Carnets sur sol

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mercredi 20 mars 2019

Rimski-Korsakov – La Pskovitaine / La Jeune Fille de Pskov / Ivan le Terrible – Sokhiev, Bolchoï 2019


Comme il est question d'une œuvre rare, autant mettre le commentaire du concert en évidence – pardon, contrairement à l'usage, je n'ai pas le temps d'inclure des extraits sonores et des bouts de partition, il faudrait vraiment un temps de travail supplémentaire non négligeable pour écrire une véritable notule sur le sujet, en me replongeant dans le détail… Voyez-le comme une incitation à aller écouter, ou même simplement un témoignage sur certaines propriétés des opéras russes (usage du folklore, des chœurs et des cors…).

http://operacritiques.free.fr/css/images/pskovitaine_bolchoi.png

#ConcertSurSol #109

La Pskovitaine de Rimski-Korsakov par le Bolchoï (troupe, orchestre, chœur), direction Sokhiev.
Le concert portait le titre de la création, Ivan Le Terrible, pour des raisons de remplissage, je suppose – je n'ai pas lu qu'il ait été question de proposer une version musicologique d'origine, mais peut-être était-ce également le cas.

Une œuvre dans la veine des grands opéras historiques où la musique est moins sophistiquée que dans les orientalismes mystérieux et les contes comme Sadko, Le Coq d'or… Par exemple La Fiancée du Tsar, déjà avec Ivan. Ici, un aspect légendaire de la vie d'Ivan Le Terrible – avec comme réel sujet principal les massacres qu'il commet régulièrement dans les grandes villes de Russie (cet homme avait de très graves désordres mentaux, il n'était pas terrible dans le sens de grand et redoutable, mais plutôt de quelqu'un qui tue n'importe qui sous n'importe quel prétexte, ses propres amis, les notables, des villes entières…). L'intrigue, tirée d'un drame contemporain de la composition, le présente sous un jour plus positif (et assez fantaisiste) de père de la nation presque sage, sévère mais juste.

J'avais méjugé l'œuvre au disque : les quelques versions disponibles, même les plus récentes, placent les voix très en avant et l'orchestre en retrait, si bien que l'on n'entend bien les détails… Or, malgré son aspect un peu simple de drame romantique sans fantaisie excessive, de prime abord, j'étais passé à côté de la matière de l'accompagnement des récitatifs, très variée, toujours des contrechants (très beaux ; dans les scènes d'amour, on reprend le premier thème des amants au hautbois tandis qu'ils en énoncent un autre), des effets d'orchestrationles cors, en particulier, travaillent à temps plein pour doubler les cordes ou même tenir seul des notes qui apportent de l'atmosphère ou de la tension ! 
On y entend des procédés d'accompagnement (palpitations vives des flûtes et hautbois comme dans les jeux des princesses aux pommes, au début de l'Oiseau de feu), des touches instrumentales (flûte alto sur la chanson satirique chantée par Ivan), des alliages qui font dresser l'oreille.

À ce titre, l'interlude du toscin, entre les deux tableaux de l'acte I, est complètement dément, étendant progressivement la sonnerie à tout l'orchestre (avec la même texture que les scènes du couronnement et de l'horloge dans Boris Godunov, dont cet opéra de 1872 s'inspire vraisemblablement). L'effet de résonance est obtenu par l'écho de deux accords, l'un médium avec pizzicatos de violoncelle, cors et tam-tam chinois, le second avec un pizz plus grave, clarinette basse et timbale.

Le plus hallucinant se trouve probablement dans les scènes de foule assez délirantes : tel le grand accord chargé du chœur, qui s'étage progressivement par entrées successives à la fin de l'œuvre, ou la surenchère effrayée du peuple à la fin de l'acte I, et même les nombreux chœurs folkloriques, dont les thèmes (tirés de chansons traditionnelles célèbres, comme chez Tchaïkovski et Moussorgski) irriguent ensuite toute l'œuvre.

On note la présence de quelques motifs récurrents (parternité d'Ivan, par exemple), mais cela réclamerait réécoute attentive ou ouverture de partition pour préciser leur nombre, leur ampleur et leur usage.

Le drame aussi se tient bien, étonnamment : alors que le dénouement est assez frustrant (se passe ce qu'on avait deviné, et assez platement), toute l'attente qui précède l'arrivée d'Ivan est très réussie : la moitié de l'opéra, trois tableaux sur six, se déroule hors de sa présence, à commenter ses destructions et à redouter son arrivée. Pskov en paix, Pskov effrayée, Pskov combattive, Pskov abattue… Chaque fois l'occasion de changements de climats assez aboutis.
Même l'entrée tardive d'Ivan au second tableau de l'acte II, pourtant chichement spectaculaire en musique et en mots, atteint pleinement son objectif glaçant : ce quasi-silence, cette courtoisie du tsar qui demande l'autorisation de prendre une chaise dans une ville conquise, tout épouvante en comparant l'explicite avec la réputation, laissant pressentir tout en la niant l'ampleur du malheur qui frappera les habitants.

Un opéra très réussi, dont on pourrait faire bien des choses en scène.

Les musiciens du Bolchoï m'ont paru plus typés qu'en 2017, en particulier les bois (hautbois un peu acide, plus clair, et superbe), mais quoi qu'il en soit, le niveau est toujours aussi exceptionnel, magnifié par Sokhiev tout en rondeur et en densité.
Ce sont évidemment les chanteurs qui marquent le plus de différence avec les habitudes occidentales, remplissant la Philharmonie défavorable, comme rien, et avec des techniques vocales qui sont très, très loin de l'orthodoxie italienne et des écoles affiliées. Particulièrement admiré Denis Makarov (le père de la jeune fille éponyme), dont le timbre est peut-être un peu gris, mais dont la projection et la diction se diffusent, encore plus que l'abyssal Stanislas Trofimov (moins sonore dans ce rôle qui sollicite davantage l'aigu que dans l'archevêque de la Pucelle d'Orléans), planant toujours au-dessus de l'orchestre et à proximité du public. Moins convaincu par Dinara Alieva, qui fait une belle carrière hors de Russie (Cio-Cio San la saison prochaine à Bastille !), mais qui est vraiment, vraiment émise très en arrière, compromettant totalement la diction – je suis admiratif qu'elle puisse tenir une tessiture de soprano avec une émission aussi basse (on aurait dit qu'elle chantait un rôle une quarte plus bas que la réalité !), mais je n'aime pas beaucoup cette posture qui la rend mécaniquement monochrome (et floue verbalement à faire passer Netrebko pour Gérard Souzay).
Plus que tout, c'est le chœur qui me cueille encore une fois : le niveau individuel est hallucinant (tous potentiellement de très grands solistes) et la rondeur du résultat, inconnue des chœurs d'opéra ailleurs dans le monde (toujours un peu bruts) semble atteindre le meilleur des deux mondes, entre la puissance épique de leur volume et un moelleux, une discipline des nuances qui évoquent plutôt les meilleurs chœurs d'oratorio.

Très grande expérience. Ils reviennent pour Mazeppa la saison prochaine, avec une de leurs très grandes basses dramatiques, Azizov (un impact très impressionnant là aussi, et une véhémence remarquable – je ne puis plus écouter d'autre Prince Igor…).

Suite de la notule.

jeudi 30 juin 2016

[Carnet d'écoutes n°97] – La Dame de Pique de Herheim & Jansons


Après en avoir lu les plus grands éloges, visionnage de la Dame de Pique de Tchaïkovski mise en scène par Herheim et dirigée par Jansons (avec le Concertgebouworkest). Un produit de très grand luxe, où se réunissent les meilleurs chanteurs du moment pour ces rôles (Aksenova-Ignatovich, Diadkova, Didyk, Markov), un des metteurs en scène les plus inventifs et copieux de la scène actuelle, et un chef-orfèvre, familier de l'orchestre. Après la réussite du très beau disque publié par la radio bavaroise et sensiblement les mêmes protagonistes (dans une discographie officielle qui compte très peu d'enregistrements pleinement convaincants, voire aucun depuis 60 ans), on attend beaucoup, et c'est peut-être pourquoi on n'est pas tout à fait comblé.
Ceux qui ont fait le déplacement semblent complètement transportés, et cela s'explique aisément. Moi, au visionnage de la retranmission par Arte Concert (toujours disponible), je ne suis pas complètement enivré.

