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mardi 2 mai 2023

Panorama de la musique ukrainienne – VII – Hulak-Artemovsky, naissance de la musique nationale ukrainienne… et interdiction


médaille 2013 hulak artemovsky
Médaille commémorative du bicentenaire de la naissance de Semen Hulak-Artemovsky, émise par la Banque d'Ukraine (2013).

J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu que j'ai largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec notamment des anecdotes à vous retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à faire doublon. Et en plus, avec des œuvres inédites enregistrées avec mes petites mains.

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Panorama de la musique ukrainienne – 9 : Hulak-Artemovskiy, a) contexte historique général

Nous voici rendus au cœur du sujet : l’apparition d’une musique nationale ukrainienne, pensée comme telle. Attention, je vous préviens… ce sera une période courte.

Je suis obligé, pour que vous puissiez comprendre ce qui est en jeu, de proposer un rappel sur l’histoire de l’Ukraine pré-1800 en quelques secondes. Mes excuses à ceux qui maîtrisent déjà le sujet, je vais le survoler en quelques instants avec les très faibles connaissances que j’en ai.

Au Moyen- ge, le mot et le concept d’Ukraine n’existent pas encore. L’essentiel du territoire actuel (à part le Donbass actuel à l’Est et toute la côte au Sud) est inclus dans le royaume polono-lituanien, qui remonte au XIVe siècle et occupe une grande verticale Nord-Sud dans cette Europe orientale. À son extension maximale au XVIIe siècle, l’ensemble recouvre les territoires actuels de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, l’essentiel de la Pologne (sauf l’Ouest du pays, qui n’était pas polonais à l’origine, mais des territoires de langue allemande pris à l’Allemagne après la Seconde guerre mondiale en dédommagement de la partie Est de la Pologne annexée par les Soviétiques), toute la Biélorussie et un petit bout de la Russie attenante, plus les parties de l’Ukraine déjà citées.

C’est un ensemble politique considérable, qui règne sur plusieurs nations, et qui impose même des tsars à la Russie (en compétition avec la Suède), ce qui explique une partie de la rancœur et de la paranoïa russe, aujourd’hui encore, dans les médias qui assurent que la Pologne complote pour contrôler (voire envahir) la Russie.

Cette longue intégration des territoires ukrainiens dans le royaume polono-lituanien explique les doublets de vocabulaire polonais / russes dans le lexique ukrainien, dont il a été question dans le premier épisode de la série : beaucoup de mots existent en deux versions en ukrainien, l’une avec un radical issu du polonais, l’autre du russe. (ce qui fait que Polonais et Ukrainiens se comprennent assez facilement)

À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes orthodoxes refusent le servage et l'assimilation aux Polonais catholiques. (Le ruthène est la quatrième langue slave orientale avec le russe, le biélorusse et l'ukrainien). Ils sont utilisés comme rempart contre les Tatars puis les Turcs : ce sont les fameux Cosaques, c’est-à-dire des hommes libres (ni aristocrates, ni asservis, et à l’origine semi-nomades) qui étaient engagés comme supplétifs dans les guerres contre les musulmans aux frontières. Ils étaient particulièrement redoutés pour leur bravoure : ils suivaient un entraînement militaire avancé, et leur statut original a beaucoup fait rêver et suscité le mépris ou la crainte chez leurs contemporains des autres nations.

On les considère en général comme les ancêtres de l'Ukraine en tant qu'État car aux XVIe et XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent par chasser les Polonais, avec l'aide des Tatars et des Russes. Ces derniers font des Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine autonomie, une Marche (et le mot qui signifie « marche » a donné… « Ukraine »).

À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (la Galicie) est intégrée dans l'Empire autrichien. De là provient le style architectural et le développement spécifique de cette région, aujourd’hui encore davantage tournée vers l’Europe centrale. Pour le reste du territoire, Catherine II supprime d’autorité l’autonomie des Cosaques, qui deviennent de ce fait sujets de l'Empire russe.

C’est là où nous en sommes à l’époque qui nous intéresse aujourd’hui : au milieu du XIXe siècle, l’Ukraine est une région périphérique de la Russie, une minorité nationale intégrée à l’Empire, et qui sert toujours de zone protectrice pour éviter que ses frontières proprement russes ne soient inquiétées par les voisins ennemis.

Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de l'Europe orientale, j'ai superficiellement parcouru quelques repères sur le sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je l'étais il y a quelques mois encore, y trouveront de quoi penser. (Je me figure qu'il existe toutes sortes de débats nuançant ce que j'esquisse ici.)

Mais je crois que cette perspective n’est pas inutile pour comprendre la naissance du mouvement national ukrainien, dont je vais vous entretenir dans le prochain épisode.

(Pour conclure, Prélude tiré des Zaporogues au delà du Danube, rapidement déchiffré par mes soins, pardon pour les nombreuses imperfections et les audibles précautions.)

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Musique ukrainienne – 10 : Hulak-Artemovskiy, b) la gromada & le mouvement national

Après une présentation très rapide des frontières et des appartenances politiques du territoire, j’en viens à ce qui nous nous intéresse plus précisément, en lien direct avec l'histoire musicale du pays.

Avec le romantisme et le souffle de 1848 (année de multiples révolutions en Europe), les Ukrainiens s'emparent de leurs propres mythologies et de leur propre folklore musical, comme partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs : la population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes (hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son destin et de prendre fierté dans sa culture propre.

Cependant, après l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce frémissement : le nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite Russie » ; il est même interdit d'imprimer des livres en ukrainien.

En Galicie (la partie Ouest, autour de Lviv, qui appartenait à l’Empire austro-hongrois), il subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit donc très bien aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites y sont majoritairement polonaises.

Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne s'inscrivent dans une fenêtre temporelle et politique assez étroite.
Elle débute avec l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du XVIIIe siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a vu dans les épisodes 6,7,8). On pourrait même dire un peu plus tard, avec la naissance du sentiment national fort au fil du premier XIXe siècle.
Et elle s’achève très vite par l'interdiction de la diffusion de la langue ukrainienne par l'oukase d'Ems en 1876.

Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier aisément une musique intrinsèquement ukrainienne – la tutelle russe a tout fait pour la rendre impossible à diffuser. On comprend bien que dans ce contexte, seul un folklore oral pouvait exister, tandis que la musique savante vocale en ukrainien était tenue dans une quasi-clandestinité.

[Moi aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le terme affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris, un hommage aux origines de l'Empire russe – qui remontent traditionnellement à la Rus’ de Kyiv.
Or, en réalité, l'Ukraine, au même titre que les autres minorités de l’Empire, est le paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle – je vous passe les épisodes mieux connus des répressions politiques au XXe siècle, de l'élimination méthodique des syndicalistes et des élites, de l'abolition de la République, de la famine organisée, etc.  En somme, ce qui se passe aujourd'hui n'a dû surprendre personne d'informé, je crois – oui, j’admets que je fus surpris.]

(Petite marche rapidement déchiffrée, pardon pour les imperfections. Elle aussi tirée de l’opéra Les Zaporogues au delà du Danube.)

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Musique ukrainienne – 11 : Hulak-Artemovsky, c) chanteur et compositeur

Après ce contexte nécessaire pour comprendre l’éveil national ukrainien, venons-en au héros du jour.

Semen Hulak-Artemovsky, le premier compositeur emblématique de la musique nationale ukrainienne. Il a commencé sa carrière comme chanteur, mais aussi a aussi officié comme ethnologue et a même publié un manuel de statisticien…

[On peut trouver Гулак-Артемовский graphié en Hulak ou Gulak suivant les partis pris de translittération du « Г » (« guè ») cyrillique, et Artemovsk-y ou -iy, même si je vous ai indiqué en titre la graphie la plus courante. Pour plus d'information sur les translittérations ukrainiennes, je renvoie à ce point complet par Lulu sur l'excellent forum Classik.]

Pour le situer, il est né en 1813, est mort en 1873. C’est l’exacte génération de Verdi et Wagner, de trois ans le cadet de Schumann et Chopin. L’époque où l’on plonge dans le plein romantisme musical, où les liens avec la tradition classique sont remplacés par de nouvelles normes – du moins en Europe occidentale.

Il faut peut-être que je dise un mot de ce décalage : on a l’image d’une histoire de la musique fondée sur de grandes innovations, mais en réalité ce sont des points d’exception au sein d’un océan d’œuvres plus conservatrices, dans des styles qui peuvent durer très longtemps après les coups de tonnerre de Beethoven, Wagner ou Stravinski. Et dans les pays plus éloignés des lieux de l’innovation musicale, le cheminement de nouvelles idées musicales peut prendre des décennies de décalage.
Par ailleurs, il existe également un effet d’inertie autour de la relation entre littérature et musique : je vous renvoie pour cela à l’épisode 12 de la série « L’opéra ? », où je tente d’expliquer les raisons de cette asynchronicité. Tout cela pour dire qu’il n’est pas étonnant qu’un compositeur contemporain de Chopin et Wagner écrive une musique qui nous paraisse plutôt apparentée à des générations antérieures, ce sont plutôt Chopin et Wagner qui constituent des exceptions, et cela ne concerne pas que l’Ukraine, mais bien la plupart des nations musicales.

Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est formé à Kyiv (au Séminaire théologique !), repéré par Glinka qui cherchait un Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré comme l'opéra fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects rossiniens qui subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes précédents, vous ne serez pas surpris qu'on ait envoyé Hulak pour se former en Italie – il fait ses débuts à Florence en 1841. Il brille à l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à Moscou : Masetto dans Don Giovanni, Ashton dans Lucia di Lammermoor…

Ses premiers opéras datent des années 1850 : Українcькe Beciлля (« Noces ukrainiennes », 1851) est, si je comprends bien mes sources (en ukrainien…), une collection de chansons qu'il regroupe pour servir de structure à une petite intrigue (où il chante lui-même le beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa (« La veillée d'Ivan Koupala », 1852).

En tant que compositeur, il est donc surtout tourné vers la voix, et il reste célèbre surtout localement, pour des chansons ukrainiennes et… Запорожець за Дунаєм (« Les Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à succès écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky de Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur (en 1863), puis au Bolchoï de Moscou l'année suivante !  

À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la région à l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement ukrainien : elle raconte la libération des Cosaques de Zaporijia prisonniers des Turcs, à travers une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais oui, Zaporizhzhia (en translittération anglophone), désormais lieu emblématique de la résistance ukrainienne, autour de la fameuse centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du pays actuel, vers l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques d'où émana plus tard l'État ukrainien.]

Finalement rattrapés, les Cosaques obtiennent le pardon du Sultan et peuvent retourner sur leurs terres. Cette figure du Turc généreux est très courante dans l’opéra du XVIIIe siècle, où elle est emblématique de l’oriental, incompréhensible mais sage – que ce soit dans Les Indes Galantes de Rameau ou dans L’Enlèvement au Sérail de Mozart. Il s’agit d’une figure allégorique de la sagesse, du triomphe sur les passions (sous les traits d’un personnage dont le pouvoir sans limite et la culture exotique ne semblaient pas le prédisposer à la tempérance), mais pour les Ukrainiens, il s’agit aussi d’une histoire réellement locale et nationale !  (Leurs luttes et alliances avec les Tatars, par exemple, ont une grande place dans leur histoire, par exemple lors de la rupture avec la Pologne et l’alliance avec la Russie, et bien sûr lors des déportations staliniennes des Tatars de Crimée – territoire qui est, depuis devenu un composante territoriale de l'Ukraine, et dont l'histoire est ainsi entrée dans les consciences locales.)

C’est un opéra des origines de la nation, et aussi de la captivité, une sorte de Nabucco à l'ukrainienne !  L’histoire de la rencontre de civilisations rivales également. Gai et folklorisant, on peut y voir une collection de chansons autant qu'un opéra !  Voyez par exempe l'arioso de Karas, le rôle tenu par le compositeur lors de la création. Mais on y rencontre aussi des airs très lyriques, par exemple celui du Sultan.

Cependant, dès 1876, l'oukase d'Ems bannit l'impression d’ouvrages en ukrainien, et l'opéra est interdit de représentation. Il ne revient sur scène qu'à partir de 1884, par une troupe ukrainienne.

Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.

(Comme il n’existe pas, je crois, de version libre de droits des Zaporogues, rapide déchiffrage par mes soins de l’air du cosaque Andreï – je crois l'avoir par erreur appelé « Prince » dans le podcast, sans doute par contamination de  Guerre & Paix –, avec toutes les précautions d’usage : j’ai dû fusionner l’accompagnement, la ligne du ténor, le chœur, tout cela sans l’avoir préparé. Ce n’est clairement pas parfait, mais propose une petite idée sonore de ce qu’est l’une des pages les plus célèbres de tout le catalogue du compositeur.)

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Musique ukrainienne – 12 : Hulak-Artemovsky, d) l’honnête homme

Pour finir sur la partie biographique, trois anecdotes qui me paraissent révélatrices.

Hulak n'est pas qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette élite éclairée, un honnête homme qui s'intéresse à l’éthnologie, à la médecine populaire et… aux statistiques. Il publie ainsi un ouvrage nommé Tableaux statistiques et géographiques des villes de l'Empire russe, alors même que sa carrière bat son plein (en 1854). Sa démarche de mettre en valeur le folklore et la langue n'est donc pas à rapprocher d'une forme de chauvinisme nationaliste, elle est plutôt le fruit d'un intérêt pour le vaste monde, d'une sorte d'éveil de la conscience à une multitude de disciplines et de patrimoines, à commencer par celui que l'on a près de soi et que l'on a longtemps négligé.

¶ En février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque nationale d'Ukraine émet une pièce commémorative en argent, signe que le compositeur, même s'il n'a pas à l'étranger la même réputation emblématique que Lysenko, est toujours considéré comme un maillon considérable dans la formation de l'identité ukrainienne. (Et notez bien que cela a eu lieu avant la cristallisation des crispations identitaires depuis 2014 !)

¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube. Dans ces mêmes jours, l'Opéra de Donetsk (ville principale de l’Est colonisé par la Russie en 2014) proposait La Fiancée du Tsar – qui raconte comment le tsar russe Ivan le Terrible extorque le consentement des femmes qu'il aime, mais le raconte tout en le glorifiant… Ce n'est pas seulement un symbole, c'est aussi le symptôme de deux visions du monde qui s'entrechoquaient déjà, celle d'une nation ukrainienne autonome (qui, se crispant autour de la guerre civile à l'Est, a tendance à marginaliser la langue russe), et, en miroir, le mythe d'une Russie protectrice – d'une protection prédatrice, comme protège le parrain ou le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en éclat ces tensions fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture (voire dans une guerre qui pouvait être considérée, peut-être à tort, comme civile) pour établir aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de fractures dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est même plus possible de discuter – considérant le mur de l'information totalement divergente. Mais il est frappant de constater comment ces œuvres et ces langues d'une part émanent d'un fonds culturel spécifique et profond (et antagonique), d'autre part annoncent des fractures entre les territoires et les peuples.

(Et voici l’air du sultan dans les Zaporogues, rapidement déchiffré au piano, pardon pour les nombreuses imperfections.)

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Musique ukrainienne – 13 : Hulak-Artemovsky, e) l’impact

Je voudrais ici dire un mot sur les implications de toutes les remarques précédentes.

J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 4 « La Grande Matrice », autour des sources folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible avec une connaissance fine du folklore, des thèmes des chants ukrainiens traditionnels ou de leurs tournures mélodiques / harmoniques spécifiques, mais chez les compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton Rubinstein ou Alexander Mossolov

Cette petite série, autour de Hulak-Artemovsky et de l'école nationale ukrainienne du milieu du XIXe siècle, apporte à mon sens une coloration différente : il existait une conscience ukrainienne, et une musique qui se fondait sur le folklore (histoires et mélodies), dont la saveur se distingue des œuvres russes de la même période. Il existait même une certaine tension entre les deux mondes : Lysenko refusa à Tchaïkovski – j’y reviendrai dans les prochains épisodes –  la traduction d'un de ses opéras pour une exécution en Russie. Pour lui, la langue était véritablement consubtantielle de son œuvre, et le projet même de ses compositions était de mettre en valeur un patrimoine spécifiquement ukrainien, et certainement pas d'en faire un succès international dont la forme, et particulièrement la langue, seraient des variables relativement indifférentes. 30 ans à peine après l'éclosion de l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la question en bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins celles contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait eu une activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie (l’Ouest de l’Ukraine actuelle, où se trouve Lviv, était en effet administrée par l’Empire austro-hongrois), et où l'Empire, justement, garantissait cette liberté linguistique. Les élites y étaient plutôt restées de langue polonaise, de ce que j’ai compris. (Le degré de précision des recherches à effectuer pour l’affirmer avec assurance est un peu trop considérable pour un point plutôt secondaire de cette fresque, je n’ai vérifié cela que très superficiellement.)
Il faut donc voir que s’il n’y a pas une identité sonore très forte de la musique ukrainienne (je suis persuadé qu’elle existe, mais elle est peu décelable pour le mélomane généraliste, disons), c’est par impossibilité pratique, et non par volonté – elle était bien là, et fut étouffée.

