Un peu occupé ces jours-ci (à être malade, notamment), je garde sous le
coude quelques notules prêtes en cas d'urgence. Notamment cette petite
liste de conseils donnée en commentaires
il y a quelque temps. Absolument pas hiérarchique, complète ou
organisée, simplement quelques belles rencontres qui furent à mon goût
et pourraient piquer la curiosité de lecteurs qui voudraient fouiner
dans d'autres patrimoines.
--
« Quelques suggestions semi-exotiques
au semi-débotté (en définissant non-français comme
exotique) :
Italiens :
¶ Camillo Boito, les nouvelles
sont très chouettes. Peu sont traduites en français, mais l'écart entre
les langues étant ce qu'il est, toutes les traductions fonctionnent
bien. Le petit recueil de quatre nouvelles avec Le Collier de Budda est
ce qu'on trouve de plus complet (et il faut bien sûr lire Senso, très
différent du film, j'aime bien la traduction de Jacques Parsi qui se
trouve isolément). Moins séduit par les autres membres de la scapigliatura, comme Tarchetti.
¶ À côté des trois grands auteurs épiques, j'aime beaucoup l'Orlando anonyme, d'abord plus
plaisant que l'Arioste.
Hispanohablantes :
¶ Borges bien sûr. On en
recommande beaucoup de différents, mais je trouve que tous les volumes
sont assez fades en comparaison du suffocant Aleph,
où le goût de la surprise et
du paradoxe ne sont pas outrepassés par l'édition ou limités par la
langue (ce qui est davantage le cas des autres recueils célèbres). La
traduction de Caillois, qui se trouve couramment, ne fait pas perdre
une miette de la beauté de l'original (et la distance entre les deux
langues étant plus que minime, on goûte vraiment directement la saveur
d'origine…).
Anglophones :
Il y a bien sûr des tas de classiques, mais parmi les choses qui sont
des standards là-bas et dont on parle peu ici (ou bien des choses
passées de mode) :
¶ Pope, The Rape of the Lock, un conte en
vers assez étonnant. (Ça a dû être traduit, mais je ne suis pas sûr de
ce que ça donne )
¶ Radcliffe, The Mysteries of Udolpho (surtout
célèbre par sa citation Northanger
Abbey, l'Austen le plus sympa à lire d'ailleurs), une langue
très riche, qu'on n'attendrait pas pour l'un des modèles du roman
sentimental. Atmosphère plutôt gothique que galante, de toute façon.
¶ Stoker, L'Enterrement des
rats. Stoker a fait quantité des nouvelles, dont la plupart sont assez
banales, mais celle-ci (très courte), contient la plus extraordinaire
course-poursuite que j'aie jamais lue (ou vue, d'ailleurs). Ça se
trouve même en ligne dans une traduction libre de droits très valable.
¶ Époux Goetz, adaptation de Washington Square de James, bien
plus subtil et équivoque que l'original. C'est la base des dialogues du
film de Wyler, et c'est encore donné par de petites compagnies dans les
pays anglophones. Louis Ducreux l'avait traduite et adaptée en
français, mais je ne suis pas certain que ça se trouve.
¶ Hilton, Random Harvest. Un grand
best-seller du temps, où en 1941, Hilton évoque (dans un dispositif
narratif assez sophistiqué de récits d'entretiens tronqués) la
reconstruction d'un homme d'affaires shell-shocked,
avec quelques coups de théâtre. Ce n'est pas le livre du siècle, mais
je trouve fascinant de se rendre compte de ce qu'on pouvait lire
couramment alors : vocabulaire riche, phrases relativement longues,
construction non linéaire, et puis ça parlait des conséquences de la
guerre de 14 pendant la guerre de 40, qui voudrait lire ça (ou démodé,
ou un surcroît de terreur) ! Ça a dû être traduit, mais sûrement
pas réédité, je ne peux pas dire si ça se trouve.
[¶ Au passage, pour Shakespeare, j'aime beaucoup ce que fait Markowicz,
recréant une ivresse du vers, même si elle est nécessairement
différente ; on y retrouve cette moitié du plaisir qui disparaît quand
il ne reste plus que les intrigues dans une langue plate (Hugo junior
est épouvantable, Bonnefoy supportable, mais qu'on est loin du plaisir
pentamétrique !). Ça change vraiment les choses.]
En allemand, je lis
surtout la poésie et le théâtre, donc je ne peux
pas trop dire – à part mon goût immodéré pour Hölderlin et Eichendorff, certains Heine, et bien sûr le choc de la Fiancée de Messine de Schiller, qu'il faut essayer (même
les raides traductions libres de droits y font leur grand effet).
J'aime assez Weib und Welt de
Dehmel, également, mais rien de
très exotique dans tout ça.
Scandinaves :
Le fondement est l'Histoire des rois
de Norvège de Sturluson,
mais il est probablement plus amusant de lire ses adaptations
théâtrales : Hakon Jarl le Puissant
d'Oehlenschläger
(pas dans le commerce en français, mais la traduction de Marmier se
trouve sur Gallica me semble-t-il, très sympa à lire sur liseuse ou
tablette, avec le côté fac simile)
ou son décalque (mâtiné de Macbeth)
Les Prétendants à la couronne –
la pièce d'Ibsen
la plus adaptée à la lecture. Dans le second, les dévoilements
vertigineux caractéristiques de toute la carrière de l'auteur se mêlent
à une veine comique assez inattendue, et étroitement mêlée au contenu
principal de l'action (ce n'est pas comme les personnages « de
caractère » ou la parenthèse comique de Ruy Blas). Les autres Ibsen méritent plutôt la découverte en
scène (Rosmersholm restant le
sommet de sa production de maturité – mais peut-être Brand passe-t-il mieux à la
lecture).
Et puis, pour toute sa postérité, Jeppe
du Mont de Holberg,
figure de l'illusion fréquemment réutilisée depuis (Si j'étais roi d'Adam…).
Ouraliens :
¶ Bien sûr le Kalevala de Lönnrot,
reconstitution XIXe très lisible des mythes finlandais (des longueurs,
mais aussi une qualité poétique supérieure aux épopées plus
archaïques).
¶ Heltai, auteur de contes
très réussis (Le Gentilhomme et le
diable), dont certains se trouvent en français.
¶ Bornemisza et Szkhárosi Horvát,
des prêcheurs énervés de la Hongrie du XVIe siècle : ces responsables
religieux s'élevaient contre les abus des puissants, avec une véhémence
qu'on imagine mal. Le premier fut mis en musique par Kurtág dans une de
ses œuvres célèbres (il a aussi écrit des poèmes plus évocateurs, comme
la Belle Buda) ; on doit au
second un ébouriffant Réquisitoire
aux Princes :
« Vous vivez en mortel péché, Ducs et Princes puissants, / On vous
nomme barons-voleurs, pillards avides, / Les plaintes du pays, criant
"assassins !" vont retentissant. / Prompts à la malice, à l'abus,
emplis de désirs putrides, / Vous prétendez posséder le pays ; /
Personne qui ne soit serf à votre service / – Vous affamez couvents et
abbayes ; / Personne qui ne soit au-dessus de vos vices. » Se
trouve
assez facilement en anglais, pas sûr que ça existe en français.
¶ Parmi les épopées hongroises, genre en vogue au XIXe siècle, il faut
bien sûr essayer La mort de Buda
d'Arany,
qui relate la prise du pouvoir (presque malgré lui) par Attila, sur le
fondement d'un fratricide. Ne se trouve qu'en anglais (mais j'en avais
bricolé une adaptation française pour un spectacle musical, je peux
transmettre sur demande).
¶ Les enfants du grand traumatisme du XXe siècle. Pour Pilinszky,
plus rien ne semble avoir de sens, comme en témoignent ses poèmes
désabusés, qui évoquent avec une étrange distance les souvenirs des
années quarante ou simplement la vie. Assez touchant, paradoxalement.
(Le théâtre est plus étrange, sorte de Beckett actif.) Du côté du
roman, il y a bien sûr le prix nobel Kertész
; le Kaddish pour l'enfant qui ne
naîtra pas, l'un des fondements de sa célébrité, est
l'équivalent post-Shoah des Carnets
du sous-sol,
un ressassement terrible qui tournoie avec une misanthropie moins
offensive que défensive ; j'ai une tendresse plus particulière pour Le Refus,
qui emprunte au style du grand roman du XIXe siècle son souci du
détail, ses phrases longues, son besoin irrépressible de précision, de
correction – une sorte de Balzac hors de contrôle, qui se mettrait à
détailler le contenu des armoires et l'emplacement des boîtes à cigare.
Dans la traduction des Zaremba, la beauté de la langue, le rythme ample
et précis sont remarquables – l'une des plus belles choses qui m'aient
été données de lire en français.
¶ Karinthy fils, Épépé.
Dans une veine parfaitement kafkaïenne (mais sans la froideur de
l'inachèvement et des traductions françaises habituelles), les
aventures impossibles d'un linguiste atterrissant dans un lieu où la
langue est parfaitement inconnue : l'absence complète de communication
et la descente aux enfers qui s'ensuit. Seule la fin (mais comment
finir une telle histoire) m'a déçu.
Serbes :
C'est Ivo Andrić, l'ancêtre et le Nobel, qui dispose de la plus grande
réputation, mais je n'ai jamais trouvé ça très marquant personnellement
– du récit comme il y en a tant d'autres. En revanche, chez la plus
jeune garde, on trouve des choses remarquables.
¶ La mort de Monsieur Goluja
de Š€čepanović,
recueil de nouvelles astucieuses et très touchantes, me concernant. Les
dispositifs ne sont pas trop complexes, plutôt évocateurs et aux
confins de la poésie. Il existe aussi un court roman, Usta puna zemlje,
une course-poursuite dépourvue de sens, avec une double entrée
narrative, qui est intéressant mais qui a beaucoup moins de force que
les mêmes procédés dans ses œuvres plus courtes. Tout ça chez L'Âge
d'Homme, une fois encore ; je ne puis jurer de la disponibilité.
¶ C'est la même chose pour Albahari,
assez conventionnel dans les romans. Mais dans certaines nouvelles (la Tentative de descriptiondu décès de Ruben Rubenović, négociant en
étoffes),
la dimension métanarrative est poussée à son paroxysme de façon très
ludique (les personnages sortent de l'histoire pour s'adresser au
lecteur indiscret), sorte d'équivalent à Tristram Shandy, mais en court et
drôle.
¶ Il existe un excellent recueil chez Gaïa consacré aux récits courts
de langue serbe, et dans lesquels on trouve de très belles choses
drôles (Desnica), astucieuses (Pekić à propos de la révolution
française, Isaković, Tišma, Savić), et même une des nouvelles de
Monsieur Goluja.
Polonais :
¶ Pan Tadeusz
de Mickiewicz, la grande
épopée facétieuse polonaise, à lire dans la merveilleuse version
(exacte et) versifiée de Roger Legras.
En russe, je n'ai pas
assez exploré, vu la richesse du fonds, pour
proposer des découvertes interlopes. En revanche, pour Onéguine,
une bonne traduction, musicale et badine, est indispensable, sans quoi
on passe totalement à côté. Il faut donc éviter Tourguéniev-Viardot,
Béesau et Backès, et se tourner vers Markowicz
(qui le conçoit comme une lecture à voix haute) ou Legras
(plus adapté à la lecture silencieuse), deux monuments de langue
française en plus d'être fidèles à l'esprit et à l'essentiel de la
lettre. J'ai un faible pour Legras, mais ce sont deux grandes versions.
Weinstein est moins amusant,
mais se lit bien aussi, très fluide. En anglais, où la transposition du
vers est plus naturelle, l'historique Spalding
et le piquant Beck
fonctionnent très bien. J'en avais touché un mot plus en détail dans
une notule spéciale.
Pareil pour les Tolstoï, il est très important de ne pas perdre
l'humour de Guerre & Paix ou
le galbe de Karénine ; dans les deux cas, Mongault s'impose. Et bien sûr, pour
Dostroïevski, la réputation des traductions Markowicz, poisseuses et bancales
comme les originaux, n'est plus à faire.
Chez les persans, les
poètes comme tout le monde, Khayyām,
Rūmī et
Hâfez essentiellement, plus Chabestari, mais même avec le
bilingue,
difficile de ne pas sentir l'écart de la traduction, l'aspect un peu
désarticulé du résultat (ça reste néanmoins joli et/ou bien vu).
Et en arabe, très séduit par les originalités de Nuwâs, dont l'intérêt survit
étrangement (et seulement partiellement, je suppose) à la traduction.
Après ça, reste le très-exotique, dont la traduction peut difficilement
rendre compte. On trouve tout de même des choses intéressantes dans le
théâtre chinois : il y en a beaucoup en anglais, et il existe en
français une trilogie édifiante bouddhique (Le Signe de Patience),
où l'on retrouve des structures semblables au théâtre européen, et une
représentation du monde assez instructive sur les corollaires de la
doctrine bouddhique. J'ai dû en parler à un moment de ma série sur le Kunqu (les pièces étant forcément chantées).
De l'autre côté de l'eau, Les Dits
du Ganji passent très bien en français. Ou les épures
classiques de Saikaku comme
les Cinq
amies de l'amour, mais
j'y trouve en l'occurrence plus d'intérêt comme documentation
historique sur les mentalités à l'ère d'Edo et les conséquences d'un
système totalitaire d'un genre particulièrement dystopique que sur la
langue elle-même. »
--
Sentez-vous très libres de l'enrichir, la commenter – ou la contester,
même si cela exposera inévitablement votre sinistre manque de goût.
Bons voyages !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Littérature a suscité :
Expérience et traumas après la représentation à La Commune d'Aubervilliers
(coproduction avec la MC93 de Bobigny).
La Grèce
pour le pire
Kleist a d'emblée conçu cette pièce comme un décalque, le titre complet étant Amphitryon: ein Lustspiel nach Molière. Et,
de fait, la pièce déjà peu drôle (mais cohérente et aboutie) de Molière
passe à la moulinette des traits les moins avenants de Kleist.
Tout est donc un peu hellénisé, l'essentiel de l'action tient dans de
longs récits rapportés à la façon des messagers tritagonistes ou des stasima. L'intrigue,
psychologisante (les tourments d'un mari fait cornu par la vertu de son
épouse), reste assez raidement mythologique, et surtout, le teste
ressasse, à l'infini, les mêmes considérations, sans les présenter
réellement sous des angles nouveaux ; c'est déjà en partie le cas chez
les Anciens, mais ici, le résultat évoque plutôt un livret de Wagner
dont on aurait enlevé la musique – en beaucoup plus bavard et
sensiblement moins ambitieux.
Ouille.
Le texte ménage quantité de surprises qui ressemblent à des maladresses ou, du moins, à des angles morts. Quel rapport entre les
favorites énumérées par Zeus et la séduction par ruse (un viol, dans le
code pénal) d'une épouse vertueuse ? Pourtant, leur image semble
impressionner Alcmène – de même, l'anéantissement de toute contestation
lors de la révélation finale, très acceptable dans l'univers Grand
Siècle de Molière (et finement argumenté), tellement incongru dans un
drame romantique (et particulièrement mal exposé).
Le sujet semblait en tout cas tarauder Kleist, puisque c'est aussi le
sujet de sa nouvelle La Marquise d'O.
De même, si le mélange entre
références mythologiques (Héra, Artémis, Zeus, Apollon, Mercure
sont invoqués) et chrétiennes
(le Créateur, le diable, Satan) est habituel
dans la rhétorique théâtrale européenne,
les croisements entre dénominations grecques et latines sont assez inusités et déstabilisants –
ainsi on invoque Zeus, mais le personnage se nomme Jupiter, et Alcmène
parle parfois de lui sous ce nom, sans qu'on puisse facilement faire la
part des choses. Cela culmine avec cet extrait où Héra et Jupiter sont
mentionnés comme un couple :
Copie de l'édition dresdoise de 1807.
Dans le même genre, je reste confus dans la présentation de Labdakos
(appelé Labdakus d'Œdipe))
pour un auteur aussi marqué par la Grèce – les translittérations
grecques étant en général très fidèles en allemand, de toute façon.
Surtout, Labdacos est en principe roi de Thèbes (grand-père, et je vois
mal pourquoi Amphitryon (dans la tradition roi de Tirynthe réfugié à
Thèbes, chez Kleist souverain à Thèbes) irait se battre contre lui –
d'autant qu'à en juger par leurs aventures respectives, ils ne sont pas
de la même génération.
Il y a bien quelques tentatives
d'humour pour certaines réussies (le jeu de rôle des paroles
d'Amphitryon et Alcmène rapportées par Sosie à lui-même au début du I,
le glissement du vaudeville mercurien de Sosie vers Amphitryon au début
du III), mais la plupart du temps, semelles de plomb, et pas
grand'chose de profond ou métaphysique à se mettre sous la dent non
plus. Quant aux clashes, ce
n'est pas du tout à fait de la qualité de Beyoncé
dans Carmen.
On en est réduit à guetter quelques bizarreries
pour passer le temps : « le glockenspiel de ton cœur »
,
ou les quelques jeux de mots bien vus par les traducteurs Ruth Orthmann & Éloi Recoing (« argument-massue »
pour Mercure qui donne à Sosie des coups de bâton). Et puis observer
d'étranges distorsions (Labdakus, Zeus…), ou bien ces répétitions conservées peu
heureuses en français. Le vers fait cruellement défaut dans le texte
d'arrivée, la seule chose qui aurait pu soutenir l'ensemble.
Del'auteur de Penthesilea, on
ne perçoit ici que les raideurs : tout le feu, toute la dimension
épique, toute l'exploration minutieuse de psychologies kaléidoscopique
manquent. Ne restent que les tunnels de paroles hiératiques, qui
contribuent au charme de Penthésilée,
mais qui font difficilement un argument de vente seuls !
La scène,
lieu de ronflette
Comme c'est désormais la tradition partout, même dans les petites
salles (sauf les très petites),
même chez les comédiens-français, les acteurs sont sonorisés.
Discrètement, certes, mais lorsque l'un des micros n'est pas activé, on
n'entend absolument plus rien : les voix ne sont pas projetées chez
plusieurs d'entre eux.
Le parti pris de Sébastien Derrey
m'intéresse d'abord : au lieu de verser dans une hystérie convenue,
tout le monde parle avec douceur, détachement pour les dieux, tragédie
intérieure pour les époux. Mais avec cet unique mode de fonctionnement,
augmenté d'une direction d'acteurs plutôt immobile, d'une scénographie cheap (beaucoup d'objets, tous
banals, aucun d'utile, et aucun usage de la scène hors le rideau
frontal qui figure l'entrée de la demeure), le tout plaqué sur un texte
déjà pénible, on souffre.
