Carnets sur sol

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samedi 26 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – III : premier retour sur scène à Paris depuis 1854


Après avoir regardé le contexte d'hier et d'aujourd'hui, le livret, la musique... un mot sur les représentations du Théâtre des Champs-Élysées, un petit événement.
Dans le genre patrimonial, mais qui pourrait s'imposer à nouveau durablement au répertoire, Les Huguenots mériteraient de quitter définitivement le purgatoire et de revenir à Paris... en attendant, c'est fait pour La Vestale, même s'il n'y aura pas de reprise avant longtemps.


L'Ouverture et le grand air de Julia dans cette production. Amusant de constater qu'Ermonela Jaho, dont le timbre ne paraissait pas toujours beau dans la salle (pour les raisons exposées ci-après), est incroyablement phonogénique, et sonne de façon quasiment extatique sur la bande de la soirée...


1. Les coupures

J'ai souvent tempêté contre les coupures sur Carnets sur sol (1,2,3,4, et tant d'autres...) ; je dois avouer qu'avec le temps, je suis moins systématiquement scandalisé.

Si elles sont bien faites, et permettent à des œuvres d'atteindre leur public sans le lasser, alors elles sont tolérables. Les quelques minutes retirées à Elektra sont injustifiables, vu la durée très raisonnable de l'œuvre, la diversité de la partition, la richesse permanente de la musique, et le peu de temps gagné. En revanche, dans La Vestale, la suppression des ballets (et peut-être de morceaux çà et là, je n'ai pas tout vérifié) se justifie assez bien :
- le public prend le risque de venir voir une œuvre rare ; s'il y a des longueurs, il peut se perdre, être déçu... raccourcir l'œuvre permet de rendre le propos plus dense ;
- la partition de Spontini n'est pas très tendue, les scènes assez peu urgentes et resserrées, aussi bien en durée qu'en intensité ; jouer les ballets, qui n'intéressent pas forcément le public d'opéra, était prendre le risque de faire décrocher résolument une partie des spectateurs, et ce d'autant plus que ces ballets sont concentrés en fin d'acte et fort longs (je dirais plus de quinze minutes à la fin du I et à la fin du III).

C'est donc un choix, dommage dans la mesure où ils font partie des réussites musicales de l'œuvre, mais qui se défend sur le plan de la cohérence du spectacle, déjà fragile dramatiquement.

Cela dit, comme personne ne sera jamais d'accord sur ce qui est une musique légitime à couper, je reste partisan, sur le principe, de jouer les œuvres en entier, dans le doute. Mais il est vrai que dans certains cas, des coupes adroites peuvent améliorer un opéra et le faire paraître plus dense.

En l'occurrence, ce sont les ballets qui ont été coupés , seules quelques danses du divertissement du final subsistaient (il me semble d'ailleurs que la pièce avec harpe concertante provenait du ballet du I), et traitées par la mise en scène de façon humoristique.

2. Le Cercle de l'Harmonie & Jérémie Rhorer

La soirée avait aussi tout d'un événement dans la mesure où c'est la première fois (il y en a peut-être eu d'autres, mais en tout cas sur des scènes plus modestes, et pas forcément radiodiffusées...) où l'on entend La Vestale sur instruments anciens. Riccardo Muti, dans son intégrale de 1993, avait admirablement réussi à s'approcher d'un style parfaitement efficace dans la perspective du grand orchestre traditionnel, avec un son large et un geste ample, mais d'une belle vivacité, respectant la dimension dansée, etc.
Avec Jérémie Rhorer, c'est un autre visage possible de La Vestale que l'on entend, où l'orchestre prend moins de place dans le spectre sonore, mais avec plus de transparence, un discret tapis, et surtout un lecture plus tranchante et resserrée, qui diminue les impressions de grands aplats belcantistes.

Le son est donc « dégraissé », mais sans fuir le fondu romantique ; sans doute une idée assez juste de ce que pourrait être le style idéal. Dans le détail en revanche, le manque de répétitions (et peut-être de préparation ?) se fait sentir : l'exécution ne favorise pas la grande forme, toujours un peu cursive, et lors de la première (ce genre de chose s'améliore généralement ensuite), les chanteurs sont très souvent décalés dans les récitatifs – ce qui signifie tout simplement que solistes et chef n'ont pas eu le temps de s'harmoniser sur le rubato. Cela ne gêne absolument pas l'écoute, mais dans une musique aussi dépouillée, cela s'entend, et on perçoit le manque d'abandon, le genre de petite exaltation qui manque pour soutenir une œuvre déjà fragile.

