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dimanche 2 octobre 2016

Eliogabalo de Cavalli : l'ennemi du bien


Quelques remarques rapides que je me suis faites en attendant la fin assistant à la représentation.


1. La musique : un petit Cavalli

Pas un très grand Cavalli en effet – la musique de l'Artemisia, le texte et la musique de la Didone m'ont paru autrement plus stimulants.

N'étant d'ordinaire pas un grand admirateur de Cavalli, on pourrait croire que j'ai quelque chose contre l'opéra vénitienUlisse et Poppea de Monteverdi me passionnent tellement moins que les réalisations florentines, mantouanes, ferraraises ou siciliennes de la même période… Néanmoins, je reste très enthousiaste de ce qu'on a pu remonter de Legrenzi, qui officiait pourtant au même endroit, et dans les mêmes années (même si de vingt ans le cadet de Cavalli) – et de même pour Rome, je révère Rossi et m'ennuie avec Landi… sans doute une question de valeur personnelle, voire d'affinités électives et idiosyncrasiques.

Disons que la partition, même correctement montée sur scène, me paraît souffrir d'une grande platitude mélodique (la sobriété était partie intégrante du genre, mais pas forcément cette pauvreté qui ressemble à un recitativo secco de seria pendant trois heures). Les contrastes que suppose le livret, même sans le regarder avec des yeux romantisants, paraissent très minces dans la musique – et de fait, la partition se limite à une ligne de basse et à une ligne de dessus (pas forcément réussie en l'occurrence).
    Sans doute aussi une question de sensibilité personnelle (beaucoup de gens très respectables et éclairés aiment passionnément Cavalli), mais disons que je vois suffisamment de bijoux, dans le peu qui affleure de cette époque, pour ne pas aller chercher des partitions moyennes (côté livret, c'est plus compliqué, Eliogabalo ne se situe pas nécessairement dans la mauvaise moyenne).

Quelques beaux moments se distinguent cependant, en particulier les scènes secondaires plus légères où abondent les chaconnes ; et puis ce duo de femmes bafouées, jurant vengeance sur un air dansant passablement joyeux ; enfin ce quatuor final « Pur ti miro » (si, si, c'est bien le titre), sorte de final de Poppea hypertrophié sur le tétracorde descendant qui soutiendra « Atys est trop heureux » (il y a d'ailleurs deux pièces de ce genre dans Eliogabalo !).

Pourtant García Alarcón fait un beau travail ; orchestre à l'énorme continuo (harpe, guitare baroque, archiluth – Thomas Dunford ! – violoncelle, viole de gambe, lirone, contrebasse, orgue, trois clavecins…), et généreusement augmenté, en formation complète, de trois cornets à bouquin, trois saqueboutes et quelques percussions !  Cela au service de belles variations de textures et d'atmosphères lorsque le caractère des échanges des personnages se modifie – comme si l'on modifiait soudainement l'éclairage, l'orchestre explore alors de nouvelles moirures.

eliogabalo fagioli
Franco Fagioli interprétant Eliogabalo.
Palais Impérial de Compiègne.


2. Le livret : une souffrance pré-seria


Tous ces efforts n'empêchent que le livret (« une plume savante de Venise », remaniée par Aurelio Aureli) reste assez pénible – tellement stéréotypé : rien que des patriciens et des princesses totalement interchangeables, chacun aimant un autre qui (bien sûr) ne l'aime pas.

Exactement comme dans ce qui sera l'opéra seria, l'impression que les personnages ne sont que des noms, de vils arguments de vente, tandis que leurs actions et leurs affects restent toujours identiques d'un opéra à l'autre, qu'il s'agisse de David ou de Roland, de César ou de Godefroy, de Pyrame ou de Régulus. Ici, on trouve déjà des situation et des répliques qui seront reprises pour les siècles et les siècles (certaines ont même atterri dans la bouche de Leporello et Nemorino !).

Deux éléments échappent toutefois à cette malédiction :
le rôle-titre, d'une démesure maléfique tout à fait hors norme (pas seulement cruel comme les tyrans ordinaires ou les magiciennes frustrées, mais véritablement mû par la seule jouissance de la nuisance) ; contrairement à l'ordinaire, il ne se repent pas, mais rencontre le sort d'un Holopherne romanisé ;
l'acte III est beaucoup plus amusant (duo primesautier de conspiratrices, assassinats manqués en cascade…), moins soumis aux invariants stériles du genre.

Les événements du livret suivent par ailleurs d'assez près la réalité (en dehors des intrigues amoureuses totalement artificieuses typiques de ces opéras) : banquets excentriques, tropismes homoérotiques, objets précieux jetés à la foule, chute à cause de la jalousie qu'il porte à un parent trop populaire (mais adulé de l'armée). D'après les chroniqueurs, c'est sa propre grand-mère qui prépare sa succession et sa chute. Moche, quand même.


