Carnets sur sol

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dimanche 13 novembre 2022

Franz SCHREKER – Der Schatzgräber en création française


[Opéra du Rhin] Schreker, Der Schatzgräber, Loy & Letonja

#ConcertSurSol n°22

(Opéra de Strasbourg)
Schreker – Der Schatzgräber – Loy ; Blondelle, Juntunen ; Philharmonique de Strasbourg, Letonja

Franz Schreker est l’un des princes de l’opéra de la République de Weimar : les années 1910 et 1920 voient ses grands succès naître à Francfort et dans mainte autre ville allemande, voire germanique (Das Spielwerk und die Prinzessin est même créé à Vienne). Ses intrigues vénéneuses fondées sur la quête d’absolu de l’artiste, la puissance du désir et la chute inéluctable sont un peu le paragon du mouvement qu’on peut appeler (que j’appelle, en tout cas) les décadents, reprenant à la fois les thématiques du romantisme (l’art et l’amour absolus), de la psychanalyse, des doutes du XXe siècle. Musicalement aussi, il se situe entre le lyrisme postromantique des poèmes symphoniques de Richard Strauss et l’ultrachromatisme postwagnérien, naviguant très vite d’une tonalité à une autre, usant d’accords enrichis et même quelquefois de polytonalité !  Œuvres sophistiquées sans doute adressées à une élite intellectuelle capable de saisir l’écart entre la forme du conte qu’il adapte souvent et sa réalisation tourmentée.
Voyez ce recueil de notules de CSS.

Le Chasseur de trésor, écrit entre Die Gezeichneten (ou plus exactement la refonte du Spielwerk) et Irrelohe, reprend bien sûr la thématique de la quête absolue – et impossible – de l’artiste, de sa descente aux enfers dans un monde trop laid, qui parcourt toute l’œuvre librettistique de Schreker. Mais ici, l’accent porte plutôt sur des questions relationnelles et sociales, avec une histoire d’amour au centre (ce qui n’est général que formellement le cas, rarement l’enjeu profond et principal), et une figure de femme fatale typique de son temps, de la trempe des Mélisande, Salomé et des Lulu : tout à la fois pure, victime de la concupiscence des hommes, et manipulatrice, mortifère, source involontaire de tous les malheurs. L’action culmine dans la succession de coups de théâtre de l’acte IV, avec l’empilement de suspicion contre le ménestrel, de sa réponse allégorique, de ses blasphèmes, de la révélation du Bailli, qui font à chaque fois changer l’action de direction… en un quart d’heure, la tête tourne – un peu comme à la fin des Brigands de Schiller. Tant de fins possibles sont à peine esquissées !  L’Épilogue final, en revanche, avec sa laborieuse mort d’héroïne comme on en retrouve dans maint opéra du temps, d’Adriana Lecouvreur à Pelléas… paraît renouer avec une conception très normée et plate, c’est assez dommage, alors que le Prologue est plutôt très intriguant et bien pensé.
Toute cette fantaisie se fonde en réalité sur une expérience personnelle de Schreker, assistant à une servante d’auberge qui, costumée, joue du luth… image qui l’avait vivement frappé.

La mise en scène de Christof Loy a le grand mérite d’animer tout le temps le plateau – alors que le livret prend son temps pour laisser au compositeur le loisir de travailler ses progressions sonores. En revanche, après discussion avec les camarades, pour ceux qui ne connaissaient pas déjà l’œuvre, le décor unique (qui se défend pour des raisons économiques) n’était pas assez explicité (par de petits accessoires ?) pour permettre de comprendre les lieux de l’acte, ce qui pouvait réellement prêter à confusion.

Musicalement, on retrouve tout l’attirail schrekerien des harmonies sophistiquées, des tissus superposés – avec beaucoup moins de mélodies évidentes que dans Der ferne Klang ou bien sûr Die Gezeichneten – à la fois abstrait et sensuel, complexe et immédiatement séduisant. Chaque fin d’acte est un moment fort : duo entre les amants  Els (la servante d’auberge) et Elis (le ménestrel) à la fin du I, et la délibération d’Elis à la fin du II, notamment ; mais parmi les grands moments, on a aussi le duo du Bouffon et d’Els au début du II, et les deux grands climax de l’œuvre. La scène d’amour d’abord, qui occupe l’essentiel de l’acte III (où Els, parée des colliers volés, offre sa vierge nudité au ménestrel magique déchu) et culmine dans un long interlude symphonique suggestif, d’un élan irrésistible. Et bien sûr l’éclat d’Elis à l’acte IV, lorsque, emporté par son propre récit et par ses souvenirs, il s’engage dans un blasphème exalté, montant sans cesse d’un cran en intensité vocale – un côté très Tannhäuser de ce point de vue, livret comme musique (en beaucoup, beaucoup plus complexe).

Un ravissement permanent, tout cela est très prenant grâce au livret étrange (beaucoup de zones troubles qui donnent de quoi s’occuper l’esprit) et à la musique profusive et variée.

La production était musicalement absolument exemplaire… en ayant écouté l’œuvre au disque dans les années précédentes, puis à mon retour, je n’y ai pas du tout retrouvé le même frisson. Marko Letonja, qui connaît bien les décadents (intégrale des symphonies de Weingartner avec Bâle, chez CPO…) officiait déjà pour Der ferne Klang en 2012 dans ces murs (avec, déjà, Juntunen incandescente !), et le Philharmonique de Strasbourg se montre d’une concentration remarquable, ne relâchant jamais la tension, ne paraissant jamais basculer en pilote automatique – sur une musique aussi difficile et qui réclame autant de présence, pas évident d’habiter chaque recoin !

Côté chanteurs, on est aussi à la fête : de très bons seconds rôles, voix solides et bien faites, bons diseurs, Derek Welton en Roi, Kay Stiefermann en Bailli charismatique ; de même pour Paul Schweinester en Bouffon. Seule déception, James Newby en gentilhomme-troisième-fiancé : j’avais adoré ses talents de diseur dans les Songs of Travel au disque, et j’ai trouvé la voix étrangement terne et inefficace en salle. Retrouvailles avec Helena Juntunen, qui se joue toujours des difficultés insurmontables de ces rôles avec une facilité et un moelleux impressionnants.

Et surtout, totalement tétanisé par Thomas Blondelle, dont je n’avais pas trop vu évoluer la carrière depuis le Concours Reine Élisabeth, la voix s’est énormément embellie depuis, mais on retrouve l’acteur !) dont il avait été finaliste-lauréat il y a bien dix ans – un disque de mélodies de Poulenc, et puis une carrière surtout dans les pays germaniques (Wiesbaden et Deutsche Oper surtout – en troupe ? –, mais aussi Komische Oper, Dresde, Braunschweig, Luxembourg, Bach Ischl…). Pour une voix qui ne paraît pas d’essence dramatique, mais pourvue d’un beau médium très solide (il a toujours eu un côté presque-baryton), quel aboutissement !  Mais en réalité, en vérifiant, sa carrière est en réalité largement consacrée à ce type de format : Idomeneo, Tito, Erik, Loge, Stolzing, Parsifal, Herodes, Elemer, Matteo !  Impressionnant pour un ténor de cet âge, a fortiori considérant qu’il ne fatigue jamais : il chante pourtant sans retenue, mais appuyé sur une émission saine, assez personnelle, mais sans jamais forcer, si bien qu’il peut se permettre, dans la dernière scène, de tout lâcher – et c’est hallucinant d'insolence, de tension surmontée. De surcroît, sensible au style (il n’hésite pas à émettre en mécanisme allégé lorsque c’est pertinent) et un acteur habité, possédé même, et pas seulement dans l’éclat : toute l’allure dégingandée qu’il arbore en permanence pendant toute l’œuvre, comme ivre de son luth magique, façonne réellement ce personnage singulier à la fois hors du monde et malgré tout sensible et vulnérable par les honneurs et par la chair.
Une des plus grandes incarnations, chant comme jeu, vues dans ma vie de spectateur.