Tout ce processus d’interdiction et de répression advient à l'époque où la Norvège invente ses deux néo-langues nationales, où les peuples des villes se soulèvent de Paris à Budapest et un peu partout en Italie… Il y a là quelque chose de puissant dans l'évolution des consciences nationales à l'échelle de l'Europe, abondamment documentée par les historiens, mais qui touche aussi jusqu'à l'existence des langues… et à l'esthétique musicale !
En ce sens, le sort de la culture ukrainienne fut à rebours de maint autres pays d’Europe, où les spécificités locales ont au contraire fleuri et été magnifiées.

Non seulement il existe un projet ukrainien spécifique, donc, mais en regardant l'histoire politique d'un peu plus près, je découvre pour ma part l'oppression structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe siècle : révoquant des droits (l’indépendance des Cosaques qui avaient été leurs alliés, la liberté linguistique comme on vient de le voir…), tout cela va jusqu’à supprimer le nom d' « Ukraine » (ce pauvre mot qui voulait déjà dire « Marche », « État-tampon »)… pour le remplacer par « Petite-Russie », nom que je croyais affectueux, reflet de cette fraternité dont on nous a temps parlé… C’est en réalité un euphémisme puissamment orwellien, qui en interdisant un mot, tente d'interdire la pensée. Le communisme n'a pas inventé la langue de coton, ni l'éthique de l'Ogre. Il s’agit d’une tradition très ancienne et très documentée de la Russie tsariste – certains observateurs se sont chargés de compiler les territoires de la périphérie russe qui ont subi le sort de l’Ukraine actuelle, et ils sont fort nombreux depuis 200 ans, avec les mêmes crimes de guerre.

Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ – que ces derniers épisodes permettent de compléter les constats émis autour de la « Grande Matrice » : il est difficile de différencier la musique ukrainienne de la musique russe… mais il existe une aspiration à une musique spécifiquement ukrainienne, et cette indifférenciation est surtout le fruit de structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens étaient éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par le pouvoir russe voisin. (Je parlerai plus tard du rassemblement des trouvères ukrainiens organisé par le pouvoir soviétique pour les massacrer.) S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement ukrainienne, c'est donc moins par manque de désir ou de distinction réelle que par une impossibilité politique, les talents étant accaparés ou exilés et les spécificités locales réprimées.

Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.

Je suis navré de vous offrir cette conclusion peu égayante, mais vous avez bien vu le monde comme il va, adressez vos réclamation à qui de droit, à Dieu, aux divers démons, au premier protozoaire ou à la morale défaillante du LUCA, selon vos convictions – mais ne blâmez pas le messager s’il vous plaît – je ne cherche qu’à vous égayer en partageant quelques découvertes qui m’ont moi-même fasciné.

Prochaine étape : Mykola Lysenko évidemment, la superstar de l'opéra en ukrainien. Pour lequel j’aurai des inédits à proposer !

(Je vous laisse avec une danse tirée des Zaporogues, qui reprend une partie du matériau de la marche qui concluait l’épisode 10. Comme d’habitude : je suis en train de la déchiffrer, il s’agit de vous donner une ambiance sonore, beaucoup d’imperfections – mais comme je ne dispose pas d’interprétation libre de droits, voyez ça comme du mieux-que-rien.)

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Panorama de la musique ukrainienne – VI – la Triade d'Or, l'invention de la musique russe (par les Italiens et les Ukrainiens)


obikhod
Page de l'Obikhod.

J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu que j'ai largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec notamment des anecdotes à vous retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à faire doublon. Et en plus, avec des œuvres inédites enregistrées avec mes petites mains.

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Musique ukrainienne – 6 – Triade d’Or : les Ukrainiens ont inventé la musique russe (Berezovsky)

Qu'est-ce qu'un compositeur ukrainien ?

Comme mentionné dans les épisodes précédents, la distinction rigoureuse entre langage musical ukrainien et langage musical russe paraît, à grand échelle, une chimère. Il existe bien sûr des nuances significatives, notamment dans le folklore (toutes les régions russes n'ont pas de folklore polyphonique – c’est-à-dire à plusieurs voix –,  tel celui qu'on a observé ensemble dans le deuxième épisode de cette série).
En revanche à l'échelle des compositeurs de musique sacrée ou de concert, il est à peu près impossible (en tout cas avec les éléments dont je dispose, en tant qu'auditeur essentiellement) de proposer une distinction purement musicale (et fiable) entre la sphère ukrainienne et la sphère russe.

Pour plusieurs raisons (et c'est ce qui est intéressant) :
les frontières de l'Ukraine fluctuent énormément entre son époque polono-lituanienne d'une part (le double Royaume de Pologne et Lituanie, si puissant qu'il a pu influer activement sur la succession des tsars), c'est une époque où l'Ukraine s'étend plus à l'Ouest et au Nord qu'aujourd'hui, et d'autre part l'époque soviétique, où elle s'élargit largement vers l'Est ; pas toujours évident de décider qui est ukrainien et qui est russe (ou autre chose) ;
les grands compositeurs ukrainiens, que ce soit à l'époque des tsars ou des soviets, exercent à Saint-Pétersbourg ou Moscou, où ils ont même, pour certains, étudié, si bien que leur style est en réalité celui qui prévaut dans les capitales russes.

J'ai donc fait le choix d'une définition généreuse de l'ukraïnité : tout compositeur qui peut par un biais ou l'autre être considéré comme ukrainien (ancêtres, naissance, langue, lieu de vie…) sur une portion de territoire qui correspond plus ou moins à l'Ukraine d'une époque quelconque, peut être inclus.

Cela nous permet, au passage, d'interroger cette notion dans le cadre de la musique. On comprend d'autant mieux le qualificatif de peuples frères devant le nombre de grands compositeurs russes qui sont d'une façon ou d'une autre ukrainiens, et vice-versa – même si depuis 2014, la politique et les conflits ont accentué le sentiment d'appartenance à des entités distinctes. La guerre dont nous sommes les infortunés témoins et acteurs va sans doute figer cette opposition assez solennellement, et pour assez longtemps.

Aussi, la mission que je donne sera de présenter des figures importantes de la culture locale, afin de vous inciter à découvrir ce corpus assez passionnant… je ne chercherai pas à trancher qui est ukrainien et qui ne l'est pas, puisque la notion de compositeur ukrainien, faute de différence stylistique palpable, demeure une notion essentiellement politique.
Ils étudient en Italie ou en Russie, utilisent des modes ou des thèmes russes et ukrainiens : exactement comme les Russes en somme.

La Triade d'or

Aux origines de la musique russe autonome – c'est-à-dire non écrite par des compositeurs italiens de passage ou installés –, on trouve trois noms, de trois compositeurs… tous nés, voire formés, dans l'Ukraine d'alors !  Ils sont habituellement désignés sous le nom collectif de « Triade d’or ».

Berezovsky, Bortnyansky, Vedel restent aujourd'hui encore des sortes d'archétypes ou de super-héros : ces ancêtres glorieux président à la naissance de la musique proprement russe… Pour l'Histoire, ils sont les premiers « russes » (façon de parler) à avoir composé de la musique symphonique. Mais ils sont surtout au répertoire pour leur contribution à l'Obikhod – les compositions qui forment la liturgie musicale orthodoxe russe.

Berezovsky

Maksym Berezovsky (1745?-1777) est né à Hlukhiv – dans l’Oblast de Sumy, à l’extrême Nord du pays actuel, à peu près équidistant de Kharkiv et Kyiv. Vous connaissez peut-être la ville sous son nom russe de Glukhov. C'était alors la capitale d'un État-tampon cosaque d'ethnie ukrainienne, issu de leur révolte contre le royaume polo-lituanien qui les dominait jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Cet État est celui des fameux cosaques Zaporogues (dont on reparlera à propos des compositeurs romantiques nationaux). Donc bel et bien un État ukrainien (même si pas le même que celui de Kyiv). L'église Saint-Nicolas (1693) de Hlukhiv est d'ailleurs restée emblématique du baroque ukrainien.

Berezovsky est recruté comme chanteur dans des opéras seria à Saint-Petersbourg, où il devient membre de la Chapelle italienne du Palais impérial. Il y étudie sur place auprès de Galuppi (compositeur important pour le piano, avec des sonates post-scarlattiennes, et pour l’opéra de l’époque classique, on dispose par exemple d’une Clémence de Titus au disque). Après avoir été formé par Galuppi, Berezovsky est envoyé en Italie où il étudie, auprès de son condisciple Mysliveček (la future grande figure tchèque de l’opéra seria), avec le maître bolonais Giovanni Battista Martini (rien à voir avec le compositeur français de « Plaisir d’amour »).

Berezovsky est resté à la postérité comme le premier compositeur de symphonies, d'opéras, de sonates pour violon & piano en Russie, et considéré comme l'un des grands ancêtres de la musique russe. (Il est évidemment probable que, comme lorsqu'on cite L'Orfeo de Monteverdi comme le premier opéra, ce ne soit pas tout à fait complètement vrai, je n'ai pas un accès assez vaste aux fonds musicaux ukrainiens du temps pour en être sûr en tout cas, et je me méfie de ce genre de légendes un peu simples.)

La première symphonie jamais retrouvée d'un compositeur russe est ainsi l'œuvre d'un… compositeur ukrainien !
Quand on vous dit que c'est l'Ukraine qui encercle et envahit la Russie, vous ne voulez pas le croire…

Sa contribution à l'Obikhod (les compositions de l'ordinaire liturgique orthodoxe, leur psautier en quelque sorte) est considérable, et reste un classique du répertoire, au même titre que pour nous Monteverdi pour l'opéra et Haydn pour le quatuor ou la symphonie. Il reste toujours programmé dans ce cadre. Pour l'entendre, je vous recommande le très beau disque de Yurchenko (chez les labels Claudio ou CDK).

Je termine cet épisode par quelques extraits de sa musique. Comme je n’ai pas les droits, je les enregistre moi-même (ce sont des premières lectures sur un piano mal réglé, n’espérez pas une révélation). Mais vous aurez ainsi une idée de l’aspect de cette musique, dont il existe quelques disques et quelques vidéos YouTube.

Je commence par les deux premiers mouvements (rapide et lent) d’une Sonate pour violon et piano (à ma connaissance jamais enregistrée) dans une transcription pour piano seul.
Vous retrouverez dans le mouvement rapide toute la grammaire classique mozartienne dans la Sonate, avec ses basses d’Alberti (les formules d’accompagnement typiques), son thème principal pris à la dominante puis à la tonique (c’est-à-dire qu’il change de hauteur lorsqu’il est répété), ses incursions furtives dans le mode mineur… De même pour le mouvement lent, agité par beaucoup de diminutions (notes plus brèves sur un canevas préexistant, comme des variations) qui animent le discours, typique de ce que l’on trouve régulièrement dans les symphonies ou les sonates de Haydn et Mozart.

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Puis c’est une hymne pour la Communion (Psaume 116, verset 13). Côté musique sacrée, il existe beaucoup de types d’écriture différents chez les mêmes compositeurs. J’ai choisi de réserver le pur style orthodoxe pour Vedel, que nous verrons d’ici deux épisodes, et où le choix en partitions aisément accessibles est beaucoup plus réduit. Ici, je vous ai au contaire sélectionné une mise en musique où l’influence du langage classique européen est patente. L’œuvre doit être interprétée a cappella, et avec les voix très résonnantes des émissions slaves orientales (et les doublures des basses octavistes, capables de chanter à l’octave inférieure des basses standard, technique caractéristique de la liturgie orthodoxe), on entendrait beaucoup moins cette filitation européenne et beaucoup plus l’atmosphère religieuse orientale.
Lorsque vous entendrez la ligne de basse s’exprimer seule, c’est le moment où est lancé l’Alléluia.

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Voilà, c’est fini pour cette fois.
À très bientôt pour le deuxième épisode de la Triade d’Or !




Musique ukrainienne – 7 – Triade d’Or : les Ukrainiens, meilleurs compositeurs italiens de leur temps (Bortniansky)

Dmytro Bortniansky (1751-1825) est à peine le cadet de Berezovsky, mais a vécu près de cinquante ans de plus, jusqu’aux années 20 du XIXe siècle. Comme Berezovsky, est né à Hlukhiv lui aussi. Il étudie aussi auprès de Galuppi à Saint-Pétersbourg, qui l'emmène lui-même en Italie ; il remporte de grands succès à Modène et Venise en composant des opéras seria.
[L’opera seria, c’est tout simplement l’opéra à sujet sérieux de l’époque : on chante des airs a da capo, avec des reprises et beaucoup d’ornementations, pour mettre en valeur la voix. Les sujets sont toujours tirés de la mythologie et de l’histoire gréco-romaines, parfois des romans de chevalerie. Ce genre occupe la totalité du XVIIIe siècle italien, et de toutes les cours d’Europe excepté la France.]

Bortniansky réussit donc dans le genre le plus prestigieux de l’époque, et de surcroît dans le pays qui l’a créé, et qui voit passer les meilleurs compositeurs d’Europe pour s’essayer à l’imiter !  Notre compositeur repart à Saint-Pétersbourg, où il écrit en deux ans, de 1786 à 1787,  quatre opéras sur des livrets français !  Toutes ces œuvres françaises sont dues au même librettiste, Lafermière, sur des thèmes variés typiques de l'opéra comique : Le Faucon, La Fête du seigneur, Don Carlos, Le fils-rival ou La moderne Stratonice.

Cependant sa notoriété, comme pour Berezovsky, s'est transmise jusqu'à nous par ses grands concerts choraux sacrés, dont beaucoup sont restés dans la tradition de l'Obikhod (le recueil liturgique sonore du culte orthodoxe russe), et qui marquent la naissance d'une tradition 'classique' de chant sacré en Russie. Il a notamment laissé un grand nombre de Concertos pour Chœur ou d’Hymnes Chérubiques, toujours très prisés.

Voyez par exemple les disques de Poliansky pour explorer ce fonds.

Comme dans l’épisode précédent, ne disposant pas des droits pour diffuser des disques, je déchiffre pour vous deux partitions de Bortniansky, le mieux diffusé des trois maîtres de la Triade.

Je commence par un concerto pour clavecin en un seul mouvement (ou dont seul le premier nous est parvenu ?), inédit. Que je jouerai dans un arrangement pour piano seul.  Vous y retrouverez les formules mozartiennes bien connues (beaucoup de parentés avec les concertos pour piano, le Vingtième notamment), les atmosphères poétiques du concerto de Dittersdorf (qui a fait les beaux jour des compilations de « classiques favoris »), les arpèges résonants du clavecin, les unissons d’orchestre, les notes piquées, les déformations thématiques en mineur, les traits virtuoses et formules inversées de la cadence. Régulier mais très séduisant dans ses consonances et ses petites formules, c’est un coup de cœur pour moi. (J’ai écarté des Sonates que je trouvais assez formelles et plates.)

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Et je poursuis par Kol’ Slaven, un vrai choral assez célèbre de Bortniansky. Là aussi, la densité de timbre des voix de la Chapelle Impériale et du chant orthodoxe actuel occulteraient en partie la grammaire classique de l’enchaînement des accords, qui paraissent alors à la fois plus complexes et moins marqués par le style spécifique du XVIIIe siècle. Très belle et douce prière quoi qu’il en soit. (Navré pour la pédale qui grince, pas agréable sur les chorals. Je réenregistrerai éventuellement certains extraits si la série a un peu de succès.)

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À très vite pour le dernier membre de cette Triade d’Or, dont le destin est lié de près aux délires assez insensés d’un tsar fou.




