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samedi 10 octobre 2020

Dandrieu, Ives, Terterian : quand les disques expliquent – thèmes traditionnels émergés


Je voulais mentionner ici une nouvelle tendance qui semble se dessiner au disque et au concert : la mise en relation entre les œuvres canoniques et leurs sources populaires.

Ce concept, qui peut paraître évident (tant cette filiation récurrente se trouve partout soulignée dans les commentaires musicologiques) me semble en réalité assez rare, considérant le nombre de concerts (200) et de disques (pas loin d'un millier) que je peux consommer (enfourner ?) en une année. Et c'est grand'pitié, car on passe facilement à côté de l'esprit qui a présidé à la création, si l'on ne repère pas que la plupart des Requiem adaptent simplement les mélodies grégoriennes, ou que les plus géniaux thèmes de Tchaïkovski (les symphonies, les opéras…), Moussorgski (Boris Godounov, La Khovanchtchina en sont saturés !) et Stravinski  (final de L'Oiseau de feu…) proviennent du folklore ukrainien.

Combien de fois ne m'a-t-on fait la remarque « tiens, Kharachosovietski emprunte tel thème à Tchaïkovski », alors qu'il s'agit d'un thème populaire – non seulement la référence pensée par le compositeur n'était pas à Tchaïkovski, mais de surcroît Tchaïkovski lui-même doit être pensé comme un emprunteur. Le sujet est même éclairant sur le champ d'une perception culturelle plus vaste : quand on constate la quantité de thèmes populaires essentiellement ukrainiens (quelques imports de la Volga également) qui innerve la grande musique russe, on mesure mieux en quoi les destinées politiques de l'Ukraine peuvent apparaître comme un sujet de politique interne, pour ne pas dire intime, aux yeux (et oreilles) d'un Russe.
[Les Français ont fait de même, sous l'impulsion de d'Indy, mais leurs œuvres n'atteignent pas un tel degré d'intrication, sont moins diffusées au concert et au disque… et les mélodies moins reconnaissables que les modes ukrainiens traditionnels.]

De même, lorsqu'on se rend compte du nombre de thèmes grégoriens présents partout dans la musique (le Dies iræ est loin d'être le seul !), on mesure aussi tout ce que l'on manque sans la conscience de ce matériau essentiel. Pas seulement dans la musique sacrée.

charpentier_noels_traditionnels_poseidon.jpg

Or, dans ces tous derniers mois, trois disques (et un concert) ont paru en épousant cet méthode : donner au public les clefs. En concert, ce peut être facile et interactif, comme l'a fait dès 2019 l'Ensemble Poséidon d'Arnaud Condé pour son programme de Noël – les noëls traditionnels du XVIIe étaient chantés avant de faire entendre la Messe de Minuit et le Noët sur les instruments de Charpentier, ce qui permettait de relier non seulement les mélodies, mais aussi l'implicite des textes (« Joseph est bien marié », « Mais où vont ces gais bergers », etc.), à l'œuvre d'arrivée.

Au disque, cela signifie occuper de la place pour des œuvres non nobles – beaucoup d'auditeurs vont, au fil de leurs écoutes, laisser le disque tourner sans nécessairement y chercher la dimension pédagogique, surtout après l'avoir découverte une première fois –, donc prendre le risque d'un support moins « écoutable » que ceux qui enfilent les œuvres « principales ». (Une des raisons également pour lesquelles on n'enregistre pas toujours les dialogues parlés des opéras, ce qui constitue une erreur considérable à mon sens.)

Et pourtant, le résultat en est réellement stimulant intellectuellement, enrichit l'écoute même pour des oreilles ingénues, et surtout l'on peut découvrir des œuvres du folklore dans des conditions absolument optimales, avec de nouveaux doudous qui peuvent s'ajouter à nos expériences d'écoutes passées…




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Shoger Jan, de l'emblématique Komitas. (Pour deux zukras.)
(Disque du 4 novembre 2019.)

Ainsi, lorsque Karabits publie chez Chandos une nouvelle version des symphonies de Terterian, dont la Troisième qui convoque une paire de duduks (hautbois caucasiens) ainsi qu'une paire de zurnas aiguës (hautbois anatoliens, en bois d'abricot), il insère après sa symphonie deux duos-improvisations traditionnels pour faire entendre les zurnas (ou plutôt zukras, en arménien) dans leur habitat modal naturel. On entend ainsi à nu ces timbres très spécifiques – utilisés en musique de film pour évoquer les univers archaïques, tels Gladiator ou Game of Thrones… –, et jouant les intervalles qui leur sont habituels. Témoignage intéressant, qui évite de tendre l'oreille pendant la symphonie, et de n'entendre que la bizarrerie de leur emploi, dans une œuvre soviétique ambitieuse de 1975…

Je ne suis pas certain de recommander les œuvres en tant que telles – j'ai détesté les aplats uniformes, longs, très bruyants, un côté Orff-à-l'usine assez peu subtil –, mais des amis de confiance ont beaucoup aimé… et la démarche méritait en tout cas ce coup de chapeau !  (Œuvre très rare – il existe seulement une autre version, beaucoup plus confidentielle, de ces deux symphonies au disque –, et accompagnée du matériau pour en comprendre certains aspects.)