¶ Scéniquement d'abord et surtout : Herheim se loge entre le Guth de Fierrabras (ou dans une moindre mesure ses propres Maîtres chanteurs), où l'on voit le créateur se mélanger à l'histoire qu'il crée (Felice Romani l'avait déjà magistralement prévu pour Il Turco in Italia… en 1814), et le Tcherniakov de Don Giovanni, avec la réorganisation des relations entre personnages (où les relations amoureuses se démultiplient, et de façon assez déviante). Rien de très neuf en vérité, et je trouve que ça ne fonctionne pas très bien : Tchaïkovski incarné sur scène qui s'asseoit pour faire semblant de jouer du piano dès qu'il y a des flonflons à l'orchestre, c'est assez peu instructif (voire un brin paresseux). Ses interventions sont dans l'ensemble assez prévisibles, aussi.
– Quelques belles images, comme le luste-encensoir (pendant le chœur hors scène dans la chambre de Herman) ou la procession funèbre de la Comtesse, assez saisissante, mais pas beaucoup de sens à se mettre sous la dent, et un concept qui force l'action à se restreindre, voire à privilégier le front de scène, puisque le compositeur dirige en temps réel ses personnages… Sur un drame aussi peu méta-, et d'une telle force brute, ça ne prend pas réellement, en tout cas chez moi et avec les cadrages télévisuels.
– Le concept n'est pas vraiment opérant, mais le détail non plus n'est pas soigné : ainsi la rencontre tout de suite tactile entre Lisa et Herman (ce qui démonétise les vingt minutes de suppliques qui suivent), ou bien l'ignorance de certains traits musicaux (la clarinette affolée de Lisa censée faire un mouvement de fuite, alors qu'elle marche très tranquillement ici, déconnectée de ce nous signifie pourtant le vrai Tchaïkovski).

Le reste est (musicalement, donc), très bien, mais comme on m'avait promis une référence ultime, je suis assez frustré par quelques détails.

¶ Vocalement, Misha Didyk a été plus engagé (notamment dans le disque de la Radio Bavaroise, ou dans le Trouvère où il était si étrange), même s'il demeure complètement admirable. De même, Svetlana Aksenova(-Ignatovich), l'une des toutes meilleures sopranes russes en activité, extrêmement impressionnante et vivante dans la distance d'une salle, paraît, captée de près, d'un timbre peu séduisant, et légèrement raide scéniquement.
Clairement, ils sont desservis par l'illusion de proximité de la captation, qui déforme leurs vertus bien plus électriques en salle.

¶ Enfin Mariss Jansons est peu habitué des scènes d'opéra, et cela se sent : quantité de décalages là où on n'en entend pas d'habitude (les figures d'accompagnement de la ballade de Tomski ou de l'hymne à la nuit de Lisa partent dans le décor) et une tendance à mettre en difficulté les chanteurs par des tempi très lents qui ne tiennent pas compte de leurs aptitudes ou de leur confort – l'hymne à la nuit, justement, en plus d'être à mon avis en décalage avec sa logique propre, empêche Aksenova d'exprimer le texte, du fait des longues tenues très athlétiques dans le moment qui est déjà, en général, le moins réussi par les interprètes, très périlleux techniquement.

Ce devait être une expérience tout à fait palpitante en vrai, mais quand on ne dispose que de la retranmission, ce n'est pas tout à fait euphorisant. Autant écouter le disque munichois, qui résiste bien mieux (et même tout à fait bien !).


samedi 27 décembre 2014

Corelli-Bezukhov et Bastianini-Bolkonski : Guerre & Paix à Florence… et un peu de politique ?


Attention :
Ceci constitue une information, pas un conseil. Ne reproduisez pas ces gestes chez vous sans l'approbation de votre confesseur — ou, à défaut, l'aval formel de votre dernier numéro de Diapason.

1. L'opéra russe en traduction

L'opéra russe fascine vivement la plupart des amateurs d'opéra romantique. Il souffre cependant d'un défaut de conception fondamental : il est écrit en russe. Et autant le mélomane du rang est souvent féru d'italien et d'allemand, autant du côté du russe, surtout vu le nombre assez restreint de titres couramment disponibles dans le commerce (et généralement avec d'horribles livrets translittérés… non seulement éloignés de l'original, mais dont la logique de prononciation ne correspond à aucune langue d'arrivée !), l'effort n'est pas toujours fait.

Lecteurs estimés, ne comptez pas sur nos faibles forces pour accomplir cette tâche à votre place (nous avons fait Tomski, et si quelque soprane hardie s'y risque, nous feront peut-être l'intraduisible Hymne à la nuit de la Dame de Pique… cela n'ira pas forcément beaucoup plus loin).
Mais, du haut de notre promontoire, nos compatissons.

Aussi, il existe un chemin de traverse – plus amusant qu'utile à mon humble avis – pour y parvenir. Ces œuvres ont couramment été représentées en traduction dans les années 50 et — ce qui est mieux encore — assez largement commercialisées dans les récentes bombances de notre Âge d'Or discographique, où la quantité de production continue de s'accroître vertigineusement tandis que les ventes déclinent assez sévèrement. Il faut dire que l'interprétation (à défaut des traductions peut-être, mais les éditeurs ne semblent pas y prêter trop d'attention) en est libre de droits.

Les langues les plus fréquentes sont l'anglais (tous les grands titres du répertoire, y compris à périodes plus récentes, et Lady Macbeth de Mtsensk), l'italien (là aussi, tous les titres majeurs, et même Soussanine), l'allemand (moins souvent, Onéguine et Boris se trouvent en pas mal de versions différentes), quelquefois le français (sélection assez étonnante : Boris, Le Rossignol de Stravinski, L'Ange de Feu de Prokofiev).

Cela s'assortit souvent d'arrangements divers : en particulier dans les enregistrements de la RAI, où l'on coupait avec générosité. Mais celui-ci est véritablement atypique, plus que le simple fait d'entendre les salons de Pétersbourg et la Retraite de Russie à coups d'accents napolitains.


Corelli en Bezoukhov. Oui, c'est étrange.
Puis Nathan Gunn en Bolkonski mourant (DVD Bertini-Zambello 2000). Pardon pour son russe, il se vantait à l'époque des représentations qu'il suffisait de bien apprendre phonétiquement sans trop chercher le sens précis des mots. Mais vu l'état de la discographie, c'est le seul prince Andreï réellement gracieusement chanté…
Et Bastianini dans la même mort, éclatant de santé comme à l'ordinaire. Commentaires ci-après.


2. Guerre et Paix en italien

D'abord, il s'agit d'une réelle représentation, au Maggio Musicale de Florence (en 1953). Et l'orchestre est d'une tout autre trempe que ceux des différentes RAI du pays ! À la même époque où Mitropoulos laisse l'orchestre de la même maison, enthousiaste mais complètement dépassé, se débander complètement dans Elektra (vraiment à écouter : soirée électrique, irrésistible… où personne ne joue la partition), la cohésion d'ensemble impressionne. Sans doute aussi, précisément, parce qu'Artur Rodziński n'est pas Mitropoulos : sans jamais s'attarder, rien ne part dans le décor, ce qui est inhabituel pour un orchestre péninsulaire de l'époque — et ce même si le Maggio Musicale Fiorentino était alors, et de très loin, le meilleur orchestre du pays.


L'habile pochette performer-free (ça soulage, surtout pour les vieilles cires) d'une des rééditions récentes (Classical Moments) parmi les labels spécialisés dans le libre de droits et licences peu onéreuses (existait déjà chez Andromeda).


La traduction rythmique (les lyrics, comme on dit dans le West End), préparée très rapidement par Vito Frazzi, est un peu sommaire (les nuances sont passées par pertes et profits), mais demeure fonctionnelle.

