Carnets sur sol

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mercredi 13 janvier 2016

Rétrospective rituelle in memoriam Pierre Boulez


Ça y est, on peine à le croire, Boulez n'est plus de la musique contemporaine.

Alors que je le tiens pour un compositeur plaisant mais relativement secondaire, dont je chéris une poignée d'œuvres et estime sans hystérie le reste du catalogue, je m'aperçois que j'ai beaucoup parlé de Boulez sur CSS. Souvent par incise, à propos de Wagner, Debussy ou Webern, quasiment des pages d'éphéméride, ou en m'émerveillant de son répertoire alimentaire inattendu (ses Haydn glaciaux avec le BBCSO sont loin d'être empesés, au contraire, tout le contraire de sa Water Music pas du tout baroqueuse), en obéissant à la tentation du sarcasme ou en criant mon admiration pour un résultat inespéré (concerto de Beethoven !).
Pourtant, ce n'est pas le chef qui m'intéresse d'abord, sans doute parce qu'on peut toujours remplacer les meilleurs interprètes, quel que soit leur don, plus difficilement une parole singulière, qui nous dit quelque chose de nouveau, que ce soit par les marges ou dans le grand Livre de l'histoire de la musique. Malgré leur poids écrasant dans l'histoire mémoriale de l'interprétation enregistrée, je pourrais dire de même de Hausegger, Fried, Weingartner, Andreae, Doráti ou Klemperer (non, pas Furtwängler), avant tout compositeurs dans le sens où la perte serait plus éclatante s'ils manquaient au répertoire plutôt qu'à la discographie.

Et, de fait, c'est avant tout le compositeur qu'on croisera sur Carnets sur sol : un questionnement autour de la façon dont sa musique nous touche, sans doute tellement différente de celle projetée par lui, la présentation de sa musique de scène pour Eschyle chez Renaud-Barrault, fruit de ses jeunes années de compromission originelle (au sortir des Folies Bergère !), des impressions de concert qui marquent une bascule dans mon appréciation (plus intense, je crois, mais aussi plus sélective) du compositeur, sa place dans la propagation du sérialisme et l'établissement d'un nouveau courant, multiple mais implacablement dominant (bien que la notule évoque davantage les aspects politiques et culturels que les techniques elle-mêmes, qu'il a considérablement contribué à assouplir après sa période intégraliste)… 
C'est peut-être sous ce jour du jalon qu'il est le plus présent sur CSS : ses œuvres apparaissent à plusieurs reprises dans les sélections générales ou orchestrales de lieder/mélodies, de concertos pour clarinette, sans négliger son empreinte dans la lexicologie musicale sarcastique.

Bien sûr, il n'est pas possible de résister à la personnalité de Boulez : que ce soit pour louer ses talents de pédagogue, jouer avec lui à coups de schémas perfides, railler ses déclarations d'intention, se repaître ou s'indigner de ses traits, rigoler sans arrière-pensée de son dernier gribouillage… Il nous accompagne nécessairement, qu'on parle de la musique contemporaine en général ou de sa production en particulier.

Je ne donnerais plus les mêmes conseils de découverte aujourd'hui qu'à l'initiale de CSS, ou cette notule, un peu moins d'un an après son ouverture, était destinée à guider un choix immédiat pour quelques charmants voisins de ce domaine. Pour moi, l'essentiel se trouve dans Dialogue de l'ombre double et dans les Notations (pour piano comme pour orchestre, pour des raisons tout à fait différentes), et si j'apprécie toujours Le Soleil des eaux, Domaines, Pli selon pli, les Dérives. La leçon autour de Sur Incises reste l'une des portes d'entrées les plus évidentes, assez unanimement saluée pour sa concision et sa clarté, par rapport à d'autres ensembles plus monumentaux – rares sont ceux qui goûtent suffisamment les chatoyances pures de Pli selon pli pour l'encaisser dans sa durée.

boulez oreilles

C'est sans doute insultant ou déplaisant, mais Pierre Boulez, pour moi, c'est avant tout l'humoriste. Celui dont les bons mots (pas toujours bons, et rarement charitables) ont bercé mon éducation de mélomane : en général réducteur ou injuste, mais j'ai toujours ressenti (sans avoir la moindre clef sur la question) une forme de modestie sincère derrière cette froideur hautaine – un pince-sans-rire que tout le monde a pris au sérieux. J'ai conscience de la part de fantasme dans cette représentation (ceux qui perdirent leurs réseaux et furent bannis des commandes officielles l'ont senti cruellement, et ont même transmis la rancœur à leurs successeurs, alors que les frontières ne sont plus du tout aussi imperméables aujourd'hui – la plupart des styles sont joués, sauf à composer du chouette néo-Fauré comme Ducros, et ce même si les « novateurs » tiennent toujours les grosses commandes), mais c'est la mienne, la foi naïve héritée de mon jeune âge.

