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jeudi 26 janvier 2017

« Parce que deux écoutes de l'Art de la Fugue, ça vous a suffi ? » – Pourquoi plaider pour les raretés


Il y a peu, je me moquais du répertoire (très) réduit de Nikolaï Lugansky en le félicitant d'oser Brahms, lui qui n'avait jamais joué que Chopin et Rachmaninov. [Après vérification, c'était plutôt pour dire que vu qu'il ne jouait qu'une poignée d'œuvres, en l'occurrence de Chopin, le minimum était qu'elles soient bien jouées comme il le fait !]

Et on me répondit en substance, non sans fondement :

Mais qui a entendu ne serait-ce que toutes les symphonies de Beethoven en vrai, tous les cycles pour piano de Schumann ?  On a l'impression d'en être gavé parce que les disques et YouTube nous les rendent disponibles, mais c'est une expérience qui, œuvre par œuvre, n'est pas si fréquente, même pour les piliers du répertoire.
[Suivait aussi l'éloge de la Saint-Matthieu qu'on peut réécouter à l'infini, ce qui me paraît moins convaincant, ou en tout cas moins universellement opposable à mon militantisme en faveur de la rareté.]

Une véritable question en effet. C'est très juste, on ne voit que difficilement, dans une vie de mélomane, toutes les grandes œuvres, et elles méritent d'être réentendues, ce qui pourrait quasiment clore la question.

Et, il est très vrai, on a le disque pour documenter les raretés.

Mais c'est, à mon sens, prendre la question du mauvais côté.

Au disque, il existe déjà une offre exceptionnelle de pièces rares, souvent même en plusieurs exemplaires. Il suffit de chercher, et l'on trouve. Lorsque Lugansky grave des œuvres déjà multi-enregistrées, on peut se poser la question de la pertinence, tout grand qu'il est, de se mesurer à tous les autres et de proposer une vision pas si fondamentalement différente du même texte (lorsqu'il existe déjà par Richter, Arrau, Pollini, Argerich, Immerseel, etc.)… mais ce ne lèse personne.
Au concert en revanche, on ne dispose que de l'offre locale (même en se déplaçant, on est largement limité si on a un travail à assurer dans des lieux prédéterminés). Donc ne proposer que les mêmes œuvres empêche réellement d'entendre les autres.

¶ Ensuite, je crois qu'il y a une forme de démarche particulière au disque : un mélomane du rang ne va pas acheter une monographie de Cras ou de Tichtchenko, vu qu'il n'en a jamais entendu parler. Alors que dans un concert, par le jeu des couplages, on peut donner à découvrir – on appelle ça de la vente liée chez les juristes (autorisée en France depuis mai 2011).  Évidemment, si on programme une ouverture d'Alfvén, un concerto de Tveitt et une symphonie de Madetoja, on va rencontrer des problèmes de remplissage, mais une double intégrale des symphonies de Brahms et Szymanowski (Brahms 1 allant avec Szyma 1, Brahms 2 avec Szyma 2, etc.) comme l'avait fait Gergiev avec le LSO, ça fonctionne !
Le concert permet ainsi d'initier le public sans se reposer sur son investigation personnelle.

Puis arrivent des raisons peut-être un peu plus morales que réellement pratiques :

¶ Quand un interprète commence à disposer d'une notoriété, il arrête en général de jouer des choses rares (qu'il était obligé de faire en attendant une place au soleil, donc ?), et tâche de prouver sa valeur dans les « grandes œuvres ». Kaufmann a commencé par enregistrer Oberon sur instruments anciens et Der Vampyr, maintenant son répertoire se limite exclusivement à Verdi-Wagner-Puccini-R.Strauss ; pareil pour les jeunes violonistes qui jouent des créations ou des redécouvertes, et qui finissent par débiter les dix mêmes concertos partout dans le monde. Je trouve ça assez triste, à vrai dire, considérer que l'aboutissement est dans le ressassement des mêmes œuvres qui, étant déjà connues du public (et souvent de très haute qualité) se soutiendraient très bien avec des exécutions plus moyennes.
♦ C'est faire porter l'effort sur des œuvres qui, par leur familiarité ou leur génie, n'en ont pas besoin ; alors que d'autres, d'un style moins couru (et pas forcément de moindre valeur, sauf si on prend Beethoven et Wagner pour étalons…), auraient justement besoin d'interprètes célèbres et/ou excellents pour s'imposer durablement auprès du public.

¶ Enfin, et le plus grave sur le principe, cela signifie qu'on conçoit la musique classique comme un ensemble mort où seule la réitération infinie du même petit répertoire a d'importance. L'essentiel réside alors dans la prise de rôle de Netrebko en Amelia ou dans les premières Polonaises intégrales de Sokolov, et pas dans la nouveauté de la musique elle-mêmeLes créations ou recréations font beaucoup plus discrètement les titres de la presse spécialisée que l'infinitième Manrico d'Alagna – au demeurant l'un des interprètes starisés les plus défricheurs, aussi bien en créations qu'en exhumations (Fiesque, le Jongleur, Rimini, Pénélope, Cyrano…).
♦ Que des interprètes, que le public considèrent soit que l'essentiel est dans le pianiste (plus que dans l'œuvre), soit que la musique est un ensemble fini, qui n'a pas pour vocation de s'élargir, me peine assez, sur le principe même.

Il y a aussi, en filigrane, l'idée que ce qui est rare est suspect ou inférieur, mais c'est une position tellement faible (méthodologiquement, rationnellement, factuellement) que je vais conserver le propos de cette notule centré sur la réponse à l'idée, plus troublante, que la découverte en salle des chefs-d'œuvre n'est finalement pas si banale ni anodine.

En tant que mélomane, néanmoins, je crois qu'il est important d'avoir la possibilité de choisir, et notamment des esthétiques qui ne sont pas celles majoritairement proposées : musique de chambre atmosphérique / harmonique française à côté de celle conçue à la germanique sur le développement, symphonies nordiques, opéras slaves, créations contemporaines tonales… et bien sûr tragédie en musique Louis XIV auprès de la domination exclusive du seria et de Rameau !  (hors de l'axe Paris-Versailles, c'est le cas)

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Au demeurant, il ne faut y voir aucun blâme contre les mélomanes qui n'ont pas le temps ou l'envie d'explorer : si on écoute une heure de musique par jour et va au concert deux fois par an, toutes les questions que je soulève n'ont à vrai dire pas vraiment d'importance. Cela concerne plutôt le public le plus avide – et la posture des musiciens eux-mêmes, surtout lorsqu'ils commencent à avoir du pouvoir. On voit bien les baroqueux s'échapper dès que possible de leur niche pour aller jouer Beethoven et Brahms…

On peut retrouver la conversation d'origine dans ce fil du meilleur forum francophone autour de la musique classique.

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Il me reste toujours pas mal d'œuvres découvertes cette saison à présenter (la Messe d'Innocent Boutry, Les Horaces de Salieri, Chimène de Sacchini, Brocéliande d'André Bloch…), des notules sur la technique vocale… Il ne se passe pas de semaine sans que j'y travaille activement, mais les recherches nécessaires et le dégoût de la monomanie me conduisent à avancer tout cela de front, et donc lentement.

Pour autant, et malgré le retard accumulé dans mes plans machiavéliques pour le développement de CSS et la conquête du monde (civilisé), je ne puis me résoudre à vous abandonner une semaine complète sans notule, estimés lecteurs, frères semblables ou trolls difformes.


David Le Marrec

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