C'est donc très intéressant, convaincant même, mais un peu d'approfondissement n'aurait pas été de refus – les dernières représentations, comme souvent, on dû être bien meilleures (pour les chanteurs aussi, dans la mesure où il s'agissait pour tous de prises de rôle !). Si tout à l'orchestre avait été à l'aune de l'Ouverture, quel régal !

Parmi les petits détails :
- je m'attendais à être gêné par les « Fp » (attaque forte de la note et tenue douce) un peu violents et systématiques de Rhorer (sur chaque temps fort, à la limite du comique dans dans Lodoïska de Cherubini !). Le langage s'y prête moins, il est vrai, mais le défaut est réellement corrigé, il y a même un peu de mollesse dans la tenue générale et les accents ;
- les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai qu'au disque, vraiment le point faible de l'ouvrage. Les ensembles sont remarquables, les chœurs vraiment soignés ; les airs et duos belcantistes, passe encore (même s'ils ne sont pas tous impérissables), mais les récitatifs, non, le geste prosodique manque de naturel (sans être beau mélodiquement pour autant – Meyerbeer était le champion pour atteindre les deux simultanément !), et le texte est inutilement bavard. Il aurait fallu des chanteurs fins déclamateurs pour leur rendre justice... et la distribution n'était de toute évidence pas réalisée sur ce pied-là.

3. Ensemble vocal Aedes (dirigé par Mathieu Romano)

Ce jeune chœur (fondé en 2005) confirme deux choses simples :

a) Il est excellent. Voix claires et souples, beaux fondus, aisance technique. Tout l'inverse des chœurs d'opéras tassés, saturés, inintelligibles ; mais justement, parfait pour de l'opéra. Cela tient notamment aux techniques de chant beaucoup plus légères : les chœurs d'opéra recrutent en général des voix conçues pour être solistes dans le grand répertoire romantique, donc très chargées en harmoniques, ce qui alourdit considérablement le spectre harmonique. Et, plus généralement, le goût et le style sont aussi sans commune mesure dans ce bel ensemble. On pourrait rapprocher leur couleur générale des Éléments de Joël Suhubiette.

b) Aussi cruel que ce soit, un bon chœur de femmes est un chœur jeune (1,2,3...) ; autant certaines solistes parviennent à maintenir leur instrument jusqu'à un âge avancé, autant l'assemblage d'un chœur induit forcément que certaines voix bougent, ce qui altère considérablement la netteté et la beauté du résultat.
Je trouve ça révoltant, mais finalement pas davantage que l'évidence que les jeunes femmes font plus facilement des conquêtes que leurs aînées. C'est ainsi que le monde est taillé, et en attendant d'aller en faire grief à son Ingénieur, il faut le prendre tel qu'il est.

4. La mise en scène d'Éric Lacascade

Les premiers pas à l'opéra sont rarement une réussite, du fait des spécificités du genre. Souvent, les metteurs en scène ne parviennent pas à transmettre leur méthode à des chanteurs très concentrés sur les difficultés vocales ; contrairement au théâtre parlé, la posture importe de façon décisive pour un chanteur lyrique... à trop le solliciter, on peut accroître sa fébrilité, et ruiner à la fois le chant et le jeu. Par ailleurs, la temporalité n'est pas du tout la même ; elle est imposée par la musique, impossible d'en jouer ; et elle est beaucoup plus étirée, du fait du débit chanté, ce qui induit d'habiter de longues plages d'inaction. Autant il est relativement facile de faire fonctionner une pièce de théâtre (je ne dis pas de faire une mise en scène intéressante!), autant un opéra est, par définition, un problème.

