Vient de paraître une nouveauté étonnante, un nouvel engistrement d'un
Grétry inédit :
Raoul Barbe-Bleue
– sous forme de livre-disque chez Aparté.
(Second étonnement pour moi, qu'on me charge d'en écrire la notice.)
Ma première réaction fut de demander : mais pourquoi enregistrer cet
opéra comique, ce Grétry précisément ? N'ayant pas vraiment reçu
de réponse, je me suis posé la question à moi-même : pourquoi cet opéra
?
Quelques mots sous un angle distinct de la notice.
0. Mais d'abord : de quoi ça parle ?
[Ne pas lire ceci si vous n'aimez pas les
spoilers.]
Isaure et Vergy sont de bonne
noblesse, mais ruinés. Les frères d'Isaure refusent Vergy et
choisissent Raoul (qui n'a pas de barbe bleue, précisons). Isaure,
manifestement séduite par les bijoux plus que par les vœux familiaux,
demande à Vergy de lui rendre ses serments.
Pourtant, dès qu'elle a épousé Raoul,
celui-ci la met à l'épreuve (on lui a prédit qu'il mourrait à cause
d'une femme curieuse) en lui confiant le trousseau avec la clef
défendue. Qu'elle ouvre évidemment, pour découvrir les têtes des
précédentes femmes. Vergy s'est entre-temps présenté au château sous le
déguisement de sa sœur (Anne, évidemment), mais ne peut lui venir en
aide : iels sont enfermé·es.
Raoul, furieux, promet la mort à Isaure, qui fait guetter à Vergy («
Vergy, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? ») l'arrivée de ses frères à
qui elle a tenté de faire passer un message. Ceux-ci arrivent
finalement accompagné des pères des défuntes femmes, dont l'un tue
Raoul. Chœur de réjouissance.
[[]]
Une sélection de pistes de l'enregistrement Aparté.
1. Un opéra comique
tragique
En tant qu'opéra comique,
Raoul
est
assez sérieux : on y
rencontrera bien quelques traits de caractère plaisants (une amante
coquette séduite par des bijoux, un travestissement en femme, un
serviteur apeuré – c'est cependant devant une mort très crédible), mais
l'essentiel de l'enjeu reste un mariage forcé et une menace de mort
imminente. On y voit aussi
[spoiler]
le méchant périr sur
scène [/spoiler].
Il faut dire que le librettiste,
Sedaine,
était justement la vedette de la période pour son sens du naturel – et
avait beaucoup fait pour seconder le
«
goût des larmes » dans l'opéra-comique, avec des tableaux
pathétiques comme dans
Le Déserteur de
Monsigny, où un jeune homme, victime d'un quiproquo, est promis à
l'exécution publique et fait ses adieux aux siens dans le cachot où il
attend la mort. Ou bien l'exaltation de nobles sentiments, comme dans
Richard Cœur de Lion du même
Grétry.
Le grand succès de l'année où fut représenté
Raoul Barbe-Bleue (1789, j'y
reviens) était
Les
deux petits Savoyards de Dalayrac (livret de Marsollier),
triomphe des bons sentiments : deux orphelins rencontrent un
gentilhomme revenant d'Amérique qui leur vient en aide… et s'avère,
grâce à un portrait, le frère de leur défunt père. Considérablement
plus apaisé, mais le même goût pour le pathétique dans le cadre d'un
genre qui porte mal son nom.
Raoul est donc un opéra doté
d'une véritable
tension dramatique
: renoncer à son amour, résister à la curiosité, échapper à une mort
inéluctable, où la dimension d'opéra comique réside essentiellement
dans le
format – numéros
musicaux assez brefs, entrecoupés de dialogues parlés.
2. Des sources
entremêlées
En bonne logique,
Raoul Barbe-Bleue
se fonde
essentiellement sur le conte
de Perrault, qu'il suit d'assez près : à part l'hésitation
d'Isaure devant l'offrande de bijoux de Raoul, rare vertige d'un
comique de caractère, et le déguisement bouffon de son amant (sous les
traits de la défunte sœur… Anne), à peu près tous les événements en
sont issus.
Pourtant Sedaine l'a tissé avec
deux
autres sources, médiévales. Le nom de l'amant, Vergy, évoque
bien sûr
La
Châtelaine de Vergy, mais l'intrigue elle-même a davantage à
voir avec le
Roman
du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel, autre
hit du roman médiéval. Dans ce
texte, l'amant constant Coucy se présente au château de sa dame (sans
déguisement, évidemment), et le sire de Fayel, après l'avoir tué, en
sert le cœur en repas à sa femme – point commun avec la
cruauté de Barbe-Bleue. On y trouve
donc le motif ajouté à Perrault.
