Je vais ici aborder un sujet qui m'est précieux, sur lequel
j'aurai peut-être l'occasion d'opérer plusieurs
développements à travers plusieurs arts
différents.
Je commence par une citation malicieuse de
Henry James, dans
Washington Square,
que je propose
en bilingue (je traduis). Traduire est un moyen extraordinaire pour
entrer au coeur d'une oeuvre, et c'est pourquoi, en dépit de
ses
maladresses, j'éclairerai quelques choix de ma version.
Il est important pour la suite de savoir que l'oeuvre a
été publiée en 1880 et que son action
se passe
pendant la première moitié du même
siècle.
--
Henry James
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Traduction DLM
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So Catherine saw
Mr. Townsend
alone, and her aunt did not come in even at the end of the visit. The
visit was a long one; he sat there--in the front parlour, in the
biggest armchair--for more than an hour. He seemed more at home this
time--more familiar; lounging a little in the chair, slapping a cushion
that was near him with his stick, and looking round the room a good
deal, and at the objects it contained, as well as at Catherine; whom,
however, he also contemplated freely. There was a smile of respectful
devotion in his handsome eyes which seemed to Catherine almost solemnly
beautiful; it made her think of a young knight in a poem. His talk,
however, was not particularly knightly; it was light and easy and
friendly; it took a practical turn, and he asked a number of questions
about herself--what were her tastes--if she liked this and that--what
were her habits. He said to her, with his charming smile, "Tell me
about yourself; give me a little sketch." Catherine had very little to
tell, and she had no talent for sketching; but before he went she had
confided to him that she had a secret passion for the theatre, which
had been but scantily gratified, and a taste for operatic music--that
of Bellini and Donizetti, in especial (it must be remembered in
extenuation of this primitive young woman that she held these opinions
in an age of general darkness)--which she rarely had an occasion to
hear, except on the hand-organ. She confessed that she was not
particularly fond of literature. Morris Townsend agreed with her that
books were tiresome things; only, as he said, you had to read a good
many before you found it out. He had been to places that people had
written books about, and they were not a bit like the descriptions. To
see for yourself--that was the great thing; he always tried to see for
himself. He had seen all the principal actors--he had been to all the
best theatres in London and Paris. But the actors were always like the
authors--they always exaggerated. He liked everything to be natural.
Suddenly he stopped, looking at Catherine with his smile.
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Ainsi Catherine
vit-elle M.
Townsend seule, et sa tante ne vint pas
même à la fin de la visite. La visite fut longue ;
il
s’assit là, dans
le premier salon, dans le plus grand fauteuil – pendant plus
d’une
heure. Il semblait plus à son aise cette fois –
plus familier
des lieux
; s’étendant un peu dans son siège,
frappant un coussin
près de lui
avec sa canne, et admirant à loisir la pièce et
les
objets qu’elle
contenait, autant que Catherine – qu’il contemplait
toutefois avec une
grande liberté. Il y avait comme un sourire de
dévotion
respectueuse
dans ses yeux très beaux, un sourire qui semblait
à
Catherine d’une
beauté presque solennelle – et qui lui faisait
penser à
un jeune
chevalier des épopées. Sa conversation,
toutefois,
n’avait rien de
particulièrement chevaleresque ; elle était
légère, aisée, cordiale ;
elle prit bientôt un tour pratique, et il lui posa plusieurs
questions
à son sujet – quels étaient ses
goûts –, si elle
aimait ceci ou cela –
quelles étaient ses habitudes. Il lui dit, avec son sourire
délicieux,
« Parlez-moi donc de vous ; faites-moi une petite esquisse.
» Catherine
avait fort peu à dire, et elle n’avait pas de
talent pour le
croquis ;
mais avant sa venue, elle lui avait confié qu’elle
avait une
passion
secrète pour le théâtre, qui
n’avait
été que fort peu satisfaite, et un
goût pour la musique lyrique – celle de Bellini et
Donizetti,
plus
particulièrement (il faut se remémorer,
à la
décharge de cette jeune
femme des âges antiques, qu’elle portait ces
opinions à une époque de
ténèbres épaisses) –,
qu’elle avait rarement eu l’occasion
d’entendre, à part à l’orgue
de barbarie. Elle confessa
ne pas être
follement éprise de littérature. Morris Townsend
convint
avec elle que
les livres étaient chose fastidieuse ; c’est
seulement, comme il
disait, qu’il fallait en lire un bon nombre avant de
s’en apercevoir.