Éric Lacascade a beau ne pas être un familier de l'opéra (il a même expliqué qu'en plus de n'écouter jamais de classique, il n'a pas cherché à se documenter sur Spontini et son époque), il réussit remarquablement sa première mise en scène. Décors et costumes, quoique assez moches (nuisettes, pour ne pas dire chemises de nuit, pour les vestales ; costumes décolletés pour les hommes du peuple ; vestons de cuir sans manques pour les soldats), sont assez hors du temps ; pas de transposition, donc. On aurait pu pour le même prix nous donner une petite stylisation Empire, mais ça reste de l'ordre du confort visuel.

Malgré le peu d'animation dans le texte, les chanteurs étaient sans cesse en mouvement ; rien d'ostentatoire, on ne se roulait pas par terre pour montrer les tourments (ou rien du tout) du personnage ; au contraire, une cinétique constante, qui habitait discrètement les corps. Il se passait donc en permanence quelque chose sur le plateau, sans chercher à montrer forcément de l'inédit ou du spectaculaire : un grand respect de l'œuvre.

Le plus difficile réside généralement dans la gestion des masses chorales : non seulement il est difficile de gérer l'encombrement sur scène, mais il est de surcroît délicat de faire passer une émotion (pourtant, l'écriture des chœurs repose généralement sur un affect monolithique : compassion ou colère) à travers un groupe.
Éric Lacascade résout ces difficultés en répartissant les chœurs par groupes (qui épousent assez bien les strates musicales dans les finals), comme à la fin du I où les hommes et les femmes se mélangent sur le plateau mais conservent leur posture différenciée ; ou mieux encore, les met en mouvement pendant qu'ils chantent. À l'acte III, la trouvaille des deux cercles concentriques de vitesses différentes (et tournant en sens contraire) est non seulement superbe visuellement, mais anime le plateau et rend la scène fascinante au lieu d'être empesée comme un chœur normal d'opéra.
Il cherche aussi à individualiser les attitudes des individus qui le composent – les saluts, révélant différentes proximités personnelles entre chaque vestale et Julia, sont particulièrement réussis, lorsqu'elles se retirent pour la nuit au début de l'acte II.

Pour les ballets, c'est encore différent : du peu qui est conservé, et qui ne demeure qu'à la fin de l'acte III (le triomphe final après le miracle, expression de joie pure très difficile à habiter scéniquement – du pur divertissemnt), il fait une conclusion un peu distanciée, une poursuite comique où les amants ne peuvent jamais se retrouver seuls, assaillis par les invités du mariage. La fin est de ce fait en décalage manifeste avec ce qui précède – pas une once d'humour dans la Vestale, comme c'était largement la norme depuis le début de la carrière de Lully, et le sera dans le genre sérieux jusqu'à ce que le mélange des genres romantique, à partir de Scribe et Meyerbeer, vienne réparer un peu tout cela.
Mais considérant l'absence complète d'enjeu de cette fin (l'équivalent festif actuel de ces ballets serait sans doute quelque chose comme le cirque ou le Lido, toutes choses tout autant en décalage avec La Vestale), ce petit jeu plaisant avait finalement beaucoup de charme, et suspendait d'une certaine façon l'incrédulité face à un dénouement surnaturel qui ne convainc plus personne.

Une autre trouvaille que j'ai beaucoup aimée : au moment où le feu reprend spontanément (le livret parle du fond du théâtre qui s'ouvre et de la foudre qui frappe !), la Grande Vestale, qui n'a cessé de manifester sa compassion à Julia, se promène à proximité, sans occupation apparente, mais mobile. La suggestion, très délicate, très discrète, de l'intervention humaine donne une épaisseur touchante au personnage, je trouve.

Du beau, beau travail scénique.

5. La distribution vocale

Jusqu'ici tout va bien, donc.

Suite de la notule.

mercredi 23 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – II : premières occurrences romantiques


Après s'être promené du côté du contexte général (Spontini de son temps et aujourd'hui) et du livret, il est temps de parler plus précisément de la musique.

Au passage, l'occasion faisant le ladre, vous pourrez voir l'œuvre dans la production actuelle du Théâtre des Champs-Élysées ce soir en direct, à 19h30, sur quatre sites :


L'occasion de vérifier les pistes proposées dans cette notule.


