lundi 20 janvier 2025
Un an et demi de déchiffrages d'inédits – VI – Musique de chambre, piano & clavecin solos, mélodies slaves – (G. & A. Krein, Bürgel, Posa, Samson-Himmelstjerna, Berezovsky, Bortniansky, Kalinnikov, Akimenko, Ornstein…)

Théodore Akimenko, le symboliste ukrainien qui exerça longuement en France.
Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.
Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.
Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.
Pour les opéras en d'autres langues, le répertoire sacré, la musique symphonique, les mélodies françaises : épisode n°4.
Quant aux lieder et songs : épisode n°5.
J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.
10. Mélodies slaves
Du côté des mélodies slaves, je n'ai pas remis sur le métier les mélodies inédites de Roslavets (notamment les Verlaine, traduits en russe), vraiment élusives rythmiquement, et dont le sens prosodique et plus généralement expressif est difficile à suivre – clairement pas la part la plus généreuse de sa production. J'ai en revanche essayé celles d'Obouhov / Obuhow, toujours aussi énigmatiques (avec son propre système de notation, du reste).
En revanche, deux découvertes importantes.
La première, le recueil Lvov-Prač, dont j'ai déjà devisé à propos de la « Grande Matrice » commune des musiques ukrainienne et russe.
Extrait de la présentation : |
Une large part de la musique
russe se fonde sur des thèmes folkloriques
russes : beaucoup des mélodies prenantes qu'on entend dans les œuvres
emblématiques de Tchaïkovski,
Moussorgski, Rimski-Korsakov, Arenski…
sont en réalité des thèmes préexistants. Ces mélodies sont en général tirées du premier recueil du genre, et le seul à ma connaissance avant un regain d'intérêt à la fin du XIXe siècle : Collection de Chansons populaires russes avec leurs mélodies, de Nikolay Lvov & Jan Prač (souvent sous la forme Ivan Prach), plus communément connue sous le nom de « Lvov-Prač Collection ». Lvov était l’ethnographe qui a collecté les chants (également architecte, et à ses heures perdues poète, historien, géologue, etc.), Prač le compositeur qui les a transcrits de façon nette, incluant même leurs accompagnements au piano. Ce recueil est fondamental pour comprendre la constitution de la musique russe au XIXe siècle : énormément de thèmes utilisés par les principaux compositeurs que nous connaissons y sont empruntés. Et un certain nombre sont en réalité des thèmes ukrainiens ! |
J'en ai donc lu-joué-chanté une partie pour retrouver certains thèmes, vous trouverez quelques exemples particulièrement évidents dans la notule concernée. Prač ayant écrit un accompagnement, tout cela se lit très facilement ; c'est plutôt la langue qui ralentit la lecture, en fin de compte.
(Je m'aperçois à cette occasion que ladite notule arrive en premier des résultats Google pour « lvov prac collection », même sans être connecté et depuis un ordinateur tiers, je suis impressionné – je veux dire, impressionné à quel point ça n'intéresse manifestement personne depuis une IP francophone. Résultats suivants tous en anglais : un article universitaire sur JSTOR, un extrait de catalogue sur WorldCat, l'article anglophone de Wikipedia.)
Seconde découverte importante, les frères Krein, issus d'un père violoniste lituanien spécialiste de la musique klezmer. Les deux frères furent, d'ailleurs, membres de l'antenne moscovite de la Société de Musique Folklorique Juive, et ont réutilisé abondamment le folklore et les sujets juifs dans leurs œuvres – Rhapsodie hébraïque, poème symphonique Saul & David pour Grigori, et pour Alexandre Esquisses hébraïques, 3 Chansons du Ghetto, Caprice hébraïque, cantate Kaddish pour ténor, chœur mixte et orchestre, 2 Chansons hébraïques, Mélodie juive pour violoncelle & piano….
