Théodore Akimenko, le symboliste ukrainien qui exerça longuement
en France.
Pour les
implications techniques (pianistiques) de
l'entreprise, voyez la
première notule de la série.
Pour le point sur les dernières découvertes côté
opéras en français, voyez la deuxième notule de la
série.
Pour les
opéras en allemand, voyez la troisième.
Pour
les opéras en d'autres langues, le répertoire sacré,
la musique symphonique, les mélodies françaises : épisode n°4.
Quant aux
lieder et songs : épisode n°5.
J'ai aussi
recueilli ces lectures dans un fichier que je
mettrai à jour.
[[]]
(Choix parmi quelques œuvres
disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés
ci-dessous.)
10. Mélodies slaves
Du côté des mélodies slaves, je n'ai pas remis sur le métier les
mélodies inédites de
Roslavets
(notamment les Verlaine, traduits en russe), vraiment élusives
rythmiquement, et dont le sens prosodique et plus généralement
expressif est difficile à suivre – clairement pas la part la plus
généreuse de sa production. J'ai en revanche essayé celles d'
Obouhov /
Obuhow, toujours aussi énigmatiques
(avec son propre système de notation, du reste).
En revanche, deux découvertes importantes.
La première, le recueil Lvov-Prač, dont j'ai déjà devisé à propos de la
«
Grande Matrice » commune des musiques ukrainienne
et russe.
Extrait de la présentation :
|
Une large part de la musique
russe se fonde sur des thèmes folkloriques
russes : beaucoup des mélodies prenantes qu'on entend dans les œuvres
emblématiques de Tchaïkovski,
Moussorgski, Rimski-Korsakov, Arenski…
sont en réalité des thèmes préexistants.
Ces mélodies sont en général tirées du premier recueil du genre, et le
seul à ma connaissance avant un regain d'intérêt à la fin du XIXe
siècle : Collection
de Chansons populaires russes avec leurs mélodies, de Nikolay Lvov & Jan Prač (souvent
sous la forme Ivan Prach), plus communément connue sous le nom de «
Lvov-Prač Collection ».
Lvov était l’ethnographe qui a collecté les
chants (également architecte, et à ses heures perdues poète, historien,
géologue, etc.), Prač le compositeur qui les a transcrits de façon
nette, incluant même leurs accompagnements au piano.
Ce recueil est fondamental pour comprendre la constitution de la
musique russe au XIXe siècle : énormément de thèmes utilisés par les principaux
compositeurs que nous connaissons y sont empruntés. Et un certain
nombre sont en réalité des thèmes ukrainiens
!
|
J'en ai donc lu-joué-chanté une partie pour retrouver certains thèmes,
vous trouverez quelques exemples particulièrement évidents dans la
notule concernée. Prač ayant écrit un
accompagnement, tout cela se lit très facilement ; c'est plutôt la
langue qui ralentit la lecture, en fin de compte.
(Je m'aperçois à cette occasion que ladite notule arrive en
premier des résultats Google pour « lvov prac collection », même sans
être connecté et depuis un ordinateur tiers, je suis impressionné – je
veux dire, impressionné à quel point ça n'intéresse manifestement
personne depuis une IP francophone. Résultats suivants tous en anglais
: un article universitaire sur JSTOR, un extrait de catalogue sur
WorldCat, l'article anglophone de Wikipedia.)
Seconde découverte importante, les frères
Krein, issus d'un père violoniste
lituanien spécialiste de la musique klezmer. Les deux frères furent,
d'ailleurs, membres de l'antenne moscovite de la
Société de Musique Folklorique Juive,
et ont réutilisé abondamment le folklore et les sujets juifs dans leurs
œuvres –
Rhapsodie hébraïque,
poème symphonique
Saul & David
pour
Grigori, et pour
Alexandre Esquisses hébraïques,
3 Chansons du Ghetto,
Caprice hébraïque, cantate
Kaddish pour ténor, chœur mixte et
orchestre, 2
Chansons hébraïques,
Mélodie juive pour
violoncelle & piano….