Musique ukrainienne – 8 – Triade d’Or : le bannissement de la musique profane (Vedel)

Un peu moins célèbre que les deux autres hors d'Ukraine et de Russie, Artemy Vedel (1767-1800) naît à Kyiv, y étudie, puis poursuit à Saint-Pétersbourg et Moscou, lui aussi avec un maître italien (Giuseppe Sarti).

Il laisse à son tour beaucoup de musique sacrée considérée comme importante, jusqu'à ce qu'en 1797 le tsar Paul Ier, décrit comme notoirement fada, interdise toute musique hors de la seule liturgie. Ses partitions, par exemple celles écrites sur les Psaumes (et qui osent parfois une recherche de contrastes dramatiques, d'effets proprement musicaux…) sont alors occultées pour longtemps.



Petit intermède.

Pour vous aider à supporter la gravité de cette interdiction, et assurer un salutaire soutien psychologique à vos âmes déjà ébranlées, je vais tâcher quelques instants de remettre en perspective cette interdiction avec autres événements du règne de Paul Ier, dont ce doit être le décret le plus raisonnable.

Pour situer, il est fils de Catherine II et de son mari Pierre III… ou de son amant Saltykov, vous ne saurez jamais. On raconte un nombre invraisemblable d’anecdotes sur lui. J’en tire quelques-unes d’un ouvrage (les Fous couronnés) d’Augustin Cabanès, médecin et littérateur de la toute fin du XIXe siècle. Le nombre d’ouvrages d’anecdotes qu’il a publiés sur divers sujets, ainsi que son attachement à la théorie des humeurs, sa fascination pour la physiognomonie et la dégénérescence, rendent suspectes ces petites histoires, qui ne sont pas toutes sourcées. Je vous les transmets cependant, pour le plaisir de vous laisser penser que l’interdiction de la musique par Paul Ier n’était peut-être pas, et de loin, sa décision la plus fantaisiste ! 

(Je paraphrase le livre pour les besoins du podcast, ce ne sont pas nécessairement les mots de Cabanès qu'il aurait été plus cohérent de reproduire dans le cadre de la notule ; il faut dire aussi que je vous ai sélectionné les meilleurs épisodes. L'ouvrage se trouve sur Gallica, pour les curieux, et ne concerne pas seulement Paul Ier.)

Chaque matin, le tsar observait la direction du vent. Affolé par la Révolution et la peur d’être assassiné, il avait créé une amende pour les femmes habillées en bleu-blanc-rouge, qui lui rappelaient trop la sédition à la française. Il accusait régulièrement ses hôtes, même les plus nobles d’Europe, d’avoir voulu l’empoisonner, lorsqu’un plat n’était pas à son goût. Il avait fait bâtir un palais-forteresse, où chacun devait inscrire ses allées et venues. Palais qui était posé au sein d’une ville fermée où chaque soir, on faisait le décompte des résidents pour vérifier l’absence d’étrangers. Il fut assassiné dans ce palais deux mois plus tard.

Pour s’assurer du respect absolu de ses sujets, il avait interdit la valse (qui suppose qu’on lui tourne ponctuellement le dos, affront insupportable) et exigeait que la le genou et la lèvre soient très sonores lors du baise-main fait au tsar. Quoique parfois désordonné dans ses élans (lorsqu’il s’éprend d’Anna Lopoukhine, il impose sa couleur préférée à la Cour et fait inscrire son prénom sur la bannière de ses gardes), Paul est avant tout un homme d’ordre. Il était un tyran de la mode : la police arrêtaient les hommes qui portaient un chapeau rond, un bonnet, un pantalon long, un gilet (car il fallait une veste allemande), de grosses cravates, des brodequins ou des souliers à rubans, etc. Si un sujet plus fortuné sortait avec son équipage mais enfreignait un de ses règlements, l’équipage était saisi, et les chevaux partaient pour tirer les canons impériaux, les domestiques étaient enrôlés dans l’armée, et le propriétaire pouvait avoir affaire au fouet.

On raconte qu’il avait demandé à ses soldats de ranger leur membre caché du même côté pour que cela ne déforme pas la symétrie de leurs uniformes moulants. Il fit défiler pendant huit jours un bataillon, dont il mit tous les officiers aux arrêts, pour ne pas l’avoir salué à la manière qu’il voulait. Un jour qu’il faisait battre une sentinelle qui s’était endormie, et que l’impératrice tâcha de l’en dissuader, il la fit mettre aux arrêts.

Si je me suis autorisé cet excursus, c’est qu’en plus d’être méconnu et très amusant, ce portrait (sans doute largement exagéré pour les besoins financiers de l’auteur et du libraire) trace des lignes de force particulièrement similaires à celles qu’on peut constater en Russie pendant toute notre histoire de la musique ukrainienne, et jusqu’à nos jours : le pouvoir absolu qui mène immanquablement aux abus, l’absence de considération pour la vie humaine lorsqu’on règne sur un peuple aussi nombreux et aussi contrôlé, et aussi, en filigrane, la cruauté – vraiment terrifiante lorsqu’on lit les ouvrages spécialisés – de l’armée russe, depuis toujours. L’anecdote de l’incorporation des domestiques (lorsqu’on sait ce qui les attendait ensuite, d’autant plus !) m’a absolument glacé. Et ce n’est, hélas, pas du tout la plus improbable de toutes celles que j’ai racontées.



Je reprends sur la Triade d’Or.

Berezovsky, Bortniansky, Vedel… Ces trois figures sont un exemple éclatant de l'entrelacement de ces deux cultures, ce qu’on pourrait appeler, chez les amateurs de sciences, une intrication slavique : indubitablement ukrainienne, indiscutablement russe, la zone sécante des deux aires est particulièrement large, et il serait vain de vouloir leur attribuer une appartenance exclusive. (Vous le verrez… ce n'est pas fini.)

Ces compositeurs sont nés dans deux États ukrainiens : celui de Kyiv, et la principauté militaire des Zaporogues. Ils y ont été formés. Ils sont indubitablement ukrainiens. Et une fois leur talent établi, ils furent reçus à la Chapelle Impériale et formés par des maîtres italiens, pour s’ajuster au goût de la cour russe. Ils ont donc écrit de la musique spécifiquement pour le tsar, et ont par la suite servi pour de modèle aux compositeurs russes pour des siècles – c’est donc indiscutablement de la musique russe, écrite pour le pouvoir russe, des phares de tout l’art russe.
Les deux simultanément.

Entendons-nous bien : il s’agit d’entités politiques différentes. L’État des Zaporogues s’est révolté contre les polono-lituaniens au milieu du XVIIe siècle, et a servi d’État-tampon, avant son absorption arbitraire par la Russie au début du règne de Catherine II. (Les mélomanes connaissent bien Ivan Mazepa, le Zaporogue qui tente, en vain, de conserver l’indépendance de la dernière portion de cette région : Liszt, Balfe, Tchaïkovski l’ont mis en musique. Et bien sûr, le poème de Byron qui décrit son histoire, puis celui d'Hugo dans Les Orientales, qui se concentre sur sa fin, ont répandu cette histoire dans l'imaginaire collectif d'Europe occidentale, même si elle semble moins présente aujourd'hui. )

’TWAS after dread Pultowa’s day,
⁠When fortune left the royal Swede,
Around a slaughter’d army lay,
⁠No more to combat and to bleed.
The power and glory of the war,
⁠Faithless as their vain votaries, men,
Had pass’d to the triumphant Czar,
⁠And Moscow’s walls were safe again,
Until a day more dark and drear,
And a more memorable year,⁠
Should give to slaughter and to shame
A mightier host and haughtier name;
A greater wreck, a deeper fall,
A shock to one—a thunderbolt to all.

Qui peut savoir, hormis les démons et les anges,
Ce qu’il souffre à te suivre, et quels éclairs étranges
À ses yeux reluiront,
Comme il sera brûlé d’ardentes étincelles,
Hélas ! et dans la nuit combien de froides ailes
Viendront battre son front ?

Mais, bien qu’il s’agisse de peuples différents, les moyens financiers, l’influence politique et culturelle de Saint-Pétersbourg, puis Moscou, sont telles que les meilleurs artistes partent s’y former et y exercer. Si bien que les meilleurs compositeurs ukrainiens sont pour la plupart devenus, dans les faits, des compositeurs de style russe.

La politique commence déjà à expliquer la difficulté de séparer les styles à l’audition seule, puisque les grands compositeurs ukrainiens étaient tous aspirés vers le modèle (et les lieux de résidence) russes. Il ne peut pas y avoir de style spécifiquement ukrainien dans ces conditions, bien que les compositeurs ukrainiens soient en réalité très nombreux.
Et vous le verrez, de façon encore plus criante par la suite, l’histoire de la musique ukrainienne, que j’abordais sans idée particulière, recoupe avec une remarquable fidélité l’histoire de l’impérialisme russe. Cela a déjà été documenté par beaucoup d’observateurs informés, mais ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas tant un basculement inattendu qu’une répétition, quasiment dans les même termes, de l’histoire du territoire russe et de ses zones d’influence depuis XVIe siècle.



En attendant, comme pour les épisodes précédents, je vous propose de déchiffrer pour vous, en cette fin d’épisode, deux pièces d’Artemy Vedel.

La première, caractéristique des petites audaces de Vedel, évoque le chant znamenny (tradition orthodoxe qui fait la part belle aux notes répétées et aux mélismes), tout en ménageant des surprises rythmiques et des effets dramatiques : basses et ténors qui attaquent avec emphase les mêmes notes en décalé, accords d’hommes et de femmes qui se répondent comme dans une ouverture ou une tempête d’opéra, pupitres qui chantent seuls à découvert… Je crois que, même au piano (et mal joué), on entend assez nettement cette veine et ces surprises (en tout cas ces ruptures de ton).
Navré pour les crouik crouik de pédale assez désagréables dans les accords répétés, j'ai fait avec les moyens du bord.

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La seconde est au contraire une longue pièce typique de l’Obikhod : psalmodie d’accords répétés à l’infini, avec des pédales (note fixe à la basse), des intervalles courts (c’est-à-dire des notes qui se suivent, et en petit nombre), des harmonies (enchaînement d’accords) très simples, des formules sans cesse réutilisées. Par de belles voix, effet hypnotique garanti, qui met très bien en valeur le texte !

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Dans le prochain épisode, nous irons du côté des romantiques cette fois-ci revendiqués uniquement par l'Ukraine (bien que leurs œuvres aient été jouées et appréciées en Russie), et qui ont, par le truchement de l'opéra, de la mélodie, des reprises de thèmes musicaux folkloriques dans leur musique de chambre, ou encore par l'usage de la langue ukrainienne, proclamé leur spécificité nationale au XIXe siècle.

Comme vous le constaterez, ce sera une courte période.

mardi 12 juillet 2022

Panorama de la musique ukrainienne – V – Mykola LYSENKO, naissance d'une littérature et d'une nation


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(Extrait de Taras Bulba, seul de ses opéras disponible au disque – Melodiya.)

mykola lyssenko



Rapport d’interruption

(Début de la série, avec ses préalables linguistiques, historiques, politiques et bien sûr musicaux – lisible sur cette page.)

Alors que l’usage était de publier une ou deux notules par semaine, me voilà rendu à une notule par mois. Ce n’est pas un choix de ligne éditoriale, mais cela pourrait se reproduire : entre des engagements extérieurs (écriture des programmes pour mon festival chouchou) et surtout la masse de recherche nécessaire pour débroussailler un sujet comme celui d’aujourd’hui, il serait très difficile de livrer ce genre de format en une semaine, sauf à répudier ma femme, négliger mes amants, attacher les enfants à un arbre et déshériter le chien.

Les notules intermédiaires habituelles auraient aussi pris trop de temps, surtout que j’ai scrupuleusement poursuivi l’alimentation de l’agenda des concerts, des comptes-rendus de spectacles, des commentaires des disques écoutés.

J’aurais aussi pu feuilletonner cette notule, mais, outre que ce serait feuilletonner un épisode de ce qui est déjà une série (!), il y a véritablement une logique interne dans ce parcours, qui permet de tisser l’histoire, la musique, la langue et la culture au sens large, et qui paraîtrait plus sèchement factuel en le démembrant, je crois.

J’espère que le format conviendra aux (éventuels) lecteurs.




6. Les grands compositeurs ukrainiens (suite)
6.2. Les romantiques nationaux

6.2.3. Mykola LYSENKO

    6.2.3.1. Contexte

        6.2.3.1.1. Construction sociale

    Lorsqu'on songe à un compositeur emblème de l'Ukraine, c'est en général Lysenko (Lyssenko en translittération française, beaucoup moins usitée) qui est cité – 1842-1912.

    Il est de la génération ultérieure à Hulak-Artemovskyi, et exerce dans les années d'oppression suivant l'oukase d'Ems (1876, voyez la précédente notule) qui marginalisait la langue et la culture ukrainiennes. Et pourtant, en dépit de l’interdiction d’imprimer en ukrainien, il va parvenir à collecter des chants, fonder des chœurs, faire représenter des opéras… tout cela en ukrainien, et regorgeant de mélodies et de sujets proprement ukrainiens. C’est possiblement cet accomplissement qui le rend aussi central dans l’imaginaire musical de l’Ukraine.

    Originaire d'un village près de Krementchouk, métropole régionale de 200.000 habitants que la récente actualité a rendue célèbre malgré elle, Lysenko a incarné le mouvement de la conscience nationale ukrainienne à l'œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle.

    Ses origines préparent ces prises de position : d'une famille d'officiers cosaques ; son père était colonel de cuirassiers, très instruit, parlant ukrainien à la maison ; sa mère descendait elle-même de cosaques et de propriétaires terriens, jouait parfaitement du piano et lui donna ses premières leçons. Les moyens financiers de la famille, devant les dispositions de l'enfant, ont permis de lui dépêcher un professeur particulier, puis de décider l'envoi en pensionnat à Kyiv.

    Petite parenthèse utile :

Lysenko cosaque

Que Lysenko soit issu d'une famille de cosaques n'est pas tout à fait indifférent. Les Cosaques étaient des  peuples (à l'origine semi-nomades), essentiellement slaves, situés plutôt à l'Est du Dniepr (vers la frontière Est de l'Ukraine et au delà), que les Russes ont à la fois redoutés et engagés comme supplétifs dans leurs guerres contre les Ottomans ou les Polonais.

Les Cosaques suivaient un entraînement militaire avancé ; ils étaient des hommes libres, ni aristocrates ni laborieux serviles, statut original qui a considérablement suscité l'envie / l'incompréhension / le mépris / la peur / le rêve chez les poètes et chez leurs contemporains en général. Le mot d'origine écrit dans le Codex Cumanicus (fin XIIIe s.), quzzaq, peut être aussi bien synonyme de « garde » que de « pillard », signe de cette double interaction avec les Russes.

L'Ukraine moderne (qui signifie « la Marche ») apparaît en tant qu'État autonome au XVIIe siècle, lorsque les Cosaques, alliés aux Russes et aux Tatars, chassent les Polonais. Une autonomie significative leur est laissée dans leur État-tampon (jusqu'aux restrictions de Catherine II). [Voir cette notule pour la récapitulation brévissime de l'histoire de l'Ukraine.]


    Lysenko est ainsi élevé dans une culture qui valorise l'autonomie des individus et de la culture locale, de surcroît en entendant parler ukrainien.

    Après avoir reçu les cours particuliers susmentionnés, le jeune Lysenko étudie à Kharkiv, Kyiv, Leipzig (Reinecke et Moscheles au piano, Ernst Richter à la théorie…). Ces années d'études ne sont pas simplement citées ici pour remplir du pixel à peu de frais. J'y relève deux faits remarquables.

        6.2.3.1.2. Formation juridique locale

    a) Pendant deux ans, entre son diplôme de l'Université de Kyiv et son départ pour Leipzig, Lysenko exerce comme
médiateur de paix (1865-7), une fonction qui n'avait été inaugurée dans l'Empire russe que quatre ans plus tôt.

Lysenko juge
La fonction de médiateur de paix était en général confiée à des propriétaires ou des notables d'un territoire pour régler les conflits sur le foncier, sur le respect des conditions d'autonomie locale, sur le droit du travail, et en particulier sur les contentieux liés au nouveau statut des paysans libérés du servage (1861)– en réalité, le prix pour racheter la terre restait inaccessible à beaucoup d'entre eux, qui demeuraient, de fait, enchaînés à leur maître.