Ce ne serait rien si les acteurs étaient à la hauteur, mais à
l'exception d'Olivier Horeau
(Sosie – dans une veine qui évoquerait un Hecq sobre) et de Fabien Orcier (Jupiter, qui a au
moins une jolie voix grave), l'encéphalogramme est spectaculairement plat. La voix
tout à fait éteinte de Frédéric
Gustaedt (Amphitryon – sans amplification, rien ne serait passé,
même dans les rares éclats) et l'élocution caricaturalement théâtreuse,
véhicule emphatique-neutre, de Nathalie
Pivain (Alcmène – rires nerveux de plus en plus fréquents dans
la salle pour évacuer la gêne – non, elle n'oserait pas !) rendaient le
temps encore plus long que nécessaire.
Bien sûr, aucune musique à
part de temps à autre un peu de bruit blanc (il ne s'agirait pas de
nous distraire de notre ennui) pour créer la tension (huhu).
On croit que la pièce va bientôt finir, ou que le propos va s'élargir,
apporter des péripéties inconnues, ou que le metteur en scène va
demander à ses comédiens de tenter quelque chose, mais non. C'est bien
2h50 égrenées en comptant les minutes.
Respect à tous les lycéens qui étaient là et n'ont pas sorti leurs
portables ni ouvert salon. J'espère que leur prof leur fera des
excuses, ou sera du moins sincère, sans quoi c'est une génération de
perdue pour le théâtre. Kleist, c'était déjà ambitieux, mais du mauvais
Kleist très mal joué, ça fait mal.
On aurait été il y a un siècle, lorsque Mercure commente son rôle avec
« cela m'ennuie de tout mon cœur », quelqu'un aurait forcément répondu
« nous aussi ! ». Si je n'étais pas aussi proverbialement de bonne
compagnie, je me serais peut-être laissé tenté.
À la place, applaudissements très décents (et très courts) et c'est
tout.
Après les réussites éclatantes de mes trois dernières sorties
théâtrales, Les Fâcheux de
Marivaux (collectif Les Fâcheux), La
Poupée Sanglante (Bailly-Chantelauze), Faust I & II
(Ferbers-Wilson-Grönemeyer), j'étais tranquille sur mon flair. Voilà
qui va me replonger dans une salutaire insécurité pour quelque temps.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Littérature a suscité :
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Inutile de revenir sur l'image menteresse entretenue contre Salieri par
la mythologie de Pouchkine, et abondamment réactivée par le film de
Forman :
le médiocre jaloux de l'élève génial. Dans la réalité, Salieri fut
généreux avec Mozart comme Gluck le fut avec lui-même (en lui laissant
écrire les Danaïdes sous le
nom du maître avant de révéler l'identité de Salieri, de façon à éviter
toute cabale)… et c'est aussi l'un des compositeurs les plus
remarquables de son temps :
¶
dans le seria,
il n'y a pas
meilleur récitativiste,
où les lignes sont tout sauf automatiques et pauvres, mais au contraire
très sensibles aux appuis du texte (et assez mélodiques, au demeurant)
; voir par exemple L'Europa
Riconosciuta ;
¶ à l'orchestre, il propose le premier grand tour de force
d'orchestration, avec ses Variations
sur la Follia, où les associations de pupitres créent des
couleurs très diverses selon les variations, et alors tout à fait
inouïes ;
¶ dans le domaine de l'opéra français, il propose deux jalons majeurs :
— Les Danaïdes en 1780, sorte d'über-Gluck, mais pourvu d'un
sens de la prosodie, de la déclamation, de la mélodie, du drame et de
la danse nettement supérieur (et où l'on trouve le patron exact de
l'Ouverture de Don Giovanni –
1787) ; on y entend la réforme de Gluck mais traitée sans sa rigidité
(et sa relative pauvreté), comme gagné par la souplesse de ses ancêtres
;
— Tarare en 1787, sur un
livret de Beaumarchais… une écriture lyrique assez complètement
inédite. (Repris ensuite pour Vienne en italien comme Axur, re d'Ormus,
qui ne produit pas tout à fait le même effet, même si une bonne partie
de
la musique est identique – ne serait-ce que la prosodie, pensée pour le
français avec beaucoup de précision.)
Il écrit également Les Horaces
pour Versailles en 1786, sur un livret de Guillard d'après Corneille,
qui doit être redonné à l'automne prochain sur les lieux de sa
création, sous la direction de Christophe Rousset. N'ayant pas encore
lu la partition, je n'ai rien à en dire pour l'heure.
Je reviendrai un peu plus loin sur son invention du drame wagnérien,
mais d'abord une (longue) incursion du côté du livret.
(Dessin préparatoire pour le costume du Grand Prêtre.)
2. Tarare, entre
Lumières révérencieuses et fin de l'aristocratie
(Costume pour Atar.)
On présente en général Le Mariage de
Figaro comme le comble de l'irrévérence de Beaumarchais, mais Tarare
pourrait tout aussi bien y figurer : exactement de la même façon, tout
en proclamant son attachement aux hiérarchies existantes (vu les lieux
de représentation, il ne s'agissait pas de se montrer exagérément
séditieux !), le
livret distille quantité de maximes qui font prévaloir le mérite
individuel et l'application sur la naissance, et de façon très
explicite.
Par
ailleurs, Tarare pousse
la
remise en cause encore plus loin : non seulement le Sultan est
tyrannique, mais il ne sert pas seulement de repoussoir nécessaire dans
le cadre du drame, comme c'est en général le cas (ou d'un exemple
d'égarement par les passions, comme Almaviva)… il est aussi le support
d'une réflexion plus générale sur le pouvoir et les dangers de
son
exercice total et solitaire.
Le
sujet : En un mot, le sultan Atar, jaloux des succès de son
capitaine Tarare,
fait ravager sa maison et secrètement capturer son esclave favorite,
qu'il place dans son propre sérail. Tarare finit par s'en apercevoir
et, avec l'aide de Calpigi, prisonnier chrétien qui lui doit la vie et
intime du sultan, s'introduit dans le sérail au prix de toutes sortes
de déguisements, quiproquos et coups de théâtre. Le tout est jalonné de
brahmanes véreux (ici appelés brahmes),
de jeunes incompétents avides de combats, de jeux orientaux et de
supplices tout aussi exotiques, de culte hindou, de combats et exploits
hors scène, de chansons piquantes ou séditieuses, et d'intervention
sauvages de personnages allégoriques… C'est l'économie dramatique du Mariage de Figaro placé dans le
sérail déréglé des Lettres Persanes
(chez un Usbek hindou), avec des chansons, des batailles et de la
philosophie dedans.
Le texte est parcouru de très nombreuses répliques qui dressent un
portrait de société ambitieux, dont la prétention est
ouvertement
exemplaire (les allégories qui ouvrent et, plus rare, closent le drame
en attestent)… et qui diffère assez notablement de la société d'Ancien
Régime. En 1787.
L'histoire qui est racontée est déjà celle d'un souverain tyrannique,
oisif et sans mesure, qui passe ses loisirs à jalouser ses sujets et à
organiser le malheur de son chef des gardes, Tarare, courageux,
constant et plein de bonté, qui lui a sauvé la vie. Le caractère vain,
mesquin et dérisoire du sultan Atar est, en soi, une prise de position
sur le danger de la tyrannie, un potentiel discrédit sur le
caractère
sacré de tout prince.
On pourrait considérer qu'il s'agit d'un de ces
nombreux contes de souverains orientaux, bien sûr très éloignés des vertus
exemplaires nos rois, et le héros
pourrait paraître, par son sens de l'honneur, du devoir et de la
fidélité, remettre à leur place les
véritables valeurs en refusant le trône,
s'il doit être arraché à celui qui l'a reçu de Dieu ou de sa généalogie
: « Oubliez-vous, soldats usurpant le pouvoir, / Que le respect des
rois est le premier devoir ? » (acte V), ou encore « Je ne suis point
né votre maître. / Vouloir être ce qu'on n'est pas, / C'est renoncer à
tout ce qu'on peut être » (ibidem).
Le problème réside dans le fait que si Tarare est bel et bien un sujet
modèle, ne
projetant jamais de renverser son souverain, même en mesurant l'étendue
de son infamie, et jusqu'à sa malveillance personnellement dirigée (lui
ravissant son amante pour le tourmenter, cherchant à le faire
assassiner)… ce sont à peu près les
seules maximes que l'on peut trouver en faveur du régime politique traditionnel
(de type autocratique).
À l'acte II, Tarare, Tarare lui-même se fait rebelle (« Oui j'oserai :
[...] je franchirai cette barrière impénétrable [du sérail] »),
menaçant
(« affreux vautour ») et même séditieux
(« Ne me plains pas, tyran, quoi qu'il m'arrive / Celui qui te sauva le
jour / A bien mérité qu'on l'en prive ! »).
[[]]
Howard Crook, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988 (seule version commercialisée, en DVD).
Quant à son fidèle Calpigi (le
seul chrétien dans un pays de brahmanes), esclave d'Atar, mais devant
sa vie à Tarare, il explique plus clairement les fondements de la
science politique : « Va ! l'abus du
pouvoir suprême / Finit toujours par l'ébranler »
(c'est même le
refrain de son seul air) – sans parler de son indignation visible (« et
l'on m'ose nommer ! », comme si le Sultan pouvait être insolent envers
l'esclave) et des menaces très explicites
contre son Prince.
[[]]
Gian
Paolo Fagotto, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Frédéric
Chaslin. Palais de la musique et des congrès de Straasbourg, 1991.
Dans mon édition musicale de 1790, après les refontes
révolutionnaires, le
récitatif est toujours attribué à Calpigi, mais l'air, contrairement au
livret imprimé de 1790, échoit à Tarare – ce qui est parfaitement
logique, puisque
Tarare est amené, dans cette version (comme on le verra plus
tard), à prendre la place d'Atar. La divergence plaide néanmoins pour
l'erreur d'impression, considérant que le texte n'a pas été retouché et
que Tarare y vanterait assez immodestement (au contraire de toute la
logique émotionnelle du personnage) ses exploits à la troisième
personne.
(Cliquer pour ouvrir en grand dans un nouvel onglet.)
La musique de Salieri s'attarde
ici assez spectaculairement sur la reprise du refrain, le répétant
inlassablement, sensiblement plus que ce n'est l'usage, et culminant
même avec une progression harmonique inhabituellement développée et
même un aigu isolé, triomphant, sur
un orchestre en point d'orgue–
chose parfaitement exotique au XVIIIe siècle, où le goût glottophile
révérait l'agilité virtuose, mais s'intéressait beaucoup moins aux
aigus glorieux isolés (on en trouve peu dans les partitions, ils sont
généralement des moments de passage, et pas des points culminants).
L'insistance me paraît à vrai dire d'une insolence plutôt inouï – ce
qui me rend même curieux des convictions politiques de Salieri.
L'un dans l'autre, on pourrait encore balancer sur le sens à donner à
tout cela, mais le Prologue (et, beaucoup plus rare, l'Épilogue) ne
laissent pas grand doute : la Nature prend elle-même la parole pour
expliquer comment tout cela fonctionne.
PROLOGUE :
Les atomes aléatoires
Les humains sont de petits vermissaux impermanents, c'est dit, et la
Nature ne s'occupe guère de leur attribuer des places, c'est entendu.
On note, au passage, que Dieu demeure présent (nommé plus
loin « Brama », mais le décalque est particulièrement transparent) ;
pourtant il reste simplement à l'état
de silhouette veillant aux cohérence des lois de la physique
(qu'il a ou non conçues, on ne nous le dit pas).
Ou encore :
Les hommes ne sont que des amas
mécaniques d'atomes, pis encore, des
parasites qui vivent au dépens des autres êtres vivants. Ce postulat
entre déjà en concurrence avec l'idée
de Providence, et indépendamment
du débat religieux que cela peut susciter sur l'éventuelle
contradiction avec l'interprétation du canon catholique, met en
question le fondement même du pouvoir du souverain, si celui-ci
s'appuie sur le sacré – si les choses sont disposées par hasard, ou du
moins mécaniquement, et non à dessein, comment justifier son rang
supérieur ?
Si jamais le spectateur choisissait d'y voir une allégorie
inoffensive du Destin à la manière des anciens, Beaumarchais élabore un
dialogue entre le Génie du Feu (le soleil, quoi) et la Nature, qui lève
toute ambiguïté :
… car la Nature se vante de s'amuser à mélanger les atomes et les
humains et à les jeter sur l'échiquier de l'existence sans plan
préalable. La leçon est explicite : les
Grands s'abusent s'ils croient
devoir leur rang à quelque mérite transcendant ou inné. Dans une
société encore fondée sur l'inégalité des conditions sociales et une
hiérarchie liée à la naissance et à l'onction du sacré, je suis assez
fasciné que la censure ait laissé publier et dire ces vers – même si la
veine philosophique, peu propice au débit de l'opéra, a été assez peu
goûtée des spectateurs (c'est aussi un moment moins inspiré de la
musique de Salieri, qui a fait ce qu'il a pu pour se tirer de cet objet
bizarre, à une époque où le matériau adéquat n'existait pas). Ce type
de discours abstrait est effectivement plus caractéristique de l'opéra
germanique avant-gardiste du début du XXe que de la fin du XVIIIe… et
toujours difficile à mettre en musique.
Il existe une édition purgée de cet endroit (humains dérisoires et
puissants abusés), mais c'est celle de l'anthologie des Didot en 1813,
après la mort de Beaumarchais et sous d'autres régimes monarchiques qui
ont imposé leurs modifications à leur tour (on en parle au §6, que je
publierai une autre fois). En 1787,
ce fut bel et bien publié comme je l'ai montré.
PROLOGUE : Discours de l'égalité des ombres
La suite du Prologue fait intervenir des
ombres, toutes identiques, choisies arbitrairement par la Nature
pour sa démonstration – c'estle
paride Così fan tutte
appliqué aux âmes ! La tonalité de l'ensemble, moins sarcastique
vis-à-vis de l'ordre établi, n'en demeure pas moins dans un style très Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme
: en dépit des hasards de la naissance, tous sont fondamentalement
égaux, de la même glaise mais aussi des mêmes vertus originelles.
Pour couronner le tout, on voit les ombres supplier la Nature de ne pas
les diviser ainsi (et cela suppose que les méchants tyrans sont
fondamentalement issus d'un Principe innocent ou gentil) :
Je reste là aussi un peu songeur : ces
temps plus heureux sont-ils
ceux où l'on peut écrire ces rêveries idéalistes sans être censuré
(donc le présent de l'auteur), ou ceux d'une autre ère à venir (qui
suppose, en bonne logique, la fin de l'aristocratie) ?
ÉPILOGUE et moralité
Après le couronnement de Tarare par le peuple, malgré lui, l'opéra se
clôt (chose à peu près sans exemple) sur un Épilogue en bizarre
apothéose, qui sert de moralité à l'apologue :
(avec un festival de coquilles dans le premier vers du duo)
« Mortel, qui que tu sois, Prince, Brame ou Soldat ;
HOMME ! ta grandeur sur la terre,
N'appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère. »
Voilà une conclusion idéologique assez martelée pour un spectacle
destiné au divertissement – et joué à l'Académie Royale de Musique…
Et pourtant, je n'affabule pas, la censure l'a bien lu :
3. Mais
que fait la police ?
Si
le remplacement de Dieu par des allégories est monnaie courante (sise
sur des théories élaborées de correspondances entre les fables
approximatives des Anciens et la vraie religion révélée, longuement
débattues au siècle précédent, en particulier pour les peintres), le
propos du caractère aléatoire de la
distribution des places sociales, et même de l'hérédité
(chaque humain provenant, dans cette représentation, d'atomes et
d'ombres tous frères), a quelque chose de profondément subversif, sapant méthodiquement tous les fondements naturels et spirituels
du pouvoir royal.
Je ne laisse pas de m'étonner que la censure n'y ait rien trouvé à
redire – cette période était-elle déjà si libérale, ou à vau-l'eau, que
les fonctionnaires missent le tampon sur une pièce qui laissait en
lambeaux le principe même d'aristocratie, tout en tournant le clergé en
ridicule ? (Car je n'ai pas insisté sur ce point, le pontife
méchant étant un motif habituel dans les opéras, mais les prêtres sont
ici particulièrement corrompus, se contentant d'abuser de leur pouvoir
pour rendre des oracles à leur guise !)
Beaumarchais semblait plus préoccupé (à
juste titre, si l'on en juge par le type de reproches ensuite reçus,
esthétiques et non politiques) par
l'absence de véritable divertissement final,
et par l'adhésion limitée du public à son ton philosophique, que par
l'opposition des autorités ou même la désapprobation politique.
À telle enseigne qu'il avait écrit une fin alternative où tout le monde
(même Urson, le chef des gardes !) pouvait chanter et danser pour
célébrer le nouveau souverain Tarare (qui règne tout de même « par les
loix & par l'équité ») et l'avait soumis, comme les autres
changements, à la censure pour agrément. Comme le dit Calpigi pendant
le divertissement du sérail : « Je dis… qu'on croira voir ces
spectacles de France, / Où tout va bien, pourvu qu'on danse. »
Beaumarchais, dans sa recommandation, indiquait préférer la fin
philosophique, mais accepter que l'autre soit jouée si nécessaire – le censeur valida les deux (et,
d'après ce que j'ai cru retirer des comptes-rendus d'époque, on joua la
version voulue par Beaumarchais, qui ne recueillit justement pas un
grand assentiment malgré le spectaculaire succès général de l'œuvre).
Tout éclairage d'un spécialiste de la période est évidemment bienvenu –
je n'ai rien trouvé dans les ouvrages spécialisés ; on y parle des
succès des représentations, éventuellement des amendements, mais rien
sur le caractère subversif du texte à l'époque de son écriture (qui
débute en 1774, donc pas tout à fait à la veille de la Révolution).
(Costume du ballet.)
=>
Et après ?
Deux
autres épisodes sont déjà prêts et
seront publiés en temps voulu (puis reportés sous cette première
notule).
¶ §4 et §5, aux origines de Tarare
: histoire de la commande (auto-saisine de Beaumarchais), les sources
littéraires (conte philosophique), les sens du mot (localité,
agriculture, interjection, projet de Beaumarchais).