C'est
Aleksandr, le plus jeune
(né en 1883), ayant étudié la composition à Moscou avec Taneyev, et
violoncelliste de formation, qui a laissé le plus vaste catalogue et
s'est le mieux intégré musicalement, occupant même des fonctions dans
les instances artistiques soviétiques. Les quelques mélodies (
Chansons du Ghetto) que j'ai
lues de lui sont très personnelles et écrites avec science.
Mais j'ai encore été encore plus frappé par
Grigory (né en 1879), avec ses
3 Peintures vocales Op.8 (comme les
Esquisses hébraïques de son frère,
le titre est en français), tableaux sonores évocateurs, sinueux, à la
fois exigeants et séduisants, écrits sur des glossolalies – « Berceuse
funèbre », « Air », « Un matin dans la forêt de Pan ». Ce cycle
est précédé d'un autre, au titre identique, que je n'ai pas encore lu
(avec les mélodies « Chant d'automne », « Sainte Cécile », « О милом »
– assez polysémique, je ne sais pas quel sens prévaut ici).
Sa formation a été un peu différente, puisqu'il était violoniste comme
leur père, et formé à la composition à Moscou par le Suisse Paul Juon
et l'Ukrainien Reinhold Glière, mais aussi à Leipzig par Max Reger.
Après avoir été professeur de violon et de théorie musicale à Moscou,
il a vécu en divers point d'Europe avec son fils Julian, également
compositeur : Vienne, Paris, Berlin, Tachkent, Saint-Pétersbourg et des
retours à Moscou…
Clairement des corpus que j'entends explorer à l'avenir.
11. Chambre
Autant la fascination pour l'opéra est comprise (et il est souvent
possible de se débrouiller pour chanter soi-même ou pour intégrer les
lignes de chant dans la partition piano), autant il peut paraît étrange
de déchiffrer seul au piano des œuvres écrites pour un dialogue à
égalité entre plusieurs instruments – les partitions de piano en
musique de chambre sont souvent les plus difficiles (parfois plus
exigeantes même que des concertos !), et ne permettent pas d'intégrer
les lignes mélodiques des autres instruments.
Pour autant je trouve l'exercice très stimulant, et fais l'hypothèse
qu'en plus de la qualité musicale souvent supérieur qu'on y rencontre
(par rapport aux pièces pour piano solo notamment, c'est frappant !)
que la dimension onirique en est bien plus puissante, puisqu'il faut à
tout moment imaginer des interactions, des équilibres, et qu'on ne
produit jamais un résultat tout à fait complet et autonome.
C'est probablement l'un des ressorts qui me fait jouer autant de
réductions d'œuvres symphoniques, d'arrangements de quatuors à cordes
ou de piano prévu pour jouer en interaction chambriste, alors même que
je n'ai aucune perspective d'exécution avec des partenaires.
(Je ne serais pas contre au demeurant, si jamais je croise des
gens curieux de répertoire nouveau prêts à partager une expérience de
lecture à vue de qualité moyenne… mais la plupart des chambristes que
j'ai croisés sont professionnels ou peu s'en faut, ou pas intéressés
par le répertoire occulté, ou trop épris de perfection pour l'aventure
d'un déchiffrage simple.)
Constantin
Bürgel (né en
1837),
Sonate violon-piano.
La chose est écrite dans un langage très avancé pour sa génération :
très lyrique et expansif, du grand romantisme tardif - on peut faire le
lien avec une
génération Tchaïkovski,
mais en Allemagne, le style de ses contemporains les plus célèbres
reste dans des normes beaucoup plus massives en général. J'ai été très
séduit (et amusé) par la façon dont il utilise
des éléments archaïques (des rythmes pointés très présents et les
tremblements, comme
lorsque le dernier XIXe siècle veut faire du baroque) dans une
grammaire tout
à fait romantique. Très beau, avec quelques poussées grisantes qui
évoquent davantage, çà
et là, la génération Posa.