4. Une musique médiocre, mais partiellement nouvelle : entre tragédie lyrique et seria

Dans ce cadre peu allant, Spontini écrit une musique qui descend pour partie de la tragédie gluckiste (avec sa simplicité hiératique), mais à laquelle s'ajoute un tropisme italien évident (avec sa simplicité au service de la voix). Les airs en particulier, comparés à la tradition française, sont longs et très lyriques, confinant au belcantisme malgré des sections très dramatiques et déclamatoires. On dispose ainsi de deux traditions conjointes qui convergent vers une certaine nudité, d'où l'impression sans doute de quasi-dénuement.

Leur influence peut être simultanée, comme dans « Toi que j'implore avec effroi », l'air de Julia à l'acte II : les longues lignes destinées à flatter la voix alternent avec des éclats purement récitatifs, et la forme générale de l'air est assez mouvante, organisée par épisode – on peut le rapprocher de l'air de Philippe II dans Don Carlos de Verdi, par exemple. À l'inverse, l'air de Cinna « Ce n'est plus le temps d'écouter / Les vains conseils de la prudence » est formé sur le patron du seria de l'air classique ; on y entend un peu de vocalisation (rare en France à cette époque, pour un grand air), et des couleurs harmoniques très proches du Mozart de La Clémence de Titus ou du Grétry de Céphale et Procris.

Entre mélange et segmentation, les influences contradictoires parcourent tout l'ouvrage – sans donner une impression globale de disparité néanmoins, car le style de Spontini est formé de ces contraires qui se rejoignent dans le dépouillement.

5. Moments forts

Cela étant, il n'y a pas de véritable enrichissement des styles précédents : l'aspect général est un peu renouvelé, mais rien de profondément neuf n'affleure. J'ai déjà dit mon peu de conviction pour cette musique, aussi, au lieu d'insister sur ses manquements, je voudrais relever quelques beaux moments.

=> D'abord les airs de Julia , surtout les deux premiers (« Ô d'un pouvoir funeste... Licinius je vais donc te revoir » à l'acte I et « Toi que j'implore avec effroi » à l'acte II). Les deux suivants (« Ô des infortunés déesse tutélaire », à la fin de l'acte II, ancien hit célèbre dans sa version italienne « O nume tutelar » ; et « Un peuple entier... Toi que je laisse sur la terre » à l'acte III) sont davantage uniformément belcantistes, et m'intéressent un peu moins. Dans ces deux premiers airs, la beauté des mélodies discrètes et le geste dramatique forcent l'admiration, particuièrement dans celui qui ouvre l'acte II, grande scène qui pourrait quasiment tenir lieu de cantate.

=> À peu près tous les finals de foule (en particulier au I et au II) sont remarquablement réussis, avec plusieurs strates d'expression simultanées, une façon de faire qui est assez neuve, surtout pendant des durées aussi étendues. On en trouve des prémices dans le premier acte du Thésée de Gossec (cf. extrait sonore), mais il s'agit d'une musique ponctuelle, à usage dramatique (superposition de l'en-scène et du hors-scène), et non d'une forme musicale complète comme l'est le final. Côté italien, la chose existe depuis plus longtemps (voir les finals dans les Da Ponte de Mozart), mais ce final de foule tel que réalisé par Spontini, avec geste ample et chœurs obligés, sera l'une des caractéristiques de l'opéra romantique.
Plus étonnant encore, le début du final du I évoque l'écriture virevoltante des ensembles du Cellini de Berlioz, même si son modèle doit plutôt être à chercher du côté du buffo italien.
Les ballets qui terminent chaque acte, sans être de la grande musique, ne sont pas mauvais non plus, et remplissent très agréablement leur fonction divertissante.

=> Enfin, j'aime beaucoup l'introduction orchestrale méditative de l'acte II, qu'on sent très soignée, qui cherche vraiment une couleur spécifique, évoquant la nuit et le mystère mystique – très loin des atmosphères stéréotypées de l'opéra italien, ou même des formules récurrentes de la tragédie en musique.

Les chœurs sont en général assez soignés, avec de jolies appoggiatures (petits frottements qui anticipent les accords suivants), parfois sur plusieurs accords de suite – autre trait dont l'audace se développe à l'ère romantique.

En revanche, les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai, toujours aussi fades, massifs et empesés. Ils ne sont sans doute pas étrangers à l'impression de longueur générale.

