Carnets sur sol

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lundi 29 avril 2013

Henrik IBSEN - Les Revenants, Ostermeier II - Les Amandiers, Nanterre 2013


Seconde mise en scène de Thomas Ostermeier - qui n'était pas satisfait de sa première.

Gengangere - Les Revenants (1881)

Pourtant, l'oeuvre n'est pas la plus fascinante d'Ibsen. Elle procède certes toujours pour (petite) partie des mêmes invariants, mais présentés de façon moins mystérieuse, moins tendue, moins vertigineuse que dans ses meilleures oeuvres (Les Prétendants à la Couronne, Brand, Rosmersholm...). Le dévoilement n'y est pas évité, et finalement ce pourrait être le dernier tiers d'une autre pièce d'Ibsen, le moment où le monde s'effondre à la suite de révélations.

La pièce avait fait scandale et déplu lors de la création, notamment à cause de ses sujets assez audacieux : la consanguinité et la syphillis, abordés sans crudité mais sans pudeur non plus. Les mots ne sont pas dits, mais aucun détour symbolique n'est utilisé, la situation paraît dans toute sa laideur. Et contrairement à la plupart des pièces d'Ibsen, il est difficile d'éprouver une réelle pitié pour ces personnages assez hideux, même si leur égoïsme doit être lié aux souffrances injustes qu'ils ont enduré ; à cause des règles hypocrites et destructrices de la société d'un petit village.

Dans cette civilisation du bout du monde, sclérosée à cause d'une bienséance qui a perdu son sens chrétien, la dégénérescence congénitale ne peut être évitée que par l'inceste réconfortant. Qui, lui-même, ne peut se conclure du fait de la cupidité et de l'égoïsme de la promise. Le tout s'achève par une réflexion inachevée sur le suicide assisté. Même aujourd'hui, il y a de quoi secouer son public.


Autre chef-d'oeuvre concentré en malheurs névrotiques, le Tango stupéfiant de Marie Dubas.


Les Amandiers

Venant à Nanterre, et déambulant pour la première fois dans les vastes espaces aérés (quel luxe, d'avoir cette perspective infinie, dans la région où partout l'horizon semble bouché !), je m'attendais à profiter d'un théâtre luxueux, mais en dépit du prix des rafraîchissements, la salle ressemble davantage à une bétaillère (et sans climatisation).

Avantage du tassement et de la proximité, les comédiens n'ont manifestement pas été amplifiés, et on entend directement leur voix - parfois un peu lointaine. Chose rare dans les salles officielles où je déplore souvent que la sonorisation (parfois adroite, parfois éhontée) soit devenue la norme.

Ostermeier

Je n'avais pas aimé son Hedda Gabler glaciale, eh bien cette fois-ci j'ai tout bonnement l'impression non seulement d'une certaine complaisance dans l'éloignement du spectateur, mais de surcroît de maladresses techniques. Bref, l'une des deux fois où je suis sorti insatisfait d'un Ibsen (l'autre étant à l'existence scénique de l'oeuvre elle-même), et l'une des deux mises en scène d'Ibsen que je n'ai pas aimées à ce jour (l'autre étant due à... Ostermeier).

Alors que j'entends régulièrement chanter ses louanges, j'ai été confronté à la fois à des mumuses de Regietheater pas très efficaces et à des insuffisances techniques.

L'ajout de la dimension incestueuse non plus seulement entre (demi-)frère et soeur, mais aussi entre mère et fils, est discutable considérant que la pièce n'est pas souvent donnée, mais fonctionne et ne trahit pas le propos profond de l'oeuvre.

En revanche, je suis beaucoup moins convaincu lorsque le personnage principal, pour exprimer sa fureur, vide un extincteur sur scène, ou que l'on se retrouve avec tous les meubles renversés à la fin de la pièce. Le problème ne réside pas dans ce fait, mais plutôt dans l'absence d'impression paroxystique qui s'en dégage : on constate à la fin de la représentation que tout est sens dessus dessous... mais qu'on ne l'avait même pas remarqué. On a fait joujou avec la scénographie, sans que ces gestes convenus de révolte - comme le fait de s'allonger pour parler, qui est devenu tellement courant dans la scène contemporaine que plus personne ne le remarque - n'aient rien signifié pour le spectateur. Franchement, la gaucherie, pour quelqu'un supposément au bord de la rupture à l'humanité, de s'amuser à vaporiser de la neige carbonique un peu partout sur le plateau...