J'y reviendrai à propos de la musique pour piano, puisque la découverte
de la sonate m'a incité à aller fouiller plus avant dans le peu qui se
trouve aisément disponible en partition.
Oskar
Posa (né en 1873),
Sonate violon-piano. Une
progression absolument folle, pas une mesure qui ne soit musicalement
indispensable, le jeu des harmonies et la récurrence des motifs créent
une forme de halètement permanent. Tout cela est à ajouter au beau
lyrisme, pour un résultat totalement grisant, même en version piano
seul sans intégrer les lignes de violon !
J'en ai déjà parlé dans l'épisode précédent à propos des lieder, mais
aussi dans plusieurs notules, dont
celle-ci.
(Un double disque comprenant une belle version de la Sonate
sortira à l'automne.)
Toujours de
Posa, des extraits
du
Quatuor à cordes, à partir
de la partition d'origine à quatre voix. Je pressens là aussi de très
belles idées, pas aussi tourmentées et urgentes que dans la Sonate,
mais d'une grande beauté musicale - là aussi, rien n'est écrit à la
légère ou pour le remplissage, même si le ton y est un peu plus
traditionnel et purement consonant.
Côté Ukraine, outre un regard jeté sur le
Trio (déjà présent au disque, une
très belle veine mélodique assez sobre et
directe, dans un style qui reste globalement assez germanique) de
Vladimir
Dyck (né en 1882 à
Odessa), j'ai pu découvrir son
Kadisch
pour violon et piano de 1932, dédié à son frère Jacques. Style qui
évoque plutôt les années 1860 que 1930, mais le langage y est
particulièrement maîtrisé et proportionné à son propos expressif.
Terrible destin que celui de ce compositeur ukrainien, arrivé en France
à dix-sept ans, remportant le Prix de Rome 1911, professeur de piano de
Mme Poincarré… arrêté en 1943 par la Gestapo et assassiné peu après son
arrivée à Auschwitz.
Tant d'histoires en une seule vie, je suis étonné qu'il ne suscite pas
davantage l'intérêt, ne serait-ce que pour conter son histoire. (Et la
musique est bonne.)
Sinon, beaucoup lu de choses pas très fréquentes, mais qui existent
déjà au disque, comme la musique de chambre de
Taneïev (Quintette et
Quatuor piano-cordes) et de
Pejačević
(Quintette, deux Sonates violon)…
12. Piano (ou
clavecin) solo
Pour la les mêmes raisons proposées pour expliquer mon intérêt pour les
réductions d'opéras ou de symphonies, voire la musique de chambre même
en l'absence de partenaires, j'ai finalement assez peu déchiffré de
musique pour piano solo, qui serait la plus naturelle à explorer en
théorie. (Et encore moins joué de musique pour piano connue à la simple
fin de me contenter, alors que je me suis gavé de réductions de
symphonies et de quatuors
superstars.)
J'ai donc poursuivi avec Constantin
Bürgel
(né en 1839), où j'ai retrouvé sensiblement les mêmes qualités : un
geste mendelssohnien (le scherzo de la
Sonate pour piano
Op.5 !) mais aussi une sensibilité archaïsante qui affleure (ces
accompagnements en notes alternées dans le premier mouvement). La
Suite
Op.6 est plus personnelle dans ses explorations, toujours de très
belles idées. Pour finir (en réalité, j'ai commencé par là) un
Schlummerlied,
sorte de romance sans parole en forme de berceuse, très joli mais qui
n'est pas très représentatif de la personnaltié de son auteur.