6. Premiers effets romantiques...

J'aurais du mal à étiqueter la Vestale stylistiquement : par tradition, on l'assimile au romantisme, et c'est peut-être la couleur qui domine... mais il reste tellement de ce qui précède, et l'ouvrage est finalement si peu différent des tragédies en musique de la fin du XVIIIe... On se trouve réellement sur la charnière, au même titre que pour les opere buffe de Rossini qui nous paraissent romantiques, mais construits et écrits très largement comme du Mozart...

À défaut de trancher un débat qui ne porte que sur des étiquettes – il y a forcément des transitions, et nous sommes totalement dedans, Fernand Cortez est déjà beaucoup plus décidément romantique, jusque dans son sujet –, je propose d'aller regarder un peu ce qui change dans La Vestale et annonce les procédés romantiques à venir.

=> Des bouts de crescendos rossiniens dans les finals. Des formules cycliques ou des marches harmoniques (même musique qui remonte la gamme par crans), peut-être prévues (les chefs le font, mais ce n'est pas noté explicitement) pour être amplifiées progressivement. Certaines sont assez longues. [Pour mémoire, Rossini a quinze ans lors de la création de La Vestale en 1807, et ne commence sa carrière scénique qu'en 1810.]

=> Beaucoup de réponses en imitation dans les ensembles, d'une façon qui n'est plus seulement classique (question-réponse, écho...), mais simultanée, superposée, beaucoup plus proche de ce qu'en font les romantiques. On en trouve un peu dans le final de l'acte I de La Clemenza di Tito (version Mozart), mais tel qu'utilisé par Spontini, il est davantage parent des Huguenots de Meyerbeer.

=> Et puis par moment, comme dans le grand duo d'amour de l'acte II, on entend des phrases parentes de Hérold (scènes amoureuses de Zampa), de Bellini (duos Norma-Adalgisa), ou même de Marschner (cantilène de l'air d'Aubry dans Der Vampyr). Plus fort encore, à la fin du II, on entend soudain du Mendelssohn (final de la Quatrième Symphonie).



Mais il y a plus significatif :

a) Solos de harpe, et non pas comme une évocation de la lyre, mais de façon purement décorative, musicale, atmosphérique – dans les ballets de fin d'acte. Là aussi, le grand opéra romantique en fera grand usage.

b) La multiplication des strates et des rythmes complexes. Le fait est particulièrement spectaculaire dans le final de l'acte II.



En rouge, des figures très asymétriques répétées pour donner l'impression d'élan, voire de frénésie : triple croche - croche pointée. C'est un rapport très inhabituel (de 1 à 6), alors que le rapport standard est de 1 à 2 (croche - noire) ou de 1 à 3 (double croche - croche pointée), très resserré et assez violent, comme une acciaccature ; par ailleurs, le rapport est généralement présenté dans le sens inverse (la longue avant la brève, pour créer une attraction vers le temps fort suivant), même si cela n'est pas absent des classiques. Ce type de figure, rarement sous forme d'un rapport aussi extrême, se trouve davantage chez les romantiques (introduction du chœur gaulois qui demande des explications à Norma, à la fin de l'opéra).
En vert, des figures de ponctuation très dynamiques, mais qui ne se trouvent pas sur le temps le plus fort (premier temps). Là aussi, un décalage peu fréquent chez les classiques.
En violet, insertions de triolets, mais qui débutent de façon syncopée (pas sur le temps), là aussi un raffinement rare.
En indigo, les parties du chœur sont totalement en quinconces, de façon ici encore très excessive par rapport à la norme.

Et la mélodie dansante et très lyrique qui apparaît sonne également très romantique. [Sans parler de l'impression rythmique générale, qui a de toute évidence fortement imprégné Rossini pour le final du premier acte de son Barbiere di Siviglia (1816).]

c) Le crescendo-decrescendo, effet typiquement romantique, dont on croise l'une des premières notations explicites, me semble-t-il – même dans Fidelio, cela se limite au crescendo, et au cours d'une mesure, pas sur un seul accord.