¶ §6 et §7, l'accueil de Tarare
: réception du public, débats de censure (pas avec les autorités que
l'on aurait cru !) et, plus intéressant, les très nombreuses
altérations de l'œuvre sous tous les régimes politiques qui se
succèdent de l'Ancien Régime à la Restauration, période au cours de
laquelle Tarare est
régulièrement repris avec un succès qui ne se dément pas – et assez
tard pour qu'Adolphe Nourrit puisse le chanter !
Après cela, il restera quelques mots à dire du projet réel de
Beaumarchais (on n'aura parlé jusqu'ici que de ce que le public
en
perçoit, mais la volonté de l'auteur ne s'y superpose pas
complètement), puis à aborder la
musique,
où il y a énormément à dire
aussi, tant elle se distingue de son époque pour regarder vers la
logique du drame continu et total du milieu du XIXe siècle. (Préfigure
l'économie dramatique à l'œuvre chez Meyerbeer, Verdi ou Wagner.)
ÉPISODE 2 : l'histoire d'un nom et les mutations sous les sept-régimes
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Toujours dans la même perspective d'exploration du legs Oehlenschläger-Ibsen, quelques mots sur cette pièce jouée en ce moment par la compagnie Les Cambrioleurs. La série se termine à Paris cette semaine, mais se poursuit ensuite, notamment en Bretagne courant février, à Valence en mars…
1. Lille Eyolf
La pièce fait partie de la dernière période d'Ibsen, écrite en 1894 et créée dès janvier 1895, en allemand, au Deutsches Theater Berlin (après toutefois la publication en bokmål à Copenhague). La création française a très vite lieu, en décembre, sous l'égide d'Aurélien Lugné-Poe, dont la grande notoriété avait débuté deux ans auparavant grâce à… Pelléas et Mélisande (la pièce).
Sans qu'on puisse réellement définir des styles successifs, tant la matière demeure la même, mais toujours redéployée de façons très diverses au fil de sa carrière, avec du va-et-vient entre la large épopée (témoins Les Guerriers à Helgeland, Les Prétendants à la Couronne ou Empereur et Galiléen…), le conte merveilleux (Peer Gynt), le drame domestique plus banal, voire trivial, dont les enjeux peuvent être pléthoriques (Rosmersholm, Les Piliers de la société, Une Maison de poupée, La Dame de la mer) comme resserrés à une ou deux « storylines » (Hedda Gabler, Solness le constructeur, Quand nous nous réveillerons d'entre les morts).
Lille Eyolf fait partie des pièces qui attestent tout de même d'un resserrement des drames dans les dernières années d'Ibsen (à partir de 1890, disons), la tendance à construire des formes plus économes, aussi bien en personnages qu'en enjeux simultanément abordés : Hedda Gabler, Bygmester Solness et surtout Når vi døde vågner (son dernier, un tout petit drame presque abstrait, à deux, sur une dispute de couple aux allures quasiment métaphysiques) se dirigent vraiment vers l'étude du noyau du couple, où le regard extérieur influe de moins en moins, et où la détresse individuelle semble davantage préexister au processus de révélation caractéristique de la logique d'Ibsen. Moins de mécanique théâtrale, moins d'intrigues, comme une réduction au cœur de l'intérêt fondamental de tout le théâtre d'Ibsen.
2. Constantes
On y retrouve donc de nombreux traits décrits dans nos notules précédentes autour d'Ibsen.
¶ Le processus du dévoilement qui apporte, en même temps que la vérité occultée (jusqu'à ceux qui la détiennent !), la déchéance et le désespoir. La vérité est invincible, la vérité est nécessaire, mais elle détruit sans retour l'équilibre nécessaire à la vie. Dans Lille Eyolf, ce processus est cependant moins fondamental dramaturgiquement que dans la plupart des pièces d'Ibsen (dont il constitue le principal ressort) : l'action ne progresse pas tant par le dévoilement que par des événements brutaux, ce qui est plutôt inhabituel dans son théâtre, dont les lignes de forces sont en général endogènes aux personnages.
¶ Personnage masculin (souvent le héros, mais pas toujours, comme Lyngstrand dans Fruen fra havet) d'artiste creux et impuissant, qui à force de prétendre à l'absolu, ne fait rien. Ordinairement dévoré par le doute et la proscrastination, son esprit est frappé au gré de circonstances fortes ou banales, et croit voir se dessiner une ambition nouvelle, propre à épanouir son potentiel et à libérer sa conscience, avant que ses ailes ne soient brutalements coupées par la crudité d'une vérité soudaine — et la chute d'autant plus cruelle.
Avant l'invention d'Alfred Allmers pour Lille Eyolf, ce profil est occupé dans le théâtre d'Ibsen, du souverain omnipotent au mauvais garnement, par Skule (grand duc presque-roi), Brand (pasteur et prédicateur), Gynt (garçon insolent), Julien l'Apostat (empereur), Ekdal (aspirant photographe), Rosmer (aspirant directeur de conscience), Tesman (aspirant professeur d'université), Solness (architecte), Lyngstrand (pseudo-sculpteur)…
¶ L'obsession d'absolu et de pureté. Dans le couple, les personnages passent leur temps à se mettre à l'épreuve, eux-mêmes ou l'un l'autre. Ainsi les échanges sur la capacité, à la lumière d'hypothèses toujours plus extrêmes, de mourir pour rejoindre l'enfant mort. Le vocabulaire est d'ailleurs exactement celui de Rosmer et Rebekka (le « saut [dans la mort] de sa propre volonté ») et de Brand (« exiger ne sert à rien, tout doit se donner librement » – même s'il était alors question de sacrifice).
Les personnages semblent ne pouvoir vivre sans avoir répondu à des questions, parfois sans importance fondamentale et purement hypothétiques, qui les hantent. Et placent ainsi ceux qui leur sont les plus proches sous le feu de leur questionnement cruel. Chez Ibsen, les personnages sont en général prêts à abandonner l'essentiel et le plus précieux pour la vague possibilité de mettre des mots sur la peur qui les dévore.
¶ D'un point de vue topographique, l'imaginaire est presque toujours le même : lieux isolés (ici, le littoral pas très loin de Christiania-Oslo), avec des échos sur la conquête industrielle du Nord — ici comme dans beaucoup de pièces (Samfundets Støtter, Fruen fra havet…), le ferry qui part ou arrive tient un rôle déterminant dans la précipitation des drames, et de plus l'ingénieur Borghejm tient ici un rôle important en tant que soupirant de la demi-sœur d'Allmers, ce qui lui donne le temps d'énoncer quelques paroles évocatrices sur son rôle de bâtisseur de routes nouvelles dans le Nord vierge. [L'image de la pierre à coutourner n'est pas si éloignée de l'étrange figure du Courbe que doit contourner Peer Gynt.]
3. Structure
À présent qu'on a dit en quoi Lille Eyolf était assurément un drame ibsenien, on peut regarder comment la pièce fonctionne. Car son ressort est assez différent de la plupart des pièces d'Ibsen. Son ressort principal (en tout cas en matière de dramaturgie) se trouve certes dans les âmes des protagonistes, mais l'action avance en réalité au moyen de deux événements majeurs et très spectaculaires, selon une modalité soudaine et brutale qui est plutôt inhabituelle.
La grande bascule à la fin de l'acte I : Borghejm annonce…
[Attention spoiler]
D'abord la mort de l'enfant-titre, qui intervient au tiers de l'œuvre (fin de l'acte I). Je suppose que pour un public qui n'avait pas encore vu Psycho, ce devait être assez puissamment marquant.
Puis la révélation de l'absence de lien de sang entre Allmers et sa demi-sœur Asta, qui rend soudain tangible la concrétisation d'un amour déjà vaguement incestueux.
[fin spoiler]
Les deux événéments interviennent de façon très soudaine, sans les volutes qui étranglent d'ordinaire les personnages d'Ibsen dans une incontournable et terrifiante connaissance plus profonde d'eux-mêmes. La seconde révélation, qui aurait pu être insinuante et constituer une intrigue très développée (ouvrant des abîmes en matière de frontière morale absolument floue), est très franchement explicitée et se résout assez rapidement par une fuite sans équivoque — sans le retour d'un de ces personnages qui sèment le trouble, comme c'est la coutume dans les autres pièces.
Pour une fois, il serait donc assez facile de dire de quoi parle l'œuvre. Trois ingrédients essentiellement : la jalousie exclusive de Rita, l'épouse d'Allmers (peut-être épousée seulement pour la subsistance de la demi-sœur semi-incestueuse d'Allmers), délaissée depuis l'accident d'Eyolf ; le deuil de deux parents face à l'accident de leur enfant (le déni, l'abattement, les reproches échangés, la résignation morne…), abondamment détaillé ; enfin, plus fugacement, la figure ambivalente d'Asta (à la fois double d'Eyolf et alternative à Rita), qui n'aboutit pas aux sordides équivoques du ménage à trois (façon Solness ou Aglavaine) qu'on pourrait anticiper.
L'essentiel de l'histoire étant centrée sur le deuil et la culpabilité des parents, on peut la trouver un peu complaisante dans l'horreur et la douleur (ce doit être impossible à supporter si on a soi-même vécu quelque chose de similaire, vraiment…), voire assez banale vue du XXIe siècle, tant les informations nous ont abreuvés de ces portraits de mères hurlantes ou inconsolables, tant la psychanalyse de comptoir a répété à l'envie l'enfilade déni-colère-abattement-acceptation… Néanmoins, pour une pièce de 1894, on ne peut qu'être impressionné de l'impudicité et de la précision dans la représentation des âmes… un travail d'orfèvre de ce point de vue même si, il faut bien l'avouer, on n'est pas forcément passionné par ce qui relève désormais de la banlité, voire des mauvaises pratiques d'audience des journaux télévisés.
Il n'empêche que l'œuvre conserve les qualités propres à Ibsen. Les causes du premier accident, longuement sous-entendues puis explicitées, procurent une profondeur psychologique terrible aux remords des parents (le texte original, rendu plus cru par les adaptateurs, dit qu'Allmers a été distrait puis s'est endormi parce que Rita se déshabillait…). On y retrouve alors l'infernal cercle de responsabilités et de causalités, infini et terrifiant : un simple accident qui n'aurait eu lieu sans la faute des parents, qui elle-même n'aurait eu lieu sans ce mariage motivé par la protection d'une sœur, qui se révèle ne même pas en être une… Une sorte de malédiction transmise dès la naissance, de génération en génération. Du Zola psychologique, mais épousant la forme sinueuse des flux de conscience successifs et contradictoires de chaque âme.
En outre, la conversation, comme toujours, se charge de propos divers qui reviennent en écho (ou pas), sans jamais être téléologiques : Ibsen éclate complètement ses contenus, et il se dégage, comme dans l'existence réelle, des lignes de force au milieu de beaucoup de détails pas forcément exploités, pas forcément pertinents, pas forcément vrais. C'est ce qui rend ses personnages et ses situations si insinuants, si frappant, si humains (et pas au sens idéalisé du terme).
La surprise, dans ce cadre vraiment désespéré, est d'assister à cette fin radieuse, peu fréquente et sans doute un peu abrupte pour être crédible, où le couple décide d'ouvrir sa maison aux petits pauvres du rivage qui n'ont rien fait pour sauver leur enfant — prenant soudain conscience de l'existence d'autres souffrances, dans une sorte de délire bienheureux, d'abandon christique à la générosité et à la douleur simultanément (le sacrifice de la maison, probablement saccagée, est explicité par Rita).
Il faut dire que vu ce qu'on connaît des personnages d'Ibsen, et des Allmers en particulier, on a peine à croire qu'un grain de sable ne viendra pas les faire écrouler de leur résolution vers une déréliction encore plus absolue.
Il manque un acte, et presque une pièce pour développer la suite.
4. Autres contenus
Beaucoup d'autres éléments, parfois simplement effleurés et trop longs à lister, font la singularité de cette pièce.
¶ Eyolf, enfant riche mais impotent, moqué peut-être davantage par ressentiment envers cette grande maison qui domine la plage où, tel Golaud méprisant les pauvres, les Allmers mènent une existence indifférente aux souffrances des simples humains. En tout cas, l'une des répliques du petit Eyolf le laisse penser.
¶ Le portrait impressionnant et assez terrifiant de Rita, exclusive jusqu'à jalouser son enfant et à prononcer de terribles blasphèmes qui, aujourd'hui encore, paraissent bien hardis pour une mère. Mais cela se fait avec de véritable soubassements et une construction progressive qui rendent le personnage réellement complet, et certainement pas un épouvantail.
¶ L'apparition fantastique de la « Dame aux rats », décalque du Joueur de flûte de Hamelin, décrite par Allmers comme une ancienne compagne de voyage (il le dit plus tard, la Mort qu'il avait cru enfin trouver lors de son dernier voyage). Le lien métaphorique entre les rats et l'enfant, de même que les raisons, comme le Joueur de flûte, de se venger de la famille, ne sont absolument pas avancées dans toute la pièce… apparition un peu gratuite qui ne fait pas de retour comme les autres oiseaux de mauvais augure d'Ibsen, image des contes tout à fait exotique dans cet univers d'extrême réalisme domestique.
¶ Le double sens de la mort d'Eyolf : à la fois celle du fils, et celle de la demi-sœur (surnommée ainsi dans leur jeunesse), lorsqu'on découvre son identité réelle.
¶ D'une manière générale, peu d'humour par rapport aux standards d'Ibsen.
¶ L'inhabituelle condition du « par amour », réclamée par Rita et reformulée par Allmers, censée donner de la valeur aux actes. Ce n'est pas une logique vraiment habituelle chez Ibsen — la condition pour la beauté, le sens ou la valeur d'un acte sont chez lui en général plutôt sa liberté — or elle est impossible à remplir dans un univers socialement et psychologiquement contraint.
Je ne suis pas sûr d'en mesurer toutes les implications, mais je crois que ces quelques allusions éclaireraient encore différemment le texte à sa relecture.
5. L'adaptation des Cambrioleurs
Pour la série de représentations en cours (mise en scène de Julie Berès, traduction d'Alice Zeniter, et adaptation à laquelle se joint Nicolas Richard), la compagnie annonce une adaptation de l'œuvre d'Ibsen. Elle reste marginale, car on assiste bel et bien à la pièce d'Ibsen, avec toutes ses composantes et globalement le même texte. Néanmoins, certains aménagements ont lieu :
Des ajouts et inversions : la pièce débute normalement par l'arrivée d'Asta et non avec le retour d'Allmers, et ne s'achève pas sur les mêmes répliques. De même à l'intérieur de la pièce (la fin de l'acte I est différente dans le détail). Certains paraissent ne pas ajouter (ni retrancher) beaucoup, d'autres sont adroits, comme ce début silencieux et ces quelques répliques où Rita, amoureuse éperdue, accueille très chaleureusement un Allmers distant avant d'être interrompue par l'arrivée de Rita. Cet ajustement-là campe en quelques instants la situation dans sa profondeur, très habilement.
Des actualisations ou modifications lexicales :
l'argent de Rita n'est plus simplement mentionné comme sa « fortune », mais comme ses « chateaux et comptes en Suisse »,
la « Dame aux rats » porte un nom (Mme Wolf), qui est même glosé par l'enfant (« ça veut dire loup »),
Allmers est le plus souvent appelé Alfred chez Ibsen, mais ici (pour des raisons de clarté ?), il l'est invariablement par son patronyme ;
les « esprits » qui émanent de l'enfant sont remplacés par « le mauvais œil » ;
Rita dit explicitement ce qu'ils faisaient pendant que le nourrisson tombait de la table, alors que le texte original parle de façon plus équivoque de Rita qui était en train de se déshabiller et d'Allmers qui finit par s'endormir « du sommeil du juste ».
6. L'interprétation des Cambrioleurs
J'y vois deux parties : le premier acte et les trois autres.
Quelle eſt donc cette ardeur nouvelle
Dont tous mes ſens sont embraſez ;
Quelle vifve flamme etincelle ?
L'emotion des beaux phraſés,
La puiſſance de la Muſique,
M'ont-elles à ce point tranſporté
De déduit, d'extaſe myſtique ?
Les Billettes à la Cité
De Dieu donnerent le chauffage :
D'abord sur les murs épandu,
Puis cuiſant les chaises d'uſage
Dans un gaſpillage éperdu.
Son Bras jamais ne ſe fatigue,
Le Seigneur eſt mon ſeul ſoutien,
Et juſque ſous les bancs prodigue –
Voilà d'où cette chaleur vient.
Non, ce n'est pas la Honte extrême,
Non, ce n'est pas l'Amour ailé
Ni ſes douceurs : c'est la peau même
De mon fondement tout brûlé.
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Compères et commères spectateurs, veuillez noter : l'église des Billettes (Paris IVe), déjà bien isolée et parfaitement chauffée, a installé des radiateurs (puissants) sous chaque banc. Liquéfaction fondementale garantie.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Littérature a suscité :
À l'occasion de la présidence grecque du Conseil Européen, on donnait Antigone de Sophocle (le 12 juin) dans la grande salle de l'UNESCO. Quelques remarques.
¶ Contrairement à ce qui avait été annoncé par certains sites, la représentation n'était pas en grec ancien, mais en grec d'aujourd'hui. Les sonorités sont donc assez considérablement différentes (beaucoup de désinences sonnent différemment), et la traduction de Nikos Panayiotopoulos m'a eu tout l'air d'opter pour la prose. Tout ce qu'on pouvait espérer de frisson archaïque et incantatoire était donc absent.
Le grec tel qu'il est parlé aujourd'hui se caractérise par un spectre assez clair et étroit, qui ne favorise pas les grands intervalles mélodiques, mais qui était servi par des comédiens capables d'user d'autres paramètres (rythmes, timbres) pour toucher le public.
¶ Autre bizarrerie, une sorte de musique d'atmosphère planante alla Vangelis, créée par Monika, une compositrice de 26 ans, remarquée sur MySpace il y a quelques années ; elle a incontestablement des notions d'harmonie, mais alors que j'attendais une soirée archaïsante, je me retrouve avec une représentation de théâtre plus traditionnel, sonorisée (indispensable vu la nature de la salle) et accompagnée en permanence de musique... sauf pour le kommos d'Antigone (l'adieu au soleil, à l'origine chanté en dorien) ou la παρακαταλογή (« parakataloguè », mélodrame) du désespoir de Créon — étant un lecteur occasionnel du grec, je n'ai pas eu la patience d'aller vérifier la présence de dimètres anapestiques à cet endroit, mais il me semble que le ton d'ensemble et son emplacement vers l'exodos concordent assez bien.
