Débuter une œuvre en étant captivé. C'est parfois à cela que tient
l'adhésion ou le dégoût : une fois interpellé, on écoute vraiment.
L'objet
de cette série est, en plus de donner envie d'écouter, d'essayer
d'approcher le pourquoi –
pourquoi sommes-nous intrigués ou émus par cet instant-là ?
[[]]
Orchestre National de la Radio Danoise, Michael Schønwandt
(Naxos).
Une version pleine d'allant pour commencer, tirée d'une des
plus belles intégrales.
Avec tout le mouvement pour pouvoir disposer du contexte.
a) Quelques repères
Nielsen naît en 1865, la même année que Sibelius. Lorsqu'il début sa
symphonie, en 1890, il est au milieu de sa vingtième année et dispose
déjà de deux projets symphoniques, une Rhapsodie symphonique (le titre ne
semble pas de lui ; conscient de ses limites, il n'a pas très
activement cherché à la faire jouer) et un projet de symphonie sur le
programme « Tu viens de la terre ; tu retourneras à la terre. »
La Symphonie n°1 est quant à
elle achevée en 1892, et créée en 1894. Les commentateurs y décèlent
l'influence de Brahms (patente si on fait prédominer les cordes !), de
Schumann (pour le plan, quoique ce soit moins évident), de Beethoven
n°5 (modèle emporté d'un squelette rythmique prédominant, et pour
laquelle il se passionnait à ce moment-là – il en avait récrit le
premier mouvement de mémoire !), de Grieg, et même de Berlioz (cette
entrée en accords insolents comme les Brigands d'Harold en Italie !). Pour autant,
ce qui frappe d'abord est bel et bien la singularité de cette musique ;
sa couleur harmonique, ses équilibres orchestraux originaux
(contrebasses assez mélodiques), le contour sinueux (mais direct) de
ses mélodies, l'originalité de ses étagements rythmiques (binaire /
ternaire, goût de la syncope…).
[[]]
Orchestre Philharmonique Royal de Stockholm, Gennadi Rozhdestvensky
(Chandos).
C'est
sur cette version, très bien articulée et captée avec beaucoup de
clarté (tirée elle aussi d'une des meilleure sintégrales, malgré ses tempi assez retenus), que je vais
m'appuyer pour commenter le détail de ce commencement. Les
minutages s'y réfèrent.
b) Pas à pas
♦ 0'00 à 0'07 : Un accord d'ut
majeur qui ouvre cette œuvre en sol mineur : quadruples cordes aux
violons, altos et violoncelles (donc effet d'arpège, doubles cordes jouées en deux fois,
et les cordes à vide de l'alto et du violoncelle qui résonnent plus
fort, plus pur). Tous les bois, plus les cors, sont également présents.
Le premier
motif, aux premiers violons et violoncelles (puis premiers
violons et altos), est noté martelé à
chaque note, ses rythmes pointés respirent (silence au lieu du
point), et ponctuent deux fois trois
grands accords. Entrée d'emblée
farouche, d'emblée saisissante : l'articulation est très
appuyée, la progression des accords crée un élan, le contraste entre
les deux pupitres qui font le thème et le reste de l'orchestre qui
ponctue installe une forme de contexte dramatique.
♦ 0'08 à 0'12 : Nouveau motif (quinte descendante puis descente
chromatique) aux violons et altos, doublés par le hautbois dans
le médium grave et la première clarinette dans le suraigu (pour la
quinte), puis par les premiers flûte, hautbois et basson (pour la
descente chromatique). Ces changements
dans les doublures apportent des variations d'éclairage qu'on ressent
instinctivement plus que distinctement : les cordes gagnent ainsi en
chaleur, ou en éclat, pour chaque partie du thème qui alterne.
Pendant ce temps, les violoncelles et
contrebasses empruntent le chemin inverse, une gamme chromatique
ascendante. C'est-à-dire que tandis
que la mélodie descend, le soubassement de la symphonie monte de
façon inexorable. Effet très dynamique (et, là encore, assez théâtral).
♦ 0'13 à 0'17 : Les quintes descendantes (violons I, violons II, flûte
I) deviennent des octaves descendantes
(donc plus grands sauts), avec des syncopes
(le premier temps de la mesure n'est pas frappé). Simultanément, lente
progression harmonique des autres bois, et palpitation des cors et altos
(vraiment la signature la plus
marquante de ce début de symphonie), qui agitent encore
davantage le discours. En réponse décalée d'un temps, les violoncelles et contrebasses font
aussi de grands sauts descendants,
mais jamais exactement les mêmes que le thème (septième majeure,
neuvième majeure, septième mineure…), un geste qui répond et imite,
sans produire du tout le même effet !
♦ 0'18 à 0'28 : Tout se suspend, sans
cesser d'avancer : triolets aux violons I dans le suraigu
(doublure des hautbois), sur la même note (et réponse des autres
cordes, en triolets également, avec effet d'agitation), tandis que les
clarinettes, bassons, cors et trompettes, bientôt rejoints par
trombones et timbales, descendent lentement la gamme en accords. Tension maximale, qui poursuit sa
progression au lieu de se figer.
♦ 0'29 à 0'44 : Résolution. On cite à nouveau le premier motif mélodique, mais
pour déboucher sur quelque chose de nouveau,
sur trémolos discrets de violons II et altos. Motif court et rapide des bassons
(ascendants puis descendants) auquel
répond une mélodie sinueuse de la clarinette, tout de suite
redistribué en un nouvel alliage : basson et clarinette au motif court,
hautbois I à la mélodie.
♦ 0'45 à 0'58 : Ce matériau mélodique
passe aux violons I (doublés par la flûte I) et en écho aux
violons II (doublés par le hautbois I), tandis qu'apparaissent des tuilages de cor, les doubles cordes
en trémolo des altos, une ligne plus mélodique des violoncelles, le retour des contrebasses (sur une
ligne de basse distincte), rapidement tout l'orchestre est sollicité
pour la fin de cette première partie.
♦ 0'59 à 2'10 : Thème B. Le tempo est abaissé, moment de solo pour les bois comme les aime
Nielsen. On n'entend d'abord que les descentes chromatiques lentes de
la flûte II et de la clarinette II, tandis que le hautbois I joue une mélodie un peu dégingandée, mais
plus vive. Rejoints par le reste des bois, puis par les cordes (figures
d'accompagnement en triolets aux violons II et altos), cela finit par
s'accélérer (retour des batteries de cors-altos du début), évoluer de façon ardente, rappeler
le motif martelé initial (et
ses grands accords), avant la reprise de l'exposition (on rejoue depuis
le début, puis on enchaînera sur le développement).
Tout cela est un peu touffu ; voici les principales remarques ci-dessus
sous forme visuelle. En cliquant simplement dessus, vous pouvez lire
les partitions annotées en grand dans un nouvel onglet.
1)
2)
3)
4)
5)
c) Principaux procédés
Petit essai de synthèse à présent : pourquoi ce moment est-il aussi
marquant ?
¶ Ses premiers instantsclaquent vraiment, même dans les
versions lentes, grâce à ces doubles
cordes et à ce thème martelé.
¶ Sa couleur varie sans arrêt
: aussi bien grâce aux solos de bois qu'aux
doublures – on a vu que, même
pour une seule phrase musicale, elles varient beaucoup. Les violons
sont doublés par la flûte pour deux mesures puis par le hautbois avant
de revenir à la flûte, etc.
¶ Plus subjectivement, la grâce de ses thèmes secondaires cabossés mais élégants, un peu dansants mais comme arythmiques, me séduit beaucoup.
¶ Malgré la variété des figures et des motifs thématiques, la tension ne se relâche jamais :
d'abord grâce à l'harmonie (le
« dur » de la musique, le plus difficile à expliquer de façon non
technique, l'enchaînement « grammatical » des accords), très tendue et
vraiment personnelle, mais aussi par des procédés orchestraux plus
faciles à remarquer, comme ces basses
qui montent par demi-ton, ou qui font des sauts dissonants (septième,
neuvième), ces figures rapides de
basson, et bien sûr ces accords
répétés qui palpitent aux cors & altos (véritable signature
de ce début). Cette accumulation de procédés avive considérablement
cette aube – emportée – de symphonie.
d) Un mot de discographie
La discographie des symphonies de Nielsen est riche de réussites nombreuses, que son retour
en grâce au disque (et, plus partiellement, au concert) a
considérablement augmentées durant ces trente dernières années !
Une liste à peu près
chronologique des intégrales parues :
∆ Jensen-Frandsen-Grøndahl-Tuxen
∆ Bernstein-Ormandy
∆ O. Schmidt
∆ Blomstedt I
∆ Berglund
∆ Chung-N. Järvi
∆ N. Järvi
∆ Thomson
∆ Rozhdestvensky
∆ Blomstedt II
∆ Salonen
∆ Leaper
∆ Kuchar
∆ Bostock
∆ Schønwandt
∆ Vänskä
∆ Saraste
∆ C. Davis
∆ Gilbert
∆ Oramo
∆ Storgårds
∆ P. Järvi
Je peux renvoyer à cette notule et à ses commentaires pour un survol
général, mais depuis 2012, pas mal de parutions, et de mon côté, la
suite (et fin) de l'écoute de toutes les intégrales publiées, ainsi que
l'évolution, à l'usage (et par le temps) de mes goûts… C'est toujours
un point de départ pour caractériser un peu les tendances de chaque
intégrale.
À mon sens, N. Järvi, Rozhdestvensky, Schønwandt,
Vänskä, Saraste, C. Davis ou P. Järvi peuvent se fréquenter sans
restriction.
Bernstein-Ormandy, Blomstedt I (Radio Danoise) et
Leaper, passionnants, pourront causer des réticences pour des raisons
techniques (réponse de l'orchestre et prise de son), Blomstedt II (San
Francisco) des objections stylistiques (les cordes prédominent
beaucoup, lecture très brahmsienne), tandis que Berglund, Oramo ou
Storgårds, tout à fait luxueux, ne font peut-être peut-être pas sentir
autant d'urgence que les premières intégrales citées, qui ont tout à la
fois pour elles.
Pour terminer, si jamais il faut mettre en garde, je
trouve Salonen glacial (très peu de couleurs et de contrastes, aussi
bien de son fait que de la prise de son), Thomson mal capté (son très
flou chez le Chandos de la mauvaise époque), et de même pour Chung-N.
Järvi (prise BIS excessivement métallique), Kuchar en deçà des qualités
instrumentales du reste de la discographie, Bostock souffrant d'un son
d'orchestre extrêmement épais, Gilbert assez littéral, comme
indifférent. Ce ne sont pas (à part Bostock qui m'avait vraiment paru
assez hors style, plutôt du type Giulini-dans-Bruckner) de mauvaises
versions, mais dans le choix pléthorique qui existe désormais, il ne me
paraît pas essentiel de s'y frotter. Elles ont néanmoins leurs
partisans, il est tout à fait possible que je sois passé à côté de
leurs qualités (de même que beaucoup médisent de Blomstedt I en
s'arrêtant superficiellement aux vilaines couleurs orchestrales et à la
mise en place plus fébrile).
Dans la Première, beaucoup de
réussites et plusieurs écoles.
→ Ceux qui vont vite et « claquent », comme N. Järvi ou Saraste.
→ Ceux qui privilégient la poussée, comme Vänskä, Schønwandt, Leaper ou
Rasilainen (hors intégrale).
→ Ceux qui travaillent plutôt le détail des strates et la couleur des
masses, comme Previn (hors intégrale), Blomstedt I (il faut se faire à
la réalisation modeste de la Radio Danoise de l'époque, mais le propos
est passionnant et met en valeur la modernité de l'écriture),
Rozhdestvensky, C. Davis , Storgårds ou Oramo.
Et on pourrait ajouter :
→ Les sombres : Bernstein, Leaper, Storgårds, P. Järvi.
→ Les lumineux : Saraste, Rasilainen, Oramo.
→ Ceux qui le jouent comme du Brahms : Blomstedt II, Bostock.
Pour ce début, j'ai sélectionné
les deux plus intéressantes pour ce qui est de la mise en valeur des
qualités de l'exposition, Schønwandt et Rozhdestvensky. Sur l'ensemble de la symphonie,
j'aime tout particulièrement, en plus de ces deux-là, Saraste, Vänskä,
Blomstedt II (la seule où l'option brahmsienne fonctionne pleinement),
N. Järvi, Oramo, Rasilainen…
Amusez-vous bien !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Débuter une œuvre en étant captivé. C'est parfois à cela que tient
l'adhésion ou le dégoût : une fois interpellé, on écoute vraiment.
L'objet
de cette série est, en plus de donner envie d'écouter, d'essayer
d'approcher le pourquoi –
pourquoi sommes-nous intrigués ou émus par cet instant-là ?
[[]]
City of Birmingham Symphony Orchestra Sakari Oramo (Erato-Warner)
L'une des toutes plus belles intégrales, et particulièrement
intéressante pour notre démonstration en raison de ses timbres clairs
(on entend parfaitement les entrées de basson, dont le timbre ne se
confond pas avec les cors ; les bois translucides et assez acides
reproduisent bien une idée de folklore) et de son déhanchement
légèrement dansé.
Alors, pourquoi cette symphonie nous saisit d'emblée ?
a) Principaux procédés
¶ L'accord arpégé des quatre cors,
très simple, pas tout à fait mélodique mais immédiatement marquant. Il
sous-tend tout le passage, et glisse d'un accord à l'autre avec de petits frottements qui induisent de
jolies tensions.
¶ L'effet de tuilage avec les bassons (pas phrasés exactement au
même endroit que les autres vents), sur un rythme déhanché qui ajoute
le mouvement à l'atmosphère enveloppante des cors.
¶ Les interventions des autres bois dans
l'aigu, sortes de petits cris
folklorisants, qui complètent le tableau.
¶ Le décalage permanent des appuis
de la mélodie par rapport au temps métronomique – il serait impossible
de battre la mesure à l'instinct, sans avoir lu la partition. À la fois
bien pulsé et irrégulier, décalé.
¶ Le roulement de timbales, dont la hauteur conditionne la couleur.
b) Pas à pas
→
0'00 à 0'11 (mesures 1-2) : Deux cors,
puis les deux suivants, aplat
de mi bémol majeur. Les deux bassons
les rejoignent (dans l'aigu) sur le point d'orgue, apportant une
couleur plus sombre, plus
chaude. La timbale, qui était
sur la dominante (la note de tension, qui appelle la résolution),
arrive sur la tonique (la note principale de la gamme et ici de
l'accord), mais vers l'aigu, ce qui relâche la tension tout en éclairant la teinte générale. On
voit l'effet simultané : le
timbre de l'accord se densifie, mais à la fois en s'assombrissant et
s'éclairant.
→ 0'12 à 0'19 (mes. 3-4) : séparation des bassons ; premier frottement, puis
descente ensemble en tierces, mais le
temps tombe sur la note courte (flèches bleues), alors que le poids mélodique (cercles rouges) va
sur la note longue. Effet dansant un peu dégingandé. Petits cris des flûtes et hautbois, là aussi décalés
par rapport au temps – on pourrait avoir une première note qui lance
sur la note tenue (une « levée »), mais ici, elle est précédée d'une
autre note moitié plus courte. Effet ornemental, là aussi un peu
décalé, boiteux, comme une musique qui cherche encore à se caler. Les cors, derrière, se séparent en
laissant un peu frotter les notes intermédiaires. Tout est suspendu
(tenues de cor) et tendu à la fois (rythmes, frottements).
→ 0'20 à 0'38 (mes. 5-8) : mêmes phrases aux bassons & cors. Hautbois (et clarinettes qui répondent un ton
plus bas) développent un peu le « cri » initial, sur un rythme
différent mais qui est lui aussi en décalage avec la mesure (le temps
tombe sur une note de passage), ce qui crée un étrange effet de «
lancer », de contretemps. Puis développement supplémentaire avec l'ajout de volutes.
→ 0'38 à 0'48 (mes. 9-10) : à nouveau une extension de la partie jouée par
flûtes-hautbois (même procédé) puis flûtes seules (encore plus aigu),
avec le même procédé – le temps
ne tombe pas sur la note qu'on accentuerait, longue et dans
l'aigu (et avec le frottement de seconde), mais sur celle qui précède
(qui serait en général juste avant le temps), produisant une sorte de
double départ, ou d'appui-surprise. Le temps tombe ensuite pendant la
tenue de la note longue (syncope). Petite volute des cors et retour du
roulement de timbales.
→ 0'48 à 0'59 (mes. 11) : dérivé
du même motif, les hautbois en commencent un autre, à nouveau syncopé,
mais plus sinueux, qui
persiste en se modifiant pendant toute la page suivante, jusqu'à
l'entrée réelle dans le mouvement rapide (quoique le tempo demeure identique).
■
Une sorte de grande émergence
autour de contenus très simples, donc,
progressivement complexifiés,
procédé qui se poursuit durant le reste
du mouvement. Typiquement du Sibelius… quelque chose d'une forme sonate
(thèmes concurrents) dont il ne resterait plus que le développement
(les motifs sont immédiatement altérés et transmutés).
Pour écouter librement l'intégralité de la musique sans enfreindre les
droits d'auteur, voyez par exemple la version Lahti-Saraste,
sur la chaîne officielle du chef ou celle de la
Radio de Francfort avec Hugh Wolff, sur la chaîne officielle de
l'orchestre.
c) L'envers du miroir
Il existe en réalité plusieurs états de
la Cinquième Symphonie, assez différents. La version de 1919, donnée partout, enregistrée
des dizaines de fois, est l'une des symphonies les plus souvent jouées
de son auteur (la plus, après la Deuxième, il me semble). Mais il ne
s'agit que de la seconde révision – écrite en 1914, créée en 1915,
remaniée en 1916 puis en 1919.
Il n'existe, à ma connaissance, qu'une seule version discographique
témoignant de ces états antérieurs, la version originale de 1914, telle que gravée par Osmo
Vänskä (en plus de la Cinquième
habituelle, de 1919) avec l'Orchestre Symphonique de Lahti, au sein de
son archi-intégrale Sibelius, dont la valeur documentaire est
inestimable (et la qualité d'exécution fort satisfaisante).
J'y avais consacré une notule entière (Aux origines :
l'autre Cinquième de Sibelius), car il s'agit en réalité d'une tout autre symphonie, développée différemment à partir du même
matériau (et en quatre mouvements au lieu de trois).
[[]]
Orchestre Symphonique de Lahti,
Osmo Vänskä (BIS)
Le début est particulièrement
frappant dans son choix opposé de disposition des motifs : on
retrouve bien les aplats de cor
suspendus, sur les mêmes harmonies, mais en accords, bien simultanés et non
perlés, et on débute d'emblée
par les motifs pépiés aux bois
(0'03 à 0'07). La figure d'ouverture
aux cors apparaît, mais plus tard
(1'21-1'30), dans une tonalitéplus aiguë, pour faire la
transition avec les trémolos de cordes qui lancent le mouvement rapide.
Il est d'ailleurs ouvertement parent
(réponse à 1'31-1'34) du motif qui ouvre cette partie plus agitée
(1'37-1'44, aux cordes au lieu des bois).
Je trouve cet état de la partition
tout aussi intéressant (voire davantage), à la vérité, que le définitif
auquel nous sommes habitués : le premier mouvement est peut-être un peu
moins subtil, le dernier un peu moins majestueux, mais on y gagne aussi
des couleurs plus inquiétantes
(soudaines « sorties de route » dans un mode mineur très tourmenté, au
I et au IV), ainsi qu'un mouvement
lent dont les variations sont sensiblement plus nourrissante –
davantage de diminutions
audibles et d'effets d'orchestration. J'aimerais vraiment pouvoir
disposer de la possibilité de la réécouter dans diverses autres
versions (Vänskä-Lahti étant dans les autres symphonies pas très
mordant ni coloré, quoique tout à fait bien conduit et évocateur).
d) Un mot de discographie
Je profite de cette notule pour un petit mot discographique, dans
l'immensité du choix de très grandes interprétations disponibles au
disque.
Un peu comme pour Mahler, il est difficile de jouer cette musique aussi
bien instrumentalement (vents très sollicités en particulier, dans
toutes les tessitures) que solfégiquement – rythmiquement très
délicate, tout est tout le temps décalé, et souvent davantage que dans
ce début… si chacun ne tient pas parfaitement son couloir ou ne se
rattrape pas très proprement, tout le mouvement est mort. Aussi, les
orchestres qui peuvent le jouer et l'enregistrer sont en général très
aguerris. Ce n'est pas du Haydn, que n'importe quel orchestre peut
(mal) jouer – et dont peu parviennent à conserver l'intérêt.
Par ailleurs, il s'agit d'une musique très écrite, dont les effets ne
dépendent pas de la juste réalisation musicologique. Ainsi on dispose
de beaucoup de très grandes versions (davantage au goût de tel ou tel,
bien sûr), et la principales différences qu'on puisse établir d'une
version à l'autre résident dans la clarté de la structure, les couleurs
propres à chaque orchestre (Sibelius les met toujours très en
évidence), l'animation générale, et la lisibilité des plans (pour
laquelle la prise de son joue un rôle considérable). Beaucoup de
subjectivité et peu de contrastes spectaculaires par rapport à d'autres
répertoires, sans doute.