De même pour les gestes et paroles obscènes non écrits, qui participent d'un imaginaire lié à l'industrie pornographique... on les subit déjà à longueur d'année dans les publicités pour les voitures ou même les photographies officielles des chanteuses d'opéra... si on pouvait nous l'épargner dans les pièces du XIXe siècle protestant, ce serait un soulagement. Par ailleurs, leur ajout n'avait rien de très utile, dans la mesure où cela devait servir à discréditer Regina, un personnage que le texte original laisse comme complexe.

Cela a en outre quelquefois des implications pratiques désagréables : sans amplificiation, lorsqu'on fait jouer les acteurs de dos, le public entend mal. Ou encore, le fait de pousser la sono à fond pendant les changements de tableau, pour rendre le public mal à l'aise (on admire la subtilité esthétique). On pourrait aussi mettre le chauffage en été, ou installer du poil à gratter sur les sièges. A crétin, crétin et demi.

Suite de la notule.

Verdi, Don Carlo, Noseda, Turin, TCE, Frittoli, Barcellona, Vargas-Secco, Tézier, Abdrazakov, Spotti, Tagliavini...


Version en italien et en quatre actes (voir ici la nomenclature des très nombreuses versions possibles : Paris 1866, Paris 1867, Londres 1867, post-Naples 1871, Milan 1884, Modène 1886... et beaucoup d'arrangements entre elles pour les enregistrements commerciaux).

Pas de compte-rendu, mais quelques remarques :

=> Qu'est-ce que c'est mal orchestré. Je n'avais jamais testé Don Carlo en salle, mais on ne peut pas dire que Meyerbeer et Wagner aient été digérés... Les doublures éléphantesques partout...
En revanche, le dernier acte sonne très bien : plus récitatif, plus inventif à l'orchestre, de très nombreuses modulations expressives, des lignes mélodiques plus surprenantes... le grand air d'Elisabeth est clairement un de ces airs cursifs, interrompus de récitatifs, typique du grand opéra à la française, tandis que le grand duo qui suit évoque l'écriture du Wagner de Lohengrin (en bien mieux, naturellement).

Suite de la notule.

samedi 27 avril 2013

Stephen Sondheim - Sunday in the Park with George, le spectaculaire à tous les étages


Après avoir assisté à la représentation du 25 avril 2013 au Châtelet.

Typiquement l'univers qui m'est cher dans la comédie musicale : très déclamatoire et spirituel, où l'on échappe au lyrisme parfois plat du genre (en somme, je me sens infiniment plus proche de The Frogs que de Sweeney Todd). La liberté d'invention du livret de James Lapine force l'admiration : à partir d'un seul tableau, non seulement il invente l'intrigue qui prévaut sa création, mais fait aussi parler les personnages en tant que membres du tableau, puis nous projette dans l'avenir au musée, et fait dialoguer le nouvel artiste avec un spectre du tableau (de surcroît relié par une vague filiation). Rien de tout cela ne se rapproche des habituelles normes du théâtre - le maintien de la tension, par exemple, n'a que peu à voir avec l'intrigue...

Musicalement aussi, l'objet est étrange : énormément de mélodrames, c'est-à-dire de répliques parlées accompagnées par l'orchestre, des chansons qui se développent sur le mode conversationnel, et des ensembles d'une science digne des grands opéras du répertoire. L'harmonie emprunte beaucoup au jazz (ou à Ravel, comme on veut), mais avec une évidence qui évite l'impression d'un musical d'art & d'essai un peu prétentieux.

Le premier acte est largement structuré par un motif récurrent... pas particulièrement beau, mais en tout point pointilliste. Il est vrai que le second acte n'a pas la puissance évocatrice du premier - et qu'il ne s'y passe finalement pas grand'chose de nouveau, ni dans l'intrigue (dont le principe reste néanmoins assez piquant), ni surtout dans la musique, qui recycle essentiellement les trouvailles du premier acte.