Chez Guido von
Samson-Himmelstjerna (né
en 1871), le langage n'est pas nécessairement plus avancé, au
contraire. Très consonant – jusqu'à des basses d'Alberti dans le final,
c'est perturbant ! –, pour autant j'aime beaucoup les éclats consonants
de son premier mouvement – un peu dans le goût de ceux de la Symphonie
n°2 de Hamerik, pour situer. (Autrement dit, une œuvre qui utilise
plutôt le langage musique de la génération Mendelssohn, voire
légèrement antérieur.)
Le mouvement lent à variations est le plus périlleux à jouer ; ça ne
rend pas grand'chose en première lecture. Le reste utilise davantage
des empreintes très familières.
(Dans l'intervalle, la
Sonate
a été captée et diffusée
en
vidéo sur la
chaîne YouTube de
Carnets sur sol.)
Autant j'ai admiré passionnément
les opéras de Paul von
Klenau
(né en 1883) dans ma série de déchiffrages (les postromantiques comme
les dodécaphoniques !), ou ses quatuors et symphonies au disque… autant
au piano, que ce soit son ballet ou, ici, les
3 Stimmungen,
j'ai perçu peu de saillances. Beaucoup moins d'invention ici, des
œuvres qui pourraient être de n'importe qui ayant des connaissances en
musique.
Pour quitter l'aire germanique, je cite Alexandre
Tinyakov
(né en 1886, j'imagine qu'on translittère plutôt Tiniakov en français,
mais comme vous ne verrez guère son nom dans des ouvrages ou articles
francophones…) et ses 2 Lieder ohne Worte, Op.1 (1900), charmants.
…
Mais en réalité, l'essentiel de mon énergie pianistique, en ce qui
concerne le corpus expressément écrit pour l'instrument, s'est
concentrée sur la série ukrainienne – qui avance peu, mais c'est
précisément parce que je lis beaucoup de musique pour avoir une idée de
ce dont je parle, et préparer les illustrations sonores !
J'ai déjà publié une
Sonate
de Maksym
Berezovsky
(né vers 1745), le premier des compositeurs ukrainiens (et des
compositeurs russes, par la même occasion), transcription d'une sonate
pour violon et piano, afin d'illustrer la notule-podcast
sur la Triade d'Or.
J'en avais parcouru quelques autres pour choisir laquelle enregistrer,
toutes dans le même style classique, pourvues de réelles qualités
d'évidence mélodique.
De même, dans le premier des épisodes consacrés à Anton
Rubinstein
(né en
1829), après avoir feuilleté pas mal d'œuvres et joué en survol les 6
Préludes & Fugues Op.53, j'en avais choisi le Prélude en sol (que
vous pouvez donc
entendre ici). Comme c'est en général la norme
pour les préludes d'esthétique
romantique, il se fonde sur une structure rythmique assez régulière, où
accords pour grandes mains répondent à des octaves en intervalles de
secondes mineures dans le grave du clavier. Le principe en est très
perceptible à l'écoute seule, et les suites d'accords très complets
(beaucoup de doigts sollicités), souvent des renversements du même
accord, sont typiquement de l'écriture de Rubinstein… même lorsqu'il
écrit pour orchestre ! (Ce qui, comme je l'évoquais dans
l'épisode
précédent, entre en amusante contradictions avec les conseils prodigués
à ses élèves.)
La pièce a déjà été gravée par Martin Cousin (et il en existe aussi une
version MIDI sur les sites de flux…) pour Naxos, et publiée dans les
jours même où je l'enregistrais, à l'été 2023… si bien que malgré mon
suivi régulier des nouveautés, je n'avais pas encore vu que mon inédit
ne l'était plus guère. Je vous invite bien évidemment à découvrir le
cycle entier, avec ses fugues, dans une interprétation techniquement
incomparable à la mienne.
Le contraste est cependant intéressant entre les deux approches : à la
lecture, je perçois une ambiance assez furieuse – un peu dans l'esprit
du Prélude Op.28 n°22 de Chopin –, avec des graves martelés et en
regard des accords altiers ou vindicatifs, tandis que Martin Cousin
joue la chose avec beaucoup plus de souplesse et de modération, rien de
tempêtueux chez lui, et des accords qui répondent plus doucement aux
basses (ce n'est pas marqué sur la partition). Deux interprétations (au
sens linguistique !) possibles de ce texte, donc.