C'est Aleksandr, le plus jeune (né en 1883), ayant étudié la composition à Moscou avec Taneyev, et violoncelliste de formation, qui a laissé le plus vaste catalogue et s'est le mieux intégré musicalement, occupant même des fonctions dans les instances artistiques soviétiques. Les quelques mélodies (Chansons du Ghetto) que j'ai lues de lui sont très personnelles et écrites avec science.
Mais j'ai encore été encore plus frappé par Grigory (né en 1879), avec ses 3 Peintures vocales Op.8 (comme les Esquisses hébraïques de son frère, le titre est en français), tableaux sonores évocateurs, sinueux, à la fois exigeants et séduisants, écrits sur des glossolalies – « Berceuse funèbre », « Air », « Un matin dans la forêt de Pan ». Ce cycle est précédé d'un autre, au titre identique, que je n'ai pas encore lu (avec les mélodies « Chant d'automne », « Sainte Cécile », « О милом » – assez polysémique, je ne sais pas quel sens prévaut ici).
Sa formation a été un peu différente, puisqu'il était violoniste comme leur père, et formé à la composition à Moscou par le Suisse Paul Juon et l'Ukrainien Reinhold Glière, mais aussi à Leipzig par Max Reger. Après avoir été professeur de violon et de théorie musicale à Moscou, il a vécu en divers point d'Europe avec son fils Julian, également compositeur : Vienne, Paris, Berlin, Tachkent, Saint-Pétersbourg et des retours à Moscou…
Clairement des corpus que j'entends explorer à l'avenir.
11. Chambre
Autant la fascination pour l'opéra est comprise (et il est souvent possible de se débrouiller pour chanter soi-même ou pour intégrer les lignes de chant dans la partition piano), autant il peut paraît étrange de déchiffrer seul au piano des œuvres écrites pour un dialogue à égalité entre plusieurs instruments – les partitions de piano en musique de chambre sont souvent les plus difficiles (parfois plus exigeantes même que des concertos !), et ne permettent pas d'intégrer les lignes mélodiques des autres instruments.
Pour autant je trouve l'exercice très stimulant, et fais l'hypothèse qu'en plus de la qualité musicale souvent supérieur qu'on y rencontre (par rapport aux pièces pour piano solo notamment, c'est frappant !) que la dimension onirique en est bien plus puissante, puisqu'il faut à tout moment imaginer des interactions, des équilibres, et qu'on ne produit jamais un résultat tout à fait complet et autonome.
C'est probablement l'un des ressorts qui me fait jouer autant de réductions d'œuvres symphoniques, d'arrangements de quatuors à cordes ou de piano prévu pour jouer en interaction chambriste, alors même que je n'ai aucune perspective d'exécution avec des partenaires.
(Je ne serais pas contre au demeurant, si jamais je croise des gens curieux de répertoire nouveau prêts à partager une expérience de lecture à vue de qualité moyenne… mais la plupart des chambristes que j'ai croisés sont professionnels ou peu s'en faut, ou pas intéressés par le répertoire occulté, ou trop épris de perfection pour l'aventure d'un déchiffrage simple.)
Constantin Bürgel (né en 1837), Sonate violon-piano. La chose est écrite dans un langage très avancé pour sa génération : très lyrique et expansif, du grand romantisme tardif - on peut faire le lien avec une génération Tchaïkovski, mais en Allemagne, le style de ses contemporains les plus célèbres reste dans des normes beaucoup plus massives en général. J'ai été très séduit (et amusé) par la façon dont il utilise des éléments archaïques (des rythmes pointés très présents et les tremblements, comme lorsque le dernier XIXe siècle veut faire du baroque) dans une grammaire tout à fait romantique. Très beau, avec quelques poussées grisantes qui évoquent davantage, çà et là, la génération Posa.
J'y reviendrai à propos de la musique pour piano, puisque la découverte de la sonate m'a incité à aller fouiller plus avant dans le peu qui se trouve aisément disponible en partition.
Oskar Posa (né en 1873), Sonate violon-piano. Une progression absolument folle, pas une mesure qui ne soit musicalement indispensable, le jeu des harmonies et la récurrence des motifs créent une forme de halètement permanent. Tout cela est à ajouter au beau lyrisme, pour un résultat totalement grisant, même en version piano seul sans intégrer les lignes de violon !