Il joue Manru de Paderewski à Nancy en mai, ça fait envie (l’œuvre n’est pas le sommet de son temps, mais plaisante !) – et puis Herodes et Elemer à Berlin, où ce doit être extraordinaire aussi, mais plus ambitieux à organiser.

Avec ces circonstances particulièrement favorables, la salle était remplie, le public particulièrement attentif et enthousiaste : l’Opéra du Rhin poursuit sa démonstration qu’il est possible de faire ambitieux, neuf, exaltant… tout en rencontrant son public. À cela, ajoutez l’accueil très bienveillant en billetterie, dans les étages (chaque billet est associé à un porte-manteau, les ouvreuses sont particulièrement affables et attentives au confort de chacun…), l’expérience est totale. Prenez-en de la graine les autres.

La production continue : 27 et 29 novembre avec les mêmes chanteurs à Mulhouse. (Je ne sais pas si elle retournera ensuite à nouveau à la Deutsche Oper, mais la distribution y était nettement moins bonne de toute façon.)

mercredi 25 mars 2015

Franz Schreker – Die Gezeichneten à Lyon : quel état de la partition et du livret ?


À Lyon a lieu en ce moment la création (au moins scénique) française des Gezeichneten de Schreker, dont il a souvent été question dans ces pages — et notamment autour de la question des coupures, en particulier lorsqu'elles suppriment des pans de complexité entiers.


Fin de l'opéra telle que donnée à Lyon : effectivement, transparence très française de l'orchestre (de l'Opéra de Lyon dirigé par Alejo Pérez). J'aime beaucoup ce que j'entends du côté du chant : A.M. Hoffmann un rien stridente, mais précise et très antérieurement articulée, avec un texte intelligible, ce qui est très difficile ici (conjuguer séduction minimale, format dramatique, grands intervalles et articulation du texte constitue un tour de force assez rarement accompli) ; Workman rond et poétique, très nettement articulé lui aussi.


Guillaume Reussner, fervent admirateur de l'œuvre, profondément familier de ces enjeux d'intégralité, a assisté aux représentations et répond précisément à ces questions. Vous trouverez, à partir de son texte, quelques liens renvoyant vers des notules plus anciennes de Carnets sur sol autour de ces sujets.

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1. Enjeux de mise en scène et choix des coupures

La partition n'est pas intégrale même si le livret, la liste des rôles et l'argument du programme mentionnent les scènes coupées. C'est donc à interpréter comme un choix de mise en scène. Pour les plus impatients, je dévoile la nature des coupures : acte III, scènes 1-4 ainsi que tout le passage de Salvago sur sa "faute" (scène 5). Je dirais que la mise en scène, efficace et assez plaisante, bien dirigée également, nous présente davantage un opéra sur l’amour (passablement compliqué certes) que sur la laideur ou l'art, ce qui aide à comprendre certains partis-pris marquants : par exemple la figuration de l'Elysée au III comme l'Elysée au sens propre, c'est-à-dire un espace stellaire, où les buissons sont des constellations. C'est poétique, mais tout l'aspect artistique/artificiel (künstlich) de ce paradis disparaît, pour n'être qu'un ciel, propre aux déchaînements pulsionnels (ça se tient, mais à mon sens ce n'est pas tout). Il faut ajouter que cette mise en scène procède par projections vidéos (très bien réalisées) sur le fond de scène, suggérant un prolongement de la perspective (les pièces du palazzo au I, le ciel étoilé au III) ou servant de support à projections (les mains au II).

Dans cet Elysée donc, les scènes 1 à 4 (réflexions des passants éberlués sur l’île) n'ont plus leur place. Dommage, surtout que cela donne lieu à un allongement du prélude du III avec un curieux montage à partir de la musique des scènes manquantes, et une pantomime où l'on voit différents évènements, dont Martuccia aidant Pietro à amener Ginevra dans la salle souterraine. Là encore on perd une couche de sens : Pietro a vaincu ici la résistance de Martuccia, or dans la scène des faunes, ici coupée (III,4), Martuccia se fait enlever à cause de sa résistance par des faunes sortis de derrière les buissons ; l'intrigue secondaire Pietro/Martuccia en sort aplatie.

Je m'explique moins bien, ou plutôt je ne vois pas les mobiles présidant à la suppression de la tirade d'Alviano sur sa faute, puis la seconde partie sur son bonheur actuel (le tout reprenant brutalement à "Doch wo bleibt Carlotta") : là encore, on retire à l'oeuvre une profondeur de champ et un pouvoir de suggestion. Les fils sont moins bien reliés, et l’impact du livret en sort un peu amoindri. Sur le plan de la mise en scène, tout cela va dans le sens du jeu très physique, très psychologique et d'un lissage des aspects extérieurs au triangle amoureux central. L'intrigue liée aux viols est placé en tête avec, lors de l'ouverture, une projection - un peu banale pour une telle musique ! - des affiches de recherche des jeunes filles, et les nobles filment leurs exploits, d'où la présence de cartons au II, où sont renfermés les CDs et cassettes d'archives. Ces mêmes affiches "Missing" referment l'opéra. Manière d'ancrer l'oeuvre dans notre époque par la thématique du viol et de sa médiatisation ? On peut dire en tout cas que David Bösch, le metteur en scène, a pris ce fil pour démêler la pelote du livret, et qu'il aurait pu la démêler par le fil esthétique ou politique, ces deux aspects restant négligés : faire d'Adorno déguisé au III un moine est un peu simpliste, de même que l'antagonisme Podestat/Adorno n'est pas travaillé scéniquement. Rien sur les tableaux de Carlotta, alors que les metteurs en scène sont d'habitude friands de tableaux (voir le Tannhäuser de Carsen, Trovatore d'Hermanis), aucune œuvre d’art sur l’île d’Elysée : la réflexion esthétique est largement évacuée de la mise en scène.

Cela étant dit, ayant plutôt tenté de décrire la conception de l'oeuvre par le metteur en scène, conception cohérente à défaut de rendre au mieux tout le potentiel du livret - un Herheim adorerait multiplier les niveaux - conception assez forte mais partielle, et qui a conduit aux coupures, passons aux aspects musicaux.


2. Interprétation musicale

Suite de la notule.

samedi 14 mars 2015

Franz Schreker – Die Gezeichneten à Lyon


À l'occasion de ce qui doit être la création française des Stigmatisés de Schreker, je mentionne le matériel déjà publié dans ces pages autour du compositeur (Gezeichneten, discographie comparée, discographie générale du compositeur, autres œuvres), en particulier la série de 2008 autour des enjeux thématiques du livret, très sinueux et assez fascinants.

Vu la rareté de sa programmation en France, l'intérêt majeur de l'œuvre, la qualité remarquable de la distribution… tout amateur de R. Strauss ou de décadents allemands doit s'y précipiter. Et, pour les autres, un peu de lecture vous consolera.

Amusez-vous bien.

mercredi 20 mars 2013

Zemlinsky, Schreker, Schoenberg, Webern et Korngold par Merbeth et Schmalcz


Un mot aussi sur Chausson, Lekeu, Elgar et Schindler-Mahler par Lemieux et le Quatuor Psophos :

Suite de la notule.

mercredi 24 octobre 2012

Franz SCHREKER, Der Ferne Klang sur scène : Braunschweig, Letonja, Strasbourg-Mulhouse 2012


La mise au répertoire de l'Opéra du Rhin de Der Ferne Klang (la première française, il me semble) constitue l'occasion, jamais saisie alors qu'on s'est beaucoup attardé ici sur les Gezeichneten, voire sur la Symphonie de Chambre, de présenter un autre chef-d'oeuvre au sein d'une production très inégale.

En fin de présentation, un mot sur les représentations strasbourgeoises (pas dépourvues de réserves bien sûr, mais en réalité assez idéales). Et un bref bilan discographique (trois versions officielles à ce jour).

Avec extraits sonores.

