Les anciens épisodes du podcast Ukraine ont été repris en en
retravaillant
le son – afin qu'il soit plus audible dans les transports et
mieux
égalisé. Vous pouvez regrouver les retranscriptions de la série sous
forme de notules dans la suite du chapitre Musique ukrainienne (en haut de la colonne de
droite du site).
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici. Je les ai aussi agencés, sur Spotify
(accessible gratuitement mais avec publicité, si ça n'a pas changé), intercalés avec des pistes de disques
correspondant à chaque épisode.
La première partie des opéras et oratorios a déjà été présentée dans la
notule précédente.
Code couleur :
→ En allemand. En russe. En français.
Musique ukrainienne – 27 – Anton Rubinstein, compositeur
d'opéra (1874-1888)
1874 – Die
Maccabäer (quelquefois Die
Makkabäer,
« Les Maccabées ») – opéra en 3 actes et 6 tableaux à sujet religieux,
sur un livret de Salomon Hermann Mosenthal (d'après Otto
Ludwig), créé en 1875 à la Hofoper de Berlin, en 1877 à
Saint-Pétersbourg (après quelques soucis avec la censure).
Je ne l'ai pas encore lu et ne sais pas
s'il s'agit plutôt d'un oratorio
ou d'une fanfiction
aux enjeux plus profanes, avec histoires d'amour inventées devenues
sujet principal. L'habitude de Rubinstein et l'écriture en tableaux
fait penser à un oratorio, mais je n'ai pas (encore) trouvé quelles
étaient les causes de censure.
Il faut dire que les Maccabées
constitue un sujet de divergence
religieuse
très apparente, puisque les 4 livres qui font le récit de la révolte
des Juifs conservateurs contre l'hellénisation impulsée par les
Séleucides ne sont pas du tout reconnus par tous : les juifs et les
protestants (donc la majorité berlinoise, lieu de la création) ne les
retiennent pas dans leur canon, contrairement aux orthodoxes (mais pas
tous les orthodoxes non plus…). Quant aux catholiques, ils n'en
reconnaissent que les deux premiers livres. Voilà qui rend curieux des
débats savants et déchirements internes qui ont dû mener à cette
pagaille dans le corpus. Donc peut-être un projet initialement
dédié à la scène pétersbourgeoise ? (Pourtant les sujets purement
religieux n'y sont pas du tout la norme dans le genre des oratorios
allemands qui pullulent.)
1877 : Néron – grand opéra en 4
actes (et 8 tableaux), sur un livret de Jules Barbier (co-auteur de Dinorah pour Meyerbeer, Faust pour
Gounod, etc.), commande de l'Opéra de Paris, où l'œuvre n'a encore
jamais été représentée à ce jour. La création a eu lieu à Hambourg, en
1879.
J'étais évidemment particulièrement
curieux d'un grand opéra en français écrit par ce compositeur que
j'estimais déjà, d'une culture très éloignée du Grand Opéra, et sur le
livret d'une des grandes figures de la scène lyrique parisienne des
années 1850-1870 !
Hé bien… l'inspiration semble totalement absente pour ce Néron. Quand
je dis absente, c'est qu'il plaque (littéralement) le même accord d'ut
majeur sur le même rythme (et rien de fou : juste des NOIRES)
dans le même renversement sur plusieurs mesures… et cela arrive tout le
temps. Formules les plus plates possibles, les plus répétitives,
prosodie moyenne… vraiment aucun relief musical, du remplissage à
partir de formules déjà très pauvres, même par rapport aux standards
des petits maîtres. Je me suis arrêté à l'acte I, je n'en pouvais plus
– évidemment, il est tout à fait possible que des pépites se cachent
dans les trois actes suivants, il faudra y revenir un jour.
Je ne sais pourquoi l'œuvre n'a pas été représentée comme prévu (pas
finie à temps, changement de direction, résultat trop médiocre… ?). En
tout cas cela rend curieux, lorsque j'aurai un peu de temps, je
chercherai, mais je n'ai évidemment pas pu (bien que je travaille sur
cette notule depuis plus d'un an…) recenser les œuvres, les déchiffrer,
effectuer des recherches approfondies sur chacune, surtout considérant
que les informations ne sont pas toutes aisément disponibles, et que le
catalogue de Rubinstein, doté d'une réelle facilité de plume et
d'inspiration, est particulièrement fourni !
1879 : Купец
Калашников
(« Le marchand Kalachnikov ») ; opéra en trois actes, livret de Kulikov
(d'après Lermontov), créé en 1880 à Saint-Pétersbourg.
Un des nombreux opéras inspirés de
l'ère d'Ivan le Terrible… mais cette fois-ci, le tsar pervers n'est pas
présenté de façon euphémisée comme dans la plupart des opéras du temps,
où il incarne plutôt une figure rigoureuse mais en fin de compte juste (LaPskovitaine) ou tolérable (La Fiancée du Tsar) et en tout cas
légitime. Je ne sais comment l'œuvre a pu être acceptée par la censure,
mais voici comment apparaît le tsar
star :
à l'acte I, le tsar défend les exactions de ses opritchniks, exécute un
homme qui se plaint, et offre des bijoux à l'un de ses courtisans pour
qu'il puisse séduire une femme mariée. À l'acte III, comme Kalachnikov,
le mari de la femme que le favori a finalement tenté de violer, tue le
coupable dans un duel qui n'est pas supposéêtre à mort, Ivan le
condamne à mort pour la raison suivante : « où est sa peur de Dieu
? où est sa peur du tsar ? ». Pas exactement une figure de vertu
ni de justice clairvoyante.
Musicalement, le langage est simple et épuré (davantage, pour ce que
j'ai pu survoler de la partition, que Tchaïkovski ou Rimski-Korsakov),
tourné vers le patrimoine russe, avec un certain nombre de pièces
caractéristiques (danse des bouffons, chœur monacal, hymne au tsar…) et
de références sonores au folklore.
1883 : Unter
Räubern (« Parmi les voleurs ») ; opéra comique en un acte,
livret d'Ernst Wichert (d'après Théophile Gautier), créé en 1883 à
Hambourg.
Je n'ai pas eu le temps de remonter la
piste pour trouver la partition et pouvoir vérifier si le sujet est
plutôt inspiré du vaudeville Un
voyage en Espagne (ou le personnage du voyageur cherche le grand
frisson) ou du ballet Yanko le Bandit
créé au Théâtre de la Porte Saint-Martin sur une musique de Deldevez.
1883 : Sulamith
(« La Sunamite »)
– oratorio, continuité plus proche de l'opéra, livret de Julius
Rodenberg, créé à Hambourg en 1883.
Après lecture de
l'œuvre à mon piano : contrairement aux affirmations de certaines
notices, il ne s'agit pas de la Sunamite du Cantique des Cantiques
(« Reviens, reviens, la Sulamite, reviens, reviens ! » – qu'est-ce
qu'on pourrait en mettre en scène d'ailleurs ?), mais bien le début du Premier Livre des Rois,
qui raconte les derniers jours de David – où, pour réchauffer le roi
David qui dépérit à la fin de sa vie, on glisse une jeune femme,
originaire du pays de Sunam, dans son lit. Il s'agit sans doute de la
bouillotte la plus célèbre de tous les Âges.
C'est un biblisches Bühnenspiel
(« représentation scénique
biblique ») en 5 tableaux, et à la lecture je suis assez séduit par sa
prosodie et ses rythmes plutôt originaux. La
réduction piano que j'ai
jouée sent vraiment le compositeur pour piano (même si Rubinstein, on
l'a
vu, déconseillait à ses élèves de composer au piano, la pensée
pianistique affleure souvent dans ses compositions), et la grammaire
des altérations est parfois hétérodoxe – l'usage des dièses et des
bémols n'est pas toujours celui de la théorie, même si ça ne change
rien à l'oreille au bout du compte. On y trouve beaucoup de récitatifs
aux formules d'accompagnement gentiment lyriques – du romantisme
mesuré, mais vivant. Il ne faut pas en attendre autant de singularité
qu'au Démon, autant de
souffle que pour Moses, mais
il s'agit d'une belle œuvre au sujet inhabituel sur les scènes, qui
pourrait très avisément être remontée.
1884 : Der
Papagei
(« Le Perroquet »)
– opéra comique en un acte, sur un livret de Hugo Wittmann (inspiré par
un conte persan du XIVe siècle tiré de Touti-Nameh, c'est-à-dire « Contes
d'un Perroquet »), créé à Hambourg en 1884.
1888 : Горюша(«
La Mélancolique » ?) – opéra en quatre actes sur un livret de Dimitri
Averkiev, créé au Théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg en 1889.
Musique ukrainienne – 28 – Anton Rubinstein, compositeur
d'opéra (1889-1894)
1889 : Moses
(« Moïse ») – oratorio (nommé « opéra à sujet sacré », mais les
tableaux y sont nombreux et très segmentés), livret
de Salomon Hermann Mosenthal, créé à Riga en
version de concert en 1894 – mais l'opéra a été composé à la fin des
années 1880, et une production avait été jusqu'à la répétition générale
à Prague en 1892, je ne sais pourquoi la série de représentations a été
annulée. Il existe un disque – par l'Orchestra Sinfonia Iuventus de
Pologne, dirigé par Mikhaïl Jurowski (père de Vladimir, mais davantage
spécialisé dans l'opéra russe), de belle qualité.
Vaste fresque de trois heures, qui
couvre une large part des grands épisodes de la vie de Moïse, dans un
style complètement congruent avec le goût
allemand d'oratorio
: des moments de consonance pas très saillants (du récitatif ou du
chœur qui tombe bien dans l'oreille sans ménager quoi que ce soit de
singulier) alternent avec de très beaux élans, en particulier les fins
d'acte. Le traitement de l'Engloutissement de l'armée de Pharaon est à
ce
titre particulièrement révélateur : il n'est pas très spectaculaire –
et à la lecture de la partition on se dit que c'est peut-être parce que
Rubinstein n'avait pas les moyens d'écrire quelque chose de puissamment
démesuré et hors cadre – mais très évocateur, on y entend avec une
belle prosodie le texte de Pharaon, la surprise du chœur des Égyptiens,
et l'orchestre qui mime, plutôt qu'un cataclysme épouvantable, la
montée inexorable des eaux. Très réussi au bout du compte.
On pourrait le résumer avec l'idée d'une œuvre qui devrait être un
oratorio du rang (assez dans le goût de Max Bruch), mais qui comporte
beaucoup de beautés, écrites avec moyens peut-être limités, mais
toujours exploités avec une grande intelligence – au bout du compte une
œuvre que j'ai beaucoup réécoutée, alors qu'elle n'est pas la plus
singulière de son temps.
1894 : Christus
– livret de
Heinrich-Alfred Bulthaupt, créé en version de concert à Stuttgart en
1894, et en version scénique (si je comprends bien mes sources
contradictoires) à Brême en 1895. Dernière œuvre scénique d’un
compositeur jusqu’alors réputé incroyant ; elle a l’originalité de
sélectionner des épisodes de la vie de Jésus très rarement mis en
musique. L'oratorio commence de façon assez originale avec le Prologue
de
la Présentation aux Bergers et aux Mages (plutôt qu'un tableau de la
sainte-Famille) et se poursuit – ce qui est plus inhabituel encore dans
les représentations musicales de la vie de Jésus – par la
Tentation sur la montagne, et plus loin, les Marchands chassés du
Temple. L'Épilogue présente
un paysage ensoleillé en présence de la Croix.
Christus,
une œuvre perdue ?
L'œuvre
n'avait pas exécutée depuis 1895. L'arrière-petit-fils de Rubinstein,
le chef d'orchestre Anton Sharoev (directeur musical de l'Orchestre de Chambre Philharmonique
Sibérienne de Tyumen),
souhaitait le remonter. Il avait même convaincu le directeur de l'Opéra
de Perm d'accueillir le projet, mais n'avait à sa disposition que des
fragments, dans une traduction russe d'ailleurs – et redoutait que le
reste, l'édition originale de 1895 publiée à Leipzig, fût à tout jamais
perdu.
Il raconte (dans
un entretien en russe)
la chose avec un certain sens du romanesque, comme s'il avait trouvé
une œuvre perdue, mais en réalité elle était tout à fait présente dans
les bibliothèques de Berlin, c'est davantage son impatience face aux
délais qui rend la chose épique.
Première étape : le directeur de l'Opéra de Perm le présente à
l'Institut Goethe attaché à l'Ambassade d'Allemagne de Moscou. il y
rencontre deux bibliothécaires berlinois (mais d'origine russe), qui
ont trouvé la cote de la partition que Sharoev n'avait pas pu trouver
de lui-même – il émet même l'hypothèse qu'elle n'avait pas été
cataloguée auparavant !
Il voyage jusqu'à Berlin, regarde le microfilm, tremble de terreur que
la partition ne soit incomplète, mais non, tout y est ! Il
raconte même que sa tension artérielle a fait un tel bond qu'il a dû
prendre quatre pilules et une demi-heure de repos… Je ne vous garantis
donc pas la véracité du récit, mais comme c'est notre source unique et
qu'elle est savoureuse, autant vous la citer.
Sharoev demande donc une copie du microfilm, mais il faut passer
commande – les délais sont d'un mois et demi. Et lui d'offrir de payer
« n'importe quel prix » pour l'avoir tout de suite ! Évidemment,
ça a fait rigoler le personnel allemand, un peu plus sensible aux
règles et un peu moins à la corruption que leurs homologues russes,
manifestement.
Mais, comme un certain type de corruption est toujours possible,
Sharoev se vante d'avoir obtenu de l'aide de l'entourage d'Angela
Merkel, qui aurait dépêché « une jolie étudiante diplômée »
spécialement pour faire le travail et le laisser repartir avec la
partition.
Lorsqu'il est question d'une partition 'réputée perdue', ce n'est donc
pas tout à fait vrai : elle n'était pas couramment disponible, ou
peut-être pas encore cataloguée – mais c'est surtout que Sharoev qui
l'a recréée ne sait manifestement pas chercher ! (Pour mon titre,
j'ai donc beaucoup appris des titres de presse : placer un titre faux,
démenti ensuite par l'article reste la plus payante des stratégies
sommaires.)
Au demeurant, la version recréée par Sharoev (audio, vidéo) est à part, puisqu'il
exécute cet oratorio en allemand (comme c'est prévu), mais aussi en
russe (langue du public, et dont il disposait de fragments édités), en
hébreu et en arménien (cela change d'une scène à l'autre). Il opère
aussi de vastes coupures au sein des tableaux, et pas forcément parmi
le plus mauvais !
En somme, puisque la partition n'est pas perdue et qu'elle se révèle
assez originale, il serait légitime d'en espérer une version mieux
chantée, plus complète et surtout plus largement diffusée !
Le contenu de Christus
Quelques éléments tirés de ce
que j'ai déchiffré à ce jour :
Prélude : assez étrange et erratique, très intriguant. Prologue : la Nativité,
avec une rare présence des Rois Mages – un Maure sur un thème oriental,
un Norvégien sur de grands accords parfaits consonants mais modulants. Premier tableau :
la Tentation sur la montagne.
Très étonnant. Entrée chromatique avec un
Prélude assez singulier, puis Jésus médite dans le goût du Mont des
Oliviers de Beethoven, avant l’arrivée de Satan, sur des accords
ramassés dans le grave (mais plutôt paradoxalement lumineux).
Propositions de gloire sur des lignes de plus en plus lyriques – où
l’on sent poindre, pour une fois, l’ascendance russe dans la rondeur
des mélodies et leur caractère très persuasif. Satan disparaît sur un
un accord de quinte diminuée qui se prostre progressivement vers le
grave, avant un diaphane accord parfait pianissimo dans les aigus de
l’orchestre. Assez inhabituel, très bien déclamé et très réussi, avec
encore une fois des moyens compositionnels assez simples (mais une
bonne connaissance de l’harmonie !). On trouve d’ailleurs une pointe
d’arianisme dans le livret, Jésus parle du Père comme d’une entité
extérieure à laquelle il est lui-même soumis, et auquel il renouvelle
sa foi. Deuxième tableau :
le Baptême. Là aussi, rarement représenté. Troisième tableau :
miracles, et défense de Marie de Magdala. Quatrième tableau
: Jésus chasse les marchands du Temple, autre épisode à ma connaissance
rarissime sur les scènes. Cinquième tableau :
la Cène et l'Arrestation. Sixième tableau :
le Procès. Septième tableau :
bataille d'anges et de démons pendant une Crucifixion hors-scène ! Épilogue :
paysage ensoleillé où apparaît la Croix. Là encore une représentation
insolite, en particulier sur scène.
Il faut ajouter à tout cet ensemble scénique un ballet, La Vigne, créé à Berlin en 1893.
Je trouve très impressionnant l'entrelac de langues, de styles, de
formats, qui ne sont pas concentrés sur des années précises, passant
durant toute sa carrière de Hambourg à Saint-Pétersbourg, de Paris à
Vienne, pour de l'opéra romantique, de l'opéra comique, de l'oratorio,
dans des styles spécifiques aux scènes concernés, son langage n'étant
pas le même dans l'oratorio majestueux allemand que dans l'opéra
folklorique russe. Et tout cela non par période, mais par alternance
régulière ! Dans la quantité, certaines pages sont clairement de
moindre qualité, mais dans tous les ouvrages que j'ai pu lire (Néron
excepté) on rencontre des pages magistrales, des idées fulgurantes, ou
tout simplement de beaux récitatifs et de belles mélodies. Legs assez
considérable qui mériterait, à n'en pas douter, un regain d'intérêt.
Musique ukrainienne – 29
– Anton Rubinstein, extraits de Christ
Cet épisode est plus particulièrement taillé pour le podcast : trois
extraits de l'œuvre enregistrés (en déchiffrage) par mes soins, avec
une petite introduction précisant la démarche d'une part, détaillant
quelques aspects musicaux de ces extraits d'autre part. Ce serait un
peu fastidieux à retranscrire.
Je précise que ma voix et ma fluidité ne sont clairement pas à leur
meilleur pour l'audio de présentation – un des rares épisodes sans
script, enregistré un jour où la santé était moins au rendez-vous que
les vives douleurs. J'espère ne pas avoir trop grimacé à l'oreille.
Je ne le redis pas à chaque extrait,
mais il s'agit de déchiffrage, ne placez pas vos espérances trop haut –
dans le cas de Christus,
il y a en général eu une première lecture, notamment pour pouvoir
placer ensuite la ligne vocale, mais cela reste une simple lecture de
la musique,
il ne faut pas en espérer exactitude absolue ni interprétation
réfléchie… simplement une
évocation, une mise à disposition d'un matériau brut pour se donner une
idée des ambiances sonores. C'est ce que j'appelle quelquefois du
score unboxing : on ouvre la
partition et on regarde ce qui se passe.
Le Prélude du Prologue.
Progressions assez étranges, donc on ne comprend pas nécessairement le
but, dans des registres expressifs assez variés ; voyez par exemple la
descente du début, aux rythmes asymétriques, qui revient renforcée par
deux fois (avant de ne plus être jamais reprise), entrecoupée d'autres
thèmes. Des moments qui paraissent davantage du remplissage (par
exemple une septième de dominante, un accord qui appelle résolution,
qui se trouve martelé sur plusieurs mesures, et pas vraiment résolu,
qui se transforme en accord simple de trois sons, un peu plat) ; et par
ailleurs de la recherche, comme cette descente chromatique sur des
arpèges, où chaque accord utilise une disposition différente, vraiment
un moment ciselé.
Je me suis arrêté avant la fin, parce que le Prélude est vraiment long
(et difficile, donc fatiguant en déchiffrage !), mais de mémoire elle
est plus longue que la partie enregistrée par Sharoev, qui coupe
vraiment très tôt (au tiers ? au quart ?).
[[
]]
Le Prologue, après son long Prélude, consiste en une représentation de
la Nativité : les Bergers
observent l'Étoile et s'interrogent, un Ange puis les Anges se mettent
à chanter. Mon enregistrement commence au milieu du chant des Anges,
initialement surtout du chant homorythmique accompagné d'arpèges, sans
saillance particulière ; je n'ai pas pu jouer simultanément
l'accompagnement – d'une belle veine mélodique dans les médiums,
confiée, j'imagine, au grave des violons puisque la ligne s'arrête au
sol 2, la note plancher de l'instrument, corde à vide la plus grave –
et le chœur (masculin mais à quatre parties), qui propose de beaux
effets d'échos en imitation. Pour les curieux, la partition est
gratuitement (et légalement) disponible sur IMSLP (page 18 de la
partition et 22 du PDF).
Arrive ensuite un roi Maure avec un chœur qui tient le rôle de sa
Suite, accompagné par une mélodie arabisante très réussie :
asymétrique, avec quantités de petites différences… une mesure sur deux
est constituée d'accompagnements manifestement en pizz, seule, et
l'autre mesure joue cette mélodie caractéristique, qu'on imagine
confiée à un hautbois, pour figurer un instrument oriental du type
duduk. Des effets syncopés aussi (la mélodie reprend sur le temps
faible alors qu'elle était tenue sur le temps fort), bref, un résultat
assez ciselé – j'ai souvent écrit que Rubinstein paraissait écrire de
façon un peu automatique et peu se relire, et ici au contraire le seul
accompagnement semble avoir été pensé pour chaque occurrence, un peu
modifiée, du thème. Ayant essayé de soigner cet aspect, je n'ai pas pu
chanter la partie vocale, tenue par une basse ; elle est dans un style
tout différent, assez continu – beaucoup de valeurs brèves, mais
présentes tout autant dans les mesures quasiment nues que dans celles
contenant la mélodie de « hautbois ».
Nouvelle entrée, un Nordischer König,
un Roi du Nord – origine inhabituelle par rapport à nos traditions
visuelles de crèche provençale, mais pas absurde pour montrer
l'universalité de la perception de l'Étoile et de l'événement. Il est
accompagné par des accords totalement réguliers (tout en accords de
noires), dans le médium grave, très consonants ; j'ai pensé à ces
marches épurées de Chopin qui peuvent surgir de nulle part (comme celle
quio sourd au centre du Nocturne « n°11 » Op.37 n°1…).
Progressivement cependant, les choses se complexifient dans l'harmonie
(c'est-à-dire l'enchaînement des accords) tout en restant aussi simples
rythmiquement. La ligne de chant est elle aussi sobre et majestueuses,
mais ne double pas la mélodie de l'accompagnement la plupart du temps
et conserve son indépendance, cette fois encore un gage de soin dans
l'écriture.
Cette plénitude majestueuse marque le plus grand contraste possible
avec la ligne sinueuse et les décalages chant-accompagnement du roi
Maure.
Le Troisième Mage, un vieillard indien, dispose aussi de son
accompagnement et de sa Suite chorale, mais je ne l'ai pas enregistré.