J'en ai déjà parlé dans l'épisode précédent à propos des lieder, mais aussi dans plusieurs notules, dont celle-ci.
(Un double disque comprenant une belle version de la Sonate sortira à l'automne.)
Toujours de Posa, des extraits du Quatuor à cordes, à partir de la partition d'origine à quatre voix. Je pressens là aussi de très belles idées, pas aussi tourmentées et urgentes que dans la Sonate, mais d'une grande beauté musicale - là aussi, rien n'est écrit à la légère ou pour le remplissage, même si le ton y est un peu plus traditionnel et purement consonant.
Côté Ukraine, outre un regard jeté sur le Trio (déjà présent au disque, une très belle veine mélodique assez sobre et directe, dans un style qui reste globalement assez germanique) de Vladimir Dyck (né en 1882 à Odessa), j'ai pu découvrir son Kadisch pour violon et piano de 1932, dédié à son frère Jacques. Style qui évoque plutôt les années 1860 que 1930, mais le langage y est particulièrement maîtrisé et proportionné à son propos expressif.
Terrible destin que celui de ce compositeur ukrainien, arrivé en France à dix-sept ans, remportant le Prix de Rome 1911, professeur de piano de Mme Poincarré… arrêté en 1943 par la Gestapo et assassiné peu après son arrivée à Auschwitz.
Tant d'histoires en une seule vie, je suis étonné qu'il ne suscite pas davantage l'intérêt, ne serait-ce que pour conter son histoire. (Et la musique est bonne.)
Sinon, beaucoup lu de choses pas très fréquentes, mais qui existent déjà au disque, comme la musique de chambre de Taneïev (Quintette et Quatuor piano-cordes) et de Pejačević (Quintette, deux Sonates violon)…
12. Piano (ou clavecin) solo
Pour la les mêmes raisons proposées pour expliquer mon intérêt pour les réductions d'opéras ou de symphonies, voire la musique de chambre même en l'absence de partenaires, j'ai finalement assez peu déchiffré de musique pour piano solo, qui serait la plus naturelle à explorer en théorie. (Et encore moins joué de musique pour piano connue à la simple fin de me contenter, alors que je me suis gavé de réductions de symphonies et de quatuors superstars.)
J'ai donc poursuivi avec Constantin Bürgel (né en 1839), où j'ai retrouvé sensiblement les mêmes qualités : un geste mendelssohnien (le scherzo de la Sonate pour piano Op.5 !) mais aussi une sensibilité archaïsante qui affleure (ces accompagnements en notes alternées dans le premier mouvement). La Suite Op.6 est plus personnelle dans ses explorations, toujours de très belles idées. Pour finir (en réalité, j'ai commencé par là) un Schlummerlied, sorte de romance sans parole en forme de berceuse, très joli mais qui n'est pas très représentatif de la personnaltié de son auteur.
Chez Guido von Samson-Himmelstjerna (né en 1871), le langage n'est pas nécessairement plus avancé, au contraire. Très consonant – jusqu'à des basses d'Alberti dans le final, c'est perturbant ! –, pour autant j'aime beaucoup les éclats consonants de son premier mouvement – un peu dans le goût de ceux de la Symphonie n°2 de Hamerik, pour situer. (Autrement dit, une œuvre qui utilise plutôt le langage musique de la génération Mendelssohn, voire légèrement antérieur.)
Le mouvement lent à variations est le plus périlleux à jouer ; ça ne rend pas grand'chose en première lecture. Le reste utilise davantage des empreintes très familières.
(Dans l'intervalle, la Sonate a été captée et diffusée en vidéo sur la chaîne YouTube de Carnets sur sol.)
Autant j'ai admiré passionnément les opéras de Paul von Klenau (né en 1883) dans ma série de déchiffrages (les postromantiques comme les dodécaphoniques !), ou ses quatuors et symphonies au disque… autant au piano, que ce soit son ballet ou, ici, les 3 Stimmungen, j'ai perçu peu de saillances. Beaucoup moins d'invention ici, des œuvres qui pourraient être de n'importe qui ayant des connaissances en musique.