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L'interlude de l'acte III, dit Nachtstück, la partie la plus célèbre de l'oeuvre et l'une des plus originales, parfois présentée de façon autonome au concert, comme ici - Karl Anton Rickenbacher dirige le Radio-Symphonie-Orchester Berlin, ex-Radio de Berlin-Est, dans un disque Orfeo partagé avec Michael Gielen, et qui contient les trois meilleures pièces symphoniques de Schreker dans des interprétations de premier plan.
Des extraits des représentations strasbourgeoises sont à venir, plus loin.


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1. Création

Son premier opus, Flammen (1901-1902), est le seul dont il n'ait pas écrit le livret. La tâche était alors assurée par Dora Pollak (sous le pseudonyme de Dora Leen), fille du médecin personnel de Ferdinand von Saar - ami et mentor de Schreker, auteur majeur du naturalisme germanophone (ce qui n'est pas sans faire écho à certains traits de Ferne Klang). Dès ce coup d'essai (un seul acte, de soixante-quinze minutes), Schreker fait valoir un orchestre luxuriant, assez indépendant (rythmiquement et mélodiquement) du chant, et disposant de couleurs orchestrales et harmoniques singulières.
Il faut bien voir qu'en 1901, Pelléas n'était pas encore créé, et que le premier opéra allemand décadent d'importance (du moins tel que documenté à ce jour, car il peut tout à fait y avoir des surprises dans les bibliothèques !) n'a pas encore été créé : Salomé de Richard Strauss, en 1904 - qui s'inspire de la matière musicale de Cassandra de Gnecchi, mais avec une modernité, une densité et une puissance sans commune mesure. De ce fait, ce premier opéra de Schreker peut quasiment être considéré, jusqu'à plus ample informé, comme le point de départ du mouvement lyrique décadent (essai de segmentation ici).

Et ce premier livret est déjà centré sur les questions de création, de vie de l'artiste, de sacrifice féminin (notion très wagnérienne, n'est-ce pas), qui seront complètement récurrentes dans les livrets de la main de Schreker.

L'opéra qui nous occupe, Der Ferne Klang (Le son lointain), est le deuxième opéra de son auteur, le premier de cette envergure (deux heures et demie). Il est intéressant de noter que sa composition débute également avant la création de Salomé (1903-1910), même si sa création est sensiblement plus tardive (1912, à Francfort-sur-le-Main). Malgré son vif succès à l'époque - Schreker représentant, jusqu'à son interdiction par les nazis, l'un des compositeurs les plus en vue de la République de Weimar -, l'oeuvre arrivait donc après les paroxysmes d'Elektra, et n'a certes pas le même impact - ni, à mon sens.
Néanmoins, elle demeure à la pointe de la modernité, et très singulière, vraiment différente du ton des Strauss ou de la palanquée de post-wagnériens (parfois très séduisants, comme Humperdinck, Pfitzner ou Siegfried Wagner).

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2. Synopsis

Nécessaire pour suivre la logique de ce qui suit si l'on n'a pas déjà lu le livret, voici les quelques articulations importantes de l'intrigue.

Acte I, tableau 1. Grete et Fritz s'aiment en secret, mais Fritz part à la recherche du soin lointain qu'il entend sans cesse - un sacrifice que Grete accepte avec générosité. Mais celle-ci découvre soudain que son père, ivrogne perclus de dettes au cabaret d'en face, vient de la jouer (et la perdre) pour un tonneau de vin. Désespérée, elle finit par accepter l'offre du cabaretier (qui lui offre, une fois mariés, de prendre des amants à son gré). Mais, une fois seule, elle se sent incapable de tenir sa parole et s'enfuit pour retrouver Fritz.

Acte I, tableau 2. Grete est désespérée de sa quête infructueuse, mais émerveillée des beautés de la forêt. Elle songe à se noyer dans le lac, mais la Vieille Femme (qui la persiflait au premier tableau) reparaît, et lui propose de retrouver l'équivalent de Fritz.

Acte II, tableau unique. Ile vénitienne qui sert de luxueux lupanar. Grete, à la fois flattée dans sa vanité par l'idolâtrie des hommes, et mélancolique sur le souvenir de son premier amour perdu, écoute le concours de contes qu'elle a lancé - et dont elle est le prix. Le Chevalier galant fait dans le badin ; le Comte, qui soupire en vain pour Grete (à qui il rappelle trop Fritz), épris contrairement aux autres, propose une sombre ballade germanique. Grete rejette sa proposition d'enlèvement pour une vie décente.
Fritz paraît, et reconnaissant tardivement Grete, lui raconte sa recherche égoïste qu'il déplore. Celle-ci lui accorde le prix, mais alors qu'il compte partir, elle lui fait entendre qu'il s'agit d'une nuit voluptueuse, très loin de leurs entretiens naguère. Horrifié, Fritz s'enfuit ; Grete accepte la proposition du Comte.

Acte III, tableau 1. Au café en face de l'Opéra. Remords du docteur Vigelius, à l'origine de la « vente » de Grete, et qui s'accuse de sa disparition. Les artistes, sortant du théâtre, font écho au grand succès de l'oeuvre, avant la chute terrible de l'acte III. Grete, devenue une prostituée de rue, a fait un malaise pendant la représentation, et tandis qu'elle se remet, se fait importuner par un homme connu antérieurement et mépriser par la compagnie. Néanmoins le manège attire l'attention de Vigelius qui l'identifie. Devant l'échec de la pièce et l'annonce de la maladie du compositeur, Grete décide de voler au devant de Fritz pour le consoler.

Acte III, tableau 2. Chez Fritz. Désespoir du compositeur déchu. Vigelius, forçant sa porte, lui parle sans être entendu, alors qu'il lui révèle la présence de Grete, à laquelle Fritz pense en se reprochant son abandon à Venise, lorsqu'elle était dans la fange. Finalement, apparition de Grete, fugace moment de joie, avant que chacun ne se mette à délirer simultanément, Grete sur sa dévotion à Fritz (avec des réflexes assez « physiques »), Fritz sur le son lointain toujours plus présent. Finalement, mort de Fritz.

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3. Le premier livret de Schreker
Rémanences thématiques

On retrouve dans cette oeuvre un nombre important de motifs communs à beaucoup d'autres livrets de Schreker. Rien qu'au niveau de l'histoire racontée : la figure de l'artiste (d'une façon ou d'une autre maudit), le départ pour une quête surnaturelle, l'auberge sordide, la vie misérable à la campagne, la question du désir évoquée sans détour (mais toujours connectée à l'égarement moral et à l'expiation).

Il est frappant de constater à quel point, aux côtés d'une musique très moderne, d'une écriture tonale très souple (et parfois, comme au milieu du III, complètement floue), volontiers ironique et grinçante (musique de scène de l'acte II), le propos littéraire de Schreker demeure profondément marqué par le romantisme. Et pas seulement de pair avec les grands épanchements lyriques assez extraordinaires dont, comme Strauss, il est maître : tout le drame est innervé par des représentations morales typiquement romantiques.
On y retrouve cette fascination pour la pureté (l'amour doit être unique), ce goût paradoxal pour la passion destructrice (dont, comme chez les romantiques "classiques", on ne parvient jamais à savoir si elle est plutôt modèle ou plutôt repoussoir, vu les résultats obtenus), cette exaltation de la femme et de la rédemption terrestre.

Mais à tout cela s'ajoute une atmosphère sulfureuse [1] et fortement sexuée. Sans les crudités de Wozzeck, Lulu ou Lady Macbeth de Mtsensk, bien sûr, mais à défaut de consommation, le désir sous sa forme la plus écarlate y est évoqué sans détour.

Et précisément, on sent un trouble très palpable autour de ces éléments, car on ne parvient jamais à distinguer entre fascination et condamnation ; d'un côté, Schreker ose le sujet, exalte le pouvoir de la femme, confie à ces moments de superbes pages musicales et ses tirades les plus soignées ; de l'autre, il décrit une forme de déchéance (sous divers aspects selon les oeuvres, mais très évidente), de punition immanente pour celui qui s'égare dans ces absolus trompeurs.