Ainsi, alors que toute la pièce, jusqu'aux parties parlées des épisodes, est en permanence baignée dans un fond sonore, les moments les plus dramatiques, prévus pour le chant ou au minimum un accompagnement musical, sont exceptionnellement à nu. L'effet de contraste est là, de fait, mais à rebours de la logique initiale de l'auteur-compositeur : une musique inoffensive, qui se tait pendant les sommets de tension.
¶ Une fois que l'on a accepté que l'on assistait à une représentation finalement assez standard, on passait une bonne soirée. Pas toujours convaincu par les partis pris de la mise en scène de Natassa Triantaphylli, qui tendait à rendre les personnages (en particulier Créon) un peu extravertis et braillards vu leur rang, mais on a aussi bénéficié de belles images — ainsi la tendresse de Créon pour Antigone, à laquelle le texte de Sophocle, en les mettant en présence une fois la désobéissance accomplie, ne fait pas de place.
¶ Lena Papaligoura, Antigone, voix claire et bien timbrée, tenait sur ses épaules une partie de la soirée, avec un vrai bonheur. Mais la leçon de théâtre est venue de Lydia Fotopoulou, coryphée et chœur à la fois, qui se métamorphose, corps et voix, en Tirésias ; en une seconde, c'est un nouveau personnage, terriblement évocateur et poétique, qui surgit, avant de se disperser. Son rôle statique et descriptif n'est pas pourtant pas facile, mais elle permet la réussite d'un dispositif risqué.
Pas tout à fait l'expérience attendue, mais un bon moment néanmoins, et qui a peu de probabilité de se reproduire !
J'aimerais tout de même avoir l'opportunité d'entendre le texte ronronner dans sa langue originale, si possible par des grecs, et accompagné de musique, à présent qu'on a une image un peu plus précise de ce qu'elle était — et quitte à la re-composer, et même dans un autre style (car la musique d'alors n'est plus tellement émouvante pour nous). Un jour, je l'espère.
Pour tout un tas de raisons (qui ne vous regardent pas), j'ai manqué Pan Tadeusz ce soir, donné à la MC93 de Bobigny, dans une adaptation théâtrale en biélorusse. Mais cela n'empêche pas d'en parler, bien au contraire.
D'une certaine manière, je suis presque satisfait de l'avoir manqué, plutôt que de voir d'autres le manquer.
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1. L'original épique
Pan Tadeusz est considéré comme le monument de la langue polonaise, sa grande épopée fondatrice – qui, écho pas si fortuit au fil des siècles, reste d'actualité, avec ses oppositions de familles pro-locales et pro-russes.
Son adaptation en biélorusse n'est pas fantaisiste : de langue polonaise, né à Zaosie, dans la partie lithuanienne de ce qui avait été la Pologne (alors unie au Grand-Duché de Lithuanie) avant les Trois Partages, Mickiewicz aurait aujourd'hui appartenu au Bélarus. Même s'il illustre la langue polonaise, chacun de ces pays continue de lui vouer un culte et de le programmer, quitte à l'adapter.
La fin du manuscrit de Pan Tadeusz.
Il se trouve que Pan Tadeusz est aussi l'un de mes livres les plus chers – pas tant pour son propos narratif que pour son verbe agile et son ton espiègle. Difficile de rencontrer une épopée aussi dépourvue d'esprit de sérieux : plutôt qu'à Goethe, Oehlenschläger ou Hugo, il faut viser La Fontaine (Psyché), Eugène Onéguine ou une hypothétique épopée de Mérimée pour se représenter de quoi il retourne. Ses actions peuvent peut-être paraître au petit pied, même si elles signifient beaucoup pour les polonais, mais la description, sans flatterie, des mœurs locales, et la micro-insurrection qui s'y déroulent sont d'une saveur extraordinaire.
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2. Une adaptation théâtrale et problématique
Impossible de rater une telle programmation, en conséquence. Néanmoins, le projet se heurte à plusieurs difficultés, pour ne pas dire impossibilités.
¶ La traduction en biélorusse, une langue distincte, sensiblement plus distante du polonais que l'ukrainein, fait perdre la saveur verbale et la versification.
¶ L'adaptation théâtrale va nécessairement tirer l'œuvre vers sa matière narrative (pas fondamentalement émouvante, contrairement à Onéguine qui résiste très bien à l'exercice, même sans musique, grâce à ses psychologies attachantes), donc vers une suite de saynètes pas très épaisses, pas très profondes non plus. Le pittoresque peut vite se changer en grotesque, et la noblesse regardée avec un brin de distance paraître soudain froidement solennelle.
D'ailleurs, le célèbre film (1999) d'Andrzej Wajda qui a déjà été tiré de l'œuvre est assez épouvantable de froide kitscherie, à telle enseigne qu'il en est difficilement regardable, surtout si l'on y cherche quelque chose de l'original.
¶ Surtout, l'adaptation de Siarhej Kavalou et la mise en scène de Mikałaj Pinihin (pour les forces du Théâtre National Biélorusse Yanka Kupala), qui utilise au passage des extraits du film de Wajda, sentent leur province russe – Minsk n'étant pas exactement le centre du monde culturel slave. Le visuel – parfaitement parallèle à la scène, manquant ostensiblement de moyens, mais cherchant à tout prix à mimer la littéralité – évoque assez les représentations d'opéra telles qu'elles se donnaient jadis... et se donnent encore à l'Est de l'Oural. Dans une œuvre où la matière à raconter serait palpitante, il y aurait de quoi se contenter ; mais sans les mots, dans Pan Tadeusz, je ne suis vraiment pas sûr qu'il y ait de quoi se pâmer.
Je vous laisse découvrir le visuel (ne parlons pas de la musique, s'il vous plaît) qui m'a passablement terrifié :
Difficile de suggérer un spectacle plus littéral, fragmenté, et moins distancié – n'est-ce pas ?
Je me dis que je ne suis peut-être pas le seul à avoir manqué Pan Tadeusz, ce soir.
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3. Au delà des hypothèses
Néanmoins, il est remarquable qu'au sein d'une saison déjà aussi exigeante, et prodigue en théâtre slave (et quand je dis slave, c'est déclamé en slave qu'il faut entendre), la MC93 ait proposé, après Onéguine et les Trois Sœurs, cet autre monument, fût-il sommairement adapté.
Je serais fort intéressé de disposer d'échos de lecteurs qui s'y seraient rendus, pour confirmer ou infirmer ces intuitions – je trouve la vidéo éloquente sur le parti pris assez plat, mais la grâce ne se capte pas en extraits. Par ailleurs, que valait la traduction ? Que valait la déclamation ?
Je me console en me disant qu'ainsi, je n'aurai pas contribué à l'opération de relations publiques de l'Ambassade de Biélorussie, ni participé à la célébration indirecte d'un tyranneau médiocre mais nuisible. On fait comme on peut.
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4. Et chez soi
Pour ceux qui souhaiteraient découvrir l'œuvre en français, il existe, comme pourOnéguine, une traduction en souples alexandrins de Roger Legras (L'Âge d'Homme, 1992), à la fois exacte en polonais, extraordinairement fluide en français, et d'un esprit ravageur. Je le tiens, tel quel, pour l'un des plus beaux livres de langue française.
M'étant rendu compte que peu de monde – personne, en fait – ne semblait l'avoir lu autour de moi, parmi de parfaits honnêtes hommes pourtant, je me dis que ce non-événement personnel (et peut-être artistique) est potentiellement l'occasion de donner, à l'intention de mes honorables lecteurs, un coup de pouce à ce jalon considérable de l'art européen.
Ce titre incongru qui tombe si bien en français (avec toute la distinction de l'état sauvage, opposé à ce grenier où se recrée l'artifice de la nature) est l'exact équivalent du titre bokmål : Vildanden — « vild- » (sauvage), « -and- » (canard), « -en » (article défini).
1. Une pièce d'Ibsen...
Écrite en pleine maturité, entre Un ennemi du peuple et La Maison Rosmer, on y retrouve les habituels invariants d'Ibsen, avec le processus de dévoilement inévitable en guise d'intrigue, qui finit par assigner à chacun son identité authentique, mais provoque aussi l'effondrement de toute la cellule familiale, voire de la société tout entière. La question du sacrifice, et même de son caractère désirable et joyeux (le mot est martelé à la fin de Rosmersholm), en guise d'expiation, est aussi au centre des enjeux.
La révélation finale du sacrifice, avant le dénouement – dans l'édition originale de 1885.
En cela, Le canard sauvage a beaucoup de points communs avec Brand : choix délibéré du chemin le plus difficile et le plus destructeur, sacrifice de l'enfant, vengeance de la nature (sans raison explicite). Écho inversé, car ce qui était (peut-être) exalté dans Brand, et qui paraît sublime dans la plupart des pièces d'Ibsen est ici tourné en dérision (dans un sarcasme glaçant). Le doute vertigineux sur la paternité, en revanche, est plutôt celui des Prétendants à la Couronne (qui semble moins prisé des metteurs en scène du fait de son historicité, mais qu'il faut vraiment songer à créer en France !), rendant l'univers entier alternativement exemplaire et d'une injustice qui oblitère jusqu'à la possibilité de l'existence de Dieu, dans une oscillation de la morale proprement quantique.
Par ailleurs, son personnage féminin principal, coupable d'une faute largement balancée par son dévouement conjugal, mais calme et impavide face aux reproches d'un mari, noue une forme parenté avec Nora de la Maison de poupée.
2. ... à front renversé
Si l'intrigue partage les mêmes fondements que la plupart des autres pièces d'Ibsen, elle présente toutefois plusieurs contradictions qui la rendent singulière.
Le sujet de la révélation est prévisible (dans Solness, le point d'arrivée est prédictible, mais pas nécessairement la forme et la nature des dévoilements), si bien qu'Ibsen l'effectue hors scène, entre les actes III et IV – alors que sa dramaturgie culmine généralement dans les instants qui suivent ces épiphanies.
Il faut dire que tout annonce le dénouement ; l'exposition, à défaut de montrer immédiatement les personnages les plus présents, aborde immédiatement le cœur du problème et de la « mission morale ».
Car, ici, la révélation n'est pas dictée par des événements, mais par la volonté d'une personne seule, qui prend le parti de faire voir la cruelle vérité à son ami, contre son gré. Aussi, le propos du dramaturge, qui paraît ailleurs séduit, comme les écrivains romantiques, par le choix de la destruction, semble cette fois assez sévère sur le dévoilement, en lui opposant le mensonge nécessaire à la vie, et une réalité tellement plus absurde et insensée que le mensonge.
L'idéaliste solitaire et sa victime sont même ouvertement tournés en ridicule (le public plus qu'à l'accoutumée, en effet la distanciation est patente), en particulier le père de famille scandalisé mais velléitaire, tranquillement infantilisé par sa femme à coups de propositions de petit déjeuner et d'aide ménagère, renonçant finalement à sa colère par flemme de faire ses valises.
Le cadre varie lui aussi : pour une fois, le lieu n'est pas relié à la nature (même lorsque les intrigues se passent en ville, les personnages vont et viennent, notamment par la mer, comme dans Samfundets Støtter et bien sûr Fruen fra havet), qui réapparaît à travers l'étrange récurrence de la phrase du vieil Ekdal : « Skogen hævner » (Elle se venge, la forêt). L'allégorie du canard sauvage – on pourrait dire du canard boiteux, puisque c'est de cela qu'il s'agit – appliquable tantôt au mari englué dans son univers de mensonge, tantôt à son épouse dissimulatrice, tantôt à l'enfant peut-être illégitime, relie ainsi la logique interne de l'intrigue à une forme de punition supérieure : ce mensonge destructeur est le reflet de la vie artificieuse de ces citadins qui croient retrouver la nature dans leur grenier. Et tôt ou tard, la forêt se venge.
La forêt comme substitut de la vérité... Mêlé à certaines répliques anodines, on croirait réellement se retrouver chez Maeterlinck.
Étrangement, cette pièce aux rouages dramaturgiques sommaires est l'une des mieux écrites d'Ibsen, où les finesses et les allusions abondent, où la dissection maladive des micro-expressions des interlocuteurs annonce quasiment les angoisses méta-verbales de Sarraute. Elle n'est pas la plus forte émotionnellement, mais sa langue y est moins banale : sans être plus sophistiquée, elle ménage quantité de subtilités très plaisantes – inférieure dans la macrostructure, supérieure dans le détail.
3. Sur la Colline
Peut-être grâce à la substance même délivrée par Ibsen, la traduction d'Éloi Recoing me paraît plus réussie qu'à l'accoutumée, et sonne parfaitement en français, comme si elle venait d'être écrite – sans s'éloigner pour autant de la lettre et de l'esprit de l'original.
Le Bal d'anniversaire de Tania dans la vision de Rimas Tuminas, avec les arrangements musicaux de Faustas Latenas. Chant assuré par des membres du Théâtre Vakhtangov.
1. Traduire
Eugène Onéguine est déjà un objet étrange : le roman en vers est passé de mode depuis quelques siècles, si bien qu'il se ressent plus aisément comme un grand poème narratif, voire une courte épopée au ton singulièrement badin. Sa lecture, en traduction, pose déjà d'innombrables problèmes, car il faut naviguer sans cesse entre la précision du texte originel (rempli d'images piquantes), sa syntaxe décisive pour le rythme d'ensemble, son caractère fluide et taquin, et enfin la contrainte poétique de la langue d'arrivée, car Onéguine est tout sauf de la prose (quoique son esprit ne soit pas si éloigné des meilleures nouvelles de Mérimée).
Certains traducteurs ont renoncé au vers (Tourgueniev-Louis Viardot, Revue nationale et étrangère 1863 ; Roger Clarke, Wordsworth 2005; Béesau, Franck 1868), d'autres ont raboté le sens, ou bien ont perdu le naturel ou le sourire (Jean-Louis Backès chez Folio).
On trouve néanmoins quelques belles traductions versifiées et rimées chez les anglais :
¶ Chez les versions anciennes, Henry Spalding (Macmillan 1881) se caractérise par la conservation du vers et du naturel ; son flux est très égal, jamais heurté, malgré les nombreuses incidentes du texte. Par ailleurs, d'une grande exactitude.
¶ Les qualités de Charles Johnson (Penguin 1977) seraient similaires, mais il semble davantage gagné par le sérieux – et ajoute des éléments absents de l'original pour pouvoir compléter ses vers.
¶ J'aime beaucoup le piquant de Tom Beck (Dedalus 2004), dont le caractère spirituel tente de répondre à celui de Pouchkine... la traduction de langue anglaise que j'aime le plus lire ; néanmoins beaucoup d'informations sont déplacées ou ajoutées, et le détail littéral est accommodé, si bien que ce n'est pas une référence pour qui veut véritablement aborder l'ouvrage de Pouchkine dans sa précision. En revanche, pour la lecture d'une belle œuvre, cette traduction apporte bien des satisfactions.
... et il en va de même en français :
¶ Tout le monde a vanté jusqu'à l'hystérie, et à juste titre, la version d'André Markowicz (Babel 2008), merveilleuse d'invention verbale, et comme toujours attentive au détail. Markowicz triomphe pour la sonorité, c'est une traduction à lire lentement et à haute voix : sa syntaxe est courte, mais ses articulations et références sont complexes à saisir en lecture cursive. Néanmoins, ce degré de soin se retrouve chez d'autres, avec d'autres qualités.
¶ À l'opposé, Roger Legras (L'Âge d'Homme 1994), avec un lexique infiniment plus simple, sonnerait peut-être platement au théâtre... mais son exactitude suprême (le plus proche de Pouchkine parmi ces trois versions, à ce qu'il m'a semblé – au prix de quelques déplacements d'un vers à l'autre, contrairement à Markowicz, mais ce me paraît un enjeu tout à fait secondaire) et sa fulgurance dans le badinage (il faut, à ce titre, absolument lire son Pan Tadeusz de Mickiewicz) en font un sommet, beaucoup plus conforme aux plaisirs de la lecture silencieuse.
¶ Moins spectaculaire que les deux précédents (mais les traductions de Legras et Markowicz sont en elles-mêmes, indépendamment des originaux, des sommets de la langue française), Charles Weinstein (L'Harmattan 2010) travaille sur la fluidité du texte d'arrivée – ici aussi, davantage dans la perspective d'une lecture silencieuse. Cela se dévore comme un vrai roman, tout glisse ; on perd un peu de la saveur des incidentes, références et saillies, mais tout le contenu littéral du texte est là, dans une traduction facile à lire à l'extrême.
Et, franchement, malgré ce qu'on entend souvent, on peut prendre un plaisir assez conforme à l'original avec ces traductions, en particulier Spalding, Legras, Beck et Markowicz.
2. Au théâtre
La question de la traduction ne se posait pas dans les représentations en russe du Théâtre Vakhtangov de Moscou, importées à la MC93 de Bobigny. Mais l'adaptation théâtrale d'une œuvre aussi emblématique, avec une intrigue aisément dramatisable, et contenant déjà de nombreux dialogues, est irrépréssiblement tentante – pour les artistes comme pour le public.
Evguenia Kregjdé en Tatiana.
En revanche, une adaptation théâtrale, à plus forte raison dans la langue originale, ouvre plusieurs possibilités.
¶ Je mets de côté les adaptations sauvages qui se contentent de tout récrire en développant simplement le synopsis des principales actions du roman, souvent en en profanant le caractère unique – souvent émouvant, mais toujours plaisant et légèrement distancié. Par exemple le pilonnage à l'arme lourde post-postromantique par le chorégraphe John Cranko.
¶ On peut donc utiliser une pièce de théâtre récrite (c'est dangereux en russe, du fait de l'inévitable comparaison), en insérant des moments de bravoure littéralement tirés de Pouchkine : la lettre, le poème de Lenski, le billet du repentir, la leçon finale de Tatiana... C'est le cas du livret de Chilovski & Tchaïkovski pour le célèbre opéra. Certes, cette version élimine très largement la légèreté du roman, mais elle offre sa lecture de plusieurs moments de parole cohérents dans le texte de Pouchkine – quitte à traiter la dernière rimaillerie de Lenski, pourtant moquée (sincèrement ?) par le narrateur lui-même, avec un bouleversant pathétique, complètement au premier degré.
Dans sa perspective sérieuse, c'est une éclatante réussite, mais on pourrait – et nul doute que cela a été fait – conserver le principe de l'œuvre nouvelle incluant des morceaux attendus du poème, et l'adapter plus exactement au ton du roman.
¶ Autre possibilité, et c'est ce à quoi je m'attendais dans la version de Rimas Tuminas hier, on peut fonder toute sa pièce sur le texte de Pouchkine, et ajouter des dialogues en prose pour combler les paroles ou les récits qui manquent dans tel échange, dans telle situation ; ou bien remplacer les endroits où le poème est chargé de références et de divagations qui ne conviennent pas bien à l'empathie de la scène.