Pour quitter l'aire germanique, je cite Alexandre Tinyakov (né en 1886, j'imagine qu'on translittère plutôt Tiniakov en français, mais comme vous ne verrez guère son nom dans des ouvrages ou articles francophones…) et ses 2 Lieder ohne Worte, Op.1 (1900), charmants.
…
Mais en réalité, l'essentiel de mon énergie pianistique, en ce qui concerne le corpus expressément écrit pour l'instrument, s'est concentrée sur la série ukrainienne – qui avance peu, mais c'est précisément parce que je lis beaucoup de musique pour avoir une idée de ce dont je parle, et préparer les illustrations sonores !
J'ai déjà publié une Sonate de Maksym Berezovsky (né vers 1745), le premier des compositeurs ukrainiens (et des compositeurs russes, par la même occasion), transcription d'une sonate pour violon et piano, afin d'illustrer la notule-podcast sur la Triade d'Or. J'en avais parcouru quelques autres pour choisir laquelle enregistrer, toutes dans le même style classique, pourvues de réelles qualités d'évidence mélodique.
De même, dans le premier des épisodes consacrés à Anton Rubinstein (né en 1829), après avoir feuilleté pas mal d'œuvres et joué en survol les 6 Préludes & Fugues Op.53, j'en avais choisi le Prélude en sol (que vous pouvez donc entendre ici). Comme c'est en général la norme pour les préludes d'esthétique romantique, il se fonde sur une structure rythmique assez régulière, où accords pour grandes mains répondent à des octaves en intervalles de secondes mineures dans le grave du clavier. Le principe en est très perceptible à l'écoute seule, et les suites d'accords très complets (beaucoup de doigts sollicités), souvent des renversements du même accord, sont typiquement de l'écriture de Rubinstein… même lorsqu'il écrit pour orchestre ! (Ce qui, comme je l'évoquais dans l'épisode précédent, entre en amusante contradictions avec les conseils prodigués à ses élèves.)
La pièce a déjà été gravée par Martin Cousin (et il en existe aussi une version MIDI sur les sites de flux…) pour Naxos, et publiée dans les jours même où je l'enregistrais, à l'été 2023… si bien que malgré mon suivi régulier des nouveautés, je n'avais pas encore vu que mon inédit ne l'était plus guère. Je vous invite bien évidemment à découvrir le cycle entier, avec ses fugues, dans une interprétation techniquement incomparable à la mienne.
Le contraste est cependant intéressant entre les deux approches : à la lecture, je perçois une ambiance assez furieuse – un peu dans l'esprit du Prélude Op.28 n°22 de Chopin –, avec des graves martelés et en regard des accords altiers ou vindicatifs, tandis que Martin Cousin joue la chose avec beaucoup plus de souplesse et de modération, rien de tempêtueux chez lui, et des accords qui répondent plus doucement aux basses (ce n'est pas marqué sur la partition). Deux interprétations (au sens linguistique !) possibles de ce texte, donc.
J'ai ensuite poursuivi dans mon ordre chronologique, même si je ne suis pas certain de vouloir faire éterniser la série dans les parties les moins singulières du patrimoine sonore ukrainien – peut-être faudra-t-il accepter d'en passer par des thématiques qui oscilleront d'une période à l'autre, en classant plutôt par degré d'intérêt.
De Mikhailo Kalachevsky (ou Kolachevsky ; Kalatchevsky en translittération française), né (en 1851) et mort dans la même région du centre de l'Ukraine (dans la courbe du Dniepr), je n'ai mis la main que sur un Nocturne, de facture très traditionnelle : basse + accord à la main gauche, des enchaînements typiques du romantisme, quelques recherches de contrechant simples (une descente chromatique en triolets, par exemple), et beaucoup de réponses en imitation d'un petit motif de quintolets – en cela, nocturne dans la veine chopinienne, avec des rythmes en forme d'ornements de durée variée.