Ainsi, de même que la culpabilité judéo-chrétienne subsiste, mais avec une possibilité de la verbaliser, de même l'artiste romantique demeure, avec l'adjonction de son aspect maudit très fin-de-siècle. Schreker ne bouleverse pas les paradigmes, mais il les rend plus complexes et contradictoires.

D'une certaine façon, si Der Ferne Klang n'est pas l'oeuvre la plus aboutie de Schreker, elle peut en être la plus représentative.

Matière autobiographique

Et le compositeur y a ajouté une dimension encore plus personnelle :

Notes

[1] Déjà en germe chez les premiers romantiques, il suffit de voir comment dans Le Roi s'amuse de Hugo, Blanche sort de la chambre du roi, ce qui était d'une transparence plutôt scandaleuse.

Suite de la notule.

mercredi 30 mai 2012

Le Festival Musiques Interdites (Marseille 2012)


Après le Forum Voix Etouffées à Strasbourg et Paris, voici le Festival Musiques Interdites de Marseille !

Le 16 juin, à 21h, à l'église Saint-Cannat, un programme assez copieux, avec en particulier Vom ewigen Leben, diptyque de lieder orchestraux (à l'origine écrits pour accompagnement de piano, mais qui ont beaucoup gagné à l'orchestration), un parent plus vénéneux des Quatre Derniers de R. Strauss, composé par Schreker sur des poèmes de Walt Whitman traduits en allemand. Il s'agit d'une oeuvre exceptionnellement forte, à mon sens la seule du niveau des Gezeichneten dans tout le corpus du compositeur.
L'autre grand cycle de lieder orchestraux de Franz Schreker, les Cinq Chants pour voix grave (et non Cinq Chants profonds comme vu traduit un peu hâtivement dans un journal local), y figurent également, couplés avec Aldo Finzi et Karol Beffa.

Je ne peux rien garantir sur l'interprétation (l'Orchestre de la Garde Républicaine n'augure pas d'une formidable souplesse, pourtant fort utile ici), mais la programmation est suffisamment rare et passionnante pour tenter le détour. Je ne crois pas, alors que Schreker revient plus ou moins à la mode, qu'on ait donné les Whitman depuis le dernier concert d'Armin Jordan, en 2006 (avec Brigitte Hahn). Et c'était bien sûr à Paris.

Détails :


La création lyrique et chorégraphique de Beffa d'après le Château de Kafka risque d'être étrange (avec un aspect de happening, manifestement), mais peut-être pas complètement inintéressante. Si un lecteur s'y trouve, qu'il en dise un mot !

En préparation pour la saison prochaine, Die Kathrin, cinquième et avant-dernier opéra du compositeur (créé en 1939) qui emprunte une partie de son action à Marseille. Il en existe une version au disque, un concert de la BBC publié par CPO (Martyn Brabbins, Melanie Diener, David Rendall, Della Jones ! ).

mercredi 29 décembre 2010

Histoire de l'opéra allemand : essai (raté) de schéma


Contrairement aux développements de genres et styles parallèles dans l'histoire de l'opéra français ou aux ruptures dans l'histoire de l'opéra italien, l'opéra allemand suit en réalité un chemin assez linéaire, qui ne se complexifie qu'à l'orée du XXe siècle.

Toutefois, à cette date, les courants et les langages deviennent si riches, si complexes, s'entrecroisant et se contredisant jusque chez un même compositeur, et quelquefois menant deux courants idéologiquement antagonistes à des résultats sonores similaires... qu'il est assez difficile de proposer cela sous forme synthétique. On serait incomplet, ou bien allusif et obscur, ou au contraire trop détaillé.

En l'occurrence, le résultat sera trop touffu pour les lecteurs plus néophytes.

Bref, le résultat de cette tentative n'est pas satisfaisant, mais on le livre tout de même, à titre de repère (un tiens valant mieux...)

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1. Exception hambourgeoise : un seria local

L'opéra allemand n'existe pas au XVIIe siècle en tant que genre. Il existe peut-être des partitions expérimentales enfouies, mais je n'en ai jamais vu, et elles resteraient de toute façon marginales.
On cite une Dafne de Schütz (1627), dont seul le livret subsiste, mais rien qui puisse permettre de documenter un genre en tout cas.

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir apparaître des exceptions locales. On jouait alors l'opéra italien partout en Europe, sauf en France, et plus précisément cet opéra seria. Ce genre opératique était né en Italie de la fascination croissante pour la voix comme instrument, au détriment du projet original d'exalter un poème dramatique par la musique. On y trouvait des airs clos (dits "à da capo", c'est-à-dire de forme ABA') très virtuoses, entre lesquels l'action avançait rapidement par des "récitatifs secs" (une écriture rapide et peu mélodique, calquée sur la prosodie italienne et uniquement accompagnée par la basse continue).

Il a cependant existé, pendant des périodes plus ou moins restreintes, des exceptions locales en Europe (cour de Suède par exemple), et spécialement dans certaines villes d'Allemagne. On y écrivait aussi du seria, avec les mêmes recettes... mais en langue allemande.

Quelques compositeurs célèbres se produisirent à Hambourg : Haendel (son premier opéra, Almira, Königin von Kastilien, était en allemand sur un livret adapté de l'italien) et Telemann, mais aussi Reinhard Keiser, qui produisit près de 70 opéras, et quasiment tous pour Hambourg. On trouve aussi mention de Philipp Heinrich Erlebach, Georg Caspar Schürmann ou Johann Christian Schieferdecker, dont certaines oeuvres sont disponibles au disque, mais qui n'ont pas, aujourd'hui encore, de grande renommée.
L'Orpheus de Telemann, comble du syncrétisme, mêle même des airs en italien et des choeurs en français, selon le caractère recherché, à une trame allemande.

L'opéra hambourgeois est un opéra virtuose, bien écrit, qui adopte certaines tournures harmoniques spécifiquement germaniques, et dont les récitatifs sont par la force des choses assez différents des italiens... mais il ne s'agit que d'une adaptation limitée géographiquement d'un genre qui vient de l'étranger. On est très loin d'un opéra proprement national.

2. Le Singspiel, première forme originale

Au milieu du XVIIIe siècle, apparaît une forme nouvelle, une version comique de l'opéra, qui s'apparente à l'opéra comique français : des "numéros" musicaux (airs, ensembles, parfois pièces d'orchestre...) clos sont entrecoupés de dialogues parlés, le tout étant en langue allemande.

La forme trouve probablement son origine avec les miracles du XVIIe siècle, mais on considère que ses "inventeurs" sont Hiller & Weisse, qui collaboraient ensemble vers le milieu XVIIIe siècle.

C'est le genre dans lequel sont écrits les opéras allemands de Mozart : Bastien und Bastienne, Die Entführung aus dem Serail, Die Zauberflöte. Peu d'oeuvres d'autres compositeurs de l'époque sont disponibles au disque : Holzbauer par exemple, qui est extrêmement intéressant ; ou (Paul) Wranitzky dont l'Oberon, König der Elfen (1789) est un bijou déjà très romantique, bien plus moderne que la Flûte Enchantée (1791) par exemple.

Ainsi, la naissance d'un opéra réellement attaché à la langue allemande se fait sous la forme comique et hybride du parlé et du chanté. Ce qui n'aura pas une conséquence durable sur son évolution.

3. Développement sérieux du Singspiel

Suite de la notule.

vendredi 27 février 2009

Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, IV : enjeux et réalisations dans le deuxième acte

Premier tableau

Le deuxième acte, moins gravement coupé, se divise en deux entités : le dialogue de Tamare (le séducteur) avec le Duc Adorno [1] (l'Autorité) à propos du don de l'Ile d'Elysée et de la conquête impossible de Carlotta, puis la grande scène de peinture à l'atelier de celle-ci, en présence de Salvago.