Lysenko fait partie des progressistes (je ne maîtrise pas la terminologie, mais ma source en ukrainien écrit прогресивно ; je ne sais si c'est un équivalent exact, s'il y a d'autres termes techniques, etc.) qui s'emparent de cette fonction après sa création. Parmi les titulaires célèbres, Tolstoï !  Je ne connais pas assez la biographie de l'écrivain pour en juger, mais il y a sans doute là un lien assez étroit avec les réflexions de Levine sur l'avenir du monde paysan dans Anna Karénine.

    Je n'ai pas le loisir, dans le cadre de cette série, d'approfondir complètement chaque compositeur abordé, et je n'ai pas trouvé, en l'état, si Lysenko souhaitait donner de sa personne avant de poursuivre ses études, comme une forme de service civique, ou s'il avait réellement hésité avec une carrière plus politique.

    Le pouvoir central russe, constatant cette tendance progressiste et cette tendance à la décentralisation, a très vite resserré l'étau – Lysenko a aussi pu être évincé, ou tout simplement découragé par la perte d'influence du poste au cours des années 1860.

    Tout cela éclaire en tout cas le caractère de l'engagement de Lysenko, certainement pas uniquement musical, mais aussi lié à sa culture ukrainienne, à sa terre, voire aux petites gens.

        6.2.3.1.3. Formation musicale cosmopolite

    b) Durant ses études à Kyiv, 3 des 4 professeurs mentionnés dans les textes parcourus étaient… tchèques !  Je trouve cela intéressant à plusieurs titres.

    D'abord, cela peut éclairer d'une façon ou d'une autre l'enseignement qu'il a reçu et le style sonore qui est devenu le sien. Je connais trop mal le fonds tchèque du rang du milieu du XIXe siècle (et pas du tout ces compositeurs-là : Neinkwich, Panocini, Vilchek) pour me rendre compte de ce qui pourrait s'être passé de ce côté-là, mais il y aurait de belles recherches à effectuer de ce côté – il serait étonnant que ça n'existe pas déjà, au moins chez les chercheurs ukrainiens.

Par ailleurs, cela illustre (même si c'est probablement fortuitement) l'intrication entre les nations dans cette zone : naguère territoire polonais, l'Ukraine était désormais partagée entre deux empires, Russie à l'Est, et à l'Ouest une portion de l'Ukraine ukraïnophone, au sein de la Galicie, où cohabitaient ukraïnophones, germanophones et tchécophones. Lysenko n'a pas vécu dans cette zone, qui correspondrait au secteur actuel de Lviv (l'histoire de ce côté-là moins documentée dans les documents grand public que les zones plus centrales autour des grandes villes de Kyiv et Kharkiv ; il semble que la vie musicale y ait davantage été ordonnée autour de sociétés artistiques semi-professionnelles) ; cependant, jusque dans l'Ukraine sous emprise russe, les Tchèques semblaient circuler et échanger avec beaucoup d'aisance, entrelac de cultures dont je n'avais pas nécessairement conscience avant que de préparer cette notule.
(J'espère que tout ceci vous mindblowe comme moi.)

La carrière internationale de Lysenko débute d'ailleurs à Prague, où il joue ses arrangements pour piano de chansons ukrainiennes. Si vous êtes curieux de son répertoire de pianiste : il jouait les grands succès ambitieux de la génération précédente : Wanderer-Fantasie de Schubert, Phantasiestücke de Schumann…

Dernière étape de ses études : Saint-Pétersbourg, évidemment. Il étudie l'orchestration avec Rimski-Korsakov (ce que je vous mets au défi d'entendre dans ses compositions, particulièrement traditionnelles sur cet aspect), et croise pas mal d'autres compositeurs importants du temps, dont Moussorgski – qui écrivait alors, il n'y a pas de hasard, La Foire à Sorotchyntsi, sur une nouvelle de Gogol tirée du même recueil que La Nuit de Noël et Nuit de mai, dont Lysenko tire plus tard deux opéras !

        6.2.3.1.4. Vie

    Le reste de sa vie est davantage prévisible : tournées en Ukraine (Tchernihiv notamment), deux mariages (le second, qui lui donne sept enfants, avec une de ses élèves pianistes), place centrale dans la musique à Kyiv, et le qualificatif de « père de la musique ukrainienne » qui lui est accolé de son vivant.

    Voilà pour le contexte, qui est éclairant en lui-même sur l'ensemble de la situation artistique en Ukraine au XIXe siècle et nourrit tout autant notre compréhension de ces musiques que l'évocation des œuvres elles-mêmes.




    6.2.3.2. Legs musical

À présent, que retenir de la musique de Lysenko ?

        6.2.3.2.1. Langage formel conservateur

    1) Sur le plan de l'écriture, sa musique est peu singulière : essentiellement mélodique, d'un lyrisme romantique simple, quelquefois expansif (mais souvent assez mesuré), où se repèrent quantité d'emprunts et allusions au folklore. La chose rend encore plus complexe la considération envers son talent de compositeur en tant que tel, dans la mesure où la plupart de ses mélodies doivent être des emprunts ou des transcriptions.

    En entendant pour la première fois ses compositions (transcriptions pour piano, pour violon-piano, et même Taras Boulba !), je n'avais pas été très impressionné : peu de surprises harmoniques (même si les enchaînements d'accords ont, à la marge, une certaine couleur locale), pas du tout de contrepoint, et une veine mélodique pas particulièrement vertigineuse.

    Pour autant, pas sans beautés, je les mentionnerai plus loin dans le détail des œuvres.

        6.2.3.2.2. Rôle dans l’ethnomusicologie ukrainienne

    2) Sur le plan ethnomusicologique, en revanche, Lysenko est lui-même allé transcrire des chansons, voire des cérémonies de mariage entières, et a collecté un très grand nombre de mélodies folkloriques. Il les a ensuite réutilisées dans ses pièces pour piano (beaucoup de transcriptions et de paraphrases de thèmes populaires), pour violon & piano, et bien sûr les sept volumes de relevés de chansons folkloriques, qu'il élabore à partir de 1868 jusqu'à sa mort.

    Malgré l'interdiction d'imprimer en ukrainien après l'oukase d'Ems en 1876, Lysenko fonde toute son œuvre sur le patrimoine et la langue ukrainiennes, et remporte de vifs succès dans les années où les autorités font tout pour limiter la diffusion de cette culture, créant de nombreux opéras dans les années 1880 et 1890, dirigeant des chœurs, écrivant des arrangements de thèmes folkloriques, documentant le patrimoine sonore de toutes les façons possibles.

        6.2.3.2.3. Catalogue

    3) Ses opéras, eux aussi, qu'ils soient complètement mis en musique ou conçus selon un format d'opéra comique (alternance des « numéros » chantés avec des dialogues parlés), obéissent à cette même recherche : trois opéras pour enfants, trois sur des sujets de Gogol – qui était ukrainien – Nuit de Noël, La Noyée, Taras Boulba. Également d'autres sujets locaux comme l' « opérette » Natalka Poltavka, La Sorcière… et puis quelques sujets de culture classique pour ses dernières œuvres : Sapphô, L'Énéide
    Beaucoup de ses œuvres vocales, dont une cantate et un grand nombre des 133 mélodies qu'il a écrites, empruntent leurs textes aux poèmes de Taras Shevchenko, le grand poète national (qui était parfois nommé Kobzar, « le Barde »). Une seule mélodie en russe sur les 133 composées !  Par ailleurs, lorsqu'il choisit Heine ou Mickiewicz, c’est toujours par le truchement de traductions ukrainiennes.

    Son catalogue est assez mal documenté par le disque. Des 133 mélodies, il existe une très belle collection gravée (par thèmes des poèmes – amour, histoire, philosophie, L’Amour du Poète de Heine dans sa traduction ukrainienne) par l'électrisant Pavlo Hunka, grand Holländer & Wotan, baryton-basse britannique d'origine ukrainienne par son père. L’ensemble contient un écrasant volume de poèmes de Taras Shevchenko (sept séries de parfois plus de dix mélodies !) mises en musique, plus douze mélodies « hors série ».
    Je ne crois pas qu’il existe de vaste anthologie de ses six volumes de transcriptions de chansons folkloriques, dont la variété des thèmes donne pourtant envie : « chansons cosaques », « chansons historiques », « chansons de recrutement », « chansons familiales », « chansons sur le deuil et l’amour », « chansons humoristiques », « à propos du chagrin, de l’amour et de la trahison », « chansons artisanales », « chansons de célibataires de rue », « chanson laiteuses »… On trouve aussi, à part de ce fonds, quelques transcriptions de chants d’autres nations : russes, moraves, serbes.

    Je n’ai rien trouvé des six choeurs sacrés qu’il a légués, mais il existe au moins une version accessible de sa Prière pour l’Ukraine, choeur patriotique de 1885, à une époque où les publications en ukrainien étaient bannies, et jouées dans les églises d’Ukraine, aussi bien orthodoxes que catholiques. Son style, en forme de choral, évoque tout à fait les harmonies et équilibres des choeurs orthodoxes. Les choeurs profanes sont particulièrement nombreux, transcriptions comme compositions (ceux avec piano s’organisent en douze douzaines !).

    Sa musique pour violon & piano, elle aussi, consiste essentiellement dans des arrangements de mélodies préexistantes – seules ou sous forme d’assemblages rhapsodiques, variablement virtuoses. J’avoue, dans ce cadre, ne pas les trouver très stimulantes, simples mélodies accompagnées, sans effort particulier dans le langage ou la forme, ce n’est clairement pas l’objectif. Le piano, abondant, m’a paru dans le même esprit : pièces de caractère, de salon, transcriptions, assez peu nourrissant dans l’ensemble. [Il existe des disques documentant le violon comme le piano chez Toccata Classics.] Le reste de sa musique de chambre se limite à une transcription pour violoncelle et piano d’une élégie pour piano, à un quatuor à cordes en trois mouvements et à un insolite trio pour deux violons et alto.

Seulement cinq oeuvres symphoniques, essentiellement des pièces de caractère (dont une Fantaisie cosaque) et le premier mouvement d’une symphonie de jeunesse.
           
               6.2.3.2.3.1. Les opéras

Ses oeuvres les plus ambitieuses musicalement se trouvent du côté de l’opéra. 13 titres, dont la composition débute dès ses 22 ans, et qui dressent assez bien le portrait des préoccupations du compositeur.

Trois opéras pour les enfants, les premiers du répertoire ukrainien : Chèvre-Dereza (1888), M. Kotsky (1891), Hiver & Printemps ou la Reine des Neiges (1892), témoin d’un souci du public et de la transmission.

Trois opéras d’après Gogol : La Nuit de Noël (1874) et La Noyée (1883) sont tirés de nouvelles des Soirées du hameau près de Dikanka (dans les livraisons respectivement de 1832 et 1830).
    Le premier est souvent considéré comme le premier opéra national ukrainien – mais, après la notule autour de Hulak-Artemovskyi, vous savez que c’est aussi abusif que de considérer L’Orfeo de Monteverdi comme le premier opéra jamais composé, en suivant la mauvaise logique qu’il est le plus célèbre des premiers opéras composés : Les Zaporogues datent déjà de 1863… Le sujet est celui de des Chaussons (Tchérévitchki) de Tchaïkovski, de la Nuit de Noël de Rimski-orsakov… avec les personnages bien connus : le démon, Vakoula et Oksana. Musicalement, l’œuvre mélange de la couleur locale entraînante avec des aspects plus dramatiques.  [Il existe une bande avec narrateur disponible ici.]
    Le sujet du deuxième est mieux connu par la première partie du titre de la nouvelle Une nuit de mai – où, de fait, Gogol s’attarde sur la singularité des atmosphères de sa région natale centre-ukrainienne, dans des récits inspirés de sa propre vie et des histoires entendues.
    Le troisième opéra, Taras Boulba, est un véritable opéra sérieux, ambitieux, complet et épique ; si le langage musical demeure celui d’un romantisme très tempéré, avec des harmonies consonantes et peu aventureuses, des mélodies simples, un contrepoint rare, le ton y est cependant plus grandiose et emporté, avec de très beaux airs baignés de lyrisme – et, comme toujours, des traits mélodiques empruntés au folklore. Il est, lui, tiré d’un roman historique autonome, plus tardif (1853), qui met en scène un cosaque zaporogue qui donne sa vie (et celle de ses fils) pour défendre « la foi orthodoxe ». Cosaques et orthodoxie, chanté en ukrainien, clairement un manifeste. [Même si, vous le verrez tout de suite, il fauty  ajouter quelques subtilités.]

        → Deux opéras d’après Kotliarevsky : L'Énéide (œuvre fondatrice pour la littérature ukrainienne) et Natalka Poltavka – l'œuvre emblématique de la vocation folkloriste de Lysenko. Kotliarevsky est, au tournant du XIXe siècle, le grand représentant de la langue ukrainienne, langue vernaculaire, comme langue de littérature – ce qu'elle n'était guère auparavant. Le mettre en musique est aussi prestigieux, disons, que pour un Polonais Mickiewicz.

        → 5 opéras dont les livrets sont dus à Mikhail Starytsky son cousin (Andrashiada, Chernomorets et les 3 opéras d'après Gogol), et 3 opéras à Liudmila Starytska-Chernyakhivska, sa nièce (Sapphô, L’Énéide et l'opéra-minute Nocturne, ses trois derniers opéras). On a longtemps cru que le livret de L’Énéide était dû à Mykola Sadovskyi, mais son nom n’a été mis sur la partition que par commodité : il était le directeur de théâtre qui possédait les droits pour l’adaptation musicale, et il était plus facile de procéder sans redemander une autorisation.

    → À la fin de sa carrière, 2 pièces aux sujets grecs plus habituels en Europe : Sapphô et L'Énéide – même s'il s'agit d'un livret tiré d'une réécriture ukrainienne d'une Énéide travestie !

    → De nombreuses pièces à thématique locale, dont La Sorcière sur un texte de Liubov Yanovska (inachevée).



mykola lyssenko



        6.2.3.4. Quelques opéras fondateurs

            6.2.3.4.1. La Noyée (1883)

    1883. La Noyée. L’œuvre puise d’une part dans le sentiment national et la couleur locale, d’autre part dans la tradition lyrique européenne. Le sujet est adaptée d’une œuvre importante du patrimoine russo-ukrainien, à savoir la première des deux livraisons des Soirées du hameau près de Dikanka de Gogol (1830). D’abord parce que Gogol est né en Ukraine centrale, à Sorotchintsy – dans l’oblast de Poltava, comme Natalka, l’héroïne de l’opéra suivant de Lysenko –, d’une famille d’anciens cosaques, nourri de récits ruraux locaux. Cette publication, inspirée de faits racontés par la famille de Gogol ou par des habitants de la campagne environnante, représente son premier succès. Il s'agit donc à la fois d'une œuvre emblématique de la littérature russe et d'une exaltation spécifique de la culture ukrainienne. Témoin l'évocation vibrante de la nuit d'Ukraine qui ouvre le deuxième chapitre de la nouvelle Une nuit de mai ou La Noyée, qui donne son sujet à l'opéra. L'intrigue mêle ainsi des récits fantastiques (la suicidée persécutée par sa marâtre sorcière) à une intrigue d'amourettes militaires… avec ces descriptions assez lyriques des nuits et paysages de la région de Poltava.

« Connaissez-vous la nuit de l’Ukraine ? oh ! vous ne connaissez pas la nuit de l’Ukraine. Contemplez-la. Au milieu du ciel, la lune regarde ; la voûte incommensurable s’étend et paraît plus incommensurable encore ; elle s’embrase et respire. Toute la terre est dans une lumière d’argent ; l’air admirablement pur est frais, et, pourtant, il suffoque, chargé de langueur et devient un océan de parfums. Nuit divine ! Nuit enchanteresse ! Inertes et pensives, les forêts reposent pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Silencieux et immobiles sont les étangs ; la froideur et l’obscurité sont mornement emprisonnées dans les murailles vert sombre des jardins. Le fourré vierge de merisiers et de cerisiers étend pensivement ses racines dans le froid de l’eau ; par instants ses feuilles murmurent comme dans un frisson de colère, quand le vent libertin de la nuit se glisse et leur surprend un baiser. Toute l’étendue dort. Au-dessus, là-haut, tout respire ; tout est splendide et triomphal, et, dans l’âme, s’ouvrent des espaces sans fin ; une foule de visions argentées se lèvent harmonieusement dans ses profondeurs. Nuit divine ! Nuit enchanteresse ! Soudain, tout s’anime : et les forêts, et les étangs et les steppes. Le grondement majestueux du rossignol de l’Ukraine éclate et il semble que la lune s’arrête au milieu du ciel pour écouter…… Sur la colline, le village sommeille comme enchanté. D’un éclat plus vif brillent aux rayons de la lune les lignes des chaumières ; plus éclatantes, surgissent de l’ombre leurs murailles basses. Les chants se sont tus ; tout est silencieux. Les honnêtes gens sont déjà endormis. Çà et là, cependant, sautille quelque étroite fenêtre. Sur le seuil d’une rare cabane, une famille attardée achève de souper. »

Traduction d'Ely Halpérine-Kaminsky, Gallimard 1890.

