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lundi 22 février 2016

[Carnet d'écoutes n°93] – Fouette cocher ! – (Beethoven, Mendelssohn, Bruckner remis à neuf)


Parmi le petit lot des écoutes récentes, plusieurs disques récemments parus (dont deux nouveautés de ces dernières semaines) qui partagent la caractéristique de renouveler assez profondément l'exécution de la symphonie romantique allemande, sur la base commune de tempi très rapides, d'un grain d'orchestre très saillant et de phrasés particulièrement cinglants.



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Fin de sa carrière aidant, les Quatrième et Cinquième Symphonies de Beethoven par Harnoncourt ont été immédiatement louées, et à bon droit. Son intégrale avec le Chamber Orchestra of Europe étalait peut-être un peu trop sa tendance (depuis largement amendée) à diriger les phrases par segments très courts, comme une suite de micro-épisodes, au détriment de l'évidence de la coulée – ce n'est pas absurde considérant les techniques de composition de Beethoven dans ce corpus, quasiment par motif plus que par thème, mais précisément, cela tendait à accentuer démesurément un trait d'écriture déjà fort. Ce nouvel enregistrement (chez Sony) est réalisé avec son ensemble historique du Concentus Musicus Wien,   celui du premier grand enregistrement sur instruments d'époque, L'Orfeo de 1969, et avec lequel il enregistre depuis une dizaine d'années le répertoire classique de fort belle façon ; si l'ensemble ne dispose plus des mêmes accents de résurrection surnaturelle du passé, il a conservé, dans un univers qui s'est radicalement professionnalisé (après avec été une passion du dimanche pour instrumentistes professionnels), une forme de verdeur et d'engagement tout à fait remarquables.

Ce qui frappe ici, ce sera avant tout la franchise des couleurs, l'élan incoercible de la lancée (peu ou prou sur les mêmes abîmes que Markevitch avec les Lamoureux), l'évidence du déroulé ; évidemment, le mouvement lent de la Cinquième manque peut-être de contraste considérant son tempo rapide, et on dispose d'une telle variété d'autres choix pour le scherzo (qu'on peut aimer plus mystérieux que précipité), mais il n'empêche que l'emboîtement des timbres (là encore, j'aurais envie de comparer avec les Berlioz de Markevitch, où chaque couleur apparaît, où chaque décision d'orchestration devient audible et magnifiée), la fureur incantatoire du tout en font l'une des lectures les plus abouties qu'on puisse trouver dans une discographie pourtant plus que débordantes.
À titre personnel, à part Markevitch-Lamoureux (1957, il y en a peut-être d'autres) et Dohnányi-Cleveland (chez Telarc), peu paraissent à ce point tenues et tendues de bout en bout, dans la jubilation dramatique la plus intense. (Bien sûr, Hogwood, les versions Gardiner, les versions Szell, le Karajan-Clouzot de 66 sont d'un tonnel assez voisin ; Harnoncourt n'en étant pas nécessairement le dépôt.)

Quant à l'étrange Quatrième, avec ses hoquets horizontaux (ces thèmes qui tendent à bégayer) ou verticaux (les grands sauts pointés qui accompagnent le mouvement lent), je ne vois pas quel langage d'interprète s'y accommoderait mieux : ce qui claudiquait paraît soudain triomphant.



mendelssohn heras-casado


Du côté de Mendelssohn, il a fallu attendre assez longtemps pour découvrir les premières lectures un minimum cinglantes. Pour les intégrales, Dohnányi et Weller marquaient déjà une telle avancée, par rapport à la mollesse d'Abbado, à l'enveloppe Karajan très réussie mais vraiment pas en style, à Sawallisch très adéquat mais un peu raide pour cette musique et souffrant du Philharmonia limité et mal capté ; pour les 3 & 4, il y a certes eu Norrington et Gardiner sur instruments anciens, néanmoins leur apport, en dehors de l'allègement (voire de l'assèchement pour Norrington) du spectre, ne m'a pas paru particulièrement fondamental (et de pair avec une certaine froideur expressive).
L'intégrale Poppen-Sarrebruck est formidable (Dohnányi-Cleveland est absolument parfait, un peu ce qu'est Sawallisch-Dresde à Schumann, mais s'il faut en découvrir une autre), et tire tout le parti de l'expérience baroque du chef dans la clarté des plancs et le sens de l'élan, de l'attaque juste – mais elle ne sonne ni baroqueuse ni méchante, il s'agit d'une lecture traditionnelle remarquablement rehaussée.

Pablo Heras-Casado, qui apparaissait dans la norme des interprétations musicologiques pour ses Schubert, se révèle ici, grâce au choix du Freiburger Barockorchester (qui, comme l'indique son nom, n'aborde guère de répertoire au delà du cœur du XVIIIe siècle ; il avait participé à la tournée Salieri de Bartoli, néanmoins), spectaculairement novateur. Les timbres crissent de partout, les plans se révèlent sans complaisance, à travers un spectre que les instruments anciens aèrent, en libérant les interstices de timbres particulièrement capiteux et de grains tout à fait râpeux. Ce Mendelssohn-là brame avec beaucoup d'originalité : il ne cherche pas seulement à éviter l'empâtement par la célérité et l'allègement, il creuse au contraire le son d'une façon tout à fait différente – la notice ne renseigne pas sur l'instrumentarium, et je suppose qu'il s'efforce de respecter la période, mais à l'oreille, on a plutôt l'impression d'entendre jouer un orchestre des années 1770 ou 1780, ce qui renforce la spécificité des équilibres – de pair avec l'aspect dramatique, c'est Mendelssohn joué avec les moyens stylistiques de Gluck et non plus, comme souvent, de Bruckner.