Je recommande donc Rattle-Berlin (transparence
incroyable, sens de la danse), Ashkenazy-Philharmonia
(sens du discours ; la version avec le Royal de Stockholm est très bien
aussi), Oramo-Birmingham
(couleurs), Maazel-Pittsburgh
(netteté d'articulation), Storgårds-BBCPO
(couleurs, aération de la prise de son), Segerstam-Helsinki, P.Järvi-Paris… Je n'ai plus de
souvenirs précis de Sanderling-Konzerthaus
(Berliner Sinfonieorchester), Saraste-Radio
Finlandaise, Elder-Hallé
(prise de son incroyablement flatteuse), Bernstein-NYP (son un peu
gris, tout est dans le grain et le discours, fabuleux), Maazel-Vienne (tranchant)…
mais ce sont des intégrales très marquantes, je me figure que leur n°5
devait être très bien !
Beau parcours à vous dans cet univers… en attendant la prochaine
livraison de la série – d'un compositeur né la même année, mais pas
forcément l'œuvre à laquelle on s'attendrait.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Débuter une œuvre en étant captivé. C'est parfois à cela que tient
l'adhésion ou le dégoût : une fois interpellé, on écoute vraiment.
Très jolie idée du chef (et
carnettiste) Kenneth Woods,
que je reprends à mon compte (grâce à la veille de Frédérique Reibell, merci !). J'approuve au demeurant certains de ses
choix – Mozart 29 et Elgar 1, quoique pas les plus grandes symphonies
jamais écrites, restent, assurément, tout à fait saisissantes dès leur
premier instant ! –, que je réinvestirai peut-être à mon tour.
Contrairement à lui en revanche, j'envisage plutôt de le proposer les
extraits un à un, sous forme de série… Comme je n'ai pas encore décidé
le temps qu'elle durera, autant commencer plutôt par celles que j'aime
le plus, sans prétendre, bien sûr, établir un classement.
(J'avais songé à proposer les plus belles fins de symphonie, mais ce qui me vient spontanément est finalement très conventionnel : Mozart 41, Beethoven 2-3-5-7, Schumann 2-4, Mendelssohn 4-5, Tchaïkovski 3-5, Brahms 1-4, Mahler 1-2-3-7-8-9, van Gilse 3, Chtcherbatchov 2, Chostakovitch 5… Peu de découvertes en perspective. Par ailleurs les ressorts sont souvent les mêmes : tension, volume, progression, grandiose… les débuts sont plus variés.)
Van Gilse 2
[[]]
Premier mouvement. Orchestre Symphonique des Pays-Bas
(contre toute logique sis à Enschede), David Porcelijn
a) Pas à pas
Quelle est la recette de ce début merveilleux ?
→
0'00 à 0'09 : basson seul, sur
un thème assez simple, ascendant,
suspendu, interrogatif. Petit fond de timbales
avec baguettes douces, très
discret, pour un peu de tension et d'intimité.
→
0'10 à 0'18 : même thème, mais par les deux
bassons et les deux
clarinettes, avec du contrechant, plus d'épaisseur, et la clarté
des
clarinettes. On s'habitude au thème, qui a déjà changé d'aspect rien
que par l'instrumentation.
→
0'19-0'28 : le hautbois
apparaît, comme un rai de lumière (on retrouve cet effet dans la variation pour les vents du final de l'Héroïque,
ou pour l'entrée d'Arabella),
en prolongeant le thème, en deux parties comme dans les symphonies
classiques (question-réponse). Mais sa fin n'est pas résolue, remonte
en question, et on enchaîne.
→
0'29-0'35 : entrée de la trompettepiano, qui repose la fin de la
question.
→
0'35-0'49 : récapitulation du thème des 18 premières secondes, au cor,
soutenu par un trémolo de cordes
(l'archet bouge très vite sur une
même note répétée). La trompette
pendant ce temps
continue de jouer et glisse sur des notes conjointes, en mouvement
contraire (descendant), comme dans les tuilages des symphonies de
Mahler.
→
0'49-0'57 : petite transition descendante du hautbois +
clarinettes-bassons, tandis que le cor reproduit un morceau du
mouvement ascendant du thème.
→
0'57-1'04 : appoggiature (petit retard harmonique, léger frottement qui
fait attendre l'accord qui « sonne bien ») des cors, clarinette solo
qui reste dans l'esprit du thème, entrée des cordes en soutien en
accord.
→
1'04-1'36 : sur trémolos de cordes,
le basson reprend la première
partie du thème, puis
un écho d'attente (pas vraiment la suite du thème, mais dans le même
esprit) lorsqu'il est progressivement rejoint par le second basson, les
deux clarinettes, l'ensemble du
pupitre de bois (avec timbales) dans un
halo.
→
1'37 : début du mouvement rapide, lancé par la clarinette agile et
volubile, avec des cordes en
contrepoint, qui évolue dans une
atmosphère sonore plus martiale, sorte de marche lyrique plus proche de
R. Strauss (et Borgstrøm).
L'entrée lumineuse du hautbois
(sur une équivoque harmonique) qui précède Arabella dans l'opéra homonyme.
b) Pourquoi ?
Pourquoi ce début est-il saisissant / émouvant ?
Je vois plusieurs raisons :
∆ Il est d'abord fondé sur un motif très simple,
facilement identifiable. Une mélodie diatonique (sans altérations de la
gamme traditionnelle), familière, qui entre immédiatement dans
l'oreille. ∆ La structure de cette minute et demie est très simple,
et tourne autour du même matériau
unique, de plus très court. Elle empile progressivement
tout l'orchestre à partir de solos de plus en plus étoffés, de
changements de pupitres pour énoncer le thème : on est ainsi
immédiatement baigné dans la matière mélodique de l'œuvre, sans avoir
besoin de chercher à repérer le thème dissimulé quelque part au bout de
la cinquième minute et énoncé par une voix intermédiaire.
∆ La forme très brève, en
question (la mélodie remonte, sans se poser), et la
façon de réutiliser la matière de départ sans toujours la reformuler de façon
identique
(plein de bouts parents ou altérés du motif circulent dans cette
introduction), en ajoutant des contrechants, en changeant les alliages,
évitent la lassitude du thème qu'on martèle.
Immédiatement saisi, facilement intéressé, lisible mais jamais
identique, sophistiqué sans ostentation : pour moi l'un des plus beaux
débuts de toute la littérature symphonique.
En la réentendant en salle (Philipe Jordan & Opéra de Paris), comme souvent, l'envie de mentionner
quelques détails.
Bien qu'écrite tôt dans sa carrière, déjà très originale et tout à fait
aboutie ; Tchaïkovski a beaucoup glosé sur ses propres difficultés avec
la forme, mais en réalité, si le patron n'est pas aussi rigoureux que
chez les contemporains germaniques (encore que le respect tremblant de
la forme-sonate me paraisse assez passé de mode dans le dernier quart
du dix-neuvième siècle), la construction en est au contraire très fine.
Quelques beautés à repérer pour une réécoute enjolivée.
♦ J'ai souvent lu que le premier
mouvement était monothématique,
dans le sens où, au lieu de faire dialoguer un thème A et un thème B,
il se contenterait d'altérer progressivement un thème unique.
♦♦ Je ne suis
pas tout à fait d'accord avec cette interprétation : certes, il n'y a
qu'un seul thème, mais il
contient en lui-même deux composantes
(même trois, comme avec les
ponts très thématiques, le troisième thème des formes-sonates
traditionnelles) – la mélodie suave qui ouvre la symphonie, les
trépidations qui la suivent et la soutiennent même (plutôt une
dépendance du thème A, mais inhabituellement contrastée comme un thème
B), puis une mélodie très lyrique (qui tiendrait l'emplacement du thème
B).
♦♦ Cette
matière, certes énoncée simultanément, Tchaïkovski la réutilise et la
fait dialoguer pendant tout le premier mouvement, avec un beau
blocage-interruption assez mahlerien au centre, pas vraiment de
réexposition (le mouvement se termine immédiatement après ce qui
ressemble à la très brève réitération des motifs de départ), et un double développement (moment
traditionnel de modification et de contamination des thèmes) qui
aboutit dans un fugato assez remarquable. Libre, certes, mais
virtuosement étagé. Ce n'est pas de la jolie mélodie entassée de façon
rhapsodique, très clairement.
(On retrouve de multiples fugatos,
dans un goût plus folklorisant, dans le final.)
♦ Autre trait frappant, les modulations
assez violentes (en particulier dans l'adagio cantabile ma non tanto), où
la hauteur des changements de thème surprend, « dévisse » par rapport
aux attentes de la tonalité de départ.
♦♦ Le final
aussi propose ce type de raffinement harmonique, avec une marche harmonique ascendante
(reprise du même motif, mais en le faisant changer de tonalité, en
escalier) appliquée sur un motif
descendant, qui crée une étrange impression de dissonance cognitive, disons.
♦ Et tant d'autres détails délicieux,
comme le petit pont, un motif
d'attente avant la valse dégingandée qui sert de trio au scherzo, assez parent avec le motif du Destin dans
l'Annonce de la mort dans la Walkyrie
(qu'on ne trouve guère avant Wagner et tout le temps chez tous les
autres compositeurs après !) ; ou, plus typiquement tchaïkovskien, la déconnexion du début de l'adagio (aplats de cordes)
qui débouche brutalement sur un thème ineffable de hautbois, le
véritable matériau du mouvement (l'introduction constituant plutôt une
fausse piste.
♦♦ En cela,
le mouvement lent évoque furieusement
l'esprit de celui de la
Cinquième Symphonie, avec sa façon dont le thème fixe de la
symphonie, en choral de cordes,
débouche sur un solo tout autre de cor (avec écho de
clarinette), puis sur un nouveau thème extraordinaire (comme personne
d'autre n'en sait écrire) au hautbois (auquel le cor se joint à son
tour en écho). Mais le mouvement de la Cinquième est incontestablement
plus subtil et spectaculaire, avec le glissement du thème du hautbois
vers le thème obstiné de la symphonie, qui le contamine jusqu'à
exploser en choral de cuivres.
♦ Bien sûr, l'orchestration
aussi n'appelle que des émerveillements, aussi bien globalement dans
les étagements d'instruments, les répartitions thématiques,
l'optimisation des profils sonores (les personnalités de coloration
individuelles des bois, lyrisme du hautbois, halo des clarinettes et
bassons ; les palpitations de cor à contretemps, là aussi
caractéristiques du spectre tchaïkovskien)… que dans le détail très
ponctuel des solos :
♦♦ mise en
évidence des altos dans le
mouvement lent (la mélodie principaleleur est assez longuement
confiée), puis, plus traditionnelle, des violoncelles ;
♦♦ solo
inhabituel de timbales à la
fin du scherzo (plutôt la spécialité de compositeurs plus ouvertement
hardis ou rugueux, et plutôt plus tard dans l'histoire de la musique) ;
♦♦ et,
évidemment, ce moment dans l'adagio
où tout l'orchestre se tait et où ne demeurent que deux flûtes seules, le genre de
moment qui passe facilement inaperçu au disque, où elles peuvent quand
même occuper tout l'espace ; mais voir les deux frêles roseaux au
milieu de l'immense orchestre muet, sentir aussi la différence d'impact
de la masse sonore… il y a là quelque chose de très marquant en vrai, de très instinctivement
distinct en tout cas.
--
Je manque de temps pour faire un joli découpage sonore, je vous laisse
repérer tout cela (à supposer que je ne sois pas le dernier à m'en
rendre compte, naturellement) en réécoutant la symphonie.
Pour ma part, dans cette symphonie, j'écoute particulièrement
volontiers Jansons-Oslo (Chandos)
pour le rebond de la danse, Masur-Gewandhaus
(Teldec) pour les irisations assez remarquables [ce sont aussi d'assez
loin les deux meilleures intégrales à mon sens…], mais si vous ne les
avez pas sous la main, rien de plus facile que d'en trouver une
version. Ce n'est pas du niveau de sa Cinquième
(sans égale), mais Paavo Järvi en propose, par exemple, une très
valable avec la Radio de Hesse (Francfort-sur-le-Main) sur la chaîne YouTube
officielle de l'orchestre.
Pour patienter avant les prochaines notules illustrées, un mot sur
les
Moeran (1894-1950) écoutés récemment (merci à Benedictus
d'avoir attiré mon attention
dessus, je n'avais écouté que des œuvres mineures, notamment chorales,
la part symphonique de son œuvre constitue une véritable révélation !).
♦ Chœurs profanes anglais –
The Carice Singers, George Parris (Naxos)
♦ Cantate Phyllida and Corydon –
The Carice Singers, George Parris (Naxos)
Tout
cela est agréable, sans être très marquant. Les Ireland du couplage
sont mieux que Phyllida, sensiblement équivalents aux chœurs profanes :
vraiment bien écrit et beau à écouter, sans marquer un sommet du chant
choral.
♦ Symphonie en sol mineur
– Bournemouth SO, Lloyd-Jones (Naxos)
Vraiment
splendide, une des plus belles symphonies européennes du temps. Le
mélange improbable du souffle épique postromantique d'Atterberg, des
décadents germaniques du type Hausegger ou van Gilse, des couleurs de
la musique française… et des élans du folklore britannique. Une
synthèse incroyablement réussie de l'Europe musicale, combinant
l'ardeur épique, la jubilation simple du folklore et la beauté de la
construction formelle.
♦ Symphonie en sol mineur –
Ulster O, Handley (Chandos)
Gravure
plus ample et lointaine, beau son, mais dont l'articulation formelle
devient plus floue. Je serais passé à côté de ses beautés plus retorses
et de son caractère très direct, en entendant cette version très belle,
mais qui tire davantage Moeran vers Bax que vers Gilse.
♦ Symphonie en sol mineur –
New Philharmonia, Boult (Lyrita)
Plus
sombre, mais aussi plus épais, moins convaincant que les autres
versions : on retrouve bien là le Philharmonia de cette époque, sorte
de caricature du (mauvais) son anglais, qui n'a clairement pas la même
envergure que ses bons contemporains, et encore moins que les
orchestres d'aujourd'hui. Néanmoins une version tout à fait honnête et
recommandable.
♦ Sinfonietta –
Bournemouth SO, Lloyd-Jones (Naxos)
Plus
légère, mais très belle aussi, avec l'exploration de très belles
couleurs qu'on aurait du mal à placer dans un seul pays d'Europe.
♦ Sinfonietta – London
Philharmonic, Boult (Lyrita)
Beaucoup
plus furieux que Handley, et sons crus du LPO d'époque tel que capté
par Lyrita (frappant dans les 2 & 5 de Vaughan Williams…). Miam.
♦ Serenade en sol –
Ulster O, Handley (Chandos)
Très allant et lumineux, un bijou de musique positive.
♦ Nocturne avec voix –
Renaissance Singers, Ulster O, Handley (Chandos)
Belle contemplation assez atypique, où les voix n'accaparent pas
l'attention.
♦ Rhapsody n°1 – Ulster
O, Handley (Chandos)
♦ Rhapsody n°2 – Ulster
O, Handley (Chandos)
De la belle musique bien faite.
♦ Rhapsody (with piano) en fa
dièse mineur – Fingerhut, Ulster O, Handley (Chandos)
Joliet,
mais assez inoffensif : une sorte de
Variations Symphoniques de Franck
mal chopinisées. Un peu façon Rhapsodie de Debussy.
♦ Overture for a Masque –
Ulster O, Handley (Chandos)
♦ Overture for a Masque –
London Philharmonic, Boult (Lyrita)
Très roboratif, un côté bateleur furieusement sympathique. En
particulier chez Boult.
♦ In the Mountain Country
– Ulster O, Handley (Chandos)
Agréable, mais un peu court pour réellement décoller.
♦ Quatuor n°2 en mi bémol –
Maggini SQ (Naxos)
Britannique en diable, avec ses échos de chansons, et très
sympathique.
♦ Quatuor n°1 en la mineur –
Maggini SQ (Naxos)
♦ Trio à cordes – membres
du Maggini SQ (Naxos)
--
Ai réécouté avec prodigalité les bonnes œuvres orchestrales (Symphonie,
Sinfonietta, Sérénade, Nocturne, Masque), mais pas encore
essayé Falletta, je trouve que ses enregistrements avec Buffalo pour
Naxos sont tous assez ternes. Mais je le ferai, vu l'enthousiasme
suscité par la découverte.
L'essentiel de tout cela doit pouvoir s'essayer sur Deezer, YouTube et
autres sites légaux de flux. Vaut la peine si vous êtes versé dans le
symphonisme postromantique ou néo/archaïsant.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Au concert pour l'inauguration de la saison de l'Orchestre de Paris (simplement pour pouvoir entendre On the Waterfront et Lincoln Portrait par Cincinnati, n'y voyez aucune stratégie de prestige ni attrait du tote bag), quelques détails qui m'ont frappé.
D'abord, la Sixième de Mahler me paraît étrangement longue pour un complément de programme de Purcell, mais c'était assez bien vu, plusieurs des chorals de la symphonie (au I et au IV en paticulier) utilisent les harmonies de la Marche Funèbre de pour Mary.
--
J'avoue que la Sixième Symphonie me touche moins que les autres (considérez-moi plutôt comme un Wunderhornkind – j'aime beaucoup les dernières aussi) : la pensée m'y paraît beaucoup plus homophonique, avec de grandes lignes massives (surmontées de quantité de traits virtuoses bien évidemment), beaucoup moins versée dans le contrepoint et le tuilage que dans la plupart de ses autres grandes œuvres.
Par ailleurs, je n'ai jamais trop perçu, émotionnellement, l'opposition entre la Cinquième réputée lumineuse (et qui s'éclaire vaguement dans le rondeau, peut-être triomphal, mais tout de même bien sombre) et la Sixième supposément tragique, qui dispose pourtant d'une tout aussi grande énergie vitale.
[Je m'aperçois au passage que, sans me concerter avec moi-même, je partage mon avis émis dans mon cycle de présentation Mahler d'il y a dix ans.]
Cela dit, j'admire la circulation des thèmes, qui réapparaissent en fragments sous les formes les plus diverses, comme les retours en majeur dans le I, ou le très joli passage fugace à la basse dans le II, et tant d'autres instants diversement saisissables.
Je suppose au demeurant que l'interruption des rares élans et la décoloration harmonique progressive des moments les plus expansifs (avec des harmonies qui changent pour devenir plus tourmentées) sont tout à fait volontaires, et en effet assez réussis.
--
Pour le reste, dans l'écume des jours de la gazette :
Je ne m'étais pas vraiment intéressé au sujet avant
que la nouvelle interprétation de Mario
Venzago (en quatre mouvements
!) ne paraisse ces derniers jours – version avec le Kammerorchester
Basel, chez Sony, sous un titre catchy
« The Finished 'Unfinished' » qui a manifestement produit son petit
effet sur moi.
(Ou, plus vraisemblablement encore, l'association du
radical Mario Venzago, auteur de Bruckner méchamment
cravacheurs, à l'Orchestre de
Chambre de Bâle, que j'ai déjà
beaucoup admiré… dans du baroque !
[[]] Extrait du premier mouvement.
Le manuscrit du début de
l'étrange scherzo inachevé.
1.
L'intrigue
et le mythe
L'Inachevée
de Schubert est à la fois la symphonie la plus célèbre de Schubert
(aussi bien de nom qu'en nombre d'occurrences dans les films,
publicités et autres véhicules de notre culture commune) et l'une de
ses grandes œuvres les moins précisément documentées. En effet, sa première exécution ne se tint qu'en 1865,
et nous ne disposons pas de beaucoup de détails sur la composition, sa
motivation ni son état d'achèvement.
Pour commencer, on lui attribue traditionnellement
le numéro 8, mais les musicologues considèrent que ce serait plutôt la
7 (l'autre étant inachevée aussi, mais sous forme de brouillons plus
épars, si j'ai bien suivi ce que j'ai rapidement survolé au cours de
mes lectures).
Schubert écrit donc ces deux mouvements en 1822, et
lorsque la Société de Musique de Graz lui décerne un diplôme
honorifique, il envoie en remerciement à l'un d'eux, son ami Anselm
Hüttenbrenner, la mise au propre de sa dernière symphonie. De cet
envoi, la source de notre connaissance de cette musique, nous disposons
des deux premiers mouvements intégraux
et des deux premières pages (déjà
orchestrées) du scherzo (ainsi que 112 mesures suivantes, sans
orchestration – retrouvées dans les papiers de Schubert ?).
Ce que nous ignorons, c'est si Schubert a envoyé la
totalité de la symphonie (quelques pages sont arrachées après le début
de scherzo, de quelle main et quand ?), s'il l'a terminée de son côté,
ou si nous rien de plus n'a jamais existé – et la raison de cet
abandon.
Rien qu'en m'intéressant en novice superficiel à
cette question, j'ai vu défiler toute une ribambelle d'explications,
dont les plus rationnelles sont aussi les plus insatisfaisantes :
♣
Schubert découvre sa Franzosenkrankheitou du moins ses effets neurologiques : sous les assauts
invalidants de la maladie et de l'abattement subséquent, il perd (ou
croit perdre) son potentiel
créateur et abandonne sa symphonie.