Ce n'est pas tout à fait un hasard, dans la mesure où le sujet était en
vogue au théâtre, avec plusieurs tragédies dans les années 1770 :
Fayel de Baculard d'Arnaud,
Gabrielle de Vergy de Dormont de
Belloy – cette dernière fut ensuite parodiée en
Gabrielle de Passy !
Même si l'
accueil fut
globalement très
favorable
(des reprises jusqu'en 1818 en France, et jusqu'en 1840 en Europe – à
Vienne),
Sedaine et Grétry furent
accusés dans la presse (
Mercure
de France en particulier, assez virulent) d'excéder leur mandat
par leur sujet (la tragédie étant exclue de la première salle Favart)
et tout à la fois (par Grimm) de manquer de noblesse.
C'est aussi cette particularité d'un opéra comique à la fois parodique
(référence au nom d'un conte pour cette histoire qui aurait pu paraître
réaliste) et assez sérieux, violent même (les femmes décapitées du
cabinet, l'exécution organisée sur scène, la mort de Raoul par l'épée
sous les yeux des spectateurs !), mêlant les sources (conte de Perrault
et matière romanesque médiévale), et juxtaposant aux sentiments les
plus nobles la bouffonnerie du travestissement, qui attire l'attention
par sa
singularité. Un ouvrage
qui semble ne ressortir à aucun genre existant.
Pour
cet avis secourable,
Tu mériterais la mort.
3. Une témoignage
significatif d'une atmosphère politique ?
Rétrospectivement, ce qui peut paraître et se trouver représenté au
printemps 1789 ne peut que nous intriguer, surtout si l'on croit
y
déceler des prémices. Il ne faut pas s'exagérer ce type de cause,
considérant qu'on pouvait en cette période du règne de Louis XVI
publier à peu près n'importe quoi :
les censeurs étaient en réalité des
hommes de lettres, certes rémunérés par le pouvoir, mais on constate
que leurs choix étaient en général plutôt liés à l'intérêt potentiel
pour le public, à la garantie de sérieux que supposait l'obtention d'un
privilège d'impression, que par leur teneur politique. On est surpris,
aujourd'hui, de se rendre compte de ce qu'on laissait publier dans
l'Ancien Régime, sans même passer sous le manteau !
On trouvera dans ces pages une petite série sur
Tarare
(été 1787), où la même question se pose : la Nature y explique très
rationnellement que les rois et les roturiers sont constitués des mêmes
atomes et jetés à leurs postes respectifs par le seul hasard, tandis
que l'intrigue y montre un tyran médiocre et envieux qui finit par se
suicider de rage d'être moins aimé que son capitaine vertueux (qu'il
persécute) par son peuple. Avec, en dépit de la fidélité à toute
épreuve du brave soldat, quelques paroles très dures sur le pouvoir
tyrannique – et quel vilain exemple ! Tout cela a très bien passé
la censure (Beaumarchais avait prévu une fin alternative où le méchant
monarque survivait, qui n'eut même pas besoin d'être considérée) – ce
fut paradoxalement plus difficile sous la Révolution, où l'on fit à
chaque changement de régime un ajustement politique de la fin
(Beaumarchais avait même prudemment – et catégoriquement – exigé, pour
se prêter à l'exercice, la garantie écrite de ne pas être inquiété si
jamais ce qu'il proposait déplaisait !).
Dans Raoul, le noble perverti
n'est plus simplement un enjôleur de villageoises, mais
passe toutes
les mesures : assassiner une à une les filles de ses vassaux,
sous le
prétexte d'une ordalie matrimoniale ! Quant au commentaire qu'en
fait son serviteur (« si ses vassaux le perdaient, ils feraient tous
des feux de joie »), ou le chœur de réjouissance final, supposément
allègre et moral (« Ce tyran exécrable, / Ce monstre abominable /
Expire sous nos coups »), ils sont d'une
franche violence sans grande
pudeur. Un aristocrate, tout de même, occis sans le moindre procès – et
dans la liesse générale, puisque sa mort fait office de dénouement et
de fête de mariage finale !
(Pour autant, il s'agit d'une justice de classe, une vengeance entre
aristocrates, et
pas du tout une révolte populaire
: il ne faut pas y voir une
préfiguration de troubles, simplement le témoignage d'une pensée en
mutation, où la noblesse n'est plus perçue comme une garantie de vertu.
On trouve aussi bien cela dans
Don
Juan – l'intervention providentielle étant ici aussi le fait de
pères, quoique non spectres.)
