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mercredi 10 novembre 2010

Le Prix de Rome et ses Cantates - II - Une tentative de programme représentatif


(Voir épisode I.)

A l'auditorium du musée d'Orsay, donc, Bernard Tétu proposait, à la suite d'une conférence Cécile Reynaud sur l'académisme en musique (à laquelle les lutins n'ont pas assisté), un programme consacré à l'histoire du Prix de Rome.

Pour mémoire, le Prix de Rome est fondé en 1663, et permettait au Premier Grand Prix de vivre quatre ans, logé, nourri et rémunéré par le roi, au Palais Mancini à Rome, pour s'affiner et exercer en Italie, loin de toute contingence. La composition musicale n'est récompensée qu'à partir de 1803, date à laquelle le lieu de résidence devient la Villa Médicis. Depuis 1969, la récompense ne se fait plus sur concours mais sur dossier, ce qui a grandement ôté à la visibilité de la récompense - aucune oeuvre nouvelle n'est créée pour le prix de Rome.
D'autres pays proposent un Prix de Rome sur le modèle français, par ordre d'apparition chronologique : Pays-Bas, Belgique, Etats-Unis et Canada (ce dernier depuis... 1987 !).

2. Principe du concert

Le concert proposé entendait montrer une sélection représentative de ce qui se produisait (en musique vocale). Excellente initiative, mais qui souffrait de quelques biais qui ont rendu la soirée certes pas moins passionnante, mais un peu moins prenante musicalement :

  • le choix d'oeuvres délibérément faibles, pour montrer ce qu'est le prix de façon représentative, au lieu de mettre en valeur les réalisations de qualité, ce qui pouvait conduire l'auditeur ingénu (il n'y en avait certes pas beaucoup dans la salle !) à renforcer ses préjugés négatifs ;
  • la confrontation avec des oeuvres de maturité hors Prix de Rome, qui nous privait d'entendre de plus larges extraits tirés des musiques qu'on était venu entendre ;
  • le contraste parfois minime entre les oeuvres académiques et celles supposées libres, qui n'apportait donc rien au propos.


Et il est vrai que pour avoir écouté ou lu un certain nombre de cantates du Prix de Rome, celles qui ont été retenues n'étaient pas forcément les meilleures, aussi bien pour la musique... que pour le texte !

3. Participants

Au piano (tout était en version réduction piano pour d'évidentes questions de coûts !), le mythique Noël Lee, et Bernard Tétu dirigeait son ensemble vocal à géométrie variable, constitué de chanteurs solistes qui font pour beaucoup une belle carrière, avec ce soir :
=> Corinne Sertillanges, soprano I
=> Ingrid Perruche, soprano II
=> Louise Innès, alto I
=> Irina Gurevitch de Baghy, alto II
=> Svetli Chaumien, ténor I
=> Julien Behr, ténor II
=> Jean-Baptiste Dumora, basse I
=> Jacques Bona, basse II

4. Contenu du concert

Voici donc une vue d'ensemble du programme proposé :

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Joseph Zimmerman (1785-1853)
Dabit benignitatem pour six voix a cappella en contrepoint rigoureux, le prix du concours de 1821 pour la place de professeur de contrepoint et fugue au Conservatoire de Paris.

Une excellente initiative : cette oeuvre est une réelle surprise, qui sonne exactement comme de la musique de la Renaissance... tout juste si l'on perçoit quelques harmonies un peu plus romantiques. Véritablement un exercice d'imitation virtuosement réalisé, et avec quelque chose d'un peu plus charmant et direct que les polyphonies Renaissance. Très beau et convaincant, et impeccablement exécuté.

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Ferdinand Hérold (1791-1833)
Extrait de La Duchesse de la Vallière, Premier Prix de Rome 1812 sur le texte de L'Oeillard d'Avrigny.

Comme on pouvait s'en douter, une oeuvre académique de cette période présente des couleurs harmoniques sensiblement limitées. On demeure dans cette épure rossinienne à la française, avec une nudité d'opéra-comique. On est loin des beautés de Zampa ou même du Pré aux Clercs.