(Je vous passe à chaque fois les histoires logistiques de durée de
location des salles et de plantages d'enregistrement.)
[[
]]
Pour finir, le bijou : le Premier Tableau, qui figure la Tentation au Désert. (Deux lectures
préalables pour celui-là, afin de placer quelques lignes de
chant.) Je ne l'avais jamais vue représentée en musique. Le
Prélude est assez long, plus d'une page sur la partition piano, avec de
grandes montées qui ne sont pas des figures standard de l'harmonie ou
du piano, altenant avec des accords diminués, avec une harmonie
travaillée, pas subversive, mais progressant résolument (et qui
respecte ici vraiment la grammaire, avec tous les doubles bémols
requis) tandis que les valeurs rythmiques se resserrent.
Une suite d'accords plus stables et sobres (mais toujours tendus vers
l'avant, beaucoup d'appoggiatures) accompagne l'apparition de Jésus en
haut de la falaise. L'écriture devient alors assez proche d'oratorios
plus anciens, on pense vraiment au Christ
au Mont des Oliviers de Beethoven, un récitatif épuré mais assez
lyrique, dont le texte est à la fois invocation et méditation. Ici à
nouveau, je suis frappé par l'écriture ciselée de l'accompagnement :
figures qui se renouvellent pour agiter ou apaiser, reprise des montées
du prélude, etc.
Tout cela est interrompu par l'arrivée de Satan, accompagné
exclusivement d'accords dans le grave, qui ne sont pas très dissonants,
mais qui se trouvent massés en bas du spectre, et notés sforzando (c'est-à-dire avec une
attaque plus forte que la tenue), que j'imagine confiés aux trombones –
instrument traditionnel de la musique sacrée, des interventions divines
dans les opéras, et permettant une diversité d'altérations plus aisée
que le cor (mais je pense cela dit que dans les années 1880 les
cornistes pouvaient déjà affronter ce genre de difficulté).
Satan (j'en ai chanté très peu) qui est une basse, s'exprime surtout
dans le grave, et Jésus répond sur un tapis dans le médium des cordes
en trémolo (répétition de notes identiques en faisant bouger l'archet
sans changer l'emplacement de la main sur la touche), avec très peu de
basse pour asseoir, sorte de réponse suspendue et plutôt céleste.
Moment culminant de la scène, Satan puis Jésus s'emparent d'une poussée
lyrique, assez peu allemande, bien davantage dans le goût des grands
épanchements russes, avec un travail interne de l'harmonie qui rappelle
Tchaïkovski (tout paraît simple, mais ce ne sont pas tout à fait les
enchaînements les plus évidents) et une évidence mélodique plutôt
irrésistible.
Finalement tout s'achève par une petite profession de foi de Jésus qui
m'a surpris – elle confine à l'arianisme, et en tout cas s'écarte
explicitement de la Consubstantialité : Jésus parle de Dieu à la
troisième personne et comme s'il était soumis à lui, très loin de
l'idée qu'on pourrait se faire d'un Jésus incarnation divine (« Dieu
est le Seigneur, Dieu, Dieu seul ! »).
Court postlude : grands accords en trémolo sur des renversements du
même accord diminué, de plus en plus doux, de plus en plus graves,
interrompus par la résolution, un la majeur radieux tenu, suspendu dans
l'aigu (que j'imagine joué aux flûtes, hautbois et clarinettes, comme
dans un final wagnérien).
Pas la pièce la plus sophistiquée de tous les temps, mais je l'aime
beaucoup, des caractères différents, une progression réussie, un sommet
atteint dans l'élan lyrique des deux protagonistes, une ambiance très
persuasive.
[[
]]
À très bientôt pour l'évocation de la musique instrumentale de
Rubinstein et de nouvelles figures dans la série ukrainienne ! La
génération suivante nous réserve quelques noms (nés dans les années
1860-1870) peu courus dans les programmes mais de premier intérêt :
Kalachevsky, Youferov, Kalinnikov, Lopatynsky… et ensuite seulement une
superstar soviétique, qui a pourtant largement exercé sa carrière dans
la sphère ukrainienne tout en restant associé globalement à la musique
russe.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musique en Ukraine a suscité :
Les anciens épisodes du podcast Ukraine ont été repris en en
retravaillant
le son – afin qu'il soit plus audible dans les transports et
mieux
égalisé. Vous pouvez regrouver les retranscriptions de la série sous
forme de notules dans la suite du chapitre Musique ukrainienne (en haut de la colonne de
droite du site).
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Musique ukrainienne – 23 – Anton Rubinstein et la Transnistrie
Après les fondateurs de la Triade
d'Or,
j'ai d'abord parlé des deux têtes de pont de la musique nationale :
Hulak-Artemovsky et Lysenko. Mais entre les deux, j'ai laissé de côté
un invité-surprise l'un des
plus célèbres compositeurs ukrainiens… Enfin, ukrainien… nous allons
pouvoir discuter à cette occasion de tout le merveilleux nuancier de l'appropriation culturelle.
Car, parmi ces compositeurs ukrainiens insouponnés, nous avons… AntonRubinstein, né en 1829 à
Vykhvatyntsi (actuelle Ofatinți). C'est une
véritable surprise : car Anton Rubinstein est considéré comme un compositeur russe
de plein exercice. Plus encore, ayant étudié en Allemagne, reçu les
encouragements de Meyerbeer et Mendelssohn, triomphé comme pianiste en
Europe, dirigé Saint-Saëns qui était au piano pour la création de
l'écrasant Concerto n°2 (de Saint-Saëns), composé 20 opéras (créés à
Düsseldorf, Weimar, Brême, Hambourg, Berlin, Dresde, Vienne, Prague,
Riga et bien sûr Saint-Pétersbourg et Moscou), c'est lui qui crée, en
1862, la source du rayonnement national et international de la musique
russe, le Conservatoire de Saint-Pétersbourg, point de départ d'une
longue histoire d'admiration universelle pour « l'école russe ».
Né dans l'Empire russe, fondateur de l'école russe, il n'y a aucune
raison de considérer Rubinstein comme autre chose qu'un compositeur
russe… et pourtant.
C'est que notre garçon est né en 1829 à Vykhvatyntsi (actuelle
Ofatinți), en Moldavie
actuelle, alors partie de l'Empire russe, mais
pas n'importe laquelle… Nous sommes entre Lviv et Odessa, dans
l'ancienne Podilie orientale…
Cette région est intégrée à l'Empire
russe en 1796, au moment de l'annexion des franges de l'Empire par
Catherine II (et notamment, nous en avons parlé, les États-tampon
cosaques). En l'occurrence, c'est une cession de l'Empire ottoman,
d'une région peuplée de Tatars nomades, mais aussi de Roumains,
d'Ukrainiens, de Polonais et de Russes. Dont, d'ailleurs, des cosaques
moldaves. Au moment où Anton Rubinstein naît, c'est la Province de
Podolsk (Подо́льская губе́рния), qui correspond à des parties de
l'actuel oblast de Podolie (au Sud-Ouest de l'Ukraine actuelle) et de
la Transnistrie. Province de l'Empire
russe en tout cas, dans le
gouvernorat de Kiev.
Mais lorsque, en 1917 puis 1918, à l'exemple de la Russie, sont
proclamées la République populaire
ukrainienne (capitale Kyiv) et la République populaire
d'Ukraine occidentale (aussi appelée République de Galicie,
capitale Lviv), cette zone est bien propriété de l'État ukrainien. Cela
ne dure pas très longtemps, il est vrai, puisque, en 1921, l'Ukraine
devient une République socialiste
soviétique,
mais la région de Vykhvatyntsi (je l'exprime ainsi pour
simplifier, ce n'est
pas le nom officiel de la région !), la ville natale de
Rubinstein, obtient dès 1924 son autonomie (en
tant que zone de langue roumaine) et, à partir de 1940, tandis que des
territoires roumains sont annexés à l'Ukraine, laRépublique
socialiste soviétique de Moldavie
prend son indépendance avec cette bande de terre. Depuis 1991, c'est
une part de la Moldavie, mais une part qui, dès avant son indépendance
(en 1990) avait fait sécession. Conflit régulièrement ravivé en
sous-main par la Russie, mais à l'origine, Gorbatchev avait déclaré
cette indépendance nulle et non avenue.
Beaucoup de détails pour donner des jalons, mais ce qu'il faut retenir
: Rubinstein était de langue russe,
né dans l'Empire russe. Il a exercé
dans les grandes villes d'Europe
(Allemagne surtout) et en Russie
(Saint-Pétersbourg en particulier). Son frère cadet, Nikolaï, est
d'ailleurs né à Moscou. Dans son esprit, dans celui de tous à l'époque,
c'était un compositeur russe.
La zone n'appartient pas non plus à l'Ukraine actuelle. Cependant, et
c'est là où la question intéresse, elle a appartenu depuis 1796 aux
régions administratives de l'Ukraine sous Empire russe, et même à
l'Ukraine en propre de 1917 à 1940.
Lorsqu'on étudie un patrimoine culturel, faut-il considérer
l'appartenance de la zone au moment
où y ont vécu les acteurs ?
Ou les frontières actuelles ? Ou encore intégrer toutes les zones
qui ont fait partie du territoire ?
Dans le cadre de la série qui est la mienne, le but est de fournir un
paysage aussi large que possible :
il faut bien sûr être conscient de
l'appartenance historique des acteurs – à aucun moment Rubinstein, juif
russe ayant exercé en Allemagne, ne s'est perçu ou n'a été perçu comme
ukrainien –, mais il n'y a pas lieu de s'interdire d'explorer
l'histoire longue des territoires, et de considérer que d'une certaine
manière, Rubinstein, sans rien avoir avec l'identité culturelle
ukrainienne, entre dans la sphère de la musique ukrainienne au sens
large. Je franchis donc sans honte ce pas d'appropriation culturelle
– il y en a bien qui récupèrent les réfrigérateurs sur leur territoire
d'il y a un siècle, je peux bien leur faucher un compositeur mort il y
a encore plus longtemps.
En réalité, la conclusion à en tirer est qu'il n'existe pas d'appartenance exclusive… si je
commets un
jour une série sur la musique russe – pourquoi pas l'année prochaine,
lorsque l'armée ukrainienne ramènera à Lviv les tondeuses à gazon
chipées dans les jardins des banlieues moscovites, et qu'il faudra bien
quelqu'un pour parler du patrimoine russe… –, j'inclurai bien
évidemment Rubinstein.
Et c'est l'occasion pour moi de mentionner ce compositeur de réel
intérêt, mais assez peu fêté. On joue quelquefois LeDémon sur les scènes russes, et
puis ?
Lui-même sentait de toute façon qu'il
n'était pas d'ici, qu'il n'était pas né là:
Les Russes me
qualifient d'Allemand, les Allemands de Russe, les juifs de chrétien et
les chrétiens de juif. Les pianistes me considèrent comme un
compositeur, les compositeurs comme un pianiste, les classiques comme
un moderne, les modernes comme un réactionnaire. Ma conclusion est que
je ne suis qu'un pitoyable individu.
(Je ne garantis pas l'authenticité de la citation, citée dans un programme de Radio-Francepar François-Gildas Tual,
mais non sourcée. Également retrouvée, dans la même traduction, sur ce
copié-collé de Wikipédia par une radio suisse).
Source non mentionnée dans Wikipédia non plus – ainsi, ce
pourrait tout aussi bien être une de ces jolies inventions racontées
par un tiers, à la
façon des Arnoldiana.)
Ces préalables posés, il est temps de parler de lui !
Musique ukrainienne – 24 – Anton Rubinstein, le pianiste et
l'homme
C'est peut-être le moment de dire un mot de sa musique ?
Formé en Allemagne, Rubinstein écrit une musique formelle à
l'allemande, peu marquée par les courbures mélodiques du
folklore
russe, même s'il peut affleurer (dans les quatuors davantage que dans
les concertos ou les symphonies, à mon sens). C'est possiblement de lui
que procède cette sensibilité à la forme sonate qu'on peut observer
chez Tchaïkovski – qui fut son élève.
Rubinstein a d'abord été largement reconnu comme pianiste concertiste.
Il avait la particularité d'avoir appris (en observant Liszt, dit-on) à
laisser de la liberté et de la détente à son bras, à savoir respirer de
façon avisée, ce qui lui procurait manifestement beaucoup de liberté
d'exécution. Ses récitals étaient souvent très longs et prodigues en
bis. Il avait même organisé une série de sept concerts traçant une
arche historique du répertoire pour piano, dans laquelle, pour donner
une idée de la
prodigalité de ses programmes, le deuxième de la série, consacré à
Beethoven, comprenait les sonates 14, 17, 21, 23, 27, 28, 30 et 32
! Sans compter les bis, donc.
Tout le monde semble impressionné par la fougue de son jeu – on le
compare souvent à Beethoven, Liszt l'appelait même « van II » –, son
lyrisme, son originalité poétique, sa capacité à timbrer
extraordinairement, et l'ampleur de son son (Clara Wieck-Schumann se
plaint même de ce qu'il couvre les solos d'orchestre). Il n'est pas
avare de fausses notes, pour
lui prime la conception – bien qu'il
exigeât les deux de ses étudiants ! –, et il le reconnaît volontiers. «
Si j'avais ramassé toutes les notes que j'ai mises à côté, j'aurais pu
donner un second concert. »
Une des explications données par ses élèves et les critiques tient dans
la largeur considérable de ses doigts
(son auriculaire aurait eu la
largeur d'un pouce), si bien qu'il lui était difficile de ne pas
accrocher les notes adjacentes.
Moulage de la main droite d'Anton Rubinstein.
Comme professeur, il est
décrit comme disponible, mais
aussi malicieux,
voire prompt au sarcasme. Il demandait à ses élèves pianistes de
respecter scrupuleusement le texte des partitions (ce qu'il ne faisait
pas lui-même en récital) et conseillait à ses élèves compositeurs
d'éviter de composer au piano – sans doute en était-il lui-même très
imprégné, mais je trouve que les versions piano-chant de ses opéras,
certes réalisées par des transcripteurs, laissent vraiment sentir la
pensée pianistique de la musique, davantage qu'orchestrale.
Il a aussi été chef d'orchestre
(c'est lui qui dirige la première exécution du
Deuxième Concerto pour piano de Saint-Saëns, où officiait le
compositeur en personne), mais ce qui nous reste de lui aujourd'hui, ce
sont ses compositions. Et elles méritent l'intérêt.
Musique ukrainienne – 25 – Anton Rubinstein, un Prélude en interlude
Premier interlude dans ce parcours Rubinstein. Pour des raisons de
droits et afin de pouvoir exporter ce podcast sur un maximum de
plates-formes – il faut toujours être prudent là-dessus, la mienne été
rachetée, puis réformée en partenariat… les règles de l'hébergeur
peuvent très vite changer –, j'enregistre moi-même les extraits
d'illustration sonore.
Il faut dire qu'un certain nombre de ces extraits sont des inédits, ce
qui règle la question ; mais pour les autres, outre la question des droits voisins (au droit d'auteur,
c'est-à-dire les droits d'interprètes), j'aime assez le défi
que cela représente dans le cadre de ce podcast artisanal – tout
confectionner soi-même. Chercher les informations, rédiger,
enregistrer, puis trouver les partitions, sélectionner les pièces, les
capter, et finir par éditer et publier le fichier sonore… le tout
s'achevant par la publication de la notule afférente. C'est à chaque
fois une petite aventure.
Ici, je vous propose donc ce Prélude
en sol, tiré des six Préludes & Fugues de l'opus 53. Comme c'est en
général la norme pour les préludes d'esthétique romantique, il se fonde
sur une structure rythmique assez
régulière, où accords pour grandes mains répondent à des octaves
en intervalles de secondes mineures dans le grave du clavier. Le
principe en est très perceptible à l'écoute seule, et les suites
d'accords très complets (beaucoup de doigts sollicités), souvent des
renversements du même accord, sont typiquement de l'écriture de
Rubinstein… même lorsqu'il écrit pour orchestre ! (Ce qui, comme
je l'évoquais dans l'épisode précédent, entre en amusante
contradictions avec les conseils prodigués à ses élèves.)
La pièce a déjà été gravée par Martin Cousin (et il en existe aussi une
version MIDI sur les sites de flux…) pour Naxos, et publiée dans les
jours même où je l'enregistrais, à l'été 2023… si bien que malgré mon
suivi régulier des nouveautés, je n'avais pas encore vu que mon inédit
ne l'était plus guère. Je vous invite bien évidemment à découvrir le
cycle entier, avec ses fugues, dans une interprétation techniquement
incomparable à la mienne.
Le contraste est cependant intéressant entre les deux approches : à la
lecture, je perçois une ambiance assez furieuse – un peu dans l'esprit
du Prélude Op.28 n°22 de
Chopin –, avec des graves martelés et en regard des accords altiers ou
vindicatifs, tandis que Martin Cousin joue la chose avec beaucoup plus
de souplesse et de modération, rien de tempêtueux chez lui, et des
accords qui répondent plus doucement aux basses (ce n'est pas marqué
sur la partition). Deux interprétations (au sens linguistique !)
possibles de ce texte, donc.
Ensuite, pour la mienne, vous connaissez la chanson : c'est une
première lecture (ou peut-être seconde, je l'avais peut-être déjà lue
une fois quelques semaines auparavant, je ne suis plus sûr), sans
travail préalable, donc réellement une découverte au même instant que
vous, avec tout ce que cela implique d'imperfections supplémentaires
dans la réalisation, ajouté à mon niveau digital déjà peu brillant.
Mais c'est une invitation à la découverte (et libre de droits), je
crois qu'on y entend tout à fait bien, par delà mes défauts, le
principe d'écriture dudit Prélude.
Bonne écoute !
[[
]]
Musique ukrainienne – 26 – Anton Rubinstein, compositeur
d'opéra (1850-1871)
En plus de gagner sa vie comme pianiste concertiste de premier plan,
Rubinstein a énormément composé – cela se sent quelquefois, la matière
pourrait quelquefois être concentrée, des moments de fulgurance
remarquables peuvent être suivis de formules plates qui auraient pu
être rehaussées sans trop d'effort. On sent l'aisance avec laquelle
l'inspiration coule sur le papier – et, çà et là, le besoin de
relecture.
Pour autant, Rubinstein essaie beaucoup de choses assez originales, et
ses oratorios en langue allemande (dans la sphère où il passa
l'essentiel de sa carrière) présentent à la fois une belle inspiration
et une certaine audace imprévue. Dans les sujets d'abord :Der
Thurm zu Babel, grosse machine qui s'achève dans le chœur
simultané des hommes, des anges et des démons – ce n'est pas de la
grande polyphonie, mais tout de même, le dispositif est assez
saisissant ! Sa Sulamith (de
David, pas celle du Cantique des Cantiques) est écrite avec simplicité
et touche juste.
Mais le bijou, pour moi, c'est Christus, qui
présente des scènes très rarement mises en musique – notamment une
Tentation sur la Montagne, avec un Jésus caressant (et au besoin
lyrique), quelque part entre celui de Beethoven au Mont des Oliviers et
une veine généreuse plus ouvertement russe, tandis que Satan s'appuie
sur de profonds accords graves, aux couleurs très contrastantes. Tout
est très bien caractérisé, la prosodie est belle, vraiment une œuvre
qui mériterait d'être reprise – j'ai vu qu'un chef descendant de
Rubinstein l'a fait en Russie, mais avec des traductions d'extraits en
russe et en hébreu, de grosses coupes (le très long Prélude dont il
manque les deux tiers), etc.
--
Une vingtaine d'opéras ou oratorios.
[La différence étant qu'un oratorio se joue plutôt dans une église, ou
du moins tend à exalter la foi, tandis que l'opéra à sujet sacré se
sert de la matière biblique pour nourrir des situations dramatiques et
susciter un plaisir théâtre et musical tout à fait profane. Rubinstein
se situe plutôt dans le second courant.]
En allemand. En russe. En français.
Seuls Le
Démon et Moïse sont,
à ma connaissance, gravés au disque.
1850 : Куликовская
битва (Koulikovskaïa
bitva, « La Bataille du Champ-des-Bécasses / Bataille de
Koulikovo ») ou Dimitri Donskoï– opéra en trois actes, livret de Vladimir Sollogub et Vladimir
Zotov d'après Vladislav Ozerov, créé à
Saint-Pétersbourg en 1852.
Le sujet est inspiré d'un épisode
fondateur de l'historiographie russe, la bataille qui oppose le prince
de Moscou à la Horde d'or, dont il était le sujet. De ce que je
comprends, les historiens savent peu de choses avec certitude sur la
bataille – même pas le lieu –, et les explications sur les motivations
de l'affrontement varient : refuser le tribut versé aux Mongols, ou
simplement revendiquer le titre de « Grand Prince de Vladimir »,
c'est-à-dire la préséance sur les autres principautés russes.
Parmi les anecdotes (très possiblement inventées) sur la bataille
elle-même (1380), les chroniqueurs rapportent que le prince Dimitri
avait échangé ses habits contre ceux d'un boyard – qui est pris pour
cible et se fait tuer. Alors que les Mongols croyaient remporter la
victoire, la cavalerie de réserve du cousin de Dimitri paraît, et
renverse le cours de la bataille. Les ennemis sont massacrés. L'émir
Mamaï qui commande l'armée et l'Empire s'enfuit en Crimée, où il est
assassiné. Bilan terrible : on estime (les chroniqueurs contemporains
ou les historiens d'aujourd'hui ? j'ai omis de l'inscrire dans
mes notes…) à 20.000 hommes les morts du côté
moscovite (un tiers de l'armée), et à quasiment toute l'armée de
125.000 hommes du côté mongol.
Bien que les Moscovites aient encore appartenu à l'Empire mongol
pendant un siècle, les commentateurs y voient bien sûr une sorte d'acte
fondateur de la Russie chrétienne et orthodoxe, où Moscou incarne le
fer de lance de la Chrétienté opprimée.
Opéra qui s'inscrit donc dans la veine d'un sentiment national russe
(et même russe-moscovite), très clairement.
1852 : Die sibirischen Jäger («
Les Chasseurs sibériens » ou « Le Quarantième ours »)
– « opéra romantique » en un acte, livret d'Andreï Jerebkov (donc sans
doute initialement écrit en russe et traduit pour la création), créé à
Weimar en
1854. Le texte russe a d'ailleurs été publié conjointement sur les
réductions piano commercialisées à l'époque pour le public mélomane.
1853 : Hadji Abrek. (Sur
lequel je n'ai pas encore trouvé d'informations.)
1853 : Фомка-дурачок
(Fomka-douratchok,
« Fomka le fou ») – opéra comique en un acte (avec ou sans dialogues,
je n'ai pas trouvé la partition pour vérifier), livret de Mikhaïl
Mikhaïlov), créé en 1853 à Saint-Pétersbourg.