Vous remarquerez au passage l'entrée progressive des pupitres, même ceux considérés comme remplissant simplement l'harmonie : altos et seconds violons ont leur propre entrée solo. Il arrivait fréquemment qu'ils soient différenciés rythmiquement (chez les bons auteurs, et comme dans le final ci-dessus), moins souvent qu'ils aient un rôle autonome comme ici.

d) Des figures d'accompagnement caractéristiques, qui s'inspirent des tournures gluckistes mais les adaptent avec un aspect résolument XIXe, par exemple les fusées descendantes.



Les fusées montantes étaient fréquentes, mais les descendantes (sans être le miroir d'ascendantes) beaucoup plus rares, et l'on retrouve ici les rythmes raffinés avec le contraste vigoureux des valeurs (noire pointée couplée avec des triples croches, soit un rapport de 12 à 1 !), ainsi que l'effet syncopé. Et à l'oreille, pas de doute, on incline dangereusement vers le romantisme.

Bref, encore plus que pour le livret*, la musique, même si elle n'est globalement pas enivrante, franchit un pas très important vers le romantisme, auquel elle appartient déjà pour large part.
En cela, l'écoute de cet opéra, quelle que soit sa qualité, est passionnante.

* dont le sujet était pourtant tiré d'une pièce du milieu du XVIIIe siècle


Suite de la notule.

samedi 12 octobre 2013

Culture de l'excuse


Du fait que le monde tourne – c'est un fait établi dès avant Copernic, et jamais démenti depuis – autour de Paris, j'entends beaucoup parler d'Aida en ce moment.

Étrangement, même de la part de sincères admirateurs de Verdi, j'entends toujours le même argument revenir :

Aida ne se limite pas au grand Triomphe de l'acte II, à ses chœurs et à ses trompettes ; c'est en fait un drame intimiste, où la plupart des scènes se déroulent à un, deux ou trois.

Il se trouve que je ne suis pas d'accord. Pas parce que je ne suis pas d'accord, mais parce que ça n'a pas vraiment de sens – sauf pour rassurer les néophytes, qui en général aiment bien les trompettes du Triomphe de toute façon. On pourrait dire la même chose de plus ou moins 100% des opéras du XIXe siècle, qui se fondent sur une alternance entre grands ensembles ou chœurs qui plantent le décor et airs, duos et trios qui font évoluer l'intrigue amoureuse. Exactement comme dans Aida, à propos de laquelle il n'est vraiment pas nécessaire de convoquer l'ombre du Grand Opéra à la française. Certes, un égyptologue français y a collaboré ; certes, il y a un ballet ; et puis ? les autres invariants ?

Ensuite, il y a bel et bien une composante monumentale dans Aida ; pour la grande prière, par exemple, structurée exactement comme celle de la Force du Destin, on cherche clairement l'éclat et le volume sonore. Et, chose plus étonnante et raffinée, les couleurs harmoniques sont vraiment spécifiques à cet opéra, on ne les trouvera nulle part ailleurs chez Verdi ; on critique beaucoup le Triomphe, mais le ballet est pourtant d'un aspect assez unique dans l'histoire de l'opéra, je n'en ai jamais rencontré d'autres qui lui ressemblaient, même dans les œuvres françaises orientalisantes. Des danses très courtes et pittoresques, on ne peut mieux adaptées à leur sujet.
Et la scène du Triomphe est remarquablement réussie dans son ensemble, structurée comme toujours chez Verdi avec une économie dramatique extraordinaire : arrivée dans le lointain qui interrompt des affects individuels, pompe des chœurs, ballet, révélations sur les personnages et grand ensemble, reprise du chœur de départ auquel se joignent les voix tourmentées des solistes. C'est certes bruyant, et ne recherche nullement l'élégance – de façon tout à fait délibérée, il s'agit d'une épure antique fantasmée – il suffit de comparer au grand ballet des Saisons dans la brillante Sicile du Moyen-Âge (Les Vêpres Siciliennes), considérablement plus délicat.
Je conviens tout à fait que ce n'est pas le meilleur moment de la partition (loin s'en faut), mais il n'est pas plus déplacé que les scènes de foule de La Forza del Destino (considérablement moins travaillées) ou de Don Carlos (des bijoux à l'acte I, mais d'autres considérablement plus bruyantes comme à l'autodafé).

