[Ci-gît un prologue non écrit sur le mode
un peu de CSS dans un monde de brutes.
Chacun le rétablira à son gré avec la nuance souhaitée.]
Pour accompagner votre lecture, la Deuxième Symphonie est audible
gratuitement en flux légal
par ici.
Vladimir Vladimirovitch
Chtcherbatchov
selon la graphie française, mais on trouve plutôt
Shcherbachov sur les disques
(ou
Shcherbachev, ou pour se
conformer à
la prononciation
Shcherbachyov).
En russes, c'est
Щербачёв,
ce qui se prononcerait plus ou moins Ch'erbatchiof
(avec un chuitement
sifflant du [ch], un peu comme les « -ich » allemands). Bref,
non seulement il n'y a pas beaucoup de disques (de publiés, et encore
moins de disponibles), mais alors il va vous falloir une sacrée
patience pour mettre la main dessus !
Pour ne rien arranger, son oncle Nikolaï (lui, c'est Vladimir) était
aussi compositeur – mais je ne crois pas qu'on ait grand'chose de lui
au disque, peut-être quelques pièces pour piano dans un coin.
1889-1952. Compositeur
futuriste, puis soviétique, il
a traversé à peu
près toutes les configurations possibles à cette époque : élève de
Liadov, gagnant sa vie comme accompagnateur pour Diaghilev, il est
soldat en 14-17, puis chef du département musical du Commissariat à
l'Éducation, et finit professeur au Conservatoire de Leningrad (et
Tbilissi), où il enseigne notamment à Popov et Mravinski.
Sa biographie explique assez bien les écarts immenses qu'il existe
selon ses périodes et ses œuvres. Au disque, on trouve très peu de
choses, mais l'écart est immédiatement perceptible.
¶ La
Seconde Sonate pour piano (1914) est encore très
romantique, parcourue d'audaces qui ne sont pas encore du futurisme :
du Scriabine de la fin de la première période, disons.
¶ Le
Nonette (1919) pour
soprano,
flûte, quatuor à cordes, harpe, piano et mime est un bijou absolu, un
sommet de l'art futuriste, d'une liberté extrême tout en restant d'une
perception très intuitive. À la fois inouï et immédiatement beau – si
je ne devais sauver que dix œuvres dans le patrimoine musical, il y a
fort à parier qu'il n'y figurerait pas dans les dernières places !
¶ L'opérette
Capitaine
Tabac
(1943), dont la suite orchestrale a été enregistrée, utilise un langage
léger et sommaire, visant le pur divertissement – à côté,
Moscou quartier des Cerises (de
Chostakovitch), ce seraient les Gurrelieder.
¶ La
Symphonie n°5 « Russe »,
créée en 1948 dans un but de propagande (exaltant les luttes et
la victoire de 1945), marque par son soviétisme sommaire : grandes
lignes « blanches », très pures, sur une harmonie assez sinistre, avec
les mélodies déceptives et cabossées assez caractéristiques de la
musique soviétique.
Plutôt du sous-Khrennikov (dont cette symphonie n'a ni les jolis
frottements, ni l'instinct populaire), très frustrant.
Il existe aussi un opéra inachevé sur
Anna
Karénine (1939) et de la musique de film, pas mal de musique de
chambre également.
Entre les deux groupes, la
Deuxième
Symphonie « Blokovskaya » (1925) n'a paru que fort discrètement,
dans les publications
dématérialisées de l'American Symphony Orchestra (voir ci-après).
C'est la première œuvre réellement essentielle parue depuis le
Nonette (qui devait être le premier
disque comportant du Chtcherbatchov, à moins que ce ne soit la Sonate –
la première monographie au CD, parue chez BIS dans la collection des
symphonies de guerre soviétiques, n'a pas dix ans), et elle confirme
qu'à travers les périodes, il faut creuser le legs de Chtcherbatchov,
qui a de toute évidence beaucoup à dire, et de façon très personnelle.
La Deuxième Symphonie inclut une soprano, un ténor solos et des chœurs,
pas permanents, mais très présents dans le vaste dernier mouvement, le
plus dense musicalement – qui dure la moitié d'une symphonie d'une
heure.