→ Il lui reste pourtant à écrire tous
ses grands cycles de lieder et toutes ses plus grandes œuvres de
musique de chambre, plusieurs opéras aussi.
♣ Schubert a en réalité envoyé
l'intégralité de la partition, mais elle s'est perdue.
→ Étrange de ne pas trouver trace d'esquisses dans ses papiers, dans ce
cas, ou des tentatives de faire jouer la symphonie plus tôt.
♣ Schubert a abandonné sa symphonie
parce qu'elle comportait deux mouvements ternaires, et que le troisième
avec le scherzo, c'était trop.
→ Parfaitement, cette théorie postule qu'un des plus grands
compositeurs de tous les temps était capable de ne pas se rendre compte
à l'avance qu'il utilisait des mesures à trois temps.
♣
Schubert était insatisfait de sa composition.
→ Dans ce cas, pourquoi l'avoir envoyé en cadeau / démonstration de
force à ceux qui venaient de le couronner ?
♣
Schubert était accaparé par la Wanderer-Fantasie.
→ Là aussi, il a été capable de mener d'autres œuvres (autrement
ambitieuses qu'un scherzo de symphonie et une choucroute pour piano) de
front.
En somme, vraiment rien de
tangible, à part la possible lassitude de sa part, pour des raisons
intimes, de cette œuvre.
À l'autre bout, ce que nous savons, c'est que Hüttenbrenner conserve le
manuscrit jusqu'à sa mort et le transmet au compositeur Johann Herberck
(chef assistant à la Hofkapelle de Vienne), qui, ultimement,
participera à la programmation de la première exécution publique de
l'œuvre.
« Tu vois, ça, mon fils, c'est un chef qui parle à Dieu dans ses
notes de programme. Le panneau, là, il explique qu'il ne faut pas lui
jeter à manger. »
2. Les
premières restitutions
Considérant la popularité de cette symphonie, il
était inévitable que les mélomanes soient curieux d'en entendre les
parties manquantes, et les compositeurs / musicologues susceptibles de
se laisser convaincre d'étendre leur notoriété. Exactement comme ces
écrivains qui proposent des suites aux Misérables ou des événements
alternatifs à Pride and Prejudice,
publier au propre un bout taché d'encre d'une sonate de Czerny
n'apporte pas tout à fait la même visibilité que de récrire une
fantasmatique symphonie de Schubert.
La première tentative (multiple) remonte à 1928. D'un côté Felix Weingartner utilise comme
scherzo de sa propre Sixième
Symphonie celui de Schubert, qu'il a achevé et orchestré.
De l'autre, à l'occasion du centenaire de la mort du
Maître, Columbia Records
avait joint à son prestigieux concours symphonique (où Nielsen,
Schillings, Alfano, Glazounov, Bruneau, Respighi, Ravel, Szymanowski,
Beecham ont remis des prix à Havergal Brian, Irgens-Jensen, Franz
Schmidt et Atterberg !) la possibilité de proposer des achèvements de
la Symphonie en si mineur ou
des mouvements symphoniques dans le style ou l'esprit de Schubert.
Parmi ceux qui tentèrent l'achèvement, cohabitaient des compléments du
scherzo d'après les larges esquisses de Schubert (dont il ne manque
réellement que le trio, la
partie centrale plus calme), ou des recompositions complètes comme
celle de Frank Merrick, le
vainqueur pour l'Angleterre – le monde était divisé en dix zones,
Schmidt remportant l'Autriche avec sa Troisième
Symphonie, Atterberg la Scandinavie avec sa Sixième (juste devant la Passacaglia du tout aussi excellent
Irgens-Jensen), Havergal Brian le second prix anglais pour sa Gothic Symphony.
Depuis, les tentatives, musicologiques (retrouver,
supposer, récrire les mouvements manquants) ou idiosyncrasiques (dans
le style de Schubert ou non…), n'ont pas cessé.
La réalisation de Mario
Venzago
qui vient d'être enregistrée date d'il y a quelques années (son final
avait déjà été gravé par JoAnn Falletta et le Philharmonique de Buffalo
chez Naxos, mais dans un genre épais aussi éloigné que possible des
habitudes interprétatives du chef Venzago), mais il ne fait que
proposer sa propre version d'une
hypothèse déjà soutenue dès les années 1980 par Gerald Abraham
et surtout Brian Newbould
(également auteur d'une reconstruction, dont le scherzo est joué par
Falletta sur le même disque) : le final manquant serait en réalité le
long Entracte en si mineur (tonalité plutôt
rare, la même que celle de la symphonie) utilisé pour sa musique de scène Rosamunde, Fürstin von Zypern,
créée en décembre 1823 au Theater an der Wien.
[[]] Extrait du final proposé par Venzago.
Ratures mystiques dans
l'Ouverture de Rosamunde.
3.
Réutiliser Rosamunde : le
raisonnement de Venzago
Dans les faits, j'y reviendrai, ce choix présente
beaucoup d'avantages pratiques : la
musique est réellement et totalement de Schubert (à quelques
ajouts près de Venzago, par ivresse du dialogue avec le compositeur ou
par désir de toucher des droits…), elle est d'une qualité remarquable, et elle s'intègre parfaitement au schéma harmonique d'ensemble (en
si mineur, comme le premier mouvement, logique).
Mais Venzago justifie son choix par un raisonnement
qui aboutit à (vouloir) démontrer que cet entracte de Rosamunde a toujours été le
quatrième mouvement (bel et bien composé mais perdu, dans cette
hypothèse).
♪ Partant du principe que Schubert a
non seulement envoyé une copie au propre (témoignant d'un travail
achevé), mais n'aurait surtout pu faire l'affront d'offrir un fragment
de symphonie en remerciement, Venzago suppose que l'intégralité des
quatre mouvements a existé.
♪ Il suggère, vu la tonalité et l'instrumentations identiques, que
l'entracte en si mineur pour Rosamunde,
de vastes dimensions et de structure rigoureuse (malgré ses apparences
rhapsodiques qu'il admet lui-même), aurait été le final originel.
♪ Pour expliquer sa disparition du manuscrit détenu par Hüttenbrenner
qui a ensuite été créé comme symphonie inachevée, Venzago imagine alors
un assez complexe dispositif narratif (à la manière du Diderot des Salons…)
et imagine une fiction qui pourrait justifier cette absence : lorsque
Schubert revient de Graz en 1823, il trouve la commande du Theater an
der Wien pour la musique de scène de Rosamunde,
pour la fin de la même année. Se sentant incapable de tenir le délai,
il écrit alors à Hüttenbrenner et lui demande de lui renvoyer le
dernier mouvement de sa symphonie, de façon à pouvoir l'utiliser et
briller (le théâtre de Graz ayant brûlé, toute nouvelle commande était
repoussée).
Venzago l'assume bien comme une
fiction (ses
délires vont jusqu'à écrire la lettre supposée de Schubert et le détail
des actions des protagonistes, dont nous n'avons bien sûr aucune idée),
et sans être du tout spécialiste de la question, n'importe qui peut
relever des incohérences substantielles dans cette théorie :
♫ Dans ce cas, pourquoi avoir
partiellement arraché des pages du
scherzo (elles ont bel et bien été déchirées, mais les premières
restent, et la fin n'a de toute évidence pas été utilisée dans Rosamunde) ?
♫ L'argument de l'affront n'est-il
pas encore plus fort si Schubert reprend son cadeau aussitôt envoyé ?
♫ L'incendie du théâtre de Graz
n'a lieu qu'en décembre 1823, le mois des représentations
et non au moment de la commande ou de la composition de l'œuvre pour
Vienne : Venzago fonde tout son raisonnement sur le désir de Schubert
d'être joué sur les grandes
scènes, or il n'avait aucune raison de croire, avant l'achèvement de la
partition, que sa symphonie ne serait pas jouée à Graz.
♫ Considérant la quantité de musique (dont des opéras entiers !)
écrites en si peu d'années d'activité, j'ai peine à être convaincu par
l'argument du gain de temps.
♫ Si cet entracte en si mineur était bien prévu pour la symphonie,
comment expliquer dans ce cas que Hüttenbrenner
n'ait pas signifié à Herberck, en lui en transmettant le texte
(qu'il allait faire jouer), qu'il fallait le compléter avec cette pièce
déjà existante ?
♫ Et bien sûr,sur le plan
musical, alors que Schubert était
très formel et méticuleux dans ses formes fixes (avec toutes les
reprises qu'il faut, d'où les « divines longueurs »),
il est étonnant qu'il ait osé, dans une symphonie qui débute avec la
même régularité que les autres, un dernier mouvement (très beau mais)
aussi ébouriffé, rhapsodique (en un mot dramatique…).
En somme, rien qu'en lisant les données de Mario Venzago, de nombreuses
fragilités apparaissent, qui rendent tout à fait improbables la
correspondance entre le mouvement de symphonie (très possiblement
jamais composé) et le vaste entracte prévu pour la scène viennoise.
Venzago accepte volontiers de dire qu'il s'agit d'un acte d'imagination
qui permet d'utiliser de la belle musique réellement écrite par
Schubert. En cela, il adopte une véritable vision rigoureuse musicalement
(à défaut de musicologie) dans sa proposition : il ne manque qu'à
écrire un trio au scherzo, et l'on dispose d'une symphonie complète
avec de la musique totalement authentique, et de première qualité.
4. L'Achevée de Venzago à
l'épreuve de l'écoute
Pour le premier
mouvement, l'argumentation de Venzago repose à nouveau sur le
désir de Schubert d'être joué dans des lieux prestigieux, et sur sa
conformation à une forme de norme : pour obtenir un premier mouvement
vif, il applique donc le Moderato initial
à l'ensemble de la mesure,
comme pour la Troisième de
Beethoven. Je m'avoue modérément convaincu sur le plan rhétorique
(pourquoi cette œuvre et pas d'autres ? comment se fait-il qu'on
doive recourir à ce genre de circonvolutions pour déterminer comment
une œuvre d'une période aussi bien documentée doit se jouer ?), sans
parler du risque Cobra…
En revanche le résultat est remarquablement
persuasif : cette longue plainte un peu poussive, qui ne m'a jamais
beaucoup fasciné (mais suis-je alors la bonne personne pour en juger ?)
devient un thème beaucoup plus prégnant et combattif, pour tout dire évident. On y retrouve aussi de
façon très nette le Schubert du Quartettsatz,
avec ses figures virevoltantes autour d'un thème à la directionnalité
très affirmée.
Sans recourir à une nouvelle édition (la partition
est la même pour ce mouvement), Dausgaard (Orchestre de Chambre de
Suède, chez BIS) fait sensiblement la même chose pour ce mouvement –
avec plus de contrastes, moins de détachés, des climax plus réussis,
des parties délicates moins palpitées (sans cet effet de chevalet
aussi, pour les trémolos de cordes)… mais dans la même esthétique, et
cela fonctionne, là encore, remarquablement.
Le deuxième
mouvement est intact. Évidemment, davantage de détaché, moins de
mélodies extatiques et solennité, une façon sans pathos qui va droit au
but avec sobriété et élégance, un grain de cordes plus fin et tranchant
qui diminue aussi les effets redondants des doublures de bois.
Une fois cela posé, ce restera du Schubert
répétitif, avec les mêmes très beaux thèmes en boucle, je ne crois pas
qu'on puisse y faire de miracle : comme pour l'Arpeggione et tant
d'autres bijoux, on est d'abord fasciné par sa puissance évocatrice,
mais leur sortilège s'émousse au fil des réécoutes – car l'écouter une
fois, c'est en réalité entendre les thèmes huit fois… Point de vue
purement personnel (et subi plutôt que théorisé), est-il nécessaire de
le préciser, on pourrait citer mille auditeurs plus éclairés que moi
qui pensent tout autrement.
Je pose simplement le témoigne qu'avec les années,
Schubert, qui a été l'un des compositeurs que j'ai le plus aimés, ne
m'apporte pas de nouveaux émerveillements hors de quelques œuvres plus
complexes que les autres (les derniers quatuors, les lieder…). C'est
dommage et je n'en tire aucune gloire, toutefois je crois qu'on peut
oser l'explication de la primauté mélodique qui, une fois la découverte
passée, n'offre pas nécessairement de nouveaux plans à découvrir.
Heureusement, on joue peu les premières symphonies, et certains des
premiers quatuors sont très beaux, ce qui donne l'occasion de
poursuivre le compagnonnage un peu plus longtemps.
[[]] Extrait du scherzo.
Le scherzo
est clairement la révélation : Schubert l'a lui-même écrit (quasiment
en entier) et partiellement orchestré – ce qui, vu les répétitions et
symétries induites par la forme, rend son achèvement assez simple –, et
pourtant on ne peut qu'être saisi par l'anachronisme incroyable de ce début en octaves pures, comme du
Bruckner. Ce n'est par ailleurs pas du meilleur Schubert, mais ce n'est
qu'un scherzo, évidemment.
Les interventions de Venzago ou des autres
arrangeurs sont minimes : le concernant, il écrit l'accompagnement du
trio (qui subsiste en l'état de mélodie incomplète), ainsi qu'une
reprise en mineur (procédé tout à fait décemment schubertien), et
arrange en 3/4 la transition, qu'il emprunte aux entractes de Rosamunde. On ne peut se retenir de
sourire lorsque, dans sa note d'intention, il s'autocongratule en
estimant que ce patchwork fait du bon Mahler… Pour un interprète qui
puise aux sources du renouveau philologique, disons que Venzago n'a pas
pour premier but la vérité, ni même l'authenticité (qui sont, certes,
des buts assez illusoires concernant des musiques d'un autre
siècle, et perdues de surcroît).
Le dernier
mouvement est, à mon sens, le meilleur de la symphonie. C'est du
vrai Schubert (à un ajout près de Venzago), un des fulgurants
intermèdes de Rosamunde,
long, riche, et assez combattif. De ce point de vue, c'est une réelle
satisfaction : quand on trouve un peu laborieux d'écouter toutes les
reprises identiques d'une œuvre de Schubert, on dispose ici au
contraire d'une pièce très élancée et rhapsodique, taillée pour le
drame. Rhapsodique,
elle l'est justement beaucoup pour un mouvement de symphonie, semblant
plus occupée de maintenir contrastes et tension qu'une réelle cohérence
formelle. Venzago affirme qu'en réalité il s'agit d'une forme sonate
assez rigoureuse, simplement élusive, discrète, glissant entre les
doigts – je passe complètement à côté, mais je dois confesser ne pas
avoir étudié la partition, je fais (hardiment) crédit à Venzago de
moins affabuler sur la musique elle-même que sur les circonstances
qu'il imagine pour les manuscrits perdus ! [Il ajoute simplement un
petit retour du début du premier
mouvement, ce qu'il admet être une coquetterie personnelle (un peu
subtile harmoniquement peut-être…), mais elle n'est pas injustifiable,
procédé rare à cette époque mais utilisé par Schubert, je l'ai vu très
récemment à la fin de Second Trio avec piano – citation de l'adagio
avant la fin.]
Le contraste est donc grand entre la régularité
formelle des trois autres mouvements et le final, qui sonne vraiment
comme une musique-pour-le-théâtre, mais cela reste de la grande
musique, qui conclut avec éclat une œuvre pour laquelle les attentes ne
peuvent être que fort hautes – et, plus personnellement, cette rupture
provoque un certain soulagement, pour une pas dire une véritable
exaltation.
Le Kammerorchester Basel lors
d'une session ouverte au public.
5.
Interpréter hors des traditions
Hors du scherzo, il n'y a donc pas de découverte
radicale pour ceux qui ont l'habitude des œuvres symphoniques de
Schubert (il est vrai néanmoins que Rosamunde
est infiniment moins donnée, même les célèbres entractes, que L'Inachevée…). Ce qui fait la
différence et le prix du disque est aussi son exécution atypique. Clairement, Mario Venzago a un véritable sens
du drame, une sensbilité à la singularité de ce que construit Schubert,
et exalte tous ces éléments de façon immédiatement sensible. Cela aussi
bien dans ses exégèses que dans sa direction musicale – direction est
bien le mot, la musique semble avec lui toujours tendue vers l'après.
Il théorise et réalise les interruptions des thèmes,
par exemple, en diminuant leur dynamique plutôt qu'en l'augmentant,
pour accentuer les contrastes. Dans Bruckner, il avait beaucoup étudié la
question des dynamiques relatives entre les pupitres, la nature de
l'instrumentarium d'origine (6 premiers violons seulement à la création
de la Première Symphonie). Et on sent que cet intérêt pour les
équilibres les plus juste se prolonge complètement dans Schubert.
L'Orchestre de
Chambre de Bâle (KammerorchesterBasel) n'est pas en reste dans
cette réussite. Je l'ai ddécouvert pendant sa grosse période Haendel,
il y a une dizaine d'années (où il excellait parmi les meilleurs
spécialistes, si bien que je croyais que c'était, par essence, un
ensemble baroque), mais dans en réalité, l'ensemble a dès l'origine
travaillé avec des chefs baroqueux (Hogwood, Goodwin, Cummings,
McCreesh, Antonini, D. Stern…) dans un répertoire très étendu
(Malipiero, Casella, Copland, Barber, Honegger, Martinů…). Récemment,
leur cycle Beethoven avec Antonini était très impressionnant parce
qu'il assumait, précisément, la disjonction des pupitres et des
phrasés, comme un orchestre du milieu du XVIIIe – ce qui n'est pas
absurde d'un point de vue logique, une œuvre ne peut pas être crée dans
le style de ses successeurs… Très électrisant et convaincant – sans en
atteindre peut-être les qualités d'équilibre, dans le goût défendu par
Hogwood, Gardiner, Dausgaard, etc.
Ici, dans Schubert, leurs couleurs et la mobilité de
leurs textures, leur engagement aussi, sont tout à fait magnétisants.
(Bien sûr, ce pourra irriter si on aime son Schubert ample et moelleux,
on est parfaitement à rebours de cette tradition-là.)
[[]] Extrait du deuxième mouvement.
J'en profite pour transmettre mon émerveillement
devant la mutation des orchestres de
chambre. Dans les années 60-80, on les a souvent assimilés au
mouvement « baroqueux », revenir au juste style, aux justes
proportions. Dans un premier temps, ce fut peut-être le cas (sans du
tout le même intérêt pour les recherches musicologiques, néanmoins),
mais depuis les années 90, le positionnement des orchestres de chambre
traditionnels (Saint-Martin-in-the-Fields, English Chamber, Orpheus…)
paraît de plus en plus conservateur, voire péniblement empâté tandis
que les grandes formations constituées, sous l'influence de la
redécouverte du répertoire par les ensembles spécialistes,
s'interrogent sur la façon d'aérer le spectre sonore.
On voit ainsi Harnoncourt, Norrington, Minkowski,
Niquet et plus occasionnellement Kuijken, Herreweghe, Gardiner,
Christie, Koopman, Haïm et même Agnew
invités pour diriger (et former) de grands orchestres traditionnels.
Même lorsqu'un chef permanent non spécialiste comme Rattle joue du Bach
ou du Mozart, le souci musicologique affleure ; et cela, sans
mentionner la conversion spectaculaire de certains grands anciens –
Charles Mackerras a produit des Mozart parmi les plus ciselés (avec la
Chambre d'Écosse et en intégralité avec celle de Prague), Bernard
Haitink, pourtant pas un parangon du renouvellement ou de la vivacité a
proposé avec le LSO des derniers Beethoven tout à fait HIP (HistoricallyInformed Performances), Riccardo
Chailly commis des Bach somptueux dont on ne peut (à part peut-être le
diapason, je n'ai pas vérifié) déceler qu'ils sont réalisés avec des
musiciens issus d'un grand orchestre d'école romantique. De Karajan et
Rattle, le Philharmonique
de Berlin, sans devenir du tout un orchestre baroque, a été
complètement transfiguré de ce point de vue… et ses meilleures soirées
baroques ne sont pas dues à Harnoncourt, Christie ou Haïm, mais plutôt
à des chefs romantiques motivés par cette évolution (à commencer par
Rattle bien sûr), forts sans doute de l'apport de ces chefs invités.
Les orchestres de chambre ont résisté, et certains
conservent aujourd'hui encore le grain lisse de cordes très homogènes,
très vibrées,
joli mais uniforme. Néanmoins, de plus en plus au fil des années 2000,
les dernières résistances cèdent, et les nouveaux entrants (le Basel Kammerorchester naît en 1984,
un relativement jeune orchestre, et sa célébrité intervient plutôt dans
les 20 dernières années) se comparent beaucoup plus à des ensembles
musicologiques, voire baroqueux.
Ceux qui étaient, à la façon de l'emblématique
Saint-Martin-in-the-Fields, la garantie des plus jolis timbres du monde
dans un style taille unique
(allégé dans Tchaïkovski, quoique opaque, un peu large dans Mozart),
sont devenus des ensembles d'élite, adaptés à tous les répertoires, de
l'exigence technique des pièces du XXe jusqu'à l'exactitude stylistique
de chaque répertoire ancien. Il suffit d'observer l'évolution du
St-Paul Chamber, ou de l'Ensemble Orchestral de Paris (qui donnait sous
l'ère Nelson, il y a 15 ans, des Mozart assez lisses, alors qu'il joue
aujourd'hui la plupart de son répertoire sans vibrato !).