« Air d'entrée » de Dot, maîtresse de George (forcément !).
Sophie-Louise Dann, le 25 avril 2013.


Le succès de la soirée doit beaucoup

Suite de la notule.

jeudi 11 avril 2013

Henrik IBSEN - Solness le constructeur (Vittoz, Françon, Colline 2013)


Le théâtre de la Colline poursuit sa mise à l'honneur des pièces de maturité d'Ibsen, cette fois sans Stéphane Braunschweig.

1. Curiosités

Bygmester Solness est représenté en 1892 ; après Hedda Gabler (qui fait suite à Fruen fra HavetLa Dame de la Mer), avant Lille Eyolf (qui est son avant-dernière pièce).

Fait notable, le personnage central se nomme Hilde Wangel (les traductions anglaises et françaises proposent souvent "Hilda", mais c'est bien Hilde dans le texte original), de même qu'un personnage secondaire dans La Dame de la Mer ; néanmoins, malgré leurs parentés de caractère (exaltation intense, et au besoin cynique), les deux personnages ne font pas sens ensemble (trop jeune pour songer au mariage et pas du tout mélancolique avant Solness ; après Solness, le retour dans la maison paternelle paraît improbable). La Hilde de Solness m'évoque davantage le délire mystique et fatal de Gerd (qui pourrait être Hilde après Solness) dans Brand que son homonyme dans la Dame de la Mer.

2. Particularités du texte

Solness diffère un peu du ressort habituel des drames d'Ibsen : ici, le processus du dévoilement est relativement mineur dans la construction d'ensemble. L'originalité de Solness est précisément que la tension ne repose pas sur un mensonge qui refuse de rester enseveli, sur une cheminement destructeur vers la vérité. Les révélations prouvent plutôt la bonne volonté des personnages.

Cependant, comme jouant avec leur propre matière, les protagonistes s'emparent de cette innocence et en font le moteur principal de l'intrigue (si l'on peut réellement parler d'intrigue pour cette observation de l'évolution inexorable d'une famille brisée). En effet, la question du libre arbitre ne s'en pose que plus douloureusement, à travers la croyance surnaturelle que les accidents de la vie peuvent être sollicités par une aide surnaturelle qui naît de la volonté. Nourrissant la culpabilité, on retrouve ainsi les interrogations habituelles sur le prix, la légitimité et le sens du bonheur individuel, toutes interrogations fortement agitées. Et qui aboutissent, dans les hypothèses de Solness, à l'interrogation sur un éventuel dessein égoïste de Dieu, secondant les malheurs souhaités par les hommes si cela peut in fine servir Sa gloire.

Solness n'est cependant pas l'oeuvre d'Ibsen la plus propre à ébranler les esprits - avec un développement beaucoup plus linéaire que de coutume, un nombre de personnages réduit, et une ligne d'horizon assez facile à saisir (caractère cyclique de l'ascension de la tour). Il n'empêche que l'ensemble demeure construit avec une habileté certaine :

  • exposition un peu mouvante, qui laisse le sujet difficile à appréhender pendant les premières minutes, avant d'apprivoiser les personnages et situations ;
  • usage de la parole informelle et de l'humour (pas forcément gai) ;
  • système de répliques courtes, refus des grands épanchements apologétiques (les personnages ne voient jamais tout à fait clair en eux-mêmes) ;
  • retour d'expressions qui structurent l'ensemble : « Å Gud » (« Ô Dieu ») pour Aline Solness, et bien sûr le « bygmester » (« constructeur ») qui sert le plus souvent d'apostrophe à Hilde, qui n'appelle jamais Halvard Solness autrement que « bygmester » ou « bygmester Solness », de façon très révélatrice - et tout à fait rituelle.



HILDA
Et tous ces livres, les lisez-vous aussi ?
SOLNESS
Je m'y suis essayé un temps. Lisez-vous ?
HILDE
Non, jamais ! Autrefois – plus maintenant. Car je n'y peux trouver aucun intérêt.
SOLNESS
C'est exactement où j'en suis.