Par ailleurs, je l'ai dit, quelques-unes de ses compositions m'accompagnent depuis longtemps – plus j'écoute les Notations et le Dialogue, plus je les aime, inconditionnellement. Je ne suis pas sûr que ce soient de grandes œuvres, et ce qui me touche dans leur babil (sortes de flux et de strates qui miment une forme de parole inaccessible) n'est sans doute pas le reflet du geste compositionnel. Est-ce un talent malgré lui, de ménager au sein de toute sa mathématique une forme d'évidence (qui, certes, se contemple davantage à la manière d'un joli bibelot que comme sommet des œuvres de l'Esprit), propre à toucher les Gentils ?  Est-ce tout simplement l'effet de la familiarité, pour ne pas dire la mithridatisation, avec son langage, qui est celui qu'il est le plus facile de découvrir, vu son excellente distribution chez les revendeurs et sa présence régulière en salle – faisant au fil des ans partie de nous-mêmes, indépendamment de son intérêt, de sa qualité, de son accessibilité réels ?
En tout cas, si j'écoute avec parcimonie le reste et n'en réprouve que fort peu (Le Marteau sans maître, surtout), je reviens à ces deux-là avec régularité et sincérité, à une époque de ma mélomanie où le fonds contemporain s'est réduit et décanté à quelques maîtres, que je reviens consulter en terrain familier, ou dont je suis l'évolution.

Si l'on met de coté la question de l'intelligibilité qui peut percer malgré tout (ce discours parallèle et concurrent à tout le projet musical attesté de Boulez est-il vraiment volontaire ?), le mérite incontestable de Boulez, en matière de composition, tient plutôt dans ses talents d'orchestrateur – là, la chatoyance extrême, l'aptitude à créer, sur un patron musical qui échappe aux mélomanes et aux musiciens de meilleure volonté, des structures palpables, que ce soit de l'ordre de la strate simultanée, « spatiale », ou de l'articulation de grandes parties à travers des identités timbrales… tout cela proclame une maîtrise hors du commun de l'orchestre, davantage dans la force de ses détails que dans la gestion de masses (où, généralement, chaque génération adopte une attitude à peu près commune). Il semble qu'en la matière, Boulez puisse tout, et les métamorphoses opérées entre le texte musical et le résultat final confinent au génie, vraisemblablement.

boulez oreilles

Comme chef d'orchestre, son parti pris d'exactitude (au sens de la limitation de la part de l'agogique, ses exécutions n'étant pas toujours aussi parfaitement précises qu'on le dit) et sa mise à distance des affects le rendent rarement un premier choix, à mon sens. Avec ce genre d'exigence, je trouve bien plus mon compte chez Solti, qui y adjoint une ardeur (et une précision d'articulation sensiblement plus grande) propice à rendre exaltante cette régularité un peu raide.
En revanche, cette prévisibilité permet à ses disques d'être pour la plupart de grandes réussites, avec un assez fort taux de certitude.