L'oeuvre est bien fade, et si la voix d'Ingrid Perruche se révèle bien plus puissante et riche en harmoniques du formant qu'on pouvait le soupçonner en retransmission, la voix est aussi bien moins belle, et la diction assez floue, si bien qu'on est assez peu facilement attiré dans cette galanterie sans envergure et chantée par un format inapproprié.

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Ambroise Thomas (1811-1896)
Extrait de Hermann et Ketty, Premier Prix de Rome en 1832 sur le texte de Pastoret.

Evidemment, c'est là un jeune Thomas, un Thomas de 1832 (donc à peine vingtenaire, écrivant à l'époque du dernier Hérold...). Néanmoins, malgré les restes rossiniens qu'on y trouve, on entend ici, sur un texte terriblement stéréotypé (une scène d'amour apaisé qui ne masque que temporairement la blessure mortelle du héros), avec des échanges parfois grotesques, une belle musique lyrique, avec un certain nombre de trouvailles orchestrales qu'on devine au piano. En l'état, l'oeuvre n'est pas bouleversante, mais avec orchestre, elle devait être assez belle, et la musique se sert de la situation pour la rendre émouvante, par-delà l'aspect laborieux du texte.

L'interprétation renforce ces impressions : le beau lyrique de Svetli Chaumien, lumineux et parfaitement dit, prête à Hermann une grande séduction, bien assortie avec Ingrid Perruche assez convaincante ici. Et le piano de Noël Lee, souffrant (et visiblement mécontent de sa prestation de la soirée), paraît très emprunté, d'un déchiffrage tiède. Joué avec plus de relief ou par un orchestre, l'oeuvre aurait des séductions, c'est certain, même si elle n'a pas l'envergure de Hamlet ou même Psyché. Ce sont des choses que l'habitué des réductions piano perçoit aisément, la probable profondeur d'une oeuvre une fois orchestrée, car les réductions conservent les techniques de son propres aux instruments de l'orchestre, si bien qu'on peut en partie rétablir mentalement l'original.

Ambroise Thomas (1811-1896)
Extraits du Requiem de maturité : Santus et Benedictus.

Censés montrer, d'après Bernard Tétu qui intervenait opportunément pour présenter les extraits, combien Thomas était sclérosé par le Prix de Rome (étrange démarche pour un concert censé le présenter...), ces extraits révèlent en réalité sensiblement la même facette lyrique et douce. Mais de façon moins convaincante à mon avis que dans la cantate, car sans le relief dramatique (même mauvais), si bien que cette oeuvre religieuse semblait plutôt une berceuse pour Vêpres...
Dix minutes qui auraient pu être économisées pour présenter des oeuvres plus proches du programme.

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Hector Berlioz (1803-1869)
Extraits de Sardanapale, cantate avec laquelle il obtint, à son cinquième essai, le Premier Grand Prix de Rome en 1830, sur le texte de Jean Baptiste Gail.

Volontairement détruite par le compositeur, il subsiste encore des extraits de cette cantate. Qui sont, il faut bien en convenir, particulièrement mauvais. Extrêmement consonant et plat, le pire de Berlioz.
Car Berlioz a toujours eu ces deux facettes : le novateur génial et le compositeur de musiquette de cinquième ordre. Et ici, on est dans le plus mauvais de la seconde facette. Des accords dignes d'une première année d'étude d'harmonie, d'une platitude absolument extraordinaire.

Julien Behr, qui officiait ici, présente de grandes similitudes avec Sébastien Guèze dans les harmoniques métalliques et la manière assez forcée d'émettre par la gorge. De plus, la voix n'est pas très agréablement engorgée, et chaque son semble lui coûter une grande énergie articulatoire - les aigus paraissent presque douloureux. Dommage, le matériau de départ n'est pas moche, mais cela handicape considérablement son aisance, sa diction, la beauté du timbre et bien sûr l'aigu (vraiment difficile à atteindre).

Hector Berlioz (1803-1869)
La Mort d'Ophélie pour choeur de femmes à deux voix.

Une très bonne surprise que cette version pour deux solistes, qui permet une transparence et une émotion bien plus directes. En revanche, était-il nécessaire de jouer les strophes répétitives de cette oeuvre "libre", qui s'écartait du programme et que tout le monde dans la salle avait dû souvent entendre ? Chacun a bien à l'esprit au minimum que Berlioz, c'est aussi la Symphonie Fantastique et certainement pas d'abord les platitudes de Sardanapale !