3. Sources

La matière-première de Bygmester Solness provient pour partie de la biographie de l'auteur : enfant, il était monté en haut de la tour de l'église de Skien, d'où un veilleur de nuit était tombé au moment du passage à l'année nouvelle, un 31 décembre. Sa mère lui avait fait signe avant de défaillir. La relation entre Hilde et Solness, fondée sur le sentiment d'une promesse de bonheur qui n'a jamais pu se concrétiser, doit beaucoup aussi à la rencontre d'Emilie Bardach, une viennoise de dix-huit ans qu'Ibsen avait croisée au Tyrol (accompagné de sa femme et de leur fils). Il semble qu'il n'y ait pas eu beaucoup d'audace dans leur rencontre (le degré d'effronterie de la petite varie selon les "chroniqueurs"), mais cette image d'un bonheur virtuel qui revient hanter l'homme mûr (ou la femme mûre, pour La Dame de la Mer, écrite avant la rencontre !) était déjà un thème important de l'oeuvre d'Ibsen, et prend dans Solness une tournure puissamment comparable à ce qu'a pu vivre l'auteur - la tentation de quitter un foyer qui ne promet plus, pour une jeunesse exaltante et tellement plus valorisante. Tout cela à travers les voiles de l'impossibilité, qui rendent la promesse inaboutie à la fois tragique et désirable.

Cet histoire de nouvel Icare est parcourue de nombreux symboles, notamment solaires (et cela ne se limite pas à l'onomastique). Par exemple, si l'on observe les dates, l'action se déroule les 19 et 20 septembre, si bien que [attention spoiler] Solness meurt la veille de l'équinoxe d'automne [fin spoiler], c'est-à-dire à un moment qui marque à la fois une apothéose astrale et le début du chemin vers la désolation hivernale.

Dans le même goût, les propositions voilées de Hilde à Solness, lui offrant en substance de reprendre leurs travaux après le baiser interrompu, innervent toutes les remarques - implicitement, « Luftslotte » (les « châteaux dans les airs ») évoque, à la fin de la pièce, le projet de refonder une famille avec une femme fertile. Sans que cela ne soit jamais explicité, l'ensemble des jalons laissés conduit le spectateur / lecteur inévitablement vers cette interprétation.

Suite de la notule.

jeudi 4 avril 2013

Michelangelo FALVETTI, Le Déluge universel : l'esthétique intermédiaire du baroque italien


A l'occasion de la réécoute, cette fois en salle, du fascinant oratorio exhumé en septembre 2010 par la Cappella Mediterranea de Leonardo García Alarcón, l'envie d'évoquer cette étape du style italien encore très parcellairement documentée par le disque.


Vidéodiffusion de la RTBF, mise en ligne par Fernando Guimarães - l'interprète de Noé.


1. Style général

L'oeuvre est écrite en 1682 pour Messine, bien postérieurement à la naissance du genre opéra, et sensiblement avant que la fascination pour la voix humaine ne fasse totalement changer de face l'histoire du genre.

Si l'on doit rapidement situer :

Dans la première moitié du XVIIe siècle,

différents styles coexistent, mais quel que soit leur degré de lyrisme et d'ornementation, ils se caractérisent tous par le souci de renforcer la déclamation. Bien que les livrets soient déjà moins profonds, plus divertissants que les pièces parlées « sérieuses », la musique a avant tout pour tâche d'en seconder le sens et d'en souligner les effets. Cela s'entend tout particulièrement chez Peri, dans les Monteverdi baroques (Le Retour d'Ulysse et Le Couronnement de Poppée), et bien sûr chez Cavalli.
Les "airs" proprement dits sont ponctuels, destinés à laisser s'épancher un sentiment précis.

Au XVIIIe siècle au contraire,

l'intérêt du public pour la voix (ainsi que le développement technique des chanteurs, vraisemblablement) a conduit les compositeurs à écrire des oeuvres toujours plus virtuoses, où les ornements engloutissent tout entier un texte de plus en plus prétexte. Il suffit de comparer, dans cet âge de l'opéra belcantiste baroque (celui que nous nommons usuellement opera seria), l'ambition de panache et de couleur locale des titres (antiques mythologiques, antiques historiques, médiévaux...), et leurs trames, toutes semblables, et plus encore leur vocabulaire, complètement identique. Les même situations de quiproquos amoureux soi-disant tragiques (mais avec lieto fine obligé), les mêmes métaphores des yeux-lumières et de l'âme-tourmentée-bateau-dans-la-tempête se trouvent partout, et sans variation véritable.