Très joli et agréable. (Le compositeur est surtout célèbre pour sa symphonie sous-titrée « ukrainienne ».)
Sergei Yuferov (ou Sergueï Youferov, ou Serge Youferoff…), né à Odessa en 1865, a en revanche une éducation musicale russe, aux conservatoires de Saint-Pétersbourg (sous la conduite de Glazounov, notamment) et Moscou. Comme Dyck, il est l'auteur d'un très beau trio piano-cordes qui se trouve au disque, ainsi que de plusieurs opéras (Myrrha, Yolande, Antoine & Cléopâtre) qui ne sont pas enregistrés.
Dans l'Élégie que j'ai déchiffrée de lui (depuis publiée en vidéo ici), tirée de ses Arabesques Op.1, je suis frappé, malgré le moment précoce de sa carrière, par la grande intelligence musicale de la construction : il s'agit d'un nocturne assez traditionnel (un chant accompagné, avec une partie plus vive au milieu), mais où le chant s'épanouit sur des silences (la basse s'interrompt) et se développe sur le même patron rythmique un peu hésitant (un triolet dont la deuxième note est allongée) ; sa mutation rapide centrale, progressive et généreuse, ainsi que sa progression harmonique, se caractèrisent non par l'ostentation, mais pas la juste mesure et la connaissance précise de ce qui fait la différence entre une pièce fade et une miniature pleine d'esprit.
Par pure appropriation culturelle (les Russes annexent les frigos, je peux bien leur subtiliser un compositeur obscur si je veux), et pour permettre l'inclusion de compositeurs marquants, j'ai décidé que Vasily Kalinnikov (ou Vassili ou Basile, né en 1866 à Voïna) pouvait être considéré comme compositeur ukrainien – cela n'a pas grand sens eu égard à sa formation en Russie, mais comme il est mort à Yalta, sur un territoire qui est depuis devenu ukrainien, tout dépend de la délimitation (nécessairement arbitraire) que l'on met à « compositeur ukrainien ». Ethniquement ukrainien, incluant des territoires perdus ? Ou à l'inverse correspondant au sol ukrainien, incluant l'histoire de territoires qui ne l'étaient pas à l'origine – de même qu'on considère le patrimoine de Nizza comme du patrimoine français. C'est une question de principe, un choix à faire en amont – et, comme je l'ai expliqué dans les notules concernées, je pars du principe que les appartenances simultanées sont possibles, et choisis donc l'extension maximale. Ainsi, tout compositeur ayant des origines ethniques ukrainiennes ou ayant résidé sur un fragment de terre ayant appartenu à un moment ou l'autre à l'Ukraine peut entrer dans cette série – je m'efforce ensuite à chaque fois de bien préciser la nature de cette appartenance. Cela permet d'élargir au maximum le corpus de belles choses que l'on peut embrasser – et, je l'avoue, ça m'amuse de pouvoir moi aussi annexer des trucs.
En ce qui concerne Rubinstein et Kalinnikov, on se situe clairement à la limite de l'exercice, rien dans leur musique n'est marqué, à ma connaissance par une influence du terroir ukrainien.
¶ Sa Valse en la, plus simple, contient tout de même les petites tensions harmoniques et les notes de goût ajoutées (appoggiatures) qui procurent un caractère inhabituellement dynamique et ample (beaucoup d'accords de quatre notes à la main droite pour jouer la mélodique), pour un format destiné au salon !
¶ Lui aussi a commis une Élégie, en si bémol mineur, sur un balancement simple mais parcouru de petites fusées en chevron, comme un trait de flûte pastorale – Debussy en use quelquefois. Là aussi, appoggiatures rythmiques, enflements dramatiques et même évolutions harmoniques fortes ponctuent, avant de retrouver la dimension chopinobelcantiste de l'exercice dans l'accroissement des fusées (avec beaucoup plus de notes à placer dans le même tempo) à la réitération du thème principal. Délicat, simple et direct à l'écoute, mais à nouveau écrit au cordeau, beaucoup de beautés musicales à se mettre sous la dent.