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In the Sweet By and By, cantique composé par Joseph Philbrick WEBSTER.
(Disque du 8 novembre 2019.)


Cette fois tourné vers le matériau thématique et non vers l'instrumentarium, le San Francisco Symphony, fidèle à sa vocation de vulgarisation de haut niveau sous Michael Tilson-Thomas, produit sous sa propre étiquette un enregistrement (très réussi par ailleurs) des deux dernières symphonies de Charles Ives, précédé à chaque fois de plusieurs cantiques que le compositeur-colleur inclut dans les strates inextricables de ses œuvres. Cantiques présentés sans coquetterie, très bien exécutés par le Chœur de l'orchestre avec simple accompagnement d'orgue : on entend réellement le matériau nu tel qu'il est présenté lors des cultes auxquels Ives a pu assister.

Or, si tout le monde sait que ces chœurs représentent réellement une part capitale des contenus thématiques de ces symphonies, tous les auditeurs (et en particulier de pays de tradition catholique !) n'ont pas du tout dans l'oreille les mélodies (ni les textes) des cantiques de Mason, Marsh, Webster, Bradbury, Glaser, Converse, Stites ou Zeuner !

L'écoute n'en est pas passionnante musicalement à proprement parler, mais demeure très brève (pas de reprises, juste le premier couplet), et surtout nourrissante et éclairante pour redécouvrir ensuite les références d'Ives, cette fois en les ayant soi-même partagées dans sa chair (pavillonnaire).

Ce protocole pourrait être appliqué régulièrement pour beaucoup de disques (ou concerts) classiques : présenter les thèmes (même les thèmes originaux, par exemple pour les formes sonates ?) et faire entendre ensuite l'œuvre. Ce privilège se rapproche de la mise à disposition du texte pour du lied ou de l'opéra : cela change réellement, profondément l'expérience.




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Laissez paître vos bêtes, noël traditionnel tissé avec les variations pour orgue de Dandrieu sur ce thème célèbre.
(Disque du 15 novembre 2019.)


Enfin, le sommet de l'art : inclure musicalement les œuvres folkloriques dans le programme du disque. Ce disque du label extraordinaire du Château de Versailles (plutôt un label au service du répertoire musical qu'au service de la communication du lieu touristique), Gaëtan Jarry fait jouer simultanément les cantiques traditionnels du XVIIe et leurs grandes paraphrases pour orgue de Dandrieu, Corrette, Daquin et Balbastre, avec le chant en alternance entre les variations – et quelquefois accompagné par l'orgue.

Outre l'excellence du résultat (orgue idéal, registration savoureuse et agilité mordante de Jarry, meilleur chœur d'enfants au monde pour ce répertoire…), on est frappé par ce qu'il révèle : la juxtaposition permanente de l'original et de son altération permet de mesurer les parts respectives de la tradition et du compositeur : c'est-à-dire la façon de s'emparer d'une mélodie ou de ses diminutions, chez chacun d'eux.

Pour couronner le tout, l'alternance des timbres instrumentaux & vocaux évite grandement la lassitude (ou du moins l'anesthésie d'oreille) qui peut naître en n'écoutant qu'une suite de pièces solo – dont les logiques de composition, isolément, peut d'ailleurs sembler bien plus arbitraires.

Étrangement, même pour ces œuvres qui s'y prêtent de façon si évidente, leur filitation étant explicite et les originaux solidement documentés, ce n'est pas du tout la norme – plutôt l'exception.



Je me réjouis donc hautement de cette tendance, et espère qu'elle devienne de plus en plus courante : même pour les auditeurs aguerris, disposer des références (ou même des thèmes originaux) aide vraiment à se repérer dans la structure, et permet au plaisir de prendre une dimension moins superficiellement mélodique, de véritablement suivre les méandres de tout un discours dont la richesse, on le sait, peut être vertigineuse.

J'espère en voir d'autres. Car la pédagogie nous sauvera de l'obscurantisme – qui, comme chacun sait, consiste à écouter du Bach, du Beethoven ou du Mahler pour leurs mélodies. Si vous aussi, vous observez un changement de comportement chez un proche, qui se met brutalement à commenter les lignes vocales chez Wagner ou le génie mélodique de Schönberg, appelez le Numéro Vert gouvernemental de l'Observatoire de Prévention des Radicalités.

Vigilants. Ensemble.

David Le Marrec

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