mardi 25 juin 2024
Un an et demi de déchiffrages d'inédits – V – Lieder & Songs (Droste-Hülshoff, Fried, Posa, Streicher, Bacon…)
Theodor Streicher, le grand coup de cœur de cette kyrielle.
Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.
Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.
Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.
Quant aux opéras en d'autres langues, au répertoire sacré, à la musique symphonique, aux mélodies française : épisode n°4.
J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.
8. Lieder
Côté lieder, une belle brassée.
Pour les plus anciens, ceux écrits par Annette von Droste-Hülshoff (née en 1760), surtout connue comme poétesse – que j'aime beaucoup, avec un riche lexique botanique notamment ! –, mais également compositrice. Lieder début XIXe, de langage très simple (on peut penser à Carl Zelter, par exemple), mais sensibles à la prosodie, qui tombent avec justesse sur les textes – qui ne sont pas tous d'elle. J'aime beaucoup, on pourrait avantageusement commencer un récital de lieder avec ceux-ci.
J'ai poursuivi avec les mises en musique de Peter Cornelius (né en 1824) des poèmes de… Droste-Hülshoff. Pas nécessairement ses meilleurs poèmes, et mises en musique d'un romantisme assez traditionnel, très agréable sans que m'y apparaisse une singularité forte.
Dans la génération suivante, Marie Jaëll (née en 1846) propose Cinq Lieder d'une étonnante sensibilité musicale et prosodique, plutôt dans le haut du spectre de ce qu'elle a écrit, et avec un soin tout particulier du rapport à la langue. Très beaux, plus intéressants que nombre de ses pièces pour piano ou concertos.
Grâce au travail remarquable du professeur Alexander Gurdon, on dispose des lieder complets d'Oskar Fried (né en 1871), compositeur parcimonieux – ayant vécu de son travail comme chef d'orchestre, il existe même d'assez nombreux disques : Beethoven 9, Tchaïkovski 6, Mahler 2, Alpensinfonie de R. Strauss… (Évidemment difficile de juger avec les limites des prises de son d'époque, mais ce semble vif et vivant.)
Le recueil publié par le Pr. Gurdon permet de disposer de tous les lieder écrits par Fried (hormis ceux pensés pour orchestre, comme Das Trunk'ne Lied dont j'ai parlé dans la livraison précédente, et son chef-d'œuvre Die verklärte Nacht auquel une notule a été consacrée il y a bien longtemps).
Le langage y assez consonant pour son époque, lyrique et vraiment raffiné ; pas de complexité superfétatoire, mais toujours de belles trouvailles bien ajustées. Pas de surprise foudroyante comme La Nuit transfigurée, mais uniquement de très belles choses qui font plaisir à lire.
Dans la perspective de la publication prochaine d'un album monographique consacré à l'oublié Oskar Posa (né en 1873, chez le nouveau label voilà Records), après m'être émerveillé de la vertigineuse Sonate pour violon & piano (déchiffrée en premier, mais j'en parlerai après), lecture des 4 Lieder Op.4, sur du Dehmel. Moins que la mélodie ou la prosodie, le prix provient de la grande spécialité de Posa, reconnue par ses contemporains : l'harmonie. Pas de formules fixes sur lesquelles on brode des mélodies ou des rythmes, le discours harmonique (la succession des accords) varie sans cesse, progresse toujours, et ménage des surprises sans chercher la dissonance ni la bizarrerie. Quelque chose d'assez équidistant du postromantisme et du décadentisme, en somme, qui mérite d'être connu – et sera très bientôt documenté au disque, mais pour quelques mois encore, c'est vraiment un déchiffrage d'inédit.
Petite coïncidence amusante : à l'Opéra de Graz dont il était directeur musical, il a dirigé des opéras… de Max von Oberleithner.
Encore plus obscur, Heinrich Kaspar Schmid (né en 1874), repéré dans les nouveautés publiées par IMSLP, grâce à la vigilance d'un partenaire / commanditaire de déchiffrages. Son recueil de chansons « turques », Türkisches Liederbuch, Op.19. À la lecture, j'ai été frappé par les nombreuses maladresses étonnantes, comme des fautes d'apprenti… et pourtant, dans le geste, les idées, j'y trouve une réelle inspiration. Le résultat ne tient pas tout à fait, mais je serais curieux de lire d'autres œuvres écrites dans une perspective différentes, et éventuellement d'en connaître davantage sur sa formation, ses principes esthétiques, ses objectifs de compositeur.
Theodor Streicher (né en 1874). Là aussi, une commande reçue… et ce n'était pas en vain ! Immense coup de cœur pour ses trois cahiers de poèmes de Buonarroti (traduits en allemand). Harmonies surprenantes (très inventives, clairement dans une veine décadente), prosodie très expressive, mélodies toujours pleines d'évidence malgré la sophistication du langage. À la vérité, j'ai surtout aimé le premier des trois cahier, par la suite le langage devient plus contourné, plus abstrait, on a moins de respect des poèmes, moins d'attrait mélodique ou rythmique, tout devient plus éthéré (à sa propre façon tourmentée), plus conceptuel. Même avec la partition sous les yeux, je ne comprends pas toujours bien le projet expressif de ces lieder. Mais le premier cahier, quelle merveille absolue !
Streicher, riche à l'origine par ses héritages, est ruiné par l'inflation des années vingt. Notez qu'il ne doit pas être confondu avec l'écrivain allemand Paul Theodor Streicher, né treize ans plus tôt et mort la même année, en 1940 – les deux n'étant pas tout à fait des superstars, les recherches en plein texte sur l'un aboutissent assez vite sur l'autre ! Notre Théodore autrichien à nous est issu d'une famille de musiciens remontant au XVIIIe siècle, et lui-même influencé – lis-je – par Hugo Wolf, ce qui n'est pas nécessairement très audible dans les lieder d'esthétique très diverses que j'ai pu parcourir, soit bien plus accessibles, soit bien plus sophistiqués.