Ensuite, la distribution a tout pour laisser perplexe :

  • le trompettant Franco Corelli dans le maladroit Bezukhov, qui livre vocalement, en cette période de jeunesse encore libre des excès de métal et de dégoulinements, l'une de ses plus belles soirées captées au disque — certes, ça n'a plus grand rapport avec le tourmenté Bezukhov, mais c'est intense de bout en bout, et sans trop de complaisance vocale — ;
  • le glorieux Ettore Bastianini pour le fragile Prince Andreï rebuté, qui se met soudainement à déclamer sa partie pour une phrase (effet de style « mourant » pour la voix la plus saine de l'histoire du barytonnat, ou bien façon très adroite de masquer qu'il est perdu ?) ;
  • Rosanna Carteri, grande chanteuse par ailleurs, mais particulièrement peu juvénile en Natacha — malgré ses vingt-trois ans, le timbre évoque plutôt le triple, probablement à cause de ce grave un peu trop timbré et sans legato ;
  • et puis les présences de Fedora Barbieri, Mirto Picchi (dans le rôle mi-caractère mi-dramatique d'Anatole), Italo Tajo (à la fois Rostov et Koutouzov), tous des symboles… d'autre chose !


Grâce à l'orchestre, à Rodziński, à la qualité des chanteurs, ce n'est pas mauvais du tout. Ce qui importe d'autant plus qu'à l'exception de la version Bertini (en DVD, avec Guryakova, Margita, Brubaker, Gunn, Kotcherga) et bien sûr de la luxueuse historique Melik-Pashaev de 61 (par ailleurs la mieux captée à l'orchestre !), les versions couramment disponibles (Rostropovitch, Ermler, Gergiev, Hickox) ne sont pas exceptionnellement chantées.
Il ne faut pas s'attendre à trop comprendre ce qu'on dit sur scène en revanche : le gros orchestre et les voix solidement couvertes rendent le texte peu intelligible dès que le volume général augmente (sans parler des chœurs, eux-mêmes extrêmement chargés en harmoniques et généreux sur la couverture, comme des solistes).

3. État de la partition

Mais la surprise vient surtout des coupures. Il manque près de la moitié de l'œuvre (3h30 devenues 2h), ce qui n'est pas inhabituel à l'époque pour une partition inhabituelle, longue et difficile. En revanche, c'est l'emplacement de celles-ci qui laisse perplexe. Elles suppriment non seulement des épisodes entiers (inévitable vu les impératifs de durée), mais jusqu'à l'interieur des scènes, et des même des phrases musicales !

Outre son sujet très engageant (même s'il y aurait à redire sur le livret du compositeur et de Madame, bavard, fragmenté et pas forcément centré sur les épisodes les plus intéressants — avait-on vraiment besoin d'Anatole à son lupanar pour cerner le personnage ?), outre son caractère grandiose de fresque épique, la force de Guerre & Paix réside dans les quelques mélodies récurrentes, d'une très grande intensité lyrique : le motif de l'amour d'Andreï et le motif de l'amour de la patrie (d'ailleurs parents). Le second en particulier donne la substance du grand air de Koutouzov (qui vient d'abandonner stratégiquement Moscou aux flammes), à un bref moment de lucidité désespérée chez Andreï Bolkonski mourant, et au grand chœur final.

À l'exception de la fin, qu'on peut difficilement occulter, les autres apparitions du motif ont été supprimées. Sauf grossière inattention de ma part, l'air de Koutouzov (l'un des rares moments purement mélodiques de tout l'opéra — et on est en Italie, bonté divine, dans les années 50 !) a tout simplement disparu, alors qu'il est véritablement le moment qui reste le plus volontiers en mémoire, immédiatement prégnant. L'autre est précisément la mort d'Andreï, et le traitement en est encore plus étonnant : à la fin du crescendo où il exprime son amour pour la vie, et où devrait éclater le souvenir désespéré de ce qu'il perd (sa patrie, Moscou aux coupoles dorées)… coupure de quelques mesures, et cela finit dans un semi-cri (non écrit) qui résume paillassement la chose : tutto è finito !. Tout cela change profondément l'économie musicale du passage, censé effectuer une transition du délire sombre à ce moment fiévreux d'espoir soutenu par les cordes en trémolo, pour aboutir sur la belle mélodie exaltée et épouvantée… Ici le dernier étage de l'édifice a volontairement été retiré, ce qui n'ôte pourtant que quelques secondes.


Vous pouvez observer la différence dans les illustrations sonores en début de notule : prenez à 135 secondes dans les extraits 2 et 3.

4. Raisons politiques ?

Les coupures en dépit du bon sens ne sont pas rares dans ce type d'adaptation, mais ici, se plonger dans le détail de la partition pour retirer même pas un prélude ou une répétition quelconque, mais un bout de phrase musicale… il semblerait qu'il y ait plutôt une volonté claire d'extraction du motif patriotique. Un peu comme on fit pour la tirade finale de Hans Sachs dans les Maîtres chanteurs — ce qui est beaucoup plus logique et simple à effectuer, car il s'agissait d'une tirade à thèse. Les éléments de Guerre et Paix sont beaucoup plus narratifs, et quand un général (qui a littéralement brûlé son pays) dit qu'il veut se battre à mort pour sauver sa patrie, ce n'est pas exactement de l'idéologie artificiellement ajoutée au récit.

Je me dis qu'il est déjà assez exotique, en 1953, d'importer un opéra à la gloire de la Russie commandé par le régime stalinien en Europe occidentale. Certes, le Mai Musical avait une tradition d'exigence (productions visuellement plus audacieuses, répertoire contemporain – par exemple la création italienne d'Œdipe-Roi de Stravinski), et même une assez étroite relation avec la musique russe, mais pourquoi ce titre-ci ? En plus Florence, fief important de Partisans, était sous conseil municipal chrétien-démocrate depuis 1951, donc il ne s'agit pas de commande politique a priori — ou bien, vu le travail que devaient constituer la réunion de l'équipe, la traduction de la partition (récente : achevée en 1942 et créée en 1944), l'étude d'icelle par les chanteurs (italiens : il faut leur laisser le temps, c'est pas du Donizetti)… peut-être était-ce une commande de la municipalité précédente (communiste) ?

Bien que très curieux d'avoir cette réponse, je ne l'ai pas définitivement. Parmi les programmes thématiques de l'époque, le Maggio Musicale avait notamment proposé une série sur « le XXe siècle face à l'Histoire » — dans ce cadre, Guerre & Paix semblait un choix judicieux.

Le contexte politique apporte quelques éclairages plus précis néanmoins. Il s'agit de la première exécution scénique hors d'U.R.S.S. (le seul précédent étant une version de concert en 1946, tout de bon à l'Ambassade de l'U.R.S.S. à Londres !). Le directeur du théâtre, Francesco Siciliani, a été nommé par le prédécesseur communiste de Giorgio La Pira — le nouveau maire l'a confirmé et défendu dans ses fonctions, mais la sensibilité politique de Siciliani a peut-être été conciliante de ce point de vue, je ne puis dire. En tout cas cela ne va pas contre l'hypothèse d'un projet antérieur aux élections municipales de 1951. À l'inverse, j'ai lu que Prokofiev aurait dû attendre la mort de Staline pour accepter le partenariat italien (pourquoi donc ?), ce qui expliquerait la hâte imposée à l'adaptation de Frazzi, mais je n'ai pas pu en trouver confirmation ailleurs.


Helena Scott (Natacha Rostova) et David Lloyd (Pierre Bézoukhov), acteurs et chanteurs dans la production télévisée de la NBC en 1957.


Cette programmation, en tout cas, a suscité des débats passionnés dans la presse italienne, comme on peut se le figurer, autour des possibles implications idéologiques d'un tel projet, et dans le langage fleuri des propagandes d'alors. Néanmoins il ne semble pas que l'œuvre soit considérée comme si subversive (son côté tsariste ?), car peu de temps après, en janvier 1957, la NBC la programme pour ce qui est alors la plus longue émission d'opéra jamais filmée (2h30, il manque tout de même 1h de musique)… Elle est donc très vite institutionnalisée, et la Détente ne suffit pas à expliquer qu'on soit passé d'une œuvre de propagande communiste à une œuvre du patrimoine lyrique mondial. Il est vrai que l'opéra de Prokofiev est essentiellement patriotique : il exalte l'amour inconditionnel de la patrie et le plaisir de se battre pour elle, mais ne véhicule pas exactement les idées de la Révolution — au contraire, les amis du Prince Bezukhov s'indignent de ce qu'il ait été mélangé par les Français aux crotteux prisonniers fantassins…

5. Qui a commis le crime ?

Mais alors, à supposer qu'elles soient bien idéologiques (on a vu d'autres bizarreries dans des représentations dont les sujets n'avaient rien de sensible), qui a décidé cette amputation méthodique des parties les plus susceptibles de plaire au public, mais aussi les plus engagées ?