Ces oeuvres se structurent par ailleurs, contrairement à la déclamation libre du siècle précédent, dans un carcan très serré : alternance entre récitatifs (« secs », c'est-à-dire accompagnés par la seule basse continue) et airs (exceptionnellement des duos, des choeurs ou des ensembles). Les récitatifs restent presque toujours sans grand intérêt musical, même chez les grands compositeurs souverainement dotés, et servent à faire progresser l'action. Tout l'intérêt de ce théâtre se situe dans les airs, qui expriment des sentiments stéréotypés, mais avec une grande agilité et quelquefois un effort de couleur (harmonique) pour dépeindre les affetti.

La seconde moitié du XVIIe siècle

est en réalité très peu documentée par le disque - et les partitions ne sont pas rééditées, ni toujours trouvables, même à travers le monde ! Le Festival de Schwetzingen a monté, en 2007, une production d'Il Giustino de Giovanni Legrenzi qui était un des rares actes de réapparition au grand jour de cette période de la musique italienne (dans d'excellentes conditions musicales : Hengelbrock, Balthasar-Neumann-Ensemble, Kulman, Nigl, Wey, Galou...). Radiodiffusée à travers l'Europe, cette recréation n'a en revanche jamais été publiée en disque. Je ne puis pas garantir que ce soit absolument le point de départ, mais ce le fut en tout cas pour l'opéra.

On pouvait y entendre un langage étonnant, où les finesses harmoniques du premier baroque se mêlaient à une écriture plus vaillante et virtuose (en particulier du côté des voix), sans renoncer à l'importance de la déclamation. Depuis, un nombre important de publications Legrenzi ont suivi (oratorios, musique cultuelle, musique de chambre...).

Michelangelo Falvetti appartient à cette période, et Il Diluvio universale représente également une révélation importante.


Dessin d'Henri Gissey à l'encre brune et à l'aquarelle (1670), vraisemblablement le dessin préparatoire pour une embarcation sur le Grand Canal de Versailles.


2. Il Diluvio universale - Structures

Le genre de l'oratorio (surtout dramatique) est en lui-même une forme un plus récente par rapport à l'opéra et bien sûr à la musique liturgique - il en existe néanmoins dès le début du XVIIe siècle, même si son apparition est postérieure à celle de l'opéra (dont elle suit pour partie les modèles). L'oratorio a un sujet sacré, mais au contraire de la musique liturgique, il est le plus souvent d'essence dramatique (parfois "romancé"), et destiné à être joué (certes à fin d'édification) en dehors du culte. Une sorte de célébration profane, dont il n'est pas toujours aisé de démêler la part de mondanité hédoniste de l'enthousiasme mystique.

La constitution du Déluge de Falvetti est particulièrement remarquable (et simple) ; chaque "entrée" comprend ainsi :

  • des dialogues (accompagnés par tout l'orchestre, pas de recitativi secchi), destinés à faire avancer les idées, et souvent dotés d'un caractère un peu dialectique ;
  • un air (orné, mais dans un style plus proche du premier XVIIe que que premier XVIIIe), la plupart du temps sur un motif cyclique et obstiné à la basse continue ;
  • un choeur final (en réalité un ensemble prévu pour cinq chanteurs, davantage de type madrigal) ; ces "choeurs" constituent à chaque fois un sommet musical à la fois très varié d'une section à l'autre, et très impressionnant en termes de qualité et d'audace.


Le livret lui-même, dû à Vincenzo Giattini, est vraiment étonnant : les Eléments y devisent sur le sort de l'humanité, Noé y dispute avec Dieu (et y incarne davantage la voix de la tempérance et de la raison que son Interlocuteur !), la Mort y danse la tarentelle, un choeur entier périt sous les eaux et la Nature Humaine sombre dans l'abîme !