La première partie est traitée de façon très traditionnelle par Lehnhoff : les représentants des bourgeois, tassés dans le coin jardin de la scène comme depuis le début de l'action, intimidés des palais qu'ils sont amenés à fréquenter, aussi loin que leur colère éclate. Puis l'entretien au bord du corps de la statue, sans accessoires. Adorno porte une collerette en papier plus anglaise qu'italienne (et stylisée de façon un peu grossière), ainsi qu'un costume assez ouvertement seizième - on songe aux portraits des Hawkins, par exemple.
Cette section fonctionne tout à fait bien, soutenue par le visuel - les tirades psychologiques sont plus longues au disque, évidemment.

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Extrait du second tableau.

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Les enjeux du second tableau

La seconde partie opère le choix discutable de changer la séance de psychanalyse sauvage [2] en scène d'initiation amoureuse ratée, ce qu'elle est indubitablement, mais qui est très réducteur. Car si Carlotta, dans un malaise qui semble cependant véritable - vu l'indice du tableau aux mains -, tombe dans les bras de Salvago, cela n'a pas pour implication unique qu'elle cherche à déniaiser le difforme. Tout d'abord, il ne faut pas escamoter la dimension de manipulation, pourtant trop soulignée par la mise en scène à l'acte I, le soupçon terrible qui pèse sur la jeune fille et qui ne peut véritablement être éclairci. L'intérêt pour l'achèvement du tableau est-il, comme maint signe le laisse entendre dans cette scène, premier sur tout autre, au point qu'elle puisse se donner en partage pour livrer un chef-d'oeuvre qui ne soit diminué en aucune façon ? Ensuite, le geste paternel de Salvago [3], ému de la compassion (ou de la belle simplicité d'âme) de la jeune fille, doit-il nécessairement être interprété à la façon de Tamare, comme un geste d'impuissance ? Salvago, dont le nom même traduit le caractère débridé (et même profondément pervers, avant le lever de rideau à l'acte I, contemplant les résultats des rapts qu'il a initiés), aussi bien dans le méfait que dans la générosité et le repentir, se trouve ici altéré, et dans un univers où le rapport de force, amical, amoureux, politique est omniprésent, accepte de différer sa victoire, de respecter l'objet qui l'a relevé de sa fonction de repoussoir secret.

La musique, à ce moment, d'un élan presque puccinien, me paraît assez soutenir mon hypothèse premier degré. Cette distance tendre est par ailleurs d'un caractère si élevé, et si touchante par sa naïveté, dans un univers dramatique et même musical si enclin à la lascivité, qu'il paraît difficile de la nier, et en tout état de cause dommage de la gâcher.

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Le second tableau sur scène

Lire la suite.

Notes

[1] La majuscule à Duc s'impose, c'est quasiment son prénom...

[2] C'est en tout cas l'impression qui ressort fortement de la discussion à bâtons rompus dans l'atelier, où Carlotta met à distance l'ensemble de sa vie et plusieurs noeuds de sa personnalité.

[3] Lorsque Carlotta, prise de malaise, s'effondre dans les bras de Salvago en se recommandant à lui, le livret indique que celui-ci se tempère et dépose seulement un baiser sur son front.

Suite de la notule.

mercredi 25 février 2009

Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, III : le premier acte

(Note : Il faut croire que la mort réveille plus qu'autre chose, beaucoup de contributions aujourd'hui. Comme elles sont déjà enfouies, liens directs : )

  1. Un droit détonant
  2. Droits d'auteurs : du neuf
  3. La profession de foi de CPO


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L'ensemble des contributions de Carnets sur sol autour des Gezeichneten, dont l'ensemble des volets de cette série, se trouvent désormais regroupés dans une catégorie à part, il suffit de descendre dans la page pour retrouver les articles.

(Puisqu'on a déjà traité la question de la distribution, on se limitera à la mise en scène qui est notre objet principal ici.)

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Premier acte

Le premier acte se tient fort bien, très proche du texte : groupes des personnages éclatés sur l'immense plateau, grands seigneurs stylisés regroupés en tas de conspirateurs exubérants, conversation tempêtueuse partout. Les différents moments étant à chaque fois bien rythmés par des déplacements (notamment de Carlotta au sommet de la statue).

Toutefois, l'apparition de Carlotta affublée d'une badine assortie à son cuir noir déplace considérablement le centre de gravité du personnage vers la manipulation et la domination - ce qui n'est pas le cas dans le texte, infiniment plus insaisissable, tour à tour fragile et ingénue ou ensorceleuse et désirante.

Autre réserve majeure, les coupures invraisemblables, parfois de quelques secondes (!). Les merveilleux ensembles des chevaliers où les jeunes nobles de Gênes délibèrent pour se sortir du mauvais pas sont impitoyablement écartés. On a déjà signalé que les personnages comiques (mais qui ont une fonction, au troisième acte, autre que l'allègement) de Martucci et de Pietro étaient totalement supprimés.

La fin de ce premier acte, cependant, constitue un moment grâce assez rare dans les mises en scène d'opéra, et mérite d'être vu. Carlotta, au sommet du crâne renversé, évoque la vision de Salvago baigné dans la lumière du crépuscule (du matin), tandis que celui-ci, qui avait jeté les atours qui dissimulaient sa difformité, d'abord prostré, marche lentement vers les lumières qui se chargent d'or. Le sommet tient bien sûr dans les élans de Carlotta vers ses aigus glorieux (Sonne, « soleil » par deux fois ; riensenhaft, « gigantesque » surtout ; et (das trunkene) Auge, «l'oeil (enivré) » ), secondée par un lyrisme orchestral généralisé - qui, pour ceux qui n'écoutent pas une version Zagrosek, ne se limite pas, loin s'en faut, à un flot majestueux de belles cordes pucciniformes. C'est alors que mimant Salvago, et faisant d'une certaine façon corps avec sa vision et avec son tableau - plus qu'avec lui -, elle lève les bras tandis que les vagues orchestrales déferlent et qu'une faible lumière chaleureuse et éclatante la recouvre.

Très beau texte poétique de surcroît, mais n'insistons pas sur le sujet, ce n'est pas le propos (assez vaste comme cela), et goûtez plutôt l'extrait vidéo que nous plaçons à votre disposition :




Suite de la notule.

mardi 24 février 2009

Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, II : les choix

Ces aimables prolégomènes ayant été achevés, la mise en scène elle-même.

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Aspect scénique

Avant toute chose, il faut reconnaître que le dispositif de la statue, et le décor de manière générale, avec ces galeries ouvertes qui observent la scène, sont de toute beauté. Et même profondément adéquats.

Cette statue hellénistique démesurée et brisée évoque bien évidemment l'ère décadente, mais sert surtout tout au long de l'oeuvre de support. Ainsi le badinage amoureux se fait-il sur ce corps dénudé et déformé par l'érosion - on ne peut décider si marcher sur ce ventre doit être considéré comme troublant, ou bien évoquer le soubassement constant de la difformité de Salvago. Et, de même, Carlotta asseoit sa domination intellectuelle et émotive (toujours paradoxale) depuis le crâne renversé de la statue.
La main encore rattachée au corps tient lien d'évocation du tableau caché de Carlotta. L'usage de la main à terre pendant la bacchanale du III est sans doute moins heureux, mais s'inscrit dans ce désir de ne pas faire du décor qu'un support visuel qui évite la littéralité et stylise de façon un peu poétique les situations.

Bref, le décor de Raimund Bauer et son usage par Lehnhoff est admirable, le gros point fort de la mise en scène - de quoi, sinon approfondir le livret, du moins nourrir la réflexion d'autres mises en scène à venir. La littéralité scénique, le prosaïsme ou la laideur auraient été terribles à supporter ici.

De ce point de vue, on connaît de toute façon la valeur de Lehnhoff, l'assurance d'une direction d'acteurs précise et d'atmosphères évocatrices.

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Déplacement de concept

Nikolaus Lehnhoff fait le choix de présenter la difformité de Salvago comme purement sociale, c'est-à-dire comme un jugement moral porté sur une différence qui n'est pas apparente. On le voit ainsi se travestir durant l'ouverture, en contradiction avec le propos du Prélude, mais il est de tradition depuis longtemps d'occuper l'oeil pendant les débuts de spectacle. Il serait donc déprécié pour ses penchants invertis, ou du moins son caractère insaisissable.