J'ai ensuite poursuivi dans mon ordre chronologique, même si je ne suis
pas certain de vouloir faire éterniser la série dans les parties les
moins singulières du patrimoine sonore ukrainien – peut-être
faudra-t-il accepter d'en passer par des thématiques qui oscilleront
d'une période à l'autre, en classant plutôt par degré d'intérêt.
De Mikhailo
Kalachevsky (ou
Kolachevsky
; Kalatchevsky en translittération française), né (en 1851) et mort
dans la même région du centre de l'Ukraine (dans la courbe du Dniepr),
je n'ai mis la main que sur un
Nocturne,
de facture très traditionnelle : basse + accord à la main gauche, des
enchaînements typiques du romantisme, quelques recherches de
contrechant simples (une descente chromatique en triolets, par
exemple), et beaucoup de réponses en imitation d'un petit motif de
quintolets – en cela, nocturne dans la veine chopinienne, avec des
rythmes en forme d'ornements de durée variée.
Très joli et agréable. (Le compositeur est surtout célèbre pour sa
symphonie sous-titrée « ukrainienne ».)
Sergei
Yuferov (ou Sergueï
Youferov, ou Serge Youferoff…), né à Odessa en 1865, a en revanche une
éducation musicale russe, aux conservatoires de Saint-Pétersbourg (sous
la conduite de Glazounov, notamment) et Moscou. Comme Dyck, il est
l'auteur d'un très beau trio piano-cordes qui se trouve au disque,
ainsi que de plusieurs opéras (
Myrrha,
Yolande,
Antoine & Cléopâtre) qui ne
sont pas enregistrés.
Dans l'
Élégie que j'ai
déchiffrée de lui (depuis publiée
en
vidéo ici), tirée de ses
Arabesques
Op.1,
je suis frappé, malgré le moment précoce de sa carrière, par la grande
intelligence musicale de la construction : il s'agit d'un nocturne
assez traditionnel (un chant accompagné, avec une partie plus vive au
milieu), mais où le chant s'épanouit sur des silences (la basse
s'interrompt) et se développe sur le même patron rythmique un peu
hésitant (un triolet dont la deuxième note est allongée) ; sa mutation
rapide centrale, progressive et généreuse, ainsi que sa
progression harmonique, se caractèrisent non par l'ostentation, mais
pas la juste mesure et la connaissance précise de ce qui fait la
différence entre une pièce fade et une miniature pleine d'esprit.
Par pure
appropriation culturelle
(les Russes annexent les frigos, je peux bien leur subtiliser un
compositeur obscur si je veux), et pour permettre l'inclusion
de compositeurs marquants, j'ai décidé que Vasily
Kalinnikov
(ou Vassili ou Basile, né en 1866 à Voïna) pouvait être considéré comme
compositeur ukrainien – cela n'a pas grand sens eu égard à sa formation
en Russie, mais comme il est mort à Yalta, sur un territoire qui est
depuis devenu ukrainien, tout dépend de la délimitation (nécessairement
arbitraire) que l'on met à « compositeur ukrainien ». Ethniquement
ukrainien, incluant des territoires perdus ? Ou à l'inverse
correspondant au sol ukrainien, incluant l'histoire de territoires qui
ne l'étaient pas à l'origine – de même qu'on considère le patrimoine de
Nizza comme du patrimoine français. C'est une question de principe, un
choix à faire en amont – et, comme je l'ai expliqué
dans les notules concernées,
je pars du principe que les appartenances simultanées sont possibles,
et choisis donc l'extension maximale. Ainsi, tout compositeur ayant des
origines ethniques ukrainiennes ou ayant résidé sur un fragment de
terre ayant appartenu à un moment ou l'autre à l'Ukraine peut entrer
dans cette série – je m'efforce ensuite à chaque fois de bien préciser
la nature de cette appartenance. Cela permet d'élargir au maximum le
corpus de belles choses que l'on peut embrasser – et, je l'avoue, ça
m'amuse de pouvoir
moi aussi
annexer des trucs.