1853 : Mest'(« La Vengeance ») – livret
d'Alekseï Jemtchoujnikov (Zhemchuzhnikov) d'après Lermontov), créé en
1858 à Saint-Pétersbourg.
1856 : Das
verlorene Paradies («
Le Paradis perdu ») – oratorio, livret d'Arnold Schlönbach d'après John
Milton,
créé comme opéra à Weimar en 1858, plus tard comme oratorio à
Düsseldorf en 1875).
1861 : Die
Kinder der Heide (« Les Enfants de la Lande ») – opéra en 4
actes, livret de Salomon Hermann Mosenthal (d'après Karl Beck), créé en
1861 au Theater am Kärntnertor de Vienne.
1862 : Feramors
– opéra en trois actes, livret de Julius Rodenberg (d'après Lalla Rookh de Thomas Moore), créé
en 1863 à la Hofoper de Dresde.
Sujet très à la mode, chez les Français
notamment – on trouve ainsi un opéra de Félicien David, parmi d'autres
adaptations.
1869 : Der
Thurm zu Babel
(« La Tour de Babel »), oratorio, autre sujet librement inspiré des
Écritures – livret de Julius Rodenberg, créé à Königsberg en 1870.
L'épisode est rarement utilisé comme sujet d'opéra à ma connaissance,
voilà
qui rend curieux – en particulier le rendu des langues multiples, même
si j'imagine que le livret dit plutôt « on ne se comprend pas » en
allemand, ou qu'un narrateur le raconte.
Après lecture rapide de la partition,
pas du tout : une fois que Nemrod
(le petit-fils de Cham, le fils indigne de Noé) se félicite de la
construction de la Tour, la scène se divise en trois parties : Ciel,
Terre, Enfer, chacun représenté par un chœur entier ! L'Enfer se
réjouit du bazar, les Anges célèbrent le Dieu qui détruit et crée les
mondes, les Hommes se remettent entre les mains de Dieu. Tout cela
simultanément, avec du contrepoint mais tout de même accompagné en
grands accords bien verticaux – c'est une composition de pianiste de
concert, n'oubliez pas.
1871 : Демон
(« Le Démon ») – opéra fantastique en trois actes sur un livret d'Anton
Rubinstein, Pavel Viskovatov et Apollon Maïkov (d'après Lermontov),
créé en 1875 au Théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg.
Son seul opéra à être encore joué de
temps à autre. Un jalon assez emblématique de l'opéra russe, qui ne
puise pas aussi abondamment au folklore que Tchaïkovski ou le Groupe
des Cinq, mais qui, malgré ses influences occidentales, conserve un
lyrisme grisant assez spécifiquement russe. Et de très belles
inspirations purement musicales.
L'intrigue raconte le coup de foudre d'un démon venu tenter une
mortelle… pour ladite mortelle. L'intrigue de conte merveilleux devient
une sorte de version fantastique de Werther
ou Onéguine.
… Toute la suite est déjà rédigée (et les extraits enregistrés), mais
il me reste la présentation orale à préparer et cette notule est déjà
assez longue… suite des opéras de Rubinstein très bientôt !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musique en Ukraine a suscité :
Médaille commémorative du bicentenaire de la naissance de Semen
Hulak-Artemovsky, émise par la Banque d'Ukraine (2013).
J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant
le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux
égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes
pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu
que
j'ai
largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec
notamment des anecdotes à vous
retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à
faire doublon. Et en plus, avec des œuvres
inédites enregistrées avec mes petites mains.
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Panorama de la musique ukrainienne – 9 : Hulak-Artemovskiy,
a) contexte historique général
Nous voici rendus au cœur du sujet : l’apparition d’une musique
nationale ukrainienne, pensée comme telle. Attention, je vous préviens…
ce sera une période courte.
Je suis obligé, pour que vous puissiez comprendre ce qui est en jeu, de
proposer un rappel sur l’histoire de l’Ukraine pré-1800 en quelques
secondes. Mes excuses à ceux qui maîtrisent déjà le sujet, je vais le
survoler en quelques instants avec les très faibles connaissances que
j’en ai.
Au Moyen- ge, le mot et le concept d’Ukraine n’existent pas encore.
L’essentiel du territoire actuel (à part le Donbass actuel à l’Est et
toute la côte au Sud) est inclus dans le royaume polono-lituanien, qui
remonte au XIVe siècle et occupe une grande verticale Nord-Sud dans
cette Europe orientale. À son extension maximale au XVIIe siècle,
l’ensemble recouvre les territoires actuels de l’Estonie, de la
Lettonie, de la Lituanie, l’essentiel de la Pologne (sauf l’Ouest du
pays, qui n’était pas polonais à l’origine, mais des territoires de
langue allemande pris à l’Allemagne après la Seconde guerre mondiale en
dédommagement de la partie Est de la Pologne annexée par les
Soviétiques), toute la Biélorussie et un petit bout de la Russie
attenante, plus les parties de l’Ukraine déjà citées.
C’est un ensemble politique considérable, qui règne sur plusieurs
nations, et qui impose même des tsars à la Russie (en compétition avec
la Suède), ce qui explique une partie de la rancœur et de la paranoïa
russe, aujourd’hui encore, dans les médias qui assurent que la Pologne
complote pour contrôler (voire envahir) la Russie.
Cette longue intégration des territoires ukrainiens dans le royaume
polono-lituanien explique les doublets de vocabulaire polonais / russes
dans le lexique ukrainien, dont il a été question dans le premier
épisode de la série : beaucoup de mots existent en deux versions en
ukrainien, l’une avec un radical issu du polonais, l’autre du russe.
(ce qui fait que Polonais et Ukrainiens se comprennent assez facilement)
À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes orthodoxes refusent le
servage et l'assimilation aux Polonais catholiques. (Le ruthène est la
quatrième langue slave orientale avec le russe, le biélorusse et
l'ukrainien). Ils sont utilisés comme rempart contre les Tatars puis
les Turcs : ce sont les fameux Cosaques, c’est-à-dire des hommes libres
(ni aristocrates, ni asservis, et à l’origine semi-nomades) qui étaient
engagés comme supplétifs dans les guerres contre les musulmans aux
frontières. Ils étaient particulièrement redoutés pour leur bravoure :
ils suivaient un entraînement militaire avancé, et leur statut original
a beaucoup fait rêver et suscité le mépris ou la crainte chez leurs
contemporains des autres nations.
On les considère en général comme les ancêtres de l'Ukraine en tant
qu'État car aux XVIe et XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent
par chasser les Polonais, avec l'aide des Tatars et des Russes. Ces
derniers font des Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine
autonomie, une Marche (et le mot qui signifie « marche » a donné… «
Ukraine »).
À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (la Galicie) est
intégrée dans l'Empire autrichien. De là provient le style
architectural et le développement spécifique de cette région,
aujourd’hui encore davantage tournée vers l’Europe centrale. Pour le
reste du territoire, Catherine II supprime d’autorité l’autonomie des
Cosaques, qui deviennent de ce fait sujets de l'Empire russe.
C’est là où nous en sommes à l’époque qui nous intéresse aujourd’hui :
au milieu du XIXe siècle, l’Ukraine est une région périphérique de la
Russie, une minorité nationale intégrée à l’Empire, et qui sert
toujours de zone protectrice pour éviter que ses frontières proprement
russes ne soient inquiétées par les voisins ennemis.
Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de
l'Europe orientale, j'ai superficiellement parcouru quelques repères
sur le sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je
l'étais il y a quelques mois encore, y trouveront de quoi penser. (Je
me figure qu'il existe toutes sortes de débats nuançant ce que
j'esquisse ici.)
Mais je crois que cette perspective n’est pas inutile pour comprendre
la naissance du mouvement national ukrainien, dont je vais vous
entretenir dans le prochain épisode.
(Pour conclure, Prélude tiré des
Zaporogues au delà du Danube, rapidement déchiffré par mes
soins, pardon pour les nombreuses imperfections et les audibles
précautions.)
[[]]
Musique ukrainienne – 10 : Hulak-Artemovskiy, b) la gromada
& le mouvement national
Après une présentation très rapide des frontières et des appartenances
politiques du territoire, j’en viens à ce qui nous nous intéresse plus
précisément, en lien direct avec l'histoire musicale du pays.
Avec le romantisme et le souffle de 1848
(année de multiples révolutions en Europe), les Ukrainiens s'emparent
de leurs propres mythologies et de leur propre folklore musical, comme
partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs : la
population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les
histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes
(hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son
destin et de prendre fierté dans sa culture propre.
Cependant, après l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce
frémissement : le nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite
Russie » ; il est même interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie (la partie Ouest,
autour de Lviv, qui appartenait à l’Empire austro-hongrois), il
subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit donc très bien
aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites y sont
majoritairement polonaises.
Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne
s'inscrivent dans une fenêtre
temporelle et politique assez étroite.
Elle débute avec l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du
XVIIIe siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et
conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a
vu dans les épisodes 6,7,8). On pourrait même dire un peu plus tard,
avec la naissance du sentiment national fort au fil du premier XIXe
siècle.
Et elle s’achève très vite par l'interdiction de la diffusion de la
langue ukrainienne par l'oukase d'Ems en 1876.
Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier aisément une
musique intrinsèquement ukrainienne – la tutelle russe a tout fait pour
la rendre impossible à diffuser. On comprend bien que dans ce contexte,
seul un folklore oral pouvait exister, tandis que la musique savante
vocale en ukrainien était tenue dans une quasi-clandestinité.
[Moi aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le terme
affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris, un
hommage aux origines de l'Empire russe – qui remontent
traditionnellement à la Rus’ de Kyiv.
Or, en réalité, l'Ukraine, au même titre que les autres minorités de
l’Empire, est le paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle
– je vous passe les épisodes mieux connus des répressions politiques au
XXe siècle, de l'élimination méthodique des syndicalistes et des
élites, de l'abolition de la République, de la famine organisée,
etc. En somme, ce qui se passe aujourd'hui n'a dû surprendre
personne d'informé, je crois – oui, j’admets que je fus surpris.]
(Petite marche rapidement déchiffrée, pardon pour les imperfections.
Elle aussi tirée de l’opéra Les Zaporogues au delà du Danube.)
[[]]
Musique ukrainienne – 11 : Hulak-Artemovsky, c) chanteur et
compositeur
Après ce contexte nécessaire pour comprendre l’éveil national
ukrainien, venons-en au héros du jour.
Semen Hulak-Artemovsky, le premier compositeur emblématique de la
musique nationale ukrainienne. Il a commencé sa carrière comme
chanteur, mais aussi a aussi officié comme ethnologue et a même publié
un manuel de statisticien…
[On peut trouver Гулак-Артемовский graphié en Hulak ou Gulak suivant
les partis pris de translittération du « Г » (« guè ») cyrillique, et
Artemovsk-y ou -iy, même si je vous ai indiqué en titre la graphie la
plus courante. Pour plus d'information sur les translittérations
ukrainiennes, je renvoie à ce point complet par Lulu sur l'excellent forum Classik.]
Pour le situer, il est né en 1813,
est mort en 1873. C’est l’exacte génération de Verdi et Wagner,
de trois ans le cadet de Schumann et Chopin. L’époque où l’on plonge
dans le plein romantisme musical, où les liens avec la tradition
classique sont remplacés par de nouvelles normes – du moins en Europe
occidentale.
Il faut peut-être que je dise un mot de ce décalage : on a l’image
d’une histoire de la musique fondée sur de grandes innovations, mais en
réalité ce sont des points d’exception au sein d’un océan d’œuvres plus
conservatrices, dans des styles qui peuvent durer très longtemps après
les coups de tonnerre de Beethoven, Wagner ou Stravinski. Et dans les
pays plus éloignés des lieux de l’innovation musicale, le cheminement
de nouvelles idées musicales peut prendre des décennies de décalage.
Par ailleurs, il existe également un effet d’inertie autour de la
relation entre littérature et musique : je vous renvoie pour cela à l’épisode 12 de la série « L’opéra ? », où je
tente d’expliquer les raisons de cette asynchronicité. Tout cela pour
dire qu’il n’est pas étonnant qu’un compositeur contemporain de Chopin
et Wagner écrive une musique qui nous paraisse plutôt apparentée à des
générations antérieures, ce sont plutôt Chopin et Wagner qui
constituent des exceptions, et cela ne concerne pas que l’Ukraine, mais
bien la plupart des nations musicales.
Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est formé à
Kyiv (au Séminaire théologique !), repéré par Glinka qui cherchait un
Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré comme l'opéra
fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects rossiniens qui
subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes
précédents, vous ne serez pas surpris qu'on ait envoyé Hulak pour se
former en Italie – il fait ses débuts à Florence en 1841. Il brille à
l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à Moscou : Masetto dans Don
Giovanni, Ashton dans Lucia di Lammermoor…
Ses premiers opéras datent des
années 1850 : Українcькe Beciлля (« Noces ukrainiennes », 1851) est, si
je comprends bien mes sources (en ukrainien…), une collection de
chansons qu'il regroupe pour servir de structure à une petite intrigue
(où il chante lui-même le beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa (« La veillée
d'Ivan Koupala », 1852).
En tant que compositeur, il est donc surtout tourné vers la voix, et il
reste célèbre surtout localement, pour des chansons ukrainiennes et…
Запорожець за Дунаєм (« Les
Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à
succès écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky
de Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur (en
1863), puis au Bolchoï de Moscou l'année suivante !
À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la région à
l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement ukrainien
: elle raconte la libération des Cosaques de Zaporijia prisonniers des
Turcs, à travers une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais
oui, Zaporizhzhia (en translittération anglophone), désormais lieu
emblématique de la résistance ukrainienne, autour de la fameuse
centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du pays actuel, vers
l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques d'où émana plus tard
l'État ukrainien.]
Finalement rattrapés, les Cosaques obtiennent le pardon du Sultan et
peuvent retourner sur leurs terres. Cette figure du Turc généreux est
très courante dans l’opéra du XVIIIe siècle, où elle est emblématique
de l’oriental, incompréhensible mais sage – que ce soit dans Les Indes Galantes de Rameau ou dans L’Enlèvement au Sérail de Mozart.
Il s’agit d’une figure allégorique de la sagesse, du triomphe sur les
passions (sous les traits d’un personnage dont le pouvoir sans limite
et la culture exotique ne semblaient pas le prédisposer à la
tempérance), mais pour les Ukrainiens, il s’agit aussi d’une histoire
réellement locale et nationale ! (Leurs luttes et alliances avec
les Tatars, par exemple, ont une grande place dans leur histoire, par
exemple lors de la rupture avec la Pologne et l’alliance avec la
Russie, et bien sûr lors des déportations staliniennes des Tatars de
Crimée – territoire qui est, depuis devenu un composante territoriale
de l'Ukraine, et dont l'histoire est ainsi entrée dans les consciences
locales.)
C’est un opéra des origines de la nation, et aussi de la captivité, une
sorte de Nabucco à
l'ukrainienne ! L’histoire de la rencontre de civilisations
rivales également. Gai et folklorisant, on peut y voir une collection
de chansons autant qu'un opéra ! Voyez par exempe l'arioso de
Karas, le rôle tenu par le compositeur lors de la création. Mais on y
rencontre aussi des airs très lyriques, par exemple celui du Sultan.
Cependant, dès 1876, l'oukase d'Ems
bannit l'impression d’ouvrages en ukrainien, et l'opéra est interdit de
représentation. Il ne revient sur scène qu'à partir de 1884, par une
troupe ukrainienne.
Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.
(Comme il n’existe pas, je crois, de version libre de droits des
Zaporogues, rapide déchiffrage
par mes soins de l’air du cosaque Andreï – je crois l'avoir par erreur
appelé « Prince » dans le podcast, sans doute par contamination
de Guerre & Paix –,
avec toutes les précautions d’usage : j’ai dû fusionner
l’accompagnement, la ligne du ténor, le chœur, tout cela sans l’avoir
préparé. Ce n’est clairement pas parfait, mais propose une petite idée
sonore de ce qu’est l’une des pages les plus célèbres de tout le
catalogue du compositeur.)
[[]]
Musique ukrainienne – 12 : Hulak-Artemovsky, d) l’honnête
homme
Pour finir sur la partie biographique, trois anecdotes qui me
paraissent révélatrices.
¶ Hulak n'est pas
qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette élite éclairée,
un honnête homme qui s'intéresse à l’éthnologie, à la médecine
populaire et… aux statistiques.
Il publie ainsi un ouvrage nommé Tableaux statistiques et géographiques
des villes de l'Empire russe, alors même que sa carrière bat son plein
(en 1854). Sa démarche de mettre en valeur le folklore et la langue
n'est donc pas à rapprocher d'une forme de chauvinisme nationaliste,
elle est plutôt le fruit d'un intérêt pour le vaste monde, d'une sorte
d'éveil de la conscience à une multitude de disciplines et de
patrimoines, à commencer par celui que l'on a près de soi et que l'on a
longtemps négligé.
¶ En février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque nationale d'Ukraine émet
une pièce commémorative en argent, signe que le compositeur, même s'il
n'a pas à l'étranger la même réputation emblématique que Lysenko, est
toujours considéré comme un maillon considérable dans la formation de
l'identité ukrainienne. (Et notez bien que cela a eu lieu avant la
cristallisation des crispations identitaires depuis 2014 !)
¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube.
Dans ces mêmes jours, l'Opéra de Donetsk
(ville principale de l’Est colonisé par la Russie en 2014) proposait La Fiancée du Tsar – qui raconte
comment le tsar russe Ivan le Terrible extorque le consentement des
femmes qu'il aime, mais le raconte tout en le glorifiant… Ce n'est pas
seulement un symbole, c'est aussi le symptôme de deux visions du monde
qui s'entrechoquaient déjà, celle d'une nation ukrainienne autonome
(qui, se crispant autour de la guerre civile à l'Est, a tendance à
marginaliser la langue russe), et, en miroir, le mythe d'une Russie
protectrice – d'une protection prédatrice, comme protège le parrain ou
le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en éclat ces tensions
fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture (voire dans une guerre
qui pouvait être considérée, peut-être à tort, comme civile) pour
établir aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de
fractures dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est
même plus possible de discuter – considérant le mur de l'information
totalement divergente. Mais il est frappant de constater comment ces
œuvres et ces langues d'une part émanent d'un fonds culturel spécifique
et profond (et antagonique), d'autre part annoncent des fractures entre
les territoires et les peuples.
(Et voici l’air du sultan dans les Zaporogues,
rapidement déchiffré au piano, pardon pour les nombreuses
imperfections.)
[[]]
Musique ukrainienne – 13 : Hulak-Artemovsky, e) l’impact
Je voudrais ici dire un mot sur les implications de toutes les
remarques précédentes.
J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 4 « La Grande Matrice », autour des sources
folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du
simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine
ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible avec une connaissance
fine du folklore, des thèmes des chants ukrainiens traditionnels ou de
leurs tournures mélodiques / harmoniques spécifiques, mais chez les
compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents
ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à
leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés
comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton Rubinstein ou Alexander Mossolov…
Cette petite série, autour de Hulak-Artemovsky
et de l'école nationale ukrainienne du milieu du XIXe siècle, apporte à
mon sens une coloration différente : il existait une conscience ukrainienne, et une
musique qui se fondait sur le folklore (histoires et mélodies), dont la
saveur se distingue des œuvres russes de la même période. Il existait
même une certaine tension entre les deux mondes : Lysenko refusa à
Tchaïkovski – j’y reviendrai dans les prochains épisodes – la
traduction d'un de ses opéras pour une exécution en Russie. Pour lui,
la langue était véritablement consubtantielle de son œuvre, et le
projet même de ses compositions était de mettre en valeur un patrimoine
spécifiquement ukrainien, et certainement pas d'en faire un succès
international dont la forme, et particulièrement la langue, seraient
des variables relativement indifférentes. 30 ans à peine après
l'éclosion de l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la
question en bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins
celles contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait
eu une activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie
(l’Ouest de l’Ukraine actuelle, où se trouve Lviv, était en effet
administrée par l’Empire austro-hongrois), et où l'Empire, justement,
garantissait cette liberté linguistique. Les élites y étaient plutôt
restées de langue polonaise, de ce que j’ai compris. (Le degré de
précision des recherches à effectuer pour l’affirmer avec assurance est
un peu trop considérable pour un point plutôt secondaire de cette
fresque, je n’ai vérifié cela que très superficiellement.)
Il faut donc voir que s’il n’y a pas une identité sonore très forte de
la musique ukrainienne (je suis persuadé qu’elle existe, mais elle est
peu décelable pour le mélomane généraliste, disons), c’est par
impossibilité pratique, et non par volonté – elle était bien là, et fut
étouffée.
Tout ce processus d’interdiction et
de répression advient à l'époque où la Norvège invente ses deux
néo-langues nationales, où les peuples des villes se soulèvent de Paris
à Budapest et un peu partout en Italie… Il y a là quelque chose de
puissant dans l'évolution des consciences nationales à l'échelle de
l'Europe, abondamment documentée par les historiens, mais qui touche
aussi jusqu'à l'existence des langues… et à l'esthétique musicale !
En ce sens, le sort de la culture ukrainienne fut à rebours de maint
autres pays d’Europe, où les spécificités locales ont au contraire
fleuri et été magnifiées.
Non seulement il existe un projet
ukrainien spécifique, donc, mais en regardant l'histoire
politique d'un peu plus près, je découvre pour ma part l'oppression
structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe siècle : révoquant
des droits (l’indépendance des Cosaques qui avaient été leurs alliés,
la liberté linguistique comme on vient de le voir…), tout cela va
jusqu’à supprimer le nom d' « Ukraine » (ce pauvre mot qui voulait déjà
dire « Marche », « État-tampon »)… pour le remplacer par «
Petite-Russie », nom que je croyais affectueux, reflet de cette
fraternité dont on nous a temps parlé… C’est en réalité un euphémisme
puissamment orwellien, qui en interdisant un mot, tente d'interdire la
pensée. Le communisme n'a pas inventé la langue de coton, ni l'éthique
de l'Ogre. Il s’agit d’une tradition très ancienne et très documentée
de la Russie tsariste – certains observateurs se sont chargés de
compiler les territoires de la périphérie russe qui ont subi le sort de
l’Ukraine actuelle, et ils sont fort nombreux depuis 200 ans, avec les
mêmes crimes de guerre.
Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ –
que ces derniers épisodes permettent de compléter les constats émis
autour de la « Grande Matrice » : il est difficile de différencier la musique ukrainienne
de la musique russe… mais il existe une aspiration à une musique
spécifiquement ukrainienne, et cette indifférenciation est surtout le
fruit de structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens
étaient éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant
éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur
identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par
le pouvoir russe voisin. (Je parlerai plus tard du rassemblement des
trouvères ukrainiens organisé par le pouvoir soviétique pour les
massacrer.) S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement ukrainienne,
c'est donc moins par manque de désir ou de distinction réelle que par
une impossibilitépolitique, les talents étant
accaparés ou exilés et les spécificités locales réprimées.
Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre
désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y
renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de
structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.
Je suis navré de vous offrir cette conclusion peu égayante, mais vous
avez bien vu le monde comme il va, adressez vos réclamation à qui de
droit, à Dieu, aux divers démons, au premier protozoaire ou à la morale
défaillante du LUCA, selon vos convictions – mais ne blâmez pas
le messager s’il vous plaît – je ne cherche qu’à vous égayer en
partageant quelques découvertes qui m’ont moi-même fasciné.
Prochaine étape : Mykola Lysenko évidemment, la superstar de l'opéra en
ukrainien. Pour lequel j’aurai des inédits à proposer !
(Je vous laisse avec une danse tirée des Zaporogues, qui reprend une partie
du matériau de la marche qui concluait l’épisode 10. Comme d’habitude :
je suis en train de la déchiffrer, il s’agit de vous donner une
ambiance sonore, beaucoup d’imperfections – mais comme je ne dispose
pas d’interprétation libre de droits, voyez ça comme du mieux-que-rien.)
[[]]
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musique en Ukraine a suscité :
J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant
le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux
égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes
pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu
que
j'ai
largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec
notamment des anecdotes à vous
retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à
faire doublon. Et en plus, avec des œuvres
inédites enregistrées avec mes petites mains.
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Musique ukrainienne – 6 – Triade d’Or : les Ukrainiens ont
inventé la musique russe (Berezovsky)
Qu'est-ce qu'un compositeur ukrainien ?
Comme mentionné dans les épisodes précédents, la distinction rigoureuse
entre langage musical ukrainien
et langage musical russe
paraît, à
grand échelle, une chimère. Il existe bien sûr des nuances
significatives, notamment dans le folklore (toutes les régions russes
n'ont pas de folklore polyphonique – c’est-à-dire à plusieurs voix
–, tel celui qu'on a observé ensemble dans le deuxième épisode de
cette série).
En revanche à l'échelle des compositeurs de musique sacrée ou de
concert, il est à peu près impossible (en tout cas avec les éléments
dont je dispose, en tant qu'auditeur essentiellement) de proposer une
distinction purement musicale (et fiable) entre la sphère ukrainienne
et la sphère russe.
Pour plusieurs raisons (et c'est ce qui est intéressant) :
¶ les frontières de l'Ukraine
fluctuent énormément entre son époque
polono-lituanienne d'une part (le double Royaume de Pologne et
Lituanie, si puissant qu'il a pu influer activement sur la succession
des tsars), c'est une époque où l'Ukraine s'étend plus à l'Ouest et au
Nord qu'aujourd'hui, et d'autre part l'époque soviétique, où elle
s'élargit largement vers l'Est ; pas toujours évident de décider qui
est ukrainien et qui est russe (ou autre chose) ;
¶ les grands compositeurs ukrainiens,
que ce soit à l'époque des tsars
ou des soviets, exercent à Saint-Pétersbourg ou Moscou, où ils ont
même, pour certains, étudié, si bien que leur style est en réalité
celui qui prévaut dans les capitales russes.
J'ai donc fait le choix d'une définition généreuse de l'ukraïnité :
tout compositeur qui peut par un biais ou l'autre être considéré comme
ukrainien (ancêtres, naissance, langue, lieu de vie…) sur une portion
de territoire qui correspond plus ou moins à l'Ukraine d'une époque
quelconque, peut être inclus.
Cela nous permet, au passage, d'interroger cette notion dans le cadre
de la musique. On comprend d'autant mieux le qualificatif de peuples
frères devant le nombre de grands
compositeurs russes qui sont d'une
façon ou d'une autre ukrainiens, et vice-versa – même si depuis
2014,
la politique et les conflits ont accentué le sentiment d'appartenance à
des entités distinctes. La guerre dont nous sommes les infortunés
témoins et acteurs va sans doute figer cette opposition assez
solennellement, et pour assez longtemps.
Aussi, la mission que je donne sera de présenter des figures
importantes de la culture locale, afin de vous inciter à découvrir ce
corpus assez passionnant… je ne chercherai pas à trancher qui est
ukrainien et qui ne l'est pas, puisque la notion de compositeur
ukrainien, faute de différence stylistique palpable, demeure une notion
essentiellement politique.
Ils étudient en Italie ou en Russie, utilisent des modes ou des thèmes
russes et ukrainiens : exactement comme les Russes en somme.
La Triade d'or
Aux origines de la musique russe autonome – c'est-à-dire non écrite par
des compositeurs italiens de passage ou installés –, on trouve trois
noms, de trois compositeurs… tous nés, voire formés, dans l'Ukraine
d'alors ! Ils sont habituellement désignés sous le nom collectif
de « Triade d’or ».
Berezovsky, Bortnyansky, Vedel restent aujourd'hui encore des
sortes
d'archétypes ou de super-héros : ces
ancêtres glorieux président à la
naissance de la musique proprement russe… Pour l'Histoire, ils sont les
premiers « russes » (façon de parler) à avoir composé de la musique
symphonique. Mais ils sont surtout au répertoire pour leur contribution
à l'Obikhod – les compositions qui forment la liturgie musicale
orthodoxe russe.
Berezovsky
Maksym Berezovsky (1745?-1777)
est né à Hlukhiv – dans
l’Oblast de Sumy, à l’extrême Nord du pays actuel, à peu près
équidistant de Kharkiv et Kyiv. Vous connaissez peut-être la ville sous
son nom russe de Glukhov. C'était alors la capitale d'un État-tampon
cosaque d'ethnie
ukrainienne, issu de leur révolte contre le royaume
polo-lituanien qui les dominait jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Cet
État est celui des fameux cosaques Zaporogues (dont on reparlera à
propos des compositeurs romantiques nationaux). Donc bel et bien un
État ukrainien (même si pas le même que celui de Kyiv). L'église
Saint-Nicolas (1693) de Hlukhiv est d'ailleurs restée emblématique du
baroque ukrainien.
Berezovsky est recruté comme chanteurdans des opéras seria à
Saint-Petersbourg, où il devient membre de la Chapelle italienne du
Palais impérial. Il y étudie sur place auprès de Galuppi (compositeur
important pour le piano, avec des sonates post-scarlattiennes, et pour
l’opéra de l’époque classique, on dispose par exemple d’une Clémence de
Titus au disque). Après avoir été formé par Galuppi, Berezovsky
est
envoyé en Italie où il étudie,
auprès de son condisciple Mysliveček (la
future grande figure tchèque de l’opéra seria), avec le maître bolonais
Giovanni Battista Martini
(rien à voir avec le compositeur français de
« Plaisir d’amour »).
Berezovsky est resté à la postérité comme le premier compositeur de symphonies,
d'opéras, de sonates pour violon & piano en Russie, et
considéré
comme l'un des grands ancêtres de la musique russe. (Il est évidemment
probable que, comme lorsqu'on cite L'Orfeo
de
Monteverdi comme le premier opéra, ce ne soit pas tout à fait
complètement vrai, je n'ai pas un accès assez vaste aux fonds musicaux
ukrainiens du temps pour en être sûr en tout cas, et je me méfie de ce
genre de légendes un peu simples.)
La première symphonie jamais retrouvée d'un compositeur russe est ainsi
l'œuvre d'un… compositeur ukrainien !
Quand on vous dit que c'est
l'Ukraine qui encercle et envahit la Russie, vous ne voulez pas le
croire…
Sa contribution à l'Obikhod
(les compositions de l'ordinaire liturgique orthodoxe, leur psautier en
quelque sorte) est considérable,
et reste un classique du répertoire, au même titre que pour nous
Monteverdi pour l'opéra et Haydn pour le quatuor ou la symphonie. Il
reste toujours programmé dans ce cadre. Pour l'entendre, je vous
recommande le très beau disque de Yurchenko (chez les labels
Claudio ou
CDK).
Je termine cet épisode par quelques extraits de sa musique. Comme je
n’ai pas les droits, je les enregistre moi-même (ce sont des premières
lectures sur un piano mal réglé, n’espérez pas une révélation). Mais
vous aurez ainsi une idée de l’aspect de cette musique, dont il existe
quelques disques et quelques vidéos YouTube.
Je commence par les deux premiers mouvements (rapide et lent) d’une
Sonate pour violon et piano (à
ma connaissance jamais enregistrée) dans
une transcription pour piano seul.
Vous retrouverez dans le mouvement rapide toute la grammaire classique
mozartienne dans la Sonate, avec ses basses d’Alberti (les formules
d’accompagnement typiques), son thème principal pris à la dominante
puis à la tonique (c’est-à-dire qu’il change de hauteur lorsqu’il est
répété), ses incursions furtives dans le mode mineur… De même pour le
mouvement lent, agité par beaucoup de diminutions (notes plus brèves
sur un canevas préexistant, comme des variations) qui animent le
discours, typique de ce que l’on trouve régulièrement dans les
symphonies ou les sonates de Haydn et Mozart.
[[]]
[[]]
Puis c’est une hymne pour la
Communion (Psaume 116, verset 13). Côté musique sacrée, il
existe beaucoup de types d’écriture différents
chez les mêmes compositeurs. J’ai choisi de réserver le pur style
orthodoxe pour Vedel, que nous verrons d’ici deux épisodes, et où le
choix en partitions aisément accessibles est beaucoup plus réduit. Ici,
je vous ai au contaire sélectionné une mise en musique où l’influence
du langage classique européen est patente. L’œuvre doit être
interprétée a cappella, et avec les voix très résonnantes des émissions
slaves orientales (et les doublures des basses octavistes, capables de
chanter à l’octave inférieure des basses standard, technique
caractéristique de la liturgie orthodoxe), on entendrait beaucoup moins
cette filitation européenne et beaucoup plus l’atmosphère religieuse
orientale.
Lorsque vous entendrez la ligne de basse s’exprimer seule, c’est le
moment où est lancé l’Alléluia.
[[]]
Voilà, c’est fini pour cette fois.
À très bientôt pour le deuxième épisode de la Triade d’Or !
Musique ukrainienne – 7 – Triade d’Or : les Ukrainiens,
meilleurs
compositeurs italiens de leur temps (Bortniansky)
Dmytro Bortniansky (1751-1825)
est à peine le cadet de
Berezovsky, mais a vécu près de cinquante ans de plus, jusqu’aux années
20 du XIXe siècle. Comme Berezovsky, est né à Hlukhiv lui aussi. Il
étudie aussi auprès de Galuppi
à Saint-Pétersbourg, qui l'emmène lui-même en Italie ; il
remporte de grands succès à Modène et Venise en composant des opéras
seria.
[L’opera seria, c’est tout
simplement l’opéra à sujet sérieux de
l’époque : on chante des airs a da
capo, avec des reprises et beaucoup
d’ornementations, pour mettre en valeur la voix. Les sujets sont
toujours tirés de la mythologie et de l’histoire gréco-romaines,
parfois des romans de chevalerie. Ce genre occupe la totalité du XVIIIe
siècle italien, et de toutes les cours d’Europe excepté la France.]
Bortniansky réussit donc dans le
genre le plus prestigieux de l’époque,
et de surcroît dans le pays qui l’a créé, et qui voit passer les
meilleurs compositeurs d’Europe pour s’essayer à l’imiter ! Notre
compositeur repart à Saint-Pétersbourg, où il écrit en deux ans, de
1786 à 1787, quatre opéras sur des livrets français !
Toutes ces œuvres françaises sont dues au même librettiste, Lafermière,
sur des thèmes variés typiques de l'opéra comique : Le Faucon, La Fête
du seigneur, Don Carlos, Le fils-rival ou La moderne Stratonice.
Cependant sa notoriété, comme pour Berezovsky, s'est transmise jusqu'à
nous par ses grands concerts choraux
sacrés, dont beaucoup sont restés
dans la tradition de l'Obikhod (le recueil liturgique sonore du culte
orthodoxe russe), et qui marquent la naissance d'une tradition
'classique' de chant sacré en Russie. Il a notamment laissé un grand
nombre de Concertos pour Chœur
ou d’Hymnes Chérubiques,
toujours très
prisés.
Voyez par exemple les disques de Poliansky pour explorer ce
fonds.
Comme dans l’épisode précédent, ne disposant pas des droits pour
diffuser des disques, je déchiffre pour vous deux partitions de
Bortniansky, le mieux diffusé des trois maîtres de la Triade.
Je commence par un concerto pour
clavecin en un seul mouvement (ou dont
seul le premier nous est parvenu ?), inédit. Que je jouerai dans un
arrangement pour piano seul. Vous y retrouverez les formules
mozartiennes bien connues (beaucoup de parentés avec les concertos pour
piano, le
Vingtième notamment), les
atmosphères poétiques du concerto de
Dittersdorf (qui a fait les beaux jour des compilations de « classiques
favoris »), les arpèges résonants du clavecin, les unissons
d’orchestre, les notes piquées, les déformations thématiques en mineur,
les traits virtuoses et formules inversées de la cadence. Régulier mais
très séduisant dans ses consonances et ses petites formules, c’est un
coup de cœur pour moi. (J’ai écarté des Sonates que je trouvais assez
formelles et plates.)
[[]]
Et je poursuis par Kol’ Slaven,
un vrai choral assez célèbre de
Bortniansky. Là aussi, la densité de timbre des voix de la Chapelle
Impériale et du chant orthodoxe actuel occulteraient en partie la
grammaire classique de l’enchaînement des accords, qui paraissent alors
à la fois plus complexes et moins marqués par le style spécifique du
XVIIIe siècle. Très belle et douce prière quoi qu’il en soit. (Navré
pour la pédale qui grince, pas agréable sur les chorals. Je
réenregistrerai éventuellement certains extraits si la série a un peu
de succès.)
[[]]
À très vite pour le dernier membre de cette Triade d’Or, dont le destin
est lié de près aux délires assez insensés d’un tsar fou.
Musique ukrainienne – 8 –
Triade d’Or : le bannissement de la musique
profane (Vedel)
Un peu moins célèbre que les deux autres hors d'Ukraine et de Russie,
Artemy Vedel (1767-1800) naît à
Kyiv, y étudie, puis poursuit à
Saint-Pétersbourg et Moscou, lui aussi avec un maître italien (Giuseppe
Sarti).
Il laisse à son tour beaucoup de
musique sacrée considérée comme
importante, jusqu'à ce qu'en 1797 le tsar Paul Ier, décrit comme
notoirement fada, interdise
toute musique hors de la seule liturgie.
Ses partitions, par exemple celles écrites sur les Psaumes (et qui
osent parfois une recherche de contrastes dramatiques, d'effets
proprement musicaux…) sont alors occultées pour longtemps.
Petit intermède.
Pour vous aider à supporter la gravité de cette interdiction, et
assurer un salutaire soutien psychologique à vos âmes déjà ébranlées,
je vais tâcher quelques instants de remettre en perspective cette
interdiction avec autres événements du règne de Paul Ier, dont ce doit
être le décret le plus raisonnable.
Pour situer, il est fils de Catherine II et de son mari Pierre III… ou
de son amant Saltykov, vous ne saurez jamais. On raconte un nombre
invraisemblable d’anecdotes sur lui. J’en tire quelques-unes d’un
ouvrage (les Fous couronnés)
d’Augustin Cabanès, médecin et
littérateur de la toute fin du XIXe siècle. Le nombre d’ouvrages
d’anecdotes qu’il a publiés sur divers sujets, ainsi que son
attachement à la théorie des humeurs, sa fascination pour la
physiognomonie et la dégénérescence, rendent suspectes ces petites
histoires,
qui ne sont pas toutes sourcées. Je vous les transmets cependant, pour
le plaisir de vous laisser penser que l’interdiction de la musique par
Paul Ier n’était peut-être pas, et de loin, sa décision la plus
fantaisiste !
(Je paraphrase le livre pour les besoins du podcast, ce ne sont pas
nécessairement les mots de Cabanès qu'il aurait été plus cohérent de
reproduire dans le cadre de la notule ; il faut dire aussi que je vous
ai sélectionné les meilleurs épisodes. L'ouvrage se trouve sur Gallica,
pour les curieux, et ne concerne pas seulement Paul Ier.)
Chaque matin, le tsar observait la direction du vent. Affolé par la
Révolution et la peur d’être assassiné, il avait créé une amende pour
les femmes habillées en bleu-blanc-rouge, qui lui rappelaient trop la
sédition à la française. Il accusait régulièrement ses hôtes, même les
plus nobles d’Europe, d’avoir voulu l’empoisonner, lorsqu’un plat
n’était pas à son goût. Il avait fait bâtir un palais-forteresse, où
chacun devait inscrire ses allées et venues. Palais qui était posé au
sein d’une ville fermée où chaque soir, on faisait le décompte des
résidents pour vérifier l’absence d’étrangers. Il fut assassiné
dans ce palais deux mois plus tard.
Pour s’assurer du respect absolu de
ses sujets, il avait interdit la valse (qui suppose qu’on lui tourne
ponctuellement le dos, affront insupportable) et exigeait que la le
genou et la lèvre soient très sonores lors du baise-main fait au tsar.
Quoique parfois désordonné dans ses élans (lorsqu’il s’éprend d’Anna
Lopoukhine, il impose sa couleur préférée à la Cour et fait inscrire
son prénom sur la bannière de ses gardes), Paul est avant tout un homme
d’ordre. Il était un tyran de la mode : la police arrêtaient les hommes
qui portaient un chapeau rond, un bonnet, un pantalon long, un gilet
(car il fallait une veste allemande), de grosses cravates, des
brodequins ou des souliers à rubans, etc. Si un sujet plus fortuné
sortait avec son équipage mais enfreignait un de ses règlements,
l’équipage était saisi, et les chevaux partaient pour tirer les canons
impériaux, les domestiques étaient enrôlés dans l’armée, et le
propriétaire pouvait avoir affaire au fouet.
On raconte qu’il avait
demandé à ses soldats de ranger leur membre caché du même côté pour que
cela ne déforme pas la symétrie de leurs uniformes moulants. Il fit
défiler pendant huit jours un bataillon, dont il mit tous les officiers
aux arrêts, pour ne pas l’avoir salué à la manière qu’il voulait. Un
jour qu’il faisait battre une sentinelle qui s’était endormie, et que
l’impératrice tâcha de l’en dissuader, il la fit mettre aux arrêts.
Si je me suis autorisé cet excursus, c’est qu’en plus d’être méconnu et
très amusant, ce portrait (sans doute largement exagéré pour les
besoins financiers de l’auteur et du libraire) trace des lignes de
force particulièrement similaires à celles qu’on peut constater
en
Russie pendant toute notre histoire de la musique ukrainienne, et
jusqu’à nos jours : le pouvoir absolu qui mène immanquablement aux
abus, l’absence de considération pour la vie humaine lorsqu’on règne
sur un peuple aussi nombreux et aussi contrôlé, et aussi, en filigrane,
la cruauté – vraiment terrifiante lorsqu’on lit les ouvrages
spécialisés – de l’armée russe, depuis toujours. L’anecdote de
l’incorporation des domestiques (lorsqu’on sait ce qui les attendait
ensuite, d’autant plus !) m’a absolument glacé. Et ce n’est, hélas, pas
du tout la plus improbable de toutes celles que j’ai racontées.
Je reprends sur la Triade d’Or.
Berezovsky, Bortniansky, Vedel… Ces trois figures sont un exemple
éclatant de l'entrelacement de ces deux cultures, ce qu’on pourrait
appeler, chez les amateurs de sciences, une intrication slavique :
indubitablement ukrainienne, indiscutablement russe, la zone sécante
des deux aires est particulièrement large, et il serait vain de vouloir
leur attribuer une appartenance exclusive. (Vous le verrez… ce n'est
pas fini.)
Ces compositeurs sont nés dans deux États ukrainiens : celui de Kyiv,
et la principauté militaire des Zaporogues. Ils y ont été formés. Ils
sont indubitablement ukrainiens.
Et une fois leur talent établi, ils
furent reçus à la Chapelle Impériale et formés par des maîtres
italiens, pour s’ajuster au goût de la cour russe. Ils ont donc écrit
de la musique spécifiquement pour le tsar, et ont par la suite servi
pour de modèle aux compositeurs russes pour des siècles – c’est donc
indiscutablement de lamusique russe, écrite pour le
pouvoir russe, des
phares de tout l’art russe.
Les deux simultanément.
Entendons-nous bien : il s’agit d’entités politiques différentes.
L’État des Zaporogues s’est révolté contre les polono-lituaniens au
milieu du XVIIe siècle, et a servi d’État-tampon, avant son absorption
arbitraire par la Russie au début du règne de Catherine II. (Les
mélomanes connaissent bien Ivan Mazepa, le Zaporogue qui tente, en
vain, de conserver l’indépendance de la dernière portion de cette
région : Liszt, Balfe, Tchaïkovski l’ont mis en musique. Et bien sûr,
le poème de Byron qui décrit son histoire, puis celui d'Hugo dans Les Orientales,
qui se concentre sur sa fin, ont répandu cette histoire dans
l'imaginaire collectif d'Europe occidentale, même si elle semble moins
présente aujourd'hui. )
’TWAS after dread
Pultowa’s day,
When fortune left the royal Swede,
Around a slaughter’d army lay,
No more to combat and to bleed.
The power and glory of the war,
Faithless as their vain votaries, men,
Had pass’d to the triumphant Czar,
And Moscow’s walls were safe again,
Until a day more dark and drear,
And a more memorable year,
Should give to slaughter and to shame
A mightier host and haughtier name;
A greater wreck, a deeper fall,
A shock to one—a thunderbolt to all.
Qui peut savoir,
hormis les démons et les anges,
Ce qu’il souffre à te suivre, et quels éclairs étranges
À ses yeux reluiront,
Comme il sera brûlé d’ardentes étincelles,
Hélas ! et dans la nuit combien de froides ailes
Viendront battre son front ?
Mais, bien qu’il s’agisse de peuples différents, les moyens financiers,
l’influence politique et culturelle de Saint-Pétersbourg, puis Moscou,
sont telles que les meilleurs artistes partent s’y former et y exercer.
Si bien que les meilleurs
compositeurs ukrainiens sont pour la plupart
devenus, dans les faits, des compositeurs de style russe.
La politique commence déjà à expliquer la difficulté de séparer les
styles à l’audition seule, puisque les grands compositeurs ukrainiens
étaient tous aspirés vers le modèle (et les lieux de résidence) russes.
Il ne peut pas y avoir de style spécifiquement ukrainien dans ces
conditions, bien que les compositeurs ukrainiens soient en réalité très
nombreux.