La réussite, dans Aida, tient précisément pour large part dans sa couleur locale très spécifique ; mêlée, en effet, de confidences aux atmosphères nocturnes magnifiques. Je ne vois pas l'intérêt d'opposer le bon et le mauvais côté de cette partition, alors que les deux fonctionnent de toute évidence ensemble, et que n'importe quel auditeur d'opéra romantique est complètement familier de ces alternances.

J'ai ainsi l'impression que par ces déclarations, on cherche à excuser son mauvais goût aux yeux du monde, au point de créer à partir de rien une conscience coupable – aimer un opéra à réputation pompière. Oui, c'est moins raffiné que d'aimer Janáček (et pour cause, car celui-ci est non seulement plus retors musicalement, mais aussi beaucoup moins bien bâti dramatiquement... il faut donc des qualités supplémentaires pour le supporter l'apprécier à sa juste valeur), et ça ne révèle pas les mêmes qualités d'écoute, ni même, peut-être, la même culture musicale. Mais à un moment, il faut choisir entre le plaisir d'écoute et l'image que celles-ci renvoient (à nous-mêmes ou à d'autres) de notre standing culturel.
Non pas qu'il soit illégitime de ne pas aimer l'acte II d'Aida, mais parmi la foule de verdiens confirmés qui étalent leur horreur de ce moment, j'ai peine à croire que vraiment aucun n'ait remarqué la similitude avec quantité d'autres numéros dans les œuvres les plus jouées du répertoire romantique (à ce compte-là, on n'aime pas les chœurs à boire du Faust de Gounod, les divertissements de La Traviata et de la Force du Destin, l'Appel des Vassaux du Crépuscule des Dieux). Ce n'est donc certainement pas un procès d'intention global que je fais, mais sur le nombre, je serais étonné que tous puissent à la fois mépriser le Triomphe et se réjouir des nombreux autres chœurs verdiens (pas toujours mieux écrits).

Aussi, dans le cadre d'une courageuse affirmative action, je tiens à le proclamer sans pudeur : j'aime Aida, telle qu'elle est, avec son Triomphe, et même ses trompettes et leur grossière modulation non préparée à la tierce mineure, un effet rigide parfaitement adapté à l'évocation archaïsante.


mercredi 9 octobre 2013

La part de l'accompagnateur – I – Il Trovatore & Minkowski


Dans le domaine des œuvres les plus vocales, on se préoccupe généralement surtout, en matière d'interprétation, des voix, de leur grain, de leur plénitude, de leur aisance technique, de leur coloris, de leurs qualités expressives... Pourtant, un accompagnement bien conçu peut faire des miracles ; de même qu'une présence molle en arrière-plan peut démonétiser non seulement le drame, mais jusqu'à la musique elle-même.

Je propose donc d'aller regarder quelques points de détail dans la cuisine interne de l'accompagnement belcantiste.

Pour cette fois-ci, on se concentrera sur l'appropriation par Minkowski d'un standard du répertoire, qui est a priori efficace mais sans grand intérêt d'accompagnement : avec ou sans raffinement, cela fonctionne à peu près de la même façon. Voici donc Misha Didyk (voix étrange déjà prise en exemple pour illustrer la question fascinante du cluster vocal), l'Orchestre de la Monnaie de Bruxelles et Marc Minkowski dans le tube intersidéral « Di quella pira » (juin 2013).


Ça ressemble à quoi ?

Comme d'habitude dans ce répertoire romantique mélodique, la direction de Minkowski se caractérise par une forte lisibilité des plans internes – qu'on peut juger d'un intérêt discutable sur des accompagnements aussi sommaires –, en exalte les motifs, voire les chevilles. Pris dans une écoute globale, la trame rythmique des airs et le contenu technique de l'orchestration affleurent, le plus souvent avec une grande régularité (peu de rubato, sauf à des moments choisis).

On y gagne une clarté sonore qui dispense quasiment de partition, et surtout un allant, un sens de la danse ou du rebond ; on y perd parfois un peu en poésie, à force de tout montrer, même l'inessentiel et l'utilitaire.

En l'occurrence, son « Di quella pira » exalte comme aucun autre – cela m'a réellement surpris – la mesure à trois temps, qu'on entend très distinctement « tourner », au lieu du martellement martial habituel dans cet air.

Comment fait-il ça ?

