Commencez avec l'
authentique héritier de Carmen.
Bien sûr, lorsqu'on cherche à vous décider d'acheter des places pour un
concert, on vous en dit du bien ; et on est même en droit d'espérer que
les programmateurs ont réellement prévu que ce serait beau. Néanmoins,
est-on obligé de mobiliser les promesses de la Mère Denis pour
promouvoir un tel tube intersidéral ?
Carmen figure au palmarès des opéras
les plus joués dans le monde malgré une réception mitigée lors de sa
création à l’Opéra-Comique en 1875. C’est aujourd’hui un ouvrage «
culte » avec ses airs et mélodies connus de tous et un orchestre
superbement expressif et coloré tant dans les scènes de foules que dans
les moments intimes. Le rôle de Carmen est ambigu dans sa tessiture
puisqu’il présente à la fois les exigences d’une mezzo-soprano et
celles d’une soprano dramatique. Superbe musicienne à la voix
naturellement riche en harmoniques, Marie-Nicole Lemieux est capable de
chanter l’Isabella de l’Italienne, l’Orlando d’une
façon plus furioso que quiconque ou encore une irrésistible
Mrs Quickly. Véritable contralto au riche ambitus et surtout tornade
vocale, elle n’a pas son pareil pour mettre une distribution au
diapason de sa gourmandise et de son espièglerie.
… pouvait-on lire la semaine dernière sur les sites de Radio-France et
du Théâtre des Champs-Élysées. Je ne veux pas médire du TCE, la
relation avec le public est vraiment exemplaire (il reste le statut
ambigu des ouvreurs, mais sinon, aussi bien la communication en ligne
que la gestion humaine de la billetterie, service de tout premier
choix), mais qui que ce soit qui ait écrit le texte : tout de même.
¶ Carmen serait un rôle totalement atypique, réclamant plusieurs voix
(parce que Callas l'a chanté ?). Je ne vois vraiment pas en quoi, c'est
typiquement un rôle de mezzo, très
médium, chanté par tous types de mezzos (du grand dramatique
verdien au petit mezzo lyrique), et même par des sopranos lyriques (au
disque nous disposons de Los Ángeles, Anna Moffo, Angela Gheorghiu…).
Un soprano dramatique serait plutôt embarrassé par ses graves pas
toujours joliment timbrés et ses aigus massifs.
En quoi a-t-on besoin de faire de la tessiture une
exception pour nous vendre le concert ? Pour nous faire croire
que les cent vingt millions d'interprètes de Carmen dans le monde sont
des superhéroïnes ? Alors qu'on pourrait épiloguer sur ce que
l'œuvre à de singuliers, son sujet, ses couleurs orchestrales, son
harmonie. Moins vendeur, je m'en doute, puisque le tropisme glottophile
fait davantage vendre, mais on aurait pu citer les grands noms et les
tessitures différentes qui s'y sont victorieusement frottés, par
exemple.
¶ « Véritable contralto » : le contralto est un
animal rare, beaucoup de chanteuses, malgré
l'étroitesse du répertoire, veulent s'arroger la niche. Mais pour cela,
il faut une aisance particulière dans le registre grave, sans avoir
besoin de poitriner exagérément. Or,
Marie-Nicole
Lemieux qui a effectivement
chanté avec vaillance des rôles de contralto (Orlando chez
Vivaldi, par exemple),
n'a pas
beaucoup de graves, en tout cas pas davantage que la majorité de
ses collègues mezzo-soprano. Il n'y a pas de mal à cela : il est
difficile de trouver de grands rôles exploitables pour véritable
contralto (hors Orphée de Gluck et Erda dans le
Ring, on se trouve vite, même
lorsqu'ils ont été créés par des contraltos, face à des rôles qui
réclament une belle extension aiguë…), et Lemieux ne pourrait pas faire
la carrière qu'elle fait, et chanter Azucena par exemple, si elle
l'était véritablement. Mezzo non sopranisant, assurément ; contralto,
pas vraiment. Qu'est-ce que cela changerait à sa gloire d'ailleurs,
surtout pour chanter Carmen – un rôle qui a, nous dit-on, « les
exigences d'un soprano dramatique » ?
Sauf si le but est de mentionner un maximum de noms
de tessitures pour impressionner le public et faire croire à une voix
longue – ce qui n'est pas le cas, c'est au contraire une voix assez
centrale.
— Tiens, Marie-Nicole a changé sa couleur.
¶ « Au riche ambitus » : au riche répertoire ou au large ambitus
?
L'ambitus a un sens précis, il désigne
l'étendue vocale (je ne crois
pas que celle de Lemieux soit exceptionnelle, d'ailleurs), qui peut
être longue, mais
« riche » renvoie
bizarrement à une notion
qualitative.
Ce n'est pas grave, mais ça trahit un brouet un peu
fumeux qui
cherche à montrer le caractère exceptionnel du concert en enfournant
plein de choses pas trop vérifiées. Marie-Nicole Lemieux a suffisamment
de médailles et de succès à son actif pour qu'on ne fasse pas sa
promotion sans inventer des concepts
ad
hoc.