Et vous le verrez, de façon encore plus criante par la suite,
l’histoire de la musique ukrainienne,
que j’abordais sans idée
particulière, recoupe avec une
remarquable fidélité l’histoire de
l’impérialisme russe. Cela a déjà été documenté par beaucoup
d’observateurs informés, mais ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas
tant un basculement inattendu qu’une répétition, quasiment dans les
même termes, de l’histoire du territoire russe et de ses zones
d’influence depuis XVIe siècle.
En attendant, comme pour les épisodes précédents, je vous propose de
déchiffrer pour vous, en cette fin d’épisode, deux pièces d’Artemy
Vedel.
La première, caractéristique des petites audaces de Vedel, évoque le
chant znamenny
(tradition orthodoxe qui fait la part belle aux notes
répétées et aux mélismes),
tout en ménageant des surprises rythmiques
et des effets dramatiques : basses et ténors qui attaquent avec emphase
les mêmes notes en décalé, accords d’hommes et de femmes qui se
répondent comme dans une ouverture ou une tempête d’opéra, pupitres qui
chantent seuls à découvert… Je crois que, même au piano (et mal joué),
on entend
assez nettement cette veine et ces surprises (en tout cas ces ruptures
de ton).
Navré pour les crouik crouik de
pédale assez désagréables dans les accords répétés, j'ai fait avec les
moyens du bord.
[[]]
La seconde est au contraire une longue
pièce typique de l’Obikhod :
psalmodie d’accords répétés à l’infini, avec des pédales (note
fixe à
la basse), des intervalles courts (c’est-à-dire des notes qui se
suivent, et en petit nombre), des harmonies (enchaînement d’accords)
très simples, des formules sans cesse réutilisées. Par de belles voix,
effet hypnotique garanti, qui met très bien en valeur le texte !
[[]]
Dans le prochain épisode, nous irons du côté des romantiques cette
fois-ci revendiqués uniquement par l'Ukraine (bien que leurs œuvres
aient été jouées et appréciées en Russie), et qui ont, par le
truchement de l'opéra, de la mélodie, des reprises de thèmes musicaux
folkloriques dans leur musique de chambre, ou encore par l'usage de la
langue ukrainienne, proclamé leur spécificité nationale au XIXe siècle.
Comme vous le constaterez, ce sera une courte période.
[[]]
(Extrait de Taras Bulba,
seul de ses opéras disponible au disque – Melodiya.)
Rapport
d’interruption
(Début de la série, avec ses préalables
linguistiques, historiques, politiques et bien sûr musicaux – lisible
sur cette page.)
Alors
que l’usage était de publier une ou deux notules par semaine, me voilà
rendu à une notule par mois. Ce n’est pas un choix de ligne éditoriale,
mais cela pourrait se reproduire : entre des engagements extérieurs
(écriture des programmes pour mon festival chouchou) et surtout la
masse de recherche nécessaire pour débroussailler un sujet comme celui
d’aujourd’hui, il serait très difficile de livrer ce genre de format en
une semaine, sauf à répudier ma femme, négliger mes amants, attacher
les enfants à un arbre et déshériter le chien.
Les
notules intermédiaires habituelles auraient aussi pris trop de temps,
surtout que j’ai scrupuleusement poursuivi l’alimentation de l’agenda
des concerts, des comptes-rendus de
spectacles, des commentaires des disques
écoutés.
J’aurais
aussi pu feuilletonner cette notule, mais, outre que ce serait
feuilletonner un épisode de ce qui est déjà une série (!), il y a
véritablement une logique interne dans ce parcours, qui permet de
tisser l’histoire, la musique, la langue et la culture au sens large,
et qui paraîtrait plus sèchement factuel en le démembrant, je crois.
J’espère que le format conviendra aux (éventuels)
lecteurs.
6. Les grands
compositeurs ukrainiens (suite) 6.2. Les
romantiques
nationaux
6.2.3. Mykola LYSENKO
6.2.3.1. Contexte
6.2.3.1.1. Construction sociale
Lorsqu'on songe à un
compositeur emblème
de l'Ukraine, c'est en général Lysenko (Lyssenko en translittération
française, beaucoup moins usitée) qui est cité – 1842-1912.
Il
est de la génération ultérieure à Hulak-Artemovskyi, et exerce dans les
années d'oppression suivant l'oukase d'Ems (1876, voyez la précédente
notule) qui marginalisait la langue et la culture ukrainiennes. Et
pourtant, en dépit de l’interdiction d’imprimer en ukrainien, il va
parvenir à collecter des chants, fonder des chœurs, faire représenter
des opéras… tout cela en ukrainien, et regorgeant de mélodies et de
sujets proprement ukrainiens. C’est possiblement cet accomplissement
qui le rend aussi central dans l’imaginaire musical de l’Ukraine.
Originaire
d'un village près de Krementchouk, métropole régionale de 200.000
habitants que la récente actualité a rendue célèbre malgré elle,
Lysenko a incarné le mouvement de la conscience nationale ukrainienne à
l'œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Ses
origines préparent ces prises de position : d'une famille d'officiers
cosaques ; son père était colonel de cuirassiers, très instruit,
parlant ukrainien à la maison ; sa mère descendait elle-même de
cosaques et de propriétaires terriens, jouait parfaitement du piano et
lui donna ses premières leçons. Les moyens financiers de la famille,
devant les dispositions de l'enfant, ont permis de lui dépêcher un
professeur particulier, puis de décider l'envoi en pensionnat à Kyiv.
Petite parenthèse utile :
Lysenko cosaque
Que Lysenko soit issu d'une
famille de
cosaques n'est pas tout à fait indifférent. Les Cosaques étaient des
peuples (à l'origine semi-nomades), essentiellement slaves,
situés
plutôt à l'Est du Dniepr (vers la frontière Est de l'Ukraine et au
delà), que les Russes ont à la fois redoutés et engagés comme
supplétifs dans leurs guerres contre les Ottomans ou les Polonais.
Les
Cosaques suivaient un entraînement militaire avancé ; ils étaient des
hommes libres, ni aristocrates ni laborieux serviles, statut original
qui a considérablement suscité l'envie / l'incompréhension / le mépris
/ la peur / le rêve chez les poètes et chez leurs contemporains en
général. Le mot d'origine écrit dans le Codex
Cumanicus (fin XIIIe s.), quzzaq, peut
être aussi bien synonyme de « garde » que de « pillard », signe de
cette double interaction avec les Russes.
L'Ukraine
moderne (qui signifie « la Marche ») apparaît en tant qu'État autonome
au XVIIe siècle, lorsque les Cosaques, alliés aux Russes et aux Tatars,
chassent les Polonais. Une autonomie significative leur est laissée
dans leur État-tampon (jusqu'aux restrictions de Catherine II). [Voircette
notule pour la récapitulation
brévissime de l'histoire de l'Ukraine.]
Lysenko
est ainsi élevé dans une culture qui valorise l'autonomie des individus
et de la culture locale, de surcroît en entendant parler ukrainien.
Après avoir reçu les cours particuliers
susmentionnés, le jeune Lysenko
étudie à Kharkiv, Kyiv, Leipzig (Reinecke et Moscheles au piano, Ernst
Richter à la théorie…). Ces années d'études ne sont pas simplement
citées ici pour remplir du pixel à peu de frais. J'y relève deux faits
remarquables.
6.2.3.1.2. Formation
juridique locale
a) Pendant deux ans, entre son diplôme de
l'Université de Kyiv et son
départ pour Leipzig, Lysenko exerce comme médiateur de paix(1865-7),
une fonction qui n'avait été inaugurée dans l'Empire russe que quatre
ans plus tôt.
Lysenko juge
La fonction de médiateur de paix était en général
confiée à des propriétaires ou des notables
d'un territoire pour régler les conflits sur le foncier, sur le respect
des conditions d'autonomie locale, sur le droit
du travail, et en particulier sur les contentieux liés au nouveau
statut des paysans libérés du servage (1861)– en réalité, le prix pour
racheter la terre restait inaccessible à beaucoup d'entre eux, qui
demeuraient, de fait, enchaînés à leur maître.
Lysenko fait partie des progressistes
(je
ne maîtrise pas la terminologie, mais ma source en ukrainien écrit
прогресивно ; je ne sais si c'est un équivalent exact, s'il y a
d'autres termes techniques, etc.) qui s'emparent de cette
fonction après sa création. Parmi les titulaires célèbres, Tolstoï
!
Je ne connais pas assez la biographie de l'écrivain pour en juger, mais
il y a sans doute là un lien assez étroit avec les réflexions de Levine
sur l'avenir du monde paysan dans Anna
Karénine.
Je n'ai pas le loisir, dans le cadre de cette série,
d'approfondir complètement chaque compositeur abordé, et je n'ai pas
trouvé, en l'état, si Lysenko souhaitait donner de sa personne avant de
poursuivre ses études, comme une forme de service civique, ou s'il
avait réellement hésité avec une carrière plus politique.
Le pouvoir central russe, constatant cette tendance
progressiste et cette tendance à la décentralisation,
a très vite resserré l'étau – Lysenko a aussi pu être évincé, ou tout
simplement découragé par la perte d'influence du poste au cours des
années 1860.
Tout cela éclaire en tout cas le caractère de
l'engagement de Lysenko,
certainement pas uniquement musical, mais aussi lié à sa culture
ukrainienne, à sa terre, voire aux petites gens.
6.2.3.1.3. Formation musicale
cosmopolite
b) Durant ses études à Kyiv, 3 des 4 professeurs
mentionnés dans les textes parcourus étaient… tchèques ! Je trouve cela
intéressant à plusieurs titres.
D'abord, cela peut éclairer d'une façon ou d'une
autre l'enseignement qu'il a reçu
et le style sonore qui est devenu le sien. Je connais trop mal le fonds
tchèque du rang du milieu du XIXe siècle (et pas du tout ces
compositeurs-là : Neinkwich, Panocini, Vilchek) pour me rendre compte
de ce qui pourrait s'être passé de ce côté-là, mais il y aurait de
belles recherches à effectuer de ce côté – il serait étonnant que ça
n'existe pas déjà, au moins chez les chercheurs ukrainiens.
Par ailleurs, cela illustre (même si c'est probablement fortuitement) l'intrication entre les nations
dans cette zone : naguère territoire polonais, l'Ukraine était
désormais partagée entre deux empires, Russie à l'Est, et à l'Ouest une
portion de l'Ukraine ukraïnophone, au sein de la Galicie, où
cohabitaient ukraïnophones, germanophones et tchécophones. Lysenko n'a
pas vécu dans cette zone, qui correspondrait au secteur actuel de Lviv
(l'histoire de ce côté-là moins documentée dans les documents grand
public que les zones plus centrales autour des grandes villes de Kyiv
et Kharkiv ; il semble que la vie musicale y ait davantage été ordonnée
autour de sociétés artistiques semi-professionnelles) ; cependant,
jusque dans l'Ukraine sous emprise russe, les Tchèques semblaient
circuler et échanger avec beaucoup d'aisance, entrelac de cultures dont
je n'avais pas nécessairement conscience avant que de préparer cette
notule.
(J'espère que tout ceci vous mindblowe
comme moi.)
La carrière internationale de Lysenko débute d'ailleurs à Prague, où il
joue ses arrangements pour piano de chansons ukrainiennes. Si vous êtes
curieux de son répertoire de pianiste : il jouait les grands succès
ambitieux de la génération précédente : Wanderer-Fantasie de Schubert, Phantasiestücke de Schumann…
Dernière étape de ses études :
Saint-Pétersbourg,
évidemment. Il étudie l'orchestration avec Rimski-Korsakov (ce que je
vous mets au défi d'entendre dans ses compositions, particulièrement
traditionnelles sur cet aspect), et croise pas mal d'autres
compositeurs importants du temps, dont Moussorgski – qui écrivait
alors, il n'y a pas de hasard, La
Foire à Sorotchyntsi, sur une nouvelle de Gogol tirée du même
recueil que La Nuit de Noël et
Nuit de mai, dont Lysenko tire
plus tard deux opéras !
6.2.3.1.4. Vie
Le reste de sa vie est davantage prévisible :
tournées en Ukraine (Tchernihiv notamment), deux mariages (le second,
qui lui donne sept enfants, avec une de ses élèves pianistes), place
centrale dans la musique à Kyiv, et le qualificatif de « père de la
musique ukrainienne » qui lui est accolé de son vivant.
Voilà pour le contexte, qui est éclairant en
lui-même sur l'ensemble de la situation artistique en Ukraine au XIXe
siècle et nourrit tout autant notre compréhension de ces musiques que
l'évocation des œuvres elles-mêmes.
6.2.3.2.
Legs musical
À présent, que retenir de la musique de Lysenko ?
6.2.3.2.1. Langage
formel conservateur
1)
Sur le plan de l'écriture, sa musique est peu singulière :
essentiellement mélodique, d'un
lyrisme romantique simple, quelquefois
expansif (mais souvent assez mesuré), où se repèrent quantité
d'emprunts et allusions au folklore.
La chose rend encore plus complexe
la considération envers son talent de compositeur en tant que tel, dans
la mesure où la plupart de ses mélodies doivent être des emprunts ou
des transcriptions.
En entendant pour la première
fois ses compositions (transcriptions pour piano, pour violon-piano, et
même Taras Boulba !),
je n'avais pas été très impressionné : peu de surprises harmoniques
(même si les enchaînements d'accords ont, à la marge, une certaine
couleur locale), pas du tout de contrepoint, et une veine mélodique pas
particulièrement vertigineuse.
Pour autant, pas sans
beautés, je les mentionnerai plus loin dans le détail des œuvres.
6.2.3.2.2. Rôle dans
l’ethnomusicologie ukrainienne
2)
Sur le plan ethnomusicologique, en revanche, Lysenko est lui-même allé
transcrire des chansons, voire des cérémonies de mariage entières, et a
collecté un très grand nombre de mélodies folkloriques. Il les a
ensuite réutilisées dans ses
pièces pour piano (beaucoup de
transcriptions et de paraphrases de thèmes populaires), pour violon
& piano, et bien sûr les sept
volumes de relevés de chansons
folkloriques, qu'il élabore à partir de 1868 jusqu'à sa mort.
Malgré
l'interdiction d'imprimer en
ukrainien après l'oukase d'Ems en 1876,
Lysenko fonde toute son œuvre sur le patrimoine et la langue
ukrainiennes, et remporte de vifs succès dans les années où les
autorités font tout pour limiter la diffusion de cette culture, créant
de nombreux opéras dans les années 1880 et 1890, dirigeant des chœurs,
écrivant des arrangements de thèmes folkloriques, documentant le
patrimoine sonore de toutes les façons possibles.
6.2.3.2.3.
Catalogue
3)
Ses opéras, eux aussi, qu'ils
soient complètement mis en musique ou
conçus selon un format d'opéra comique (alternance des « numéros »
chantés avec des dialogues parlés), obéissent à cette même recherche :
trois opéras pour enfants, trois sur des sujets de Gogol – qui était
ukrainien – Nuit
de Noël, La Noyée, Taras Boulba. Également d'autres sujets locaux
comme l' « opérette » Natalka Poltavka, La Sorcière… et
puis quelques sujets de culture classique pour ses dernières œuvres : Sapphô, L'Énéide…
Beaucoup
de ses œuvres vocales, dont une cantate et un grand nombre des 133
mélodies qu'il a écrites, empruntent leurs textes aux poèmes de Taras
Shevchenko, le grand poète
national (qui était parfois nommé Kobzar, «
le Barde »). Une seule mélodie en russe sur les 133 composées !
Par
ailleurs, lorsqu'il choisit Heine ou Mickiewicz, c’est toujours par le
truchement de traductions ukrainiennes.
Son catalogue est assez mal
documenté par le disque. Des 133 mélodies, il existe une très belle
collection gravée (par thèmes des poèmes – amour, histoire,
philosophie, L’Amour
du Poète de
Heine dans sa traduction ukrainienne) par l'électrisant Pavlo Hunka,
grand Holländer & Wotan, baryton-basse britannique d'origine
ukrainienne par son père. L’ensemble contient un écrasant volume de
poèmes de Taras Shevchenko (sept séries de parfois plus de dix mélodies
!) mises en musique, plus douze mélodies « hors série ». Je ne crois pas qu’il existe de vaste
anthologie de ses six volumes de transcriptions de chansons
folkloriques,
dont la variété des thèmes donne pourtant envie : « chansons cosaques
», « chansons historiques », « chansons de recrutement », « chansons
familiales », « chansons sur le deuil et l’amour », « chansons
humoristiques », « à propos du chagrin, de l’amour et de la trahison »,
« chansons artisanales », « chansons de célibataires de rue », «
chanson laiteuses »… On trouve aussi, à part de ce fonds, quelques
transcriptions de chants d’autres nations : russes, moraves, serbes.
Je n’ai rien trouvé des six choeurs sacrésqu’il
a légués, mais il existe au moins une version accessible de sa Prière pour
l’Ukraine,
choeur patriotique de 1885, à une époque où les publications en
ukrainien étaient bannies, et jouées dans les églises d’Ukraine, aussi
bien orthodoxes que catholiques. Son style, en forme de choral, évoque
tout à fait les harmonies et équilibres des choeurs orthodoxes. Les choeurs profanessont particulièrement nombreux, transcriptions comme
compositions (ceux avec piano s’organisent en douze douzaines !).
Sa musique pour violon & piano,
elle aussi, consiste essentiellement dans des arrangements de mélodies
préexistantes – seules ou sous forme d’assemblages rhapsodiques,
variablement virtuoses. J’avoue, dans ce cadre, ne pas les trouver très
stimulantes, simples mélodies accompagnées, sans effort particulier
dans le langage ou la forme, ce n’est clairement pas l’objectif. Le piano,
abondant, m’a paru dans le même esprit : pièces de caractère, de salon,
transcriptions, assez peu nourrissant dans l’ensemble. [Il existe des
disques documentant le violon comme le piano chez Toccata Classics.] Le
reste de sa musique
de chambrese
limite à une transcription pour violoncelle et piano d’une élégie pour
piano, à un quatuor à cordes en trois mouvements et à un insolite trio
pour deux violons et alto.
Seulement cinq oeuvres symphoniques, essentiellement des pièces de
caractère (dont une Fantaisie
cosaque) et le premier mouvement d’une
symphonie de jeunesse. 6.2.3.2.3.1. Les opéras
Ses oeuvres les plus ambitieuses musicalement se
trouvent du côté de l’opéra. 13 titres, dont
la composition débute dès ses 22 ans, et qui dressent assez bien le
portrait des préoccupations du compositeur.
→ Trois opéras pour les enfants, les premiers du
répertoire ukrainien : Chèvre-Dereza (1888), M. Kotsky(1891),
Hiver &
Printemps ou la Reine des Neiges(1892),
témoin d’un souci du public et de la transmission.
→ Trois opéras d’après Gogol:
La Nuit de Noël (1874)
etLa Noyée (1883)
sont tirés de nouvelles des Soirées du hameau près de Dikanka(dans les livraisons respectivement de 1832 et 1830). Le premier est souvent considéré comme le
premier opéra national ukrainien – mais, après la notule autour de Hulak-Artemovskyi,
vous savez que c’est aussi abusif que de considérerL’Orfeo de
Monteverdi comme le premier opéra jamais composé, en suivant la
mauvaise logique qu’il est le plus célèbre des premiers opéras composés
: Les Zaporogues datent
déjà de 1863… Le sujet est celui de des Chaussons (Tchérévitchki) de
Tchaïkovski, de la Nuit
de Noël de
Rimski-orsakov… avec les personnages bien connus : le démon, Vakoula et
Oksana.
Musicalement, l’œuvre mélange de la couleur locale entraînante avec des
aspects plus dramatiques. [Il existe une bande avec narrateur disponible
ici.] Le sujet du deuxième est mieux connu par la
première partie du titre de la nouvelle Une nuit de mai–
où, de fait, Gogol s’attarde sur la singularité des atmosphères de sa
région natale centre-ukrainienne, dans des récits inspirés de sa propre
vie et des histoires entendues. Le troisième opéra, Taras Boulba,
est un véritable opéra sérieux, ambitieux, complet et épique ; si le
langage musical demeure celui d’un romantisme très tempéré, avec des
harmonies consonantes et peu aventureuses, des mélodies simples, un
contrepoint rare, le ton y est cependant plus grandiose et emporté,
avec de très beaux airs baignés de lyrisme – et, comme toujours, des
traits mélodiques empruntés au folklore. Il est, lui, tiré d’un roman
historique autonome, plus tardif (1853), qui met en scène un cosaque
zaporogue qui donne sa vie (et celle de ses fils) pour défendre « la
foi orthodoxe ». Cosaques et orthodoxie, chanté en ukrainien,
clairement un manifeste. [Même si, vous le verrez tout de suite, il
fauty ajouter quelques subtilités.]
→ Deux opéras d’après
Kotliarevsky: L'Énéide (œuvre
fondatrice pour la littérature ukrainienne) et Natalka Poltavka –
l'œuvre emblématique de la vocation folkloriste de Lysenko.
Kotliarevsky est, au tournant du XIXe siècle, le grand représentant de
la langue ukrainienne, langue vernaculaire, comme langue de littérature
– ce qu'elle n'était guère auparavant. Le mettre en musique est aussi
prestigieux, disons, que pour un Polonais Mickiewicz.
→ 5 opéras dont les
livrets sont dus à Mikhail Starytsky son cousin(Andrashiada, Chernomoretset
les 3 opéras d'après Gogol), et 3 opérasà
Liudmila Starytska-Chernyakhivska, sa nièce(Sapphô, L’Énéide et l'opéra-minute Nocturne, ses
trois derniers opéras). On a longtemps cru que le livret de L’Énéideétait
dû à Mykola Sadovskyi, mais son nom n’a été mis sur la partition que
par commodité : il était le directeur de théâtre qui possédait les
droits pour l’adaptation musicale, et il était plus facile de procéder
sans redemander une autorisation.
→ À la fin de sa carrière, 2 pièces aux sujets grecsplus habituels en Europe : Sapphô et L'Énéide –
même s'il s'agit d'un livret tiré d'une réécriture ukrainienne d'une Énéide travestie !
→ De nombreuses pièces à thématique locale,
dont La Sorcière sur un texte de Liubov Yanovska (inachevée).
6.2.3.4.
Quelques opéras fondateurs
6.2.3.4.1.