Le résultat est étonnant : l'œuvre ne sonne vraiment pas typiquement
russe, et tire plutôt vers de la musique décadente germanique de la
toute meilleure farine, d'où seule semble se distinguer une forme
d'expansion, de générosité moins formelle, plus slave en effet. On
pourrait la décrire comme une
Sixième
de
Tichtchenko (ou une
Troisième de Szymanowski) récrite
dans le style du
Poème de l'Extase
et de la
Deuxième de Mahler,
pour situer sa forme particulièrement libre et son ton pas du tout
russe, plus proche de l'oratorio allemand – enfin, l'hypothétique
oratorio écrit par (Joseph) Marx dans le style de sa
Herbstsymphonie.
Autrement dit, une expansion formidable dans une forme libre mais
sophistiquée, une harmonie chatoyante, des effets de masse
impressionnants sur une musique raffinée – combinant lyrisme et
complexité. Assez jubilatoire, voilà qui changerait d'autres symphonies
chorales du répertoire, et rencontrerait un succès équivalent (ça coûte
moins cher que la Huitième de Mahler, en plus).
Leon Botstein et l'
American Symphony Orchestra servent
avec une grande facilité et une réelle implication cette œuvre
techniquement exigeante (aidés de très bons chanteurs : Concert Chorale
of New York, Michael Wade Lee et Marina Poplavskaya, qui se montre
particulièrement magnifique ce soir-là).
L'orchestre est très peu connu en France, alors qu'il est en réalité
l'un des principaux pourvoyeurs de musique symphonique à New York.
Fondé
en 1962 par
Leopold Stokowski alors qu'il avait
80 ans, il a enchaîné les directeurs musicaux à un rythme assez élevé
dans les années 80, mais
Leon Botstein
en tient la direction
depuis 1992,
une longévité rare désormais à la tête des orchestres prestigieux.
Ils sont en résidence à
Annandale-on-Hudson
(État de New York), au Richard B Fisher Center for the Performing Arts
au Bard College, mais se produisent très régulièrement à New York, au
Symphony Space et surtout au
Carnegie Hall lors des Vanguard
Series (où se concentrent les raretés).
Chose amusante, le but de l'orchestre était à l'origine de rendre la
musique accessible à tous (notamment en matière de prix), et c'est
aujourd'hui l'orchestre le plus exigeant en matière de répertoire
nouveau – donc peut-être un peu plus un orchestre de spécialistes,
tandis que les néophytes iront entendre Beethoven ou Dvořák par le
Philharmonique ?
En effet
la politique de Leon Botstein
est de travailler sur des
thématiques
lors de ses concerts (historiques, artistiques, etc.), et surtout de
faire entendre des chefs-d'œuvre qui ne
sont plus joués. Et, de même que pour Lui, je n'emploie pas le
mot en vain : son goût est véritablement infaillible. Point d'œuvrettes
sympathiques de compositeurs célèbres, ou de jolies pièces agréablement
décoratives d'inconnus qui brossent l'oreille peu avertie dans le sens
de la cochlée, non, non : du vrai chef-d'œuvre exigeant, difficile à
exécuter et différent, enrichissant pour le public.
C'était déjà le cas au disque :
Die
Ägyptische Helena,
Der Liebe
der Danae, deux des meilleurs Strauss peu célèbres (auxquels
j'ajouterais
Intermezzo et
surtout
Friedenstag) et une
anthologie américaine (Copland-Sessions-Perle-Rands) avec l'American
SO, mais aussi
Le Roi Arthus
de Chausson,
Ariane et Barbe-Bleue
de Dukas,
A World Requiem de
John Foulds avec le BBCSO, une monographie Joachim avec le London
Philharmonic, la
Troisième Symphonie
de Glière avec le LSO et la
Première
Symphonie de Bruno Walter avec la NDR. La faillite de Telarc l'a
empêché de poursuivre ses investigations lyriques… dans un premier
temps.