4. Pourquoi cette
musique ?
Raoul Barbe-Bleue n'est
clairement pas l'œuvre angulaire du second XVIIIe siècle, ni la plus
personnelle, ni la plus surprenante, ni la plus subversive. Néanmoins,
si vous lisez cette notule ou écoutez le disque, êtes simplement
curieux de musique et de théâtre, j'attire votre attention sur quelques
beautés, que j'ai remarquées en lisant la partition (je n'ai pu avoir
accès à l'enregistrement avant la publication)… et qui se sont révélées
être les mêmes qui avaient plu aux critiques d'époque.
¶ Au sein d'un style très classique, une tendance moins habituelle à
brouiller les numéros clos,
ainsi
la « scène » du retour
de Raoul, avec beaucoup de récitatifs et
de contrastes, pas réellement une forme close habituelle.
¶ L'
alternance majeur / mineur,
parfois brutale (au sein d'un même
phrasé dans l'air de curiosité, d'un couplet à l'autre pour le duo de
renonciation aux serments), en tout cas expressive.
¶
L'air de la curiosité d'Isaure,
qui passe de la mélancolie
mozartienne au ton épique gluckiste probablement parodique, avec en son
centre les hésitations, écrit au fil du drame et non selon un canevas
formel précis.
¶
Airs concertati (avec
instrument solo),
figuralismes
marquants (Osman exprime sa peur en
pointés rapides qui se retrouvent plus tard chez Corentin dans
Le Pardon de Ploërmel de
Meyerbeer).
¶ La
« symphonie » (musique
de scène)
du dénouement, où en
à peine plus
d'une minute on enfonce la porte, met en déroute l'escorte de Raoul, on
ferraille… jusqu'à sa mort. Elle paraît assez lumineuse, du fait du
goût du temps, quoique tout à fait agitée. Il faut absolument suivre
les didascalies généreuses de Sedaine pour en saisir le sens.
¶ Mais le sommet de la partition est vraiment ce
trio « de la tourelle
». Pendant les appels terribles de Raoul invisible, Isaure
demande à
Vergy s'il voit le secours arriver… et le figuralisme du « nuage de
poussière, qui s'élève de la terre », puis des chevaux, est très
réussi, s'élargissant progressivement comme les marches de l'époque
romantique (Marche au supplice dans la
Symphonie fantastique, marche de
Dalibor…), produisant une forte
impression en son temps.
¶ D'une manière générale, Grétry est toujours très inspiré (pour ne pas
dire carrément fulgurant) dans
les
lignes de ses personnages de basse :
les deux airs de Céphale (peut-être les plus beaux airs de tout le
XVIIIe siècle, en ce qui me concerne), l'air de Guessler, et ici toutes
les interventions de Raoul (son air de séduction, son duo de menace
avec son serviteur, son air de rage, et ses interventions mortifères
dans le trio de la Tour) sont d'une qualité mélodique remarquable.
Ainsi, sans être un bouleversement fondamental, beaucoup de jolies
choses à glaner, d'autant plus avec un interprète de la classe de
Matthieu Lécroart.
Un nuage de poussière,
qui s'élève de la terre…
5. Parlons boutique
Pour la petite histoire, rédiger cette notice – un projet un peu plus
officiel qu'une notule, où il faut donc vérifier chaque info, ne
pouvant attendre d'être éventuellement corrigé par la vigilance des
lecteurs, et qu'on
vend de
surcroît – m'a pris d'une cinquantaine d'heures : s'immerger un peu
dans la partition, relire le conte et les romans
médiévaux, vérifier le contexte des genres à l'époque, la place dans
les carrières du librettiste et du compositeur, les parodies, etc. Et
bien sûr contrevérifier chaque fait / date / élément mentionné.
Voyage passionnant dans une époque, immersion dans un univers parallèle
constitué d'œuvres jamais rejouées qui constituait pourtant le
quotidien de celle dont on parle…
Mon conseil, pour l'écoute, est
vraiment de
lire les didascalies.
La
diction est suffisamment bonne pour suivre sans le livret, mais si on
manque certains détails (la parure d'Isaure, le déguisement de Vergy,
l'ouverture du cabinet, la topologie de la tour, l'arrivée des
cavaliers, la bataille finale), non seulement on ne comprend pas bien
l'intrigue – comment passe-t-elle de la mort imminente d'une victime à
l'apothéose finale ? –, mais on passe à côté des subtilités et beautés
de la partition, articulées de près à ces détails.