La Noyée (1883)
1883. La Noyée.
L’œuvre
puise d’une part dans le sentiment national et la couleur locale,
d’autre part dans la tradition lyrique européenne. Le sujet est adaptée
d’une œuvre importante du patrimoine russo-ukrainien, à savoir la
première des deux livraisons des Soirées du hameau près de
Dikanka de
Gogol (1830). D’abord parce que Gogol est né en Ukraine centrale, à
Sorotchintsy – dans l’oblast de Poltava, comme Natalka, l’héroïne de
l’opéra suivant de Lysenko –, d’une famille d’anciens cosaques, nourri
de récits ruraux locaux. Cette publication, inspirée de faits racontés
par la famille de Gogol ou par des habitants de la campagne
environnante,
représente son premier succès. Il s'agit donc à la fois d'une œuvre
emblématique de la littérature russe et d'une exaltation spécifique de
la culture ukrainienne. Témoin l'évocation vibrante de la nuit
d'Ukraine qui ouvre le deuxième chapitre de la nouvelle Une nuit de mai ou La Noyée,
qui donne son sujet à l'opéra. L'intrigue mêle ainsi des récits
fantastiques (la suicidée persécutée par sa marâtre sorcière) à une
intrigue d'amourettes militaires… avec ces descriptions assez lyriques
des nuits et paysages de la région de Poltava.
«
Connaissez-vous la nuit de l’Ukraine ? oh ! vous ne connaissez pas la
nuit de l’Ukraine. Contemplez-la. Au milieu du ciel, la lune regarde ;
la voûte incommensurable s’étend et paraît plus incommensurable encore
; elle s’embrase et respire. Toute la terre est dans une lumière
d’argent ; l’air admirablement pur est frais, et, pourtant, il
suffoque, chargé de langueur et devient un océan de parfums. Nuit
divine ! Nuit enchanteresse ! Inertes et pensives, les forêts reposent
pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Silencieux et
immobiles sont les étangs ; la froideur et l’obscurité sont mornement
emprisonnées dans les murailles vert sombre des jardins. Le fourré
vierge de merisiers et de cerisiers étend pensivement ses racines dans
le froid de l’eau ; par instants ses feuilles murmurent comme dans un
frisson de colère, quand le vent libertin de la nuit se glisse et leur
surprend un baiser. Toute l’étendue dort. Au-dessus, là-haut, tout
respire ; tout est splendide et triomphal, et, dans l’âme, s’ouvrent
des espaces sans fin ; une foule de visions argentées se lèvent
harmonieusement dans ses profondeurs. Nuit divine ! Nuit enchanteresse
! Soudain, tout s’anime : et les forêts, et les étangs et les steppes.
Le grondement majestueux du rossignol de l’Ukraine éclate et il semble
que la lune s’arrête au milieu du ciel pour écouter…… Sur la colline,
le village sommeille comme enchanté. D’un éclat plus vif brillent aux
rayons de la lune les lignes des chaumières ; plus éclatantes,
surgissent de l’ombre leurs murailles basses. Les chants se sont tus ;
tout est silencieux. Les honnêtes gens sont déjà endormis. Çà et là,
cependant, sautille quelque étroite fenêtre. Sur le seuil d’une rare
cabane, une famille attardée achève de souper. »
Sur
le plan musical, Lysenko utilise une forme
lyrique traditionnelle avec
des aspects plus populaires –
dans une esthétique équidistante, en
quelque sorte de Natalka et
de Boulba, dont on va dire un mot tout de suite.
1889. Natalka
Poltavka (« Natachounette de l'oblast de
Poltava ») est un objet particulièrement intéressant, un archétype de la démarche de Lysenko.
Il
s'agit, si je comprends bien mes sources (en ukrainien et en russe), de
la pièce de Kotliarevsky, à
peine adaptée, et mêlée de chansons :
format d'opéra comique donc – c'est pourquoi l'œuvre est souvent
présentée comme une « opérette ». La
pièce d'origine est due au grand auteur qui fait (considère-t-on, car
c'est toujours beaucoup plus progressif et subtil que cela) entrer
l'ukrainien dans la littérature. Elle cherchait à compenser l'échec
d'une tentative de drame exaltant les coutumes villageoises locales,
due à Oleksandr Shakhovskyi. Cependant, malgré l'engagement de la
démarche, Poète
cosaque fut mal
accueilli par les spectateurs à Poltava : le dramaturge connaissait
trop mal la vie paysanne, il y avait bien trop d'erreurs et
d'incohérences pour que l'on puisse s'identifier à ses villageois de
papier. Kotliarevsky essaie en quelque sorte de répondre à cela en
proposant un drame vrai,
proche de la vie des vrais gens, dans une
veine qui combine le réalisme et le penchant au sentimentalisme qui
prévalait aussi. À ce que j'ai lu, il s'est inspiré de « chansons de
bain » pour nourrir son inspiration, comme Limerivna,
Un nuage noir arrive, Une fille a pris du lin, L'eau qui coule sur
quatre gués, Oh ma mère m'a donnée pour un mariage mal aimé… ! Je trouve la pensée très séduisante,
documenter la matière de l'intrigue d'une pièce folklorique par des
chansons.
L'intrigue est
particulièrement simple : les parents de Natalka recueillent le petit
Peter, les deux s'enamourent, le père chasse Peter qui part faire
fortune. Après la mort du père, le domaine et vendu et Natalka part
vivre avec sa mère dans une modeste cabane. Tout le monde essaie de
persuader Natalka d'accepter la proposition du riche Tetervakovsky,
mais elle ne veut que Peter. Celui-ci finit par revenir enrichi au
village, pour découvrir que Natalka va céder aux instances de sa mère,
et se prépare à la laisser vivre heureuse sans l'aviser de sa présence.
Mais Tetervakovsky, devant l'amour évident des deux jeunes gens, cède
la place à Peter et tout finit bien. (Ou plutôt, tout commence, puisque
les opéras ne racontent que rarement la partie la plus intéressante :
après la conquête.)
Lysenko
reprend la pièce qui est depuis longtemps un classique (1819 !) et y
insère de brèves mises en musique, sous forme d'ariettes, de brèves
chansons ou chœurs folkloriques : ce sont clairement les tournures
mélodiques du terroir qui prédominent – aucune musique dramatique (à la
rigueur les airs un peu plus longs de Natalka, mais ce n'est pas non
plus la lettre à Onéguine !), uniquement de la jolie couleur locale.
Pour l'auditeur extérieur, ce n'est pas forcément saisissant ni très
touchant, mais l'œuvre permet d'appréhender en action le projet
d'exaltation de la langue – et plus généralement du patrimoine
populaire sonore.
Vous pouvez vous en faire une
idée avec cette
représentation récente à Lviv ou même avec le
film de 1978 dans son esthétique
réaliste un peu figée (mais qui adjoint du bandoura, le luth-cithare
traditionnel d'Ukraine).
6.2.3.4.3. Taras Boulba (1890)
6.2.3.4.3.1. Premières
représentations avortées
1890.
Taras Boulba
est le grand ouvrage sérieux et ambitieux de Lysenko. Il y
travaille dix ans à partir de 1880, mais ne peut jamais voir
représenter l’œuvre. Il le joue avec ses amis dans les cercles de la
« jeune Gromada » (voir notules précédentes, sur le
libéralisme
panslave et ses clubs de « municipalités » /
« hromadas »), avec
accompagnement de piano. En 1890, pourtant, Lysenko rencontre
Tchaïkovski, qui, admiratif,
lui propose de monter Taras Boulba à
Saint-Pétersbourg, sur la scène du théâtre impérial… mais Lysenko
décline obstinément, s’opposant à la traduction de son opéra en russe –
refus insensé en termes de carrière et de satisfaction artistiques,
cependant nous comprenons pourquoi, à présent que nous disposons du
contexte de sa vie et de sa vocation : Lysenko était d’abord un
ukrainien militant (au besoin juge de paix !) et son engagement se
manifeste par son rôle de compositeur. Ce n’est pas un compositeur qui
s’inspire du folklore, mais un militant de la culture ukrainienne qui a
choisi d’exercer ce sacerdoce par la musique. Traduire ce manifeste de
la culture ukrainienne en russe était sans doute une dénaturation
insoutenable pour lui, à rebours de toute la logique de sa vie, bien au
delà au seul domaine musical.
La première n’a donc
pas eu lieu du vivant du compositeur (mort en 1912).
En
1918, pourtant, tout était prêt à Kyiv : décors, costumes, musiciens.
Mais juste avant la première (je lis « à la veille », mais mon
ukrainien n’est pas assez bon pour déterminer s’il s’agit d’une
temporalité précise ou d’une expression plus générale), les Dénikites
(les troupes « blanches » tsaristes du général Anton
Dénikine) prennent
Kyiv. Le théâtre brûle, ainsi que tout ce qu’il contenait. Seuls les
croquis des costumes nous sont parvenus.
La création n’a donc
lieu qu’en 1924 à Kharkiv (et
en 1927 à Kyiv).
Le
succès et sa place emblématique dans l’art national lui a valu beaucoup
d’éditions, certaines retouchées (notamment en 1937 par Liatochynsky !)
6.2.3.4.3.2. Le sujet
Sujet ukrainien
archétypal, mais remarquablement ambigu, c’est pourquoi j’y passe un
petit moment.
Le
sujet est issu du roman historique de
Gogol – qui a possiblement été
inspiré par la figure historique d’Okhrim Makukha, qui tua son fils
Nazar passé aux Polonais pendant le soulèvement de Khmelnytsky (années
1650) qui marque le point de bascule, le moment où les Polonais sont
repoussés par les Cosaques alliés aux Russes, créant ce nouvel
État-tampon, cette « marche » associée à l’Empire russe, qui
donne son
nom à l’Ukraine et en modèle la forme et les influences modernes. C’est
donc une fiction assise sur un moment
absolument central dans le
sentiment national ukrainien.
Le
cosaque zaporogue Taras Boulba a deux fils, Andriy et Ostap.
Andriy est
romantique et rêveur, Ostap est intrépide. Tous trois combattent les
Polonais, décrits par Gogol comme des ultracatholiques persécuteurs des
orthodoxes (et secondés évidemment dans leurs méfaits par les juifs,
j’y reviens aussi et je vous explique comment Rotschild et Soros tirent les
ficelles).
Pendant le siège de Dubno, une tatare parvient jusqu’à Andriy : elle
est la servante de la Polonaise Maryltsa, qu’il aime. [Dans l’opéra,
elle est la fille du voïvode, le gouverneur pro-polonais, et plusieurs
scènes de rencontres furtives sont développées en amont.] Andriy la
suit alors dans la forteresse ravagée par la faim, et apporte à la
famille de sa bien-aimée du pain. Il est saisi d’effroi par la
souffrance dont il est le témoin, mais aussi charmé par la beauté de
Maryltsa, et reste sur place, oubliant son père et les combats.
La
trahison est révélée à Taras par le Juif Yankel, qu’il a sauvé plus tôt
– confidence dont on se doute qu’elle n’est pas de la meilleure
intention et tend (par un procédé qu’on retrouve dans La Juive de Scribe) à faire
s’entre-déchirer les infidèles.
Lorsque,
dans la bataille, Taras aperçoit Andriy porter l’uniforme polonais
[dans le livret, il est même le chef du détachement qui sort de la
forteresse], il le pourchasse dans les bois, le jette à bas de son
cheval et, lui disant « je t’ai donné la vie, je vais te la
prendre »,
lui tire une balle en pleine poitrine.
[L’opéra
s’arrête ici : Andriy dit une dernière fois le nom de celle qu’il aime,
et les Cosaques se jettent furieusement à l’attaque.]
Le
roman, lui, se poursuit : la lutte continue, Ostap est fait prisonnier.
Malgré les tentatives de Taras pour le libérer, il est exécuté et subit
le supplice de la roue. Il ne profère pas un mot, mais lorsque la mort
vient, il nomme son père, dont il ignore la présence dans la foule.
Après une fausse trêve passée avec les Polonais, à laquelle Taras ne
croit pas, il est trahi, ses cosaques sont massacrés et il est brûlé
vif tout en haraguant ses hommes, les exortant à poursuivre le combat
pour un nouveau tsar qui gouvernera la terre et pour la victoire de la
foi orthodoxe.
L'opéra existe au disque (Melodiya), écoutez-le ici par exemple.
6.2.3.4.3.3. Quelques paradoxes
Si
le sujet est, globalement, parfaitement représentatif de l’une des
périodes fondatrices de l’Ukraine (l’émancipation de la
domination
polono-lituanienne et l’inscription autonome dans une orbite russe),
son choix soulève cependant quelques enjeux contradictoires.
→
La source est un roman d’un auteur né en Ukraine, certes, mais dont la
langue d’expression est le russe, et qui exprime dans ce texte un fort
sentiment d’appartenance à l’Empire
russe. Il est symptomatique,
notamment, que soit exaltée la foi
orthodoxe comme purement ukrainienne
– si l’on considère les chiffres actuels, ils ne sont que 65% à
pratiquer ce culte en Ukraine, majorité certes, mais loin de
l’universalité.
→
La représentation de la vocation de l’Ukraine à défendre le tsar, telle
qu’elle est décrite dans le roman, est une vision très utilitariste et
russocentrée de l’existence de l’Ukraine : celle-ci s’est en effet
formée, sous sa forme moderne, en se libérant du pouvoir
polono-lituanien, mais sa langue, par exemple, comporte de très
nombreux doublets (i.e.
synonymes, en l'occurrence) provenant soit du russe, soit du polonais…
on
constate aujourd’hui qu’en réaction aux ingérences et à l’Opération
Spéciale Humanitaire de Maintien de la Paix et de Bisous dans le Cou,
un certain nombre d’Ukrainiens privilégient les mots d’origine
polonaises, pour mieux affirmer leur autonomie. Taras Boulba est
finalement un héros de l’Empire russe (un héros certes très couleur locale) plus qu’un héros spécifiquement ukrainien.
→
Le roman de Gogol est en lui-même problématique : sa description des
Polonais comme des oppresseurs sanglants correspond à la représentation
propagée par la propagande tsariste
après le soulèvement polonais de
novembre 1830 : toute la société baignait dans l’idée du danger que
faisait peser la Pologne (pourtant multi-démembrée !) sur tout l’espace
slave. Toute la population russe éduquée était pénétrée de l’idée que les Polonais
étaient des agents d’instabilité, une puissance hostile (la rivalité
remonte à loin, avec les intrigues de la Pologne et de la Suède, au
XVIe siècle, pour installer une dynastie de tsars à leur main), et la
description qu’en fait Gogol rejoint assez précisément les idées alors
en circulation. [C’est un des problèmes du roman en général : la part
de la documentation est toujours difficile à démêler de la prise de
position personnelle…] Jusque dans les milieux panslavistes, on
considérait couramment que la Pologne avait « trahi la famille
slave ».
L’édition révisée de 1842
accentue encore l’usage des thèmes de la propagande tsariste (en
particulier le bûcher de Boulba et sa harangue finale, qui n’existent
pas dans la version de 1835), ce qui concorde plutôt, au demeurant,
avec ce qu'on sait de l’évolution de
l’idéologie de Gogol. Le traitement des
Juifs suit la même logique et reprend tous les clichés propagés
par la
Russie tsariste, qui ont innervé une bonne partie de la littérature
antisémite européenne : couards, manipulateurs, cruels, ils tirent en
secret les ficelles du monde. C’est de cette matrice que proviennent
les Protocoles, tout
de même.
En
cela, il peut être étonnant que Lysenko utilise comme matière un roman
qui célèbre, d’une certaine façon, la sujétion
ontologique de
l’Ukraine…
6.2.3.4.3.4. Sens à donner ?
À
cela s’ajoute l’intrigue
elle-même, assez ambiguë :
célèbre-t-elle
l’amour par-dessus tout, l’abandon aux passions des romantiques, ou
bien glorifie-t-elle le sacrifice pour la patrie avant toute autre
valeur ? La musique, dramatique au besoin, mais assez peu
tourmentée,
ne permet pas de sentir un propos délibéré qui choisirait l’une des
deux visions.
À
la lecture cependant, un degré de subtilité s'adjoint : même dans le
chapitre final de 1842, Gogol présente les actions de Taras avec une
certaine distance, sans donner
le moins du monde l'imprimer que
l'auteur endosse les motivations de son personnage.
«
Et Tarass ?… Tarass se promenait avec son polk à travers toute la
Pologne ; il brûla dix-huit villages, prit quarante églises, et
s’avança jusqu’auprès de Cracovie. Il massacra bien des gentilshommes ;
il pilla les meilleurs et les plus riches châteaux. Ses Cosaques
défoncèrent et répandirent les tonnes d’hydromel et de vins séculaires
qui se conservaient avec soin dans les caves des seigneurs ; ils
déchirèrent à coups de sabre et brûlèrent les riches étoffes, les
vêtements de parade, les objets de prix qu’ils trouvaient dans les
garde-meubles.
—
N’épargnez rien ! répétait Tarass.
Les
Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirs sourcils ni les
jeunes filles à la blanche poitrine, au visage rayonnant ; elles ne
purent trouver de refuge même dans les temples. Tarass les brûlait avec
les autels. Plus d’une main blanche comme la neige s’éleva du sein des
flammes vers les cieux, au milieu des cris plaintifs qui auraient ému
la terre humide elle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le
sol l’herbe des steppes. Mais les cruels Cosaques n’entendaient rien
et, soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils les
jetaient aux mères dans les flammes.
— Ce sont là, Polonais
détestés, les messes funèbres d’Ostap ! disait Tarass. »
Traduction Louis Viardot, Gallimard 1882.
Dans
ce moment, l'apothéose supposée du mythe, Gogol décrit d'une façon
détachée, presque plaisante – comme on ferait une gazette – le délire
de destruction absurde, comme une habitude innocente, qui habite Taras
et ses cosaques. La somme résumée et narrativisée des actions les nomme
sans du tout en offrir les détails insupportables ; ce décalage entre
l'horreur de ce qui est suggéré et le ton léger, presque indifférent,
qui le rapporte, permet de se rendre compte de la distance
incompressible entre Gogol et ses personnages – ce qui est
particulièrement courant chez lui – : il ne faut pas se limiter à
l'idéologie qui affleure par ailleurs dans l'œuvre, qui existe
évidemment, mais tout cela est plus subtil.
Cela
présente aussi, en filigrane, Boulba comme agissant
mécaniquement, sans but ni compassion, d’une façon où il est difficile
à la fois de juger, mais aussi de s’identifier au personnage. Il ne
faut pas donc pas y voir un
ouvrage de propagande univoque,
même si
l’imaginaire de Gogol est clairement imprégné des théories
suprémacistes alors répandues par la propagande tsariste dans une très
vaste part de la société éduquée.
À
cela s'ajoute, je l'ai mentionnée, la mise
en musique peu introspective
de Lysenko, plutôt des ariettes ou des scènes dramatiques qu'une
construction psychologique cohérente qui puisse transmettre, en soi, un
message puissant. (Je n'ai pas eu accès au texte ukrainien du livret
pour saisir d'éventuelles subtilités de ce point de vue, je parle à
partir de l'écoute de l'opéra et à la lecture de synopsis pas toujours
précis ; ce serait peut-être un sujet de recherche intéressant pour une
notule complète sur les enjeux de Boulba et
de ses adaptations.)
6.2.3.4.3.5. La musique
Plusieurs caractéristiques à
souligner dans Boulba.
La musique y est permanente – durchkomponiert –,
pas d'alternance avec des dialogues. Le style en paraît de prime abord,
surtout pour la date, assez peu
extraverti, ménageant une harmonie très
traditionnelle, peu prodigue en éclats ou en contrastes expressifs : en
somme, plutôt l'impression d'entendre le style italien ou allemand du
milieu du siècle qu'un drame de la dernière génération romantique.
Et
cependant, une fois accepté le ton très mesuré de Lysenko par rapport à
son sujet épique et paroxystique – ce qui ne transparaît pas,
clairement, de sa mise en musique –, on peut apprécier toutes ses
autres qualités : un beau lyrisme,
avec des mélodies persuasives,
quelques très belles pages orchestrales (Ouverture, préludes…),
toujours très accessible, toujours une jolie ligne
supérieure à
écouter. Peu ou pas de contrepoint, certes.
Les
finals du III et du IV sont très réussis, plus intenses
dramatiquement
et musicalement. Les deux airs du IV
sont également très réussis par
leur élan et/ou leur grâce.
Dans l'ensemble, l'esthétique de
Boulba (me) rappelle Dalibor, ou du
moins Libuše, de
Smetana – et cela m'amuse, dans la mesure ou Lysenko a précisément
étudié toute sa jeunesse, vous l'avez vu, avec des compositeurs
tchèques de cette génération !
La
partition inclut des airs populaires
(moins reconnaissables que pour
ses ouvrages plus folkloriques) et desleitmotive
(pas très
sophistiqués pour ce que j'ai pu en juger, mais agréablement
structurants).
6.2.3.4.4.
L’Énéide (1910)
1910. L’Énéide.
Ici aussi, un livret
inspiré de Kotliarevskyi… mais
pas de n’importe quelle matière : son œuvre la plus célèbre.
Dès
le séminaire, l’auteur écrivait des vers en малоросійською (« petit
russe », le mot « ukrainien » étant alors banni par les
autorités).
6.2.3.4.4.1. Épopée burlesque et
folklorique
L’Énéide de
Kotliarevskyi reprend les épisodes de Virgile ; pour autant il ne
s’agit pas d’une traduction. Tout en mettant en scène les héros et
dieux attendus, le poème recèle beaucoup de détails d’ordre
ethnographique : les descriptions développent en réalité de
nombreux
aspects du folklore… ukrainien ! Aussi bien les costumes, les
meubles,
les mets, les jeux, les danses, les musiques, les chants que les
cérémonies, les veillées, les séances de divination, les funérailles…
tout cela ne provient pas de la culture grecque.
Il s’agit donc plutôt d’une
représentation burlesque de la
matière de L’Énéide,
où les héros de la mythologie sont parés du décorum de la paysannerie
de la « petite Russie », mais dont le but est moins de
susciter
l’hilarité que de rendre hommage à
une culture. D’une certaine façon,
cetteÉnéide est l’épopée de la langue ukrainienne,
au même titre quePan Tadeusz pour
les Polonais, qui contient également une matière riche autour du
quotidien, et beaucoup d’épisodes plaisants ou dans l’intimité des gens
du peuple.
On
considère généralement l’ouvrage comme le premier chef-d’œuvre de la
littérature ukrainienne moderne ; et son succès a tenu notamment dans
ce
qu’il puise au plus près de la culture
dont il emprunte la langue –
tout en parant ces climats familiers d’une intrigue
« élevée » tirée
des études classiques. Plus qu’un abaissement deL’Énéide,
le projet et d’enoblir la culture
ukrainienne, de la hisser au même degré de dignitié que celle
des autres grandes nations.