    Sur le plan musical, Lysenko utilise une forme lyrique traditionnelle avec des aspects plus populaires – dans une esthétique équidistante, en quelque sorte de Natalka et de Boulba, dont on va dire un mot tout de suite.

    On peut entendre une version de l’œuvre ici, radiodiffusion de l'Orchestre de la Radio d'Ukraine en 1950 – on ne fait pas plus authentique.


            6.2.3.4.2. Natalka Poltavka (1889)

    1889. Natalka Poltavka (« Natachounette de l'oblast de Poltava ») est un objet particulièrement intéressant, un archétype de la démarche de Lysenko.

    Il s'agit, si je comprends bien mes sources (en ukrainien et en russe), de la pièce de Kotliarevsky, à peine adaptée, et mêlée de chansons : format d'opéra comique donc – c'est pourquoi l'œuvre est souvent présentée comme une « opérette ».
    La pièce d'origine est due au grand auteur qui fait (considère-t-on, car c'est toujours beaucoup plus progressif et subtil que cela) entrer l'ukrainien dans la littérature. Elle cherchait à compenser l'échec d'une tentative de drame exaltant les coutumes villageoises locales, due à Oleksandr Shakhovskyi. Cependant, malgré l'engagement de la démarche, Poète cosaque fut mal accueilli par les spectateurs à Poltava : le dramaturge connaissait trop mal la vie paysanne, il y avait bien trop d'erreurs et d'incohérences pour que l'on puisse s'identifier à ses villageois de papier. Kotliarevsky essaie en quelque sorte de répondre à cela en proposant un drame vrai, proche de la vie des vrais gens, dans une veine qui combine le réalisme et le penchant au sentimentalisme qui prévalait aussi. À ce que j'ai lu, il s'est inspiré de « chansons de bain » pour nourrir son inspiration, comme Limerivna, Un nuage noir arrive, Une fille a pris du lin, L'eau qui coule sur quatre gués, Oh ma mère m'a donnée pour un mariage mal aimé !  Je trouve la pensée très séduisante, documenter la matière de l'intrigue d'une pièce folklorique par des chansons.

    L'intrigue est particulièrement simple : les parents de Natalka recueillent le petit Peter, les deux s'enamourent, le père chasse Peter qui part faire fortune. Après la mort du père, le domaine et vendu et Natalka part vivre avec sa mère dans une modeste cabane. Tout le monde essaie de persuader Natalka d'accepter la proposition du riche Tetervakovsky, mais elle ne veut que Peter. Celui-ci finit par revenir enrichi au village, pour découvrir que Natalka va céder aux instances de sa mère, et se prépare à la laisser vivre heureuse sans l'aviser de sa présence. Mais Tetervakovsky, devant l'amour évident des deux jeunes gens, cède la place à Peter et tout finit bien. (Ou plutôt, tout commence, puisque les opéras ne racontent que rarement la partie la plus intéressante : après la conquête.)

    Lysenko reprend la pièce qui est depuis longtemps un classique (1819 !) et y insère de brèves mises en musique, sous forme d'ariettes, de brèves chansons ou chœurs folkloriques : ce sont clairement les tournures mélodiques du terroir qui prédominent – aucune musique dramatique (à la rigueur les airs un peu plus longs de Natalka, mais ce n'est pas non plus la lettre à Onéguine !), uniquement de la jolie couleur locale. Pour l'auditeur extérieur, ce n'est pas forcément saisissant ni très touchant, mais l'œuvre permet d'appréhender en action le projet d'exaltation de la langue – et plus généralement du patrimoine populaire sonore.

    Vous pouvez vous en faire une idée avec cette représentation récente à Lviv ou même avec le film de 1978 dans son esthétique réaliste un peu figée (mais qui adjoint du bandoura, le luth-cithare traditionnel d'Ukraine).


            6.2.3.4.3. Taras Boulba (1890)

                6.2.3.4.3.1. Premières représentations avortées

    1890. Taras Boulba est le grand ouvrage sérieux et ambitieux de Lysenko. Il y travaille dix ans à partir de 1880, mais ne peut jamais voir représenter l’œuvre. Il le joue avec ses amis dans les cercles de la « jeune Gromada » (voir notules précédentes, sur le libéralisme panslave et ses clubs de « municipalités » / « hromadas »), avec accompagnement de piano. En 1890, pourtant, Lysenko rencontre Tchaïkovski, qui, admiratif, lui propose de monter Taras Boulba à Saint-Pétersbourg, sur la scène du théâtre impérial… mais Lysenko décline obstinément, s’opposant à la traduction de son opéra en russe – refus insensé en termes de carrière et de satisfaction artistiques, cependant nous comprenons pourquoi, à présent que nous disposons du contexte de sa vie et de sa vocation : Lysenko était d’abord un ukrainien militant (au besoin juge de paix !) et son engagement se manifeste par son rôle de compositeur. Ce n’est pas un compositeur qui s’inspire du folklore, mais un militant de la culture ukrainienne qui a choisi d’exercer ce sacerdoce par la musique. Traduire ce manifeste de la culture ukrainienne en russe était sans doute une dénaturation insoutenable pour lui, à rebours de toute la logique de sa vie, bien au delà au seul domaine musical.

    La première n’a donc pas eu lieu du vivant du compositeur (mort en 1912).

    En 1918, pourtant, tout était prêt à Kyiv : décors, costumes, musiciens. Mais juste avant la première (je lis « à la veille », mais mon ukrainien n’est pas assez bon pour déterminer s’il s’agit d’une temporalité précise ou d’une expression plus générale), les Dénikites (les troupes « blanches » tsaristes du général Anton Dénikine) prennent Kyiv. Le théâtre brûle, ainsi que tout ce qu’il contenait. Seuls les croquis des costumes nous sont parvenus.

    La création n’a donc lieu qu’en 1924 à Kharkiv (et en 1927 à Kyiv).

    Le succès et sa place emblématique dans l’art national lui a valu beaucoup d’éditions, certaines retouchées (notamment en 1937 par Liatochynsky !)

                6.2.3.4.3.2. Le sujet

    Sujet ukrainien archétypal, mais remarquablement ambigu, c’est pourquoi j’y passe un petit moment.

    Le sujet est issu du roman historique de Gogol – qui a possiblement été inspiré par la figure historique d’Okhrim Makukha, qui tua son fils Nazar passé aux Polonais pendant le soulèvement de Khmelnytsky (années 1650) qui marque le point de bascule, le moment où les Polonais sont repoussés par les Cosaques alliés aux Russes, créant ce nouvel État-tampon, cette « marche » associée à l’Empire russe, qui donne son nom à l’Ukraine et en modèle la forme et les influences modernes. C’est donc une fiction assise sur un moment absolument central dans le sentiment national ukrainien.

    Le cosaque zaporogue Taras Boulba a deux fils, Andriy et Ostap. Andriy est romantique et rêveur, Ostap est intrépide. Tous trois combattent les Polonais, décrits par Gogol comme des ultracatholiques persécuteurs des orthodoxes (et secondés évidemment dans leurs méfaits par les juifs, j’y reviens aussi et je vous explique comment Rotschild et Soros tirent les ficelles). Pendant le siège de Dubno, une tatare parvient jusqu’à Andriy : elle est la servante de la Polonaise Maryltsa, qu’il aime. [Dans l’opéra, elle est la fille du voïvode, le gouverneur pro-polonais, et plusieurs scènes de rencontres furtives sont développées en amont.] Andriy la suit alors dans la forteresse ravagée par la faim, et apporte à la famille de sa bien-aimée du pain. Il est saisi d’effroi par la souffrance dont il est le témoin, mais aussi charmé par la beauté de Maryltsa, et reste sur place, oubliant son père et les combats.

    La trahison est révélée à Taras par le Juif Yankel, qu’il a sauvé plus tôt – confidence dont on se doute qu’elle n’est pas de la meilleure intention et tend (par un procédé qu’on retrouve dans La Juive de Scribe) à faire s’entre-déchirer les infidèles.

    Lorsque, dans la bataille, Taras aperçoit Andriy porter l’uniforme polonais [dans le livret, il est même le chef du détachement qui sort de la forteresse], il le pourchasse dans les bois, le jette à bas de son cheval et, lui disant « je t’ai donné la vie, je vais te la prendre », lui tire une balle en pleine poitrine.

    [L’opéra s’arrête ici : Andriy dit une dernière fois le nom de celle qu’il aime, et les Cosaques se jettent furieusement à l’attaque.]

    Le roman, lui, se poursuit : la lutte continue, Ostap est fait prisonnier. Malgré les tentatives de Taras pour le libérer, il est exécuté et subit le supplice de la roue. Il ne profère pas un mot, mais lorsque la mort vient, il nomme son père, dont il ignore la présence dans la foule. Après une fausse trêve passée avec les Polonais, à laquelle Taras ne croit pas, il est trahi, ses cosaques sont massacrés et il est brûlé vif tout en haraguant ses hommes, les exortant à poursuivre le combat pour un nouveau tsar qui gouvernera la terre et pour la victoire de la foi orthodoxe.

L'opéra existe au disque (Melodiya), écoutez-le ici par exemple.

                6.2.3.4.3.3. Quelques paradoxes

Si le sujet est, globalement, parfaitement représentatif de l’une des périodes fondatrices de l’Ukraine (l’émancipation de la domination polono-lituanienne et l’inscription autonome dans une orbite russe), son choix soulève cependant quelques enjeux contradictoires.

    → La source est un roman d’un auteur né en Ukraine, certes, mais dont la langue d’expression est le russe, et qui exprime dans ce texte un fort sentiment d’appartenance à l’Empire russe. Il est symptomatique, notamment, que soit exaltée la foi orthodoxe comme purement ukrainienne – si l’on considère les chiffres actuels, ils ne sont que 65% à pratiquer ce culte en Ukraine, majorité certes, mais loin de l’universalité.

    → La représentation de la vocation de l’Ukraine à défendre le tsar, telle qu’elle est décrite dans le roman, est une vision très utilitariste et russocentrée de l’existence de l’Ukraine : celle-ci s’est en effet formée, sous sa forme moderne, en se libérant du pouvoir polono-lituanien, mais sa langue, par exemple, comporte de très nombreux doublets (i.e. synonymes, en l'occurrence) provenant soit du russe, soit du polonais… on constate aujourd’hui qu’en réaction aux ingérences et à l’Opération Spéciale Humanitaire de Maintien de la Paix et de Bisous dans le Cou, un certain nombre d’Ukrainiens privilégient les mots d’origine polonaises, pour mieux affirmer leur autonomie. Taras Boulba est finalement un héros de l’Empire russe (un héros certes très couleur locale) plus qu’un héros spécifiquement ukrainien.

    → Le roman de Gogol est en lui-même problématique : sa description des Polonais comme des oppresseurs sanglants correspond à la représentation propagée par la propagande tsariste après le soulèvement polonais de novembre 1830 : toute la société baignait dans l’idée du danger que faisait peser la Pologne (pourtant multi-démembrée !) sur tout l’espace slave. Toute la population russe éduquée était pénétrée de l’idée que les Polonais étaient des agents d’instabilité, une puissance hostile (la rivalité remonte à loin, avec les intrigues de la Pologne et de la Suède, au XVIe siècle, pour installer une dynastie de tsars à leur main), et la description qu’en fait Gogol rejoint assez précisément les idées alors en circulation. [C’est un des problèmes du roman en général : la part de la documentation est toujours difficile à démêler de la prise de position personnelle…] Jusque dans les milieux panslavistes, on considérait couramment que la Pologne avait « trahi la famille slave ».
    L’édition révisée de 1842 accentue encore l’usage des thèmes de la propagande tsariste (en particulier le bûcher de Boulba et sa harangue finale, qui n’existent pas dans la version de 1835), ce qui concorde plutôt, au demeurant, avec ce qu'on sait de l’évolution de l’idéologie de Gogol.

    Le traitement des Juifs suit la même logique et reprend tous les clichés propagés par la Russie tsariste, qui ont innervé une bonne partie de la littérature antisémite européenne : couards, manipulateurs, cruels, ils tirent en secret les ficelles du monde. C’est de cette matrice que proviennent les Protocoles, tout de même.

    En cela, il peut être étonnant que Lysenko utilise comme matière un roman qui célèbre, d’une certaine façon, la sujétion ontologique de l’Ukraine…

             6.2.3.4.3.4. Sens à donner ?

    À cela s’ajoute l’intrigue elle-même, assez ambiguë : célèbre-t-elle l’amour par-dessus tout, l’abandon aux passions des romantiques, ou bien glorifie-t-elle le sacrifice pour la patrie avant toute autre valeur ?  La musique, dramatique au besoin, mais assez peu tourmentée, ne permet pas de sentir un propos délibéré qui choisirait l’une des deux visions.

    À la lecture cependant, un degré de subtilité s'adjoint : même dans le chapitre final de 1842, Gogol présente les actions de Taras avec une certaine distance, sans donner le moins du monde l'imprimer que l'auteur endosse les motivations de son personnage.

« Et Tarass ?… Tarass se promenait avec son polk à travers toute la Pologne ; il brûla dix-huit villages, prit quarante églises, et s’avança jusqu’auprès de Cracovie. Il massacra bien des gentilshommes ; il pilla les meilleurs et les plus riches châteaux. Ses Cosaques défoncèrent et répandirent les tonnes d’hydromel et de vins séculaires qui se conservaient avec soin dans les caves des seigneurs ; ils déchirèrent à coups de sabre et brûlèrent les riches étoffes, les vêtements de parade, les objets de prix qu’ils trouvaient dans les garde-meubles.

— N’épargnez rien ! répétait Tarass.

Les Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirs sourcils ni les jeunes filles à la blanche poitrine, au visage rayonnant ; elles ne purent trouver de refuge même dans les temples. Tarass les brûlait avec les autels. Plus d’une main blanche comme la neige s’éleva du sein des flammes vers les cieux, au milieu des cris plaintifs qui auraient ému la terre humide elle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le sol l’herbe des steppes. Mais les cruels Cosaques n’entendaient rien et, soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils les jetaient aux mères dans les flammes.

— Ce sont là, Polonais détestés, les messes funèbres d’Ostap ! disait Tarass. »

Traduction Louis Viardot, Gallimard 1882.

    Dans ce moment, l'apothéose supposée du mythe, Gogol décrit d'une façon détachée, presque plaisante – comme on ferait une gazette – le délire de destruction absurde, comme une habitude innocente, qui habite Taras et ses cosaques. La somme résumée et narrativisée des actions les nomme sans du tout en offrir les détails insupportables ; ce décalage entre l'horreur de ce qui est suggéré et le ton léger, presque indifférent, qui le rapporte, permet de se rendre compte de la distance incompressible entre Gogol et ses personnages – ce qui est particulièrement courant chez lui – : il ne faut pas se limiter à l'idéologie qui affleure par ailleurs dans l'œuvre, qui existe évidemment, mais tout cela est plus subtil.

    Cela présente aussi, en filigrane, Boulba comme agissant mécaniquement, sans but ni compassion, d’une façon où il est difficile à la fois de juger, mais aussi de s’identifier au personnage. Il ne faut pas donc pas y voir un ouvrage de propagande univoque, même si l’imaginaire de Gogol est clairement imprégné des théories suprémacistes alors répandues par la propagande tsariste dans une très vaste part de la société éduquée.

    À cela s'ajoute, je l'ai mentionnée, la mise en musique peu introspective de Lysenko, plutôt des ariettes ou des scènes dramatiques qu'une construction psychologique cohérente qui puisse transmettre, en soi, un message puissant. (Je n'ai pas eu accès au texte ukrainien du livret pour saisir d'éventuelles subtilités de ce point de vue, je parle à partir de l'écoute de l'opéra et à la lecture de synopsis pas toujours précis ; ce serait peut-être un sujet de recherche intéressant pour une notule complète sur les enjeux de Boulba et de ses adaptations.)