¶ « À la voix naturellement riche en harmoniques », numéro 1.
Pour commencer,
une
voix se travaille… qu'elle soit naturellement riche en
harmoniques ou non, ce qui compte, c'est ce que l'on entend en concert
ou au disque, après des années de labeur à se préparer pour la scène
lyrique. La formule a quelque chose de la réclame pour yaourt… au
vrais morceaux de fruit (car il
existe de faux morceaux de fruit, sans doute),
naturellement riches en vitamines.
¶ « À la voix naturellement riche en harmoniques », numéro 2.
Je dis tout de suite que je ne suis pas un
inconditionnel de Marie-Nicole Lemieux : j'ai bien aimé sa période
seria (très séduit par l'énergie de
son Orlando, justement), je suis beaucoup moins convaincu par ce que
j'entends aujourd'hui – aigus courts et passablement criés, émission
très en gorge, qui l'empêche d'être très sonore, diction moyenne. Elle
a incontestablement de la générosité, mais vocalement, il existe mieux
dans les mêmes emplois.
Mais lorsqu'on parle d'
harmoniques, il s'agit d'un
domaine quantifiable. On peut
mesurer si, physiquement, la voix est
pure
(peu d'harmoniques, comme lorsque le cor joue
piano)
ou riche en harmoniques (comme les
jeux d'anche de l'orgue). Y mettre une connotation morale est
d'ailleurs absurde : il existe de belles voix pures et de belles voix
riches, tout dépend du répertoire choisi et de ce que l'on en fait. La
seule limite est que la voix qui a peu d'harmoniques peut se faire
happer par l'orchestre même si elle est puissante, et qu'on peut
effectivement difficilement chanter Wagner (sauf pour les sopranos, qui
comme Schwanewilms peuvent passer par-dessus le spectre orchestral)
avec des voix qui ne sont pas très riches. Mais dans du Mozart ou du
baroque, on peut apprécier des timbres plus purs, moins chargés (même
si l'inverse n'est pas du tout interdit).
Or, il se trouve que le timbre de
Marie-Nicole Lemieux, sans être
translucide non plus, fait plutôt partie de ceux qui ne sont pas trop
riches en harmoniques – notamment parce que la voix résonne plus dans
le pharynx que dans la face. Pour le dire de façon plus positive, c'est
une voix qui n'est pas très métallique.
Il s'agit donc, là encore, d'une mauvaise information. Je connais des
tas de mélomanes et glottophiles éclairés qui adorent Lemieux (ce qui
reste un peu mystérieux pour moi, certes), mais ils le font pour de
véritables raisons, pas pour des formules standardisées qui sont à
l'opposé de son identité réelle… D'une certaine façon, je trouve le
procédé un peu vexant, tant de superlatifs pour la présenter… qui ne
décrivent pas ce qu'elle est !
Bien sûr qu'il faut écrire quelque chose de simple, qui claque, qui
crée l'événement, pour donner envie d'aller écouter. Mais autant le
faire en ne désinformant pas le public. Ce serait
Parsifal ou
Wozzeck, je veux bien qu'on essaie
de rassurer le public en lui promettant un opéra court et accessible,
mais pour vendre
Carmen,
était-ce nécessaire, sérieusement ?
Exemple de réécriture.
Carmen figure au palmarès des opéras
les plus joués dans le monde malgré une réception mitigée lors de sa
création à l’Opéra-Comique en 1875. C’est aujourd’hui un ouvrage «
culte » avec ses airs et mélodies connus de tous et un orchestre
superbement expressif et coloré tant dans les scènes de foules que dans
les moments intimes. Le rôle de Carmen a été interprété à la scène et au
disque par les plus célèbres chanteuses, aussi bien des mezzo-sopranos,
comme prévu par Bizet, que par les sopranos les plus différents.
Superbe musicienne à la voix
réputée pour sa chaleur, Marie-Nicole Lemieux est capable de
chanter l’Isabella de l’Italienne, l’Orlando d’une
façon plus furioso
que quiconque ou encore une irrésistible Mrs Quickly. Parcourant les rôles de contralto
comme de mezzo-soprano, véritable tornade vocale, elle n’a pas
son
pareil pour mettre une distribution au diapason de sa gourmandise et de
son espièglerie.
Voilà, c'est pareil, on sous-entend que Carmen est un rôle à part, on
déverse les éloges sur l'interprète (et même, implicitement, sur son
étendue vocale), mais on ne désinforme pas le public.
Après, on croise des gens dans les allées qui affirment « oui, mais
Carmen est un rôle très aigu ». Et qui nettoie après vous, hein ?
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[Au demeurant, malgré toutes mes préventions, très agréable surprise
que cette première Carmen de Lemieux, pas du tout outrée ni
tempêtueuse, français soigné, personnage nuancé, presque élégant, mais
vivant, voix bien tenue ; pas de poitrinés ni d'effets de manche
d'aucune sorte. Seuls les aigus n'étaient pas bien aboutis, mais on
s'en moque un peu des aigus, surtout pour Carmen.]