Et la Chambre de
Bâle a aussi ses différents aspects : son beaucoup plus
romantique dans Britten ou Martin, complètement baroqueux dans Haendel,
dans les enregistrements avec Antonini (incluant Beethoven) ou dans le
présent Schubert, et plus intermédiaire selon les Mozart… le disque de
concertos C.P.E. Bach / Mozart dirigé par Yuki Kasai fait certes
entendre des phrasés détachés et peu de vibrato aux cordes, mais sur un
son d'orchestre assez homogène, plutôt ancienne école d'orchestres de
chambre.
Ces évolutions vers un profil de plus en plus
attentif aux styles, un spectre sonore toujours plus aéré et acéré, je
ne puis que m'en féliciter : les timbres avaient beau être confortables
autrefois, on perdait beaucoup d'informations musicales en jouant ainsi
– mais je comprends totalement qu'on puisse être très nostalgique. Et
je compatis : les résistances se fond de moins en moins nombreuses, et
les non spécialistes s'approprient de plus en plus ces modes de jeu. Un
Mozart lisse et rond comme tout le monde le faisait va devenir de plus
en plus difficile à trouver, même dans les petits orchestres moins
exposés, qui entrent peu à peu dans la ronde HIP.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Comme pour Sibelius ci-devant, simplement quelques impressions dont la
formulation est favorisée par l'écoute privilégiée en concert.
¶ Comme toujours, une orchestration
vraiment physique (j'ai très souvent entendu la 5, déjà entendu
la 1 et la 2, mais jamais la 6 en concert), qui sonne bien au disque
mais qui, comme Wagner ou Mahler, révèle l'étendue de sa pertinence
dans son impact en salle.
Par ailleurs de très beaux alliages
(alto-contrebasses au début, les bois isolés ensuite, ou bien la
reprise du thème lyrique des cordes du I avec doublure de flûtes et
contrechant de hautbois…).
¶ Je reste fasciné par la capacité de Tchaïkovski à inventer de nouveaux instruments :
en faisant jouer la même chose à deux bois dans des tessitures
précises, il crée une couleur inédite dans l'orchestre. Le procédé
n'est pas bien complexe, mais étrangement, je ne l'entends quasiment
que chez lui : témoin les clarinettes caverneuses du début de la
Cinquième Symphonie (clarinette médium/grave + basson, très fréquent
chez lui). Dans le troisième mouvement de la Sixième, c'est une
association plus rare flûte médium + basson aigu, qui sonne comme un
hautbois aux attaques douces, très étonnant et séduisant.
¶ Ici aussi, c'est peu audible, mais alors que le lyrisme paraît si
direct, l'harmonie est d'une densité
incroyable – c'est pareil dans ses autres partitions, le début d'Onéguine est d'un chromatisme
remarquablement retors… même en réduction piano, ce n'est pas commode à
lire ! Ici, cela s'entend tout de même un peu à la fin du premier
mouvement, avec son superbe agrégat
de cordes à la fin de l'explosion très vive, et les appoggiatures typiquement
wagnériennes qui suivent (et se retrouvent en plusieurs
instances dans la symphonies).
Par ailleurs, j'aime beaucoup ses structures simples – mais qui ne
négligent pas les entorses théâtrales à la grande forme.
--
Et au disque ?
Il existe des dizaines (on doit s'approcher des deux centaines) de
témoignages, et considérant à la fois la qualité d'écriture et le fait
que tout orchestre prestigieux l'a multi-enregistré, on croule sous les
belles lectures.
Je me contente donc d'en mettre deux en valeur, très différentes.
¶ Günter Wand avec le DSO Berlin (j'avais déjà loué avec la plus grande
vivacité leur Cinquième, lors du 73e carnet d'écoutes),
d'une intensité et d'une beauté hors du commun, à la fois généreuse et
sombre, exaltée et très intensément timbrée, d'une tension jamais
relâchée. Pessimiste et triomphale, désespérée et radieuse, etc.
¶ Lawrence Golan avec l'Orchestre Philharmonique de Moravie.
La version de loin la plus rapide de toutes… mais elle ne paraît
absolument pas précipitée, au contraire, tout coule de source.
Sobriété, évidence, directionnalité, vraiment à conseiller pour tous
ceux qui seraient rebutés par l'emphase de Tchaïkovski – et pour les
autres, ce n'est pas pour autant un Tchaïkovski-à-rebours (pour ça, il
y a Dausgaard qui le joue sans vibrato ; ce n'est pas mal, mais ce
n'est pas tout à fait ça). Couplé avec des compositions réutilisant le
matériau de Tchaïkovski.
Côté intégrales, c'est
plus difficile : la Première peut se noyer dans un sirop inoffensif, la
lumière légère de la Deuxième se muter en kermesse à cloches, et, le
plus frustrant de tout, la danse de la Troisième se perdre totalement…
Il en reste tout de même quelques-unes qui échappent remarquablement à
ces travers : Masur-Gewandhaus
(les couleurs !), Jansons-Oslo
(la danse !), Maazel-Vienne (le
tranchant), Bernstein-NYP, Poppen-Saarbrücken… Dans celles qui
n'évitent pas ces écueils, Litton, Rostropovitch, Temirkanov ou Karajan
sont tout de même très valables. Parmi l'assez grand nombre d'autres
écoutées, je n'ai pas trouvé beaucoup de satisfactions sans partage sur
l'ensemble des six symphonies, surtout les trois premières qui sont les
plus délicates.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Pas du tout une présentation méthodique, mais en l'écoutant hier en
concert, quelques remarques récurrentes me sont venues de façon plus
claire, et comme je n'avais pas les mains occupées, j'ai eu le temps de
les mettre de côté. Purement la vocation d'un carnet d'écoutes, donc.
¶ L'aspect tchaïkovskien qu'on
remarque souvent dans les deux premières symphonies (voire 3 et 5)
tient largement, je crois, dans l'usage des cors syncopés – autrement dit, à
contretemps et tenus – qui font palpiter le discours de façon très
efficace. Tchaïkovski en met partout.
¶ Pardon pour le truisme, mais en vrai en remarque encore plus l'extraordinaire variété de l'orchestration
: les mêmes motifs, tout en mutant dans le discours musical, vont aussi
faire un tour complet de l'orchestre, des pupitres, des alliages, des
modes de jeu possibles… Et le tout l'air de rien, ça ne ressemble pas
du tout au systématisme des mouvements à variations.
¶ Le mélange de folklorisme, de
lyrisme et de modernité (certaines sections semblent faire de
la sortie de route harmonique de façon assez impressionnante) est
vraiment réussi et troublant – on s'en rend moins compte à l'écoute
seule, mais l'usage de la mesure et
du rythme est également très libre et nouveau.
¶ Pourtant, je trouve tout de même que
les appuis rythmiques qui se dérobent (effectivement, ils sont
tout sauf évidents) et la
discontinuité générale, la transmutation
fine d'un matériau d'origine pas toujours follement mélodique
en font une musique plutôt réservée
aux mélomanes « informés ». Difficile d'adhérer à cette musique
à la première écoute, ou simplement avec une oreille ingénue (qui
s'attache à la mélodie, à la pulsation et aux changements de couleurs
harmoniques plus qu'à la grande forme ou au contrepoint). Certes, le
dernier mouvement se répète façon rondeau et martèle les parentés
thématiques, mais je ne crois pas que ce soit tout à fait suffisant.
Et ça, pose une fois de plus, la question de fond de
la destination. Toute musique doit-elle être accessible à tous ?
À partir de quel degré de niche peut-on la considérer comme dispensable
ou autistique ? Sibelius a son public, mais on sent bien qu'il
réclame ses diplômes (d'auditeur, hein, pas de musicien) avant de se
laisser aimer – ce qui n'est pas le cas de Beethoven et Brahms, et même
dans certains cas de son exact contemporain Nielsen.
Au demeurant, c'est une symphonie extraordinaire que j'aime énormément,
pour toutes les raisons dites, et d'autres plus difficiles à exprimer –
la prégnance des toutes premières minutes !
Au disque ? Il
existe des tombereaux de grandes versions : je distinguerais tout
particulièrement Ashkenazy-Philharmonia, Oramo-Birmingham,
Storgårds-BBCSO, Rattle-Berlin, Saraste-Radio Finlandaise pour ma part,
mais on pourrait continuer d'aligner les noms : Jansons-Oslo,
Karajan-Philharmonia, C.Davis-Dresde, Elder-Hallé, Berglund-Helsinki,
Bernstein-NYP, Sanderling-Konzerthaus ou les hautement atypiques (mais
réussis) Kajanus-LSO, Collins-LSO, Roshdestvensky-URSSRT, Celibidache…
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
La subjectivité a ses sinuosités et ses pièges imprévus. Il n'y a
pas une semaine, je suggérais (fin de notule) aux spectateurs blasés
d'aller (se faire) voir dans les merveilles des
formations discrètes dans les petites salles.
Et aujourd'hui, je m'apprête à
déverser mon fiel sur le plus vieil orchestre d'Europe et mes doutes sur
l'un des chefs les plus célèbres au monde. Quelle ironie.
1. Se convertir à Bruckner.
Je crois que j'ai accédé depuis peu à Bruckner – en tout cas aux
symphonies, j'ai toujours révéré les motets (mais leur filiation
mendelssohnienne ne les rend pas du tout aussi spécifiques). J'avais
déjà tâché de débrouiller les mots que l'on met sur son
orchestration très spécifique, sur les (semi-)préjugés de son
tempérament d'organiste. Mais, pour ce qui est de prendre régulièrement
du plaisir aux 11 symphonies, ce n'est que dans les deux dernières
années que je peux réellement me sentir inclus dans le camp des
brucknériens – et, comme cela est naturel, le mouvement s'accompagne
presque d'une lassitude pour les (fulgurants) tours d'histrions de
Mahler. Doucement, j'ai dit presque. Mais le jeu de balançoire entre
les deux, tout artificiel qu'il puisse paraître, se vérifie.
François BOUCHER, Bruckner et
Mahler sont sur une branche…
Huile sur toile issue de la collection Beurdeley.
C'est qu'à l'inverse de Mahler
qui ne séduit jamais autant que lorsqu'il surprend, et parvient à tenir
pendant des dizaines de minutes une tension ininterrompue, Bruckner
intéresse au contraire (à l'instar de Wagner) d'autant plus quand on
est durablement pénétré de sa logique mélodique, qui permet de mieux
sentir les nécessités d'enchaînement qui paraissent autrement assez
obscurs, voire arbitraires – si l'on peut même parler d'enchaînements
chez quelqu'un qui n'aime rien de plus que de vous laisser frustré en
interrompant son discours au milieu d'un climax pour repartir sans
transition vers tout à fait autre chose… Lorsqu'on peut précéder la
logique qui y préside, le plaisir devient tout autre.
Ses points culminants ne sont
pas vaine puissance et doublures superflues, mais plutôt la résultante,
presque logique, de tous les éléments énoncés patiemment (et, ce qui
est atypique, successivement) : l'agglomération de ce qui a déjà été
dit. Assez wagnérien donc (façon final du Crépuscule), même si l'aspect
de l'orchestration (évidemment !), de l'harmonie et des motifs
eux-mêmes l'est rarement, à quelques quasi-citations près.
2. Se préparer à
l'expérience.
Ayant depuis ce temps accumulé les écoutes, j'étais assez avide
d'entendre une musique aussi physiqueen concert, et pour laquelle je
m'étais beaucoup préparé à coups d'intégrales entiers. D'autant que mes
trois seules expériences (n°2
OPRF Inbal, point de départ d'un intérêt progressivement renouvelé,
n°5 OP P.Järvi, n°9 OPRF Inbal) furent d'éclatantes réussites.
Je ne m'abusais pas complètement, j'avais conscience de qui j'allais entendre, et j'avais
même écouté en partie la nouvelle intégrale Barenboim (en plus des deux
précédentes déjà explorées) – jolie, des détails intéressants, quoique
vraiment lent, épais et surtout assez figé. Toutefois, pas d'alarmes, mes goûts
brucknériens sont assez tolérants, bien sûr tournés vers la sècheresse
d'Andreae ou Venzago, mais aussi vers les grands ensembles de
Jochum-Berlin et même de l'intégrale Karajan, assez peu aimée des
brucknériens ; pour une fois, je n'aime pas forcément plus les lectures
cursives de Neuhold que le classicisme apaisé et les couleurs
mozartiennes de Masur… un peu tout en somme, sauf les lectures
vraiment épaisses, grumeleuses et opaques. Et encore, Celibidache avec
le Philharmonique de Berlin m'enchante dans la Septième, lentissime
mais d'une intensité exceptionnelle – chose qui ne le caractérise pas
vraiment d'ordinaire, plutôt tourné vers son propre système
contemplatif bouddhico-bizarre.
Entre le caractère impérieux des masses sonores, la magie propre du concert – son
attention propre et toutes les autres dirigées vers le même endroit, il
y a là une forme de légitimité collective qui se révèle un puissant
adjuvant pour aimer ce qu'on aurait trouvé indifférent, voire
désagréable, au disque –, la découverte en salle de cet orchestre
quasi-légendaire (vers 1570 !), et tellement avenant au disque, sous
Suitner (entre 1964 et 1990), puis sous Barenboim depuis 1992… je
pouvais être confiant sur ma propension à m'émerveiller.
Par ailleurs, si je n'ai jamais trop vu
la singularité (en tout cas positive) de Barenboim, quelques signes intéressants se sont
manifestés récemment, avec une intégrale Schumann d'une clarté, d'une
nervosité et d'une qualité de coloris qu'on ne lui avait jamais
entendues auparavant. Un Schumann ample, mais certainement pas pâteux –
un peu à la façon des sérénades de Mozart par Colin Davis, rien moins
que baroqueuses, mais révélant mainte moirure qui rendra tout aussi
bien justice aux œuvre. Autant ses Beethoven étaient très réussis mais
assez « standards » dans leur filiation traditionnelle, autant il
semblait essayer quelque chose de neuf dans ses Schumann, pourtant un
répertoire qui aurait dû exalter les limites de sa pâte très homogène
et de ses articulations peu incisives.
3. Continuer à maudire
Barenboim.
Empêché pour le concert de la Cinquième de Bruckner (et manqué le
Barenboim pianiste, que j'ai en revanche toujours grandement prisé), je
fais donc connaissance avec la Staatskapelle Berlin et Daniel Barenboim
hier soir, pour la Septième Symphonie.
Autant je pouvais craindre un manque de lisibilité et de tenue dans les
élans fugués de la Cinquième (ou un excès de monument dans ses grandes
verticales), autant la Septième me paraît taillée sur mesure pour
Barenboim, ne souffrant guère de la lenteur ni de l'ampleur. Au
contraire, sa générosité thématique, avec des lignes plus longues que
dans les œuvres précédentes, permet d'étirer à loisir tempo et pâte
sans perdre de vue l'essentiel – attitude beaucoup plus dommageable aux
deux premières symphonies numérotées, par exemple.
Depuis l'arrière-scène, une
fois de plus l'occasion de mesurer les propriétés de cathédrale de la
Philharmonie de Nouvel… Le retour du son, dans les endroits les plus
proches de la scène (sauf à être dans les premiers rangs et à ne
recevoir quasiment qu'un son direct), subit une réverbération très longue – sans
compter, dans le Mozart, il y avait au bas mot cinq secondes de
rémanence trouble à la fin des mouvements (sept, c'est Saint-Sulpice,
le genre de lieu où il est quasiment impossible physiquement de produire de la
musique audible).
Le concerto pour vents
(hautbois, clarinette, basson, cor) de
Mozart – ou quelqu'un d'autre…
il en a écrit un, mais on n'est pas complètement persuadé que ce soit
celui-là ! – était bien sûr joué à l'ancienne, assez peu vif d'esprit
et d'articulation ; après l'impression fugace d'entendre Böhm avec le
Philharmonique de Berlin, c'est plutôt le sentiment d'épaisseur qui
domine ; même avec un petit orchestre (trois contrebasses tout de même,
pour un concerto mannheimois), le résultat tire résolument vers le pâteux. Là aussi, je n'ai pas de
doctrine forte : je n'ai rien contre un Mozart moelleux et voluptueux,
et je ne cherche pas tout prix le boyau dans ce répertoire… mais aussi
lent, pour une œuvre d'une densité musicale mince (le classicisme est
toujours périlleux en salle, mais quand c'est du mauvais Mozart, c'est
d'autant plus difficile), l'ensemble finit par paraître pauvre et
inutilement long.
Van Dyck, Putto de CSS jouant avec
le gras de Barenboim.
Au demeurant, l'orchestre est
loin d'être laid ; des cordes vraiment allemandes, très rondes et
homogènes, une très belle clarinette solo transparente, presque acide,
et le hautbois solo d'orchestre pendant le concerto (second hautbois,
une dame, je vérifierai plus tard, leur site ne fait pas la part belle
aux musiciens) disposait aussi d'une belle franchise et d'un atypique
et séduisant vibrato. C'est avant tout ce qu'en fait Barenboim – c'est
pareil lorsqu'il dirige la Scala, Berlin et même dans certains cas
Chicago.
Après avoir attendu patiemment la fermeture du robinet de Mozart (en
finissant par penser vaguement à autre chose), arrive l'œuvre attendue
(mais pourquoi prendre une heure de notre vie, entracte inclus, pour faire
semblant de jouer Mozart, alors que personne ne vient pour ça ?), voici
la Septième Symphonie de Bruckner.
Je tiens à m'en excuser tout de
suite, le public était manifestement très content, les commentaires lus
d'autres mélomanes enthousiastes (même ceux qui n'avaient pas aimé la
Cinquième de la semaine dernière), on a confié de grandes maisons à ce
chef vénérable, qui a bien davantage étudié la musique que moi, et je
ne prétends surtout pas avoir raison contre tout le monde. Je ne puis
néanmoins dire que ce que j'ai entendu, à tort (vraisemblablement) ou à
raison.
Première chose qui frappe, l'épaisseur,
du son (où sont passées les parties intermédiaires ?) comme de
l'esprit. L'œuvre se prête bien à la lenteur, mais cela n'inclut pas
nécessairement les trémolos prosaïques – et même, au premier mouvement,
des tutti assez peu
homogènes.
→ À propos de trémolos, assez étonné de voir pendant une assez longue
période des trémolos réalisés dans le sens inverse (et entre le violon
solo et le chef d'attaque derrière lui !), très rare dans les
orchestres de très haut niveau, je me demande pourquoi. Quelle œuvre
éprouvante pour les poignets, cela dit (trémolos à peu près permanents
aux cordes).
Étrangement, le deuxième mouvement
est assez rapide, ce qui n'empêche pas l'absence à peu près totale de
tension : même les grandes marches harmoniques enflent très lentement
et calent. C'est même vérifiable visuellement : Barenboim suggère
beaucoup les effets de masse et de souffle (littéralement), et agit
beaucoup moins sur les progressions. Plutôt qu'une mutation progressive
vers le climax, j'y entendais une vaste flaque, où toutes les ruptures
étaient gommées, dans un climat plus morose que véritablement intense.
Ce n'est pas une question de niveau, il n'y avait
pas à redire sur la réalisation technique (sauf sur le climax très
opaque, saturé de lignes de cordes secondaires au détriment des parties
thématiques aux cuivres), mais plutôt de conception : le grand choral
n'était jamais présenté comme une rupture, mais comme un simple thème
secondaire, et son articulation très legato
lui ôtait son caractère affirmatif, presque verbal. J'ai beau chercher,
je ne vois pas bien l'intérêt du parti pris (sauf à supposer que plus
homogène et plus legato est
forcément meilleur).
Le scherzo siégeait évidemment
sur le versant massif (lourd, plus exactement) et pas du côté de la
danse ou du folklore.
D'une manière globale, je n'ai pas réussi à être intéressé par ce qui
m'a semblé le plus caractéristique de la vision de Barenboim : spectre sonore bouché (cordes
thématiques quasiment seules audibles), refus de la rupture (ce qui rendait
certains passages peu intelligibles, puisque précisément fondés sur la
discontinuité), vision de Bruckner comme un grand aplat immobile. C'est
précisément ce dernier point qui est le plus frustrant, puisqu'on a
vite l'impression d'entendre sans cesse le même climat, sans
altération, au sein d'un langage qui ne brille déjà pas, au naturel,
par sa variété.
Putto de CSS constatant
l'ampleur des lignes intermédiaires inaudibles.
Détail en stuc de l'Oratorio del Santissimo Rosario di San Domenico, à
Palerme.