3. Destin et altérations

L'œuvre ne fut jamais représentée en son temps, sans que l'on sache bien pourquoi. Parmi les hypothèses avancées par les gens qui sçavent, la nature de la musique (en effet, très typée années 1640 pour une œuvre de 1677) ou les excès du livret. Le surtitrage à l'Opéra Garnier exagère la crudité du propos en prenant toujours le sens le plus extrême (ce qui serait plutôt « prendre dans ses bras » devient « embrasser », parmi bien d'autres cas), mais enfin, il est bien question de violer tout ce qui ressemble à un être vivant, et à de nombreuses reprises ; plus grave, le prince crève comme un chien et tout le monde s'en réjouit, ce qui ne peut jamais rassurer un commanditaire, même pour une pièce programmée pour le Carnaval.
    Le caractère supposément subversif et en avance sur son temps étant bien sûr un excellent argument de vente aujourd'hui, on ne peut trop savoir.

À l'époque, on avait remplacé l'opéra de Cavalli par un autre Eliogabalo de Boretti (alors vingtenaire), sur un nouveau livret d'Aurelio Aureli (déjà l'arrangeur de celui de Cavalli).

Faute d'avoir pu mettre la main sur la partition, je me suis aussi posé quelques questions sur l'état de la partition présenté par García Alarcón et sur son respect :
absence de Prologue, mais je n'en trouve pas mention dans les synopsis disponibles, peut-être une question de mode (dommage, ce sont souvent, même chez Cavalli – La Didone ! – les plus beaux moments) ;
♦ les tableaux s'enchaînent sans résolution finale… au lieu d'un accord conclusif, on enchaîne sur la nouvelle tonalité – là, à mon avis, c'est un choix du chef, je n'ai jamais vu ça dans une partition (ni entendu dans un enregistrement) de ce siècle-là (et ça ne se fait à peu près jamais dans les autres non plus).
   

eliogabalo fagioli
Franco Fagioli interprétant Héliogabale.
Palais Impérial de Compiègne.


4. Mora, mora falsettista, mora !
 
Cette réplique fameuse du chœur des conspirateurs de Giulio Cesare, que l'on retrouve aussi dans Eliogabalo, exprime assez exactement mon ressenti.

On dirait que l'Opéra de Paris, terrifié de programmer un opéra rare (baroque, en plus, grand Dieu !), a cherché à se rattraper en y empilant des chanteurs des grands circuits (pas forcément célèbres pour autant), qui sont par nature assez étranger à cet univers. Résultat, dans un répertoire qui se limite quasiment à de la déclamation vaguement musicale, c'est un peu de la bouillie verbale, avec beaucoup de legato, des timbres moelleux, épais et moches.

C'est le cas de Nadine Sierra (Gemmira), une belcantiste qui commence à faire une carrière de premiers rôles sur les grandes scènes internationales, mais qui sonne comme une mezzo un peu mûre dans cette tessiture basse ; dans une moindre mesure d'Elin Rombo (Eritea), convaincante, plutôt desservie par des aigus un peu larges, flottants et irréguliers pour ce répertoire ; mais aussi de Franco Fagioli (Eliogabalo), qui s'amuse à ajouter de grandes fusées hors style (pourquoi pas…) mais qui est bien désemparé pour déclamer ou produire des sons intelligibles. Il a pour lui une puissance inhabituelle chez les contre-ténors, vraiment audible (sans être percutant non plus – en Rinaldo, il était couvert par les sopranos baroques dans les duos…) ; mais tous les sons restent placés dans la même zone, mêlés d'une sorte de grisaille uniforme… et l'italien est infâme, à la limite du scandaleux : ça ne ressemble plus à rien, on perçoit de vagues voyelles qui émergent. Au delà de la question de son type de voix, on perçoit clairement une indifférence à cette dimension de son art… et autant on peut y survivre dans du seria XVIIIe, autant dans de l'opéra du XVIIe, non, c'est une offense mortelle – mais tout le monde s'y attendait, ce sont surtout les programmateurs qui ont eu tort de l'engager pour une tâche qu'il ne pouvait de toute évidence accomplir.

Je ne reviens pas sur la question de l'absurdité de la distribution de falsettistes à l'opéra, plusieurs notules, dont une concernant expressément Fagioli, y ont déjà été consacrées. Et cela se vérifie encore avec Valer Sabadus (Giuliano), au volume très confidentiel et à la couleur translucide, incapable d'exprimer autre chose que de l'élégiaque un peu pâle, quand son rôle convoque des affects altiers (héroïsme, fidélité au Prince, honneur de son engeance) – même s'il est un peu bolossé ridiculisé par sa douce amie et sa sœur.