                6.2.3.4.3.5. La musique

    Plusieurs caractéristiques à souligner dans Boulba.

    La musique y est permanente – durchkomponiert –, pas d'alternance avec des dialogues. Le style en paraît de prime abord, surtout pour la date, assez peu extraverti, ménageant une harmonie très traditionnelle, peu prodigue en éclats ou en contrastes expressifs : en somme, plutôt l'impression d'entendre le style italien ou allemand du milieu du siècle qu'un drame de la dernière génération romantique.

    Et cependant, une fois accepté le ton très mesuré de Lysenko par rapport à son sujet épique et paroxystique – ce qui ne transparaît pas, clairement, de sa mise en musique –, on peut apprécier toutes ses autres qualités : un beau lyrisme, avec des mélodies persuasives, quelques très belles pages orchestrales (Ouverture, préludes…), toujours très    accessible, toujours une jolie ligne supérieure à écouter. Peu ou pas de contrepoint, certes.

    Les finals du III et du IV sont très réussis, plus intenses dramatiquement et musicalement. Les deux airs du IV sont également très réussis par leur élan et/ou leur grâce.

    Dans l'ensemble, l'esthétique de Boulba (me) rappelle Dalibor, ou du moins Libuše, de Smetana – et cela m'amuse, dans la mesure ou Lysenko a précisément étudié toute sa jeunesse, vous l'avez vu, avec des compositeurs tchèques de cette génération !

    La partition inclut des airs populaires (moins reconnaissables que pour ses ouvrages plus folkloriques) et des leitmotive (pas très sophistiqués pour ce que j'ai pu en juger, mais agréablement structurants).


            6.2.3.4.4. L’Énéide (1910)

    1910. L’Énéide.

    Ici aussi, un livret inspiré de Kotliarevskyi… mais pas de n’importe quelle matière : son œuvre la plus célèbre.

    Dès le séminaire, l’auteur écrivait des vers en малоросійською (« petit russe », le mot « ukrainien » étant alors banni par les autorités).

                6.2.3.4.4.1. Épopée burlesque et folklorique

    L’Énéide de Kotliarevskyi reprend les épisodes de Virgile ; pour autant il ne s’agit pas d’une traduction. Tout en mettant en scène les héros et dieux attendus, le poème recèle beaucoup de détails d’ordre ethnographique : les descriptions développent en réalité de nombreux aspects du folklore… ukrainien !  Aussi bien les costumes, les meubles, les mets, les jeux, les danses, les musiques, les chants que les cérémonies, les veillées, les séances de divination, les funérailles… tout cela ne provient pas de la culture grecque.

    Il s’agit donc plutôt d’une représentation burlesque de la matière de L’Énéide, où les héros de la mythologie sont parés du décorum de la paysannerie de la « petite Russie », mais dont le but est moins de susciter l’hilarité que de rendre hommage à une culture. D’une certaine façon, cette Énéide est l’épopée de la langue ukrainienne, au même titre que Pan Tadeusz pour les Polonais, qui contient également une matière riche autour du quotidien, et beaucoup d’épisodes plaisants ou dans l’intimité des gens du peuple.

    On considère généralement l’ouvrage comme le premier chef-d’œuvre de la littérature ukrainienne moderne ; et son succès a tenu notamment dans ce qu’il puise au plus près de la culture dont il emprunte la langue – tout en parant ces climats familiers d’une intrigue « élevée » tirée des études classiques. Plus qu’un abaissement de L’Énéide, le projet et d’enoblir la culture ukrainienne, de la hisser au même degré de dignitié que celle des autres grandes nations.

    Les Ukrainiens d’alors pouvaient ainsi reconnaître des catégories sociales familières dans les personnages : Énée et les Troyens, qui fuyaient leur patrie détruite, représentaient les Cosaques (Énée en étant l’ataman, le chef politique & militaire), caractérisés par leur bravoure et leurs coutumes pleines de jovialité ; les Dieux figuraient les grands propriétaires terriers, héritiers de la féodalité et particulièrement corrompus (mépris envers le peuple, intrigues, pots-de-vin) – comme chez Virgile, selon leurs intérêts propres, ils aident ou détournent Énée de son but. Quant aux héros / demi-dieux, ils figurent des propriétaires ukrainiens de moindre importance, décrits dans leur vie quotidienne.

    Cette identification a été particulièrement importante pour le succès public rencontré par l’œuvre, où le lectorat a pu reconnaître la célébration de sa propre nation.

                6.2.3.4.4.2. La naissance de l’ukrainien littéraire

    Les deux premières publications, en 1798 et 1808, ont été produites sans le consentement de Kotliarevskyi, par un riche admirateur… ce qui rendit l’auteur particulièrement furieux : dans l’édition enfin autorisée de 1809 (intitulée « nouvellement corrigée et complétée » – de fait, c’est la première parution du Quatrième Livre, et à terme le poème en contient six), Kotliarevskyi accuse cette « certaine personne, qui a tordu son âme pour le profit » car « elle a donné la presse de autres », et souhaite « qu’elle aille en enfer pour se faire griller sur le barbecue » (ce n’est probablement pas le terme le plus historiquement authentique, mais c’est aussi le mot utilisé en ukrainien moderne pour désigner ce très pratique objet cancérogène, prisé de tous les Laurent).

    Dans les premières éditions comme dans celles de l’auteur (qui poursuit sa publication des livraisons suivantes : 1822, 1822, 1833, et enfin 1842 – il y travaille toute sa vie), le poème est assorti d’un dictionnaire pour traduire les mots du « dialecte petit-russien », à destination du public russe. Il faut dire que l’ensemble de ces publications ont été imprimées à Saint-Pétersbourg, et distribuées à destination d’un public russophone. [J’admets qu’il y a là une étrangeté, provenant d’un écrivant souhaitant procurer une autonomie à la culture ukrainienne. Mais cette publication dans la capitale russe constitue aussi une forme de reconnaissance aussi bien interne qu’internationale, d’une certaine façon.]

    Cette « collection de mots du petit russe contenus dans L’Énéide, et au surcroît de nombreux autres depuis longtemps entrés dans le dialecte du petit russe par d'autres langues, ou provenant du russe, mais inusités » contenait, dans la dernière édition approuvée par Kotliarevskyi, 972 mots.
    Il faut dire qu’il y avait délibérément utilisé du vocabulaire ancien, et même inventé quelques termes archaïsants !

    C’est ainsi avec ce glossaire légèrement condescendant, béquille pour russophones souhaitant lire ce long poème, que l’ukrainien fait son entrée officielle, en quelque sorte, parmi les langues littéraires écrites de notre temps !

    Vous pouvez en découvrir une version scénique, imaginée comme une forme de comédie musicale (la musique n’est pas de Lysenko !) ici.

                6.2.3.4.4.3. L’opéra

    J’aurai peu à dire de la musique : il n’existe pas de disque qui reprenne intégralement sa musique, et on y retrouve les tropismes de Lysenko, chants ouvertement issus du folklore, mais aussi quelques belles scènes dramatiques, comme la scène finale de Didon.

    Dès l’an suivant, un autre opéra est représenté sur le même sujet (preuve qu’il était possible de demander l’autorisation et que la nièce de Lysenko aurait peut-être pu apposer son nom sur le livret…), composé par Lopatynsky – de près de 30 ans son cadet, j’en parlerai donc plus tard.



    6.2.3.5. Envoi

    Je comptais initialement, ayant déjà abordé l’histoire de l’Ukraine et les enjeux du sentiment national dans la notule autour de Hulak-Artemovskyi, qui aurait dû comprendre Lysenko d’un même geste, écrire un bref paragraphe pour présenter une musique qui n’est pas un legs incontournable à l’échelle de l’histoire de la musique européenne…

    Cependant la vie de Lysenko (juge de paix, étudiant européen), sa démarche musicale (procédant de son engagement national), les sujets de ses opéras soulèvent tellement d’enjeux proprement ukrainiens, sur les contours de cette culture, sur ses grandes références… qu’il était sans doute avisé de se permettre ces un peu longues parenthèses extra-musicales.

    Il y aura évidemment moins à épiloguer lorsqu’on parlera de musiciens d’origine ukrainienne qui ont essentiellement exercé à Moscou, et sans rien revendiquer de leurs origines sonores, comme Roslavets ou Mosolov (même si, en réalité, ils ont étudié les folklores d’Asie Centrale et conseillé les troupes locales pendant leurs éclipses ou leurss disgrâces, ce qui affleure quelquefois dans leurs propres compositions – à commencer par le chef-d’œuvre Les Nuits turkmènes, évidemment !).

    J’espère que ce petit voyage vous aura intéressé : j’ai finalement rencontré peu de sources de français sur le sujet, et même en anglais / ukrainien / russe, soit des textes très généraux, soit des fragments très précis sur telle œuvre, telle période de tel auteur… le résumé que j’ai proposé ici ne doit pas se trouver aisément sous cette forme en français, c’est pourquoi j’espère qu’il trouvera son public.

    Vous pouvez retrouver toute la série dans cette chapitre qui regroupe toutes les entrées autour de la musique ukrainienne. À bientôt pour de nouvelles aventures – peut-être la mise à jour des listes des bijoux de musique de chambre, qui se sont beaucoup enrichies depuis les derniers enrichissements, il y a quelques années déjà !

dimanche 8 mai 2022

Panorama de la musique ukrainienne – IV – les compositeurs : 2, l'opéra en ukrainien (a)


6. Les grands compositeurs ukrainiens (suite)






6.2. Les romantiques nationaux

carte ukraine
(source)

6.2.1. Construction nationale en Ukraine

Préambule : l'histoire de l'Ukraine pré-1800 en quelques secondes.

Au Moyen-Âge, l' « Ukraine » (le mot et le concept n'existent pas vraiment) est incluse dans le royaume polono-lituanien (qui occupe une grande verticale Nord-Sud). Cela explique les doublets de vocabulaire polonais / russes dans le lexique ukrainien.

À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes (la quatrième langue slave orientale avec le russe, le biélorusse et l'ukrainien) orthodoxes, qui refusent le servage et l'assimilation aux Polonais catholiques, sont utilisés comme rempart contre les Tatars puis les Turcs : ce sont les fameux Cosaques, ces hommes libres redoutés, et considérés comme les ancêtres de l'Ukraine en tant qu'État.

Aux XVIe-XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent par chasser les Polonais avec l'aide des Tatars et des Russes – ces derniers font des Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine autonomie, une Marche (« Ukraine »).

À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (Galicie) est intégrée dans l'Empire autrichien, tandis que Catherine II supprime leur autonomie aux Cosaques, devenant de ce fait membres de l'Empire russe.


Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de l'Europe orientale, j'ai superficiellement lu quelques repères sur le sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je l'étais il y a quelques jours, y trouveront de quoi penser. (Je me figure qu'il existe toutes sortes de débats nuançant ce que j'esquisse ici.)

Pour ce qui nous intéresse à présent, en lien direct avec l'histoire musicale du pays.

Avec le romantisme et le souffle de 1848, les Ukrainiens s'emparent de leurs propres mythologies et de leur propre folklore musical, comme partout en Europe. Le
phénomène n'est pas limité aux compositeurs : la population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes (hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son destin et de prendre fierté dans sa culture propre. Cependant, après l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce frémissement : le nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite Russie » ; il est même interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie, il subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit donc très bien aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites y sont majoritairement polonaises.

Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne s'inscrivent dans une fenêtre temporelle et politique assez étroite, entre l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du XVIIIe siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a vu), voire la naissance du sentiment national fort au fil du premier XIXe siècle, et l'interdiction de la diffusion de la langue ukrainienne par l'oukase d'Ems en 1876. Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier aisément une musique intrinsèquement ukrainienne – tout a été fait pour l'éviter.

[Moi aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le terme affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris, un hommage aux origines de l'Empire russe. En réalité, l'Ukraine est le paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle – je vous passe les épisodes mieux connus des repressions politiques au XXe siècle, de l'élimination des syndicats comme des élites, de l'abolition de la République, de la famine organisée, etc.  En somme, ce qui se passe aujourd'hui n'a dû surprendre personne d'informé, je crois – oui, je fus surpris.]



gulak-artemovskiy
Le chanteur, compositeur, ethnologue et statisticien Hulak-Artemovsky.

6.2.2. Hulak-Artemovsky


Semen Hulak-Artemovsky
(1813-1873) peut aussi être graphié Gulak et Artemovskiy, suivant les partis pris de translittération du Г « guè » cyrillique (Гулак-Артемовский) .

Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est formé à Kyiv (au Séminaire théologique !), repéré par Glinka qui cherchait un Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré comme l'opéra fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects rossiniens qui subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes précédents, vous ne serez pas surpris qu'on ait envoyé Hulak pour se former en Italie – il fait ses débuts à Florence en 1841. Il brille à l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à Moscou : Masetto, Ashton dans Lucia di Lammermoor

Compositeur donc tourné vers la voix, et resté célèbre surtout localement, pour des chansons ukrainiennes et… Запорожець за ДунаємLes Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à succès écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky de Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur (1863, puis au Bolchoï de Moscou l'année suivante) !  

À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la région à l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement ukrainien : elle raconte
la libération des Cosaques de Zaporijia prisonniers des Turcs, à travers une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais oui, Zaporizhzhia, désormais lieu emblématique de la résistance ukrainienne, autour de la fameuse centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du pays actuel, vers l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques d'où émana plus tard l'État ukrainien.]

Finalement rattrapés, tous obtiennent leur pardon et peuvent retourner sur leurs terres. Un opéra des origines de la nation, et aussi de la captivité, une sorte de Nabucco à l'ukrainienne !  Rencontre de civilisations rivales également. Gai et folklorisant, on peut y voir une collection de chansons autant qu'un opéra ! Voyez par exempe l'arioso de Karas, le rôle tenu par le compositeur lors de la création. Mais on y rencontre aussi des airs très lyriques, par exemple celui du Sultan.



Mais dès 1876 et l'oukase d'Ems bannissant l'ukrainien, l'opéra est interdit de représentation. Il ne revient sur scène qu'à partir de 1884, par une troupe ukrainienne.


Ses premiers opéras datent des années 1850 : Українcькe Beciлля (« Noces ukrainiennes », 1851) est, si je comprends bien mes sources (en ukrainien…), une collection de chansons qu'il regroupe pour servir de structure à une petite intrigue (où il chante lui-même le beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa (« La veillée d'Ivan Koupala », 1852).

Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.

Pour finir, trois anecdotes qui me paraissent révélatrices.

¶ Hulak n'est pas qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette élite éclairée, un honnête homme qui s'intéresse à la médecine populaire et… aux statistiques. Il publie ainsi un ouvrage Tableaux statistiques et géographiques des villes de l'Empire russe, alors même que sa carrière bat son plein (1854). Sa démarche de mettre en valeur le folklore et la langue n'est donc pas à rapprocher d'une forme de chauvinisme nationaliste, elle est plutôt le fruit d'un intérêt pour le vaste monde, d'une sorte d'éveil de la conscience à une multitude de disciplines et de patrimoines, à commencer par celui que l'on a près de soi et que l'on a longtemps négligé.

¶ En février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque nationale d'Ukraine émet une pièce en argent, signe que le compositeur, même s'il n'a pas à l'étranger la même réputation emblématique que Lysenko, est toujours considéré comme un maillon considérable dans la formation de l'identité ukrainienne.

En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube. Dans ces mêmes jours, l'Opéra de Donetsk proposait La Fiancée du Tsar – qui raconte comment le tsar russe Ivan le Terrible extorque le consentement des femmes qu'il aime, mais le raconte tout en le glorifiant… Ce n'est pas seulement un symbole, c'est aussi le symptôme de deux visions du monde qui s'entrechoquaient déjà, celle d'une nation ukrainienne autonome (qui, se crispant autour de la guerre civile à l'Est, a par moment rejeté la langue russe), et, en miroir, le mythe d'une Russie protectrice – d'une protection prédatrice, comme protège le parrain ou le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en éclat ces tensions fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture (voire dans une guerre qui pouvait être considérée, peut-être à tort, comme civile) pour établir aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de fractures dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est même plus possible de discuter – considérant le mur de l'information totalement divergente. Mais il est frappant de constater comment ces œuvres et ces langues émanent d'une part d'un fonds culturel spécifique et profond, annoncent d'autre part des fractures entre les territoires et les peuples.



carte ukraine
Vue intérieure de l'Opéra de Kyiv.