J'étais très envieux de mon
voisin, totalement conquis (comme à peu près toute la salle,
semble-t-il), qui prenait de grandes inspirations au moment des
articulations-clefs, et qui semblait jubiler complètement, confiant à
sa femme tout ce que j'aurais aimé entendre sur la qualité de
construction des crescendos, des retours thématiques… Ce n'est pas
faute d'avoir essayé d'écouter l'œuvre toute nue, de ne pas prêter
garde à l'interprétation, et de tout simplement profiter du plaisi
d'entendre l'œuvre en vrai (pour la première fois de surcroît !). Ça
fonctionne assez bien d'ordinaire, mais j'étais déjà trop frustré de
m'enfermer alors que le temps invitait à la balade en forêt profonde,
ou trop irréconciliablement éloigné de ce que proposait Barenboim – et
Bruckner (comme Meyerbeer par exemple) est fragile, il peut devenir
pénible s'il est interprété à rebours de sa logique musicale propre.
Alors que Beethoven, y compris massacré autant qu'on voudra, restera
toujours jubilatoire, ses ressorts étant différents.
Croyez bien que je suis fort fâché (et
passablement honteux) de sortir d'un concert aussi prestigieux en
émettant une réprobation si uniforme (à défaut, je l'espère, d'être
trop outrancière), mais elle reflète si bien tout ce qui m'a tenu
éloigné de Bruckner – l'extériorité, l'immobilité, le tapage, l'odeur
de moisi.
Je me suis demandé aussi la raison de cette disposition des seconds violons et altos à droite (donc
instruments tournés loin de la majorité du public) qui ne faisait que
renforcer le déséquilibre au détriment des parties intermédiaires, sans
que la nécessité antiphonique soit très évidente dans Bruckner.
4. Dans/pour le public.
La salle, pleine, semblait très satisfaite. Sans être au point du
délire, l'accueil était très chaleureux, et l'essentiel du parterre, de
l'arrière-scène et quelques portions du second balcon se sont levés
pour acclamer Barenboim (et non l'orchestre, c'était très clair). Je
n'ai pu, en toute honnêteté, faire de même, et ai joué seul les vilains
petits canards blasés. Public d'initiés manifestement : pas de toux, ni
d'applaudissements entre les mouvements… en revanche, dès que le
premier musicien a cessé de pousser ou de souffler, alors que la salle
était encore complètement saturée de résonance, des avalanches
d'applaudissements que j'ai trouvées un rien philistines.
Il est vrai que, même depuis le parterre (où l'on m'a gracieusement
replacé), l'acoustique un peu grumeleuse a sans doute accentué les
problèmes, et l'orchestre n'a sans doute pas eu le temps, comme les
intervenants réguliers, d'en tirer le meilleur parti.
Barenboim maîtrise par cœur les œuvres du soir, ce qui force
l'admiration – mais en même temps, vu l'étendue très relative de son
répertoire, ça relativise, sûr que c'est plus difficile à assurer pour
Antoni Wit, Gerd Albrecht ou Lothar Zagrosek… [Par ailleurs, il en est
quasiment toujours resté aux mêmes éditions des symphonies de Bruckner,
ce qui facilite d'autant la tâche.]
Il prodigue de nombreuses grimaces à
ses musiciens, faisant mine des les gourmander, sans qu'il soit
possible de déterminer s'il leur reproche leur manque d'attention à ses
consignes ou les incite simplement à prendre du plaisir aux belles
choses qu'ils font déjà.
Dernière anecdote, l'impression bizarre
lorsque le chef d'attaque à la droite du second violon solo se
précipite pour lui tendre le verre d'eau au pied du podium ;
évidemment, il n'est pas prudent, à son âge, de faire cambrer le Maître
du haut de son piédestal, mais l'empressement fébrile, aussi bien pour
le tendre que le reposer, a quelque chose d'un culte monarchique un peu
suranné, l'impression d'apercevoir une figure semi-divinisée – et la
réaction du public ne fait que prolonger l'atmosphère. Pourtant,
Barenboim n'est pas une superstar populaire comme d'autres chefs, mais
sa célébrité et sa cote de sympathie chez les mélomanes semble
décidément très élevée.
Pour ma part, je n'ai jamais beaucoup prisé Barenboim, toujours assez épais et
opaque, et contrairement à bien de ses contemporains (Abbado et surtout
Mackerras, au contact des interprétations musicologiques, Muti au sein
de son style propre, mais même Haitink…), n'a jamais semblé évoluer
dans ses conceptions, comme s'il n'avait jamais réinterrogé les
pratiques de ses débuts, ou jamais écouté ce qui se produisait autour
de lui.
Au sein d'un legs rarement indispensable, il
existe cependant de très beaux disques : son Elektra avec Polaski,
certains de ses Wagner (Tannhäuser par exemple, Tristan bien sûr), ses
concertos de Mozart (surtout grâce au pianiste qu'il est, certes), les
symphonies de Beethoven avec la Staatskapelle Berlin, et par-dessus
tout ses Schumann très singuliers ce même orchestre.
Pour la Staatskapelle Berlin,
la sélection serait immense, je renvoie à celle de la notule qui y est consacrée.
5.
Aimer Bruckner.
Après avoir démoli à peu près tous les aspects de ce que propose
Barenboim, je puis difficilement m'esquiver sans proposer quelques
médications (et occasions de se gausser de moi, c'est de bonne guerre).
Dans la Septième Symphonie, pas mal de possibilités :
¶ les tradis, où l'ampleur
générale et la densité du pupitre de cordes sont capitales : Jochum-Berlin, Celibidache-Berlin, Karajan-Berlin, Jochum-Dresde ;
¶ les hédonistes, où les
équilibres timbraux sont particulièrement choisis : Suitner-Staatskapelle Berlin,
Jansons-Concertgebouworkest,
Venzago-Bâle
(inhabituellement modéré), Chailly-DSO Berlin ;
¶ les dramatiques, davantage
tournés vers la construction, parfois avec une certaine noirceur
(Sanderling !) : P.Järvi-Radio
de Francfort (Hesse), Böhm-Radio
Bavaroise, Giulini-Philharmonia,
Sanderling-Stuttgart ;
¶ les classiques, apaisés et
épurés, tel Masur-Gewandhaus
;
¶ les cursifs, plus rapides et
directionnels, au besoin violents, comme Kreizberg-Wiener Symphoniker
(très doux, lui), Furtwängler-Berlin (1942), Andreae-Wiener Symphoniker, Mravinsky-Leningrad ;
¶ et bien sûr les réductions et
transcriptions : l'Adagio
réduit pour piano par Bruckner (par Fumiko Shiraga, strates miraculeuses) ; celle de la symphonie
entière pour dix musiciens,
c'est-à-dire quintette à cordes (deux violons, alto, violoncelle,
contrebasse), clarinette, cor, piano à quatre mains et harmonium,
commandée par Schönberg à Erwin
Stein, Hanns Eisler et Karl Rankl, dont il existe au moins deux
superbes réalisations, le Thomas
Christian Ensemble chez MDG et le Linos Ensemble chez Capriccio.
De quoi se rassasier largement sans recourir à Barenboim (dont les
intégrales ne sont pas vilaines, sans se distinguer particulièrement
non plus).
Pour le cycle complet, le choix
ne manque pas parmi les grandes versions très habitées (Andreae, Jochum, Karajan, Inbal, Chailly, Skrowaczewski, Venzago…) ; pour ma part, je
trouve particulièrement satisfaction dans la nouvelle intégrale d'Inbal sur
le vif à Tokyo (Orchestre Métropolitain, chez Exton), particulièrement
intense, Jochum
à Dresde (surtout pour la première moitié du cycle, et il faut
apprécier les cuivres très
acides et même tout à fait stridents), Masur à
Leipzig (d'une paix incroyable, sans être le moins du monde relâché).
6. Le
point acoustique
Pour terminer, je remarque une difficile réacclimatation à l'acoustique
de la Philharmonie : il est assez désagréable de ne pas entendre le son
directement, voire de l'entendre brouillé par une réverbération très
généreuse, et même de très bonnes places, très proches de l'orchestre.
Seuls endroits d'où l'on entend (très) bien, là où l'on est le plus
loin, parce que le son, quoique réverbéré, ne nous parvient qu'en une
fois, et non avec l'écho de toute la longueur de la salle. Les qualités
sonores de cette salle asymétrique peuvent d'ailleurs drastiquement
varier d'un côté à l'autre, et même à quelques sièges de distance dans
le même bloc. Il faut un certain temps pour isoler les bons endroits,
et les places les plus chères ne sont pas extraordinaires à vrai dire.
Le concept des nuages était
super mignon (et les espaces sont particulièrement beaux, comme
derrière le parterre, dommage de ne pas les aménager !), mais
forcément, pour de la musique qui réclame l'audition de parties
intermédiaires et une certaine précision, c'était clairement une fausse bonne idée.
Espérant que vous ne lui tiendrez pas trop rigueur de ces bougonneries
qu'elle a tenté de circonstancier,
la joyeuse cohorte des korrigans & putti de céans vous donnent
rendez-vous bientôt pour des aventures plus agréablement exemplaires et
édifiantes.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Écrit ceci pour les voisins, mais je me dis que ce peut être une
archive utile vers laquelle renvoyer, lorsque je me plaindrai de la
programmation germnique tradi de Harding, ou de la baisse de niveau,
comme se doit de faire tout vieux mélomane.
J'ai été frappé par la diversité de la
manière de Järvi, vraiment
différente d'une œuvre à l'autre : la tension jamais relâchée dans la
Cinquième de Tchaïkovski ou dans les 5,6,7
de Sibelius, la
discontinuité assumée dans la Cinquième de Bruckner… ce soir, c'était
encore différent, avec la même science des tuilages et des transitions
(pour un chef aussi rigoureux, la battue reste très mobile dans les
ponts, beaucoup de changements de tempo très adroits pour joindre deux
sections), sans chercher à bâtir une arche continue, se laissant le
loisir de visiter les épisodes secondaires sans toujours regarder vers
l'apothéose finale.
C'était absolument parfait effectivement, et même dans les mouvements
centraux moins substantiels, le temps passait comme rien – alors que
j'avais trouvé ça assez long avec Cleveland et Welser-Möst, parce que
tous les phrasés retombaient au lieu de s'enchaîner aux suivants (à
rebours de la logique de ce qui est écrit, donc).
On mesure l'effet du travail de Järvi lorsqu'on entend le bis préparé
par Aïche : tout à coup, indépendamment des approximations, le spectre
sonore se bouche et s'effondre (alors que tous leurs Sibelius avec
Järvi sont aérés, incisifs, verts !). Espérons que Harding continue à
les faire travailler !
En tout cas, un mandat formidable, aussi bien pour la programmation
originale (Rott, Nielsen, Ives, Tubin, Pärt, Amérique Latine…) que pour les interprétations de
référence entendues à chaque
fois sous la baguette de Järvi (jamais entendu de meilleurs Bruckner,
de meilleurs Tchaïkovski, de meilleurs Mahler, de meilleurs Sibelius…).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Réécoute récente de la
première version (1915) de la Cinquième Symphonie de Sibelius après une longue
période à parcourir très régulièrement le reste du corpus.
Vous pouvez l'écouter en flux (il s'agit des quatre premières pistes du
troisième disque).
On joue donc partout cette symphonie dans sa version définitive de 1919, amendée
après la création ; le matériau thématique est le même, mais son
traitement a considérablement varié – pas au point des deux Cinquième
de Langgaard (totalement deux œuvres distinctes, les
convergences sont même difficiles à déceler), mais d'une économie tout
de même très différente.
Je suis d'abord frappé par la lisibilité de la version de 1915 : là où
les « ponts » de la version définitive sont assez
complexes (en particulier dans le premier mouvement, mais aussi dans
les mutations du dernier), ici tout coule de source. À partir de la
même matière de motifs, l'effet produit change considérablement :
l'ordre et l'importance
des thèmes, leur instrumentation, la gestion des plans, et surtout les
transitions, tout cela
a transmuté ; plus qu'un autre version, c'est une autre symphonie.
Comme je viens de vous entendre poser la question tout bas à vous-même
et que c'est tout frais dans mon oreille
(lu la partition et vu en concert la version de 1919 assez récemment,
viens de réécouter les deux versions), je fais un point sur ce
que j'ai entendu. Bien sûr, c'est de la généralité, davantage pour
informer
ceux qui ne l'ont pas écoutée (ou qui n'en sont que peu familiers) que
pour livrer une étude instructive – tout ce que je vais dire saute
assez bien aux oreilles, vous pouvez simplement cliquer sur le lien
d'écoute et vous dispenser de me lire (pour cette fois).
Partition du début de la Cinquième
Symphonie de Sibelius, dans sa version définitive (1919).
¶ Au I, parfois élusif dans la
version définitive, l'organisation
thématique paraît limpide, presque une forme sonate, avec ses deux
thèmes identifiables et leurs répliques, assez nettement organisés. Je
suis très séduit par l'inversion du thème A et du choral d'entrée : au
lieu d'une entrée simple et majestueuse, trompeuse sur les entrelacs
retors qui suivent, on ouvre sur ce thème ascendant, malingre aux bois,
qui
s'épanouit un peu plus tard dans le choral (un peu comme pour l'appel
de
cors dans le dernier mouvement). D'une manière, générale, j'y trouve
les équilibres plus séduisants, quelque chose de plus mordant, et de
formellement beaucoup plus lisible, au lieu des longs ponts bizarres de
la version définitive.
¶ Le II, qui disparaît en
1919, est réalité joué attacca au I, et son caractère
faussement cursif pourrait faire croire à un mouvement-pont, comme pour
le III de la Sixième. Pourtant, il laisse entendre très nettement la
transformation thématique, de façon beaucoup explicite : le thème
folklorique du I y bruisse joyeusement avec des figures en trémolo qui
annoncent le développement du dernier mouvement. Le fil logique y est
tissé de façon beaucoup moins dissimulé, ce qui est agréable dans une
symphonie aussi subtile – a fortiori quand
on hérite d'un mouvement léger et radieux comme celui-ci, véritable
pause d'allégresse douce, comme dans le II de la Deuxième de Mahler, et
ce malgré son tempo rapide. Sa fin dévisse en revanche vers des
chromatismes très riches et surprenants, et particulièrement
chatoyants.
¶ Le III est le même Andante
mosso (Sibelus y adjoint quasi
allegretto en 1919), mais au lieu d'une forme variation assez
régulière, et qui tire vers l'évocation folklorique, la version
originale reste, à l'inverse des autres mouvements, totalement dans
l'allusion : les bois sont très
audibles mais peu thématiques, et le thème de la variation est en
réalité assez caché, discrètement énoncé par les cordes, en sous-main,
et en l'évoquant, le contournant. Beaucoup moins mélodique et facile,
beaucoup plus intéressant que la version finale.
De surcroît, placé ainsi au milieu de trois autres mouvements qui
exploitent les mêmes motifs, ce mouvement apparaît davantage comme le
seul moment d'alternance et de respiration, cerné de thèmes tous
identiques (alors qu'ici, on se trouve davantage dans une logique de
parenté).
¶ Le IV est le point faible de
la version de 1915 : bâti sur une série d'ostinati
qui prennent l'exact même matériau que la version définitive, le
discours manque toute la progression
majestueuse. Le grand palpitement de cors, par exemple, ressemble à une
marche harmonique au cœur de la pièce, contribuant à son évolution,
alors qu'elle marque une forme de couronnement à chaque apparition dans
la version de 1919.
Je tends à aimer davantage la version de 1915, donc, malgré le
dernier mouvement moins abouti. Quelque chose de moins étale, de plus
brut – sonne plus radical alors
même qu'est moins complexe : c'est aussi un effet d'orchestration, plus
acide, moins
fondue, alors que la forme est considérablement plus simple (sauf à la
fin du II et dans
le mouvement lent).
Recueil Vänskä-Lahti des Symphonies.
Elle n'a été gravée, semble-t-il, que dans l'intégrale Vänskä / Lahti
– c'est en tout cas le fruit de mes recherches et le verdict de
quelques discophiles, mais je vous en prie, faites-moi la divine
surprise de me démentir, même pour une version sous le manteau ; Rumon Gamba
vient par exemple de la donner, et même si son geste assez global,
lyrique et lisse ne me tente pas trop ici, je serais curieux de varier
les plaisirs. L'intégrale de Vänskä, très applaudie par la critique
française à sa sortie, comme « authentique » (sans que je perçoive
nettement les fondements de cette appréciation, je dois dire), a
l'avantage de sa contemplation poétique, mais ne brille ni par son
nerf, ni par ses couleurs, ce qui favorise évidemment le désir d'aller
essayer des lectures alternatives.
La partition doit être une édition critique sous droits, ce qui
la rend moins aisément disponible, et en tout cas chère – ce n'est de
toute façon qu'une maigre consolation lorsqu'il s'agit de répertoire
symphonique.
Considérant la quantité considérable d'intégrales Sibelius qui ont
fleuri ces vingt dernières années, je m'explique mal pourquoi une
Huitième (Neuvième…) Symphonie n'aurait pas sa place dans
les coffrets.
Quand on se rend compte qu'il existe désormais des versions vidéos des
éditions alternatives des symphonies de Bruckner (où la question de
l'édition n'a tout de même pas le même impact fondamental, l'œuvre
restant sensiblement la même), et jusqu'à des vidéos de la Symphonie en
mi de Rott, une intégrale des lieder de Loewe ou des symphonies de van
Gilse… tout espoir est permis à terme raisonnable pour un petit
supplément discographique.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine symphonique a suscité :
Comme son compatriote Aarre
Merikanto auteur d'un Juha
pour la scène, comme son autre compatriote Sibelius
à la recherche d'équilibres
symphoniques singuliers (avec notamment la part thématique
prépondérante des bois, les réminiscences folkloriques, les motifs
tournoyants).
Pour m'en tenir aux symphonies dans ces brefs carnets d'écoute, il
existe au moins quatre intégrales (assorties d'une généreuse portion,
voire de l'intégralité de la musique orchestrale) :
¶ une intégrale par trois chefs (chez Finlandia)
– Leif Segerstam
avec la Radio Finlandaise (n°1)
– Paavo Rautio avec le
Philharmonique de Tampere (n°2)
– Juka-Pekka Saraste avec la
Radio Finlandaise (n°3)
¶ Petri Sakari avec le
Symphonique d'Islande (chez Chandos)
¶ Arvo Volmer avec le
Symphonique d'Oulu, ville natale du compositeur (chez Alba)
¶ John Storgårds avec le
Philharmonique d'Helsinki (chez Ondine)
Je ne suis plus sûr de celles avec lesquelles j'ai commencé ma
découverte, mais j'écoute en ce moment, fort des succès foudroyants de
ses Sibelius et Nielsen (en particulier Sibelius, parmi les trois ou quatre meilleures
intégrales enregistrées), l'intégrale Storgårds,
toujours remarquable par sa directionnalité immédiate et sa limpidité
absolue des plans – secondé par une prise de son encore plus
superlative que ses Chandos : tout aussi détaillée et généreuse, mais
de surcroît particulièrement directe.
[Je testerai les autres (que des gens
que j'aime beaucoup) et en toucherai un mot, mais je doute que la
largeur d'épaules de Segerstam, les moyens plus courts chez les
participants d'Alba ni surtout la prise de son du Chandos de cette
période puissent atteindre ce degré de satisfaction, même si toutes ces
intégrales font terriblement envie sur le papier.]
Les œuvres elles-mêmes ont
tout pour ravir les amateurs de Sibelius : grands plans évocateurs,
circulation de motifs évolutifs à travers tous les pupitres
(prédominance des bois, les cordes créant le plus souvent des trames ou
des réponses, sans que rien soit prévisible ou systématisé au
demeurant), harmonie raffinée, atmosphère légèrement tendue et pourtant
d'une grande paix lumineuse. Quand on en a assez de parcourir l'un, on
peut sans dommage courir fréquenter l'autre !
En réécoutant ce soir cette symphonie, comme régulièrement — elle figure en bonne place dans notre proposition de hit-parade —, l'envie d'en toucher une poignée de mots.
Plus encore que pour Bax ou Alfvén, il est difficile d'imaginer un meilleur résumé d'un postromantisme souriant, reprenant à la fois les élans du dernier XIXe siècle (avec ces cordes qui s'épanchent comme dans du Richard Strauss), le formalisme du premier vingtième (formes d'école, dont les variations, les scherzos répétitifs…), les contrepoints et zébrures plus troubles des décadents (on est entre 1911 et 1913, en plein dans la période). Le tout se présente sous un jour avenant et très lumineux, qui cache ce que ses masses doivent à Bruckner, ce que ses contrechants vénéneux doivent aux pionniers de l'âme qui exploitent dans le même temps à l'opéra les thématiques du désir et de l'inconscient. Malgré sa construction savante, l'œuvre paraît simple, joliment mélodique, presque pastorale – mais jamais contemplative, au contraire toujours babillarde malgré les tempi modérés.
Une synthèse de la fin du romantisme qui commence déjà à muter… mais une synthèse qui a laissé de côté les tourments de l'âme romantique, sans en perdre la tension.
Vraiment une œuvre que j'aime beaucoup. Les autres symphonies sont aussi à écouter ; la Première un peu moins que les autres (d'un postromantisme plus traditionnel), mais la Troisième et la Quatrième sont aussi des bijoux, dans une veine beaucoup plus sombre — la Quatrième a même la beauté désespérée d'un monde qu'on regarderait tranquillement, mais sans joie, une fois l'Apocalypse passé.