Même les chanteurs les plus convaincants semblent un peu déplacés : Paul Groves (dont on perçoit encore les qualités lorsqu'il peut monter et utiliser sa voix mixte énorme !) est un peu engoncé dans un rôle très barytonnant pour sa voix devenue large (là aussi, le format de la voix ne l'autorise pas à une grande mobilité expressive, alors que dans son répertoire ordinaire… !) ; Matthew Newlin (Zotico) chante très bien, mais laisse percevoir un tropisme aigu pas du tout servi par ce type de partition, donc une technique optimisée pour d'autres répertoires (il chante surtout les grands Mozart, mais on entend une émission calibrée pour Rossini) ; Scott Conner, la seule voix grave du plateau, dispose d'une émission très ronde et intérieure, là aussi typique d'autres répertoires (et d'une mode actuelle favorisée par les micros, mais c'est une autre histoire).

Seuls chanteurs réellement informés, donc, Emiliano Gonzalez Toro en nourrice travestie, pas du tout ambigu (dommage, on perd pas mal du potentiel comique) mais beaucoup plus sonore qu'à l'ordinaire ; et, surtout, Mariana Flores (Atilia, un des rôles les plus courts…), de quasiment toutes les aventures de la Cappella Mediterranea. Voix claire et frémissante, verbe tranchant : on entend enfin la posture qui fait sonner cette musique et rend ce texte supportable… pourquoi n'a-t-on pas fait confiance aux collaborateurs habituels de García Alarcón, considérant que personne ne se déplace (pardon) pour Sierra, Rombo ou Sabadus, surtout dans un Cavalli qui est loin du cœur de répertoire de leurs potentiels fans !
    C'est une habitude un peu irritante à l'Opéra de Paris : distribuer des gens sans doute plus chers, parce qu'il faut tenir son rang, et pas forcément adaptés aux rôles. Je n'ai rien à objecter s'ils sont réellement célèbres, ça favorise le remplissage. Mais là…

Forcément, avec une œuvre déjà inégale et un répertoire très loin de nous, donner à entendre des gens qui découvrent le style ne peut pas faire de miracles. La soirée se passe donc désagréablement, mais on a la sensation de passer tout à fait à côté du potentiel qu'aurait eu une partition de meilleure qualité (quitte à prendre un auteur moins célèbre, Garnier, ça se remplit facilement quand même…) avec des chanteurs adéquats et informés.

Au passage, très déçu par le Chœur de Chambre de Namur, dont je chante à chaque fois les louanges, mais qui était en très petite forme – les piliers de pupitres avaient d'autres engagements ?  Voix d'homme courtes et sèches, et ça bougeait un peu dans les voix de femme.

La mise en scène de Thomas Jolly est assez réussie, très sobre, largement en front et centre de scène (ce qui permet à tous les spectateurs de bien voir…), tout à fait respectueuse du propos du livret tout en demeurant raisonnablement mobile. Vu la platitude de l'essentiel du livret et la nature du sujet, je me dis que ce pouvait être l'occasion de proposer du vrai Regietheater méchant pour combler les vides et occuper le cerveau (disponible) du spectateur en attendant l'action suivante ou la prochaine modulation. Mais je peux difficilement lui faire grief de me donner ce que j'aime le plus, de la sobriété fidèle et mobile – peu d'arrirère-plans en revanche, mais après c'est une œuvre qu'à peu près tout le monde découvrait (déjà donnée quelquefois, jamais diffusée commercialement).

eliogabalo fagioli
Franco Fagioli interprétant Elagabalus.
Palais Impérial de Compiègne.


5. Conséquences

Je ne veux pas râler, l'initiative était bonne et le résultat loin d'être indigne ; difficile néanmoins de ne pas s'interroger sur le rapport entre ce type de demi-réussites prévisibles et l'écart gigantesque de subvention entre l'Opéra de Paris et les autres maisons, le tout avec des prix à l'achat qui restent extrêmement élevés (et pourtant, chaque place vendue bénéficie de l'équivalent de plus de 200€ de subvention !).

Pour Wagner ou Richard Strauss, il n'y a pas à discuter, c'est la seule maison du coin à pouvoir mettre les musiciens dans la fosse et à mettre les moyens scéniques adéquats en œuvre, à payer les cachets des tromblons nécessaires pour le chanter aussi (les Champs-Élysées à la rigueur, mais produire un Ring scénique, ou même Parsifal, n'est pas dans leur logique) ; mais pour le reste, quand on voit les réussites souvent supérieures de maisons qui s'occupent moins de la hiérarchie des cachets ou du prestige apparents et plus de la qualité artistique, l'écart de coût fait mal à mon poujadisme latent.

La même chose à Versailles ou à l'Opéra-Comique, avec les chanteurs habituels de la Cappella Mediterranea, voilà qui aurait eu une autre allure, quitte à en rabattre un peu sur la mise en scène…

Mais je reviendrai là-dessus après avoir achevé la lecture et la transcription du rapport de la Cour des Comptes qui vient de sortir – j'ai l'impression néanmoins que la largeur de la subvention y est considérée comme acquise, je les trouve bien gentils (alors qu'elle me paraît moins justifiée, à tout prendre, que le second orchestre de Radio-France).

David Le Marrec

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