Une fois n'est pas coutume, pour nous faire gagner du temps (c'est toujours ça de dérobé à la Mort, diront les plaisantins), un extrait du site maudit qui s'est par ailleurs nettement amélioré en matière éthique.


Suite de la notule.

Die Gezeichneten par Nikolaus Lehnhoff - la fausse réhabilitation, I : l'influence

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Etat des lieux

Les Gezeichneten de Schreker, malgré un retour régulier sur les scènes et une reconnaissance assez unanime des esthètes (et accessoirement de la critique), demeure un opéra assez confidentiel, qui n'a pas atteint la diffusion des grands opéras de Richard Strauss - dont un grand nombre est pourtant de moindre valeur, assez objectivement.
Il est vrai qu'un nom méconnu du grand public, un opéra relativement long, un orchestre pléthorique, des rôles difficiles à tenir et une distribution très nombreuse sont des handicaps très sérieux. S'il s'agissait d'un opéra d'une heure avec quatre personnages et orchestre de chambre, on pourrait le coupler avec une version réduite de L'Heure Espagnole.

Par ailleurs, il est devenu très difficile de se procurer l'oeuvre si l'on désire trouver son livret (même pas d'Avant-Scène, naturellement...).

Un petit rappel sur la discographie, qu'on avait en partie abordée dans ces pages. D'un point de vue strictement commercial, on été publiés :

Suite de la notule.

samedi 1 novembre 2008

Carnet d'écoutes - Franz SCHREKER par James Conlon


Une fois n'est pas coutume, une décommandation.

Pourtant spécialiste de ces musiques décadentes, James Conlon livre une lecture très lisse de ce programme, en exaltant les traits des cordes (sans que le lyrisme en soit non plus renversant) et en rendant aussi opaque que possible le contenu de l'orchestre, c'est-à-dire en faisant de Schreker un compositeur essentiellement sirupeux, un postbrahmsien, alors que l'essentiel de son intérêt réside - à notre avis - dans la contradiction des textures et des affects. A chaque instant, un petit tricot inquiet en arrière-plan questionne les épanchements du premier plan, ou, à l'inverse, une harmonie inquiète est simultanément illuminée par des trouvailles orchestrales ou des contrechants.

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Il nous faut donc à nouveau recommander

Suite de la notule.

jeudi 9 octobre 2008

[Musique en libre accès] Schreker, Kammersymphonie (Symphonie de chambre) - Eötvös

(Diffusion complète ci-après.)

1. Contexte

Composée en 1916-1917, la Symphonie de chambre de Franz Schreker, contemporaine de ses Gezeichneten, est à la fois d'une réelle modernité sans appartenir à l'avant-garde et l'une des oeuvres majeures laissées par le compositeur.

En effet, tout en s'inscrivant dans une recherche très impressionnante dans les harmonies et les textures, cette Kammersymphonie prolonge essentiellement le versant le plus lyrique (et sucré) du langage de Salomé et Elektra de Richard Strauss. Point cependant d'hésitation avec l'atonalité, ou de recherches polytonales.

On peut rappeler quelques dates pour remettre en contexte :

  • 1900 : « Minuit passe », premier des Clairs de lune d'Abel Decaux, pièce visionnaire qui s'émancipe assez complètement des fonctions tonales.
  • 1905 : Salome de Richard Strauss, avec déjà beaucoup de lyrisme inquiétant.
  • 1907 : Ébauche d’une nouvelle esthétique musicale, où Busoni annonce quelques-uns des traits marquants de l'évolution musicale des années à venir. On le sait, il est également le concepteur malheureux d'un système inachevé de microtonalité, incluant des microintervalles pour enrichir le système musical occidental. (Busoni était cependant, dans sa musique, moins audacieux qu'un Schreker.)
  • 1909 : Elektra de Richard Strauss, dont les épanchements lyriques inspirent sans doute grandement l'esthétique de Schreker, mais dont les moments les plus audacieux, dans la grande scène de Klytämestra au premier acte, ressortissent tout de bon à l'atonalité.
  • 1909 : Fünf Orchesterstücke (« Cinq Pièces pour orchestre ») Op.16 de Schönberg, où les fonctions tonales ne sont plus nettement sensibles.
  • 1909 : Erwartung de Schönberg, grand monologue dont l'écriture tient de l'atonalité libre.
  • 1911 : Petrouchka de Stravinsky, où la polyrythmie et l'inventivité bien assise dans la tonalité peuvent se comparer au goût de Schreker.
  • 1912 : Pierrot lunaire de Schönberg, son atonalité libre et sa tentative d'invention d'un nouveau mode d'expression verbale, entre parole et chant.
  • 1913 : Le Sacre du Printemps de Stravinsky, dans la conscience de la postérité, une sorte d'acte de naissance éclatant d'une modernité sensible d'abord aux textures, à la violence, à la polyrythmie.


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2. Aspects de l'oeuvre

On le constate rapidement ainsi : en 1917, Schreker, malgré les réceptions houleuses de ses opéras (plus liées aux problématiques de la morale personnelle et du désir exposées dans ses livrets), n'invente rien de majeur musicalement.

Il se situe cependant résolument du côté de l'esthétique des novateurs (car il existe une immense majorité de postromantiques à cette époque), et présente des aspects très personnels. En particulier cette capacité assez hors du commun à exprimer des affects mêlés, voire simultanément contradictoires - notamment grâce à des superposition d'accords, des hésitations de tonalité, des modulation nombreuses, des textures orchestrales antagonistes.
Son orchestration, à la fois limpide et riche, porte des mondes sonores à elle seule, varie à l'envi. Caractérisée notamment par l'emploi généreux de percussions claires (au timbre desquelles ont peut assimiler le célesta), versatile, elle accompagne les changements de climats incessants de l'harmonie par le choc de textures diverses et harmonieuses.

La symphonie, en un seul mouvement, développe ainsi une multitude de microclimats successifs ou simultanés, fondés sur des motifs communs mais des tonalités et des instrumentations très contrastées.

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3. Format

Composée pour 23 instruments, comprenant 7 instruments à vents, 11 cordes, harpe, célesta, harmonium, piano, timbales et percussions, la pièce tient en un seul mouvement. La légèreté de la formation de cordes n'interdit pas une véritable ampleur par le savoir-faire remarquable de l'orchestrateur. Ce goût pour le réduit s'inscrit à la fois dans les expérimentations intellectuelles du temps (où l'on cherchait à découvrir des domaines sous-explorés auparavant) et dans les nécessité pratiques de la création d'oeuvres pour des novateurs prolifiques. Il était ainsi possible de se réunir entre amis, voire de mandater quelques musiciens pour compléter, et de les jouer dans un cadre privé ou semi-privé. C'est la raison d'être, plus encore que la recherche esthétique, des (géniales) réductions de Schönberg (par exemple pour les Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler ainsi que son Chant de la Terre), plus éloquentes encore que les originaux.

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4. Ecouter l'oeuvre intégrale

Grâce aux sites jiwa.fr et deezer.com, on peut écouter légalement certains disques non libres de droits en intégralité. C'est ce qui motive grandement la présente notule, qui sera plus parlante confrontée à l'audition - avec quelques repères et parallèles que nous fournissons.

C'est en outre la meilleure version que nous ayons entendue qui est ici proposée.

Suite de la notule.

dimanche 29 juin 2008

Franz SCHREKER - Die Gezeichneten ("Les Stigmatisés") - V - acte troisième : l'autoritaire et le lascif

Poursuivons notre balade en Schrekerland.

Dans cet acte III, quelques pans important n'ont pas encore été évoqués.