Une fois qu'on a fait ces observations sur ce la différence de l'accompagnement de Minkowski, on a forcément envie de découvrir comment il produit ce résultat. Une rapide réécoute permet d'isoler quelques procédés simples qui changent le visage de l'ensemble du morceau (et qui fonctionneraient même avec un tempo moins vif) :

régularité des figures : comme dit précédemment, très peu de variations de tempo pour suivre les chanteurs, si bien que l'accompagnement tourne en boucle sur un rythme obstiné, donc davantage dansant, presque hypnotique.

netteté du trait des cordes aiguës. Malgré les nombreux décalages (parfois importants, comme à la fin du premier acte, et ici un peu à la fin de l'air), l'impression générale est celle d'une grande précision rythmique des motifs d'accompagnement – qui ne tient donc pas à la sûreté technique, mais au soin apporté aux articulations, avec un détachement très soigné des notes entre elles.

¶ plus important, l'accentuation du troisième temps. Ce qui fait tournoyer la mesure à trois temps est que, contrairement aux mesures binaires, on se trouve, dans beaucoup de danses, avec deux temps forts de natures différentes, qui se suivent ; ce peuvent être le premier et le deuxième, comme dans la sarabande et la chaconne, qui crée cette élongation spécifique, cet espèce de jeté virtuel, ou le premier et le troisième, comme dans le menuet, qui crée une sorte de respiration avec le premier temps suivant. Dans ce dernier cas, on se représente très bien l'effet en regardant la main d'un chef d'orchestre, avec la levée du dernier temps (la main s'abaisse sur le premier temps, s'écarte sur le deuxième, et effectue une grande suspension vers le haut sur le troisième).
Dans « Di quella pira », beaucoup de chefs accentuent surtout le premier temps, quitte à allonger un peu le deuxième après les deux doubles croches (comme dans une valse viennoise), mais l'accentuation peut aussi se porter sur le troisième, un peu dans l'esprit du menuet : le troisième prépare alors l'accent fondamental du premier temps suivant. Ce que Minkowski fait différemment des autres est simple :

  • son accentuation est forte sur le troisième temps, plus évidente même que sur le premier, ce qui donne vraiment l'impression de rebond qui retombe sur le début de la mesure suivante ;
  • beaucoup de chefs laissent un peu résonner le pizz des violoncelles et contrebasses sur ce troisième temps ; Minkowski le fait jouer très nettement, juste pendant la croche écrite, ce qui laisse un petit silence avant le temps suivant, créant cette suspension, cette levée qui donne le sentiment de « faire tourner ». C'est même l'une des rares interprétations où l'on entend véritablement ces demi-soupirs.


Encadrés, les troisièmes temps censés faire « respirer » la mesure, du moins dans l'interprétation de Minkowski. Entourés, les pizz qui sont habituellement un peu fondés avec ce qui suit, et qu'on entend très bien comme des croches isolées dans cette version.


Pour la strette (partie finale plus rapide) de l'air, c'est assez différent :



L'effet d'élan tient à la légère inégalité (un peu comme dans le baroque français) des deux croches en début de mesure : la première est plus longue que la seconde, effet qui « pousse » immédiatement le discours musical vers l'avant, lui donne une forme d'ardeur hoquetante. Ce n'est pas complètement inhabituel, dans la mesure où cela entre en concordance avec la prosodie. Par ailleurs, j'ai l'impression d'un petit allongement du deuxième temps sur les « All'armi », qui procure une sensation de suspension étrange après cette impulsion du premier temps.

D'ailleurs Minkowski le fait aussi dans le traditionnel dialogue intermédiare de l'air (avec le da capo), et à ce moment il est loin d'être le seul – à cette vitesse, il est difficile de phraser l'italien correctement en maintenant toutes les valeurs égales.



Marina Poplavskaya exécute clairement des valeurs pointées ici, au lieu des croches inscrites. Mais même si cela est très sensible dans cet exemple, ce type de phrasé est plutôt la norme dans ce passage, même cinquante ans plus tôt chez les chefs les plus traditionnels.


Tous ces détails concourent à l'impression d'urgence et de nervosité trépidante qui émane (pour bien d'autres raisons au fil de la partition, évidemment) de cette version.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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