Ce serait à mon avis la façon la plus satisfaisante esthétiquement... tout en restant possible scéniquement.
¶ Finalement, Rimas Tuminas a choisi un sentier difficile : l'usage exclusif du texte de Pouchkine. Avec tout ce que cela suppose de distorsion entre les ellipses du narrateur (ou les résumés sommaires) et les impératifs du théâtre, où il faut montrer – et, dans la mesure du possible, faire parler les personnages, dont les répliques sont la plupart du temps très courtes dans le roman.
Tuminas y ajoute quelques mots çà et là, et des chansons, mais il n'y a pas de paraphrase récrite du contenu de Pouchkine.
3. Rimas Tuminas et le Théâtre Vakhtangov
En réalité, la logique du spectacle ne repose pas sur l'usage exclusif du texte de Pouchkine, dont il faudrait tâcher de rééquilibrer les résumés par quantité d'astuces visuelles.
Le poème de Pouchkine, à l'exception de grands moments (un peu du début, la nuit de la lettre, la prémonition de Tania, le dernier poème de Lenski, les paroles de la Tante, les reproches finaux...), n'est présent qu'à l'état de fragments ; par ailleurs les stances utilisées sont sévèrement ébarbillées pour en retirer les digressions et ornements (en effet gênants à la scène).
Les parties narratives ne sont pas évitées, et tenues par plusieurs personnages, dont l'Onéguine mûr (tandis que le jeune Onéguine mime surtout ses scènes) et plusieurs figures aux identités moins définies (dont une sorte de Lenski « futur », d'après le suicide). Quelquefois les personnages-acteurs eux-mêmes empruntent les paroles du narrateur qui les décrivent. La parole du poète circule ainsi à travers le plateau, sans tenir compte des compartiments narratologiques : le narrateur peut dire des dialogues et les personnages peuvent commenter, ce qui permet une plus grande souplesse (et davantage de surprises) dans la circulation de la parole.
L'équilibre se fait en réalité avec la musique, omniprésente, en bande son amplifiée ou en chansons (accompagnées d'un piano sur scène, de l'accordéon d'Olga, de la mandoline de la vagabonde...). Faustas Latenas inclut des chansons populaires russes et françaises de toutes époques, arrange des thèmes de Tchaïkovski et Chostakovitch... et utilise même la Barcarolle des Contes d'Hoffmann dans une version pour trompette concertante par lents aplats d'accords, si bien que la parenté n'est pas d'abord décelable. Ces moments musicaux peuvent durer très longuement, et représentent des sortes de numéros clos, voire de points d'arrivée, d'apogée – ainsi la succession infinie de chansons pour le Bal d'anniversaire de Tatiana (vingt minutes ? une demi-heure ?), qui semble une œuvre en soi, comme le bal de la Cendrillon de Viardot, qui permet à la musique de s'épanouir longuement.
Et tout est remarquablement soigné de ce point de vue : les chanteuses du « corps de ballet » présent sur scène (les voisines de Tatiana, sans doute) font montre d'une remarquable technique vocale – l'une d'elle, Anna Antonova, parvient même, dotée d'une très belle voix d'alto, à exécuter un air comique où elle caricature sa propre voix, tout en passant soudain au belting le plus glorieux, immédiatement suivi d'un saisissant effet de saturation (exécuté de façon parfaitement saine).
De même, l'air de rien, les gestes sont synchronisés au cordeau avec la bande son : lorsque la ritournelle module au ton supérieur, on aboutit à la fin du geste chez le « vieil » Onéguine, alors même qu'il n'y a pas d'impératif musical à ce moment-là.
Anna Antonova.
Ainsi, pendant une très large part du spectacle, les personnages défilent sans texte sur cette bande originale. Le spectacle m'a en bonne logique paru assez long à démarrer – « à quoi servent ces intermèdes ? », « quand commence-t-on ? », le temps d'appréhender pleinement son économie : le texte nourrit ce qui est montré sur scène, mais ce qui est montré sur scène ne se limite pas au texte.
Parmi ces étranges arrêts, quelquefois le metteur en scène se joue de nous et extirpe trois vers innocents pour monter une scène entière – ainsi de la chasse au lapin complètement fantaisiste, pendant le voyage vers Moscou, qui est de toute évidence inspirée d'une comparaison prise à un autre endroit du roman : Tatiana, au moment où Onéguine paraît pour la première fois après la lecture de la lettre, est comparée au lièvre qui tremble d'apercevoir soudain le chasseur embusqué (III,40).
D'autres fois, la logique d'inclusion est encore moins évidente, comme cette jolie scène de rencontre où Tatiana (représentée à l'instant dans un bal de Saint-Pétersbourg) avec le prince, où ils se partagent ingénument un pot de confiture – dans le texte, tout indique au contraire que Tania a choisi un époux par devoir, et plutôt d'assez mauvaise grâce (« Ma mère me suppliait en pleurant… toutes les destinées m’étaient égales… je me mariai. »), et cette figure d'un calme bonheur alternatif doit tout aux désirs des adapteurs, bien peu au propos de Pouchkine. (Il y a même contradiction explicite de Pouchkine lorsqu'elle paraît être affectée par la vue d'Onéguine alors qu'elle est au bras de son mari : « Rien de ce qui se passa dans son âme ne se trahit. Le son de sa voix resta le même ; son salut fut également affable et gracieux. Parole d’honneur ! Non seulement elle ne frémit pas, ne devint ni pâle ni rouge ; mais son sourcil même ne fit aucun mouvement, et sa lèvre ne se serra point. »)
D'autres jeux avec le texte sont plus subtils, comme l'écho de Tatiana se cachant du narrateur lorsqu'il révèle qu'elle trace les initiales d'Onéguine sur les vitres, ou comme cette figure de Nicolas Poussin (remplaçant Triquet ?) qui dépose à ses pieds un de ses paysages – il m'a semblé, de loin, que c'était celui au Buveur.
Chez Tuminas, Tatiana est clairement le personnage principal : c'est elle qu'on voit le plus, c'est aussi le seul personnage principal à parler relativement abondamment (l'Onéguine mûr n'étant pas vraiment inclus dans les actions du plateau). Son profil tranche avec la représentation qu'on peut légitimement s'en faire, en lisant le texte : la Tania de Tuminas est très décidée et burlesque, très touchante mais moins timide et fragile que l'originale, soulevant avec énergie et gaucherie le lit en fer forgé qu'elle installe et tire elle-même hors de scène, se cachant sous le banc pour ne pas être vue, puis, gênée des reproches et interdite, restant debout sur l'assise, en décalage complet avec toute logique.
Et, une fois qu'Onéguine est éconduit, tout s'arrête, et c'est elle qui fait la dernière image, semi-onirique, du spectacle – enlacée à l'ours de son rêve (qui avait déjà discrètement été convoqué pour son anniversaire sous forme de peluche).
La scène de la chambre, avec Tania (Evguenia Kregjdé) et Filipevna (Ludmila Maskakova).
On peut être à juste titre frustré, tandis que ces digressions occupent une place que les moments forts de l'intrigue sont obligés de céder, de ne pas voir réellement Onéguine, mais plutôt une rêverie assez libre sur sa matière ; et je l'ai été pendant une partie du spectacle, jusqu'à ce que la force de ces étranges atmosphères me fasse rendre les armes. Par ailleurs, la moindre allusion est nourrie d'une lecture attentive des recoins du poème, et l'esprit espiègle qui règne est une façon indirecte, au bout du compte, de rendre justice au ton singulier du roman de Pouchkine.
Le sujet est passionnant, mais je mentionne surtout cette gourmandise parce que voir et entendre Patrice Cambronne est toujours un enchantement. En plus du fond limpide, cette espièglerie délicieuse donne une saveur assez jubilatoire à ses communications, où je tâche de me presser auprès de mon prochain, dès que j'en ai l'occasion.
[Les plus glottophiles et superficiels d'entre nous seront frappés par la voix exceptionnellement haute, émise à la limite mécanisme II.]
Grâce à l'ouverture des Universités sur le vaste monde, d'autres conférences sont disponibles. De quoi s'amuser en bonne compagnie.
TOUR DE GUET AU-DESSUS D'UNE DES PORTES PRINCIPALES DE CARTHAGE
(Le portier avec son fils.)
PORTIER — Enfant, regarde bien car aujourd'hui, tu vois quelque chose dont tu pourras parler dans cent ans, et par chance le temps est clair.
GARÇON — Oh la joyeuse musique ! Les armures rutilantes !
PORTIER — Vois-tu les deux nuanges de poussière ?
GARÇON — Ceux qui assombrissent le ciel à gauche et qui tourbillonnent pêle-mêle ?
PORTIER — C'est la cavallerie numide contre la cavalerie romaine. La nôtre gagne du terrain, grâce en soit rendue aux dieux !
GARÇON — Qu'est-ce qui grouille et se tord derrière elle sur le sol, comme si ça voulait se lever et partir, sans y arriver ?
PORTIER — Des blessés et des mourants, mon fils.
GARÇON — Personne ne les secourt ?
PORTIER — Après. Dans la chaleur de la bataille, cela prend du temps et c'est dangereux, c'est ce qu'affirme notre voisin, le chirurgien-barbier
GARÇON — Là, au milieu des troupes, père... Hou, comme les lances se dressent, on dirait presque les cheveux de grand-mère quand elle glapit !
PORTIER (le talochant) — Polisson, n'insulte pas ta grand-mère !
GARÇON — Je n'ai pas le droit de dire ce que j'ai vu ? (Il veut partir.)
PORTIER — Gamin, tu restes là.
GARÇON — Ma leçon... j'arriverai en retard.
PORTIER — Je t'excuserai... Regarde les deux lignes de bataille centrales qui se heurtent.
[...]
GARÇON — Père, père ! Il y a trop peu de gens ! L'ennemi le déborde !
PORTIER — Bah ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Regarde, il se maintient à la surface, il patauge fort bien là-dedans ; où il est, le sang ficle jusqu'au ciel ! (Le garçon se couvre le yeux.) Ôte tes mains de tes yeux... Carthage gagne !
GARÇON — … Qu'est-ce que c'est que cette masse de fer qui s'approche dans le lointain ? Froide, étincelante, tranquille et qui progresse pourtant... Les blocs de glace à Thulé, c'est la même chose, comme dit notre maître d'école !
PORTIER — Singe, c'est l'ultime force romaine... Hannibal en personne se précipite déjà vers elle à bride abattue, il y aiguise son épée et met la glace en pièces.
GARÇON — C'est ce qu'il fait, mais elle se fige et se referme toujours... les nôtres s'exténuent...
PORTIER — Il la brise avec sa petite troupe... regarde, la brèche !
GARÇON — Oui, et il revient dégoulinant de sang, avec une soixantaine d'homme !
PORTIER — Quelle affaire diabolique !
GARÇON — Du bras il fait un appel à l'aide à la multitude qui se trouve près de nous, si joliment équipée d'argent. Elle ne bouge pas.
PORTIER — Ils devraient être fous pour risquer leurs coûteux équipements et leurs précieuses vies. Il leur suffit d'être là et d'inspirer du respect à l'ennemi. Parle d'eux avec plus de prudence, gamin. Ce sont les fils de nos familles les plus considérées, et il dépend d'eux, à l'avenir, que tu sois mon successeur ou non... ce sont les Immortels !
GARÇON — Parce qu'ils décampent, comme maintenant, avant qu'on ne les tue ?
Extrait de la traduction de Cornélia et Jean-Jacques Langendorf.
J'espérais pouvoir voir un pièce de Grabbe sur scène depuis très longtemps, et encore une fois, le Théâtre de Gennevilliers étant là où on ne l'attendait pas, me voilà servi.
Hannibal (de 1835, mais créé seulement en 1918) n'est pas forcément un chef-d'œuvre théâtral en soi ; il s'agit plutôt d'une retranscription à peine révisée d'une collection de petites scènes tirées du grand livre d'images de l'historiographie des Guerres Puniques. Rien n'y manque, des grandes stratégies militaires aux petits travers de caractère ; les insolences d'Hannibal envers sa patrie, les astuces des Romains, les anecdotes piquantes ; on y croise des rejetons des Hannon et Giscon (ici « Gisgon »), le grand-père d'Hannibal, Caton l'Ancien, Fabius Maximus, les Scipion (et même Térence), Prusias... tout ce beau monde est convoqué pour refaire le voyage de la plus pédagogique des manières, en n'omettant aucune histoire édifiante laissée par les littérateurs romains.
Pour ceux qui savent un peu leurs lettres anciennes, même superficiellement, il ne faut donc pas espérer être surpris. La plus belle trouvaille tient dans scène bouffonne où un père et son fils commentent la bataille de Zama depuis le rempart carthaginois, informant le spectateur (déjà instruit) de façon biaisée, maladroite, truculente. Pour le reste, c'est une révision de la grande légende des historiens romains, qui n'épargne aucun des deux camps,
Grabbe était un habitué des sujets ambitieux : outre un Marius et Scylla (1827), un Barberousse (1829), un Napoléon ou les Cent Jours (Napoleon oder Die hundert Tage, 1831 – on y rencontre le même type de goût pour l'anecdote, notamment le mot de Cambronne qui clôt quasiment le dernier acte), il a commis un Don Juan und Faust (1828), dans lequel le Chevalier au manteau rouge emporte successivement les deux héros comme deux faces de la même médaille (ou, pour reprendre l'image du Ritter démoniaque, deux voitures qui vont au même but).
Tout cela est organisé de façon chronologique (pas forcément respectueuse de l'histoire) et éclatée dans l'espace (on retourne donc à plusieurs reprises dans certains lieux importants), suivant les déplacements d'Hannibal à partir du début de son déclin (le renoncement à la prise de Rome après la victoire éclatante de Cannes) ; comme pour le Don Juan de Lenau, les scènes sont donc brèves, les lieux pittoresques, les distances considérables. D'autres traits spécifiquement romantiques président à l'organisation du drame : débauche de personnages servant de décors, le mélange des classes sociales (tantôt des conversations sur le marché, tantôt le ragot entre souverains ), la représentation des petitesses connues ou inconnues des grandes figures historiques, l'alternance et le télescopage entre la beauté du tragique et le sordide ridicule de la vie.
Le tout dans une langue simple, qui devient quelquefois plaisante dans les scènes les plus triviales (en ce sens, le personnage de Prusias apporte une véritable épaisseur à la légende).
Les meilleurs moyens possibles concouraient à la mise en œuvre de cette petite rareté.
Au détour d'un parcours qui me tient assez muet (qu'y a-t-il à ajouter sur les grandes figures du roman féminin anglais du premier XIXe, Radcliffe, Austen, Gaskell, Brontë, Eliot... qui ne se trouve très aisément et de façon bien plus documentée ?), couplé avec un effort vers les littératures de science-fiction et dystopies, pareillement encombrées d'exégètes (et qui gagnent assez peu à la glose, à mon sens), je relève tout de même un élément insolite dans Charlotte Brontë. Ou, pour être plus juste, qui ne l'est sûrement pas mais qui m'a surpris.
Votre rôle, aimable lecteur, étant de partager mes émerveillements primesautiers, vous êtes invité à lire ceci. Ce n'est pas utile, mais ce sera bref.
Jane Austen abuse souvent du discours indirect ou narrativisé, avec des phrases parfois excessivement longues et empesées, où se bousculent des conversations entières :
Far from comprehending him or his sister in their father's misconduct, Mrs. Morland had been always kindly disposed towards each, and instantly, pleased by his appearance, received him with the simple professions of unaffected benevolence ; thanking him for such an attention to her daughter, assuring him that the friends of her children were always welcome there, and entreating him to say not another word of the past.
Ce qui veut plus ou moins dire :
Loin de le blâmer pour l'inconduite de son père, Mme Morland avait toujours été de nature bienveillante, et dans l'instant, séduite par sa contenance, le reçut avec les simples apprêts d'une bonté sans affectation, le remerciant pour sa prévenance envers sa fille, l'assurant que les amis de ses enfants étaient toujours les bienvenus, et le suppliant de ne plus ajouter un mot sur le passé.
Ça se bouscule un peu ; je ne préconiserais pas d'en fait une page de dialogue, toutefois une segmentation en deux ou trois phrases n'aurait pas été de refus, surtout au sein d'un paragraphe et d'un chapitre où le procédé est fréquent.
Avec des procédés similaires, Elizabeth Gaskell obtient davantage d'équilibre – la génération n'est pas la même, et les longues incises sont moins de mise.
Mais ce peut avoir des contreparties précieuses (que ne propose pas forcément Gaskell) :
They began their walk, and Mrs. Morland was not entirely mistaken in his object in wishing it. Some explanation on his father's account he had to give ; but his first purpose was to explain himself, and before they reached Mr. Allen's grounds he had done it so well that Catherine did not think it could ever be repeated too often.
Ils débutèrent leur promenade, et Mme Morland ne s'était pas complètement abusée sur son motif. Car il avait à expliquer la conduite de son père ; mais son principal sujet était de s'expliquer lui-même, et avant qu'ils aient atteint la propriété de M. Allen, il l'avait fait si bien que Catherine ne croyait pas qu'il dût jamais trop souvent le répéter.
C'est ce genre d'allusions un peu narquoises (et plus particulièrement encore dans le très taquin Northanger Abbey) qui fait le sel des romans d'Austen – sans quoi la langue n'est tout de même pas vertigineuse.
Il n'en demeure pas moins que si on sait se repaître de malices légères dans ce genre, on peut en trouver de pleins cartons, particulièrement dans ce roman-là. Juste après les citations précédentes, par exemple :
I must confess that his affection originated in nothing better than gratitude, or, in other words, that a persuasion of her partiality for him had been the only cause of giving her a serious thought. It is a new circumstance in romance, I acknowledge, and dreadfully derogatory of an heroine's dignity; but if it be as new in common life, the credit of a wild imagination will at least be all my own.
Je dois avouer que son inclination provenait seulement d'un sentiment de gratitude, autrement dit que l'évidence des sentiments de Catherine avait été le seul motif pour y penser à son tour. C'est une situation nouvelle dans un roman, je le reconnais, et terriblement dérogatoire à la dignité d'une héroïne ; mais si elle est tout aussi neuve dans la vie réelle, j'aurai au moins en partage le crédit d'une imagination débridée.
Ce sont les contreparties d'un ton de conteuse, pas forcément propre à créer l'urgence du récit, mais pas dépourvues de consolations pour autant.