Plusieurs hypothèses peuvent être faites. Peut-être le maire et le directeur ont-ils décidé de limiter le caractère subversif de leur programmation déjà sujette à débat. Mais leurs notions . musicales ne sont pas forcément suffisantes pour choisir les mesures à couper, la faisabilité instrumentale du collage, éventuellement les raccords à écrire (je n'ai pas eu l'impression que ce soit le cas, les éléments sont plutôt brutalement collés). Le traducteur Frazzi a peut-être pu faire ce travail (il faut des notions musicales respectables pour écrire des lyrics), mais peut-être n'était pas pour autant un spécialiste de l'harmonie de Prokofiev (bien qu'une fois encore, les transitions ne soient pas de la plus grande finesse…).

Aussi, il est très possible que le travail ait incombé, peut-être de son propre chef, à Rodziński. Après tout, le directeur musical de la soirée, fils d'un général de l'Empire austro-hongrois (d'origine polonaise, pour ne rien arranger !), vivait aux États-Unis depuis 1925 (invité par Stokowski comme son assistant à l'Opéra de Philadelphie) et était, à l'époque du concert, naturalisé américain. Sa complaisance envers le régime soviétique n'était donc peut-être pas maximale. Cela expliquerait assez bien les coups de ciseaux contre-intuitifs aux moments les plus exaltants musicalement, liés au sentiment national russe.

Ce n'est qu'une hypothèse, mais au delà du décalage divertissant que représente cette représentation traduite (et chantée par de très illustres non-spécialistes), il y a matière à méditer sur les implications politiques d'une programmation musicale — je l'admets, sans doute plus dans l'Italie d'alors que dans la France de désormais.

dimanche 2 février 2014

L'anthologie sacrée


... a été massivement mise à jour, avec les inclusions signalées de pièces de :

  • Goudimel (Psaumes),
  • Caurroy (Requiem),
  • Bernier (motets),
  • Robert (Psaume et Leçons),
  • Mozart (Missa Solemnis et cantate),
  • Verdi (Ave Maria),
  • Franck (oratorio),
  • Reger (deux monuments choraux Op.110 et Op.138),
  • Szymanowski (le fameux Stabat Mater manquait !),
  • Elgar (motets, oratorio),
  • Wolf (motets d'Eichendorff),
  • Tôn-Thất Tiết (motet),
  • Pärt (motets)
  • et Hosokawa (concerto d'inspiration mystique).


Beaucoup d'œuvres particulièrement fortes, et presque jamais jouées et enregistrées pour Goudimel, Caurroy, Bernier, Robert, Reger, Wolf, Tôn-Thất Tiết et Hosokawa... mais tout se trouve au disque néanmoins (Hosokawa et un des Bernier exceptés), pour qui veut chercher.

Bonnes découvertes à vous !

mercredi 23 janvier 2013

Moussorgski - La Khovanchtchina - l'orchestration et les représentations à Paris (Serban, M. Jurowski, Bastille 2013)


Comment réussir une production d'un opéra aussi vaste et difficile ?

Ce n'est pas si inaccessible, apparemment.

1) Une mise en scène fidèle au texte, mais épurée, et surtout beaucoup d'animation scénique - superbe travail pour rendre toutes ces scènes massives et statiques sans cesse mobiles.

2) Embaucher des gens familiers du style et de la langue. A l'exception de Se-Jin Hwang (coréen) dans le petit rôle du confident de Golitsine envoyé prévenir Ivan Khovanski, tous les participants du plateau sont russes (ou bulgare, dans le seul cas d'Anastassov).

Conclusion : une lecture fluide d'une oeuvre monumentale, avec très peu de baisses de tension (essentiellement l'acte III, mais la raison porte essentiellement sur la dramaturgie de l'oeuvre originale). Et un grand naturel du rendu général, où les voix semblent parfaitement convenir à cette musique. La plupart d'entre elles se situent assez loin de mes inclinations ordinaires, mais leur pertinence ici ne souffre guère de contestation. Il n'est de toute façon guère possible d'exiger, dans non pas la nef, mais l'océan de Bastille, une articulation verbale exemplaire - on perçoit plus le son que le détail des voyelles (et encore moins les consonnes), et ce n'est pas vraiment la faute des chanteurs.

Orchestration Chostakovitch

En somme, ma seule réserve provenait de l'orchestration de Chostakovitch, qui ne m'a guère convaincu. On reproche beaucoup de choses au clinquant de Rimski-Korsakov, mais sa proximité stylistique paraît assez évidente, à défaut d'oser les alliages nouveaux de Moussorgski.

Ce qu'a fait Chostakovitch en revanche ne ressemble ni à du Moussorgski... ni au savoir-faire d'un grand orchestrateur du XXe siècle.

=> Le souci semble pour large part d'avoir été respectueux du caractère (antérieur) de l'oeuvre. Fort bien, mais ces moments avec aplats de cordes sont plutôt ternes, voire assez ennuyeux. Et Moussorgski n'aurait vraisemblablement jamais laissé passer, si on en juge à l'aune de Boris, ce type de coloris banal ou paresseux.

=> Très souvent, Chostakovitch utilise l'orchestre par blocs (cordes seuls, bois seuls, cuivres seuls), avec des effets de déséquilibre plutôt étranges. Non pas que ce soit moche, mais j'en vois mal la justification : ce n'est ni authentique, ni abouti comme il aurait pu le faire en orchestrant dans son propre style.

=> Enfin, certaines volontés d'effet me paraissent conçues en dépit du bon sens : ainsi ce métallophone qui double une romance à l'acte III... il évident que la chanteuse va vouloir (et à juste titre) donner un peu de liberté agogique à sa phrase. Or la culture rigoureuse du percussionniste et surtout l'attaque extrêmement précise de l'instrument vont fatalement se trouver sans cesse un peu à côté (parce que trop exacts, justement). Par ailleurs, ce n'est pas forcément beau - de même pour l'arrivée soudaine d'un accord de piano ou de quelques mesures avec les deux harpes.
Ce n'est pas une catastrophe, mais il est dommage de payer des droits alors qu'on pourrait utiliser le matériel bien meilleur de Rimski.

Chanteurs

Suite de la notule.

dimanche 11 novembre 2012

Iolanta de Tchaïkovski - Netrebko, OP Slovénie, Villaume


Ce soir était le moment où le tout-Paris glottophile devait s'assembler. Plus quelques paumés russophiles, contents qu'on leur serve autre chose que les sempiternels chefs-d'oeuvre absolus Onéguine, Pikovaya, Boris.

Inconvénients : applaudissements systématiques après chaque air comme pour un opéra seria, difficulté à la réservation, queues au guichet et manifestement marché noir, le soir même.
Avantages : salle pleine (qui ne discrédite donc pas ce type d'initiative), très chaleureuse.


Le début de Iolanta (concert de Yuri Temirkanov en 1985), avec son Prélude étonnant pour vents et sa marche harmonique façon Tannhäuser. Et un début d'opéra en musique de chambre, avec quintette (quatuor plus harpe), bien avant Capriccio. Pardon, le son est mauvais, le niveau de gravure bas (et la lecture orchestrale assez agressive, aux antipodes de ce que l'on a entendu aujourd'hui), c'est tout ce que j'avais sous la main ce soir.
Les plus glotto-impénitents d'entre nous auront tout loisir de se reporter à cette vidéo où l'on peut entendre Anna Netrebko et Rolando Villazón dans la tirade du mutisme puis dans le duo de la lumière - on peut en profiter pour admirer les couleurs et l'élégance de maintien qu'obtient Emmanuel Villaume de l'orchestre.


1. Le texte

Le livret, en forme de conte, obéit à une idée très simple : Iolanta, fille du roi René de Provence, est aveugle. Pour lui éviter la disgrâce des regrets, son père la tient donc dans une Cour isolée, où il est interdit sous peine de mort de lui révéler son malheur. Mais pour guérir, elle doit en prendre conscience, et en fin de compte seul l'amour lui permet tout à la fois de l'apprendre et de vaincre la nature.