¶ Une Pièce isolée dans la tonalité rare de sol bémol majeur, fondée sur la superposition du thèmes (sur le temps) et d'accompagnements syncopés, développe les mêmes qualités : petites subtilités rythmiques, évolutions harmoniques, évidence mélodique… Simple en apparence, et beau en tout cas.
Vraiment rien à voir, celui-ci est né en 1869 et écrit dans un style tout à fait romantique, bien écrit pour le piano et non dépourvu d'idées, mais tout à fait consonant. Je n'ai lu que le « Crépuscule » des Pièces de l'opus 4 ; pour les 6 Miniatures Op.5, le geste pianistique m'a paru plus osé – des frottements de seconde ajoutés à des octaves qui s'enchaînent, pour les accords de septième, une configuration inhabituelle car elle contraint le pouce et l'index à être très rapprochés alors que la main est par ailleurs en extension.
Pour autant, le discours musicale lui-même, quoique tout à fait harmonieux et bien mené, ne présente pas de saillances majeures. Je n'y ai clairement pas pris le même plaisir que pour Youferov et Kalinnikov (ou même Rubinstein), sans parler des profils plus fantaisistes qui vont suivre !
Je n'ai pas pu trouver aisément de partition disponible de Lopatynsky (né en 1871) en ligne, et pour ce qui est de Mossolov (né en 1900), je crois que ce qui a été publié, du moins, est disponible au disque – même si, dans le cadre de la série, je ferai sûrement l'effort, puisque c'est le jeu, d'en enregistrer moi-même un bout. Nous restent donc, dans la suite, deux oiseaux rares, très singuliers.
Théodore Akimenko d'abord (né en 1876).
(Prénom russophone Fiodor francisé, le plus couramment diffusé dans les notices en français et en anglais.) Compositeur itinérant, né à Kharkiv (alors Kharkov), étudiant et exerçant à la Chapelle Impériale de Saint-Pétersbourg (élève de Rimski-Korsakov et Balakirev), directeur de conservatoire en Géorgie, puis professeur (de Stravinski !) au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, chef de chœur à l'église russe de Nice, repassant par Kharkov et Saint-Pétersbourg, fuyant la Révolution russe en France puis à Prague, avant de finir sa vie à Paris.
Je ne connaissais de lui que ses œuvres pour violon avec accompagnement de piano, publiées par Toccata Classics (dont il faut saluer le formidable travail, documentant inlassablement des corpus totalement perdus de vue) – des œuvres postromantiques assez traditionnelles, où rien ne m'a pas particulièrement accroché l'oreille au cours de mes deux écoutes, certes un peu distraites. J'ai aussi survolé en lecture ses Poèmes ukrainiens Op.91 (voix-piano), d'un romantisme tout à fait habituel, quoique ménageant de belles modulations et des contrastes très réussis.
Au piano solo en revanche ! Beaucoup de cycles sont disponibles, et je les ai enchaînés devant leur intérêt et, plus encore, leur disparité de ton.
¶ J'ai été absolument fasciné par plusieurs cycles où, sans avoir du tout lu sa biographie, je sentais l'influence de couleurs françaises (peut-être davantage du côté de Dupont ou Mariotte que de Debussy) : les Préludes caractéristiques Op.49 reprennent une structure assez chopinienne (avec des allures de nocturne, ou de pièces fulgurantes à la main gauche tempêtueuse), mais enrichis par une exploration harmonique qui semble guider toute l'inspiration et rechercher avant tout la couleur et l'évocation, bien au delà du caractère univoquement pianistique qui prévaut en général, pour un Prélude. Les influences qui affleurent naviguent entre le postromantisme franc, les sophistications scriabiniennes ou même le goût pour les mélodiques chromatiques et les enchaînements imprévus propres aux futuristes – un futurisme largement pondéré par toutes les autres influences. J'en ai publié des extraits en vidéo ici.