Je fais une pause ici : il y a beaucoup à dire sur Lysenko évidemment, la superstar de l'opéra en ukrainien, j'aurais peur de faire un peu trop long – et je manque un peu de temps, je dois écrire le programme de salle de mon festival chouchou… De surcroît, j'ai mis la main sur une version discographique de Taras Boulba de Lysenko, dont je n'avais à ce jour entendu que des extraits (accompagnés au piano). Publiée par Melodiya, d'ailleurs, ce qui permettra d'oser quelques commentaires plus généraux. Je rencontre aussi quelques pépites dans le piano de Lysenko, que je vais creuser. À suivre en direct ici.

J'espère que la suite arrivera bientôt, une fois digéré ces nouvelles écoutes, et une fois complété les quelques choses que je voulais vous raconter sur ledit Lysenko.

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Que peut-on retirer de cette notule ?

J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 2 « La Grande Matrice », autour des sources folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible, mais chez les compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton Rubinstein ou Alexander Mossolov…

Cet épisode 4, autour de l'école nationale ukrainienne du milieu du XIXe siècle, apporte à mon sens une coloration différente : il existait une conscience ukrainienne, et une musique qui se fondait sur le folklore (histoires et mélodies), dont la saveur se distingue des œuvres russes de la même période. Il existait même une certaine tension entre les deux mondes : Lysenko refusa à Tchaïkovski, si je me rappelle bien – je dois justement procéder à ces vérifications pour la prochaine notule –  la traduction d'un de ses opéras pour une exécution en Russie. Pour lui, la langue était véritablement consubtantielle de son œuvre, et le projet même de ses compositions était de mettre en valeur un patrimoine spécifiquement ukrainien, pas d'en faire un succès international à forme variable. 30 ans à peine après l'éclosion de l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la question en bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins celles contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait eu une activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie, où l'Empire austro-hongrois garantissait cette liberté linguistique. (Le degré de précision des recherches à effectuer pour le vérifier outrepasse en tout cas de très loin le temps que je peux dépenser pour une notule. Disons que parmi les compositeurs emblématiques de ce temps, aucun n'est issu de cette région.)

Tout cela à l'époque où la Norvège invente les deux néo-langues nationales, où les peuples des villes se soulèvent de Paris à Budapest et un peu partout en Italie… Il y a là quelque chose de puissant dans l'évolution des consciences nationales à l'échelle de l'Europe, abondamment documentée par les historiens, mais qui touche aussi jusqu'à l'existence des langues… et à l'esthétique musicale !

Non seulement il existe un projet ukrainien spécifique, donc, mais en regardant l'histoire politique d'un peu plus près, je découvre pour ma part l'oppression structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe siècle : révoquant des droits (indépendance des Cosaques, liberté linguistique…), supprimant jusqu'au nom d'Ukraine (ce pauvre mot qui voulait déjà dire « État-tampon »)… Petite-Russie, que je croyais affectueux, reflet de cette fraternité dont on nous a temps parlé, est en réalité un euphémisme puissamment orwellien, qui en interdisant un mot, tente d'interdire la pensée. Le communisme n'a pas inventé la langue de coton, ni l'éthique de l'Ogre.

Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ – que cette notule permet de compléter le constat du deuxième épisode : il est difficile de différencier la musique ukrainienne de la musique russe… mais il existe une aspiration à une musique spécifiquement ukrainienne, et cet indifférenciation est surtout le fruit de structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens étaient éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par le pouvoir russe voisin. S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement ukrainienne, c'est donc moins par manque de désir de ou distinction réelle que par une impossibilité politique, les talents étant exilés et les spécificités locales réprimées.

Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.

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À part tout cela, j'espère que vous avez une belle vie – et que le tabouret, la corde et le lustre sont rangés dans un endroit peu accessible.

À bientôt, peut-être, si la démence de notre frêle espèce nous en laisse le luxe.

Pour compléter :
→ le reste de la série Ukraine, arrangée dans un chapitre spécifique ;
→ le fil Twitter que je complète et développe dans cette série CSS (celui de Twitter en est déjà loin, en plein XXe) ;
→ la série un jour, un opéra pour laquelle j'avais repéré, justement, ces Zaporogues ;
→ la playlist Spotify autour de Hulak & Lysenko.

mercredi 13 avril 2022

Panorama de la musique ukrainienne – III – les compositeurs : 1, la Triade d'Or


Je poursuis la série (#1 Questions de langue,#2 La Grande Matrice), car il ne s'agit pas de se lasser. À défaut de pouvoir agir, nos vœux sont là, ainsi que la mémoire d'une culture qui va peiner à se rebâtir. (Je suis un peu navré de ne pas avoir de compositeurs yéménites à honorer pour faire bonne mesure, n'y voyez pas de mauvaise volonté ethnocentrée de ma part – on est simplement en-dehors de ma zone de relative compétence.)



compositeurs ukrainiens
Quelques compositeurs ukrainiens importants, choisis parmi ceux dont il sera question !



5. Qu'est-ce qu'un compositeur ukrainien ?

Comme mentionné dans la notule précédente, la distinction entre langage musical ukrainien et russe paraît, à grand échelle, une chimère. Il existe bien sûr des nuances significatives, notamment dans le folklore – je reviendrai sur le folklore polyphonique caractéristique de l'Ukraine dans une notule prochaine, un travail de collecte impressionnant a été réalisé il y a quelques années, et révèle une pratique musicale d'une qualité particulièrement remarquable.

En revanche à l'échelle des compositeurs de musique sacrée ou de concert, il est à peu près impossible de proposer une distinction musicale entre la sphère ukrainienne et la sphère russe.

Pour plusieurs raisons :
¶ les frontières de l'Ukraine fluctuent énormément entre son époque polono-lituanienne, où elle s'étend plus à l'Ouest et au Nord qu'aujourd'hui, et l'époque soviétique, où elle s'élargit largement vers l'Est ; pas toujours évident de décider qui est ukrainien et qui est russe (ou autre chose) ;
¶ les grands compositeurs ukrainiens, que ce soit à l'époque des tsars ou des soviets, exercent à Saint-Pétersbourg ou Moscou, où ils ont même, pour certains, étudié, si bien que leur style est en réalité celui qui prévaut dans les capitales russes.

J'ai donc fait le choix d'une définition généreuse de l'ukrainité : tout compositeur qui peut par un biais ou l'autre être considéré comme ukrainien (ancêtres, naissance, langue lieu de vie…) sur une portion de territoire qui correspond plus ou moins à l'Ukraine d'une époque quelconque, peut être inclus.

Cela nous permet, au passage, d'interroger cette notion dans le cadre de la musique. On comprend d'autant mieux le qualificatif de peuples frères devant le nombre de grands compositeurs russes qui sont d'une façon ou d'une autre ukrainiens, et vice-versa – même si depuis 2014, la politique et les conflits ont accentué le sentiment d'appartenance à des entités distinctes que la guerre dont nous sommes les infortunés témoins et acteurs va sans doute figer assez solennellement, et pour longtemps.

Aussi, la mission que je donne sera de présenter des figures importantes de la culture locale, afin de vous inciter à découvrir ce corpus assez passionnant… je ne chercherai pas à trancher qui est ukrainien et qui ne l'est pas, puisque la notion de compositeur ukrainien, faute de différence stylistique palpable, demeure une notion essentiellement politique.
Ils étudient en Italie ou en Russie, utilisent des modes ou des thèmes russes et ukrainiens : exactement comme les Russes en somme.



6. Les grands compositeurs ukrainiens


6.1. La Triade d'or

Aux origines de la musique russe autonome – c'est-à-dire non écrite par des compositeurs italiens de passage ou installés –, trois compositeurs… tous nés, voire formés, dans l'Ukraine d'alors !

Berezovsky, Bortnyansky, Vedel restent aujourd'hui encore les figures archétypales des ancêtres glorieux lors de la naissance de la musique proprement russe… Pour l'Histoire, ils sont les premiers « russes » à avoir composé de la musique symphonique. Mais ils sont surtout au répertoire pour leur contribution à l'Obikhod – les compositions qui forment la liturgie musicale orthodoxe russe.

compositeurs ukrainiens
Maksym Berezovsky (1745?-1777) est né à Hlukhiv – Oblast de Sumy, au Sud de la frontière russe, dans la région de Kharkiv. C'était alors la capitale d'un État-tampon cosaque d'ethnie ukrainienne – les fameux Zaporogues. Donc bel et bien un État ukrainien (même si pas le même que celui de Kyiv). L'église Saint-Nicolas (1693) de Hlukhiv est d'ailleurs caractéristique du baroque ukrainien.
Il est recruté comme chanteur dans des opéras seria à Saint-Petersbourg, où il devient membre de la Chapelle italienne du Palais impérial. Il y étudie sur place auprès de Galuppi, avant d'être envoyé en Italie où il étudie, auprès de son condisciple Mysliveček, avec le maître Martini.
Il est resté comme le premier compositeur de symphonies, d'opéras, de sonates pour violon & piano en Russie, et considéré comme l'un des grands ancêtres de la musique russe.

Voici donc la première symphonie jamais retrouvée d'un compositeur russe, qui est… ukrainien. Quand on vous dit que c'est l'Ukraine qui envahit la Russie, vous ne voulez pas le croire !
Côté musique sacrée, je vous recommande le très beau disque de Yurchenko (chez Claudio ou CDK), commenté récemment dans les écoutes de CSS (Cycle Ukraine #10).

compositeurs ukrainiens
  Dmytro Bortniansky (1751-1825), à peine son cadet, mais qui a vécu beaucoup jusque beaucoup plus tard, est né à Hlukhiv lui aussi. Il étudie aussi auprès de Galuppi, qui l'emmène lui-même en Italie ; il remporte de grands succès à Modène et Venise en composant des opéras seria, puis à Saint-Pétersbourg, quatre opéras sur des livrets français en deux ans (1786-1787) !  Toutes ces œuvres françaises sont dues au même librettiste, Lafermière, sur des thèmes variés typiques de l'opéra comique : Le Faucon, La Fête du seigneur, Don Carlos, Le fils-rival ou La moderne Stratonice.

Cependant sa notoriété, comme pour Berezovsky, s'est transmise jusqu'à nous par ses grands concerts choraux sacrés, dont beaucoup sont restés dans la tradition de l'Obikhod, et marquants pour la naissance d'une tradition 'classique' de chant sacré en Russie.
Voyez par exemple les disques de Poliansky pour explorer ce fonds.

compositeurs ukrainiens
¶ Un peu moins célèbre que les deux autrs hors d'Ukraine et de Russie, Artemy Vedel (1767-1800) naît à Kyiv, y étudie, puis poursuit à Saint-Pétersbourg et Moscou, lui aussi avec un maître italien (Sarti).

Il laisse lui aussi beaucoup de musique sacrée considérée comme importante, jusqu'à ce qu'en 1797 le tsar Paul Ier (fils de Catherine II et de son mari Pierre III… ou de son amant Saltykov), décrit comme notoirement fada, interdise toute musique hors de la seule liturgie. Ses partitions, par exemple celles sur les Psaumes (et qui osent parfois une recherche de contraste dramatiques, d'effets proprement musicaux…) sont alors occultées pour longtemps.

Ces trois figures sont un exemple éclatant de l'entrelacement de ces deux cultures, une sorte d'intrication slavique : indubitablement ukrainienne, indiscutablement russe, la zone sécante des deux aires est particulièrement large, et il serait vain de vouloir leur attribuer une appartenance exclusive. (Vous le verrez… ce n'est pas fini.)



Dans le prochain épisode, nous irons du côté des romantiques cette fois-ci revendiqués uniquement par l'Ukraine (bien que leurs œuvres aient été jouées et appréciées en Russie), et qui ont, par le truchement de l'opéra, de la mélodie, des reprises de thèmes musicaux folkloriques dans leur musique de chambre, ou encore par l'usage de la langue ukrainienne, revendiqué leur spécificité nationale au XIXe siècle.

Je n'ose plus former des vœux en guise d'envoi, considérant que
d'ici la prochaine notule la biologie, la guerre ou la politique nous auront très possiblement livrés à tous les diables.

À bientôt, joviaux lecteurs.

mercredi 9 mars 2022

Panorama de la musique ukrainienne – II – La Grande Matrice


(Le précédent volet, autour de la langue ukrainienne et de son rapport à la musique, a été complété.)



3. La Grande Matrice

Une large part de la musique russe se fonde sur des thèmes folkloriques russes : beaucoup des mélodies prenantes qu'on entend dans les œuvres emblématiques de Tchaïkovski, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Arenski… sont en réalité des thèmes préexistants.

Ces mélodies sont en général tirées du premier recueil du genre, et le seul à ma connaissance avant un regain d'intérêt à la fin du XIXe siècle : Collection de Chansons populaires russes avec leurs mélodies, de Nikolay Lvov & Jan Prač (souvent sous la forme Ivan Prach), plus communément connue sous le nom de « Lvov-Prač Collection ». Lvov était l’ethnographe qui a collecté les chants (également architecte, et à ses heures perdues poète, historien, géologue, etc.), Prač le compositeur qui les a transcrits de façon nette, incluant même leurs accompagnements au piano.

Ce recueil est fondamental pour comprendre la constitution de la musique russe au XIXe siècle : énormément de thèmes utilisés par les principaux compositeurs que nous connaissons y sont empruntés. Et un certain nombre sont en réalité des thèmes ukrainiens !

Par exemple celui-ci suggéré par le Prince Razumovsky pour les variations de Beethoven sur des thèmes populaires (Op.107 n°7):

[[]]
(version Anna Besson)

(Quant « l'air russe » du Quatuor Op.59 n°1 – Beethoven –, je n'ai pas réussi à trouver s'il était ukrainien ou non.)

[[]]
(version Belcea)

Ayant été pris de court par la discourtoisie homocide de certain satrape de l'Orient slave, je suis actuellement en train de chercher à identifier l'origine des mélodies collectées par Lvov, afin d'en distinguer les ukrainiennes – je discuterai un peu plus loin si cette démarche a réellement un sens…

Je n'y suis pas encore parvenu pour la plupart de celles qui m'intéressent, beaucoup de sources à éplucher, car je n'ai sans doute pas encore trouvé le bon ouvrage de synthèse qui identifie la provenance de chaque mélodie publiée – je n'ai aucun doute que ça existe, me reste à trouver qui l'a fait, ou à glaner mes réponses mélodie par mélodie. L'occupation est fort divertissante, exaltante quelquefois, mais elle devrait prendre encore quelques semaines et j'ai un public à nourrir, après avoir annoncé la tenue de cette série exceptionnelle !

Je me contente donc, pour poser les choses dans cette notule-ci, de signaler quelques occurrences parlantes.

Par exemple « Gloire au Soleil », la mélodie qui accompagne le couronnement de Boris Godunov chez Moussorgski :

[[]]
(version Semkow)
lvov_prach_gloire_au_soleil.png


À la fin de l'extrait, après la séquence terrifiante des cloches de liesse, vous entendez le chœur débuter à nu ; il reprend même, sans énormément d'imagination, son texte conclusif, Slava !Gloire ! »).
(C'est ainsi que Slava Putin se traduit opportunément en allemand par Heil Hitler.)

Mais on peut aussi le retrouver en d'autres occurrences, comme le furieux fugato final du Deuxième Quatuor à cordes d'Arenski.

[[]]
(Ying SQ, chez Dorian Sono Luminus.)

Autre exemple, le fameux thème final de L'Oiseau de feu de Stravinski est en réalité emprunté à une mélodie folklorique, Le Pin près de la porte (où une jeune fille va voir secrètement son amoureux), qui avait déjà été repérée par Rimski-Korsakov et utilisée dans l'une de ses romances.

[[]]
(Final de l'Oiseau, Jansons / Oslo chez Simax.)

[[]]
(Nuit, romance Op.8 n°2, où le même matériau est utilisé par touches, comme décomposé par Rimski.
Vous entendez Prudenskaya & Garben, chez CPO.)

Même configuration pour le première thème (au basson) du Sacre du PrintempsStravinski –, déjà présent dans La Foire à Sorochintsi de Moussorgski.