Il avait été dans des lieux sur lesquels des
écrivains avaient bâti
leurs intrigues, et ils n’étaient pas le moins du
monde
semblables à
leurs descriptions. Voir par soi-même –
c’était le plus
fort ; il avait
toujours voulu voir par lui-même. Il avait vu tous les
acteurs
majeurs
– il avait été dans tous les meilleurs
théâtres de Londres et de Paris.
Mais les acteurs étaient toujours des acteurs –
ils
exagéraient sans
cesse. Il aimait tout au naturel. Soudain il s’interrompit,
regardant
Catherine, toujours avec le même sourire.
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Je n'ai abordé l'oeuvre, pour des raisons que me sont
propres,
qu'en anglais ; à l'occasion, j'irai fureter dans les
versions
françaises, et au besoin les examinerai, manière
de voir,
dans une notule
ad hoc.
En attendant, je donne juste quelques pistes de lecture, il ne s'agit
pas d'une exégèse mais d'une invitation : je
signale quelques réussites particulières, et ne
les détaille pas.
Le
coup de
pied de l'âne
Au sein d'une période assez sinueuse, James lance une double
petite pique, aussi bien à son personnage ignorant
qu'à la musique misérable qu'elle
écoute.
Catherine had very little
to
tell, and she had no talent for sketching; but before he went she had
confided to him that she had a secret passion for the theatre, which
had been but scantily gratified, and a taste for operatic music--that
of Bellini and Donizetti, in especial (it must be remembered in
extenuation of this primitive young woman that she held these opinions
in an age of general darkness)--which she rarely had an occasion to
hear, except on the hand-organ.
La phrase, déjà grotesque par
l'emboîtement d'un nombre infini d'incidentes, est aussi,
sous ses dehors badins, terriblement emphatique. En 1880, parler des
années 1840 comme d'un
âge
de ténèbres est
évidemment une exagération flagrante, et on nous
laisse entendre que le goût pour Bellini est à
pardonner plus qu'un autre crime. Comble du ridicule, ce goût
pour les compositions vocales fades est venue à la jeune
femme en écoutant les orgues à main, qui n'ont
pas, on le comprend bien, la grâce des gosiers agiles qui
servent en principe cette musique.
Bref, l'espace d'une
pointe,
James réussit un triple but : se moquer du belcanto, de son
personnage et amuser son lecteur tout à la fois. Surtout, en
faisant mine de tourner en dérision le type de musique qu'on
écoutait alors, il complète habilement le
portrait de Catherine, qui semble sans cesse la pâle image
d'une nature déjà tiède ; ce qu'elle
aime est à son image : de la
musique fadasse qui est de
surcroît exprimée au moyen d'instruments
indigents. Dans les mêmes pages, James décrit
d'ailleurs la façon qu'elle peut avoir d'exercer son
affection, une sorte de rêve pudique, sans aucune exigence -
à tous les sens du termes : pas d'attentes, et pas non plus
d'évaluation de ceux qu'elle aime.
C'est assez méchant en fin de compte, et c'est aussi tout le
prix de cette histoire, assez crédible parce qu'aucun
personnage n'est admirable, où chacun reste
compréhensible. Si bien que le
drame ne laisse pas la possibilité de choisir un camp.
A mon sens, l'adaptation des époux
Ruth & Augustus
Goetz pour le théâtre (
The Heiress,
1947), qui reprend
très largement le matériau des nombreux dialogues
en discours direct du roman, est encore plus plus vertigineuse de ce
point de vue, puisque l'absence d'examen des pensées procure
un éventail de possibles et de contradictions dans les
psychologies qui sonne très vrai, et qui est
réellement émouvant. On est encore plus
embarrassé devant une situation qui file vers l'implosion
sans
qu'il y ait à blâmer avec certitude ceux qui
précipitent sa
dégénérescence. Finalement, les
développements du romancier ne disent pas plus que les
lacunes du texte déclamé - et de façon
plus directive, moins touchante.