Sur cette histoire assez mince, plutôt contemplative (comment évoquer l'absence de vue en musique ?), Modeste Tchaïkovski ne reproduit pas le miracle de Pikovaya Dama, écrite un an plus tôt (1890). Dans la Dame de Pique, il avait réussi à refondre la matière de la nouvelle de Pouchkine et ses personnages modérément attachants, et à produire une sorte de romantisme paroxystique, parfaitement opérant comme pièce de théâtre, et idéalement adapté aux épanchements de la musique de son frère.

Je n'ai pas encore lu Kong Renés Datter (« La Fille du Roi René »), pièce du dramaturge danois Henrik Hertz - s'il se trouve quelque parallèle à en tirer, je manquerai pas d'en faire état ici même. L'ouvrage-source du livret avait déjà été lu par Piotr Tchaïkovski, mais ce n'est que cinq ans plus tard, en 1888, qu'une représentation marquante, au théâtre Maly de Moscou le décide à adapter l'oeuvre.

Difficile donc de déterminer si la faute en incombe à l'oeuvre-source, ou si Modeste était simplement en moindre verve que l'année précédente, mais malgré une structure relativement adroite, le propos peine à passionner. La faute à la simplicité prévisible de l'intrigue, mais surtout à des personnages remarquablement peu épais : prince rêveur amoureux au premier regard (dont on ne saura rien d'autre), ami jouisseur qui s'efface généreusement, père-roi sage et miséricordieux, médecin oriental à la science profonde, nourrice et portier complètement dévoués... et Iolanta qui ne laisse percevoir aucun trait de caractère palpable, à ceci près qu'elle semble bien jolie au gré du "prince" (le comte Vaudémont).

En revanche, dans ce cadre un peu pauvre, la construction dramatique est réussie : une exposition assez longue (le public n'est pas tout de suite informé du problème), qui se construit par bribes (mélancolie de Iolanta, récit du portier, désespoir du roi), vaste moment ébloui de la découverte de l'amour (et du concept de "lumière"), puis un final où se bousculent les événements (transgression de l'interdit, possibilités de soin, menaces de mort, libération, demande en mariage, intercession de l'ami, guérison, action de grâce), si bien que le rythme se resserre sans laisser jamais place à la baisse de tension à l'ennui. Tout cela dans un acte unique - il est fréquent qu'on le joue en trois, en reprenant le dernier thème orchestral de la partie précédente pour ouvrir la suite (même principe que pour le Vaisseau Fantôme).

2. La musique

Suite de la notule.

mercredi 4 janvier 2012

Cranko - réussir Onéguine sans Pouchkine


C'est la question qu'on se pose tout au long de ce spectacle, que j'étais tout de même curieux de contempler en salle.

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1. Les choix fondamentaux

L'oeuvre de John Cranko part d'un choix paradoxal : épouser rigoureusement le découpage dramatique de l'adaptation de Tchaïkovsky [1] et Chilovski (co-librettiste), mais utiliser un matériau musical qui ne soit pas tiré de l'opéra.

Tchaïkovsky, tout en retirant l'essentiel des badinages qui font le prix du roman de Pouchkine, réussit dans son opéra le pari d'un Onéguine sérieux, grâce notamment aux très larges citations, remarquablement intégrées. Le cas le plus spectaculaire est la dernière romance de Lenski, qui retourne complètement l'usage tout à fait sarcastique qu'en fait Pouchkine : avec exactement le même poème, on obtient l'un des airs les plus aimés du répertoire pour sa tristesse profonde.


Tamara Rojo et Adam Cooper, premiers interprètes des représentations au Royal Ballet.


Dans le cas du ballet, le soutien du texte n'est évidemment plus possible, et l'entreprise est d'autant plus problématique qu'en utilisant une autre musique Cranko limite les ponts avec la réussite opératique de Tchaïkovsky.

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2. Musique

Et si l'oeuvre de Cranko (révision de 1967 de la version originale de 1965) n'est pas pleinement convaincante, c'est largement à cause de ses choix musicaux. Evidemment, il est compliqué d'emprunter à un opéra au débit naturel (verbal et non "physique") une musique totalement "dansante", mais il existe suffisamment de Tchaïkovsky orchestral de premier ordre, ou de choses approchantes chez des compositeurs comme Atterberg...

Cranko, partant du principe qu'on ne pouvait pas exploiter l'opéra homonyme d'un point de vue musical (sans doute aussi pour ne pas que les oeuvres se confondent trop, vu que la structure est déjà totalement celle de Tchaïkovsky), a confié à Kurt-Heinz Stolze la confection d'un patchwork qui puise à quatre sources :

  • des extraits de l'opéra Черевички (Tchérévitchki / Cherevichki / Les Chaussons) ;
  • le duo chanté Roméo & Juliette ;
  • le poème symphonique ("fantaisie symphonique") Francesca da Rimini ;
  • et surtout quantité d'oeuvres pour piano (danses, pièces de caractère, et un très grand nombre de mouvements des Saisons).


Les extraits des trois premières sources (et surtout le crescendo final hallucinant emprunté à Francesca) sont convaincants, mais l'avalanche d'orchestrations diversement réussies (malgré quelques soli de bois dans le style de Tchaïkovsky, on note souvent une prédominance paresseuse des cordes...) des pièces pour piano crée une atmosphère un peu uniformément sirupeuse - et pire, assez inoffensive. Même en tenant Tchaïkovsky pour un compositeur incommensurable et d'une très grande égalité de qualité dans sa production (c'est mon cas), on a peine à considérer ces pièces de caractère pour piano autrement que pour ce qu'elles sont : sans prétention et sans envergure particulière.

Appuyer une lecture, de surcroît sombre, d'Eugène Onéguine sur ce matériau sonore, apporte forcément une déception quand à une forme de tiédeur dramatique.

En plus de leur faiblesse intrinsèque (musicale, orchestale, émotionnelle), ces pièces ne sont pas toujours bien incorporées - ainsi le retour d'Onéguine dans le premier tableau, où caractère et tonalité s'interrompent tout d'un coup... Et Tchaïkovsky n'a au demeurant jamais écrit des oeuvres aussi homogènes, toujours habile en matière de contrastes...

Bref, le ballet souffre beaucoup de sa musique, même (et surtout ?) si l'on aime Tchaïkovsky.

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3. Structure

Notes

[1] La graphie française est en principe "Tchaïkovski", mais l'anglo-saxonne, disques aidant, tend à s'imposer, et a le mérite d'être plus esthétique.

Suite de la notule.

mercredi 20 juillet 2011

Piotr & Modeste Tchaïkovsky : La ballade du comte Tomski en français


(Partition et extrait sonore ci-après.)

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Nouvel extrait sonore (mars 2015, il m'a fallu un peu de temps pour le découpage), cette fois accompagné au piano par meilleur pianiste que moi-même, ce qui libère à la fois le piano lui-même et la glotte aux mains libres.

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Accompagné par Rémi Castaing, sur le modèle du vampire-lord Ruthven.


L'ancienne version panée par mes soins reste disponible ici.


Pour le récitatif initial, j'ai conservé le texte de Michel Delines (Mikhaïl Ashkinasi) publié chez Mackar & Noël, un peu trop distant du texte original dans l'air que j'ai donc récrit, mais remarquablement inspiré dans le récitatif ("Et nuit et jour les jeunes sybarites / Adoraient la Vénus moscovite").

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1. Questions de méthode

S'écartant un tout petit peu du lied, on propose aujourd'hui, à la suite d'un raisonnement qui sera prochainement exposé dans une notule sur les versions traduites de la Dame de Pique et Eugène Onéguine (tchèque, allemand, anglais, français), une version française chantable de la ballade du comte Tomski. Les versions françaises existantes s'éloignent un peu du texte, en gomment certains aspects, ajoutent des notions (notamment religieuses) qui en sont absentes.

Ici, à l'exception de "Saint-Germain se tut" qui remplace "Saint-Germain n'était pas un couard" (parce que sur peu de syllabes, "était brave" sonne étrangement en français, on voit bien pourquoi...), la traduction est réellement proche, quasiment vers à vers, de l'original russe à partir duquel je l'ai réalisée.