Les
Ukrainiens d’alors pouvaient ainsi reconnaître des catégories sociales
familières dans les personnages : Énée et les Troyens, qui
fuyaient
leur patrie détruite, représentaient les Cosaques (Énée en étant
l’ataman, le chef politique & militaire), caractérisés par leur
bravoure et leurs coutumes pleines de jovialité ; les Dieux figuraient
les grands propriétaires terriers, héritiers de la féodalité et
particulièrement corrompus (mépris envers le peuple, intrigues,
pots-de-vin) – comme chez Virgile, selon leurs intérêts propres, ils
aident ou détournent Énée de son but. Quant aux héros / demi-dieux, ils
figurent des
propriétaires ukrainiens de moindre importance, décrits dans leur vie
quotidienne.
Cette
identification a été particulièrement importante pour le succès public
rencontré par l’œuvre, où le lectorat a pu reconnaître la célébration
de
sa propre nation.
6.2.3.4.4.2. La naissance de
l’ukrainien littéraire
Les
deux premières publications, en 1798 et 1808, ont été produites sans le
consentement de Kotliarevskyi, par un riche admirateur… ce qui
rendit
l’auteur particulièrement furieux : dans l’édition enfin autorisée de
1809 (intitulée « nouvellement corrigée et complétée » – de
fait, c’est
la première parution du Quatrième Livre, et à terme le poème en
contient six), Kotliarevskyi accuse cette « certaine personne, qui
a
tordu son âme pour le profit » car « elle a donné la presse
de
autres », et souhaite « qu’elle aille en enfer pour se faire
griller
sur le barbecue » (ce n’est probablement
pas
le terme le plus historiquement authentique, mais c’est aussi le mot
utilisé en ukrainien moderne pour désigner ce très pratique objet
cancérogène, prisé de tous les Laurent).
Dans
les premières éditions comme dans celles de l’auteur (qui poursuit sa
publication des livraisons suivantes : 1822, 1822, 1833, et enfin 1842
– il y travaille toute sa vie), le poème est assorti d’un dictionnaire
pour traduire les mots du « dialecte petit-russien », à
destination du
public russe. Il faut dire que l’ensemble de ces publications ont été
imprimées à Saint-Pétersbourg, et distribuées à destination d’un public
russophone. [J’admets qu’il y a là une étrangeté, provenant d’un
écrivant souhaitant procurer une autonomie à la culture ukrainienne.
Mais cette publication dans la capitale russe constitue aussi une forme
de reconnaissance aussi bien interne qu’internationale, d’une certaine
façon.]
Cette
« collection de
mots du petit russe contenus dans L’Énéide, et au surcroît de nombreux
autres depuis longtemps entrés dans le dialecte du petit russe par
d'autres langues, ou provenant du russe, mais inusités »
contenait, dans la dernière édition approuvée par Kotliarevskyi, 972
mots.
Il faut dire qu’il y avait délibérément utilisé du
vocabulaire ancien, et même inventé quelques termes archaïsants !
C’est
ainsi avec ce glossaire légèrement condescendant, béquille pour
russophones souhaitant lire ce long poème, que l’ukrainien fait son
entrée officielle, en quelque sorte, parmi les langues littéraires
écrites de notre temps !
Vous pouvez en découvrir une
version scénique, imaginée comme une forme de comédie musicale (la
musique n’est pas de Lysenko !) ici.
6.2.3.4.4.3. L’opéra
J’aurai
peu à dire de la musique : il n’existe pas de disque qui reprenne
intégralement sa musique, et on y retrouve les tropismes de Lysenko, chants
ouvertement issus du folklore, mais aussi quelques
belles scènes dramatiques, comme la scène
finale de Didon.
Dès
l’an suivant, un autre opéra est représenté sur le même sujet (preuve
qu’il était possible de demander l’autorisation et que la nièce de
Lysenko aurait peut-être pu apposer son nom sur le livret…), composé
par Lopatynsky – de près de
30 ans son cadet, j’en parlerai donc plus
tard.
6.2.3.5. Envoi
Je
comptais initialement, ayant déjà abordé l’histoire de l’Ukraine et les
enjeux du sentiment national dans la notule autour de
Hulak-Artemovskyi, qui aurait dû comprendre Lysenko d’un même geste,
écrire un bref paragraphe pour présenter une musique qui n’est pas un
legs incontournable à l’échelle de l’histoire de la musique européenne…
Cependant la vie de Lysenko
(juge de paix, étudiant européen), sa démarche musicale (procédant de
son engagement national),
les sujets de ses opéras soulèvent tellement d’enjeux proprement
ukrainiens, sur les contours de cette culture, sur ses grandes
références… qu’il était sans doute avisé de se permettre ces un peu
longues parenthèses extra-musicales.
Il
y aura évidemment moins à épiloguer lorsqu’on parlera de musiciens
d’origine ukrainienne qui ont essentiellement exercé à Moscou, et sans
rien revendiquer de leurs origines sonores, comme Roslavets ou Mosolov
(même si, en réalité, ils ont étudié les folklores d’Asie Centrale et
conseillé les troupes locales pendant leurs éclipses ou leurss
disgrâces, ce qui affleure quelquefois dans leurs propres compositions
– à commencer par le chef-d’œuvre Les Nuits turkmènes, évidemment !).
J’espère
que ce petit voyage vous aura intéressé : j’ai finalement rencontré peu
de sources de français sur le sujet, et même en anglais / ukrainien /
russe, soit des textes très généraux, soit des fragments très précis
sur telle œuvre, telle période de tel auteur… le résumé que j’ai
proposé ici ne doit pas se trouver aisément sous cette forme en
français, c’est pourquoi j’espère qu’il trouvera son public.
Vous pouvez retrouver toute la série
dans cette chapitre qui regroupe toutes les entrées autour de la
musique ukrainienne. À bientôt pour de nouvelles aventures – peut-être
la mise à jour des listes des bijoux de musique de chambre, qui se sont
beaucoup enrichies depuis les derniers enrichissements, il y a quelques
années déjà !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musique en Ukraine a suscité :
Préambule : l'histoire de l'Ukraine pré-1800 en quelques secondes.
Au
Moyen-Âge, l' « Ukraine » (le mot et le concept n'existent pas
vraiment) est incluse dans le royaume
polono-lituanien (qui
occupe une grande verticale Nord-Sud). Cela explique les doublets de
vocabulaire polonais / russes dans le lexique ukrainien.
À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes (la quatrième langue slave
orientale avec le russe, le biélorusse et l'ukrainien) orthodoxes, qui
refusent le servage et l'assimilation aux Polonais catholiques, sont
utilisés comme rempart contre les Tatars puis les Turcs : ce sont les
fameux Cosaques, ces hommes
libres redoutés, et considérés comme les
ancêtres de l'Ukraine en tant qu'État.
Aux XVIe-XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent par chasser les
Polonais avec l'aide des Tatars et des Russes – ces derniers font des
Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine autonomie, une Marche
(« Ukraine »).
À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (Galicie) est intégrée
dans l'Empire autrichien, tandis que Catherine II supprime leur
autonomie aux Cosaques, devenant de ce fait membres de l'Empire russe.
Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de
l'Europe orientale, j'ai superficiellement lu quelques repères sur le
sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je l'étais il y
a quelques jours, y trouveront de quoi penser. (Je me figure qu'il
existe toutes sortes de débats nuançant ce que j'esquisse ici.)
Pour ce qui nous intéresse à présent, en lien direct avec l'histoire
musicale du pays.
Avec le romantisme et le
souffle de 1848, les
Ukrainiens s'emparent de
leurs propres mythologies et
de leur propre folklore musical,
comme
partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs :
la population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les
histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes
(hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son
destin et de prendre fierté dans sa culture propre. Cependant, après
l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce frémissement : le
nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite Russie » ; il est même
interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie, il subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit
donc très bien aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites
y sont majoritairement polonaises.
Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne
s'inscrivent dans une fenêtre
temporelle et politique assez étroite,
entre l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du XVIIIe
siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et
conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a vu), voire la naissance du
sentiment national fort au fil du premier XIXe siècle, et
l'interdiction de la diffusion de la langue ukrainienne par l'oukase
d'Ems en 1876. Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier
aisément une musique intrinsèquement ukrainienne – tout a été fait pour
l'éviter.
[Moi
aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le
terme affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris,
un hommage aux origines de l'Empire russe. En réalité, l'Ukraine est le
paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle – je vous passe
les
épisodes mieux connus des repressions politiques au XXe siècle, de
l'élimination des syndicats comme des élites, de l'abolition de la
République, de la famine organisée, etc. En somme, ce qui se
passe aujourd'hui n'a dû surprendre personne d'informé, je crois – oui,
je fus surpris.]
Le chanteur, compositeur, ethnologue et statisticien Hulak-Artemovsky.
6.2.2. Hulak-Artemovsky
Semen Hulak-Artemovsky(1813-1873)
peut
aussi être graphiéGulak et Artemovskiy, suivant les partis
pris de translittération du Г « guè » cyrillique (Гулак-Артемовский)
.
Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est
formé à Kyiv (au Séminaire
théologique !), repéré
par Glinka qui cherchait un Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré
comme l'opéra fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects
rossiniens qui subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes précédents, vous ne serez pas surpris
qu'on ait envoyé Hulak pour se former en Italie – il fait ses débuts à
Florence en 1841. Il brille à l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à
Moscou : Masetto, Ashton dans Lucia
di Lammermoor…
Compositeur donc tourné vers la voix, et resté célèbre surtout
localement, pour des chansons
ukrainiennes et… Запорожець за Дунаєм (« Les
Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à
succès
écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky de
Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur
(1863,
puis au Bolchoï de Moscou
l'année suivante) !
À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la
région à l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement
ukrainien : elle raconte la
libération des Cosaques de
Zaporijia prisonniers des Turcs, à travers
une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais oui,
Zaporizhzhia, désormais lieu
emblématique de la résistance ukrainienne,
autour de la fameuse centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du
pays actuel, vers l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques
d'où émana plus tard l'État ukrainien.]
Finalement rattrapés, tous obtiennent leur pardon et peuvent retourner
sur
leurs terres. Un opéra des origines de la nation, et aussi de la
captivité, une sorte de Nabucco
à l'ukrainienne ! Rencontre de civilisations rivales également.
Gai et folklorisant,
on peut y voir une collection de chansons autant qu'un opéra ! Voyez
par exempe l'arioso de Karas, le rôle tenu par le compositeur
lors de la création. Mais on y rencontre aussi des airs très lyriques,
par exemple celui du Sultan.
Mais dès 1876 et l'oukase d'Ems bannissant l'ukrainien, l'opéra est interdit de représentation. Il ne
revient sur scène qu'à partir de 1884, par une troupe ukrainienne.
Ses premiers opéras datent des
années 1850 : Українcькe Beciлля
(« Noces ukrainiennes », 1851) est, si je comprends bien mes sources
(en ukrainien…), une collection de chansons qu'il regroupe pour servir
de structure à une petite intrigue (où il chante lui-même le
beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa
(« La veillée d'Ivan Koupala », 1852).
Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.
Pour finir, trois anecdotes qui me paraissent révélatrices.
¶ Hulak
n'est pas qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette
élite éclairée, un honnête homme
qui s'intéresse à la médecine
populaire et… aux statistiques.
Il publie ainsi un ouvrage Tableaux
statistiques et géographiques des villes de l'Empire russe,
alors même que sa carrière bat son plein (1854). Sa démarche de mettre
en valeur le folklore et la langue n'est donc pas à rapprocher d'une
forme de chauvinisme nationaliste, elle est plutôt le fruit d'un
intérêt pour le vaste monde, d'une sorte d'éveil de la conscience à une
multitude de disciplines et de patrimoines, à commencer par celui que
l'on a près de soi et que l'on a longtemps négligé.
¶ En
février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque
nationale d'Ukraine émet une pièce en
argent, signe que le compositeur, même s'il n'a pas à l'étranger
la même réputation emblématique que Lysenko, est toujours considéré
comme un maillon considérable dans la formation de l'identité
ukrainienne.
¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube.
Dans ces mêmes jours, l'Opéra de
Donetsk proposait La Fiancée
du Tsar – qui raconte comment le tsar russe Ivan le Terrible
extorque le consentement des femmes qu'il aime, mais le raconte tout en
le glorifiant… Ce n'est pas seulement un symbole, c'est aussi le
symptôme de deux visions du monde qui s'entrechoquaient déjà, celle
d'une nation ukrainienne autonome (qui, se crispant autour de la guerre
civile à l'Est, a par moment rejeté la langue russe), et, en miroir, le
mythe d'une Russie protectrice – d'une protection prédatrice, comme
protège le parrain ou le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de
maintien de la paix et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en
éclat ces tensions fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture
(voire dans une guerre qui pouvait être considérée, peut-être à tort,
comme civile) pour établir
aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de fractures
dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est même plus
possible de discuter – considérant le mur de l'information totalement
divergente. Mais il est frappant de constater comment ces œuvres et ces
langues émanent d'une part d'un fonds culturel spécifique et profond,
annoncent d'autre part des fractures entre les territoires et les
peuples.
Vue
intérieure de l'Opéra de Kyiv.
Je fais une pause ici :
il y a beaucoup à dire sur Lysenko
évidemment, la superstar de l'opéra en ukrainien, j'aurais peur de
faire un peu trop long – et je manque un peu de temps, je dois écrire
le programme de salle de mon festival chouchou… De surcroît, j'ai mis
la main sur une version discographique de Taras Boulba de Lysenko, dont
je n'avais à ce jour entendu que des extraits (accompagnés au piano).
Publiée par Melodiya, d'ailleurs, ce qui permettra d'oser quelques
commentaires plus généraux. Je rencontre aussi quelques pépites dans le
piano de Lysenko, que je vais creuser. À suivre en direct ici.
J'espère que la suite arrivera bientôt, une fois digéré ces nouvelles
écoutes, et une fois complété les quelques choses que je voulais vous
raconter sur ledit Lysenko.
--
Que peut-on retirer de cette notule ?
J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 2 « La Grande Matrice », autour des sources
folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du
simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine
ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible, mais chez les
compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents
ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à
leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés
comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton
Rubinstein ou Alexander Mossolov…
Cet épisode 4, autour de l'école nationale ukrainienne du milieu du
XIXe siècle, apporte à mon sens une coloration différente : il existait
une conscience ukrainienne, et une musique qui se fondait sur le
folklore (histoires et mélodies), dont la saveur se distingue des
œuvres russes de la même période. Il existait même une certaine tension
entre les deux mondes : Lysenko refusa à Tchaïkovski, si je me rappelle
bien – je dois justement procéder à ces vérifications pour la prochaine
notule – la traduction d'un de ses opéras pour une exécution en
Russie. Pour lui, la langue était véritablement consubtantielle de son
œuvre, et le projet même de ses compositions était de mettre en valeur
un patrimoine spécifiquement ukrainien, pas d'en faire un succès
international à forme variable. 30 ans à peine après l'éclosion de
l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la question en
bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins celles
contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait eu une
activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie, où
l'Empire austro-hongrois garantissait cette liberté linguistique. (Le
degré de précision des recherches à effectuer pour le vérifier
outrepasse en tout cas de très loin le temps que je peux dépenser pour
une notule. Disons que parmi les compositeurs emblématiques de ce
temps, aucun n'est issu de cette région.)
Tout cela à l'époque où la Norvège invente les deux néo-langues nationales, où les
peuples des villes se soulèvent de Paris à Budapest et un peu partout
en Italie… Il y a là quelque chose de puissant dans l'évolution des
consciences nationales à l'échelle de l'Europe, abondamment documentée
par les historiens, mais qui touche aussi jusqu'à l'existence des
langues… et à l'esthétique musicale !
Non seulement il existe un projet ukrainien spécifique, donc, mais en
regardant l'histoire politique d'un peu plus près, je découvre pour ma
part l'oppression structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe
siècle : révoquant des droits (indépendance des Cosaques, liberté
linguistique…), supprimant jusqu'au nom d'Ukraine (ce pauvre mot qui
voulait déjà dire « État-tampon »)… Petite-Russie, que je croyais
affectueux, reflet de cette fraternité dont on nous a temps parlé, est
en réalité un euphémisme puissamment orwellien, qui en interdisant un
mot, tente d'interdire la pensée. Le communisme n'a pas inventé la
langue de coton, ni l'éthique de l'Ogre.
Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ –
que cette notule permet de compléter le constat du deuxième épisode :
il est difficile de différencier la musique ukrainienne de la musique
russe… mais il existe une aspiration à une musique spécifiquement
ukrainienne, et cet indifférenciation est surtout le fruit de
structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens étaient
éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant
éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur
identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par
le pouvoir russe voisin. S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement
ukrainienne, c'est donc moins par manque de désir de ou distinction
réelle que par une impossibilité politique, les talents étant exilés et
les spécificités locales réprimées.
Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre
désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de
distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y
renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de
structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.
--
À part tout cela, j'espère que vous avez une belle vie – et que le
tabouret, la
corde et le lustre sont rangés dans un endroit peu accessible.
À bientôt, peut-être, si la démence de notre frêle espèce nous en
laisse le luxe.
Pour compléter :
→ le reste de la série Ukraine, arrangée dans un chapitre
spécifique ;
→ le fil Twitter que je complète et développe dans
cette série CSS (celui de Twitter en est déjà loin, en plein XXe) ;
→ la série un jour, un opéra pour laquelle j'avais repéré,
justement, ces Zaporogues ;
→ la playlist
Spotify autour de Hulak & Lysenko.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musique en Ukraine a suscité :
Je poursuis la série (#1 Questions de langue,#2 La Grande Matrice), car il ne s'agit pas de se lasser. À défaut de
pouvoir agir, nos vœux sont là, ainsi que la mémoire d'une culture qui
va peiner à se rebâtir. (Je suis un peu navré de ne pas avoir de
compositeurs yéménites à honorer pour faire bonne mesure, n'y voyez pas
de mauvaise volonté ethnocentrée de ma part – on est simplement
en-dehors de ma zone de relative compétence.)
Quelques
compositeurs ukrainiens importants, choisis parmi ceux dont il sera
question !
5. Qu'est-ce qu'un
compositeur ukrainien ?
Comme mentionné dans la notule précédente,
la distinction entre langage musical ukrainien et russe paraît, à grand
échelle, une chimère. Il existe bien sûr des nuances significatives,
notamment dans le folklore – je reviendrai sur le folklore polyphonique
caractéristique de l'Ukraine dans une notule prochaine, un travail de
collecte impressionnant a été réalisé il y a quelques années, et révèle
une pratique musicale d'une qualité particulièrement remarquable.
En revanche à l'échelle des compositeurs de musique sacrée ou de
concert, il est à peu près impossible
de proposer une distinction musicale entre
la sphère ukrainienne et la sphère russe.
Pour plusieurs raisons :
¶
les frontières de l'Ukraine fluctuent énormément entre son époque
polono-lituanienne, où elle s'étend plus à l'Ouest et au Nord
qu'aujourd'hui, et l'époque soviétique, où elle s'élargit largement
vers l'Est ; pas toujours évident de décider qui est ukrainien et qui
est russe (ou autre chose) ; ¶
les grands compositeurs ukrainiens, que ce soit à l'époque des tsars ou
des soviets, exercent à Saint-Pétersbourg ou Moscou, où ils ont même,
pour certains, étudié, si bien que leur style est en réalité celui qui
prévaut dans les capitales russes.
J'ai donc fait le choix d'une définition généreuse de l'ukrainité : tout compositeur
qui peut par un biais ou l'autre être considéré comme ukrainien
(ancêtres, naissance, langue lieu de vie…) sur une portion de
territoire qui correspond plus ou moins à l'Ukraine d'une époque
quelconque, peut être inclus.
Cela nous permet, au passage, d'interroger cette notion dans le cadre
de la musique. On comprend d'autant mieux le qualificatif de peuples frères devant le nombre de grands compositeurs russes
qui sont d'une façon ou d'une autre ukrainiens,
et vice-versa – même si depuis 2014, la politique et les conflits ont
accentué le sentiment d'appartenance à des entités distinctes que la
guerre dont nous sommes les infortunés témoins et acteurs va sans doute
figer assez solennellement, et pour longtemps.
Aussi, la mission que je donne sera de présenter des figures
importantes de la culture locale, afin de vous inciter à découvrir ce
corpus assez passionnant… je ne chercherai pas à trancher
qui est ukrainien et qui ne l'est pas, puisque la notion de compositeur
ukrainien, faute de différence stylistique palpable, demeure une notion essentiellement politique.
Ils étudient en Italie ou en Russie, utilisent des modes ou des thèmes
russes et ukrainiens : exactement comme les Russes en somme.
6. Les grands
compositeurs ukrainiens
6.1. La Triade d'or
Aux origines de la musique russe
autonome – c'est-à-dire non écrite par des compositeurs italiens de
passage ou installés –, trois compositeurs… tous nés, voire formés,
dans l'Ukraine d'alors !
Berezovsky, Bortnyansky, Vedel restent aujourd'hui encore les figures
archétypales des ancêtres glorieux lors de la naissance de la musique
proprement russe… Pour l'Histoire, ils sont les premiers « russes » à
avoir composé de la musique symphonique. Mais ils sont surtout au
répertoire pour leur contribution à l'Obikhod – les compositions qui
forment la liturgie musicale orthodoxe russe.
¶ Maksym Berezovsky
(1745?-1777) est né à Hlukhiv – Oblast de Sumy, au Sud de la frontière
russe, dans la région de Kharkiv. C'était alors la capitale d'un
État-tampon cosaque d'ethnie ukrainienne – les fameux Zaporogues. Donc
bel et bien un État ukrainien (même si pas le même que celui de Kyiv).
L'église Saint-Nicolas (1693) de Hlukhiv est d'ailleurs caractéristique
du baroque ukrainien.
Il est recruté comme chanteur dans des opéras seria
à Saint-Petersbourg, où il devient membre de la Chapelle italienne du
Palais impérial. Il y étudie sur place auprès de Galuppi, avant d'être
envoyé en Italie où il étudie, auprès de son condisciple Mysliveček,
avec le maître Martini.
Il est resté comme le premier compositeur de symphonies, d'opéras, de
sonates pour violon & piano en Russie, et considéré comme l'un des
grands ancêtres de la musique russe.
Voici donc la première symphonie jamais retrouvée
d'un compositeur russe, qui est… ukrainien. Quand on vous dit que c'est
l'Ukraine qui envahit la Russie, vous ne voulez pas le croire ! Côté musique sacrée, je vous recommande le très beau disque de
Yurchenko (chez Claudio ou CDK), commenté récemment dans les écoutes
de CSS (Cycle Ukraine
#10).
¶ Dmytro Bortniansky (1751-1825), à
peine son cadet, mais qui a vécu beaucoup jusque beaucoup plus tard,
est né à
Hlukhiv lui aussi. Il étudie aussi auprès de Galuppi, qui l'emmène
lui-même en Italie ; il remporte de grands succès à Modène et Venise en
composant des opéras seria,
puis à Saint-Pétersbourg, quatre opéras sur des livrets français en
deux ans (1786-1787) ! Toutes ces œuvres françaises sont dues au
même librettiste, Lafermière, sur des thèmes variés typiques de
l'opéra comique : Le Faucon, La Fête du seigneur, Don Carlos, Le fils-rival ou La moderne Stratonice.