Et plus encore, les reprises d'auxiliaires que permettent brillamment
l'anglais (
Yes, I do et
autres
Yes, I think we
have à profusion pendant toute la
première partie) mettent en scène, de
façon beaucoup plus intéressante que le silence
suggéré dans le roman, une forme de
vacuité insupportable dans la conversation de Catherine -
incapable d'extérioriser sa nature profonde, d'une certaine
façon. C'est ce qui la rend assez peu
intéressante, même pour le lecteur / spectateur,
et attire aussi la compassion la plus vive. Avec une actrice de
qualité, ces réponses peuvent prendre un
relief assez exceptionnel, vu la richesse du
matériau psychologique suggéré par le
texte.
[C'est cette pièce que
William
Wyler
a vue lors de son pélerinage annuel à Broadway,
et qui a
constitué le noyau, arrangée par les auteurs
eux-mêmes, de son film
The Heiress (1949), au début de sa
collaboration avec la Paramount. Je ne mets pas d'extrait, il faut
vraiment voir l'oeuvre.]
[Il en existe une traduction française par
Louis Ducreux,
aujourd'hui introuvable, qui a servi, avec des coupures, au livret de
L'Héritière
de
Jean-Michel
Damase
(1973), une autre oeuvre de grand intérêt, mais la
force
du livret et de la musique n'atteint pas les dimensions des exemples
précédemments cités.]

Le lieu de l'action.
Bâti
L'ironie distillée sur les personnages provient aussi bien,
au fil du texte (pas ici) du narrateur assez
détaché que des personnages eux-mêmes,
en particulier du père de Catherine. Les points de vue
tronqués des figures qui traversent le livre y contribuent
également. Même si le narrateur connaît
tout des pensées des uns et des autres, il ne les relie pas
et de les hiérarchise jamais, si bien que le flou demeure
habilement entretenu.
Dans la traduction que je propose, j'ai essayé de rendre ces
périodes de James, qui sont à la fois
raffinées et désinvoltes, en alternant le
vocabulaire soutenu de son texte avec des traits plus familiers, qui
traduisent le caractère presque cavalier de Morris. Ce n'est
pas du tout réussi du point de vue du résultat
(farci de tournures bancales ou discordantes entre elles), mais c'est
significatif du point de vue de la démarche qui s'impose au
traducteur.
Le seul moment qui réussit peut-être plus
à s'approcher de l'esprit de l'original se trouve dans la
difficile traduction de
sketch,
employé pour désigner une description courte :
He said to her, with his charming smile, "Tell me
about yourself; give me a little sketch." Catherine had very little to
tell, and she had no talent for sketching;
Soit :
Il lui dit, avec son sourire
délicieux,
« Parlez-moi donc de vous ; faites-moi une petite esquisse.
» Catherine
avait fort peu à dire, et elle n’avait pas de
talent pour le
croquis ;
Le jeu de mots qui reprend un autre sens du mot
sketch permet
à la fois de conserver la reprise de James (
sketching) et de la
relier à tout ce qui est dit autour de Catherine : son
incapacité à se réaliser, en un mot.
Dans le même temps où James voulait nous rappeler
(cela apparaît comme des ponctuations, pendant toute cette
exposition) le silence obstiné de Catherine, on introduit
aussi le rappel de ses maladresses constantes dans chaque domaine,
malgré l'éducation brillante qu'elle a
reçu de son père pour en faire l'égal
de sa défunte mère. On ne sait trop si ce talent
pour le croquis est métaphorique seulement, ou
également concret.
Ce genre de jeu, que James n'avait pas nécessairement
prévu ici, est cependant ce qui rend le mieux compte des
qualités de son écriture dans
Washington Square.
Suite de la notule.