La première partie de l'acte III par Ingo Metzmacher et le Concertgebouw, et le livret.
Principe d'autorité

Le Duc Adorno était jusqu'à présent plus un principe qu'une psychologie : le pivot politique capable d'interdire le don de l'Ile Elysée, de protéger les chevaliers suborneurs, et donc de relancer plusieurs pans de l'intrigue (politique, policière, et même amoureuse en intercédant pour Tamare). Ici, séduit par sa rencontre avec Carlotta, il se fait confident. La réussite tient dans la fusion des deux caractères du personnage : il n'en demeure pas moins principe d'autorité, et aux yeux du spectateur peut valider l'authenticité de Carlotta, alors que l'épuisement de son amour une fois la jouissance artistique passée (sensible de façon diffuse à l'acte II, avec des indices nets mais contradictoires) pourrait la faire sensible comme manipulatrice et fausse.
Au contraire, ce personnage original et attachant - grand même lorsqu'elle accorde une humanité au difforme (Salvago) condamné à goûter par procuration aux orgies des autres, à augmenter en quelque sorte le faste et la subversion de ses crimes pour ressentir un semblant de l'exaltation que la Nature procure à chaque homme sans cette sophistication perverse, se liant à de mauvais libertins qui cherchent à chasser l'ennui de leur haute condition, trop tôt comblés, par des plaisirs toujours plus excessifs - échappe à la déchéance de cet acte III par ce regard autorisé du Duc, sans concupiscence ni mensonge.

Car cet acte III, dans le même temps où il se répand avec toujours plus de générosité musicale, sombre dans la démesure d'une orgie dont le dérèglement ne peut, en fin de compte, que se montrer funeste. Carlotta elle-même se dégrade toujours plus au yeux du spectateur, sa bonté se faisant intérêt (l'intérêt du tableau à achever plus que l'amour ou la compassion pour Salvago), puis, plus cruellement, une indifférence à toute chose face à la promesse d'un plaisir immédiat.
Carlotta est sauvée de l'oubli de ses bienfaits et de la réprobation, voire de la répulsion du spectateur, par cette parole, ce certificat d'authenticité que lui décerne le Duc Adorno.

Les trois théories

En cela, le texte de Schreker brasse de nombreuses théories de son temps. Le résultat reste, quoique sophistiqué, tout à fait naturel et séduisant en ce qu'il refuse tout dogmatisme. Nous ne sommes pas ici dans une démonstration, mais les acquis de la réflexion de son temps se trouvent en quelque sorte mis en action, avec leurs contradictions internes ou relatives.

Suite de la notule.

dimanche 1 juin 2008

Franz SCHREKER - Die Gezeichneten ("Les Stigmatisés") - IV - acte troisième : la morale et la marotte

La suite.

De nombreuses questions, à défaut de se résoudre (ce n'est pas le genre de la maison), trouvent leur développement dans cette première partie du troisième acte.

Tout d'abord, le livret n'esquive pas l'évocation d'une pesante morale judéo-chrétienne, dont il se trouve totalement imprégné, sans chercher à la défendre ni à la fuir, alors même que son joug est secoué de façon constante au moyen des provocations païennes et lascives qui parcourent l'oeuvre. La religion, à l'exception de la présence symbolique de l'angélus dans le premier ballet qui ouvre l'acte III, n'est jamais invoquée (et seulement par le peuple) - il en reste cependant, inamovible, l'inertie de toute une morale.

Ainsi, alors que les nobles gênois ont connu l'orgie de jeunes filles, enlevées à leur famille, alors que chaque personnage développe des aspirations égoïstes tout à fait distinctes de la morale, l'élément déclencheur de l'oeuvre, le don de l'Ile d'Elysée, qui permet la rencontre entre Carlotta et Tamare, entre Carlotta et Salvago, ainsi que l'intrigue façon 'roman noir' autour de la découverte des enlèvements et l'intrigue politique de l'acceptation par le Duc Adorno du don, est décrit explicitement par Salvago durant l'acte III comme un geste d'expiation.

So fragt' ich mich auch, / C'est ce que je me demandai aussi,
und Zweifel bedrängten mich hart. / et le doute m'asaillit de toutes parts.
Doch war mir bewußt einer Schuld, / Mais j'étais conscient de m'être rendu coupable,
eines frevlen Gedankens, / d'une idée sacrilège,
der Früchte zeitigte, die ich verdammte / dont je maudissais les fruits
und deren Gift an der Seele mir fraß. / et dont le venin empoisonnait mon âme.
Diese Schuld zu sühnen, / Pour expier,
hab' ich das Liebste, das damals noch meinem Herzen lebte, / j'ai sacrifié ce qui était à l'époque le plus cher à mon coeur,
das einzige Glück meiner freudlosen Tage geopfert, / le seul bonheur de mes jours sans joie
ohn' das ich's bereu', / sans le regretter,
denn unverdient hoher Lohn ist mir geworden. / car j'en ai tiré une récompense imméritée.

(traduction tirée de l'extrait de livret que nous avons joint - p.178)

Le plus frappant étant que non seulement le discours d'Alviano (Salvago) consacre cette idée, mais de surcroît l'issue du drame retirera en effet cet unverdient hoher Lohn (plus littéralement "une haute récompense imméritée"), en une double punition. L'expiation trop heureuse n'aura pas purgé les comptes à rendre lors de l'interpellation publique pour ses crimes, et de surcroît le bien reçu en contrepartie de son geste lui sera absolument ôté : non seulement Carlotta est morte et donc inaccessible, mais en plus, elle aspirait vers autre chose que ses fiançailles avec Salvago... Totalement ôtée, concrètement et symboliquement - ce qui renvoie en effet au seul élément sûr que puisse reconnaître Salvago le difforme : sa marotte imaginaire.

Und meine Kappe, meine schöne Kappe / Et ma marotte, ma belle marotte,
rot und mit silbernen Schellen / pouge, avec des grelots d'argent,
sah niemand die Kappe ? / personne n'a-t-il vu ma marotte ?
Laßt mich, ich muß ja doch endlich... / Laissez-moi, il faut enfin...

D'une certaine façon, on retrouve un motif très important présent dans Le roi s'amuse (pas certain que Schreker ait lu cette pièce peu fêtée de Hugo, dans laquelle la question se pose de façon beaucoup plus complète que dans le néanmoins excellent livret de Rigoletto).
Le difforme, lié au statut de bouffon de cour, protège une jeune fille du monde dépravé auquel il contribue néanmoins (sans y toucher) avec un plaisir féroce. La rencontre fortuite des deux mondes provoque la destruction du monde candide et de la jeune fille - seule joie du bossu. Hugo, pour se défendre contre la censure (pourtant abolie par la Charte de Louis-Philippe) qui avait frappé d'interdiction Le roi s'amuse après sa première représentation, avait ajouté, en guise de préface, un développement d'une bonne foi limitée, mais qui défendait de façon assez convaincante l'idée d'une faute de Triboulet, qui avait lui-même nourri l'instrument de son propre malheur, en poussant les nobles à la débauche.

Toutefois :
(La suite et le matériel d'écoute et de lecture :)

Suite de la notule.

jeudi 29 mai 2008

Franz SCHREKER - Die Gezeichneten ("Les Stigmatisés") - III - ballet initial du dernier acte : nymphes & faunes, Pietro, les passants & l'art

Une replongée dans les délices sans fond des Gezeichneten. Comme il existe ici sensiblement moins de littérature introductive qu'au sujet de Tristan, par exemple, nous sommes gaiement partis pour quelques éléments autour de la première partie de l'acte III (avant le changement de décor de la scène 20).

Ce dernier acte d'une heure et demie (soit la durée additionnée des deux actes précédents) contient deux ballets, et se trouve en permanence, jusqu'à la scène 20, parcouru de scènes de danse en arrière-plan. S'y déroulent sans cesse des actions simultanées, à l'image de la musique de Schreker. Et s'y éclairent — d'une lumière trouble cependant — les propos et les statuts des personnages dans la logique de la théorie de Schreker.