¶ Pour les Récits d'une âme rêveuse Op.39, c'est encore plus évident, beaucoup d'ambiances de préludes debussystes (n°1) ou de danses françaises (n°2, proche du schrerzo de la Symphonie n°3 de Magnard, de danses de d'Indy, etc.), avec toujours une identité propre, des enchaînements harmoniques inattendus, des couleurs évocatrices. « Au bord du lac » a été publié par mes soins en vidéo ici.
¶ Le plus étrange de tous étant Uranie, La muse du ciel Op.25, un cycle dans une couleur beaucoup plus néoclassique, des effets de nudité et de répétition, mais pas du tout simplifiée harmoniquement, quelque chose de très étrange, un peu comme les œuvres les plus personnelles de Poulenc et de Riisager, mâtinées de symbolisme, voire de futurisme ou de minimalisme. Je ne sais pas si j'aime vraiment, mais c'est fascinant. (captée en vidéo, je dois désormais réaliser le montage des commentaires)
¶ Les Deux Esquisses fantastiques (en français dans le texte à chaque fois), qui promettent aussi de très belles ambiances et des pièces de nature très variée.
¶ Il me reste à lire le cycle Rêve mystérieux. Le reste n'est pas aisément trouvable, ou peu propice à l'exécution en solo.
Je voulais terminer en mentionnant Leo Ornstein (né en 1893), bien documenté par le disque, mais pas complètement, croyais-je. Natif de Krementchouk (oblast de Poltava, au centre-Est de l'Ukraine, une région d'où proviennent beaucoup de nos héros dans cette série), il est dès neuf ans élève à Saint-Pétersbourg (ce qui, à nouveau, en fait aussi un artiste culturellement formé par le centre du pouvoir en Russie) : alors qu'il donnait un récital dans sa ville natale, le pianiste superstar Josef Hofmann le remarque et lui offre une lettre de recommandation, clef pour les études dans la capitale de l'Empire. Cependant l'essentiel de sa vie se déroule aux États-Unis et une bonne partie de sa formation a lieu a la future Juilliard School : il n'a que douze ans lorsque sa famille fuit les pogroms et s'installe à l'autre bout du monde.
Bien qu'éloigné de l'Ukraine et de la Russie, Ornstein creuse un sillon très parent du futurisme, avec une audace qui stupéfie ; des pièces chargées d’enchaînements plus expressifs que fonctionnels (au sens de la syntaxe musicale), ou suspendant la tonalité, mais toujours avec une verve, en particulier rythmique, immédiatement saisissante.
Je me suis fait plaisir en jouant (partiellement, c'est vraiment exigeant digitalement, et on a peu de repères en lecture tant qu'on n'est pas immergé dans son style très idosyncrasique) les Sonates 4 et 7, la Tarentelle diabolique, Suicide in an Airplane, et même les Impressions de Notre-Dame, que je croyais inédites mais qui se trouvent en cherchant – et bien mieux jouées que je ne pourrais le faire, ces pièces sont vraiment exigeantes techniquement. Je crois qu’on n’a pas capté tout ce qui a été publié, sans même parler de probables inédits dans ses archives ou de pièces jamais rééditées, mais dans ce qui est accessible sans courir les bibliothèques, je n’ai finalement rien trouvé. Je le mentionne car j’ai cru, dans mon cycle de raretés ukrainiennes, en enregistrer certaines pour la première fois – mais il n’en était rien.
Figure d’une puissanye singularité que je vous recommande vivement, dans le top des compositeurs du vaste legs ukrainien.
Le prochain volet devrait clôturer cette série qui se sera en réalité étendue sur un an, pour « deux ans et demi de déchiffrages », même si je n'ai pas mentionné au fil des publications les nouvelles partitions explorées dans les genres déjà traités !
Il comprendra des questions à votre attention, estimés lecteurs. La Nation, le Continent et l'Univers comptent sur votre indispensable contribution.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Déchiffrage & improvisation - Musique en Ukraine a suscité :
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