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mercredi 3 février 2016

Voir la mort de la liberté


Tenez, je parcours le recueil de discours d'urgence de Manuel Valls.


saint-just







D'accord, d'accord, je ne lis pas le recueil de Valls. Je feuilletais tranquillement des ouvrages autour de la Convention, et je trouve ce rapport célèbre de Saint-Just. La possibilité de substitution est impressionnante (il est ensuite question de l'Europe qui doit accepter qu'elle ne peut abattre la démocratie, il suffit de remplacer son nom par l'ennemi du jour).

Ce qui est intéressant est que ce rapport de l'automne 1793 entend expliquer la suspension de la Constitution – très libérale, incluant le mandat impératif et un contrôle très étroit de la chambre sur l'exécutif. On y retrouve la plupart des arguments qui prospèrent désormais pour inscrire l'état d'exception dans l'ordinaire de la Constitution : « Il n'y a point de prospérité à espérer tant que le dernier ennemi de la liberté respirera. [...] Si les conjurations n'avaient troublé cet empire, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justices éternelles ; ces maximes sont bonnes entre les amis de la liberté, mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus rien de commun que le glaive. »

Il est particulièrement troublant de lire ceci et de croire, à quelques effets de vocabulaire antiquisants (et à la qualité syntaxique) près, entendre les discours les plus récents sur les sujets les plus actuels. Un peu comme lorsque, ces dernières semaines, on entendait la Marseillaise en ayant l'impression qu'elle avait écrite la veille, alors qu'elle paraissait terriblement datée deux jours plus tôt. De même pour l'Hymne aux trois couleurs de Damase : « Le noir de la piraterie, / Le noir qui drape les cercueils / Le noir, ce n'est pas la patrie / – Pourquoi prendre le deuil ? » – il s'agissait des anarchistes, certes, mais alors que le texte parle de la première moitié du XIXe siècle, on cherchera difficilement ses premières rides (hélas, ce n'est pas tant parce qu'il est intemporel que parce que la situation est ce qu'elle est).
Autrement dit : bienvenue il y a longtemps.

La nuance, concernant ces discours, est que le parallèle n'est pas simplement celui du patriotisme : institutionnellement, elle nous tend le miroir d'un régime éphémère qui, après avoir détruit les libertés mêmes qu'ils avait contribué à établir, s'est effondré dans son propre sang, en proie au mépris de ses propres citoyens. Voilà qui est engageant.

Non pas que la France, sous prétexte d'un état d'exception passager, cèdera à la dictature du vigoureux et sanguinaire tribun Hollande Ier, mais les précédents montrent combien libertés que l'on concède, parfois pour apaiser des peurs autour de sujets mineurs, sont difficiles à récupérer. Et combien il ne faut les abandonner qu'avec la plus grande prudence.
Or, en l'occurrence, je vais tranquillement travailler le lundi matin, et en ouvrant le journal le soir, je m'aperçois que 48h après un fait divers spectaculaire, on a décidé dans la journée de changer la Constitution – et pas en ajoutant une jolie phrase pleine de bons sentiments dans le Préambule, mais tout de bon en généralisant la législation d'exception. Que ce soit nécessaire ou utile, il est toujours possible d'en discuter, mais ce n'est pas exactement le fruit d'une calme clairvoyance, disons.

Une pointe de mélancolie (l'effroi étant inutile, on a bien dit qu'on n'avait pas le droit de céder à la peur) m'envahit alors : ne suis-je pas en train de contempler la fin d'un monde, le début d'une nouvelle ère, où ce qui nous semblait évident autrefois ne sera peut-être plus aussi simple. « Mes enfants, j'y étais, lorsque nous convînmes tous ensemble de la mort de la liberté. Étions-nous vraiment en danger ? Je n'en suis pas sûr. »
Peut-être que l'inertie, le quotidien reprendront le dessus et que, comme pour les précédents niveaux de Vigipirate, chacun reprendra ses habitudes, qu'on fera semblant de regarder les sacs, qu'on affichera qu'on n'accepte que les sacs à main tout en accueillant les valises avec le sourire ; peut-être aussi qu'aucun homme politique, avec les meilleures intentions du monde, ne voudra rendre les libertés que nous avons suspendues, de peur d'être tenu pour responsable de nouveaux malheurs aux yeux de sa population et de l'histoire. Il n'y a pour l'instant rien de très grave, mais en quelques jours seulement, on a ouvert tellement de brèches dans l'État de droit qu'à ce train, un gouvernement moins innocent ou un état de crise plus violent pourraient réellement mettre à mal un grand nombre d'équilibres et de libertés.