3. Grands moments

Leonardo García Alarcón a l'honnêteté (rare pour ce genre de découverte) de rendre précisément hommage à l'auteur de la découverte (Vincenzo Di Betta, choriste ténor dans l'ensemble vocal Antonio il Verso, lors d'une répétition à Palerme, en 2002), et raconte comment il a été avant tout intrigué par l'air de victoire de la Mort, écrit très joyeusement en majeur sur un rythme endiablé de tarentelle.
Ce n'est néanmoins pas le moment le plus nourrissant musicalement, et même pas le plus bel air de la partition, mais il est vrai que dans la logique du livret, voir la Mort descendre se vanter plaisamment de l'extinction de l'humanité, et voler la vedette au message moral du Déluge (pour ne pas dire à Dieu lui-même !) a quelque chose de puissamment incongru - presque dérangeant. Le genre de fantaisie que n'autorisent pas, en principe, les grands sujets édifiants des oratorios.

En réalité, si l'on passe sur de superbes trouvailles (touchant et long duo entre Noé et sa femme, brillant colloque des Eléments, grandiose leçon de la Justice Divine en guise de Prologue...), les moments les plus intenses se trouvent systématiquement au moment des ensembles à la fin de chaque séquence :

  • l'ensemble de la Justice Divine et des Eléments, dans une veine assez figurative et très spectaculaire, au terme d'une scène qui utilise le style concitato (la colère monteverdienne, celle de Tancrède et Clorinde) à cinq voix ;
  • le duo extatique (en réalité fondé sur une imploration) des époux Noé ;
  • le choeur (divisé) du Déluge proprement dit ;
  • le choeur d'agonie des Hommes, extrêmement saisissant, qui se termine sur une phrase inachevée (là aussi, un procédé très inhabituel avant les romantiques !), ingoio la Mor... (« j'avale la Mo... ») ;
  • le choeur de déploration sur le Monde et la Nature engloutis (un madrigal à cinq voix magnifique) ;
  • le choeur de jubilation de la fin de la montée des eaux ;
  • le choeur en beaux tuilages de l'arc-en-ciel ;
  • le choeur d'action de grâce final, une sorte de Schlußchor avec l'exaltation du Messie de Haendel (Worthy the Lamb...), mais un langage qui évoque largement L'Orfeo de Monteverdi.


Ces différents épisodes, tous à la fois originaux et remarquablement aboutis musicalement, font tout le prix de cette oeuvre, qui serait sans cela avant tout une plaisante bizarrerie. Mais la quantité d'excellente musique y est en fin de compte assez considérable.

L'oeuvre a en outre le mérite de la brièveté, élaborée en une seule grande partie et des sections très resserrées, ce qui procure une impression de densité assez délectable - sans l'impression de redondance librettistique ou musicale qui advient très régulièrement dans les opéras du baroque italien, quelle qu'en soit l'époque. [1]

4. La part du XXIe siècle

Si l'on veut être tout à fait lucide, Giattini et Falvetti ne sont pas les seuls à féliciter.

L'orchestration n'étant selon toute vraisemblance pas indiquée sur la partition originale, il faut en créditer le chef (ou son équipe). Elle n'a rien d'exceptionnel : outre les cordes frottées, on y trouve les cornets à bouquin (instruments en perte de vitesse à cette date - choix un peu archaïsant vu l'audace de la partition !) et les sacqueboutes (là aussi, on pourrait discuter leur grande intégration à l'orchestre) ; et au continuo, deux théorbes (je n'ai pas pu vérifier l'accord, plus aigus, aigrelets et mélodiques, n'étaient-il pas plutôt des archiluths ?) [2], une harpe (là aussi, choix un peu Renaissance), deux violes de gambe, un violoncelle, une contrebasse et un positif.

L'organisation des chanteurs aussi était un choix du chef, avec des effets de groupe très réussis : au sein d'un même "numéro", pour éviter le sentiment de redite, les choeurs venaient renforcer certains solistes, puis se retiraient, ce qui procurait un certain relief (y compris dramatique) à des pièces qui auraient pu être plus statiques.
A l'origine, il s'agissait même d'un dialogue (genre caractéristique de la musique sacrée, en particulier italienne, très en vogue au XVIIe siècle) pour cinq voix - donc vraisemblablement sans choeur.