Schmidt est régulièrement décrit comme un romantique réactionnaire, façon Pfitzner (qui l'était indubitablement, témoin son essai Le danger futuriste, mais il faudrait là aussi nuancer légèrement, au moins musicalement)… en réalité son œuvre, qui comprend certes cette composante, est beaucoup plus diverse que cela. Et cette Deuxième Symphonie, avec ses aspects à la fois primesautiers et sophistiqués (quelque part entre Hamerik et Schreker), tranche assez avec l'image de compositeur sévère qui se complaît dans de vieilles formes un peu poussiéreuses et austères.
L'intégrale de Vassily Sinaisky avec l'Orchestre Symphonique de Malmö (Naxos) offre à la fois la clarté (prise de son incluse, superbe), la directionnalité, l'intensité et la pure beauté qu'on peut attendre ici. Difficile non seulement de faire, mais de rêver mieux. En symphonies isolées, Mehta fait tout de même une très belle Quatrième avec le Philharmonique de Vienne — les soli sont, forcément, très en valeur et d'une pureté saisissante.
La curiosité a été la plus forte : Psyché de Franck en salle, en entier, et avec un visuel !
Salon et folklore
Je redoutais Dances at a Gathering de Jerome Robbins, mais les extraits m'avaient finalement mis en appétit. Contrairement à ce que je m'étais figuré, il ne s'agit pas du tout de réunions fortuites (un beau sujet que la danse de carrefour), mais d'une félibrée bien organisée.
L'absence de propos narratif facilite finalement les choses (rien ne peut paraître lent, puisqu'il ne se passe rien), et le caractère ouvertement folklorique rend la virtuosité (extrême) plus sympathique. S'il y avait des moments bravoure remarquablement réalisés par Audric Bézard (en violet), assuré et gracieux, et ses partenaires principales Amandine Albisson (en rose) et Laura Hecquet (en mauve, mais en fait exactement de la même couleur), l'esprit du ballet est particulièrement bien résumé par le personnage tonique et espiègle en jaune, remarquablement incarné par les gestes toujours souriants d'Héloïse Bourdon (chouette rôle, vraiment – dans le genre de Lise ou Lyceion).
Le folklorisme « à entrées » se laisse donc très bien regarder, mieux que les interminables numéros décoratifs d'un supposé ballet d'action, et flatte sans doute mes penchants les plus rustiques. Mais, surtout, musicalement, c'est une fête inattendue pour mon premier récital de piano depuis mon installation dans la région – non pas qu'il n'y en ait pas de bons, et avec des programmes invraisemblables, mais il faut bien faire des choix.
Le piano à queue, totalement ouvert, sonne très bien dans Garnier, alors même que les bras de Ryoko Hisayama ne sont pas très vigoureux — les nuances fortes restent toujours très mesurées. Et, surtout, l'absence d'orchestration (Dieu soit loué !) et le mélange sous forme de suite est du meilleur effet : mazurkas, valses, études, et pas forcément les plus célèbres, alternent de façon beaucoup moins monotone que les grands blocs thématiques qu'on entend au concert.
Par ailleurs, je suis assez persuadé que l'absence de cérémonial du concert, le public ne s'intéressant absolument pas à ce qui se passait dans la fosse, détendait quelque part l'atmosphère, et rendait la musique plus palpable. De fait, les appuis étaient un peu carrés, le rubato pas très original, le jeu maîtrisé mais pas fulgurant non plus... très bien, mais on se serait vraiment demandé pourquoi programmer une bonne pianiste en concert lorsqu'on en a tant de superlatifs (et je me demande d'ailleurs quel est le statut de Hisayama : soliste modeste, très bonne accompagnatrice, excellente répétitrice ?). Pourtant, j'ai pris du plaisir comme rarement en entendant un récital de piano... parce que je réentendais ces œuvres pour la première fois depuis dix ans (dernière fois que je les ai jouées, me semble-t-il), mais aussi parce que la musique était là, toute nue, et mise en relation avec des danses (faussement) sommaires. Chopin renvoyé au statut de compositeur de salon, d'ambiance, de support de danse, au moyen de pièces, assez secondaires dans son legs historique, mais très séduisantes.
Je crois, vraiment, que l'attitude d'un public change totalement la façon dont on peut percevoir ce type de moment : si tout le monde avait attendu de juger la pianiste, j'aurais sans doute été moins détendu et aurais pris sensiblement moins de plaisir à cette baignade dans une heure de petit Chopin.
Le public a globalement été respectueux de la musique, attentif à ne pas faire trop de bruit alors qu'un instrument seul jouait... sauf pour le dernier accord : le rideau de scène se baisse lentement sur un accord arpégé de septième de dominante... tout pékin ayant entendu dans sa vie la moindre chansonnette ressent qu'il reste l'accord de résolution. Eh bien non, un oligocéphale démarre le mouvement, et la moitié de la salle emboîte le pas : inutile de dire que même la pianiste n'a pas entendu les dernières notes. Mesdames et Messieurs les mélomanes, Carnets sur sol vous a présenté : le public de ballet.
En revanche, comme chez les glottophiles (mais sans leur hargne négative, avec un côté bon enfant qui est assez sympathique), grande générosité avec les interprètes : Christophe Duquenne (en bleu), qui faisait ses adieux, a eu droit à de généreux rappels.
Psyché de César Franck
À peu près jamais donnée, et très rarement enregistrée dans sa version intégrale d'une cinquantaine de minutes avec chœur (sans basses), le poème symphonique se découpe en sections closes, mais se fonde comme sa Symphonie sur un motif cyclique sans cesse travaillé... assez proche d'ailleurs de la Symphonie. Franck essaie clairement de faire du Tristan (le tournoiement inspiré de « So stürben wir, um ungetrennt » à la fin du grand duo du II), sans en atteindre l'épaisseur, mais la gestion de l'amplification-réduction est remarquable.
L'une de ses plus belles œuvres en tout cas. Mais elle est homogène, et peu prégnante mélodiquement, aussi la présence d'un visuel est-elle fort bienvenue.
Visuellement, la chorégraphie d'Alexeï Ratmansky a le mérite de coller au plus près à la musique, et de ménager, sur une cadence très vive, beaucoup d'événements, parfois simultanés : aucune longueur. L'histoire elle-même est très ramassée, et ses articulations dramatiques à peine survolées : la cause de la haine de Vénus, l'enlèvement de Psyché, les conseils des sœurs, la découverte de l'identité de Cupidon se passent réellement en quelques secondes. Et les tourments de Psyché se limitent à peu près à un solo (pas très spectaculaire ni long).
Ce sont donc plutôt les réjouissances dans le Palais de l'Amour qui sont privilégiées, avec le grand pas de deux sur le grand crescendo de la partition de Franck. Et la scène se conclut sur des baisers d'adieux joliment inspirés (sans servilité) de Canova.
Je me demande à quelle source — l'argument proposé par Franck est lâche, de sorte qu'il peut émaner, fin heureuse exceptée, de n'importe quelle version — a puisé Ratmansky, parce qu'il semble insister sur une dimension humoristique assez étrangère, par principe, à Franck. Les décors volontairement exagérés et naïfs, les bêtes sauvages grotesques, et jusqu'au maintien benêt d'Éros (oui, dans la distribution, c'est Éros et Vénus, ne me demandez pas pourquoi)... j'ai tendance à me figurer qu'il y a du La Fontaine là-dessous, réexploité visuellement dans une veine plus burlesque que subtilement badine. Mais cela tend à expliquer la kitschouillerie volontaire du ballet, pas forcément adéquate, mais de bonne volonté et finalement assez sympathique.
Je voyais pour la première fois Evan McKie sur scène (hors captations), juste à temps avant son départ d'Europe, et je dois convenir qu'il est impressionnant de facilité et de naturel : il y a quelque chose qui, dans l'espression, passe immédiatement la rampe, comme sans médiation. Néanmoins, les gaucheries et caprices de son personnage, dans la peau d'un (très) grand gaillard comme lui, produisaient une impression un peu anguleuse : clairement, ce n'était pas le ballet pour flatter ses capacités athlétiques et expressives.
Chœur Accentus remarquablement lumineux et intelligible, comme à l'accoutumée, et l'Orchestre de l'Opéra, en effectif réduit, mais d'un lyrisme particulièrement généreux sous la baguette de Felix Krieger. Une belle fête musicale, sur des visuels très agréables (et même particulièrement virtuoses chez Robbins), de quoi flatter tous les publics.
Ceux qui n'y étaient pas peuvent les retrouver sur CultureBox.
La parution de cet album chez Actes Sud a fait quelque bruit : à présent le phénomène des instruments anciens, qu'on croyait nécessairement voir s'arrêter à l'orée du XXe siècle, vu les évolutions relativement réduites de la facture instrumentale – et l'existence d'enregistrements par les artistes créateurs, ce qui rend toute velléité de reconstruction sans objet – touche la génération Debussy.
Le phénomène n'est pas tout à fait une nouveauté : Gardiner a déjà joué Stravinski avec l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique, La Mer a été gravée à la fois par Immerseel et Roth avec leurs orchestres sur instruments anciens, l'Opéra-Comique a programmé Pelléas par l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique et par l'Orchestre des Champs-Élysées... Mais le mouvement semble s'accélérer d'autant plus que des chefs emblématiques de l'exploration du répertoire baroque, comme Gardiner, Minkowski et Niquet, semblent mettre leur énergie au service d'un XIXe siècle de plus en plus tardif. Bon nombre de résurrections se font désormais par le truchement d'Hervé Niquet et François-Xavier Roth, devenus partenaires privilégiés du Palazzetto Bru Zane.
Dukas
Les extraits (ci-dessous) donnaient une image très attirante de l'Apprenti Sorcier (1897), mais au disque, je suis frappé par l'excès de chatoyance : l'orchestration étant déjà extrêmement colorée, la disparité des timbres masque la dimension harmonie au profit du pittoresque des couleurs. C'est intéressant, mais confirme plutôt le gain des interprétations avec fondu d'orchestre. En revanche, pour l'Ouverture de Polyeucte (1891), la légère astringence des timbres procure un relief très particulier – et, Roth étant un grand chef, on est bien sûr intéressé par la conduite du discours.
On était en droit d'espérer une découverte marquante, mais on s'habitue à l'esthétique imposée par le Prix de Rome : cette cantate (Velléda, 1888 – Second Prix, derrière Camille Erlanger) ressemble à celles de Saint-Saëns, G. Charpentier, Debussy, Caplet et tant d'autres. Toujours la même structure : petit décor dramatique, duo d'amour, événements catastrophiques qui l'interrompent. Et largement la même musique. Dans cette période, celles d'Ollone et de Ravel se dégagent par leur personnalité plus saillante ; Dukas, lui, interroge la tradition de façon beaucoup plus feutrée.
De belles couleurs harmoniques, une orchestration traditionnelle mais bien fonctionnelle... on est loin des explosions de couleurs de la maturité, mais cela s'écoute sans déplaisir. Pour compléter le tableau, la distribution est de grande valeur : Chantal Santon (avec un chant et un français beaucoup plus fermes que ne le laissent entendre les extraits ci-dessus), Julien Dran (à la limite de sa largeur, mais qui chante fort bien), Jean-Manuel Candenot (jamais phonogénique, mais doté d'un charisme dans le registre grave particulièrement prégnant, en vrai).
En somme, quoique plaisantes, les impressions s'effacent vite.
Debussy
Le disque Debussy, paru un peu auparavant, était autrement marquant.
D'abord pour une Mer (1905) remarquablement vive et détaillée, parmi les plus intéressantes et originales gravées jusqu'ici. (Pour ma part, sinon, je vais du côté d'Elder-Hallé, Cantelli-Philharmonia, Bernstein-New York, pour des qualités très différentes ; versions auxquelles il faudra joindre désormais celle de Roth.)
Les instruments anciens sont utilisés de façon à éclaircir le spectre : chaque partie est audible individuellement – et contrairement à l'Apprenti Sorcier, ce n'est pas au détriment d'une pâte plus générale et cohérente.
Mais le gros point fort du disque réside dans la Première Suite pour Orchestre (1883), qu'on croyait perdue et qui est gravée pour la première fois. Il s'agit réellement de sa première œuvre pour orchestre (Le Triomphe de Bacchus de 1882, n'a été orchestré qu'en 1928, et pas par lui), en dehors sans doute de travaux d'étudiants qui n'apparaissent pas dans les catalogues.
Et déjà, quelle maîtrise ! Certains ont pu s'écrier, tout à la stupeur de lui découvrir un prédécesseur inattendu, qu'il devait beaucoup à Fanelli (qu'il n'a pas forcément entendu, au demeurant)... mais ce coup d'essai le place déjà très en avance, harmoniquement et orchestralement. On voit aussi que le chemin emprunté n'est pas celui d'un impressionnisme un peu naïf harmoniquement, comme Fanelli, mais plutôt d'une complexification progressive d'un langage qui serait plus proche de Massenet, au départ.
Les chatoiements orchestraux et la densité harmonique sont remarquables dans l'absolu, indépendamment de son âge (21 ans !). Et la personnalité des mouvements particulièrement forte, avec des atmosphères extraordinairement variées : on débute avec les échos de « Fête », par le balancement qui clôt Daphnis (30 ans plus tard) ; on passe, dans le « Ballet », par l'orientalisme à la mode chez Bizet, Massenet ou Rabaud, mais à son plus haut degré de concentration musicale, vraiment pas un alibi par la couleur locale ; on découvre déjà, dans le « Rêve », les vibrations régulières et fantastiques des Nocturnes pour orchestre, leurs balancements harmoniques improbables et leurs moirures orchestrales inédites (l'orchestration de ce mouvement étant manquante, Philippe Manoury a peut-être un peu trop anticipé le « vrai » Debussy qu'il a étudié).
Le final « Cortège et Bacchanale », plus académique (mais encore inventif et personnel), passe aussi par des épisodes de toute beauté, même s'il ne réalise pas l'apothéose que Debussy aurait sans doute écrite avec quelques années de plus.
C'est, en ce qui me concerne, l'une des plus belles œuvres de Debussy, tous genres confondus, et l'une des plus intensément séduisantes. Et d'autant plus précieuse qu'en plus de documenter la jointure entre le romantisme tardif et l'impressionnisme, elle fait entendre une nouvelle pièce pour orchestre. Or, il en existe finalement très peu de la main de Debussy : la plupart, très bien orchestrées au demeurant, et par de grands noms (Büsser, Caplet, Roger-Ducasse, Koechlin – je n'aime pas vraiment Ansermet en revanche). En dehors de Pelléas, de la Mer et des premiers Nocturnes, on dispose surtout d'œuvres dont l'orchestration est davantage tournée vers le XIXe siècle, ou l'intérêt moindre (je ne suis pas fanatique des Images).
Bref, un véritable événement.
Bonus
Par ailleurs, vu qu'un tel bijou, appartenant à l'un des compositeurs les plus haut placés au panthéon, a pu dormir impunément, je suis devenu curieux sur les pièces orchestrales manquantes, que je me figurais mineures : qu'en est-il de Zuleima (de jeunesse également : ode symphonique de 1885, d'après Alcansor de Heine), de La Saulaie (avec baryton, sur un poème de Rossetti traduit par Louÿs – 1901) et particulièrement des Trois scènes au crépuscule (1893) ? Avec un titre pareil et ces talents de coloriste qu'on peut désormais faire remonter à sa plus tendre jeunesse professionnelle, voilà qui fait rêver...
Exactement comme pour sa Damnation de Faust – probablement le disque où le chef met en évidence la logique profonde de chaque détail d'articulation et d'orchestration, où tout devient miraculeusement évident et insolent, là où l'on n'entend d'ordinaire qu'une belle globalité –, Markevitch exalte chaque élément de la partition, on entend la plume crisser sur le papier, on sent croître en nous la force de l'intuition géniale qui a guidé le compositeur en remplissant chaque portée.
Ça a l'air de mots, dit comme ça, mais beaucoup d'auditeurs de ces disques conviennent que ça s'entend.
Les spectaculaires deux derniers mouvements ne sont pas les plus réussis de la discographie pléthorique, en revanche les trois premiers, plus délicats (et surtout la Scène aux champs, tellement étirée et répétitive, rarement aimée des mélomanes), sont portés au plus haut niveau d'intelligence. Il faut entendre le parcours hallucinatoire de la Valse, au fil des effets de l'opium : la mélodie est d'abord jouée legato, égale, floue, en dehors du temps (loin des démarches inégales et éméchées, très intéressantes d'ailleurs, que certains chefs ont essayé), avant qu'émerge de la brume une sorte de frénésie qui se met à « battre la mayonnaise » avec emportement, faisant résonner l'armature des trois temps jusqu'à l'absurde. Les tempes bourdonnent.
Difficile de respecter plus exactement le programme tout en faisant de la meilleure musique.
Pour ceux qui ne l'ont pas sous la main :
Mahler – Symphonie n°8 – Gürzenich, Stenz
Cette Huitième offre à Stenz l'occasion de faire valoir ses meilleures qualités de structure et d'énergie : aucun affaissement de tension, tout fait sens sans effort, dans une belle poussée logique.
Entre les abîmes de Conlon et les faîtes de Stenz, le Gürzenich s'est complètement transfiguré en l'espace d'un lustre.
Et puis le plaisir de retrouver Orla Boylan chez les sopranos.
Mahler – Symphonie n°2 – Gürzenich, Stenz
Au sein de cette intégrale extraordinaire (parue chez Oehms), la Deuxième n'est pas le meilleur maillon : ses articulations sont tellement « carrées » et évidentes qu'elles en deviennent prévisibles. Néanmoins une très belle réalisation à tout point de vue. Très bel Urlicht qui ne priviligie pas la platisque (Michaela Schuster est surtout une superbe diseuse à la voix mûre), crescendo de percutions comme infini, et une tenue d'ensemble, un respect scrupuleux des changements de tempo indiqués sur la partition...
Mahler – Des Knaben Wunderhorn – Oelze, Volle, Güzenich, Stenz
Alors que vient de paraître Dimitri sous l'égide du Palazzetto Bru Zane, un mot sur la symphonie de Victorin de Joncières, jouée dès avril 2011 et qui doit être publiée ultérieurement. Et quelques indications sur les prochains projets lyriques de la Fondation Bru Zane.
1. La « Symphonie Romantique » (1873)
Joncières est avant tout un critique musical (sous le nom de Jennius dans le journal La Liberté, pendant tout le dernier quart du XIXe siècle), wagnérien et franckiste, musicien amateur mais sérieusement formé. Ses œuvres scéniques (de l'opérette au grand opéra), quoique discutées, ont été plutôt bien accueillies en son temps.
Aujourd'hui, comme contemporain (1839-1903) de Bizet, Brahms et Tchaïkovski, il n'appartient pas à la phalange des compositeurs majeurs, mais Bru Zane l'a sélectionné, parmi tant d'autres choix possibles (dont beaucoup m'auraient paru plus judicieux) ; concernant la Symphonie Romantique, toutefois, cela s'explique assez bien : c'est un objet assez étrange, différent de ce qui s'écrivait à l'époque, très loin de tout style national.
Les deux derniers mouvements (scherzo et final) de la Symphonie romantique de Victorin de Joncières. Hervé Niquet et le Brussels Philharmonic en avril 2011 à la Scuola Drande di San Rocco.
Il faudra peut-être le réenregistrer pour le disque, parce que l'orchestre, capable pourtant de très belles choses dans un répertoire ultérieur plus exigeant techniquement, était en petite forme ce jour-là : bois très ternes, cordes pas très juste (manque d'habitude du non-vibrato ?). Le son et l'articulation évoquent davantage les formations de cacheton qu'une grande phalange européenne... avec une seconde session, le résultat pourrait avoir une tout autre allure. (Je retirerai la bande à ce moment-là... mais faute d'alternative, il est déjà merveilleux de pouvoir l'entendre !)
On y remarque le goût de Joncières pour les alliages, avec beaucoup de soli, d'essais de couleur (pas forcément fulgurants, mais la partition regorge de tentatives assez originales), de courts motifs très individualisés. L'œuvre ne constitue pas un monument incommensurable, mais les deux derniers mouvements sont intéressants, avec un scherzo d'atmosphère fantastique qui évoque Weber (danses du Freischütz), Czerny (Première Symphonie) et Mendelssohn (Songe d'une Nuit d'Été), qui culmine dans un climax orageux assez paroxystique, qui a peu d'équivalents. Le final est étonnant également, entièrement fondé sur un choral de vents accompagné par des descendes de cordes en trémolo, clairement inspiré de la procession de Tannhäuser (et, dans une moindre mesure, du final du Vaisseau Fantôme) ; musicalement, la substance du mouvement est simple, mais l'affirmation de sa simplicité diatonique et ses moyens d'orchestration amples le rendent très persuasifs.
À entendre, au moins une fois.