En ce qui concerne Rubinstein et Kalinnikov, on se situe clairement à
la limite de l'exercice, rien dans leur musique n'est marqué, à ma
connaissance par une influence du terroir ukrainien.
Je crois que j'ai oublié de parler de
sa grande cantate 1812 que
j'ai un peu parcourue, débauche de moyens musicaux, très généreusement
écrit… et dans l'Ouverture, réduite pour quatre mains, j'ai d'abord cru
à une œuvre pour deux mains, tant la densité en idées est forte. On y
retrouve l'élan mélodique irrésistible de sa Première Symphonie, mais avec un
degré de sophistication rythmique et formel plus grand.
Pour le piano proprement dit, j'ai pu trouver un petit nombre de
pièces, où, comme chez Youferov (et peut-être encore davantage) j'ai
admiré la qualité de la finition musicale : rien n'est jeté au hasard,
tous les équilibres sont travaillés.
¶ Le Nocturno
(sic)
en fa mineur est un petit bijou, bâti sur des rythmes complexes avec
liaisons, silences, syncopes, pas mal d'irrégularités sur ce qui débute
comme une romance sans paroles avant de développer des lignes
polyphoniques et des harmonies de plus en plus subtiles – même si
l'ensemble reste romantiquement consonant. On pourrait dire qu'on se
trouve à équidistance presque parfaite entre les Nocturnes de Chopin et ceux de
Mossolov.
¶ Sa Valse en la, plus
simple,
contient tout de même les petites tensions harmoniques et les notes de
goût ajoutées (appoggiatures) qui procurent un caractère
inhabituellement dynamique et ample (beaucoup d'accords de quatre notes
à la main droite pour jouer la mélodique), pour un format destiné au
salon !
¶ Lui aussi a commis une Élégie,
en si bémol mineur, sur un balancement simple mais parcouru de petites
fusées en chevron, comme un trait de flûte pastorale – Debussy en use
quelquefois. Là aussi, appoggiatures rythmiques, enflements dramatiques
et même évolutions harmoniques fortes ponctuent, avant de retrouver la
dimension chopinobelcantiste
de l'exercice dans l'accroissement des fusées (avec beaucoup plus de
notes à placer dans le même tempo) à la réitération du thème principal.
Délicat, simple et direct à l'écoute, mais à nouveau écrit au cordeau,
beaucoup de beautés musicales à se mettre sous la dent.
¶ Une Pièce isolée dans la
tonalité rare de sol bémol majeur, fondée sur la superposition du
thèmes (sur le temps) et d'accompagnements syncopés, développe les
mêmes qualités : petites subtilités rythmiques, évolutions harmoniques,
évidence mélodique… Simple en apparence, et beau en tout cas.
¶ La seule pièce réellement simple,
plus proche du charme folklorisant de la Première Symphonie, était cet Intermezzo russe,
moins aventureux mais d'une force mélodique, d'un caractère et d'une
force souterraine pour ainsi dire tribaux. Carton plein dans le corpus
de Kalinnikov, j'ai envie de tout entendre à présent.
Andrey
Shcherbachov (Chtcherbatchov),
dont le nom patronyme se confond avec Vladimir, l'auteur de l'exceptionnel nonette avec harpe et
danseuse-mime (dans le goût du futurisme pré-soviétique, quoique publié
en 1930).