Sans fouiner dans les discographies, là, au débotté, je signalerais comme indispensables :
Bartók – A Kékszakállú herceg vára – sa première mouture, avec la BBC (chez Sony), avec Tatiana Troyanos et Siegmund Nimsgern, très soigneux dans leur texte et électrisés. La direction de Boulez y est à la fois implacable, oppressante, et d'une splendide transparence. Probablement son meilleur disque (et la meilleure version de cet opéra).
¶ Ses deux deux Pelléas de Debussy – la version de Cardiff fixée en DVD, quoique nerveuse et habitée, se distingue surtout par la justesse de son couple (Alison Hagley et Neil Archer), mais le studio Sony avec l'Orchestre de Covent Garden, d'une splendeur extraordinaire, absolument glaçante, d'un éclat presque funèbre, contitue l'une des lectures les plus abouties et déstabilisantes de Pelléas, sans une once de sucre et de douceur. On peut davantage en discuter la distribution non francophone, mais le résultat, saisissant, n'appelle finalement aucune réserve.
¶ Seulement diffusé à la radio, son Parsifal de 2004 à Bayreuth, à peine moins rapide que son manifeste de 1970, mais tirant cette fois, avec un orchestre d'une tout autre trempe, un univers d'irisations debussystes de cette partition où, à la lecture comme dans la tradition, ce n'est pas la première évidence. Distribution par ailleurs valeureuse et engagée (DeYoung, Wottrich, Wegner, Marco-Buhrmester, Holl), même si pas la plus séduisante en termes de timbres. Si vous le trouvez, c'est une expérience rare.
Côté symphonique, je fais partie de ceux qui admirent davantage la radicalité un peu raide de ses enregistrements Sony (avec le BBC Symphony, le New York Philharmonic ou Cleveland) que la perfection plus hédoniste (mais sans tension, quel est l'intérêt) de ses enregistrements DG avec Vienne, Chicago, Cleveland ou Berlin. J'aime particulièrement ses Schönberg (Sony) très dépouillés. Pour le legs DG, j'ai remarqué que j'aimais surtout les enregistrements décriés (sa Sixième de Mahler avec Vienne, réputée lente et molle, mais à laquelle je trouve un port altier irrésistible) ou alternatifs (ce Cinquième Concerto de Beethoven avec Curzon, étrangement concerné). D'une manière générale, ses Mahler (1,2,6,8,9 en particulier, et par-dessus tout son Wunderhorn claquant et primesautier avec Kožená et Gerhaher) sont assez enthousiasmants.
¶ Parmi les ratés, évidement ses deux mythiques Water Music de Haendel, qu'un radical comme lui jouait comme les grands pontifes tradis de Grande-Bretagne – ce qui est toujours éclairant sur les connexions réelles entre doctrines musicales : atonals et baroqueux, qui souhaitaient renverser la table, se méprisent en général, et les spécialistes de musique contemporaine sont souvent très conservateurs dans leur interprétation du répertoire d'avant le romantisme. Déception beaucoup plus relative (voilà qui reste très agréablement écoutable) son Ring avec Chéreau, particulièrement dans la version vidéo, où l'on perçoit surtout une absence d'affects un peu molle, avec un orchestre vraiment laid de surcroît. La distribution non plus n'est pas toujours exaltante (le Crépuscule avec les vilains affreux Becher + Hübner, c'est beaucoup demander, même quand on aime Jung comme moi). Là encore, avec les mêmes musiciens dans la série immédiatement suivante, Solti obtenait de la même laideur une urgence folle, sans comparaison. Enfin, dans son Wozzeck avec l'Opéra de Paris (studio de 1966 pour CBS), par ailleurs pas le plus tendu ni avenant, il laisse son Docteur, Karl Dönch, chanter absolument n'importe quoi (aucun rapport avec les lignes écrites, même pas dans la même tessiture, dans les mêmes directions, dans l'harmonie…) ; je me suis toujours demandé s'il y existait une version alternative complètement différente, mais cela donne surtout l'impression, vu les rythmes approximatifs (pas forcément sur les temps…), que faute des notes graves, l'interprète improvise très librement sa partie (de façon expressivement assez convaincante). [Toutes informations bienvenues.]

boulez oreilles

Pour sélectionner dans ce flux abondant d'une grosse décennie de notules, je suggère d'aborder par ici :

  • Jeunesse de Boulez, présentation et extraits de sa musique de scène pour Agamemnon d'Eschyle chez Renaud-Barrault.
  • Rôle de Boulez dans l'héritage des fondateurs viennois du sérialisme dodécaphonique (issu d'une courte série sur le dodécaphonisme).
  • Boulez et l'intelligible, essai sur l'écart entre conception et perception de son œuvre.

Le reste est clairement plus incident et plus léger – mon propos initial était de rendre compte de l'empreinte laissée au fil du temps, indépendamment de l'intérêt très relatif des notules indiquées.
Par ailleurs, France Musique avait consacré cette belle page multimédia à un récapitulatif très intéressant de son parcours, en rétablissant en quelque sorte l'équilibre entre les périodes (au lieu de raconter ce que tout le monde a déjà dit), tout en cédant jubilatoirement à la tentation des jeux de mots ridicules – mainte fois perceptible sur CSS à propos de Boulez…

Quoi qu'il en soit, considérant le sort de David Bowie, il semble qu'une tendance se dessine :

boulez oreilles

Ami compositeur, le téléphone sonne, c'est la Philharmonie… prends un instant avant de sauter dans l'avion, il est temps d'aviser ton notaire.

--

Toute l'équipe de CSS espère que vous avez apprécié le jeu (peu) discrètement introduit dans cette notule. Alors, il y en avait combien ? En dehors du titre, douze bien sûr.
Comme je le disais, Boulez, pour moi, c'est avant tout le bonheur de jouer – en témoignent mes activités passées sur le meilleur forum de musique classique au monde.

David Le Marrec

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