Plus rageant encore, l'impression d'assister à une collection de contes de fées écrits pour les nourrissons terroristes, le genre de chose qu'un honorable chef de katiba pourrait croire n'exister que dans les livres. Un événement ponctuel et limité (aussi épouvantables que leurs actes soient, les malveillants ne sont pas en mesure de mener une véritable guerre en France, simplement de causer très ponctuellement des dommages dont la gratuité nous suffoque) parvient à altérer profondément la perception de ce que doit être la société. C'est la définition (et l'objectif) même du terrorisme : les militants violents n'ont absolument pas les moyens de changer le quotidien et le danger comme dans une société réellement en guerre, mais la perception des citoyens s'infléchit suffisamment pour provoquer un changement de modèle.
Finalement, lorsqu'on voit les violences subséquentes contre des musulmans (ce qui facilite le recrutement), et qu'on entend des défilés de spécialistes tous d'accord pour dire que c'est la faute des gens qui rognent sur l'armée (le plus vertueux des corps sociaux), rechignent à être filmés ou contrôlés en permanence, voire qui sortent trop dans les cafés (© Mathieu Guidère), on se dit que l'objectif est atteint au delà de toute espérance : on fabrique de toutes pièces des oppositions, on réalise ses propres prophéties autour d'une société oppressive et militarisée, on interdit aux gens la promiscuité insouciante.

En somme, même si je vois bien l'intérêt de pouvoir invoquer la légitime défense devant les instances internationales, je crois que les mots posés sur le problème l'ont été à l'envers de ce qui aurait été profitable au pays. Au lieu de parler de guerre (ce qui n'est, objectivement, pas le cas, et doit faire doucement rigoler les survivants de 40, d'Indochine ou d'Algérie), si on avait simplement dit les choses comme elles sont – un groupe d'asociaux, basé à l'étranger, est capable de retourner certains de nos jeunes, qui cause des faits divers de plus en plus violents –, on se serait épargné des sacrifices probablement superflus, et potentiellement coûteux ou dangereux dans l'avenir.
Cela fait partie des dangers de la société d'aujourd'hui, statistiquement pas du tout les plus importants, mais participant d'un inconfort permanent, comme aux temps anciens de la grande impunité des criminels citadins dans les ruelles non éclairées. C'est un risque mineur, mais hautement déplaisant, parmi d'autres. La police y travaille, elle ne peut pas tout arrêter, mais on s'adapte à la menace. Bonnes gens, ne vous alarmez pas plus que nécessaire. Quelque chose comme ça. Certes, ça ne produirait pas la même satisfaction dans l'opinion, mais je crois que le pays s'en porterait mieux.

Ce n'est pas nécessairement la faute des hommes politiques ni du bon peuple, au demeurant : la présence de vidéos, exactement comme pour le 11 septembre 2001, transmute un fait divers en événement intime à chaque citoyen, et change la face du monde telle que nous la voyons, et, réactions aidant, change également la face du monde tel qu'il est.



À cela s'ajoutent quelques jolis paradoxes (pas trop réjouissants). La catégorie Vaste monde et Gentils aurait pu être renommée en l'occurrence Le village mondial et les apostats, mais ne changeons pas nos catégories de pensée pour si peu. 

¶ Le paradoxe purulent de l'argumentation des officiels semble passer assez inaperçu : « la liberté est précieuse, des gens sont morts pour l'obtenir ou la protéger » sert de justification à des mesures qui, précisément, réduisent le périmètre des libertés ordinaires. Alors que la semaine précédente, publier une loi au BO malgré une grève était considéré comme un déni de démocratie
Là encore, indépendamment de ce qui est avisé ou utile, la mécanique est bien celle du terrorisme classique : rendre concevable une société différente, qui paraissait inaccessible dans un quotidien paisible.

¶ Pendant ce temps, les médias sont saturés et le bon peuple est amusé avec les débats autour de la déchéance de nationalité après condamnation définitive de kamikazes, objet de toutes les gloses, de toutes les déclarations d'allégeance… emblème risible et repoussoir bouffon, puisque, par définition, la mesure ne peut concerner personne. Pendant ce temps, le périmètre des libertés est débattu informellement, à la marge, alors qu'il annonce autrement le visage à venir de nos sociétés, quel que soit le choix fait.

¶ Nous sommes plus que jamais dans le siècle de George Bush II. Et pas seulement parce que la politique internationale (et les trésoreries mondiales) doivent tout à son sens aigu de l'entropie. Alors que les français s'enorgueillissent encore de leur opposition à la war on terror, voilà que le discours officiel est désormais complètement celui de la guerre contre le terrorisme. [Note à nous-mêmes pour l'avenir : ne jamais se faire le plaisir de croire que nous valons mieux que les autres.] Cette tribune de David Van Reybrouck en rend compte assez finement.
Je me demande si les livres d'histoire se laisseront abuser par sa médiocrité personnelle et manqueront de lui rendre justice sur son impact dans la structure du monde, un peu comme Jésus, Colomb ou Hitler.



Je ne souhaitais pas évoquer tout cela ici, mais en tombant sur les écrits de Saint-Just, j'ai été frappé de constater comme tout se déroule aisément, finalement ; et, sans crier à l'imminence de la fin de la société, peut-être conserver un œil circonspect sur notre propension à ne pas trop nous interroger en – exagérons un peu – voyant la mort de la liberté. Pas aujourd'hui, naturellement, mais autant ne pas lui préparer, par notre complaisance, un terreau favorable à cause d'une mode violente d'une poignée d'asociaux donc la nuisance potentielle demeure concrètement, sur notre sol, assez marginale.

David Le Marrec

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