Vraiment rien à voir, celui-ci est né en 1869 et écrit dans un style
tout à fait romantique, bien écrit pour le piano et non dépourvu
d'idées, mais tout à fait consonant. Je n'ai lu que le « Crépuscule »
des
Pièces de l'opus 4 ; pour
les
6 Miniatures
Op.5, le geste pianistique m'a paru plus osé – des frottements de
seconde ajoutés à des octaves qui s'enchaînent, pour les accords de
septième, une configuration inhabituelle car elle contraint le pouce et
l'index à être très rapprochés alors que la main est par ailleurs en
extension.
Pour autant, le discours musicale lui-même, quoique tout à fait
harmonieux et bien mené, ne présente pas de saillances majeures. Je n'y
ai clairement pas pris le même plaisir que pour Youferov et Kalinnikov
(ou même Rubinstein), sans parler des profils plus fantaisistes qui
vont suivre !
Je n'ai pas pu trouver aisément de partition disponible de
Lopatynsky (né en 1871) en ligne,
et pour ce qui est de
Mossolov
(né en 1900), je crois que ce qui a été publié, du moins, est
disponible au disque – même si, dans le cadre de la série, je ferai
sûrement l'effort, puisque c'est le jeu, d'en enregistrer moi-même un
bout. Nous restent donc, dans la suite, deux oiseaux rares, très
singuliers.
Théodore
Akimenko d'abord
(né
en 1876).
(Prénom russophone Fiodor francisé, le plus couramment diffusé dans les
notices en français et en anglais.) Compositeur itinérant, né à Kharkiv
(alors Kharkov), étudiant
et exerçant à la Chapelle Impériale de Saint-Pétersbourg (élève de
Rimski-Korsakov et Balakirev), directeur de conservatoire en Géorgie,
puis professeur (de Stravinski !) au Conservatoire de
Saint-Pétersbourg, chef de chœur à l'église russe de Nice, repassant
par Kharkov et Saint-Pétersbourg, fuyant la Révolution russe en France
puis à Prague, avant de finir sa vie à Paris.
Je ne connaissais de lui que ses œuvres pour violon avec
accompagnement de piano, publiées par Toccata Classics (dont il faut
saluer le formidable travail, documentant inlassablement des corpus
totalement perdus de vue) – des œuvres postromantiques assez
traditionnelles, où rien ne m'a pas particulièrement accroché l'oreille
au cours de mes deux écoutes, certes un peu distraites. J'ai aussi
survolé en lecture ses
Poèmes
ukrainiens
Op.91 (voix-piano), d'un romantisme tout à fait habituel, quoique
ménageant de belles modulations et des contrastes très réussis.
Au piano solo en revanche ! Beaucoup de cycles sont disponibles,
et je
les ai enchaînés devant leur intérêt et, plus encore, leur disparité de
ton.
¶ En quatre mains, les
Six Pièces ukrainiennes Op.71
explorent des matières folkloriques avec une recherche polyphonique
(n°3) ou harmonique (n°4) assez marquante.
¶ J'ai été absolument fasciné par plusieurs cycles où, sans avoir du
tout lu sa biographie, je sentais l'influence de couleurs françaises
(peut-être davantage du côté de Dupont ou Mariotte que de Debussy) :
les
Préludes caractéristiques
Op.49 reprennent une structure assez chopinienne (avec des allures de
nocturne, ou de pièces fulgurantes à la main gauche tempêtueuse), mais
enrichis par une exploration harmonique qui semble guider toute
l'inspiration et rechercher avant tout la couleur et l'évocation, bien
au delà du caractère univoquement pianistique qui prévaut en général,
pour un Prélude. Les influences qui affleurent naviguent entre le
postromantisme franc, les sophistications scriabiniennes ou même le
goût pour les mélodiques chromatiques et les enchaînements imprévus
propres aux futuristes – un futurisme largement pondéré par toutes les
autres influences. J'en ai publié des extraits
en
vidéo ici.