6. Le disque
Comme je suis un garçon sans vergogne (ou un mélomane un peu trop
enthousiaste), je vais quand même commenter succinctement le disque qui
vient de paraître, sans chercher à vendre la soupe, mon avis tout nu.
(S'il
m'avait vraiment déplu, je me serais sans doute tu, mais en
l'occurrence, je n'ajoute ni ne retranche rien de ce que j'aurais écrit
autrement – je n'ai eu aucun contact avec les artistes ni pendant la
production, ni après, il n'y a pas d'enjeu particulier à maquiller mon
opinion.)
Il faut d'abord souligner que non seulement
les dialogues sont présents, et en
intégralité me semble-t-il (pas encore eu le temps de vérifier livret
en main, mais ce me semble très complet), mais ils ont été préparés
avec un soin tout particulier par les chanteurs, très variés et
expressifs. Alors que la tendance est souvent de les omettre, ou de les
traiter comme des parties subalternes, il faut souligner cet
aboutissement.
Comme d'habitude,
prise de son
magnifique (c'était le métier de son fondateur), à la fois ample,
intime et très précise.
¶ Enfin un premier rôle pour
Matthieu
Lécroart ! Noble, terrifiant, éloquence incroyable… Je ne
me suis jamais expliqué, depuis son Raymond dans
Charles VI d'Halévy en 2005,
pourquoi sa carrière n'avait pas pris un tout autre tour, fait de
grands rôles partout… Je ne m'en plains pas personnellement, il exerce
beaucoup en Île-de-France dans des rôles moins courus qui m'intéressent
davantage (quel don Diègue suprême chez Sacchini !). Artiste majeur à
qui l'on offre un rôle à sa mesure, qui porte toute la vraisemblance de
l'ensemble de l'action, des situations, des atmosphères. Ses soupçons
vous glacent.
¶
Chantal Santon et
François Rougier, artistes dont il
faut saluer la contribution à toutes sortes de répertoires rares
(tragédie en musique, opéra comique, cantates du Prix de Rome) ont
leurs bons et leurs mauvais jours (ou répertoires ?). Je trouve souvent
la première plus adéquate dans le grand romantisme que dans le baroque
(où le vibrato et le timbre ne sont pas toujours très congruents avec
le format des rôles). Elle est ici parfaite, très vivante et agile,
maîtrisant diction, mélancolie, emportement… De même pour François
Rougier, très à son aise. [Leur duo de la tour, où chaque valeur rythmique prend un sens – les longues pour répondre en suppliques à Raoul en bas, les brèves pour murmurer précipitamment à propos de l'arrivée des secours – est un bijou d'intelligence interprétative partagée.]
Je me suis posé la question du
caractère historiquement attesté du fausset
dans les dialogues de ce
type de rôle travesti. Je n'en sais rien du tout, mais je suis sûr que
les spécialistes des interprètes historiques ont des documents assez
circonstanciés sur la question. Ça a piqué ma curiosité, j'irai
chercher. (C'est en tout cas très bien réalisé par Rougier.)
¶ Mention spéciale à
Enguerrand de Hys,
dont les grimaces vocales sont irrésistibles en frère abusif – tout en
conservant une beauté et une focalisation enviables du timbre !
¶ L'
Orkester Nord (nouvelle
dénomination de l'excellent Orchestre Baroque de Trondheim) avait pour
l'occasion incorporé de nombreux Français dans ses rangs. Et, de fait,
le son, la manière, l'élan (et quelles couleurs !) sont au niveau de ce qui se fait de mieux
dans les ensembles spécialistes actuels. Seule petite réserve due au
grand accomplissement d'ensemble (qui s'est totalement estompée à la réécoute avec partition, fasciné au contraire par l'intelligence et l'articulation !), les effets de contraste et la tension
remarquablement maintenue masquent un peu les moments où la plume de
Grétry produit réellement une rupture (effets harmoniques,
figuralismes), tout est tellement animé tout le temps par Martin
Wåhlberg, et de la meilleure façon, qu'on pourrait aisément passer, à
l'écoute seule, à côté de quelques beautés très saillantes à la lecture
de la partition… d'où ce guide d'écoute.
Finalement, entre l'originalité de son livret aux sources et tons
mêlés, son emplacement particulier dans l'Histoire, sa jolie musique
pourvue de quelques beautés particulières et l'interprétation de toute
première eau, il y a de quoi, au minimum, satisfaire la curiosité
légitime des mélomanes curieux. Cela ne changera pas votre vie comme
l'a fait, je le sais,
Tarare,
mais il y a réellement de belles satisfactions à retirer de ce voyage,
auxquelles j'espère que ce mot d'introduction vous aidera à accéder.