En vers, comme d'habitude, pour préserver une certaine musicalité. Et comme de coutume, la régularité du mètre n'étant pas possible sauf à saccager la prosodie et les rythmes originaux, l'unité du vers se fait par la rime et non par le rythme - ce qui est contraire à l'essence de la poésie parlée mais se fond assez bien dans la poésie chantée lorsque la forme est complexe, comme c'est le plus souvent le cas à l'opéra.

Les modifications rythmiques sont extrêmement marginales (deux, il me semble), et reprennent des carrures que Tchaïkovsky use également selon sa prosodie. On se retrouve ainsi avec [ noire pointée / croche ], au lieu [ noire / croche / croche ], deux configurations que le compositeur utilise dans la ballade aux mêmes endroits, selon ses besoins.
On peut donc aussi réclamer une certaine fidélité musicale - supérieure à celle de la version française de Michel Delines dont on parlera, et qui se révèle plus libérale sur les ajustements.

J'ai aussi tâché de conserver la mise en valeur certaines pointes, ce qui n'était pas toujours facile : la rime embrassée pour "hasard" / "Mozart" impose une distance trop longue pour le débit chanté (l'auditeur a oublié la rime annoncée trois vers plus tôt), mais il était compliqué, vu la succession des événements employés dans le quatrain, de placer "hasard" plus loin. J'y travaille néanmoins, et un certain nombre de ces détails seront prochainement améliorés si des solutions sont trouvées.

Le décalage (un rejet, en fait) dans le vers précédant les deux grandes prises de parole de la Comtesse et de Saint-Germain est présent dans le texte russe. Je l'ai respecté, mais je ne suis vraiment pas certain que ce soit bien joli. C'est l'un des sujets prévus lors de la révision.

Enfin, "trois cartes" ne s'ajustant pas toujours parfaitement à ce qui précède ou suit, j'ai modifié quelquefois l'une des répétitions. Je laisse toutefois cette question à la discrétion de l'interprète : il faut que cela soit harmonieux et confortable. Si l'on ne sent pas bien cette petite brisure, autant conserver trois fois le même syntagme.

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2. Texte français et partition

Tiré de l'acte I de la Dame de Pique, donc.

La traduction n'est pas complètement vers à vers ni littérale, bien sûr, mais je confronte les deux textes à titre indicatif.

Je reprécise également que cette traduction n'est pas conçue pour être lue mais pour être chantée, ce qui change considérablement les choses lors de sa conception. Après test, sans avoir la saveur du russe, elle me paraît fonctionner dans ce cadre. (Mais les avis divergents sont bien sûr autorisés.)

Однажды в Версале au jеu de lа Reine
« Vénus moscovite » проигралась дотла.
В числе приглашённых был граф Сен-Жермен ;
следя за игрой, он слыхал, как она
шептала в разгаре азарта :
« О боже ! о боже !
о боже, я всё бы могла отыграть,
когда бы хватило поставить опять
три карты, три карты, три карты ! »
Граф, выбрав удачно минуту, когда
покинув украдкой гостей полный зал,
красавица молча сидела одна,
влюблённо над ухом её прошептал
слова, слаще звуков Моцарта :
« Графиня, графиня,
графиня, ценой одного rendez-vous
хотите, пожалуй, я вам назову
три карты, три карты, три карты? »
Графиня вспылила : « Как смеёте вы?! »
Но граф был не трус. И когда через день
красавица снова явилась, увы,
без гроша в кармане, au jеu de lа Reine
она уже знала три карты...
Их смело поставив одну за другой,
вернула своё... но какою ценой !
О карты, о карты, о карты !
Раз мужу те карты она назвала,
в другой раз их юный красавец узнал.
Но в эту же ночь, лишь осталась одна,
к ней призрак явился и грозно сказал :
« Получишь смертельный удар ты
от третьего, кто, пылко, страстно любя,
придёт, чтобы силой узнать от тебя
ри карты, три карты, три карты,
три карты ! »
Un jour, à Versailles, au jeu de la Reine,
Vénus Moscovite a perdu tout son bien.
Parmi les invités le Comte Saint-Germain
L'entend murmurer dans sa peine,
Priant, ces mots qui ne coûtent trop rien :
« Ô Dieu puissant... ô Dieu puissant...
Mon Dieu, tout le prix de ce bien que je perds,
Je puis le sauver si pour couvrir j'acquiers
Trois cartes, trois cartes, trois cartes ! »
Le Comte, pendant qu'à la table on écarte,
Trouvant sa Vénus bénit le hasard
Et seul, sans témoin, abordant sa rebelle,
Murmure tout bas, à la belle
Soufflant ces mots aussi doux que Mozart :
« Comtesse ! Comtesse !
Comtesse, pour prix d'un discret rendez-vous,
Demandez sans crainte que je vous avoue...
Les cartes, trois cartes, trois cartes ! »
La belle fulmina « Comment, vous osez ! »
Saint-Germain se tut. Mais un jour à l'entracte,
La jeune Comtesse, ruinée par les dés,
Apparaît encor au Jeu de la Reine
Et savait déjà les trois cartes...
La belle mise alors, très sûre elle enchérit
Et regagne ainsi tout son bien... à quel prix !
Ô cartes ! ô cartes ! les cartes !
Par vanité cite à son mari leur nom,
Et tendre à l'amant, lui révèle leur don,
La nuit, rêvant seule, un fantôme sévère,
Paraît devant elle et dit en suaire :
« Un homme informé de ton pacte,
Un homme embrasé d'un furieux amour
Viendra t'arracher au prix de tes jours
Les cartes, trois cartes, trois cartes !
Trois cartes ! »


Voici donc la partition et l'extrait sonore :

Suite de la notule.

[La mise en scène aujourd'hui] Mettre en scène la Dame de Pique


1. Les nations et les traditions

La portion des nations qui représentent l'opéra avec une certaine diversité des oeuvres (périodes, langues, styles...), on l'a déjà souligné ici, est très restreinte. Le phénomène se limite essentiellement à l'Europe occidentale : Allemagne en tout premier lieu (le lieu le plus lyrique et le plus original du monde), Suisse, Pays-Bas, Autriche, Finlande, Suède, Danemark, Norvège, France, Belgique, Espagne, Portugal, Italie, Royaume-Uni.
Ensuite, on voit certes bien plus large que dans les pays où l'opéra n'est pas une tradition (et où l'on ne joue que les Mozart, Rossini et Verdi célèbres, même dans un pays aussi proche que la Turquie), mais on se limite souvent à un répertoire plus local, en particulier dans les pays slaves (+ Hongrie et Roumanie), ou alors à un répertoire assez grand public et pas très renouvelé, comme en Amérique du Nord.

Parmi les pays de tradition lyrique, donc, ceux qui qui innovent sont une minorité ; et parmi ceux-là, ceux qui ont adopté une démarche créatrice façon Regietheater [1] vis-à-vis de la mise en scène sont plus réduits encore, même si le phénomène s'étend.


Mise en scène typiquement traditionnelle de la Dame de Pique de Tchaïkovsky à Santiago.


Les pays germaniques, le Bénélux, la Scandinavie, la France, l'Italie, à présent l'Espagne, et de plus en plus la Russie (qui n'était pas dans le groupe du répertoire le plus original, tandis que le le Royaume-Uni se caractérise plutôt par des mises en scène assez respectueuses et traditionnelles - mais souvent de haut niveau pour Covent Garden). L'Allemagne est le seul pays où il est quelquefois difficile dans les grandes capitales culturelles de voir une mise en scène respectueuse... Mais dans les petites villes de province, très souvent dotées d'un Opéra (avec une programmation audacieuse et souvent de meilleur niveau d'exécution que dans les capitales environnantes, Paris compris), la norme est bien davantage le conservatisme absolu en matière de mise en scène.

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2. La place du Regietheater

Le phénomène de relecture radicale des oeuvres reste donc assez marginal, en quantité (chacun des pays nommés conservant une large part de mises en scène traditionnelles, au moins sur les petites scènes). Leur plus-value est discutable, dans la mesure où elles rendent l'oeuvre, en déformant la lettre du livret, et même l'intrigue, plus difficile d'accès aux candides (contrairement à ce qu'elles prétendent) ; et surtout, leur apport se trouve essentiellement dans la direction d'acteurs (souvent bien plus fouillée), qui peut aussi bien être utilisée dans un décor traditionnel.