Mais surtout, les parties récrites, en particulier au continuo (Thomas Dunford et Francisco Juan Gato s'en sont donné à coeur joie !), étaient extrêmement importantes. Non pas des improvisations, mais un travail de co-compositeur avec Falvetti, à quelques siècles de distance. Quantité de mélodies non écrites, de contrechants, de figures d'accompagnement s'ajoutaient ainsi. Souvent avec bonheur, comme cette lente esquisse de l'apparition de la pluie (absolument pas évoquée dans la musique réellement écrite qui suit), ou comme ces émergences du silence ; parfois de façon un peu excessive, comme ces ritournelles qui évoquent davantage Santiago de Murcia ou Gaspar Sanz que l'Italie du second XVIIe, et certainement pas l'atmosphère d'un oratorio, même un peu loufoque !
La quantité de musique écrite pour l'occasion est en réalité assez considérable : en dehors des choeurs, où toutes les parties vocales doivent être écrites, il y a beaucoup des continuistes et du chef dans la partition jouée !


Dessin à la plume, à l'encre brune, à la pierre noire et au lavis gris (traces de sanguine), attribué à Pierre Lepautre et représentant un lit en forme de nef. Réalisé entre 1680 et 1705, d'après Jean Berain.


5. Authenticité ?

J'ai déjà eu l'occasion de dire, à de multiples reprises, ma défiance vis-à-vis de ce concept (voir par exemple : 1,2,3), mais on se pose quand même légitimement la question : avec tous ces ajouts, entend-on réellement l'oeuvre, ou une distorsion infidèle d'icelle ?

Lire la suite.

Notes

[1] Cette affirmation gratuite demanderait à être explicitée avec des faits plus précis, mais vu la quantité de remises en contexte déjà nécessaires pour cette notule, on y reviendra plus tard si l'occasion s'en présente - ou bien dans les commentaires, si des contestations se font jour. Ceci simplement pour signaler que cela procède certes d'une évaluation personnelle de ce qui est long ou non, mais se fonde tout de même sur quelques caractéristiques qu'il est possible de nommer.

[2] Après vérification sur le programme, il est question de "luths", ce qui corroborerait cette impression. Mais ce sont essentiellement les notes de l'accord et son organisation rentrante ou non qui font la différence, difficile à dire sans l'avoir vérifié soi-même...

Suite de la notule.

lundi 1 avril 2013

Ermanno WOLF-FERRARI - Il Segreto di Susanna


Wolf-Ferrari est mal diffusé aujourd'hui, moins à cause de son esthétique intermédiaire et mouvante (son italo-germanisme excède l'histoire familiale) qu'en raison de son appartenance à une partie de l'histoire de la musique que le disque documente bien aujourd'hui, mais qui demeure rare dans les concerts et dans la conscience des mélomanes.


Il Segreto di Susanna, version de la radio italienne avec Graziella Sciutti.


1. Situation générale

Chez les Italiens du premier vingtième siècle, on rencontre différents profils :

a) Les postverdiens.
Certains se contentés d'enrichir la palette sonore du dernier Verdi (avec des résultats généralement plus modestes), par exemple Montemezzi.

b) Les postpucciniens.
Même chose, beaucoup d'épigones de Puccini sur le marché, à commencer par son élève Alfano.

c) Les novateurs.
On y trouve bon nombre des véristes, en tout cas ceux qui sont les plus intéressants, et qui vont emprunter à la musique française (Leoncavallo dans I Medici). On y rencontre aussi des gens qui empruntent la même voie de réinterprétation du legs wagnérien que Richard Strauss (Zandonai, toutes proportions gardées), parfois en le précédant (Gneccchi dans Cassandra, source évidente d'inspiration pour Elektra).
Et puis ceux qui suivent plutôt les modes germaniques (Busoni, Casella).

d) Les néos.
Ce sont essentiellement ceux qui se spécialisent dans la musique instrumentale, et qui peuvent se retrouver dans d'autres catégories (par exemple Malipiero). Ils renouent avec le principe de la sérénade naïve, telle qu'elle pouvait être pratiquée du temps de Rossini. Il est vrai que la musique de chambre, en Italie, n'a jamais eu l'ambition formelle ou harmonique de la France ou de l'Allemagne, et a donc fort peu évolué dans le sens d'un art sophistiqué et toujours plus complexe.