Comme chaque été, CSS explore un pan des mythes et littératures populaires. (Cette année, c'est un peu plus chic avec la littérature féminine du début du XIXe, puisqu'à part Austen – qui n'est de plus pas véritablement un standard en France comme il l'est outre-Manche –, la région ne déborde pas d'œuvres universellement familières.)
Vous pouvez retrouver les traces de quelques-unes de ces excursions :
2010 - Washington Square adapté pour le théâtre (plutôt grand public) par les époux Goetz, à partir de quoi il est parti au cinéma (Wyler), mais aussi "retourné" à l'opéra (Ducreux-Damase) ;
2010 - Random Harvest, un best-seller de 1941, très révélateur de l'évolution du style populaire ;
Quand le soleil se leva, le désert s’étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. À la lisière du sable, des cellules blanches s’élevaient près des palmiers dans l’aurore.
– Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie ?
– Tu l’as dit, ma fille et ma sœur. C’est la maison du salut où je t’enfermerai de mes mains.
Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s’empressaient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes ; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu’un sourire de Dieu. D’autres méditaient à l’ombre des tamaris ; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d’amour, elles avaient choi-si la part de Madeleine, et elles n’accomplissaient pas d’autres œuvres que la prière, la contemplation et l’extase. C’est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux ; et il faut croire que c’était malgré elles, car la règle ne le permettait pas.
Toute la logique (diffuse et contradictoire, ce qui n'en est pas le moindre charme) de Thaïs d'Anatole France repose sur l'impossible interprétation de la mission de Paphnuce, et sur les misères du pauvre ermite qui s'arrache à une paix bienheureuse pour ne rencontrer dans le monde que des impies encore plus convaincus que lui, que des chemins de perdition où le mène sa volonté de bien faire.
Anatole France prend un malin plaisir à humilier son personnage, en multipliant les avanies arbitraires qui pleuvent sur le pauvre Paphnuce. Le rapport au sacré et à la foi est très étrange dans cette œuvre, car on y croise aussi bien le ridicule du prêcheur que son admirable constance, et au milieu de détails très critiques on rencontre le surnaturel.
Ce contraste est d'autant plus violent que le texte contient beaucoup de références à la vie érémitique de l'Egypte du IVe siècle. Sainte Thaïs et plusieurs Paphnuce sont attestés par le martyrologe romain :
saint Paphnuce le Grand, diacre de Boou, mort en 303, anachorète égyptien torturé à mort sous Dioclétien ;
saint Paphnuce, évêque de la Thébaïde, mort en 360, mutilé par les persécutions, présent au concile de Nicée ;
Paphnuce le Confesseur / l'Ascète / l'Ermite (mort au-delà de 399), contemporain de saint Antoine, ayant vécu au désert pendant quatre-vingts ans, sans logement et muni d'un seul vêtement, qui combat vigoureusement l'anthropomorphisme, le subordonatianisme, et donc l'arianisme (autrement dit, la croyance que le Fils n'est pas de la même substance que le Père ).
La conversion de Thaïs est généralement attribuée au troisième (mais parfois aussi à Sérapion, présent dans le roman), mais on peut voir des traits communs avec les deux autres figures (cénobite mais devenu anachorète, abbé dans la Thébaïde, références régulières du concile de Nicée... ce qui écarte la possibilité du premier Paphnuce, au passage, pour raisons chronologiques - de même que les références politiques romaines). Et Antoine lui-même paraît vers la fin du récit.
On se trouve donc solidement ancré dans le réel (bien sûr, le réel selon les références, pas toutes vérifiables, du martyrologe et des scholastiques, comme Hrotsvitha de Gandersheim qui a consacré au Xe siècle une pièce latine à la conversion de Thaïs), ce qui procure aux nombreuses petites pointes une allure de satire, comme précédemment : après avoir précisément évoqué les saints travaux et l'organisation pieuse du couvent d'Albine, la petite précision faussement ingénue se pare d'une plaisante teinte de perfidie.
Pourtant, ces moqueries d'athée blasé voisinent avec des moments de véritable surnaturel, présenté sans aucune distance, avec une naïveté confondante :
[Après un rêve mettant en scène Thaïs aimable.]
Il n’osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons n’y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le seuil, entrèrent à la file et s’allèrent blottir sous le lit. À l’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur était in-ecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étant pas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche et l’escabeau. Un d’eux, ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
Pour expier l’abomination de son rêve et fuir les pensées impures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avant d’accomplir son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui demander conseil.
Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C’était au déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une colombe qui s’était posée sur son épaule.
[...]
En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut que c’était des myriades de petits chacals.
Cette atmosphère occasionnellement féerique dans un milieu tout à fait quotidien (fût-ce le quotidien exceptionnel de l'anachorète) n'est pas sans rapport avec l'atmosphère de son dernier roman, La Révolte des Anges, où des créatures du Ciel se logent dans le Paris contemporain. Quelques extraits et précisions sur ce roman et sur son adaptation musicale sont lisibles dans ces pages.
Ces apparitions sont généralement traitées, malgré la profonde détresse du juste qui se voit progressivement précipité dans l'enfer, avec un caractère plaisant qui les tourne partiellement en ridicule.
On pouvait croire, au tout début de l'ouvrage, qu'il s'agissait de mettre en doute la véracité des faits décrits :
Il s’en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson, et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé. Lefleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là que les Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il la jeta à la face de l’idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible. C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :
– Ô bête, à l’exemple des satyres et des centaures que vit dans le désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus ! et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l’Esprit.
Il dit : une lueur rosé sortit des yeux du Sphinx ; les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèent péniblement, comme un écho de la voix de l’homme, le saint nom de Jésus-Christ ; c’est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.
Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir.
La mention faussement innocente de la comparaison « comme un écho de la voix de l'homme » semble priver l'épisode de sa valeur, comme s'il était raconté par Paphnuce abusé. Impression confirmée par l'incidence incongrue d'une mention pieuse, qui ne correspond pas au ton général, plus distant (et par moment tirant vers le sarcasme voilé), du narrateur : « et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir ».
Cela ne se limite pas aux miracles des saints, et la plaisanterie remonte un peu plus haut, grâce aux gloses du narrateur :
Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’en expliquer la cause.
Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse :
– Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les apparitions de tes saintes sont un danger pour eux ? Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui vient de l’Autre !
Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, résolut de ne plus songer à Thaïs.
Et pourtant, sans se départir de son attitude pince-sans rire - où l'on sent même poindre une tentation plus franchement rigolarde -, le récit repose sur des événements surnaturels présentés comme réels (en un sens, la conversion de Thaïs, même si elle est longuement expliquée pour des raisons psycho-sociologiques remontant à l'enfance de la courtisane, en fait partie), et ne tiendrait pas si on les invalidait.
C’est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude de ce tombeau était plus peuplée qu’un carrefour de grande ville. Les démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de larves, d’empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et l’entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le craignaient plus, ils l’accablaient de railleries, d’injures obscènes et de coups. Un jour un diable, qui n’était pas plus haut que le bras, lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
Suite à quoi, il s'évanouit, est conduit par d'autres moines vers saint Antoine, et reçoit une prophétie du moine Paul le Simple, qui se réalise. Mettre en doute ces événements démonétiserait grandement le récit - qui suit donc partiellement la logique du miracle chrétien.
Et il faut dire que l'instabilité du narrateur (il faudrait même parler de « l'instance narrative », tant les jugements portés ne paraissent jamais émis par quiconque) n'est pas pour rien dans l'aspect délicieusement mouvant de ce roman : quelque chose échappe sans cesse, on peine à sentir le positionnement qu'on attend du lecteur - faut-il admirer Paphnuce qui réussit sa mission au prix de sa paix (« Et c’est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers. »), faut-il moquer son égarement quasiment idolâtre en dotant tous les événements de la vie d'une signification démoniaque, jusqu'à en perdre l'esprit au premier contact avec le monde ? De même, on se moque des miracles et de Dieu, mais on nous présente dans toute sa véracité l'action des démoneaux...
La fin elle-même n'éclaire rien, et la relecture ne permet pas non plus de dégager une unité : quelque chose d'insaisissable laisse le lecteur à la fois libre et désarmé. Vu la richesse de la langue et la saveur du propos, j'ai envie de considérer le procédé comme bénéfique, puisqu'on est invité à vagabonder à travers de très belles pages de la littérature française.
2. Sadisme jobique
Cet univers d'incertitude, cernant les privations excessives de Paphnuce (qui ne peuvent avoir de sens que dans la perspective certaine de la Rétribution),
C’est ce que je crois fermement, et si ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore ; et, pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le croirais pas, je le saurais. Or, ce que l’on sait ne donne point la vie, et c’est la foi seule qui sauve.
n'est pourtant pas la seule avanie imposée au malheureux abbé.
Anatole France se moque beaucoup de lui, et à travers cela, des institutions et des manies des sociétés humaines.
Ainsi, lorsque pour se mortifier de la rémanence impure de l'image de Thaïs qu'il vient de « sauver », en horreur du monde, des plaisirs et de la chair, il quitte sa communauté et monte au faîte d'une colonne au milieu des ruines d'un temple idolâtre, sans place pour s'étendre, sans ressource et exposé aux intempéries, voici ce qu'il advient :
Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de
l’ermitage aérien.
[...]
Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et de paix, se remplit des mouvementset des rumeurs innombrables de la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles sou-terraines et clouaient aux antiques piliers des enseignes sur-montées de l’image du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en égyptien : On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et dela vraie bière de Cilicie. Sur les murs, sculptés de figures antiques, les marchands suspendaient des guirlandes d’oignons et des poissons fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes des ruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
[...]
On voyait se mêler, se confondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes,le pagne blanc des Nubiens, le manteau court des Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or des courtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédées d’eunuques noirs qui leur frayaient un che-min à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des tours d’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que dominait encorela voix stridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous le ciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, de l’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûler devant le saint.
Autant dire le cauchemar érémitique suprême : la notoriété qui rend toute expiation impossible, puisqu'on lui offre de quoi manger, qu'on lui bâtit un toi, que chacun l'admire quand il souhaite seulement se mortifier dans la solitude.
Seule solution : la fuite.
Il lui fut certain alors que ce qu’il avait pris pour le siège de son repos et de sa gloire n’était que l’instrument diabolique de son trouble et de sa damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol. Ses pieds avaient oublié la terre ; ils chancelaient. Mais sentant sur lui l’ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de cabarets, d’hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le poursuivait en aboyant, ne s’arrêta qu’aux premiers sables du désert. Et Paphnuce s’enalla par la contrée où il n’y a de route que la piste des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par les fauxmonnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa route désolée.
Ce n'en est pas fini : plus perfide encore, plus loin Paphnuce, secouru des démons dans le tombeau où il reste dix-huit heures par jour en adoration immobile, tête contre sol, reçoit cette allégeance enthousiaste d'un moine - qui laisse le lecteur dubitatif.
– Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels travaux qu’on doute s’il n’égalera pas un jour le grand An-toine lui-même. Très vénérable, c’est toi qui as converti à Dieu la courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle, virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t’entouraient d’une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le sentiment unanime. Il assurait qu’il t’avait vu en rêve emporté par des diables ; la foule voulait le lapider et c’est merveille qu’il ait pu échapper à la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m’agenouille devant toi, afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.
Non seulement la fantaisie de l'épisode est extraordinaire (et explicitement démenti par ce que l'auteur nous a déjà donné à lire), mais le rôle trouble des moines-disciples qui prétendent l'avoir vu - dont son second qui prend sa place - terrifie sur l'étendue de la duperie dont Paphnuce est possiblement victime. Y a-t-il des croyants vertueux, et si l'on peut ainsi inventer des miracles pour louer les pécheurs, où est réellement Dieu ? (Ce qui renvoie, au passage, à la question du serpent dans le grand banquet central imité de Platon.)
Dans cette dernière partie de Thaïs, l'accumulation de misères injustifiées envers le plus vertueux de tous (Zozime ci-dessus est un ancien débauché devenu saint homme, dont la foi se porte infiniment mieux que chez l'irréductible juste Paphnuce) trace un parallèle étonnant avec Job - qui rend à la fois Dieu absent, lointain, cruel, peut-être inexistant... et accrédite la logique chrétienne du récit.
Rifacimento :
refonte d'un opéra en vue de nouvelles représentations dans un autre théâtre ou une autre langue.
Exemple : les différents états de la partition de Don Carlos / Don Carlo (changements de langue, d'actes, réécritures et suppressions...).
En italien moderne, il est utilisé comme synonyme de remake.
Or, ayant écouté docilement les leçons du serpent, Ève s’éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu’Adam, qu’elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main et le conduisit à l’arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par malheur, Iaveh, qui se promenait d’aventure dans le jardin, les surprit et, voyant qu’ils devenaient savants, il entra dans une effroyable fureur. C’est surtout dans la jalousie qu’il était à craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans l’air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le fruit échappa des mains de l’homme, et la femme, s’attachant au cou du malheureux, lui dit : « Je veux ignorer et souffrir avec toi. » Iaveh triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur et dans l’épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de grossiers météores, l’emporta sur la science du serpent, musicien et géomètre. Il enseigna aux hommes l’injustice, l’ignorance et la cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses fils, parce qu’ils étaient industrieux ; il extermina les Philistins parce qu’ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme celles d’Ésope.
Le théâtre de la Colline poursuit sa mise à l'honneur des pièces de maturité d'Ibsen, cette fois sans Stéphane Braunschweig.
1. Curiosités
Bygmester Solness est représenté en 1892 ; après Hedda Gabler (qui fait suite à Fruen fra Havet – La Dame de la Mer), avant Lille Eyolf (qui est son avant-dernière pièce).
Fait notable, le personnage central se nomme Hilde Wangel (les traductions anglaises et françaises proposent souvent "Hilda", mais c'est bien Hilde dans le texte original), de même qu'un personnage secondaire dans La Dame de la Mer ; néanmoins, malgré leurs parentés de caractère (exaltation intense, et au besoin cynique), les deux personnages ne font pas sens ensemble (trop jeune pour songer au mariage et pas du tout mélancolique avant Solness ; après Solness, le retour dans la maison paternelle paraît improbable). La Hilde de Solness m'évoque davantage le délire mystique et fatal de Gerd (qui pourrait être Hilde après Solness) dans Brand que son homonyme dans la Dame de la Mer.
2. Particularités du texte
Solness diffère un peu du ressort habituel des drames d'Ibsen : ici, le processus du dévoilement est relativement mineur dans la construction d'ensemble. L'originalité de Solness est précisément que la tension ne repose pas sur un mensonge qui refuse de rester enseveli, sur une cheminement destructeur vers la vérité. Les révélations prouvent plutôt la bonne volonté des personnages.
Cependant, comme jouant avec leur propre matière, les protagonistes s'emparent de cette innocence et en font le moteur principal de l'intrigue (si l'on peut réellement parler d'intrigue pour cette observation de l'évolution inexorable d'une famille brisée). En effet, la question du libre arbitre ne s'en pose que plus douloureusement, à travers la croyance surnaturelle que les accidents de la vie peuvent être sollicités par une aide surnaturelle qui naît de la volonté. Nourrissant la culpabilité, on retrouve ainsi les interrogations habituelles sur le prix, la légitimité et le sens du bonheur individuel, toutes interrogations fortement agitées. Et qui aboutissent, dans les hypothèses de Solness, à l'interrogation sur un éventuel dessein égoïste de Dieu, secondant les malheurs souhaités par les hommes si cela peut in fine servir Sa gloire.
Solness n'est cependant pas l'oeuvre d'Ibsen la plus propre à ébranler les esprits - avec un développement beaucoup plus linéaire que de coutume, un nombre de personnages réduit, et une ligne d'horizon assez facile à saisir (caractère cyclique de l'ascension de la tour). Il n'empêche que l'ensemble demeure construit avec une habileté certaine :
exposition un peu mouvante, qui laisse le sujet difficile à appréhender pendant les premières minutes, avant d'apprivoiser les personnages et situations ;
usage de la parole informelle et de l'humour (pas forcément gai) ;
système de répliques courtes, refus des grands épanchements apologétiques (les personnages ne voient jamais tout à fait clair en eux-mêmes) ;
retour d'expressions qui structurent l'ensemble : « Å Gud » (« Ô Dieu ») pour Aline Solness, et bien sûr le « bygmester » (« constructeur ») qui sert le plus souvent d'apostrophe à Hilde, qui n'appelle jamais Halvard Solness autrement que « bygmester » ou « bygmester Solness », de façon très révélatrice - et tout à fait rituelle.
HILDA Et tous ces livres, les lisez-vous aussi ? SOLNESS Je m'y suis essayé un temps. Lisez-vous ? HILDE Non, jamais ! Autrefois – plus maintenant. Car je n'y peux trouver aucun intérêt. SOLNESS C'est exactement où j'en suis.
3. Sources
La matière-première de Bygmester Solness provient pour partie de la biographie de l'auteur : enfant, il était monté en haut de la tour de l'église de Skien, d'où un veilleur de nuit était tombé au moment du passage à l'année nouvelle, un 31 décembre. Sa mère lui avait fait signe avant de défaillir. La relation entre Hilde et Solness, fondée sur le sentiment d'une promesse de bonheur qui n'a jamais pu se concrétiser, doit beaucoup aussi à la rencontre d'Emilie Bardach, une viennoise de dix-huit ans qu'Ibsen avait croisée au Tyrol (accompagné de sa femme et de leur fils). Il semble qu'il n'y ait pas eu beaucoup d'audace dans leur rencontre (le degré d'effronterie de la petite varie selon les "chroniqueurs"), mais cette image d'un bonheur virtuel qui revient hanter l'homme mûr (ou la femme mûre, pour La Dame de la Mer, écrite avant la rencontre !) était déjà un thème important de l'oeuvre d'Ibsen, et prend dans Solness une tournure puissamment comparable à ce qu'a pu vivre l'auteur - la tentation de quitter un foyer qui ne promet plus, pour une jeunesse exaltante et tellement plus valorisante. Tout cela à travers les voiles de l'impossibilité, qui rendent la promesse inaboutie à la fois tragique et désirable.
Cet histoire de nouvel Icare est parcourue de nombreux symboles, notamment solaires (et cela ne se limite pas à l'onomastique). Par exemple, si l'on observe les dates, l'action se déroule les 19 et 20 septembre, si bien que [attention spoiler] Solness meurt la veille de l'équinoxe d'automne [fin spoiler], c'est-à-dire à un moment qui marque à la fois une apothéose astrale et le début du chemin vers la désolation hivernale.