2. Les opéras
Outre quelques opérettes, l'ambition de ses titres sérieux ne laisse pas d'impressionner : musique de scène pour Hamlet, opéras sur Sardanapale, La Reine Berthe, Les Derniers Jours de Pompéi, Dimitri, son plus grand succès qui offre une autre vision de l'histoire de Boris Godounov et Grichka Otrepiev, et même un Lancelot du Lac, personnage finalement rare à l'opéra, toujours dans l'ombre d'Arthur. Un Lancelot composé par un critique wagnérien, créé (1900 !) exactement entre Fervaal de Vincent d'Indy (1897) et l'Arthus de Chausson (1903), même si les librettistes sont plus conventionnels (Louis Gallet et Édouard Blau, auteurs respectivement de Thaïs et Werther de Massenet), voilà qui intrigue.
Le 8 avril, on jouera à la Cité de la Musique des extraits du Dernier Jour de Pompéi. Couplage avec quelques-uns d'Herculanum de Félicien David, qui vient d'être joué à Versailles, où je ne l'ai pas entendu – mais la lecture de la partition ne m'avait vraiment pas ébloui, pas plus que l'écoute de la parution récente de Lalla-Roukh (Ryan Brown / Opera Lafayette) ni que ses œuvres plus célèbres de musique symphonique ou de chambre (même sans considérer qu'il s'agit de musique des années 1860, on ne peut pas dire que le manque d'audace soit compensé par une veine mélodique hors du commun).
Joncières est plus intrigant, mais à la lecture de la partition, les carrures rythmiques répétées à l'infini (et pas exactement sophistiquées, du type croche-croche-croche-croche) m'inquiètent un peu. Harmoniquement, la partition semble plus savoureuse que Dimitri qui ne m'a pas paru très aventureux. Mais je n'ai pas fini de lire l'un et l'autre, donc je réserve mon jugement après une lecture complète... et a fortiori après une écoute en action de ces musiques. Cela ressemble à du grand opéra pas très exaltant, mais parfaitement honnête, tout à fait de quoi se satisfaire lorsqu'on aime déjà le genre.
Dimitri, plus varié, semble aussi moins raffiné dans les couleurs. Mais j'en parlerai lorsque je l'aurai essayé au disque, dans les prochains jours.
3. Prospective et souhaits
Ce qui m'intéresserait le plus sort un peu des attributions romantiques de Bru Zane : pour en rester à ce que j'ai lu ou joué, Frédégonde de Saint-Saëns, La Dame de Monsoreau de Salvayre, les Bruneau inédits, Le Retour de Max d'Ollone, Hernani de Hirchmann, des Février, Ivan Le Terrible de Gunsbourg, L'Aigle de Nouguès...
Cependant il reste tout de même les premiers Reyer, Le Tribut de Zamora de Gounod (partition riche et trépidante, vraiment le bon côté de son auteur, et qui n'existe que sous le manteau avec accompagnement piano), Françoise de Rimini de Thomas (jouée à Metz il y a peu, mais qui mérite un enregistrement), Jeanne d'Arc de Mermet, Patrie ! de Paladilhe, et pas mal d'autres choses auxquelles je rêve... ou encore mieux, celles que je ne soupçonne même pas !
Je suppose que cela dépend aussi de compromis passés avec Hervé Niquet, qui est quasiment le seul collaborateur lyrique de leur entreprise.
À la lecture des partitions, ça ne me paraissait (de loin) pas le plus urgent, donc, mais je ne vais certainement pas cracher sur une véritable découverte en première mondiale.
Le choix, alors qu'il y a tant de choses moins courues à présenter, peut paraître étrange. Mais après avoir écouté en un temps resserré la première intégrale du tandem (1972-1974), je trouve l'objet passionnant. On peut aimer son Beethoven exact ou fantaisiste, épais ou aigrelet, majestueux ou cinglant, motorique ou poétique – faute de pouvoir reconstituer l'époque et le son, faute de pouvoir seulement se conformer aux indications du compositeur, on est obligé de choisi, et le goût personnel de chacun n'est pas un critère plus mauvais qu'un autre (a fortiori lorsqu'il s'agit d'une excuse pour fréquenter les plus grands musiciens).
Ça s'écoute par ici :
Quand on se plonge dans cette version, on est forcément frappé par la difficulté, précisément, de déterminer si ses caractéristiques tiennent de l'objectivité froide ou de la plus forte idiosyncrasie.
De même que pour le belcanto, ce n'est pas tous les jours qu'on voit le ballet classique associé avec la musique. Le désintérêt du public traditionnel et des chorégraphes est d'ailleurs particulièrement remarquable : applaudissements pendant la musique lors des grands solos dans les œuvres célèbres, applaudissements pour les décors, musique bidouillée, ignorée ou pis, constituée d'arrangements hétéroclites de qualité exécrable, généralement sans portée dramatique ou psychologique. Il suffit de lire les ouvrages, sites ou revues consacrés à la danse : on nomme le compositeur, éventuellement assorti d'un adjectif, et tout le reste dévolu à la chorégraphie, et particulièrement aux interprètes. Un peu comme pour les voix lorsqu'on monte Anna Bolena de Donizetti.
Pour le diptyque américano-suédois donné en ce moment au Palais Garnier, il en va autrement pour la musique, mais la tradition demeure : jusque dans le magazine de l'Opéra, En scène, quatre pages solidement documentées sur les chorégraphes. À peu près rien sur les compositeurs (à part que Morton Gould est américain...).
Comme souvent, et malgré la distribution luxueuse (Aurélie Dupont et Nicolas Le Riche dans Fröken Julie), je ne suis pas vraiment touché par ces chorégraphies très formelles, avec leurs numéros attendus comme dans l'opéra seria, leurs mouvements pauvrement en relation avec l'argument ; par-dessus tout, la danse n'atteint pas le degré de précision expressive des mots, même en comparaison d'un livret médiocre. C'est finalement dans le registre comique que je la trouve la plus puissante ; ou alors en lien avec une intrigue dramatique développée, au théâtre par exemple.
Ces œuvres sont pourtant présentées comme des tentatives, au milieu de XXe siècle, de faire évoluer le modèle ; c'est possiblement vrai pour les pays nordiques et l'Amérique, beaucoup moins évident si l'on considère ce qui se créait à Paris depuis quelques décennies... Même si la pantomime prend largement le pas sur le caractère ornemental des ballets romantiques traditionnels, River Fall Legend et Fröken Julie demeurent issus du même patron, et en conservent les invariants essentiels.
C'est donc essentiellement l'attrait de la musique qui m'a conduit à l'Opéra pour ces ballets de Cullberg et de Mille.
2. Ture Rangström et le postromantisme suédois
Ture Rangström (1884-1947) n'est à peu près jamais joué en France, mais était considéré comme un compositeur de premier plan en Suède, et correctement documenté par le disque : intégrale des symphonies (merci CPO), Symphonie n°4 chez Caprice, des mélodies avec Birgitta Svendén et Håkan Hagegård chez Musica Sveciæ, les lieder avec orchestre Häxorna chez Phono Suecia, de la musique de chambre chez CPO... et des extraits de Fröken Julie (plus quelques pièces pour piano) chez Swedish Society Discofil.
On le voit, c'est avant tour une célébrité locale, même si la distribution facilitée des disques, aujourd'hui (et par-dessus tout le travail de CPO), rend son legs assez accessible.
Adoubé par Sibelius tôt dans sa carrière, il appartient clairement à une veine postromantique assez traditionnelle. Ses spécificités s'entendent surtout dans la musique de chambre, où il parvient à transmettre les mêmes atmosphères nordiques évocatrices que d'autres à l'orchestre, alors que ce genre est d'ordinaire plus formel et abstrait.
Ce n'était en revanche pas un très grand orchestrateur, et ses œuvres symphoniques montrent un musicien traditionnel, voire germanisé (on entend facilement, dans son corpus orchestral, qu'il s'est perfectionné auprès de Pfitzner).
Moins novateur qu'Alfvén, moins original qu'Atterberg, moins séduisant que Stenhammar, il mérite tout de même l'écoute (beaucoup plus intéressant que Peterson-Berger, par exemple).
Pour écouter le meilleur de Rangström, outre la musique de chambre, il faut se tourner vers son intense cycle de lieder orchestraux Häxorna (« Les Sorcières »), ou bien vers son ballet Fröken Julie – dont seule une douzaine de minutes a été publiée au disque, très prometteuse, libérée du formalisme et élégamment volubile, riche en atmosphère et en couleurs.
Nicolas Le Riche en Jean.
3. Le mystère Grossman
Premier mystère : le programme de salle (ainsi que d'autres sources) créditent Hans Grossman pour les « arrangements musicaux » et l'« orchestration ». La chose est très fréquente au ballet, lorsqu'on adapte un compositeur célèbre – les œuvres pour piano de Rangström seraient-elles à ce point des hits qu'on les orchestre pour faire venir le public, comme du Chopin ou du Tchaïkovski ?
Cela ne se peut de toute façon, puisque la commande avait été passée à Rangström au faîte de sa gloire par Cullberg, il ne s'agit absolument pas d'un emprunt, mais bien d'une composition originale.
Se pose alors la question : Rangström, même si ce n'était pas son point fort, était totalement compétent pour orchestrer sa partition, vraisemblablement plus que n'importe quel arrangeur postérieur.
Je n'ai pas réussi à trouver le fin mot de l'histoire : l'orchestration est la même entre les extraits gravés au disque par Stig Westerberg et les versions scéniques dont le disque est manifestement tiré ; et Grossman reste crédité dans les deux cas. Existe-t-il une partition originale ? Rangström a-t-il été adapté (trop audacieux ?) ou aidé (pas le temps, pas intéressé, fatigué, etc.) ? Je ne parviens pas à trouver d'éléments précis sur la genèse de la composition ou sur les interventions postérieures... puisque, comme précisé plus haut, toute la littérature spécialisée ne parle que du ballet.
Il y a peut-être une biographie de Rangström en suédois, mais ça fait un gros investissement en temps pour une petite notule.
Quoi qu'il en soit, le résultat ressemble assez à l'orchestre de Rangström, très correctement fait, à défaut d'être particulièrement personnel, audacieux ou chatoyant. Un joli effet de carillon notamment (célesta doublé de pizzicati).
Extrait du grand pas de deux sur la musique de Rangström – pas le meilleur moment musical, au demeurant.
4. Fröken Julie de Ture Rangström (1950)
Cette Mademoiselle Julie de Rangström accole à un postromantisme évident quelques touches de folklorisme nordique. Les effets n'en sont pas particulièrement profonds : un lyrisme agréable parcouru d'esquisses de danse populaire, un beau carillon pour célesta et pizzicati, beaucoup de jolies marches harmoniques – c'est-à-dire un motif répété en remontant la gamme, comme les marches d'un escalier.
En plus d'un point, la partition évoque les harmonies et les élans lyrique de Bernard Herrmann (particulièrement celui de Vertigo et Marnie), et jusqu'à ces sortes de claxons de bois qu'on entend en 1958 dans la filature de San Francisco. Des cordes qui chantent des thèmes très mélodiques mais un peu insaisissables, d'une mélancolie presque dépourvue d'espoir.
L'ensemble n'est pas dépourvu de charme, mais en salle, on est aussi frappé par la répétition des mêmes thèmes et formules, si bien que l'émerveillement laisse un peu trop la place à l'habitude. La douzaine de minutes d'extraits sur le disque Westerberg fait en définitive meilleure impression que l'intégralité, belle, mais qui ne se renouvelle pas beaucoup.
5. Fröken Julie, une chorégraphie de Birgit Cullberg
Pour les besoins de la scène, l'intrigue de Strindberg, une longue suite de va-et-vient ondoyants et d'incertitude psychologique, devait être simplifiée, à bon droit – la pantomime ne pouvant rendre leurs nuances. Aussi, les séquences sont beaucoup plus nettement délimitées, et les hésitations des personnages se lisent surtout dans le grands pas de deux de la cuisine, où Julie émoustille, badine et repousse tour à tour Jean.
La réduction très économe de l'intrigue fonctionne assez bien, même si la scène de champs, absolument absente de la pièce (en huis clos, avec peu de personnages et aucun accès extérieur), sortie tout droit du ballet de la première moitié du XIXe, est assez étrange. De même, la fin est simplifiée et romantisée : Julie conduit le bras de Jean pour lui percer le cœur (par un étrange poignard anachronique), au lieu de la sortie calme et énigmatique qui laisse présager un suicide. La sonnette finale est d'ailleurs tout à fait inintelligible sans avoir lu la pièce.
D'une manière générale, le personnage de Jean est présenté de façon beaucoup plus sympathique et innocent, plutôt le jouet de Julie, sans son pouvoir dominateur et son investissement distant – d'un charisme plutôt terrifiant dans la pièce. De même, la silhouette implacable du père, présent seulement par ses bottes chez Strindberg, s'incarne dans un personnage de caractère plutôt amusant.
Tous ces choix contrastent avec certaines poses particulièrement provocantes chez Julie.
On peut trouver la schématisation de l'intrigue déplaisante, mais elle était nécessaire, et dans la perspective choisie d'une relecture romantique, elle conserve quelques points forts :
des personnages très fortement caractérisés visuellement : prétendant, valet et maîtresse évoluent dans des grammaires chorégraphiques distinctes ;
le ballet des Illustres, sur un principe simple (dans le rêve de Julie, les ancêtres sortent des tableaux et entament une sorte de Sabbat), a beaucoup de charme et d'allure. Totalement étranger à l'atmosphère réaliste et désespérée de l'original, mais réussi en soi, dans un environnement qui n'a de toute façon plus beaucoup de points commun en dehors d'une vague trame.
6. Fall River Legend de Morton Gould (1948)
À l'inverse, la bonne surprise émane du ballet de Morton Gould (également un grand chef) – lui aussi plutôt bien servi au disque, et bénéficiant de plusieurs version intégrales de Fall River Legend. Une musique américaine en diable, mais au sens des meilleurs représentants de la tendance (Ives, Copland, Virgil Thomson, Randall Thompson, Diamond...) : rien de facile ou de kitsch, malgré une grande profusion de couleurs vives.
La partition en elle-même est très variée, alternant les fanfares, les thèmes folkloriques, les petites danses (et même une valse !) avec des moments plus acérés – même si globalement, malgré l'histoire (le fait divers d'une jeune fille qui assassine sa famille à la hache), la musique demeure de la musique de danse, très peu dramatique. Les numéros s'y succèdent avec urgence, mais sans jamais s'articuler explicitement avec ce qui se déroule sur scène.
Le fait le plus étonnant est que le résultat paraît consonant à cause des carrures dansantes et des mélodies très réelles et accessibles... tandis que le spectre harmonique est d'une grande richesse. Des bluettes folkloriques sur un accompagnement saturé, cela existe, mais Gould parvient à combiner les plaisirs des deux sans qu'ils semblent se contredire : le primesautier et le savant s'entrelacent avec une rare finesse.
7. Fall River Legend, une chorégraphie d'Agnes de Mille (1948)
On emploie aujourd'hui le terme « colonial », généralement assorti d'un petit suffixe méprisant et superfétatoire, à tort et à travers pour qualifier (et discréditer) tout ce qui peut être vu comme une rémanence de l'ancien monde (le monde d'avant les trentenaires), et qui est relatif au Sud ou à l'Orient. Cette obsession assez réductrice pourrait elle-même être qualifiée de colonialisante, je suppose. Néanmoins, il ne faut pas croire que le mot soit dénué d'applications.
Musique innocente
Au milieu d'un assez grand nombre de versions (Ermler & Bolshoï, Leaper & Radio Slovaque, Godwin & Palm Court...) chez de très respectables labels (Via Classic – label lié au Bolshoï –, Naxos, Chandos...), c'est la vieille version de référence de John Lanchbery avec le Philharmonia, chez le vénérable spécialiste EMI, qui fait toujours autorité, capable d'assumer le kitsch sans outrance, distance ni désinvolture, et avec une tenue instrumentale correcte – même si, personnellement, je n'ai vraiment pas l'impression d'entendre le même orchestre que dans les grands enregistrements symphoniques.
Vous aurez bien sûr retrouvé avec émotion In a Persian Market (« Sur un marché persan »), l'œuvre majeure (de pair avec le Jardin d'un monastère) de l'inaltérable Albert William KETÈLBEY (1875-1959), prince de l'orientalisme de pacotille et du kitsch occidental. De 1915 (date de l'explosion de sa popularité, avec la publication à grande échelle d'In a Monastery Garden et d'Ascherberg Tangled Tunes, moins passé à la postérité) à la Seconde guerre mondiale, il jouit d'une remarquable popularité grâce à ses poèmes symphoniques à programme, très simples (même les mélodies ne sont pas très puissantes), marquées par une orchestration pittoresque.
Ketèlbey a eu un parcours remarquable : très précoce (remarqué à onze ans par Elgar, pour sa Sonate pour violon et piano), concertiste à l'orgue et au piano, c'est finalement son talent pour les orchestrations chatoyantes qui décident de sa carrière. C'est cette qualité qui fut déterminante, et non une connaissance particulière des pays décrits – je ne suis même pas certain qu'il ait jamais quitté l'Angleterre. On raconte (manifestement sans sources sérieuses, mais la rumeur est significative) qu'il aurait été le premier compositeur millionnaire au Royaume-Uni – il a en tout cas fini sa vie dans l'opulence de son cabinet de travail, sur l'île de Wight.
Edwin Lord Weeks, américain de la génération précédente (1849-1903), est à bon droit perçu comme le pendant pictural de Ketèlbey. Ici, Restaurant en plein air à Lahore.
Malgré sa relative disgrâce dans les 70 dernières années, Ketèlbey continue de border discrètement notre quotidien assoupi : musiques de publicités, nombreuses adaptations en chanson (dont, bien sûr, My lady héroïne de Gainsbourg, qui emprunté précisément au Marché Persan)... et toujours plus de disques, là où des compositeurs autrement exaltants se contenteraient pourtant de bien moins.
Malgré son caractère rudimentaire (et son manque de relief, pour la plupart des sortes de sous-rhapsodies), sa musique a remarquablement anticipé l'évolution des usages de la musique instrumentale, comme support à des programmes : il y a chez Ketèlbey une grande prémonition de ce que deviendra la musique de film à l'avènement du parlant. Il ne s'agit plus de bâtir des fresques continues, ni de seconder précisément tel ou tel fait, mais plutôt d'induire une ambiance par un foisonnement sonore sous-jacent, pendant que les personnages parlent. La qualité musicale n'importe pas vraiment : ce qu'il faut, c'est de la couleur locale et de la puissance d'évocation. En cela, Keltèlbey le paysagiste victorien est un musicien d'avenir – même s'il annonce davantage l'économie de Zimmer que celle de Takemitsu.
Et pourquoi cet accent étrange ? Son père graphiait « Ketelbey », mais on avait manifestement l'habitude d'absorder une des syllabes de ce beau nom, ce qui a dû suffisamment irriter notre flegmatique candyman pour en altérer l'écriture sans équivoque.
Bref : Ketèlbey c'est moche, Ketèlbey c'est amusant, Ketèlbey c'est important.
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Musique coupable
Il est temps de recoller à notre sujet. Vous avez remarqué le petit chœur au début de l'extrait ? En voici les paroles :
Bien que n'ayant jamais jamais été particulièrement ébloui par la grande Messe en ut mineur ou les Vêpres solennelles pour un confesseur, je découvre (ou du moins je n'avais jamais remarqué) avec enchantement la Missa Solemnis, également en ut mineur, K.139. C'est donc une œuvre de jeunesse, à une époque de la vie de Mozart où les pièces de haute volée ne sont pas encore très fréquentes.
Et pourtant, quelle animation remarquable ! On retrouve les mêmes qualités d'orchestration que dans les symphonies, avec les entrées des vents par touches, toujours au bon endroit pour renforcer un effet, et puis une certaine liberté rythmique pour l'époque. Pour un résultat qui peut se comparer à l'ardeur de la 25e Symphonie (en beaucoup plus optimiste) – car bien que présentée comme ut mineur, l'essentiel de la messe est en franc majeur.
Version recommandée :
Nikolaus Harnoncourt, Concentus Musicus Wien, Arnold Schönberg Chor (Teldec).
Solistes : Barbara Bonney, Jadwiga Rappé, Josef Protschka, Håkan Hagegård.
Malgré des zones de flou dans le spectre, version qui échappe à la mollesse vaguement monumentale de beaucoup d'autres versions (même avec des gens informés comme Creed).
Le mot est un équivalent chic (snob ?) de « rythme », inventé au XIXe – première occurrence dans Musikalische Dynamik und Agogik de Hugo Riemann, en 1884. Il permet néanmoins d'introduire une nuance (qui existait, mais qui se formulait par périphrases), puisque l'agogique désigne plus exactement la réalisation du rythme écrit, avec toutes ses modifications plus ou moins imperceptibles : irrégularités, déformations, césures...
L'agogique n'est pas tout à fait l'équivalent du rubato, qui est davantage lié à des genres spécifiques (en particulier pour le style belcantiste, à commencer par le piano de Chopin qui lui doit beaucoup), et qui cherche généralement à exalter la mélodie dans une logique cadentielle : le rubato laisse le soliste prendre son temps, il ne désigne que la dimension temporelle des phrasés, et non tous les paramètres de lié / détaché, ni l'accompagnement.