En ce qui me concerne, j'accepte beaucoup (aussi bien le kitsch poussiéreux que le dynamitage méchant), si la direction d'acteurs permet de faire sens. Mais l'idéal reste, de mon point de vue, une mise en scène qui ne soit pas en contradiction avec le livret (sinon, je ne suis pas contre la modification pure et simple du livret, mais qu'on soit cohérent), et si possible agréable à l'oeil : donc pas trop littérale et chargée, mais en contexte si possible.

Sur ce chapitre, chacun ses goûts et je ne vais pas m'y étendre. On peut se reporter à cette notule pour une exposition des trois paramètres principaux de réussite d'une mise en scène, et pour une vidéo illustrative des goûts marresques.

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3. Les trois paramètres

A titre indicatif, on les rappelle :

1) Le plaisir esthétique auquel les néophytes et les conservateurs la réduisent parfois, la « mise en décors », le fait que le plateau soit agréable à contempler.

2) L'animation du plateau, le fait que la direction d'acteurs ne laisse pas de place à l'ennui, rende la pièce vivante et fasse sentir la différence avec une lecture pour le théâtre parlé et une version de concert pour le théâtre chanté.

3) Le sens apporté par les choix du metteur en scène, qui éclairent d'une façon subtile ou inédite l'explicite écrit par le dramaturge ou le librettiste.

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4. Les types de mise en scène

Pour être clair, voici un classement (totalement indicatif et empirique) des types de mises en scène. Bien entendu, les frontières sont poreuses, mes définitions parfois contestables, et surtout chez un même metteur en scène, on peut varier de catégorie d'une oeuvre à l'autre ! Lorsque je ne cite le metteur en scène que pour certaines productions isolées, je le précise.

A. Littéral conservateur
Décors exacts, riches si possibles (robes larges, mobilier de style, velours, dorures, bibelots), qui doivent porter une partie de l'émotion par le seul visuel (on applaudit encore quelquefois les décors dans les productions grand public), faire voyager. Direction d'acteurs pauvre : les artistes sont en front de scène, ne bougent pas pendant leur air, ne font pas plus que ce qui est inscrit dans le livret (voire moins). Le seul type de mise en scène qui existait avant les années soixante-dix.
Type Strehler, Schenk, Del Monaco, Stein, Zeffirelli...

B. Traditionnel inventif
Décors exacts, mais le soin se porte sur la direction d'acteurs, et le but est l'efficacité théâtrale, ce qui peut inclure ponctuellement des audaces, des imprévus ou du second degré. On pourrait inclure dans cette catégorie les transpositions mineures - c'est-à-dire les transpositions dans un univers qui paraît également distant au spectateur d'aujourd'hui : La Clémence de Titus au XVIIIe siècle, les Contes d'Hoffmann dans le Paris de 1900, etc.
Type McVicar, Hytner, Sharon Thomas, Savary, Dunlop, Lehnhoff (Frosch, Elektra), Jourdan (Dinorah, Noé), Mussbach (Arabella), Villégier, Marelli...

C. Epuré
Le cadre contexte et spatio-temporel est gommé : peu de décors, on laisse l'action dans une époque indéterminée (éventuellement plus proche du présent que celle du livret) et en se concentrant (en principe, car tout le monde ne le fait pas !) sur la direction d'acteurs.
Type Frigeni, Braunschweig, Decker... ou plus idiosyncrasique, Freyer et Wilson, à cheval avec la catégorie suivante.

D. Transpositeurs / Novateurs
On change le cadre de l'histoire, on en modifie des détails, des dispositifs, mais sans changer le propos.
Type Kupfer, Guth, Fura del Baus, Bieito, Wieler & Morabito, Kušej, Freyer, Wilson... (les deux derniers entrant aussi dans la caégorie "épure")

E. Regietheater versant dynamiteur :
On déforme l'oeuvre telle qu'elle est écrite pour faire passer des messages ou raconter sa propre histoire.
Type Alden (Rinaldo), Konwitschny, Warlikowski, Schligensief, Tcherniakov, Neuenfels...

On trouve des choses réellement intéressantes dans les cinq catégories, même si, à mon sens, les trois centrales sont dans l'écrasante majorité des cas plus efficaces que les deux autres sur le plan théâtral.

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5. Et la Dame de Pique ?

Notes

[1] On appelle Regietheater, dans le milieu lyrique, les productions où le metteur en scène est tout-puissant et transpose le cadre de l'oeuvre, modifie l'intrigue, introduit des éléments subversifs, impose éventuellement des changements à la partition. Le phénomène est stimulant, mais souvent excessif et très contesté par le public - très minoritairement intéressé, concernant surtout les amateurs de théâtre "moderne", qui ne sont vraiment pas la majorité à l'Opéra.

Suite de la notule.

mercredi 2 février 2011

Sergueï Prokofiev - Les Fiançailles au Couvent - Sokhiev, Opéra-Comique


Une rareté sur les scènes internationales (et même peu présente au disque, où l'on totalise trois versions).

L'oeuvre en elle-même ne constitue pas un chef-d'oeuvre musical injustement négligé - sa mise en musique, assez continue, pourvue de peu de relief, ne suscite pas réellement l'enthousiasme, ni au disque, ni en salle. En revanche, sa conjonction avec l'excellent livret plein de vie et d'esprit en fait une oeuvre, en fin de compte, délicieuse - et très exactement dans la niche visée par l'Opéra-Comique, celle des opéras légers où le théâtre est premier.

A partir du milieu de l'oeuvre cependant, la musique se fait plus typée, avec le superbe quatuor vocal dans l'appartement de Mendoza, la musique de scène sans scène interrompue et prise à partie des répétitions du mariage, le grand lyrisme de la scène du cloître et la beuverie hypocrite des moines. Toutes ces scènes s'enchaînent, avec un renouvellement musical et dramatique très bienvenu.
Chose amusante, les airs amoureux sont conçus sur les mêmes harmonies et les mêmes effets d'orchestration que dans Guerre et Paix... qui n'était pas encore composé - c'est précisément le suivant dans le catalogue de Prokofiev.

Le livret (du couple Siergueï Prokofiev / Mira Meldelson), à l'exception d'une scène d'exposition un peu lourdement explicite, brille par sa vivacité et surtout par son usage incroyablement inspiré du comique de répétition. Là où le procédé est généralement lourdaud, il devient une sorte de motif récurrent particulièrement prégnant.

La mise en scène de Martin Duncan tire précisément toute la sève de ce livret, en mettant en valeur tout ce qu'il peut avoir de plaisant ou de drôle, grâce à une direction d'acteurs très précise.

Musicalement,

Suite de la notule.

dimanche 7 novembre 2010

Le chant magique : Rodion Chtchédrine, Le Vagabond Ensorcelé


Sentiments très mitigés durant le concert... et pourtant une impression très positive et durable à la fin de celui-ci.

De quoi s'agit-il au juste ? Pour deux soirées consécutives, le Châtelet mettait à l'honneur le compositeur Chtchédrine, l'immortel auteur de la Suite Carmen pour cordes et percussions, dont la luxuriance dansante presque sauvage, prévue pour son épouse Plisetskaya, a profondément marqué l'imaginaire musical.
Le premier soir, Valéry Gergiev et l'Orchestre du Marinsky, ainsi que son ballet, interprétaient Le petit cheval bossu, un ballet de jeunesse (1955) aux couleurs vives et naïves, garni de jolies figures légères et virevoltantes. Nous n'y étions pas, mais nous en avions recommandé la résevation. C'était paraît-il assez plein, présence d'un corps de ballet russe aidant, et il semble de plus que l'oeuvre n'existe

Le second soir, les mêmes jouaient un opéra tout récent du compositeur, Le Vagabond Ensorcelé, créé en 2002 à l'Avery Fisher Hall sous la direction du commanditaire, Lorin Maazel. Il avait ainsi réclamé à Chtchédrine (que même les français écrivent souvent, à force de le lire ainsi sur les disques, à l'anglaise : Shchedrin)

quelque chose de russe, avec des chants anciens, des sons de cloches, des Polovtses, des Tsiganes et une voix de basse profonde,

en somme une forme d'archétype, auquel se conforma à merveille le compositeur. Le livret, inspiré par le Vagabond de Leskov, est construit comme le récit a posteriori du narrateur-personnage, Ivan Sévérianovitch Fliaguine, tantôt rapportant ce qu'il a vécu, tantôt le jouant, et secondé par deux autres récitants, une mezzo-soprane et un ténor, qui tiennent tour à tour les différents personnages féminins et masculins que le héros rencontre au cours de son existence errante.