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Voici le matériel nécessaire pour suivre le parcours :
=> le livret des scènes 1 à 20 de l'acte III (traduction française comprise, numérisé grâce à M. Rubato) ;
=> une version (inédite) de la partie présentement commentée de l'acte III, par Ingo Metzmacher à la tête du Concertgebouworkest (Amsterdam 2007), dont vous trouverez une présentation sur CSS.

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On débute ainsi par une étrange profusion de faunes, aux attitudes plus que lascives, aussi lestes même que dans la tradition. Tandis que l'auditeur revient de l'intrigue amoureuse entre le noble difforme Salvago et la petite bourgeoise fascinante Carlotta, et également, en amont de l'acte II, de l'intrigue politique (enlèvements secrets par de jeunes nobles débauchés protégés puis abandonnés par Salvago, veto à contrecoeur du Duc au don de l'île de Salvago pour protéger l'un de ces libertins), il se trouve ainsi confronté à un univers assez indécidable où le merveilleux semble prendre place dans un univers pourtant historique et réaliste (même si fortement symbolique).
Petit à petit, il s'agira plutôt de fantastique — ou même d'une simple explication indécidable. Les Faunes et les Nymphes, comme échappés des kiosques qui figurent des amusements assez peu chastes de la mythologie grecque — les très longues didascalies précisent tout cela explicitement — ne peuvent être commentés comme magiques dans cet univers trop concret, et semblent jusqu'à un certain point maîtrisés par la volonté créatrice de Salvago. Pourtant, il ne peut s'agir d'acteurs payés, puisque le don est fait à la ville, et qu'il n'est sans doute pas question de les entretenir par la suite — ou alors présentés pour l'occasion, alors qu'ils intimident tant les familles vertueuses ? Il ne semble pas non plus.

La présence de Pietro déguisé en faune prolonge cette perplexité. Le changement d'identité lui permet de rester caché après ses méfaits, mais est-il censé figurer l'art comme les autres le parc ? Et symbolique au niveau des personnages, ou au niveau du spectateurs ? Tout est d'autant plus troublé que des faunes complices surviennent pour arrêter Martuccia en passe de toute révéler, ici aussi, sans que l'on sache bien au juste leur fonction de profonde de sbires, d'acteurs, de symboles (et à quel niveau). La figure de Pietro déguisé incarne en tout cas à merveille l'équivoque de cette esthétisation libidineuse.

Ce ballet de faunes est aussi supposé faire sens, puisqu'il propose notamment une allégorie de Tamare et Carlotta (sans la moindre retenue, comme le suggèrent les didascalies, le menu du hors scène à venir pendant l'acte III est ainsi détaillé). Cette animation païenne, à peine interrompue par la religion (l'angélus, par deux fois), propose une idée de l'art qui vit, et qui paraît étrange aux gens incultes - tout cela est commenté par les différents personnages. L'art est alors présenté comme, littéralement, une animation (entendez : une mise en âme) de la beauté.

A ce titre, les passants incrédules et un peu comiques, outre qu'ils participent de l'esthétique mêlée de l'oeuvre, de l'énonciation simultanée d'émotions très différentes, aussi bien par la musique que par le texte, ne doivent absolument pas être supprimés par les coupures, comme c'est souvent le cas. Sans quoi on perd bien sûr l'équilibre dramaturgique du dernier acte, l'allègement des considération plus graves des personnages principaux (changées en d'interminables tunnels monologiques), et surtout l'étalon pour juger du sens de la réflexion sur l'art.
On entend par là que par leur perplexité, les passants permettent de mieux saisir ce que Schreker cherche, dans son livret, à livrer comme représentation de l'art. Dans une oeuvre elle-même en action, il semble concentrer (comme souvent chez lui) des interrogations sur la nature même de la pratique du beau.

Suite de la notule.

samedi 22 mars 2008

Franz SCHREKER - Die Gezeichneten ("Les Stigmatisés") - II - quelques notes

Ecoute intégrale ce jour des Gezeichneten de Stuttgart 2002 (Westbroek, Sadé, Otelli, Probst, Schöne - Zagrosek), avec une doublure de la bacchanale au premier entracte, parce qu'on n'est pas des reîtres non plus.

Quelques remarques en vrac lors de cette nouvelle écoute, qui pourront servir pour une note sérieuse, un jour, sur ce trop vaste sujet. Ajoutées à toutes celles qui attendent d'être reportées ici.

Suite de la notule.

samedi 20 octobre 2007

Franz SCHREKER - Die Gezeichneten ("Les Stigmatisés") - I - Discographie & équilibre de l'économie dramatique

Nous avons déjà feuilleté ensemble les oeuvres de Franz Schreker et leur discographie.

Vous le savez, le choix de CSS est d'éviter autant que possible la facilité discographique - on se perd bien rapidement dans des arguties préférentielles qui n'ont pas grand sens, tant elles sont attachées aux attentes de chacun (qui la voix, qui le théâtre, qui la musicalité, qui la chatoyance, etc.). On préfère inciter à la découverte d'oeuvres, à tout prendre, et s'y balader tout à loisir en compagnie des lecteurs de CSS.

Néanmoins, ici, devant l'immensité de la tâche que représente l'abord de ces Gezeichneten - dont le titre français a pour nous tant de charmes -, on biaise un peu. Et pour une raison bien simple : parce que les versions sont piégeuses, beaucoup sont coupées et la critique ne les signale pas. De plus, l'oeuvre est difficile à distribuer et une petite description avant achat peut s'avérer utile.

Toutefois, cette entrée était prévue pour intégrer l'article présentatif de Schreker, et n'a pas le caractère que nous aimons dans les discographies : à savoir la description des caractéristiques et non l'énonciation de jugements. Ici, du fait de leur caractère initialement informel (c'est-à-dire pas prévues pour être publiées de façon autonome), les notices ne sont pas expurgées de sentences parfois laconiques, ce que nous regrettons avec vous. On espère tout de même que le contenu en sera suffisamment informatif pour vous guider, notamment relativement aux coupures.

Et, pour se faire pardonner :

  • une astuce pour déceler les coupures avant écoute ;
  • quelques réflexions sur l'économie dramatique de l'oeuvre et sa mise en péril majeure par les coupures ;
  • une petite écoute comparative illustrative des versions inédites. (Les Lutins ont bien travaillé.)


Concevez-le donc bien comme une annexe discographique à l'article original.

Suite de la notule.

jeudi 15 février 2007

A la découverte de Franz SCHREKER

A été (profondément) mis à jour le 20 août 2009.

A titre de repère : 1878-1934.

Pas vraiment une présentation, son univers est à ce point riche qu'on s'y perdrait. Mais quelques repères parmi les disques existants : oeuvres et interprétations.

Je me prête rarement au jeu discographique ici, par choix. Il me semble qu'il s'agit toujours d'une solution de facilité pour ne pas parler des oeuvres. C'est un badinage agréable, mais peu instructif en fin de compte, à part pour faire impression dans des dîners.

Dans la grotte sur la butte Baccalan où je vis prisonnier du palais enchanté du mauvais mage Sourdis (ennemi mortel du mage blanc Berland), cette fonctionnalité ne me serait guère utile, aussi décochai-je l'option dans le cahier des charges de CSS.

Ici, c'est une motivation bien précise qui me mène à aborder le sujet. Je suis souvent amené à chanter les louanges de Franz Schreker, mais il faut bien reconnaître que le faire en tant que tel ne mène pas bien loin, tant on rencontre de tons différents dans son oeuvre, malgré une certaine homogénéité stylistique.
C'est pourquoi je propose ici quelques repères pour y naviguer en connaissance de cause.




Avec un extrait à savourer pendant la lecture. Michael Gielen et l'Orchestre de la Radio de Berlin, un extrait de Vorspiel einer Drama.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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Invitations à lire :

1 => L'italianisme dans la France baroque
2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
4 => Arabelle et Didon
5 => Woyzeck le Chourineur
6 => Nasal ou engorgé ?
7 => Voix de poitrine, de tête & mixte
8 => Les trois vertus cardinales de la mise en scène
9 => Feuilleton sériel




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