En revanche Louise Innès, la mezzo, présente une voix étrangement mal projetée, pas du tout "sur le souffle", à peine timbrée... des défauts de débutants, qu'on peine à s'expliquer à ce niveau, aux côtés de solistes prestigieux. Et la diction n'était pas spécialement belle. Peut-être une inflammation passagère qui empêchait l'accolement correct des cordes ?

Hector Berlioz (1803-1869)
Choeur d'ombres, extrait de Lelio ou Le retour à la vie

La première partie, consacrée au premier XIXe, s'achevait sur cet opus 2 rarement donné et totalement ébouriffant, avec ses figures virevoltantes et crépusculaires - une scène d'enfer qui a tout de la force d'évocation du Dante (pas si loin de Francesca Da Rimini de Rachmaninov...). Une belle démonstration de ce que pouvait produire Berlioz hors des formes figées qui semblent l'anesthésier aisément.

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Bilan de cette première partie :

Comme nous nous y attendions, la forme académique n'est pas propice à l'épanouissement musical à une époque où le langage harmonique est encore assez limité par une grammaire postclassique. Elle prend plus son prix lorsqu'elle impose un cadre à une palette de couleurs vaste, qu'elle domestique.

La seconde partie contenait donc, très logiquement, plus de chefs-d'oeuvre.

Le Prix de Rome et ses Cantates - I - Les académismes : de la peinture à la musique


L'auditorium du Musée d'Orsay donnait, il y a déjà quelques semaines, un programme absolument fascinant autour du Prix de Rome, à l'occasion de l'exposition consacrée à Jean-Léon Gérôme, sous l'intitulé contre-productif et courageux "l'académisme en musique". Si l'on a tardé à en faire état, c'est à cause de la vastitude des commentaires - et des projets - que ce concert appelle.

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1. Les académismes

Tout d'abord, pour prolonger l'allusion opérée en sous-titre par ce concert, il est amusant de noter que personnellement, si je suis très sensible à l'académisme en musique, je ne le suis pas du tout de la même façon en peinture. J'admire intensément Bouguereau, indépendamment de toute notion de bon goût, mais il est indéniable qu'il dispose d'une manière et d'une force toutes particulières. Les compositions sont souvent monolithiques, voire un peu fades, avec un décor réduit et des poses très affirmées, mais la puissance du trait et de l'expression a quelque chose qui fait écho avec les exaltations que peut procurer, par exemple, la lecture des vers de la Fin de Satan de Hugo. Un académisme, mais avec une forme de crudité maîtrisée assez singulière.

Il y a aussi des académiques qui peuvent paraître anecdotiques, mais dont la confrontation sur place avec la toile peut laisser une impression profonde. Il en va ainsi de la Rolla d'Henri Gerveix, si banal en reproduction, mais dont les blancs, vus en réalité, éblouissent intensément, comme si le jour de cette fenêtre portait un reflet à peine supportable sur cette chambre aux couleurs candides.

En revanche, Gérôme (comme beaucoup d'autres), que je n'ai à ce jour contemplé qu'en reproduction, est typiquement ce que je n'aime pas dans ce courant.

Pourquoi, alors, aimer la musique académique ?

La différence est assez simple, pour ne pas dire évidente. La musique est en soi un art abstrait, qui se réfère à des formes conventionnelles. Contrairement au langage, la musique s'exprime forcément avec un nombre fini de tournures : il existe un nombre illimité de rythmes de phrase et de couleurs d'assemblages de mots, mais le rythme de base en musique et surtout l'harmonie obéissent à des règles plus limitées. On a ainsi la mesure, qui oblige les rythmes à s'inscrire dans une durée prédéfinie et à chaque fois reconduite, ou les enchaînements harmoniques permis. Evidemment, le vingtième siècle a subverti tout cela, mais on pourrait discuter longuement du résultat sur la musique contemporaine : est-elle belle, intelligible, directe, profonde, émouvante ? Oui, dans certains cas... qui sont loin d'être majoritaires (et souvent le fait de compositeurs classés comme conservateurs).