Comme au début de sa Carmen, l'oeuvre émerge d'une sonnerie de cloches, et sera tout au long de son déroulement parsemée de choeurs sobres et extatiques, qui entrent souvent très discrètement pour faire écho ou prolonger le propos ou même les effets musicaux des solistes et de l'orchestre - à peine si on les remarque, mais le résultat est assez immédiatement impressionnant. Quelquefois, ils prennent le pas sur l'action pour égrener une intense prière. Le narrateur est bel et bien une basse, sinon profonde, une véritable basse noble aux graves majestueux, dont le parcours débute après que, novice au monastère de Valaam, il a tué par accident un moine qu'il fouettait "pour rire". Le spectre prophétique du moine est le premier personnage, avec une narratrice qui semble la mère d'Ivan, qui apparaisse.

Prisonnier pendant sa fuite chez des Tatars aussi sauvages que des Polovtses, Ivan subit un terrible ballet de torture symbolisant ses dix ans de captivité au désert de Rynn-Peski. Lorsqu'enfin il échappe à ses ravisseurs, il aboutit chez un prince généreux (le ténor) qui le couvre d'or à cause de son adresse à s'occuper des chevaux. Au cours d'un soir de beuverie, où un Magnétiseur (le ténor), sorte de diable (incarnation vengeresse du moine ?), le pousse à reprendre son vice d'alcool, il découvre une jeune chanteuse tsigane, Groucha. En trois mots, le temps se suspend : Pas de crépuscule... pendant un quart d'heure, la mélopée tourne sur elle-même, sans jamais donner le sentiment de répétition : une forme de suppression extatique de la notion de durée... assez ineffable. Il faut dire que Kristina Kapoustinskaïa, avec sa voix dense de mezzo au vibrato serré, a évolué du personnage de l'humble mère jusqu'à cette tsigane fascinante, et se change, à proprement parler, en enchanteresse. Alors que le disque avec les mêmes est simplement agréable, il y a une forme de magnétisme très singulier qui ne tient ni réellement à sa voix, ni à sa beauté... une présence, assez indicible, qui suspend tout le reste. L'illusion est telle qu'on se trouve au delà du geste juste et de l'accomplissement artistique.

A cet instant, Ivan lui jette tout son argent à ses pieds et le premier acte s'achève avec la mélodie de la tsigane. Avec le recul pour écrire une notule, on voit bien comme cela entre en résonance avec le titre même de l'oeuvre : otcharovat', c'est aussi bien "plonger dans les ténèbres" qu' "invoquer". Nul doute qu'il y a ici qu'elle chose de l'incantation enchanteresse dans ce chant dépouillé, sans objet, quasiment sans texte, qui se réitère sans jamais sembler parcourir le même chemin, une infinie redite qui ne se répète à aucun moment.

L'acte II est enchaîné : l'oeuvre ne dure que quatre-vingt-dix minutes, et il est vrai que l'on ne se plonge que très progressivement dans son atmosphère, d'autant que les personnages ne prennent corps qu'avec l'entrée de Groucha.

Ivan confesse sa dépense au prince, qui souhaite voir la tsigane et en fait sa maîtresse (en l'achetant aux tsiganes pour cinquante mille roubles), avec longs duos d'amour amèrement contemplés par le spectateur qui s'identifie à Ivan alors que celui-ci est hors-scène. Puis, souhaitant se marier avec une riche héritière, il chasse la jeune fille.

Ivan, éloigné lui aussi du palais, revient pour chercher sa trace. Le prince l'aurait-il tuée pour que le passe ne resurgisse pas ? Dans les bois et les marais, Ivan aperçoit sa silhouette inerte, l'orchestre hurle atrocement, accompagné d'effets stroboscopiques aussi bien visuels qu'acoustiques, vision d'horreur.

Elle vit. Et dans son désespoir demande à Ivan, par charité, de lui ôter la vie. Après un long et tendre duo, il obtempère, la perce de son couteau et la fait tomber dans le fleuve.

C'est la fin de sa vie, le moine lui apparaît et lui ordonne de se retirer dans le monastère pour achever le peu qui lui reste à vivre. La musique s'éteint doucement, dans les atmosphères religieuses déjà entendues, et le ballet continue sur scène pendant plusieurs minutes après sa disparition.

On le voit, le cahier des charges de Maazel a été dûment et complètement rempli.

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Que penser de cette oeuvre ?

Musicalement, bien que le fondement en soit totalement tonal, le résultat est assez décousu : le vingtième siècle a passé sur le style de Chtchédrine, et l'oeuvre semble une suite d'aplats et d'effets ponctuels, servant le déroulement de l'histoire, mais sans véritable intérêt musical autonome en soi, typiquement une musique qui serait caduque sans son texte.

Les effets eux-mêmes peuvent sembler assez grossiers, les cloches, les chants homophoniques pour la religiosité, les danses tribales pour les redoutables tatars, les duos d'amour sucrés. Chaque moment fort semble comme suspendu au-dessus de rien, des sortes de "numéros" surnageant sur une trame musicale continue mais assez faible.

Cette caractéristique qui s'entend au disque est renforcée par la mollesse de la direction de Gergiev (et la beauté très relative de son orchestre, dont les bois si beaux au disque sonnent très acide dans la salle), même s'il faut tenir en compte le fait qu'on entend toujours mal au Châtelet, même bien placé (milieu de parterre) comme je l'étais.

On peut aussi se demander si le choix de mettre en scène était tout à fait pertinent : on ne voyait pas l'orchestre et ses effets, et s'agissant d'un opéra pour salle de concert, pour trois solistes, choeur et orchestre, on voit bien qu'il y avait une forme de statisme inévitable, puisque l'oeuvre est aussi narrative que théâtrale... Cela va aussi contre les volontés initiales du compositeur (toutefois présent dans la salle, donc consulté comme en témoigne le livret de salle excellent et très hagiographique, plus dithyrambique qu'un compte-rendu de CSS).

Néanmoins, cette mise en scène d'Alexeï Stepaniouk, une fois accepté le rythme lent inhérent à l'ouvrage, secondait admirablement - par sa littéralité un peu libre, s'autorisant des écarts discrets pour occuper l'oeil et animer le plateau (présence de personnages non notés sur le livret et corps de ballet masculin sur scène) - les moments forts. C'est évidemment l'apparition de Groucha et de ses trois mots, qui auraient sans doute étaient moins forts et magnétiques avec une robe de concert et un orchestre sur scène, mais aussi tout l'acte II, très intense, qui se suivait de façon assez fusionnelle.

Les autres moments de grâce étaient en réalité les ballets violents (scène des tatars, ivresse d'Ivan, recherche de Groucha), extrêmement impressionnants et plutôt jubilatoires orchestralement.

--

Et le verdict ?

Je n'ai pas signalé jusqu'ici le travail sérieux de Sergueï Aleksachkine, basse au timbre un peu gras et gris, mais bien investie et maîtrisant toute sa tessiture, s'autorisant aussi de jolies choses mixtes ; ni surtout Andreï Popov, excellent ténor (lyrique assez léger, voire caractère) dont l'émission haute et très peu vibrée qu'il utilisait en moine spectral se montrait particulièrement convaincante. Voilà qui est fait avant d'achever cette notule.

Au fil de la soirée, j'ai trouvé le temps un peu long : peu d'action, peu de choses à regarder, une musique pas très dense... Totalement subjugué par le chant de Groucha (et en l'occurrence de Kristina Kapoustinskaïa), j'ai suivi ensuite avec intérêt les déroulements de l'acte II, sans être réellement convaincu par l'oeuvre ou la musique cependant. J'ai donc beaucoup laissé le temps passer, malgré mon écoute bien sûr attentive.
Et pourtant, en sortant, j'avais le sentiment que quelque chose d'important était arrivé. Et de fait, je conserve des souvenirs extrêmement vifs (et agréables) de cette soirée, au delà même des moments que j'ai trouvés admirables.

L'oeuvre a paru sous le label Mariinski,

Suite de la notule.

David Le Marrec

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