L'agogique est le domaine réservé de l'interprète, qui fait (de pair avec l'étagement des nuances) toute la différence entre un fichier MIDI et une exécution humaine. C'est bien cet aspect qui suscite (sinon autorise) la fascination et l'adulation pour les grands interprètes, parce qu'ils actualisent la partition, lui font prendre vie sous une forme qui reste unique.
Les moins vains d'entre nous pourront remplacer le mot par articulation, qui a le double avantage d'être intelligible par tous et de dire plus ou moins la même chose sans recourir à un néologisme issu du postromantisme teuton (comme si ces gens savaient faire de la musique !).
Jusqu'à récemment, donc, je n'étais pas très friand de ce mot, joli mais un peu inutile, coquet ornement des sachants.
Jusqu'à ce que sa nuance la plus exacte m'apparaisse en une glorieuse épiphanie. Que je me fais un devoir de partager avec vous.
2. La preuve par l'exemple
Le rythme du dernier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler peut paraître suspendu, mouvant, instable. C'est lié à des changements de tempi usuels (et tout à fait explicites sur la partition) chez Mahler, et éventuellement, selon les chefs, à des accélérations, ralentissements... mais en y regardant de près, c'est surtout l'articulation des phrases et la déformation de la mesure qui sont en cause.
On est donc dans le domaine du rubato (littéralement « [temps] dérobé ») le plus littéral : les temps faibles vont être en certains endroits allongés, et certaines mesures vont donc devenir plus longues que d'autres, sans que le tempo en soit affecté. Des bouts de temps sont ajoutés, tout simplement. Mais pas du rubato belcantiste pour mettre en valeur une ligne mélodique ; il s'agit plutôt d'accentuer l'effet d'un élément de phrasé.
Pour vous en rendre compte, le plus simple est sans doute d'essayer de battre la mesure. Si vous n'êtes pas familier de l'exercice : comme le tempo est très lent (et que le geste perd alors en précision), vous pouvez faire un battement par croche, donc huit battements par mesure. Les temps forts sont sur la première et la troisième noire. Pour ne pas se perdre, le plus simple est de battre comme suit (à la croche, vous ferez donc deux fois ces gestes dans une mesure) :
Et vous pourrez le constater par vous-même :
Effet particulièrement audible dans la version de Seiji Ozawa avec l'Orchestre Symphonique de Boston (par ailleurs l'une des plus belles à mon sens, et que j'écoute le plus avec Rögner, Salonen et Litton). Ici, le commencement du premier mouvement, mais le principe se reproduit jusqu'à la fin.
Dans les endroits encadrés, en plus des ralentissements et accélérations (voir en particulier les trois premières mesures, très fluctuantes) le chef suspend légèrement le temps (jusqu'à quasiment la durée d'une croche dans le cas encadré en rouge).
Dans les cas en mauve, ce n'est même pas une respiration, mais réellement un allongement de la durée écrite, qui donne plus de poids au temps fort qui suit et renforce le sentiment d'attente – tout ce mouvement est fondé sur une progression de tensions en tuilages, jamais complètement résolues jusqu'à la fin, vingt minutes après.
Cela ne se produit donc pas systématiquement lorsque le compositeur a indiqué une rupture de phrasé : on trouve aussi bien des indications de legato que de détaché dans ces cas. Il s'agit vraiment d'une technique de direction pour mettre en valeur la progression doucement tendue du tempo lent et l'harmonie jamais résolue.
De retour du concert de l'Orchestre de l'Opéra de Paris, avec au programme la Deuxième de Mahler.
Ce devait être un grand moment quasiment garanti, et ce le fut : un orchestre de cette trempe, avec son directeur musical, et dans une acoustique favorable. La grande salle de Bastille est idéale pour le symphonique, pas de sècheresse, pas de réverbération, pas d'impression d'éloignement... le son est direct, spatialisé, proportionné. Or, dans Mahler, la dimension acoustique est capitale, vu l'impact physique de la musique. Une salle floue ou saturée peut réellement diminuer son impact.
La direction de Philippe Jordan exaltait, chose assez rare, les nuances délicates de sa partition (sans amoindrir la dimension formidable de la musique) ; des phrasés soignés et éloquents (et riches en portamenti viennois), des équilibres très réussis. Le son d'orchestre n'est pas forcément impressionnant en soi, mais la solidité de l'ensemble force le respect, et seconde, plutôt que l'hédonisme du moment, une belle architecture sur la durée – alors qu'il ne s'agit pas d'une lecture tendue.
Julia Kleiter (soprano) avait pour elle le volume et la projection, si pas le brillant (ce qui rend sa voix douce et attachante la prive ici un peu de rayonnement), mais la partie est de toute façon minuscule. Michael Schuster (alto) demeure fidèle à elle-même : la voix n'est pas phonogénique (banale, assez grise), mais en salle, elle soutient avec autorité le texte, et le grain un peu rude disparaît dans la distance.
Il y avait un seul problème : le Chœur de l'Opéra. J'ai hésité à acheter mon billet pour cette raison : entendre hurler l'apothéose me réfrénait un peu. J'ai parlé souvent de mes traumatismes avec le chœur de Radio-France (1,2, et plein d'autres)... or le Chœur de l'Opéra repose sur les mêmes principes. Ce n'est pas très grave habituellement : les parties chorales presque n'occupent jamais l'essentiel d'une œuvre lyrique, et elles sont même souvent très courtes. Par ailleurs, leur écriture plus franche, réclamant moins de ductilité, de virtuosité et de nuances qu'un chœur d'oratorio, ne réclame pas forcément beaucoup plus – et quasiment tous les chœurs d'opéra permanents sont moches. (D'où mon extase lorsqu'on les remplace par Accentus ou Les Éléments, mais c'est une autre histoire.)
Les membres de ces chœurs sont extrêmement compétents, mais sont recrutés sur des qualités de solistes, dotés de voix très riches, très puissantes, capables d'êtres entendues en solo à Bastille. Le problème est que ce n'est pas vraiment ce qu'on attend d'un chœur, qui est forcément audible du fait du nombre, et que les harmoniques très riches rendent l'ensemble dur et cassant, voire tout de bon agressif.
Et dans de l'oratorio comme ici... Au début, j'ai été frappé par la nuance plutôt mezzo piano que pianissimo inscrite sur la partition, mais les timbres étaient beaux, nul signe de contrainte ou de détimbrage. Mais voici qu'arrivent les grands éclaits : « Bereite dich », « Auferstehn, ja auferstehn wirst du », et pour finir « zu Gott wird es dich tragen ». Et alors, les voix se couvrent, le métal s'entrechoque, le tonnerre gronde, les caveaux s'entr'ouvrent...
Je tenais déjà la Troisième Symphonie de Copland pour un jalon remarquable ; chaque mouvement doté d'une personnalité propre, les grands aplats poétiques du mouvement liminaire, les propositions très typées du scherzo, de l'Andantino diaphane, des roboratives variations finales sur la fanfare du Common Man – dans l'esprit des plus beaux témoignages orchestraux en la matière, où tout le matériau varié explose aux différentes parties de l'orchestre, parfois simultanément (les percussions !), comme dans les Variations sur la Follia de Salieri, la Quatrième de Brahms ou la Symphonie en mi de Hans Rott (1,2,3).
Le concert révèle en plus, comme je le pressentais, que la dimension physique de cette musique est remarquable, et qu'elle gagne donc beaucoup à ne pas se limiter au disque.
Bis logique mais toujours irrésistible, qui achevait le concert : « Hoe-Down » (sic), qui clôt la Suite Rodeo de Copland ; ses crincrins et sa danse binaire passablement primitive apportent immanquablement la réjouissance.
J'avoue avoir refait le tour de la discographie de cette pièce le lendemain, pour le plaisir...
Pour le reste, je redoutais de la musique de fiesta symphonique, assez consensuelle et ennuyeuse. Je ne crois pas que j'en raffolerais au disque, mais dans le cadre d'un concert en fin de journée, c'était roboratif.
En particulier le Danzón n°2 d'Arturo Márquez (né en 1950) qui ouvrait le concert : très tradi, mais sonnant agréablement, avec de beaux déhanchés, et quelque chose de très physique en vrai. Les célèbres claves (woodblocks manuels) et surtout le güiro (sorte de didgeridoo horizontal et dentelé, que l'on râpe rapidement dans l'un ou l'autre sens) apportent une couleur locale chaleureuse très réussie. Assez jubilatoire, même si la pièce juxtapose largement les thèmes sans aller très en profondeur dans le langage musical lui-même.
Le Concerto pour guitare et orchestre de Paulo Aragão (Concerto Nazareth – un hommage au guitariste Ernesto Nazareth, et non au Petit Jésus), né en 1976, m'intéresse moins : trouvaille intéressante de doubler les basses de la guitare par des pizz de contrebasses, ce qui leur donne un relief étonnant, mais dans l'ensemble, la pièce semble répéter sur quinze minutes les mêmes tournures et enchaînements des cinq premières minutes. Très jolie au demeurant.
Passeios de Yamandu Costa (né en 1980), autre pièce concertante (Suite pour guitare à sept cordes, accordéon et orchestre) dont c'était également la création française, est aussi plutôt décoratif (avec un joli langage qui verse dans le Mendelstakovitch, mêlé de couleurs de guitare apprises chez Bach), avec tout de même une belle veine lyrique, et d'étonnants alliages entre l'orchestre et les insolites solistes.
Deux longs bis par les deux solistes simultanément (au moins cinq minutes pour chaque pièce, je dirais), qui ressemblent à des improvisations sur des thèmes de danse célèbres, mais qui me paraissent trop agiles et précis (dans toutes ces notes de passage, il y aurait forcément des « frottements » accidentels çà et là) pour ne pas avoir été écrits. En tout cas, fascinant, des diminutions très riches, un sens de la danse et du jeu irrésistible.
Je n'ai pas la référence, mais le public (peu aguerri, applaudissant généreusement entre les mouvements des concertos et de la symphonie) a adoré, et moi aussi.
Des solistes
Yamandu Costa, à la guitare à sept cordes (traditionnelle dans les musiques sudaméricaines) et Alessandro Kramer à l'accordéon incarnent très bien cet esprit de mélange et la générosité qui a marqué tout le concert (deux concertos, trois longs bis, que du rare, et tout le monde manifestement très impliqué !).
Évidemment, pour faire entendre sa caisse dans un grand hall concertant, Yamandu Costa devait pincer de l'ongle comme un fou, pour rendre le son suffisamment métallique pour ne pas être trop dévoré par l'orchestre (le même principe que le « formant du chanteur », sauf qu'il ne faut surtout pas pousser comme un fou pour l'obtenir !), et l'accordéon, branché, était manifestement discrètement amplifié (vu le matériel à l'avant-scène, Costa l'était possiblement aussi) pour plus de confort. Et, de fait, les équilibres étaient bons.
Leur maîtrise simultanée du solfège traditionnel dans des pièces aux strates assez complexes, et de l'abandon rythmique caractéristiques du fonds populaire montrait une maîtrise complète des deux aspects ; on sait qu'elle est rare, mais existe ; on a moins souvent l'occasion de l'entendre se manifester simultanément, dans les mêmes pièces.
Un orchestre
Comme d'habitude, et malgré tout ce qu'on peut lire ou entendre sur eux, je suis émerveillé par la souplesse stylistique et par l'engagement ardent de l'Orchestre de Paris. Par le passé, on m'a dit que c'était parce que je n'avais pas entendu en vrai les grands orchestres (forcément, en tournée, ils ne jouent que des scies...), comme si ce genre de chose était relatif, et qu'il fallait forcer dénigrer les très bons qui ne sont pas les meilleurs.
Aujourd'hui, la situation a changé, et je puis dire, sans satisfaction, que j'ai trouvé assez ennuyeuse la posture du Mariinski (sans doute dans des circonstances peu favorables), du Philharmonique Saint-Pétersbourg, du Concertgebouworkest, et que j'ai été assez diversement intéressé par le London Symphony Orchestra... mais l'Orchestre de Paris, rien à faire, est clairement l'un des plus intéressants qu'il m'ait été donné d'entendre. Contrairement à ceux que j'ai cités, et malgré sa réputation d'indiscipline (que je crois volontiers, vu le caractère exécrable, pour ne pas dire blâmable, de certains de ses membres les plus importants), il est capable d'épouser au plus près la conception d'un chef. L'Orchestre de Paris avec la sècheresse de Billy dans Schumann ne ressemble pas à l'Orchestre de Paris avec les couleurs crépusculaires de Metzmacher dans Britten, ou à la grande machine germanique de Paavo Järvi pour Hans Rott.
Oui, sur le seul critère du timbre et de la virtuosité, il existe encore mieux, c'est sûr (techniquement, c'est même sans comparaison avec le Concertgebouw), mais qu'est-ce que cela peut me faire, si c'est pour entendre-le-Concertgebouw-jouer-telle-œuvre, et non l'œuvre elle-même, au plus près de son esprit. J'ai souvent dit que je n'aimais pas beaucoup le Philharmonique de Vienne parce qu'il « nivelait » les options des chefs, en réduisait la personnalité et la radicalité, au profit d'un son (de moins en moins) caractéristique de l'orchestre. Et j'avoue que ça m'intéresse beaucoup moins.
La façon dont un orchestre classique, habitué aux appuis stables du grand répertoire (et même de la musique contemporaine, où il faut être exact, mais où l'on ne demande pas de maîtrise du groove) puisse à ce point se déhancher pour les exigences d'un soir d'un jeune chef, je suis admiratif. Et puis transparaît un investissement particulier dans la production du son – l'enthousiasme, cela s'entend ; j'en ai déjà parlé à propos de Toulouse, par exemple, où l'intensité mise pour « entrer » dans la corde se perçoit immédiatement.
Comme dit précédemment, j'ai écouté, le lendemain, d'autres grandes versions, de chefs pas réputés pour leur absence d'affinités avec la danse. Doráti s'en tirait très bien (quoique moins exaltant), mais Bernstein, pourtant pas un ennemi du jazz et des musiques à battue décalée, paraissait raide en comparaison. Sans parler des autres. En si peu de temps, cet orchestre s'est fondu dans une vision différente de la musique, indépendamment de tout leur bagage stylistique. Respect.
Un des aspects les plus fascinants dans l'histoire des styles réside dans le décalage entre les arts. Ainsi, on attribue rétrospectivement le qualificatif de « baroque » (à l'origine dépréciatif) pour la musique écrite pour servir les parangons de la littérature classique – Lully mettant en musique Molière, les frères Corneille et Boileau, ou Moreau écrivant la musique de scène d'Esther et d'Athalie de Racine... sont ainsi considérés comme des musiciens baroques.
Cela s'explique d'ailleurs assez bien d'un point de vue logique : alors que le style classique littéraire se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la qualité des grandes architectures, la musique baroque est au contraire fondée sur la miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère classique musicale), richement ornée, et sur l'improvisation.
Le même type de paradoxe, mais plus difficile à démêler, se rencontre dans le dernier quart du XVIIIe siècle : on parle de musique classique (et en effet elle a tous les traits du classicisme), mais du côté de la littérature, tout en développant un style encore plus épuré qu'au Grand Siècle, viennent se mêler des sujets et des accents romantiques en plusieurs strates. Le Werther de Goethe, grand sommet de l'écriture des affects, est alors publié en 1774, à une date qui est quasiment celle du point de départ du classicisme musical en France ; et ailleurs en Europe, le style ne remonte guère avant les années 50.
Dans les styles italiens et germaniques, la naissance du romantisme allemand coïncide avec une petite inflexion un peu plus tempêtueuse (Sturm und Drang), mais qui dans les faits se contente d'habiller les structures classiques d'un peu plus de tonalités mineures. Le romantisme musical arrive bien plus tardivement, et de façon très progressive, sans les ruptures de la littérature – il est vrai qu'à l'exception des tentations théoriques du XXe siècle, la musique se fonde sur des usages (et donc des évolutions) et non sur des idées (et donc des oppositions).
Extrait du double disque paru chez Opus 111.
L'écriture symphonie adopte ainsi progressivement des couleurs plus angoissantes, comme ces mouvements rapides fondés sur des trémolos et des appels de cuivres – final de la symphonie La Casa del Diavolo de Boccherini (1771), Ouverture d'Iphigénie en Tauride de Gluck (1778), moments dramatiques d'Atysde Piccinni (1780), final de Sémiramis de Catel (1802), etc. Évolution de la virtuosité vocale depuis di grazia vers une agilité di forza. Changement progressif des couleurs harmoniques et perte de la domination absolue du majeur – de moins en moins utilisé pour exprimer la tristesse. Et d'une manière générale, évolution des modes (gammes) musicaux employés.
Évidemment, Beethoven marque une rupture, radicale dans les Sonates pour piano et Quatuors à cordes, mais elle n'est que partielle dans les autres genres.
Les gluckistes ne répondent pas si mal à cette évolution, avec une vision beaucoup plus tourmentée des mythes classiques – tandis que les premiers romantiques littéraires conservent largement le style classique mais s'intéressent à d'autres sujets.
Ce Werther de concert s'inscrit dans cette logique étrange d'un décalage permanent entre les idées littéraires et la musique – qui vont se synchroniser au cours du XIXe siècle, peut-être parce que la plupart de nos catégories ont été fixées par les historiographes de cette période. En première partie du siècle, on entend sans doute encore un peu d'écart entre la radicalité des œuvres verbales et leur arrangement en livret et en musique, mais la distance tend à se réduire. Quel chemin entre les gentilles tragédies épurées et stéréotypées mises en musique par Donizetti, et la recherche de fidélité (à Schiller, à Shakespeare, au folklore) des derniers Verdi.
Frontispice d'une des premières éditions du roman.
Pugnani était surtout célèbre comme violoniste soliste, même pendant ses années à la tête de la Chapelle Royale de Turin. Il est par ailleurs l'auteur de sonates pour violon et basse continue au moins jusqu'en 1774, ce qui ne le place pas vraiment à l'avant-garde de son temps.
Je n'ai pas trouvé la date exacte, mais l'œuvre, un melologo (monologue en musique, plus ou moins la définition du mélodrame) est écrit quelque part entre 1775 et 1798, c'est-à-dire au début de l'histoire de ce genre (Pygmalion de Rousseau, écrit en 1762, est représenté pour la première fois en 1770). Ce n'est pas une musique de scène comme beaucoup de mélodrames (souvent des moments isolés au sein d'opéras), puisque, ici, la musique symphonique est destinée à ponctuer ou à accompagner la lecture d'extraits du roman (traduits en italien). Dispositif étrange, mêler l'intimité du roman épistolaire à l'accompagnement symphonique d'un orchestre complet – donc nécessairement joué en public, comme une représentation théâtrale.
Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... beaucoup de tonalités majeures et apaisées. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique) permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les pastorales Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œuvres de la transition comme les symphonies de Gossec et Méhul, et parfois même un peu de Beethoven (plutôt celui de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité « Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des tempi modérés, voire méditatifs, mais qui reste assez peu tendue, presque insouciante.
Un vrai petit voyage à travers les styles et les paradoxes d'une époque.
Pintscher - Chute d'étoiles pour deux trompettes et orchestre (« Hommage à Anselm Kiefer »), création française
Stravinski - L'Oiseau de feu - ballet complet de 1910
Assez déçu par cet Oiseau de feu dirigé par Matthias Pintscher avec l'Orchestre de l'Opéra : au bout de plusieurs minutes à me demander pourquoi je ne « décolle » pas, pourquoi l'oeuvre me semble pour une fois une suite de fragments épars, je remarque que Pintscher privilégie la netteté des entrées. Effectivement chaque nouveau groupe qui entre est très audible, mais sans qu'il y ait de hiérarchie ni de poussée d'ensemble, de façon très mécanique. (Clairement, peu de travail sur les phrasés, que ce soit en solo ou en groupe.)
C'est à tel point que dans plusieurs climax les accords joués semblent faux (on croirait rebasculer dans la pièce composée par Pintscher), sans doute parce que tous les plans étant joués également, les notes-pivots ne sont plus audibles.
Cela me paraît tout de même une sérieuse réserve – l'impression d'entendre une oeuvre qui est parfaitement exécutée, mais qui n'est pas comprise.
La pièce de Pintscher, assez longue (20 minutes), ressemble à du Pintscher : pas inaccessible (beaucoup de moments très pulsés), assez bruyante (tout l'orchestre + timbales + plaques métalliques + deux tam-tam chinois et quelques autres trucs, ça fait beaucoup, surtout lorsqu'ils jouent en masses d'accords), pas passionnante non plus. On entend d'évidentes récurrentes, rien n'est réellement moche, mais comme toujours avec Pintscher, j'éprouve de la difficulté à sentir la nécessité qui dirige la pièce. Encore une fois, je me dis qu'il est dangereux d'écrire des choses inintelligibles pour le public – et pourtant, il y avait plus ou moins des thèmes, des moments pulsés, pas trop de changements de mesure...
J'attendais beaucoup de l'Orchestre de l'Opéra – et de l'acoustique, parfaite pour le concert symphonique. Mais entre la création, pas particulièrement chatoyante, et le manque d'éloquence spectaculaire du Stravinski, les timbres étaient finalement peu mis en valeur.
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