En somme, la musique a toujours besoin de cadres précis, mais ne désigne rien en particulier. Un compositeur académique illustre une forme prédifinie, mais qui n'a pas de signifié traduisible en langage. Et un compositeur novateur apporte des nouveautés, des distorsions par rapport à un cadre "académique" préexistant. Par exemple Beethoven élargit la notion de développement, ou utilise de minuscules motifs très rythmiques comme thèmes pour toute une symphonie (le cas emblématique de la Cinquième...). Ou encore Wagner qui fait de nouveaux enchaînements ou ajoute des notes étrangères dans ses accords... ce qui crée des émotions auditives nouvelles par rapport aux accords que l'oreille était habituée à percevoir.

En revanche, la peinture figurative dispose toujours d'un signifié très facile à exprimer en mots : on peut décrire la scène, lire l'histoire du sujet représenté... C'est pourquoi l'académisme, en restant très proche d'une façon acquise de représenter ces sujets, a quelque chose de beaucoup plus littéral et pauvre que la musique, qui laisse finalement moins de place à l'équivoque et à l'imaginaire. L'académisme de la fin du XIXe siècle, l'Académisme pictural, a de plus une telle maîtrise technique que l'illusion presque photographique finit par aplatir le sujet lui-même : à force de se rapprocher d'un certain réalisme, l'art perd son rôle d'esthétisation.
Bien entendu, cela souffre de grandes nuances, parce qu'il existe en réalité beaucoup de choses qui font que les "pompiers" célèbres ont souvent leur caractère propre, qui s'éloigne à dessein de la pure illusion mimétique.

Mais en musique, les compositeurs classés comme académiques ou pompiers (Hérold, Meyerbeer, Mendelssohn, Saint-Saëns, Alexis de Castillon...) se révèlent très souvent pourvus de qualités assez personnelles. Saint-Saëns se montre au besoin un imitateur très spirituel comme dans Henry VIII ou un innovateur post-wagnérien inspiré comme dans Les Barbares [1].
Plus encore, chez les académiques français, on remarque un sens de l'humour assez développé, une forme de distance permanente qu'entretien le compositeur d'opéra avec ses personnages, qui empêche l'empathie totalement sérieuse. Et ce n'est pas seulement lié à Scribe, on le trouve dès le début du XIXe siècle, chez Hérold par exemple. C'est évidemment moins sensible chez ceux qui pratiquaient d'abord la musique de chambre, et en particulier les allemands...

Bref, l'académisme n'a pas tout à fait le même sens dans les deux disciplines. Et, de toute façon, ce qui fait tout le prix de ces artistes est toujours la petite marge malicieuse d'originalité qu'ils s'autorisent, une forme de mot d'esprit ou de clin d'oeil d'autant plus sensible qu'il s'inscrit dans une oeuvre cohérente et prévisible.

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Et on était donc très intéressé par le concept, surtout que l'infamie que l'on fait désormais porter sur les académiques empêche la publication, faute d'acheteurs, de ces oeuvres du Prix de Rome. La disparition du concours, désormais remplacé par l'attribution institutionnelle d'une bourse sans épreuves, a ajouté à sa confidentialité - il faut déjà être un peu cultivé pour voir de quoi il retourne.

Depuis le romantisme, la doctrine du créateur-démiurge a de toute façon rejeté l'idée d'un art fait de codes permanents : seul les novateurs sont des grands (ils le sont souvent, mais ils ne sont pas les seuls à l'être !), et cela a aussi abouti à cette coupure avec les publics au cours du vingtième siècle. A force d'innover pour eux, les artistes ont en quelque sorte devancé la culture commune, mais de beaucoup trop loin pour être suivis ! D'autant qu'en musique ne se pose pas la difficulté de l'abstraction vs. figuralisme... simplement il faut que l'émotion qu'apporte une couleur harmonique (le Moyen-Age vivait bien la tierce comme une dissonance !) évolue pour que l'appréciation du public puisse suivre...

Dans le prochain épisode, on parlera plus précisément du programme de la soirée.

Notes

[1] L'oeuvre n'a jamais été enregistrée - sauf par nos soins, mais trop imparfaitement pour être publiée, à ce jour -, mais les Symphonistes Européens en donneront le Prologue à Lille début 2011, apparemment avec Mathieu Lécroart en récitant ! Ce sera un rendez-vous à ne pas manquer.

David Le Marrec

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