Cependant sa notoriété, comme pour Berezovsky, s'est transmise jusqu'à
nous par ses grands concerts choraux sacrés, dont beaucoup sont restés
dans la tradition de l'Obikhod, et marquants pour la naissance d'une
tradition 'classique' de chant sacré en Russie.
Voyez par exemple les disques de Poliansky pour explorer
ce fonds.
¶ Un peu
moins célèbre que les deux autrs hors d'Ukraine et de Russie, Artemy Vedel (1767-1800) naît à
Kyiv, y étudie, puis poursuit à Saint-Pétersbourg et Moscou, lui aussi
avec un maître italien (Sarti).
Il laisse lui aussi beaucoup de musique sacrée considérée comme
importante, jusqu'à ce qu'en 1797 le tsar Paul Ier (fils de Catherine
II et de son mari Pierre III… ou de son amant Saltykov), décrit comme
notoirement fada, interdise toute musique hors de la seule liturgie.
Ses partitions, par exemple celles
sur les Psaumes
(et qui osent parfois une recherche de contraste dramatiques, d'effets
proprement musicaux…) sont alors occultées pour longtemps.
Ces trois figures sont un exemple éclatant de l'entrelacement de ces deux cultures,
une sorte d'intrication slavique
: indubitablement ukrainienne, indiscutablement russe, la zone sécante
des deux aires est particulièrement large, et il serait vain de vouloir
leur attribuer une appartenance exclusive. (Vous le verrez… ce n'est
pas fini.)
Dans le prochain épisode, nous irons du côté des romantiques cette
fois-ci revendiqués uniquement par l'Ukraine (bien que leurs œuvres
aient été jouées et appréciées en Russie), et qui ont, par le
truchement de l'opéra, de la mélodie, des reprises de thèmes musicaux
folkloriques dans leur musique de chambre, ou encore par l'usage de la
langue ukrainienne, revendiqué leur spécificité nationale au XIXe
siècle.
Je n'ose plus former des vœux en guise d'envoi,
considérant que d'ici
la prochaine notule la
biologie, la guerre ou la politique nous auront très possiblement
livrés à tous les diables.
(Le précédent volet, autour de la langue ukrainienne
et de son rapport à la musique, a été complété.)
3. La Grande Matrice
Une large part de la musique russe se
fonde sur des thèmes folkloriques
russes : beaucoup des mélodies prenantes qu'on entend dans les œuvres
emblématiques de Tchaïkovski,
Moussorgski, Rimski-Korsakov, Arenski… sont en réalité
des thèmes préexistants.
Ces mélodies sont en général tirées du premier recueil du genre, et le
seul à ma connaissance avant un regain d'intérêt à la fin du XIXe
siècle : Collection de Chansons
populaires russes avec leurs mélodies,
de Nikolay Lvov &
Jan Prač (souvent sous
la forme Ivan Prach), plus
communément connue sous le nom de «
Lvov-Prač Collection ». Lvov était l’ethnographe qui a collecté
les chants (également architecte, et à ses heures perdues poète,
historien, géologue, etc.), Prač le compositeur qui les a transcrits de
façon nette, incluant même leurs accompagnements au piano.
Ce recueil est fondamental pour comprendre la constitution de la
musique russe au XIXe siècle : énormément de thèmes utilisés par les
principaux compositeurs que nous connaissons y sont empruntés. Et un
certain nombre sont en réalité des
thèmes ukrainiens !
Par exemple celui-ci suggéré par le Prince Razumovsky pour les
variations de Beethoven
sur des thèmes populaires (Op.107 n°7):
[[]]
(version Anna Besson)
(Quant « l'air russe » du Quatuor Op.59 n°1 – Beethoven –, je n'ai pas
réussi à
trouver s'il était ukrainien ou non.)
[[]]
(version Belcea)
Ayant été pris de court par la discourtoisie homocide de certain
satrape de l'Orient slave, je suis actuellement en train de chercher à
identifier l'origine des mélodies collectées par Lvov, afin d'en
distinguer les ukrainiennes – je discuterai un peu plus loin si cette
démarche a réellement un sens…
Je n'y suis pas encore parvenu pour la plupart de celles qui
m'intéressent, beaucoup de sources à éplucher, car je n'ai sans doute
pas encore trouvé le bon ouvrage de synthèse qui identifie la
provenance de chaque mélodie publiée – je n'ai aucun doute que ça
existe, me reste à trouver qui l'a fait, ou à glaner mes réponses
mélodie par mélodie. L'occupation est fort divertissante, exaltante
quelquefois, mais elle devrait prendre encore quelques semaines et j'ai
un public à nourrir, après avoir annoncé la tenue de cette série
exceptionnelle !
Je me contente donc, pour poser les choses dans cette notule-ci, de
signaler quelques occurrences parlantes.
Par exemple « Gloire au Soleil », la mélodie qui accompagne le
couronnement de Boris Godunov chez Moussorgski :
[[]]
(version Semkow)
À la fin de l'extrait, après la séquence terrifiante des cloches de
liesse, vous entendez le chœur débuter à nu ; il reprend même, sans
énormément d'imagination, son texte conclusif, Slava ! (« Gloire ! »).
(C'est ainsi que Slava
Putin se traduit opportunément en allemand par Heil Hitler.)
Mais on peut aussi le retrouver en d'autres occurrences, comme le
furieux fugato final du Deuxième Quatuor à cordes d'Arenski.
[[]]
(Ying SQ, chez Dorian Sono Luminus.)
Autre exemple, le fameux thème final de L'Oiseau de feu de Stravinski est en réalité
emprunté à une mélodie folklorique, Le
Pin près de la porte (où une jeune fille va voir secrètement son
amoureux), qui avait déjà été repérée par Rimski-Korsakov et utilisée
dans l'une de ses romances.
[[]]
(Final de l'Oiseau,
Jansons / Oslo chez Simax.)
[[]]
(Nuit, romance Op.8
n°2, où le même matériau est utilisé par touches, comme décomposé par
Rimski.
Vous entendez Prudenskaya & Garben, chez CPO.)
Même configuration pour le première thème (au basson) du Sacre du Printemps – Stravinski –, déjà présent
dans La Foire à Sorochintsi
de Moussorgski.
Ce peuvent être aussi des hymnes
orthodoxes, comme au début de l'Ouverture
1812 de Tchaïkovski,
qui peuvent, si elles ont été composées par la Triade d'Or (M. Berezovsky, Bortniansky, Vedel), très bien provenir
de compositeurs ukrainiens –
mais c'est alors, il faut bien l'admettre, de la musique « russe » écrite pour la
chapelle impériale de Saint-Pétersbourg dans un style très calibré, ce
qui rend la question de l'origine géographique du compositeur moins
pertinente.
Je n'ai pas encore eu le temps de remonter les très nombreuses pistes,
mais j'ai de véritables interrogations sur les origines de maint thème
dans Onéguine – Tchaïkovski – comme les
chœurs de paysans ou le rapide récit du mariage de Filippievna :
[[]]
(Arkhipova, Orchestre de Paris, Bychkov)
Dans BorisGodunov – Moussorgski – aussi, les
emprunts semblent très nombreux. Mais il faudrait vérifier ce qui est réellement repris et ce qui est
composé dans le style mélodique et les modes harmoniques de la
chanson populaire pour tenir un propos pertinent – ce que je suis en
train de faire, mais ce devrait me tenir – sauf à trouver ma Pierre de
Rosette – occupé quelques semaines encore.
À l'exception de la toute première présentée (Beethoven pour flûte,
effectivement ukrainienne), je n'ai pas encore vérifié la provenance de
ces mélodies populaires « russes » : je voulais d'abord ancrer le
principe de leur utilisation massive
dans le tissu musical russe. Pour des mélodies certifiées
ukrainiennes, sans que j'aie même besoin d'effectuer mes vérifications
– je les ai opérées en réalité, mais elles étaient fluides comme une
page Wikipédia bien faite… –, on peut évidemment commencer par se
tourner vers la Deuxième
Symphonie de Tchaïkovski
(« Petite russienne », la Petite
Russie désignant traditionnellement l'Ukraine). Le premier
mouvement et bien sûr le dernier mouvement – variations débridées, sur
le même thème utilisé pour la Grande Porte de Kiev des Tableaux d'une Exposition de Moussorgski – sont des
mélodies ukrainiennes.
[[]]
Début du final de Tchaïkovski 2.
Tonhalle de Zürich, Paavo Järvi.
[[]]
La Grande Porte de Kiev, Moussorgski.
Byron Janis.
4. L’impossible
distinction
[[]]
Extrait du Prélude de la Khovanchtchina de Moussorgski
(orchestration Rimski-Korsakov).
Opéra de Sofia, Margaritov (Capriccio).
Évidemment, les compositeurs utilisent aussi les modes (échelles de gammes
spécifiques) du folklore russe,
pour en retrouver la couleur – sans que ce soient nécessairement des
citations. Je n'ai ainsi pas pu trouver de source au Prélude de la Khovanchtchina de Moussorgski, dont la
mélodie – pourtant très typée – est apparemment attribuée, dans les
quelques sources consultées (encore une fois, je suis loin d'avoir
achevé la recherche sérieuse sur ces questions), au compositeur
lui-même. De même, les thèmes du premier mouvement de la Première Symphonie de Kalinnikov, que j'avais déjà cité comme un modèle de typicité folklorique,
paraissent trop lyriques, voire trop difficiles, pour être directement
empruntés – ils peuvent être adaptés, bien sûr.
[[]]
Extrait du premier mouvement de la Symphonie n°1 de Kalinnikov
(exposition).
Orchestre Symphonique National d'Ukraine, Theodore Kuchar
(Naxos).
Et les opéras de Moussorgski
(ceux à thème russe : Sorotchintsi,
Boris, Khovanchtchina… pas Salammbô
évidemment) regorgent de traits et de détails dans ce goût, qui
paraissent davantage des mouvements mélodiques à la manière de… que des
adaptations littérales de chansons préexistantes.
C'est d'une certaine façon le degré
supérieur d'intégration du folklore : plus besoin de le citer,
il constitue lui-même la matière première de la pensée musicale.
J'en reviens à l'Ukraine. Un grand
nombre de ces thèmes « russes » proviennent d'Ukraine (et, selon
la ville et la date, il pouvait en effet s'agir de zones de Russie…),
ce qui fait que la musique russe
intègre dans son identité la plus profonde des éléments ukrainiens.
Et symétriquement les compositeurs
ukrainiens ont fait sensiblement la même chose, écrivant avec du
matériau folklorique d'origines
diverses à travers l'Empire (Glière écrit même deux
opéras en langue ouzbèque !)… ou bien embrassant les codes italiens (Berezovsky), français (Bortniansky),
pétersbourgeois (Anton
Rubinstein), moscovites (Roslavets, Mossolov), avec un résultat
qui n'a plus rien de national ou local – typiquement, Roslavets (d'ascendance
ukrainienne, né en Ukraine, ayant étudié à Konotop et enseigné à
Kharkov) n'est pas moins avant-gardiste abstrait que le Moscovite Scriabine.
[[]]
Le deuxième des 5 Préludes
de Roslavets (1922).
Tatyana Lazareva (Chandos).
Car, il faut bien le dire, après avoir écouté beaucoup du legs des
compositeurs ukrainiens célèbres (Berezovsky, Bortniansky, Vedel, Anton Rubinstein, Hulak-Artemovsky, Lysenko, Youferov, Glière, Bortkiewicz, Roslavets, Feinberg, Liatochynsky, Mossolov, Silvestrov, Skoryk, Stankovych, Poleva… voire en osant un
peu d'appropriation culturelle, Kalinnikov, Popov et Prokofiev), je ne perçois pas bien ce qui les différencierait
fondamentalement des compositeurs russes – déjà, beaucoup d'entre eux sont de fait des
emblèmes de la musique russe elle-même, et ont profondément
marqué la vie culturelle des deux capitales russes. Même des artistes
plus ancrés localement comme Glière,
Roslavets, Liatochynsky ou Silvestrov ne présentent
pas de spécificité qui les distingue immédiatement – ils sont
spécifiques, oui, mais plus au sens de « personnel » que d' « ukrainien
».
Peut-être y a-t-il quelque chose à glaner dans la relavité naïveté du
langage de Lysenko
(et Hulak-Artemovsky
?), mais c'est possiblement une illusion d'optique : on joue peu la
génération d'opéras entre Glinka
et Tchaïkovski, et il
y a fort à parier que le langage musical ne serait pas si différent. Au
moins a-t-on la langue ukrainienne
dans le cas de ces compositeurs, qui change de toute façon la couleur
générale – les finales des mots sont très différentes, quelque chose de
plus clair, pépiant et étroit, très doux par rapport aux ronronnements
du russe.
C'est là la terrible conclusion de cet épisode : je ne suis pas sûr
qu'il existe une musique de concert ukrainienne qui se singularise
spectaculairement de la musique russe. Kiev avait un très bon centre de
formation musicale, mais le cœur de la vie concertante et scénique se
trouvait clairement à Saint-Pétersbourg et Moscou, et les compositeurs
se sont conformés aux goûts du souverain ou de ces villes.
La musique nous redit à sa façon l'intrication de ces deux destinées,
tout simplement parce qu'à l'échelle de temps qui est celle de la
musique de concert (à partir de la fin du XVIIIe siècle en Russie), on
parle bel et bien de deux entités largement communes, voyages aidant.
En revanche, il existe bel et bien des compositeurs
ukrainiens, qu'ils le soient par la démarche d'exaltation
nationale ou simplement par leurs origines, leur lieu de naissance ou
leur éducation : je vous proposerai d'en faire le tour. La liste est impressionnante, de
compositeurs dont on n'aurait jamais pensé qu'ils venaient ailleurs que
de Russie, tant ils sont emblématiques
(le premier compositeur d'une symphonie russe ; le fondateur du
Conservatoire de Saint-Péterbourg ; etc.).
Quoi qu'il en soit, la musique n'est pas là pour célébrer des identités
exclusives : les deux civilisations étaient étroitement mêlées, n'en
faisaient peut-être qu'une (du point de vue musical du moins), mais la
situation épouvantable nous donne l'occasion de parler de musiques
qu'on n'a pas l'habitude d'écouter – et, qui sait, de programmer à
l'Ouest ? C'est ce à quoi je m'emploierai ; je souligne
simplement par honnêteté le fait que, dans sa grande remise en
perspective, c'est un choix qui manifeste davantage une solidarité politique présente
qu'une réalité esthétique passée.
Peut-être faudrait-il nuancer cela plus tard dans le vingtième siècle
avec des compositeurs qui intègrent un patrimoine spécifique –
j'entends beaucoup la parenté avec Chostakovitch et Weinberg chez Skoryk, mais il y a
possiblement des traits plus proprement ukrainiens dans les thèmes
populaires utilisés, dans cette Ukraine semi-indépendante ? Je
n'ai pas encore assez exploré les compositeurs ukrainiens qui ont
exercé à la fin de l'ère soviétique et après la chute du Mur pour en
juger, pour l'instant.
Compléments
Dans les prochains épisodes, je m'attarderai un peu plus sur les
spécificités de la musique populaire (polyphonique !) d'Ukraine, et je
vous proposerai (au détriment des portraits de l'anniversaire 2022, qui
vont prendre un certain retard en conséquence…) un petit aperçu des
principaux compositeurs ukrainiens.
Par ailleurs, écoutant par envie et pour les besoins de la cause
beaucoup de musique ukrainienne en ce moment, vous pouvez également
jeter un œil régulier à mon fichier d'écoutes, mis à jour plusieurs
fois par jour, et qui contient une mention « cycle Ukraine
» au-dessus des disques concernés.
Je vous souhaite, dans l'intervalle, une belle survie dans ce monde
encore un peu plus moche que celui que je vous ai laissé la dernière
fois. C'est un péché que l'amour et
le monde est mal fait, grand-mère.
L'état du monde a pour conséquence, heureuse ou tragique, que Carnets sur sol bouleverse sa
programmation. Le simple citoyen ne pourrait faire mie pour prévenir
les désastres que la folie des hommes provoque. Aussi, je vais tâcher
d'être utile là où je puis l'être : dans les actualités toujours si
répétitives, on nous parle aujourd'hui de plus près d'une région du
monde assez peu en cour d'ordinaire.
Comme tout le monde est avide de savoir et de comprendre, je paie mon
écot en vous proposant un petit point sur la musique ukrainienne – qui
soulève en outre des enjeux assez passionnants, aussi bien
géopolitiques (vous les déduirez vous-mêmes) que purement musicaux :
sur la forme musicale, sur la nature du travail de compositeur, et
évidemment sur ce que veut dire composer de la musique nationale.
1. La langue (et
l'opéra)
Avant que d'en venir à la musique, un mot sur la langue.
Je vous encourage vivement, pour votre bonne humeur, à vous plonger
dans l'étymologie du mot même
de « russe », qui est particulièrement réjouissante : les
Russes tirent leur nom de Slaves qui obéissaient à des Vikings suédois
dénommés en finnois (Ruotsi) – nous dit l'étymologie actuellement la
mieux en cour. Il existe évidemment d'autres hypothèses, pour certaines
démenties depuis, qui minimisent ces origines métèques en prenant
plutôt la rivière Ros, affluent du Dniepr, comme source du mot.
Autre chose intéressante dans le cadre de la musique vocale :
l'ukrainien appartient certes au groupe des langues slaves orientales (avec le
russe, le biélorusse et le ruthène), mais il a la particularité d'avoir
développé un grand nombre de doublets,
dans son vocabulaire, avec le polonais.
Les élites du pays étaient russes ou polonaises & lituaniennes, et
ne parlaient pas le vieux slave oriental. Aussi, l'ukrainien a
développé des synonymes très nombreux qui proviennent soit du russe,
soit du polonais. Si bien qu'une professeure de polonais, avec qui je
conversais autrefois, m'avait affirmé que c'était « à peu de
choses près la même langue ». Le très peu que je maîtrise de ces
deux idiomes me laisse penser que ce n'est pas vraiment le cas – elles
appartiennent à des groupes différents, et même à l'oreille, la rondeur
du son et le choix des finales n'est pas du tout équivalent. En
revanche, en termes de vocabulaire, oui, les locuteurs des deux pays
peuvent très bien se comprendre ; c'est sans doute ce que voulait
signifier mon interlocutrice.
Cela a deux implications, à mon sens, quand on écoute de l'opéra :
a) Il n'existe pas d'opéra en langue ukrainienne qui se soit imposé au
répertoire hors d'Ukraine, à ma connaissance. L'opéra se développe
tardivement en Russie (XIXe siècle essentiellement) et il répond à une
exaltation du sentiment national en Ukraine, qui advient au moment du
Printemps des Peuples, pendant la seconde moitié du XIXe siècle.
De même que l'ukrainien n'est pas simplement un sous-dialecte du russe,
il ne faut pas percevoir
l'opéra ukrainien comme unevariante de l'opéra russe : les buts
attendus sont justement d'exalter un patrimoine local.
b) De là découle un second enjeu, sur lequel je n'ai pas de réponse.
(Je vais me renseigner.) Les opéras écrits en ukrainien privilégient-ils le lexique d'origine russe
ou le lexique d'origine polonaise ? Ou bien n'y a-t-il pas
de règle d'un opéra à l'autre, voire au sein d'un même opéra ? Ce
serait intéressant sur la question de la représentation de soi, en tout
cas.
2. Trouver un disque
Vous aurez noté la présence finale du
« y » dans les translittérations françaises (alors que
le « i ») est de rigueur pour le russe, lié à des
spécificités étymologiques entre les différents types de [i].
Il faut donc toujours le « y » final aux patronymes, mais
pour les [i] intermédiaires, vous l'avez vu, en français comme en
anglais, ce n'est pas toujours opéré de même par les translittérateurs.
Ainsi l'on peut écrire Lyatoshinsky
ou Lyatoshynsky en translittération anglaise, et Liatochinsky ou Liatochynsky en
version française… Pourquoi ? Le [i] central est utilisé par ceux qui le transcrivent depuis son patronyme en russe, le [y] depuis son patronyme en ukrainien…
Lorsque vous cherchez un disques avec un compositeur ukrainien, essayez bien toutes les configurations possibles non seulement habituelles en sh / ch / tch / tsch (etc.), mais aussi avec « i » vs. « y ». En effet la plupart des patronymes ukrainiens célèbres, a fortiori avec les musiciens avec une carrière en Russie, peuvent s'écrire aussi bien en ukrainien qu'en russe.
Or, l'ukrainien a deux [i] : « і » comme le nôtre, et le « и » comme les russes (qui se transcrit « y » lorsque provenant de l'ukrainien, pour le distinguer). C'est pourquoi, en anglais comme en français, vous pourrez trouver plusieurs orthographes concurrentes (et correctes). Ces jours-ci, chacun peut donc choisir de privilégier les formes en « y », qui valent même pour des prénoms qu'on transcrira en « i » en russe : Valentyn, Borys…
À cela s'ajoute la préférence (plus souvent respectée en français qu'en anglais) pour la translittération de « я » en « ia » plutôt qu'en « ya », autre source de divergence autour des [i]…
De quoi rajouter encore un degré de complexité (et de relégation) à la
quête des disques, en plus de celles habituelles aux amateurs de
musique russe.
Pour terminer, j'ajoute un petit fait amusant : Naxos a réédité toute son intégrale
des symphonies de Liatochinsky en 2014
(l'année Maïdan & Donbass). Je ne sais si c'était un geste
militant, une opportunité éditoriale considérant le regain d'intérêt
pour la culture ukrainienne (mais qui va se précipiter sur du
Liatochinsky en réaction à une guerre ?), ou une coïncidence – un
processus éditorial prend du temps, et coûte de l'argent.
On entend très bien, dans cette captation des années 50 d'un opéra de
Lyssenko, avec des voix très articulées et captées de très près, les
différentes avec le russe, ici tout paraît rond mais plus en avant,
moins en bouche, comme un compromis entre le russe et le polonais en
effet, on dirait presque du russe prononcé avec un placement à la
française, quelque chose d'un peu aplati dans l'accentation.
En somme, vraiment pas la même langue.
J'ai prévu de passer en revue quelques spécificités de la musique
ukrainienne, ses principaux compositeurs, et de fournir quelques
conseils discographiques. La suite au cours de cette série.
Mais en attendant les publications, vous pouvez aussi suivre en temps
réel les écoutes (et les commentaires) du petit cycle d'écoute que je
me réalise pour moi-même autour de la musique ukrainienne, dans la
nouvelle liste des écoutes.
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
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ou de voix...
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