¶ Pour les
Récits d'une âme rêveuse Op.39,
c'est encore plus évident, beaucoup d'ambiances de préludes debussystes
(n°1) ou de danses françaises (n°2, proche du schrerzo de la Symphonie
n°3 de Magnard, de danses de d'Indy, etc.), avec toujours une identité
propre, des enchaînements harmoniques inattendus, des couleurs
évocatrices. « Au bord du lac » a été publié par mes soins
en vidéo ici.
¶ Le plus étrange de tous étant
Uranie,
La muse du ciel
Op.25, un cycle dans une couleur beaucoup plus néoclassique, des effets
de nudité et de répétition, mais pas du tout simplifiée harmoniquement,
quelque chose de très étrange, un peu comme les œuvres les plus
personnelles de Poulenc et de Riisager, mâtinées de symbolisme, voire
de futurisme ou de minimalisme. Je ne sais pas si j'aime vraiment, mais
c'est fascinant. (captée en vidéo, je dois désormais réaliser le
montage des commentaires)
¶ Les
Deux Esquisses fantastiques
(en français dans le texte à chaque fois), qui promettent aussi de très
belles ambiances et des pièces de nature très variée.
¶ Il me reste à lire le cycle
Rêve
mystérieux. Le reste n'est pas aisément trouvable, ou peu
propice à l'exécution en solo.
Je voulais terminer en mentionnant Leo
Ornstein
(né en 1893), bien documenté par le disque, mais pas complètement,
croyais-je. Natif de Krementchouk (oblast de Poltava, au centre-Est de
l'Ukraine, une région d'où proviennent beaucoup de nos héros dans cette
série), il est dès neuf ans élève à Saint-Pétersbourg (ce qui, à
nouveau, en fait aussi un artiste culturellement formé par le centre du
pouvoir en Russie) : alors qu'il donnait un récital dans sa ville
natale, le pianiste superstar Josef Hofmann le remarque et lui offre
une lettre de recommandation, clef pour les études dans la capitale de
l'Empire. Cependant l'essentiel de sa vie se déroule aux États-Unis et
une bonne partie de sa formation a lieu a la future Juilliard School :
il n'a que douze ans lorsque sa famille fuit les pogroms et s'installe
à l'autre bout du monde.
Bien qu'éloigné de l'Ukraine et de la Russie,
Ornstein creuse un sillon très parent du futurisme, avec une audace qui
stupéfie ; des pièces chargées d’enchaînements plus expressifs que
fonctionnels (au sens de la syntaxe musicale), ou suspendant la
tonalité, mais toujours avec une verve, en particulier rythmique,
immédiatement saisissante.
Je me suis fait plaisir en jouant (partiellement,
c'est vraiment exigeant digitalement, et on a peu de repères en lecture
tant qu'on n'est pas immergé dans son style très idosyncrasique) les
Sonates 4 et 7, la
Tarentelle diabolique,
Suicide in an Airplane, et même les
Impressions de Notre-Dame, que
je croyais inédites mais qui se trouvent en cherchant – et bien mieux
jouées que je ne pourrais le faire, ces pièces sont vraiment exigeantes
techniquement. Je crois qu’on n’a pas capté tout ce qui a été publié,
sans même parler de probables inédits dans ses archives ou de pièces
jamais rééditées, mais dans ce qui est accessible sans courir les
bibliothèques, je n’ai finalement rien trouvé. Je le mentionne car j’ai
cru, dans mon cycle de raretés ukrainiennes, en enregistrer certaines
pour la première fois – mais il n’en était rien.
Figure d’une puissanye singularité que je vous
recommande vivement, dans le top des compositeurs du vaste legs
ukrainien.
Le prochain volet devrait clôturer cette série qui se sera en réalité
étendue sur un an, pour « deux ans et demi de déchiffrages », même si
je n'ai pas mentionné au fil des publications les nouvelles partitions
explorées dans les genres déjà traités !
Il comprendra des questions à votre attention, estimés lecteurs. La
Nation, le Continent et l'Univers comptent sur votre indispensable
contribution.