sous une peinture de ciel bleu où seul une aigle émerge. Tout y respire l'élégance du temps, jusqu'au clavecin peint aux couleurs exactes de la décoration stuquée du salon (qui imite le marbre à la perfection).
Pourquoi ce lieu insolite, là où l'on n'attend que constructions récentes ? Pour la raison la plus simple du monde : il s'agissait d'une résidence de campagne, qui a été cernée par l'extension urbaine para-panaméenne. A partir de 1785 elle a été louée par le duc de Guînes, flûtiste émérite et commanditaire du Concerto pour flûte et harpe de Mozart (qu'il ne paya jamais), à l'intention de lui-même et de sa fille harpiste très douée, à qui Mozart donna des cours de composition (celui-ci confie son dépit de son absence d'imagination dans une lettre à son père). [Mozart ne s'est a priori jamais rendu dans ces murs, et le décor orné actuel date peu ou prou de 1800, après le rachat de la demeure par un bijoutier, mais l'anecdote vaut tout de même d'être racontée !]

Le projet, dirigé musicalement par Jean Brégnac, en collaboration avec David Brouzet (professeur à l'IESA) et Lisandro Nesis (pour la petite mise en espace et les essais d'intégrer la gestuelle baroque à l'exécution de ces cantates), permettait d'entendre de jeunes musiciens très aguerris, techniquement et plus encore stylistiquement.

Trois œuvres au programme : Orphée de Clérambault, la cantate la plus jouée et enregistrée du XVIIIe s. français – qui a la particularité de s'arrêter à la victoire du poète, sans explorer son retour raté vers le monde des vivants. Pyrame et Thisbé de Montéclair, beaucoup plus rare, qui a la particularité de sembler commencer par la moralité qui clôt Orphée ; un style plus lyrique, plus instrumental, plus italien, moins tourné vers la nudité de la déclamation – au sein d'un genre qui constitue déjà une manifestation de l'influence ultramontaine. Entre les deux, le Deuxième concert pour deux flûtes sans basse du même Montéclair, qui ménage de très beaux frottements de seconde ; dans un lieu si intiment, les deux flûtes remplissent totalement l'espace sonore, sans difficulté, le résultat en est acoustiquement (et émotionnellement) très probant ! Les flûtistes Anne Nautré et Victoria James Geiseler se révèlent par ailleurs d'une beauté de son et d'une intelligence de phrasé de très haute volée.

Dans les cantates, aux flûtes (en alternant) s'adjoignaient le violon (Armand Thomas), la viole de gambe très expressive de Manon Marmouset de la Taille et deux clavecinistes aux tempéraments très différents (Steve Bergeron & Andres Arzaguet) : en effet la marge de co-écriture est grande aux claviers, selon qu'on soit plutôt sobrement discret pour laisser s'épanouir les chanteurs, qu'on cherche des lignes en écho aux mélodies, qu'on soigne le contrepoint, ou simplement l'ampleur du tapis sonore d'arpèges (plus on active de notes au clavecin, plus le volume augmente).

Quant aux chanteurs, dont certains que je suis depuis un moment au CRR, la qualité de la préparation qui s'étend, au delà du projet, sur des années de pratique (et de concerts !) de ce répertoire, montre des effets très impressionnants : tous montrent une sensibilité au verbe et des qualités très précises dans la réalisation des gestes vocaux (et scéniques) expressifs. Si Julie Dollat (Thisbé) brille par la beauté de son instrument (un soprano éclatant), je suis tout particulièrement impressionné par Alexandre Jamar (Orphée) qui conjugue idéalement rondeur, clarté et intentions expressives. Gaël Lefèvre, déjà très apprécié pour sa netteté de trait et d'expression dans des tragédies en musique (Penthée de Philippe d'Orléans, récemment, où figurait aussi Sébastien Tonnel), propose des Pyrame et Pluton davantage centrés sur le juste poids du texte que sur la seule beauté vocale (voix franche et naturelle au demeurant, que j'aime beaucoup, idéale pour ces formats de proximité). Kyungna Ko (narratrice d'Orphée) confirme son abattage considérable, y compris dans un « rôle » de récitante : la voix est pourtant très fondue, assez mate et charpentée, mais l'engagement verbal fend spectaculairement cette armature technique peut-être plus typée XIXe que chez ses camarades, toujours impressionnante. Pour finir Sébastien Tonnel, narrateur pour Pyrame & Thisbé (basse-taille) manifeste aussi de belles intentions ; je serais assez tenté de l'entendre dans des tessitures plus hautes, vu la confidentialité des graves et la très belle clarté du médium, qui favorise par ailleurs ses élans expressifs.

Une aventure très singulière, qui rend avide de les réentendre dans le motet ou l'air de cour, pour la suite de ce cycle de musique in situ !

David Le Marrec

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