Dans le même goût, les propositions voilées de Hilde à Solness, lui offrant en substance de reprendre leurs travaux après le baiser interrompu, innervent toutes les remarques - implicitement, « Luftslotte » (les « châteaux dans les airs ») évoque, à la fin de la pièce, le projet de refonder une famille avec une femme fertile. Sans que cela ne soit jamais explicité, l'ensemble des jalons laissés conduit le spectateur / lecteur inévitablement vers cette interprétation.
Comme d'habitude, l'épreuve de la scène est l'occasion de s'interroger sur l'oeuvre, et sur certains détails qui deviennent particulièrement saillants, ou qui s'altèrent selon le support.
Version avec Karen Vourc'h, l'Orchestre de chambre de Paris, direction Juraj Valčuha.
On entend beaucoup La voix humaine, davantage à cause de son dispositif, à mon sens, que de sa qualité intrinsèque : elle met en valeur les qualités (plus déclamatoires que purement vocales, il est vrai) d'une seule interprète, et fait entendre à l'envi dans un seul vaste monologue son seul grain de voix. Une sorte de rêve glottophile absolu, qui permet en outre aux théâtres de jouer la carte du prestige, tout en économisant sur les cachets par rapport à un opéra traditionnel.
Le prosaïsme étudié de Cocteau y est moins affecté que de coutume, et concorde bien avec ce sujet de la conversation informelle mais contrainte. Le traitement musical (postérieur - La voix humaine était prévue pour la seule parole) hésite entre la ponctuation de récitatifs à nu et le soutien (un peu lyrique au besoin) de la déclamation. Si bien que la musique s'organise en sorte de sketches, quasiment en forme d'électroencéphalogramme : ses agitations, sa mélancolie, souvent en contradiction avec la parole, communiquent au public les émotions véritables d'Elle.
Par ailleurs, la matière musicale se répète beaucoup, en ressassant les mêmes enchaînements harmoniques, d'une couleur lancinante et grise très proche du ton des Dialogues des Carmélites.
Autre aspect frappant, l'insertion dans son époque : les harmonies lors du dialogue avec Joseph évoquent la fin de L'Héritière de Damase - qui écrivait Colombe, dans un langage similaire, exactement la même année que La voix humaine (1958). Et les accompagnements lyriques du manteau se fondent presque trait pour trait sur l'entrée de la Mère dans L'Enfant et les Sortilèges.
Plus volontaire, la parodie de Pelléas (III,1) :
J'ai le fil autour de mon cou. J'ai ta voix autour de mon cou.
Salle Favart, le 29 mars 2013 :
D'abord frappé par la coupure de la tirade du chien (ça se fait, de grosses coupures, dans ce type d'oeuvre ??), quand un des moments les plus pathétiques, où le personnage-serpillère commence à s'encrasser méchamment.
[...] la ville, encore pleine de sa population française, mais prosternée dans la douleur et qui paraissait morte, se leva, d’un seul mouvement, à huit heures et demie du matin. Aux appels du glas de la cathédrale, les quarante mille Messins s’en allèrent dans leurs maisons de prière, ceux-ci chanter à la cathédrale la messe des morts, ceux-là réciter au temple le cantique de l’exil de Babylone, et ces autres à la synagogue leurs psaumes de deuil. Puis, tous les clochers de la ville sonnant, ils se rangèrent, place d’Armes, derrière leurs prêtres et leurs magistrats, et se rendirent, la croix catholique en tête, au milieu de la stupeur des Allemands, à Chambières, devant le monument que les femmes de Metz offraient aux soldats français morts dans les batailles du siège. « Ombres généreuses et chères, ne craignez pas un désolant oubli. » Ainsi parla le maire. L’évêque rappela que saint Paul défend de désespérer. Et par trois fois, il entonna là, Parce domine, tandis que la foule, à genoux, en pleurant, acclamait la France.
Projet dessiné par Jean Berain pour le décor de la troisième entrée de l'Europe Galante en 1697. Plume, encre brune, lavis brun, traces de pierre noire.
En vain avois-je fait une espèce d'apprentissage dans mes opéras, je ne me fiais pas à ces avances ; ils ne me paraissaient que des tragédies tronquées, où d'ordinaire la galanterie étouffe le grand, et qui, à l'égard du style, doivent être, pour l'avantage de la musique, bien plus près du madrigal que du pathétique soutenu de la tragédie.
D'ailleurs, je m'en suis tenu le plus souvent à des ouvrages d'une courte étendue, qui ne demandent pour l'invention qu'un premier effort de génie, dont l'imagination embrasse aisément les parties différentes, où l'on s'anime par l'espérance de voir bientôt la fin du travail, et qui par le plaisir de les avoir achevés, sans qu'il en ait coûté beaucoup, redonnent à la faveur de quelque repos, et du courage et de la force pour songer à d'autres. C'est ainsi que se multiplient jusqu'à remplir des volumes, de petites piéces, qui, pour le grand nombre, ont demandé du temps, mais dont chacune n'a coûté que de faibles efforts.
Un soir qu'[Arcade] avoua sa lassitude à Zita, la belle archange lui dit :
— Allons voir Nectaire, Nectaire a des secrets pour guérir la tristesse et la fatigue.
Elle l'emmena dans les bois de Montmorency et s'arrêta sur le seuil d'une petite maison blanche attenante a un potager devaste par l'hiver, où luisaient, au fond des ténèbres, les vitres des serres et les cloches fêlées des melons.
Nectaire ouvrit sa porte aux visiteurs et, ayant apaisé les abois d'un grand dogue qui gardait le jardin, les conduisit à la salle basse, que chauffait un poêle de faïence. Contre le mur blanchi à la chaux, sur une planche de sapin, parmi des oignons et des graines, une flûte reposait, prête a s'offrir aux lèvres. Une table ronde de noyer portait un pot a tabac en grès, une pipe, une bouteille de vin et des verres. Le jardinier offrit une chaise de paille à chacun de ses hôtes et s'assit lui-même sur un escabeau près de la table.
C'était un vieillard robuste ; une chevelure grise et drue se dressait sur sa tête ; il avait le front bossu, le nez camus, la face vermeille, la barbe fourchue. Son grand dogue s'étendit au pied du maître, posa sur ses pattes son museau noir et court et ferma les yeux. Le jardinier versa le vin à ses hôtes. Et, quand ils eurent bu et échangé quelques propos, Zita dit à Nectaire :
— Je vous prie de nous jouer de la flûte.
Vous ferez plaisir à l'ami que je vous ai amené.
Le vieillard y consentit aussitôt.
Anatole France, La Révolte des Anges (1914), chapitre XIV.
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Koechlin, depuis une quinzaine d'années, devient chez les mélomanes une figure importante parmi les compositeurs angulaires du répertoire. Il demeurera fort loin de la notoriété intersidérale des vendeurs de lessive - et n'a pas les caractéristiques pour y prétendre -, mais dans le monde feutré des vrais-amateurs-qui-savent-ce-qui-est-bien, il tient désormais son rang. Et si les versions ne sont pas foule pour comparer (sauf pour quelques standards comme les Heures Persanes, chaque année voyant un nouveau cycle apparaître au disque).
Parmi l'immensité de sa production, il faut distinguer tout particulièrement certaines oeuvres de musique de chambre (dans des genres très différents le Quintette avec piano, la Sonate avec violon, la Sonate avec violoncelle, les Heures Persanes, Paysages et Marines...), quelques mélodies (les Chansons de Gladys, hommage au personnage de Lilian Harvey dans Calais-Douvres), et ces Chants de Nectaire.
Cycle I, pièce 22 : autographe de « La Crainte ».
Comme souvent, Koechlin part d'un concept-prétexte - une citation littéraire, une inspiration populaire, une contrainte formelle... Ici, il s'agit, pour le premier volume Op.198, de l'étrange roman d'Anatole France, La Révolte des Anges, qui raconte la prise de pouvoir à Paris par les créatures célestes mécontentes. Nectaire est l'un d'eux, dissimulé sous les traits d'un jardinier à face de Silène - et qui se caractérise par son don à la flûte. C'est à cette inspiration singulière que fait référence Koechlin.
Puis, se prenant au jeu, il publie deux autres séries de 32 pièces brèves, aux thématiques un peu différentes : « Dans la forêt antique » Op.199 et « Prières, cortèges et danses pour les Dieux familiers » Op.200.
Ce texte fait suite au point général sur la genèse et les multiples éditions de l'oeuvre. Il y a été dupliqué pour faciliter la lecture.
4. L'adroit fatras du livret
Car du côté du texte également, l'ouvrage ne se signale pas par la simplicité la plus pure.
Le livret des Contes provient directement (comme Faust de Gounod !) de la pièce de 1851 Jules Barbier et Michel Carré - qui se sont mainte fois signalés dans l'adaptation des grands standards littéraires : Goethe (Faust, Mignon), Hoffmann, Shakespeare (Roméo et Juliette, Hamlet), Molière (Le médecin malgré lui), Corneille (Polyeucte)...
Le principe de la pièce est discutable mais astucieux : une collection de personnages et de situations tirés des nouvelles d'Hoffmann, et reliés par l'unification du héros amoureux - devenu Hoffmann lui-même (pour des raisons de publicité, je suppose). Ce choix n'est pas totalement arbitraire, dans la mesure où les récits à la première personne, avec des héros empruntant certains traits à leur auteur, ne sont pas rares chez Hoffmann.
Les auteurs se sont néanmoins amusés, dans le cadre de cet usage un peu sauvage de trames et de personnages qui ont tout juste le temps d'être caractérisés (là où Hoffmann travaillait finement son art du climat), à glisser nombre de références, au delà des intrigues qui servent de support aux trois femmes.
Acte d'Olympia :
- Fondé sur « Der Sandmann » (« L'Homme au sable ») des Nachtstücke (Contes nocturnes, 1817), où le héros rencontre Spalanzani (physicien obsessif) et Coppelius (démiurge de l'optique).
Acte d'Antonia :
- Fondé sur « Rat Krespel » (« Le Conseiller Crespel », plus célèbre sous le titre « Le violon de Crémone »), l'une des nouvelles les plus célèbres d'Hoffmann, tirée de Die Serapionsbrüder (Les Frères Sérapion, 1819). Dans le texte original, l'interdit qui règne est bien plus subtil, et nimbé de mystère et de culpabilité pour le héros, le personnage de Crespel plus enthousiasmant aussi, mais l'objet final constitue en réalité une transposition adroite de la matière vers l'efficacité scénique d'un drame musical, avec ses moments suspendus.
- Cela se fait avec l'introduction de la figure très opératique du Docteur Miracle, inspiré du personnage d'Ottmar, en communication avec des régions mystérieuses dans « Der Magnetiseur » (1814, publié dans les Fantasiestücke in Callots Manier), qui permet de mettre en branle toute la machinerie tragique, de façon plus spectaculaire qu'avec le sobre récit postérieur de Crespel.
- La mort de trop chanter se trouve également dans le « Don Juan » du recueil Callot.
A l'occasion des représentations par Minkowski et les Musiciens du Louvre, un petit point sur cette partition, l'une des moins fixes de tout le répertoire.
Revoici l'extrait mis en ligne cet été pour CSS : Mireille Delunsch sous la direction de Marc Minkowski à Lausanne en 2003, précédente version Keck. En attendant un peu de la nouvelle.
1. La création
D'ordinaire, les musicologues se réfèrent au manuscrit original, au matériel de la création, ou à la dernière révision du compositeur (ou approuvée par celui-ci). Il est donc possible de fixer éventuellement plusieurs éditions, mais toutes cohérentes : l'oeuvre originale, l'oeuvre originale rectifiée par la scène, l'oeuvre remaniée...
Pour Les Contes d'Hoffmann, ce n'est pas possible.
En 1873, Offenbach contacte Jules Barbier (survivant du duo Barbier-Carré, célèbre pour ses succès notamment avec Meyerbeer et Gounod) pour qu'il adapte sa propre pièce de 1851. Le but pour Offenbach est de triompher à l'Opéra-Comique où il n'a connu que des succès mitigés, mais il prévoit également d'écrire des récitatifs pour remplacer les dialogues parlés typiques de la facture opéra-comique, et pouvoir exporter son opéra à Vienne et Londres.
Mais il advient revers sur revers, et tour à tour le changement de direction de l'Opéra-Comique, l'impossibilité au Théâtre-Lyrique, la faillite de la Gaîté-Lyrique en 1878 repoussent le projet. C'est finalement l'Opéra-Comique qui endosse définitivement la création (avec commande ferme de la version en récitatifs pour le Ringtheater de Vienne) ; mais son célèbre directeur Léon Carvalho demande en échange des changements dans les profils vocaux des personnages.
Hoffmann, à l'origine un baryton (promis à Jacques Bouhy, créateur d'Escamillo et de Don César de Bazan de Massenet), devient ténor pour Alexandre Talazac (après ses succès en Roméo de Gounod). Stella doit être confiée à Adèle Isaac, soprano colorature à large ambitus (alors que les quatre rôles étaient semble-t-il prévus pour une voix plus large et sombre), et le rôle d'alto de Nicklausse est offert à la jeune prodige Marguerite Ulgade, soprano léger (d'où les nombreux changements d'airs selon les sources).
Pendant les répétitions de 1880, l'oeuvre subit des ajustements de la main du compositeur, mais celui-ci meurt au début du mois d'octobre. Auguste, son fils, confie l'achèvement des retouches à Ernest Guiraud (qui composera également les récitatifs pour Vienne), et Carvalho, inquiet de la longueur de l'ouvrage, décide de couper l'acte de Venise, contre l'opinion de Jules Barbier - puisque cela déstabilise toute le concept même de l'ouvrage.
Excellent accueil néanmoins à la création de 1881.
En 1887, le théâtre brûle, avec le matériel d'orchestre de la création, irrémédiablement perdu.
Malgré les succès des Contes d'Hoffmann, il faut attendre qu'Albert Carré en programme une nouvelle procduction en 1911, dirigée par Albert Wolff, pour que l'ensemble des actes soient donnés.
2. Etats de la partition
Rien qu'en s'en tenant à l'époque de la création, on dispose donc de plusieurs sources partielles et contradictoires.
1) La partition d'origine pour piano et chant, avec Hoffmann baryton (1879).
2) La partition pour piano et chant avec les nouvelles tessitures (1880).
3) La partition pour piano et chant avec les ajustements de la création (1880), mais ajustements incomplets.
4) La partition avec les dernières mises au point de Guiraud (1881).
5) La partition avec récitatifs de Guiraud.
On ne dispose donc pas de l'orchestration originale. Tout ou partie de ces partitions ont été perdues, et parfois retrouvées au fil des ans (1970, 1984, 1993, 2004 !).
Par ailleurs, l'oeuvre finale comporte des ajouts, par exemple le superbe sextuor apocryphe de l'acte de Venise, dû à Raoul Gunsbourg (par ailleurs compositeur d'opéras, son Ivan le Terrible est réellement intéressant) qui l'introduisit lors de la création des Contes à l'Opéra de Monte-Carlo (1904) dont il était directeur.
Considérant que ces versions sont fragmentaires et mutuellement exclusives, il est compliqué, aussi bien pour les musicologues que pour les chefs d'orchestre, d'opérer des choix cohérents - d'autant qu'il existe plusieurs versions alternatives pour chaque section.
3. Les éditions du marché
=> L'éditeur Choudens a proposé plusieurs versions de l'oeuvre. Les premières ne contiennent pas l'acte de Venise, et sont assez fragmentaires aussi sur la musique que nous connaissons aujourd'hui.
=> La cinquième édition Choudens (1907) est celle qui fait référence, jouée partout dans le monde, sauf expériences musicologiques. Au fil des ans, elle s'enrichit des restitutions d'autres éditions, mais demeure la base de la plupart des représentations des Contes.
- L'acte de Venise y est placé comme la deuxième rencontre féminine (devenant une initiation de jeunesse et non plus la marque déliquescente d'un héros vieillissant comme dans le projet originel), et non en troisième position. Il est de plus en plus fréquent désormais que les actes soient remis dans leur ordre "légitime", même en utilisant cette édition. Les ajustements de Guiraud comprennent la réitération de la fameuse barcarolle empruntée aux Rheinnixen, avec en particulier un très beau mélodrame servant de support à la mort en duel de Schlémil.
- En cet état, le livret comporte plusieurs manques étranges et petites incohérences dans les références des répliques.
- Toutes les versions d'avant les années 70 l'utilisent, et un grand nombre par la suite (avec quelques amendements éventuels) - étant libre de droits et déjà acquise par les théâtres, la tentation est forte d'en rester là.
Les ateliers Berthier proposaient pendant une semaine une tournée d'une production du Théâtre National de Varsovie. Une adaptation de Dracula de Bram Stoker par Grzegorz Jarzyna (à prononcer "Gjègoch Yajéna"), et jouée en polonais.
Il s'agissait d'un véritable défi : condenser en deux heures une matière assez abondante, puisque le roman se déroule en plusieurs phases assez identifiables et développées (voyage de Jonathan Harker, maladie de Lucy, libération de l'âme de Lucy, enquête, poursuite de Dracula...). Il fallait donc choisir entre trois options : faire long (une pièce de quatre heures, ou plusieurs pièces), faire très dense et allusif, ou choisir des épisodes.
Jarzyna fait le choix le plus sage : se limiter à certains épisodes - en l'occurrence essentiellement le destin de Lucy Westenra, le passage le plus dramatique et peut-être le plus réussi du roman.
La scénographie sert remarquablement ce choix, avec un décor dans lequel on pénètre par trois grandes baies en plein cintre, voilées par de lourds rideaux bleu nuit à revers écarlate, où la lumière ou le vent percent lorsque les personnages entrent ou sortent. Mobilier vieille angleterre, miroir latéral, murs hauts, grande pièce de bois marqueté figurant l'entrée intérieur de la chambre... très atmosphérique. De même pour les éclairages, pas toujours subtils (des verts et bien sûr des rouges uniformes, parfois bizarrement utilisés hors contexte fantastique), mais assez opérants.
Le problème provient en réalité de la pièce elle-même, pour trois raisons.
La plus vénielle tient dans le goût de l'anachronisme, assez banal aujourd'hui, mais qui paraît réellement gratuit. Pourquoi un spectacle sans entracte (idéal pour créer du climat), pourquoi tous ces efforts en matière visuelle, pour finalement briser sans cesse l'illusion par des détails tels que l'usage de smartphones, sans lien avec l'action ? Le personnage est même censé être préoccupé à ce moment-là, donc le fait de sortir son engin seulement pour permettre une transition avec le fondu au noir qui précède (quelle audace, quelle modernité !) tient vraiment de la coquetterie sans objet.