Car, avec la possibilité de la
dématérialisation
et de la vente directe au consommateur (pour un coût minime : seulement
la prise de son, vu qu'il n'y a pas d'objet ni de visuel individualisé,
et que la distribution est assurée par les sites spécialistes eMusic,
Amazon, iTunes, Deezer, qui peuvent stocker sans difficulté des disques
à faible tirage), Botstein et l'American SO ont
multiplié les publications (150
volumes, dit le site – et pour avoir parcouru la liste, ce n'est pas
une exagération). Quelques œuvres du répertoire (la Trente-Huitième de
Mozart, Sixième et Huitième de Beethoven, la Neuvième de Schubert, le
Prélude de
Tristan, le
Cinquième Concerto de Saint-Saëns le Sacre de Stravinski…) pour ceux
qui veulent entendre leur orchestre dans les standards, mais
l'écrasante majorité sont des pièces
extrêmement rares (et, pour la plupart,
au minimum très intéressantes),
dont quelques premières mondiales (et beaucoup d'autres très difficiles
à trouver).
Ce fonds exceptionnel regroupe des œuvres d'une difficulté hallucinante
que seul un grand orchestre peut porter sans dénaturer, et
traverse les époques avec un éclectisme
impressionnant – car
le style
reste toujours très informé et respectueux, avec une souplesse
assez confondante.
Que publient-ils ?
Des compositeurs patrimoniaux des
Amériques
:
R. Thompson – Symphonie n°2
V. Thomson – Symphony on a Hymn Tune
Barber – First Essay
Cowell – Atlantis
Cowell – Variations pour orchestre
Cowell – Symphonie n°2
Chávez – Symphonie n°1, «
Sinfonia de Antigona »
Chávez – Sinfonia India
Crumb – Variazioni
Beaucoup de
patrimoine allemand,
en particulier chez les
décadents
début-de-siècle :
Spohr – Le Jugement Dernier (oratorio)
Czerny – Psaume 130
Schubert – Die Verschworenen
Liszt – Hunnenschlacht
Liszt – Psaume 13
Wagner – Das Liebesmahl der Apostel
Bruckner – Psaume 150
Brahms – Rinaldo (très belle
version)
Raff – Ouverture pour La Tempête
R. Strauss – Symphonie n°2 (opus 12)
R. Strauss – Bardengesang
R. Strauss – Hymne olympique
R. Strauss – Austria
R. Strauss – Die Tageszeiten –
la grande fresque chorale (difficile à trouver en intégralité), et
superbement rendue
Hausegger – Wieland der Schmidt
– un beau poème symphonique (première mondiale)
Zemlinsky – Psaume 23
Schreker – Der ferne Klang
Schoech – Nachhall
J. Marx – Eine Herbstsymphonie – l'une des symphonie les plus
démesurées, décadentes et contrapuntiques de tout le répertoire (qui ne
se trouvait déjà qu'en dématérialisé, dans des versions moins virtuoses)
F. Schmitt – Psaume 47
Wellesz – Symphonie n°2
Braunfels – Don Juan (poème
symphonique)
Antheil – Ballet mécanique
Hindemith – Le long dîner de Noël
Dessau – In memoriam Bertolt Brecht
Dessau – Haggadah shel Pesah
K. A. Hartmann – Hymne symphonique
Plus étonnant, du
répertoire
russe et surtout soviétique :
Tchaïkovski – Le Voïévode
Taneïev – L'Orestie
Lourié – Chant funèbre sur la mort d'un poète
Chtcherbatchov – Symphonie n°2
Popov – Suite symphonique n°1
Miaskovski – Silentium,
d'après un poème de Poe
Chostakovitch – La Puce
Weinberg/Vainberg – Concerto pour trompette
Tichtchenko – Symphonie n°5
Ou les
jeunes italiens modernes
:
Malipiero – Pause del Silenzio I
Pizzetti (Trois Préludes à Œdipe de
Sophocle – lequel ?)