Un peu moins séduit par les trois plus récents de cette série de lectures.
¶ Ernst Boehe (né en 1880), 5 Lieder Op.1, m'a paru un peu plat pour servi du Dehmel, mais la musique demeure néanmoins tout à fait belle. (Je crois avoir plus de tendresse, finalement, pour les erreurs de H.K. Schmid, mais Boehe ne déparerait pas un récital de lieder, surtout que son corpus ne doit pas se limiter à l'opus 1. À creuser.) [Deux très beaux albums symphoniques existent chez CPO, magnifiquement captés et dirigés par le remarquable spécialiste des décadents W.A. Albert, l'Orchestre de Rhénanie-Palatinat qui est d'une saveur incroyable.]
¶ Paul von Klenau (né en 1883), sélection de lieder. Très bien écrit, la musique est toujours de qualité chez Klenau. Mais pas croisé de coup de cœur particulier lors de ce survol. (Je vous renvoie à l'épisode III à propos de ses opéras qui sont d'un tout autre tonnel.) [Pas mal de disques, même si les opéras et les lieder manquent à l'appel. Ses Quatuors sont formidables, la Première Symphonie également, et ne manquez surtout pas, côté lieder, son cycle orchestral du Kornett de Rilke !]
¶ Rudi Stephan (né en 1887), deux lieder (inédits au disque, je crois) qui ne sont pas du grand Stephan : des gestes impressionnants, mais le résultat n'est pas toujours très puissant. Comme il a peu laissé – à cause de sa stupide initiative de se porter volontaire aux premiers jours de la guerre de 14 (et de s'y faire tuer, évidemment, un compositeur sur le front de Galicie…) –, on gratte ce qu'on peut, mais il est possible que le meilleur soit déjà intégralement connu. [Un certain nombre de lieder existent au disque. Et bien sûr, le fascinant Die ersten Menschen, son chef-d'œuvre, dans la version Rickenbacher !]
→ Donc, clairement, pour moi, Streicher, c'est l'urgence de ce qu'il faut découvrir ! Et peut-être explorer le reste du catalogue des autres (Klenau est déjà documenté pour partie, mais Schmid et Boehe pas trop). Dans le cadre de la redécouverte des compositrices, j'espère qu'on aura de belles anthologies Droste-Hülshoff et Jaëll, qui méritent vraiment le détour. (En attendant, vous pouvez toujours vous régaler des lieder de Johanna Kinkel chez CPO.)
9. Songs
Deux rencontres inattendues, avec des musiques de qualité.
My Friend, song d'Albert Hay Malotte : langage, confortable et conservateur pour une song de 1939, mais tout à fait charmant. Compositeur américain (né en Pennsylvanie), qui est surtout resté à la postérité pour ses hymnes religieuses (The Lord's Prayer reste toujours en usage, notamment) et pour ses musiques de film, beaucoup d'animation pour les studios Disney (dont des longs-métrages primés, ou encore Mickey's Elephant ou Magician Mickey) et compositions pour films (plutôt de série B), dont un Atkins, un Borzage et même un John Ford. Ses songs s'inscrivent assez bien dans cette recherche de simplicité et de communication émotionnelle immédiate, sans facilité ni pauvreté, mais visant vraiment au premier chef l'effet sur l'auditeur.
Autre trouvaille de pure sérendipité, le cycle de cinq poèmes d'Emily Dickinson mis en musique par Ernst Bacon (né en 1898, mais mort en 1990 !), une très belle surprise. J'ai été assez saisi aussi par certains poèmes que je ne connaissais pas, décrivant des relations amoureuses assez troubles, voire dérangeantes - « So bashful when I spied her » décrit même, sous couvert d'adresse à une fleur un rapt, pour ne pas dire un viol ; chaque strophe apporte une surenchère dans la situation initiale de voyeurisme, puis de poursuite, enfin de rapt - et davantage. Les équilibres atypiques de ces poèmes et leur mise en musique, raffinée, pleines de belles pensées musicales articulées avec science, en font à mon avis un corpus assez marquant, qui donne envie d'en entendre davantage.
J'avoue ne pas avoir connu Ernst Bacon avant ce moment, mais il s'avère qu'il n'était pas du tout sous les radars de son vivant : plusieurs bourses Guggenheim, un Pullitzer pour sa Deuxième Symphonie... présenté comme autodidacte dans les notices, il a tout de même étudié la composition auprès d'Ernst Bloch, et même pendant deux ans auprès de Carl Weigl, à Vienne. Il est l'auteur, très jeune (19 ans) d'un traité, Our Musical Idiom, qui entend explorer la totalité des combinaisons possibles dans le système tonal ! (voilà qui rend très curieux les amateurs de systèmes dans mon genre) Sa curiosité ne s'arrête pas à la théorie savante puisqu'il incluait des éléments de chanson populaire, de jazz et même de musique native-américaine dans ses compositions. Pour l'anecdote : marié quatre fois, dont une première avec la l'héritière d'une grande famille industrielle ; son dernier fils n'est pas très vieux, il est né en 1973 !
En somme, une figure éminente de la musique américaine, qui rend très curieux du reste de son catalogue, à explorer !
Pour la suite, il sera question de quelques autres découvertes, notamment des mélodies glossolaliques russes et du piano allégorique ukrainien !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Déchiffrage & improvisation a suscité :
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