La deuxième est déjà plus gênante. Jarzyna fait le choix d'exploiter essentiellement le potentiel érotique du roman de Stoker. Ici encore, on est peut-être un peu en décalage avec les choix scénographiques qui se prêtaient davantage à la dimension fantastique, mais le choix est défendable dans l'absolu. Lucy est donc présentée comme assez délurée, sans qu'on puisse déterminer s'il s'agit de l'influence du vampire, où si au contraire l'incarnation du vampire (qui apparaît après ses premiers symptômes, mais il en va de même dans le roman) matérialise ses désirs préexistants. Toute la représentation de ses nuits agitées fonctionne plutôt bien, puisqu'elle maintient l'équivoque entre naturel "refoulé" et surnaturel.
En revanche, la complaisance (censée être semi-érotique ?) de la scène d'autopsie me paraît d'une nécessité et d'un goût discutables. Et effectivement, dans cette seconde moitié, l'adaptation commence à sombrer dans un n'importe-quoi dépareillé, comme si la fin de la pièce avait été écrite à la hâte en essayant de coller les morceaux d'idées pas encore mûries. Ainsi Mina Harker (séparée de Jonathan, qui ne dit à peu près rien) se laisse-t-elle séduire par le promis de Lucy (il s'agit plus exactement de mains voyageuses), avec une représentation scénique d'une élégance toute relative, et dont le ramage m'évoque plus des films de fin de soirée à petit budget pour messieurs. Même l' « idéologie », si on peut mettre ce grand mot sur cette petite chose, en paraît décalquée, avec l'idée que toutes les femmes attendent finalement d'être violées avec un minimum de douceur.
Les interactions entre personnages ne fonctionnent que partiellement, parce que ce ballet de prétendants semble obéir à une logique tout à fait aléatoire, même pas celle de la fantaisie ou du désir, mais plutôt comme au gré des pauvres idées de l'adaptateur (franchement, les dialogues de la scène Mina-Arthur, je mettrai longtemps à m'en remettre).
Et pour couronner le tout, van Helsing ligote Mina, ce qui donne toute opportunité à Dracula de se promener dans les parages - étrangement, il n'en est pas tiré tant de parti que cela, alors qu'avec ce qui précédait, on pouvait craindre le recyclage de poncifs qu'on ne doit plus utiliser que dans les parodies désormais.
Néanmoins, à l'exception des quelques sorties de route mentionnées, le principe pouvait se défendre et n'était pas tout le temps rédhibitoire.
Le problème capital résidait en fin de compte dans la faiblesse extrême des psychologies et de l'enchaînement des situations. A force de nous présenter des personnages mis à distance, qui tiennent toujours un discours un peu décalé, mais jamais le même, il finit par ne plus se dégager aucun affect, aucune constante, aucune direction dans les personnages. Aucune interaction entre Mina et Arthur, et soudain ils tombent dans les bras l'un de l'autre (enfin, pas dans les bras, mais j'en resterai là) ; aucune information sur Dracula, à part que c'est un voisin invité à dîner qui fait un ou deux jeux de mots (adressés au public) sur son état, et soudain on le retrouve dans une sorte de dispute amoureuse avec le fantôme de Lucy (qui bien que damnée, choisit d'aller voir ailleurs s'il y est), et plus tard avec van Helsing pour discuter tranquillement si le chasseur de vampire peut tuer le vampire.
Le dernier tableau en particulier, de la mort de Dracula, paraît collé là uniquement pour faire fin, avec des dialogues extrêmement brefs, sans justification de ce qui précède ou suit. Dracula dit à van Helsing qu'en fin de compte il résoudrait mieux les problèmes de sa psyché en le rejoignant, celui-ci hésite, et puis finalement le premier se suicide en sortant dehors par grand jour. Rien ne prépare ni ne conclut cela, mais c'est la fin de la pièce.
Bref, l'impression d'un texte qui n'a pas intégré les rudiments de ce qu'est une construction dramatique. On n'est même pas dans l'expérimental, on est simplement dans le mal écrit : suite de vignettes mal connectées, où les personnages n'ont pas de personnalité propre, où les actions ne sont pas soumises à une logique (sans pour autant non plus paraître gratuites ou "ouvertes", elles sont seulement mal expliquées), où la direction du propos s'éclate en plusieurs sous-voies (distanciation, érotisme, aphorisme), sans jamais en explorer aucune.
Il existe un phénomène singulier, que je ne crois pas avoir rencontré pour un autre opéra, et jamais à ce point dans une oeuvre instrumentale, le « c'est Tristan, quoi ».
Alors que le classiqueux aime généralement s'étriper avec son semblable (à plus forte raison s'ils ont globalement les mêmes goûts) sur une histoire de tempo, d'articulation, de timbre, d'équilibres, Tristan, sans être exempt de ces débats, paraît étouffer les velléités de dispute sous l'admiration béate de l'oeuvre. Une sorte de communion magique, un des très rares cas où le mélomane-geek ne dira pas « étonnant comme le tempo était lent » ou « la soprane était brillante » mais en reviendra sobrement à l'oeuvre elle-même : « c'est Tristan, quoi ».
Etant au nombre de privilégiés qui ont pu assister, dans une salle pleine comme un oeuf, au Tristan donné à Pleyel ce samedi, je ne puis que perpétuer la tradition. Je vais tout de même tâcher d'en dire un mot, car nombreux sont ceux qui n'ont pas pu assister à la soirée, intégralement vendue en vingt minutes à l'ouverture des réservations.
Retour sur le livret
D'abord, une impression étonnamment favorable sur le livret. Ce n'est pas faute d'avoir dit à quel point la poétique du ressassement (qui se veut épique) ou l'esthétique dévoyée du récit hors-scène à la façon des stasima peuvent être vaines et pénibles, et rendre longs des drames dont la musique est pourtant passionnante de bout en bout - typiquement, le Crépuscule des dieux, pourtant un beau sujet à la (dé)mesure de Wagner compositeur (mais qui dépassait assez largement le Wagner poète).
Néanmoins, au sein des vers allitératifs, des répétitions archaïsantes,
Dir nicht eigen, / Ne t'appartenant pas,
einzig mein, / seulement à moi,
mitleidest du, / tu partages ma souffrance
wenn ich leide : / lorsque je souffre ;
nur vas ich leide, / seulement, ce que je souffre,
das kannst du nicht leiden ! / il t'est impossible d'en vivre la souffrance.
(Tristan à Kurwenal en III,1)
des syntaxes médiévalisantes,
Die kein Himmel erlöst, / Dont aucun Ciel ne libère,
warum mir diese Hölle ? / Pourquoi cet Enfer ?
Die kein Elend sühnt, / Qu'aucun désespoir n'expie,
warum mir diese Schmach ? / Pourquoi cette honte ?
(Marke à Tristan en II,3)
d'aphorismes contorsionnés,
wie könnte die Liebe / Comment pourrait l'Amour
mit mir sterben / avec moi mourir,
die ewig lebende / lui toujours vivant
mit mir enden ? / avec moi finir ?
(Tristan à Isolde en II,2)
... peut se dégager un certain charme, celui d'un pastiche un peu crispé, avec quelques fulgurances ici et là. Si l'acte I se perd un peu en détails et redites à partir de la scène 3 (les mêmes motifs psychologiques étant à peine réagencés), si le duo d'amour de l'acte II est réellement difficile à sauver d'un point de vue littéraire (mais quel texte proposer pour une scène d'amour « végétative », d'une passion vécue et peu sujette à une mise en conversation ?), l'acte III ménage quelques belles images dans le délire de Tristan, où la bavarde profusion d'aphorismes et la logique confuse des enchaînements siéent à merveille à la situation.
On peut même avoir le sentiment que Wagner maîtrise réellement sa langue ici, et que ce n'est pas seulement l'adéquation fortuite de ses traits habituels à la situation qui donne satisfaction.
La mort d'Isolde (dont je n'aime pas beaucoup le texte, pourtant), culmine tout de même en une forme de virtuosité métatextuelle, puisque soudain Isolde sort du cadre du drame et désigne directement la musique qu'on entend dans ce concert (une fois de plus, comme dans les Maîtres, Wagner en profite pour d'autocongratuler) :
Höre ich nur diese Weise, / Entends-je seule cet air,
die so wundervoll und leise, / qui si merveilleux et si léger,
Wonne klagend, / d'une plainte extatique,
alles sagend, / énonçant tout,
mild versöhnend / réconciliant doucement,
aus ihm tönend, / sonnant de lui,
in mich dringet, / me pénètre,
auf sich schwinget, / s'élève,
hold erhallend / résonant harmonieusement
um mich klinget ? / me retentit alentour ?
(Isolde en transfiguration, en III,3 -
le charabia illisible de ma traduction est d'une certaine façon assez fidèle au gloubi-boulga original)
Et en tout état de cause, même si je reste persuadé qu'un livret honnête écrit par un auteur extérieur aurait grandement profité au résultat, je dois bien convenir que peu de monde aurait pu prétendre écrire un livret qui, d'une façon ou d'une autre, ne paraisse pas trop en deçà de la musique.
La musique
Tristan est l'un des très rares chefs-d'oeuvre lyriques à ne pas perdre de sa force en étant privé de son texte.
Je ne reviens pas sur cette musique, dont tout a été dit par les plus grands érudits, depuis les techniciens de l'analyse et de l'harmonie jusqu'aux philosophes. Elle incarne en quelque sorte l'absolu de la musique sérieuse, d'un lyrique débordant mais d'une inventivité constante, à la fois spontanément enthousiasmante et d'une modernité folle. Un fonds peut-être moins inépuisable, du point de vue technique, que la grammaire musicale du Ring ou des deux derniers actes de Parsifal, mais d'une immédiateté et d'une puissance émotive telle qu'aucun amateur de cet opéra ne semble l'être avec tiédeur.
A telle enseigne que « c'est Tristan » semble pouvoir commencer et clore à la fois toute conversation sur le sujet - la communion étant telle que la parole y semble superflue.
On pourrait peut-être inventer quelques clivages : sur le caractère limitant ou non du livret, sur le meilleur des trois actes (pour ma part, je trouve les deux premiers tiers du II d'une énergie suprême, mais plus le temps passe, plus je me repais avant tout du III, plus dense musicalement et dramatiquement, moins « facile » mais plus disert), sur la nécessité de le jouer sur trois soirs pour éviter l'épuisement des spectateurs... mais on a beau essayer les sujets de dispute, on en revient toujours, en une touchante évidence, à ce sobre constat : « c'est Tristan ».
Dieu, pour tenter Adam, créa l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Pour le perdre, il fit le Serpent. Pour le châtier, il inventa l'exil du Paradis. Pour le mortifier, il conçut Marmontel.
Qu'ils me sont doux ces champêtres concerts,
Où rossignols, pinçons, merles, fauvettes,
Sur leur théâtre, entre deux rameaux verts,
Viennent gratis m'offrir leurs chansonnettes !
Quels opéras me seraient aussi chers !
Là n'est point d'art, d'ennui scientifique,
Les chansonniers des XVIIe et XVIIIe siècle avaient une pugnacité qu'on mesure mal à l'aune de notre pratique contemporaine. Non pas que les invectives y fussent plus fleuries, mais la profondeur des reproches (souvent injustes au demeurant) était sans commune mesure, et portaient sur les motivations, la fatuité ou les faiblesses techniques de leurs auteurs.
Marmontel a été une cible particulièrement féconde en son temps, et à plus forte raison lorsqu'il a entrepris d'amender Quinault. Malgré tout mon intérêt pour lui (car Marmontel a écrit de jolies choses), j'ai concédé son égarement dans son adaptation d'Atys. Ses contemporains ont pris moins de gants, avec quelquefois un certain esprit.
Mise à jour du 10 octobre 2012 : II - présentation de la musique de Piccinni, et de l'interprétation de la soirée.
L'ensemble de ces deux notules assez longues existe également en PDF pour faciliter la consultation.
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Afin de contenter les lecteurs
impatients, voici la première partie du voyage autour de cette œuvre,
partiellement recréée les 23 et 24 septembre derniers. Agrémentée
d'extraits.
Musiciens du Cercle de l'Harmonie dirigés par Julien Chauvin : ouverture et plainte d'Atys (« Amants qui vous plaignez »). Ce n'est pas une modification de l'arrangement proposé ce soir-là (oeuvre condensée enn 1h10 de musique), Marmontel fait bien ouvrir le drame immédiatement après l'ouverture par Atys sans Idas, ce qui se défend assez bien dans le cadre d'une version déjà raccourcie en 1780 par rapport à celle de 1676. Atys par Mathias Vidal, Sangaride par Chantal Santon. Merci au spectateur qui a fourni ce matériel sonore ! Je précise toutefois que la captation, quoique de bonne qualité, ne rend pas justice à la beauté et à la cohésion des timbres en salle, et on entend, à cause de la réverbération en haut du théâtre vide (moi, j'étais placé au fond du parterre, où le problème ne se posait pas), des sortes de "scories", à l'orchestre en particulier, qui en réalité n'existaient pas dans la salle. Même chose pour l'impact des chanteurs, supérieur sur place.
Dans une salle à peu près
complètement vide (à part le parterre, de plus exigu, le théâtre
n'était quasiment pas rempli, on devait être quelque part entre le
quart et le tiers de la jauge, même les couloirs étaient déserts),
le Théâtre des Bouffes du Nord programmait une production de la
désormais rituelle association CMBV / Bru Zane, autour de la
dernière relecture de l'Atys de Quinault. Un document
passionnant.
On peut lire un commentaire sur
l'œuvre-source de Quinault & Lully ici.
1. Niccolò Piccinni
(1728-1800) en France
Originaire de Bari, Piccinni se fait d'abord, comme il est
d'usage, un nom en Italie, à Naples, puis à Rome. L'ambassadeur du
royaume de Naples en France l'invite à rejoindre Paris en 1776, sur
impulsion de la reine Marie-Antoinette, dont il devient le professeur
de chant. Sa carrière est alors déjà faite en Italie, avec des
dizaines d'opéras bien accueillis dans les différents temples
lyriques italiens : Fiorentini, Nuovo, San Carlo et Pergola à Naples
; Argentina, Valle, Dame, Capranica à Rome ; et Turin, Bologne,
Milan, Venise, Modène... Ce à quoi il faut ajouter des commandes
pour des capitales européennes comme Dresde ou Lisbonne.
Néanmoins, son succès commence à
pâtir à Rome de ceux de son ancien élève Pasquale Anfossi, et le
prestige (assez singulier en Europe) de la Cour parisienne est alors
tout indiqué pour relancer sa carrière.
On décrit régulièrement sa «
rivalité » (comme très souvent, plus une rivalité des admirateurs
que des compositeurs eux-mêmes) avec Gluck comme une seconde
Querelle des Bouffons, où Piccinni tiendrait le rôle (forcément)
de l'italien partisan de la joli musique contre Gluck, défenseur
d'un texte fort.
Il est possible qu'à l'époque le
contraste ait existé, car Piccinni dispose en effet d'une veine
mélodique plus conjointe, moins accidentée que Gluck ; mais en
regardant les partitions, néanmoins, il apparaît que la différence
entre les deux est une affaire de nuance, et certainement pas
d'opposition. Gluck paraît peut-être, vu de loin, plus sombre et
intransigeant avec ses drames, mais la comparaison des relectures de
Quinault de chacun ne me paraît pas à l'avantage du germanique.
Tous deux répondent tout simplement à un changement du goût dans
la tragédie en musique, au même titre que l'ont fait (J.-Ch.) Bach,
Grétry, Sacchini ou Salieri.
Et à mon sens, malgré ces
différences, les deux compositeurs œuvrent dans la même direction
de l'histoire musicale : la querelle des gluckistes et des
piccinnistes ne me paraît pas soulever des enjeux aussi
contradictoires et fondamentaux que la précédente controverse.
Dans ces drames, l'épure
prévaut, avec la disparition des lignes courbes, une
simplification rythmique (on préfère désormais la symétrie
à la danse). C'est aussi le temps d'une domination absolue d'un mode
majeur très lumineux (et
naïf à nos oreilles d'aujourd'hui), même pour exprimer les
tourments les plus amers - en parfaite concordance avec l'image que
la postérité a donné de la Cour de Marie-Antoinette, d'une gaîté
qui paraît naïve et superficielle, et par ailleurs sans rapport
avec la réalité du monde. Et pourtant, à l'opposé, on n'a jamais
autant aimé les grands récitatifs dramatiques violents.
Malgré les explorations de
partitions, je n'arrive pas bien à situer ''qui'' impose ce style.
Manifestement Gluck, vu les dates, mais Gluck demeure un peu à part,
moins sensible au majeur, et beaucoup moins éloquent que Piccinni ou
Salieri dans le récitatif (oui, contrairement à l'image qu'on en a)
- il semble que pour lui, le récitatif demeurait pour partie une
couture inférieur aux "numéros", un peu comme en Italie,
même s'ils sont chez lui infiniment plus écrits et intéressant. Ce
style galant et violent à la fois, commun à Piccinni, Grétry,
Sacchini, Salieri, Catel, compositeurs chez qui l'on retrouve
quasiment les mêmes formules dans le récitatif (sauf Sacchini, le
plus faible de tous ceux-là), d'où vient-il ? Peut-être justement
de Piccinni, mais je n'ai pas de réponse.
2. Jean-François
Marmontel et la dernière révision d'Atys
Il est de tradition pendant
tout le XVIIIe siècle de reprendre les livrets admirés du Grand
Siècle, et en particulier ceux de Quinault. Au début, en
conservant le récitatif de Lully (toujours considéré comme une
référence) et en récrivant les divertissements selon l'évolution
des goûts du public. Puis on récrit totalement la musique (Gluck
pour Armide, 1777), on coupe le texte pour le réorganiser en
moins d'actes (Jean-Chrétien Bach pour Amadis
de Gaule,
1779), et on finit par rectifier les vers et ajouter le texte
d'ariettes (Piccinni et Marmontel pour Roland, 1778, et Atys,
1780).
On a donc mis assez longtemps pour
oser amender profondément le livret original, peu ou prou un siècle,
ce qui est assez exceptionnel en un temps où l'on n'avait pas du
tout le même culte pour la conservation qu'on observe aujourd'hui.
Marmontel coupe donc dans le texte
de Quinault, amende quelques vers, et développe les états d'âme
des personnages.
Un exemple peut nous servir
de point de départ concret.
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opéra, lied,
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ou de voix...
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