Pour renouveler son écoute de façon convaincante, on fait difficilement mieux.



bruckner venzago

Quant à Bruckner, s'il n'est pas neuf de l'entendre joué de façon vive et acérée (toute une tradition existait jusqu'aux années 50 avec Furtwängler, Schuricht, Andreae… – sans mentionner la plus tardive archi-intégrale Roshdestvensky, où l'idée de tradition est sans doute beaucoup plus discutable), c'est devenu un parti pris particulièrement inhabituel dans les dernières décennies, surtout si cela s'assortit de timbres rêches.

Or, dans l'intégrale de Mario Venzago proposée par CPO, rêche est tout le programme !  Tout le temps rapide et rugueux, on fait difficilement plus méchant, moins séduisant, moins mystique, moins hédoniste.  La série comporte toutes les principales symphonies, de 0 à 9, avec différents orchestres moyennement prestigieux, mais excellents, de tous les coins d'Europe : Symphonique de Berne (3,6,9), Tapiola Sinfonietta (0,1,5), Symphonique de Bâle (4,7), Konzerthaus Berlin (8), Northern Sinfonia (2). Les effectifs semblent assez réduits, et le son toujours comparable, absolument pas désireux de rondeur ni de fondu (mêmes violoncelles durs et non vibrés, par exemple). Évidemment, les timbres sont plus enchanteurs à Bâle qu'à Sage Gastehead (siège du Northern Sinfonia, autrefois à Newcastle), mais la philosophie générale demeure inchangée : lecture très vive, pugnace, refusant pour autant le spectaculaire (phrasés en diminuendo qui peuvent avoir beaucoup d'élégance là où les autres feraient claquer le son). Dans cette perspective, le scherzo de la 4, qui exalte plus les transitions que les appels de cors, est plus réussi que le scherzo de la 2 (qui va au maximum de combattivité, avec un résultat poétiquement limité).

Une expérience intéressante et réussie, que je recommande, même si en matière de structure, on peut trouver tout aussi lisible sans recourir à ces extrêmes – récemment subjugué par la découverte de Masur-Gewandhaus, d'un classicisme olympien assez souverain, cheminant toujours vers un but sûr sans jamais paraître tendu ni grandiose, comme s'il était possible de réussir Bruckner en pensant Mozart. À l'usage, s'est révélé d'assez loin l'intégrale la plus satisfaisante dont j'aie disposé.



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Pendant ce temps, au concert, l'intégrale des symphonies de Mendelssohn par Yannick Nézet-Séguin et le Chamber Orchestra of Europe. Contrairement au disque, où il peut sembler à un ensemble aux visées musicologiques parmi d'autres (avec un peu de sècheresse, dans certains répertoires, comme Sibelius avec Berglund ou plus récemment Schumann avec Nézet-Séguin), le concert révèle un engagement hors du commun de chaque musicien, avec des qualités individuelles (l'abandon exceptionnel de la konzertmeisterin Lorenza Borrani ; la clarté, le volume, la souplesse de la clarinette solo de Romain Guyot !) mais surtout une cohésion d'ensemble, une rigueur dans la longueur (maximale !) d'archet, une énergie combinée qui procurent un résultat particulièrement extraordinaire.

Ici aussi, la logique d'ensemble est plutôt jouer vif, sans chercher à faire trop de neuf, mais les petites particularités sont tellement bien réalisées qu'il est difficile de n'y pas succomber complètement. Par ailleurs, quel plaisir d'entendre à la fois un Mendelssohn à la pâte légère et doté d'une réelle substance dans les mouvements lents ou poétiques (le menuet de la Quatrième ne sonne pas du tout malingre, le scherzo de la Cinquième ne pépie pas…).

Le disque (enregistré avant la tournée, hélas) paraîtra en temps voulu, et je ne suis pas sûr qu'il rende totalement justice à ce qui se produit en salle – où le grain et l'atmosphère électrique sont très particuliers, et ne passent pas complètement au disque dans leur cas, pour ce que j'en ai pu juger –, mais ce que j'ai entendu constituait une intégrale assez parfaite, probablement le meilleur choix alternatif à Dohnányi-Cleveland (du moins si l'on n'a pas déjà Poppen-Sarrebruck, moins radical, mais dans les mêmes zones d'équilibre vers un Mendelssohn plus tranchant mais non moins poétique).

Dans l'attente, vous pouvez vous repâtre des vidéos, gratuitement disponibles jusqu'à mi-août.

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La Cinquième de Mendelssohn était donnée dans une édition inhabituelle, où une cadence de flûte (rejointe par quelques bois) opère un pont entre l'adagio et l'énonciation du thème du Choral de Luther Ein feste Burg, qui ouvre le dernier mouvement. Sur plusieurs dizaines de versions écoutées, je crois qu'elle ne se trouve que dans celle de la Württermbergische Philharmonie Reutlingen (très bel orchestre, à l'origine d'une solide intégrale Bruckner avec Paternostro) dirigée par Ola Rudner, superbe version traditionnelle, pleine de rondeurs et de poésie, mais vive et absolument pas épaisse, très bien captée de surcroît. Merci du tuyau Olivier ! Néanmoins, contrairement à ce disque paru chez Ars Produktion, Nézet-Séguin ne retenait pas les autres segments alternatifs (en particulier la coda plus tapageuse). Voilà donc une autre façon de renouveler vos écoutes du corpus, tout en découvrant un autre orchestre germanique superlatif… dans une ville moins peuplée que Perpignan ou Besançon (voir aussi pour ce type de considération).

David Le Marrec

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