Et un certain nombre (comme le wagnérien italianisant Perosi) reste assez difficile à classer.

2. Situation particulière

Wolf-Ferrari appartient à différentes catégories selon les types d'oeuvres.

Ses oeuvres instrumentales, telle sa délicieuse Suite-Concertino pour basson, sont clairement dans une esthétique néo-classique, très simple, assez joyeuse - le compositeur n'y intègre pas beaucoup de bizarreries ou de mélanges, il s'agit réellement d'oeuvres sans ampleur historique, mais d'un charme pénétrant.

Pour les opéras, la frontière est simple : les oeuvres sérieuses, comme Sly (d'après la matière de The Taming of the Shrew de Shakespeare, mais traitée de façon tragique), qui a connu un regain d'intérêt lorsque Josep Carreras, à la fin des années 90, en a fait son nouveau cheval de bataille, sont écrites dans un style post-puccinien emphatique et un peu terne, sans intérêt majeur à mon sens. En revanche les oeuvres comiques, qui sont restées les plus célèbres, exploitent une veine néo- avec beaucoup de bonheur. Sont surtout renommés (mais très peu joués !) les cinq Goldoni (I quatro rusteghi, mais aussi Il campiello, La vedova scaltra, Le donne curiose et Gli amanti sposi) qui jalonnent sa carrière, mais il a également écrit sur des sujets de Lope de Vega, Molière, Perrault (deux fois) et Musset.

C'est le cas d'Il Segreto di Susanna (« Le Secret de Suzanne »), l'une de ses rares oeuvres à avoir joui très tôt d'un enregistrement (deux versions commercialisées dès les années cinquante).


Extraits de Sly au Liceu par Josep Carreras.


3. Il Segreto di Susanna (1909)

La première fut en allemand, au Hoftheater de Munich, sous la direction de Felix Mottl (l'immortel orchestrateur des Wesendonck-Lieder).

L'intrigue, contemporaine de l'oeuvre, est une petite construction pour deux personnages (Susanna et son mari le comte Gil). Enrico Golisciani, le librettiste, laisse tout de suite percevoir quel est le secret (avec l'éventualité, mais très vite repoussée, d'ajouter l'adultère à la cigarette), et le plaisir théâtral se trouve dans la succession de scènes de jalousies attendues et de stratagèmes éventés pour parvenir à la minuscule révélation finale.

Musicalement, l'ensemble se caractérise par de très belles couleurs (harmoniques et orchestrales) archaïsantes, qui évoquent l'opéra de Rossini tout en l'intégrant dans un discours continu beaucoup plus raffiné. L'ensemble, d'une très grande vivacité, porte l'intrigue avec un charme infaillible.

Wolf-Ferrari en a profité pour s'amuser à parsemer la pièce de références, comme cette parodie de la « calunnia » du Barbier de Séville (lorsqu'il est question des premiers doutes), avec ses fusées de flûte et de cordes, ces ornements de Susanna sortis tout droit de la cavatine de Rosina (« vipera sarò »), et d'une manière générale beaucoup de références, dans le style ou dans les citations, aux grands moments de l'opéra bouffe du premier XIXe. L'un des thèmes récurrents consiste en une forme de fusion entre la sérénade d'Almaviva (« Ecco ridente il cielo ») et la cavatine de Nemorino (« Quanto è bella »).
Et au moment de la question du secret peut-être amoureux, surgit la citation malicieuse du thème de Tristan, évidemment.

Mais sans ces référence, la légèreté et la vivacité de cette musique communiquent quelque chose de vraiment délicieux, pour ne pas fire jubilatoire - particulièrement avec la présence de la scène, bien sûr.

4. Production de Favart (29 mars 2013)

Suite de la notule.

David Le Marrec

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