Casella – Italia
Petrassi – Coro di morti
Dallapiccola – Volo di notte
Dallapiccola – Canti di prigionia, Canti di liberazione
Et
pêle-mêle :
Stanford (Symphonie n°3, Variations de
concert sur un air anglais), Enescu (Symphonie n°1), Martin (Les Quatre Éléments), Chadwick
(Ouvertue Rip van Winkle), Sessions (Symphonie n°1), Carpenter
(Concerto pour violon, Skyscrapers), Still (Africa, Symphonie n°2), Ben-Haïm
(Symphonie n°2), Tal (Symphonie n°2), Panufnik (Sinfoni di Sfere),
Tuille (Ouverture romantique), Klenau (Ouverture Klein Idas Blümen), Suk (Scherzo
fantastique), Piston (Symphonies n°2 & 4, Concerto pour violon
n°1), Matthus (Responso), M.
Steinberg (Suite pour Les
Métamorphoses), Siegmeister (American
Holiday), Takemitsu (Cassiopeia),
Achron (Épitaphe à la mémoire
d'Alexandre Scriabine), Berio (Rendering),
Bantock (Prélude aux Bacchanales),
Brüll (Ouverture de the Golden Cross),
Janáček (Le Fils du Flûtiste),
Seter (Midnight Vigil),
Kajanus (Aino), Gerhard (Don Quixote), Nielsen (Symphonie
n°3), Raitio (Les Cygnes),
Saint-Saëns (Orient et Occident),
Fuchs (Sérénade n°1, Symphonie n°3), Rubin (Symphonie n°4), Holmboe
(Symphonie n°8), R. Wilson (Triple concerto pour cor, marimba et
clarinette basse)…
On trouve même une collection assez développée d'
opéra (quasiment que des bijoux,
très bien interprétés de surcroît, même les opéras français sont
chantés dans une langue respectueuse et un style orchestral adéquat) :
Weber –
Euryanthe, avec William Burden
– l'œuvre
ne devient pas passionnante pour autant, seul disque dont je vois sorti
mitigé ; il faudrait vraiment des instruments d'époque et beaucoup
d'énergie pour rendre ça ingestible sur la durée
Spohr –
Le Jugement Dernier
(oratorio)
Meyerbeer –
Les Huguenots
Schumann –
Szenen aus Goethes «
Faust » – avec Andrew
Shroeder et Michael Spyres !
Saint-Saëns –
Le Déluge
(oratorio)
Saint-Saëns –
Henry VIII
Suppé –
Franz Schubert – œuvre
présentée ici
Chabrier –
Le roi malgré lui – avec
Frédéric Goncalves
R. Strauss –
Die Liebe der Danae –
une nouvelle version avec d'autres chanteurs !
Schreker –
Der ferne Klang
Dallapiccola –
Volo di notte
Vous remarquerez que les œuvres sont toujours présentées seules,
courtes ou longues, l'enregistrement n'en concerne qu'une à la fois –
ce qui nous extirpe des contraintes du disque format concert.
Je ne les ai pas toutes citées. Dans l'ensemble, toutefois, les raretés
sont légion. Leur site ne mentionne que cinq premières mondiales
(Czerny, Hausegger, Lourié, Braunfels, Rubin), mais il me semble qu'on
en a beaucoup d'autres – sans parler de tous ceux où l'enregistrement
est seul disponible.
Étrangement, le catalogue n'est pas disponible sur le
site
officiel de l'orchestre, c'est pourquoi j'ai pris un peu de temps
pour les chercher dans les sites de vente dématérilisés et les classer.
À l'heure actuelle, le seul site de flux qui contienne
une large
part de la publication semble être Deezer.
Le jeu en vaut la chandelle : il n'est pas toujours facile de
déterminer ce qui vaut la peine d'être entendu (même si, chez Timpani
par exemple, et même chez les
décadents
de CPO, le déchet est rare), et
cette
collection constitue un guide hautement fiable. Aussi bien par
l'intérêt des œuvres abordées que
par
la qualité constante de
l'exécution. La virtuosité et la cohésion de l'orchestre, bien
sûr, mais aussi et surtout l
a capacité
à se conformer au style – il est rarissime que des spécialistes
des grosses machines du postpostromantisme germanique arrivent à se
fondre dans les contraintes du classicisme et de l'opéra français.
En somme, ne vous limitez pas à Chtcherbatchov !