Ce peuvent être aussi des hymnes orthodoxes, comme au début de l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski, qui peuvent, si elles ont été composées par la Triade d'Or (M. Berezovsky, Bortniansky, Vedel), très bien provenir de compositeurs ukrainiens – mais c'est alors, il faut bien l'admettre, de la musique « russe » écrite pour la chapelle impériale de Saint-Pétersbourg dans un style très calibré, ce qui rend la question de l'origine géographique du compositeur moins pertinente.

Je n'ai pas encore eu le temps de remonter les très nombreuses pistes, mais j'ai de véritables interrogations sur les origines de maint thème dans OnéguineTchaïkovski – comme les chœurs de paysans ou le rapide récit du mariage de Filippievna :

[[]]
(Arkhipova, Orchestre de Paris, Bychkov)

Dans Boris GodunovMoussorgski – aussi, les emprunts semblent très nombreux. Mais il faudrait vérifier ce qui est réellement repris et ce qui est composé dans le style mélodique et les modes harmoniques de la chanson populaire pour tenir un propos pertinent – ce que je suis en train de faire, mais ce devrait me tenir – sauf à trouver ma Pierre de Rosette – occupé quelques semaines encore.

À l'exception de la toute première présentée (Beethoven pour flûte, effectivement ukrainienne), je n'ai pas encore vérifié la provenance de ces mélodies populaires « russes » : je voulais d'abord ancrer le principe de leur utilisation massive dans le tissu musical russe. Pour des mélodies certifiées ukrainiennes, sans que j'aie même besoin d'effectuer mes vérifications – je les ai opérées en réalité, mais elles étaient fluides comme une page Wikipédia bien faite… –, on peut évidemment commencer par se tourner vers la Deuxième Symphonie de Tchaïkovski (« Petite russienne », la Petite Russie désignant traditionnellement l'Ukraine). Le premier mouvement et bien sûr le dernier mouvement – variations débridées, sur le même thème utilisé pour la Grande Porte de Kiev des Tableaux d'une Exposition de Moussorgski – sont des mélodies ukrainiennes.

[[]]
Début du final de Tchaïkovski 2.
Tonhalle de Zürich, Paavo Järvi.

[[]]
La Grande Porte de Kiev, Moussorgski.
Byron Janis.



4. L’impossible distinction

[[]]
Extrait du Prélude de la Khovanchtchina de Moussorgski (orchestration Rimski-Korsakov).
Opéra de Sofia, Margaritov (Capriccio).

Évidemment, les compositeurs utilisent aussi les modes (échelles de gammes spécifiques) du folklore russe, pour en retrouver la couleur – sans que ce soient nécessairement des citations. Je n'ai ainsi pas pu trouver de source au Prélude de la Khovanchtchina de Moussorgski, dont la mélodie – pourtant très typée – est apparemment attribuée, dans les quelques sources consultées (encore une fois, je suis loin d'avoir achevé la recherche sérieuse sur ces questions), au compositeur lui-même. De même, les thèmes du premier mouvement de la Première Symphonie de Kalinnikov, que j'avais déjà cité comme un modèle de typicité folklorique, paraissent trop lyriques, voire trop difficiles, pour être directement empruntés – ils peuvent être adaptés, bien sûr.

[[]]
Extrait du premier mouvement de la Symphonie n°1 de Kalinnikov (exposition).
Orchestre Symphonique National d'Ukraine, Theodore Kuchar (Naxos).

Et les opéras de Moussorgski (ceux à thème russe : Sorotchintsi, Boris, Khovanchtchina… pas Salammbô évidemment) regorgent de traits et de détails dans ce goût, qui paraissent davantage des mouvements mélodiques à la manière de… que des adaptations littérales de chansons préexistantes.
C'est d'une certaine façon le degré supérieur d'intégration du folklore : plus besoin de le citer, il constitue lui-même la matière première de la pensée musicale.

J'en reviens à l'Ukraine. Un grand nombre de ces thèmes « russes » proviennent d'Ukraine (et, selon la ville et la date, il pouvait en effet s'agir de zones de Russie…), ce qui fait que la musique russe intègre dans son identité la plus profonde des éléments ukrainiens.
Et symétriquement les compositeurs ukrainiens ont fait sensiblement la même chose, écrivant avec du matériau folklorique d'origines diverses à travers l'Empire (Glière écrit même deux opéras en langue ouzbèque !)… ou bien embrassant les codes italiens (Berezovsky), français (Bortniansky), pétersbourgeois (Anton Rubinstein), moscovites (Roslavets, Mossolov), avec un résultat qui n'a plus rien de national ou local – typiquement, Roslavets (d'ascendance ukrainienne, né en Ukraine, ayant étudié à Konotop et enseigné à Kharkov) n'est pas moins avant-gardiste abstrait que le Moscovite Scriabine.

[[]]
Le deuxième des 5 Préludes de Roslavets (1922).
Tatyana Lazareva (Chandos).

Car, il faut bien le dire, après avoir écouté beaucoup du legs des compositeurs ukrainiens célèbres (Berezovsky, Bortniansky, Vedel, Anton Rubinstein, Hulak-Artemovsky, Lysenko, Youferov, Glière, Bortkiewicz, Roslavets, Feinberg, Liatochynsky, Mossolov, Silvestrov, Skoryk, Stankovych, Poleva… voire en osant un peu d'appropriation culturelle, Kalinnikov, Popov et Prokofiev), je ne perçois pas bien ce qui les différencierait fondamentalement des compositeurs russes – déjà, beaucoup d'entre eux sont de fait des emblèmes de la musique russe elle-même, et ont profondément marqué la vie culturelle des deux capitales russes. Même des artistes plus ancrés localement comme Glière, Roslavets, Liatochynsky ou Silvestrov ne présentent pas de spécificité qui les distingue immédiatement – ils sont spécifiques, oui, mais plus au sens de « personnel » que d' « ukrainien ».
Peut-être y a-t-il quelque chose à glaner dans la relavité naïveté du langage de Lysenko (et Hulak-Artemovsky ?), mais c'est possiblement une illusion d'optique : on joue peu la génération d'opéras entre Glinka et Tchaïkovski, et il y a fort à parier que le langage musical ne serait pas si différent. Au moins a-t-on la langue ukrainienne dans le cas de ces compositeurs, qui change de toute façon la couleur générale – les finales des mots sont très différentes, quelque chose de plus clair, pépiant et étroit, très doux par rapport aux ronronnements du russe.

C'est là la terrible conclusion de cet épisode : je ne suis pas sûr qu'il existe une musique de concert ukrainienne qui se singularise spectaculairement de la musique russe. Kiev avait un très bon centre de formation musicale, mais le cœur de la vie concertante et scénique se trouvait clairement à Saint-Pétersbourg et Moscou, et les compositeurs se sont conformés aux goûts du souverain ou de ces villes.
La musique nous redit à sa façon l'intrication de ces deux destinées, tout simplement parce qu'à l'échelle de temps qui est celle de la musique de concert (à partir de la fin du XVIIIe siècle en Russie), on parle bel et bien de deux entités largement communes, voyages aidant.

En revanche, il existe bel et bien des compositeurs ukrainiens, qu'ils le soient par la démarche d'exaltation nationale ou simplement par leurs origines, leur lieu de naissance ou leur éducation : je vous proposerai d'en faire le tour. La liste est impressionnante, de compositeurs dont on n'aurait jamais pensé qu'ils venaient ailleurs que de Russie, tant ils sont emblématiques (le premier compositeur d'une symphonie russe ; le fondateur du Conservatoire de Saint-Péterbourg ; etc.).

Quoi qu'il en soit, la musique n'est pas là pour célébrer des identités exclusives : les deux civilisations étaient étroitement mêlées, n'en faisaient peut-être qu'une (du point de vue musical du moins), mais la situation épouvantable nous donne l'occasion de parler de musiques qu'on n'a pas l'habitude d'écouter – et, qui sait, de programmer à l'Ouest ?  C'est ce à quoi je m'emploierai  ; je souligne simplement par honnêteté le fait que, dans sa grande remise en perspective, c'est un choix qui manifeste davantage une solidarité politique présente qu'une réalité esthétique passée.
Peut-être faudrait-il nuancer cela plus tard dans le vingtième siècle avec des compositeurs qui intègrent un patrimoine spécifique – j'entends beaucoup la parenté avec Chostakovitch et Weinberg chez Skoryk, mais il y a possiblement des traits plus proprement ukrainiens dans les thèmes populaires utilisés, dans cette Ukraine semi-indépendante ?  Je n'ai pas encore assez exploré les compositeurs ukrainiens qui ont exercé à la fin de l'ère soviétique et après la chute du Mur pour en juger, pour l'instant.



Compléments

Dans les prochains épisodes, je m'attarderai un peu plus sur les spécificités de la musique populaire (polyphonique !) d'Ukraine, et je vous proposerai (au détriment des portraits de l'anniversaire 2022, qui vont prendre un certain retard en conséquence…) un petit aperçu des principaux compositeurs ukrainiens.

En attendant le prochain épisode – vous le voyez, lorsqu'il n'existe pas de matériau macéré depuis des semaines, produire une notule peut prendre un certain temps… –, vous pouvez suivre en temps réel un certain nombre de mes trouvailles sur le sujet, sur le fil Twitter de Carnets sur sol :
généralités sur la musique ukrainienne ;
présentation des principaux compositeurs ukrainiens ;
suggestions d'écoutes et de disques.

Par ailleurs, écoutant par envie et pour les besoins de la cause beaucoup de musique ukrainienne en ce moment, vous pouvez également jeter un œil régulier à mon fichier d'écoutes, mis à jour plusieurs fois par jour, et qui contient une mention « cycle Ukraine » au-dessus des disques concernés.

Je vous souhaite, dans l'intervalle, une belle survie dans ce monde encore un peu plus moche que celui que je vous ai laissé la dernière fois. C'est un péché que l'amour et le monde est mal fait, grand-mère.

jeudi 24 février 2022

Panorama de la musique ukrainienne – I – Questions de langue


lyssenko_langue.jpg

Estimés lecteurs,

L'état du monde a pour conséquence, heureuse ou tragique, que Carnets sur sol bouleverse sa programmation. Le simple citoyen ne pourrait faire mie pour prévenir les désastres que la folie des hommes provoque. Aussi, je vais tâcher d'être utile là où je puis l'être : dans les actualités toujours si répétitives, on nous parle aujourd'hui de plus près d'une région du monde assez peu en cour d'ordinaire.

Comme tout le monde est avide de savoir et de comprendre, je paie mon écot en vous proposant un petit point sur la musique ukrainienne – qui soulève en outre des enjeux assez passionnants, aussi bien géopolitiques (vous les déduirez vous-mêmes) que purement musicaux : sur la forme musicale, sur la nature du travail de compositeur, et évidemment sur ce que veut dire composer de la musique nationale.



1. La langue (et l'opéra)

Avant que d'en venir à la musique, un mot sur la langue.

Je vous encourage vivement, pour votre bonne humeur, à vous plonger dans l'étymologie du mot même de « russe », qui est particulièrement réjouissante : les Russes tirent leur nom de Slaves qui obéissaient à des Vikings suédois dénommés en finnois (Ruotsi) – nous dit l'étymologie actuellement la mieux en cour. Il existe évidemment d'autres hypothèses, pour certaines démenties depuis, qui minimisent ces origines métèques en prenant plutôt la rivière Ros, affluent du Dniepr, comme source du mot.

Autre chose intéressante dans le cadre de la musique vocale : l'ukrainien appartient certes au groupe des langues slaves orientales (avec le russe, le biélorusse et le ruthène), mais il a la particularité d'avoir développé un grand nombre de doublets, dans son vocabulaire, avec le polonais.
Les élites du pays étaient russes ou polonaises & lituaniennes, et ne parlaient pas le vieux slave oriental. Aussi, l'ukrainien a développé des synonymes très nombreux qui proviennent soit du russe, soit du polonais. Si bien qu'une professeure de polonais, avec qui je conversais autrefois, m'avait affirmé que c'était « à peu de choses près la même langue ». Le très peu que je maîtrise de ces deux idiomes me laisse penser que ce n'est pas vraiment le cas – elles appartiennent à des groupes différents, et même à l'oreille, la rondeur du son et le choix des finales n'est pas du tout équivalent. En revanche, en termes de vocabulaire, oui, les locuteurs des deux pays peuvent très bien se comprendre ; c'est sans doute ce que voulait signifier mon interlocutrice.

Cela a deux implications, à mon sens, quand on écoute de l'opéra :

a) Il n'existe pas d'opéra en langue ukrainienne qui se soit imposé au répertoire hors d'Ukraine, à ma connaissance. L'opéra se développe tardivement en Russie (XIXe siècle essentiellement) et il répond à une exaltation du sentiment national en Ukraine, qui advient au moment du Printemps des Peuples, pendant la seconde moitié du XIXe siècle.
De même que l'ukrainien n'est pas simplement un sous-dialecte du russe, il ne faut pas percevoir l'opéra ukrainien comme une variante de l'opéra russe : les buts attendus sont justement d'exalter un patrimoine local.

b) De là découle un second enjeu, sur lequel je n'ai pas de réponse. (Je vais me renseigner.)  Les opéras écrits en ukrainien privilégient-ils le lexique d'origine russe ou le lexique d'origine polonaise ?  Ou bien n'y a-t-il pas de règle d'un opéra à l'autre, voire au sein d'un même opéra ?  Ce serait intéressant sur la question de la représentation de soi, en tout cas.



2. Trouver un disque

Vous aurez noté la présence finale du « y » dans les translittérations françaises (alors que le « i ») est de rigueur pour le russe, lié à des spécificités étymologiques entre les différents types de [i].

Il faut donc toujours le « y » final aux patronymes, mais pour les [i] intermédiaires, vous l'avez vu, en français comme en anglais, ce n'est pas toujours opéré de même par les translittérateurs. Ainsi l'on peut écrire Lyatoshinsky ou Lyatoshynsky en translittération anglaise, et Liatochinsky ou Liatochynsky en version française… Pourquoi ? Le [i] central est utilisé par ceux qui le transcrivent depuis son patronyme en russe, le [y] depuis son patronyme en ukrainien…

Lorsque vous cherchez un disques avec un compositeur ukrainien, essayez bien toutes les configurations possibles non seulement habituelles en sh / ch / tch / tsch (etc.), mais aussi avec « i » vs. « y ». En effet la plupart des patronymes ukrainiens célèbres, a fortiori avec les musiciens avec une carrière en Russie, peuvent s'écrire aussi bien en ukrainien qu'en russe.
Or, l'ukrainien a deux [i] : « і » comme le nôtre, et le « и » comme les russes (qui se transcrit « y » lorsque provenant de l'ukrainien, pour le distinguer). C'est pourquoi, en anglais comme en français, vous pourrez trouver plusieurs orthographes concurrentes (et correctes). Ces jours-ci, chacun peut donc choisir de privilégier les formes en « y », qui valent même pour des prénoms qu'on transcrira en « i » en russe : Valentyn, Borys…
À cela s'ajoute la préférence (plus souvent respectée en français qu'en anglais) pour la translittération de « я » en « ia » plutôt qu'en « ya », autre source de divergence autour des [i]…

De quoi rajouter encore un degré de complexité (et de relégation) à la quête des disques, en plus de celles habituelles aux amateurs de musique russe.

Pour terminer, j'ajoute un petit fait amusant : Naxos a réédité toute son intégrale des symphonies de Liatochinsky en 2014 (l'année Maïdan & Donbass). Je ne sais si c'était un geste militant, une opportunité éditoriale considérant le regain d'intérêt pour la culture ukrainienne (mais qui va se précipiter sur du Liatochinsky en réaction à une guerre ?), ou une coïncidence – un processus éditorial prend du temps, et coûte de l'argent.





On entend très bien, dans cette captation des années 50 d'un opéra de Lyssenko, avec des voix très articulées et captées de très près, les différentes avec le russe, ici tout paraît rond mais plus en avant, moins en bouche, comme un compromis entre le russe et le polonais en effet, on dirait presque du russe prononcé avec un placement à la française, quelque chose d'un peu aplati dans l'accentation.
En somme, vraiment pas la même langue.



J'ai prévu de passer en revue quelques spécificités de la musique ukrainienne, ses principaux compositeurs, et de fournir quelques conseils discographiques. La suite au cours de cette série.

Mais en attendant les publications, vous pouvez aussi suivre en temps réel les écoutes (et les commentaires) du petit cycle d'écoute que je me réalise pour moi-même autour de la musique ukrainienne, dans la nouvelle liste des écoutes.

David Le Marrec

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