Carnets sur sol

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vendredi 24 janvier 2014

Carnet d'écoutes : une Missa Solemnis de Mozart et une poignée de concerts (Hahn, Brahms, Schönberg, R. Strauss)


Tiré de Diaire sur sol :

Mozart - Missa Solemnis en ut mineur K.139

Bien que n'ayant jamais jamais été particulièrement ébloui par la grande Messe en ut mineur ou les Vêpres solennelles pour un confesseur, je découvre (ou du moins je n'avais jamais remarqué) avec enchantement la Missa Solemnis, également en ut mineur, K.139. C'est donc une œuvre de jeunesse, à une époque de la vie de Mozart où les pièces de haute volée ne sont pas encore très fréquentes.

Et pourtant, quelle animation remarquable ! On retrouve les mêmes qualités d'orchestration que dans les symphonies, avec les entrées des vents par touches, toujours au bon endroit pour renforcer un effet, et puis une certaine liberté rythmique pour l'époque. Pour un résultat qui peut se comparer à l'ardeur de la 25e Symphonie (en beaucoup plus optimiste) – car bien que présentée comme ut mineur, l'essentiel de la messe est en franc majeur.

Version recommandée :
Nikolaus Harnoncourt, Concentus Musicus Wien, Arnold Schönberg Chor (Teldec).
Solistes : Barbara Bonney, Jadwiga Rappé, Josef Protschka, Håkan Hagegård.
Malgré des zones de flou dans le spectre, version qui échappe à la mollesse vaguement monumentale de beaucoup d'autres versions (même avec des gens informés comme Creed).

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Reynaldo HAHN – La Colombe de Bouddha

Suite de la notule.

mercredi 22 janvier 2014

Dire du mal d'Abbado


Avec un bon titre comme cela, si vous n'ouvrez pas la notule, c'est à désespérer des bienfaits du racolage.

Suite de la notule.

dimanche 19 janvier 2014

Henrik IBSEN – Rosmersholm – Idiomécanic Théâtre, Julie Timmerman


Comme déjà précisé, Rosmersholm est sans doute la pièce d'Ibsen qui synthétise le mieux les ressorts de son univers : la dramaturgie repose entièrement sur un processus de dévoilement, refusé et subi par les personnages, dont l'univers s'effondre tandis qu'ils deviennent authentiques. Dans ce cheminement vers l'exposition publique et l'expiation, à travers les vertiges des révélations sur autrui (et par là même, sur les propres piliers de sa vie), Rosmersholm ajoute l'impossible détermination des influences : de la gouvernante manipulatrice, de l'ancien pasteur admiré de tous, ou de la femme défunte, on a peine à décider qui a mené vers la décision finale – un gâchis absurde, mais qui se justifie implacablement par la progression rhétorique du drame.

Suite de la notule.

samedi 18 janvier 2014

Benjamin BRITTEN – Le Ravissement de Lucrèce : discordances et uniformités


Les productions scéniques d'œuvres peu données, même dans les grandes capitales du monde, ne sont pas si abondantes qu'on puisse les laisser passer. Malgré une expérience mitigée au disque – et un intérêt, je l'avoue, déclinant pour Britten en dehors de quelques chefs-d'œuvre – il fallait donc tenter l'aventure, secondé de quelques fins-palais théâtraux à même de goûter les complexités du sujet et de sa réalisation.

Pour accompagner votre lecture, vous trouverez le livret complet (avec traduction espagnole en regard, pour les moins anglophones d'entre nous) et la version dirigée par le compositeur :


1. Dispositif mouvant

Le contenu de cet opéra est extrêmement bizarre, pas tant à cause de ses originalités que de ses asymétries, disparités de style et ruptures de logique. À commencer par le livret de Ronald Duncan : un « chœur » masculin (nommé ainsi dans le livret, mais en réalité un coryphée qui parle sans aucun entourage) et un « choeur » féminin présentent l'ouvrage, mêlant à l'histoire antique, la philosophie, la religion chrétienne (postérieure de plusieurs siècles aux faits)... Dans le premier acte, ils se substituent même à un certain nombre de faits qui peuvent être montrés sur scène (c'est largement le cas dans la mise en scène de Stephen Taylor), et que les personnages concernés ne chantent pas – il en va ainsi d'une bonne partie du début de tableau du viol.

En revanche, au deuxième acte, les personnages s'incarnent pleinement et les deux chœurs n'ont plus de rôle déterminant... on assiste même à une adhésion, complètement au premier degré, aux sentiments des personnages – et jusqu'à l'adoption de stéréotypes (manifestement pas du tout parodiques) du livret d'opéra, comme la scène du lever du soleil, longuement commentée par les personnages secondaires comme dans les scènes de genre assez incontournables dans les opéras romantiques.

Bon nombre de remarques sont assez obscures au demeurant : ainsi les propos misogynes qui ne sont pas soutenus par le sens de la pièce (qui présente quand même Lucrèce en personnage exemplaire), mais qui ne servent pas non plus une critique, ni un effet de réel particuliers... simplement déposés là, sans qu'ils ne prennent sens d'une façon ou d'une autre. Ou encore les références à la Passion christique, qui présentent implicitement Lucrèce en prototype du Christ porteur des péchés du monde, offrant un sens à la souffrance... mais qui ne correspond pas du tout au personnage ambigu et pleurnichard montré dans la pièce, assez loin de représenter un modèle, et encore moins de revendiquer une voie. La vie de Lucrèce s'achève en constatant la fragilité ou l'impossibilité d'un amour parfait, insoutenable alors même qu'elle est pardonnée ; et le commentaire nous parle de rédemption du monde. On n'aurait pas fait mieux pour opposer deux systèmes, mais la structure des tirades semblent suggérer que le spectateur doit chercher une analogie.

Étrange ou tout simplement mal fait, je ne puis dire, mais dans les deux cas, étrange quand même.

2. Persistance royale & rémanence romantique

Autre instertice troublant, l'absence d'implication politique de l'histoire racontée. La légende de Lucrèce a son importance parce qu'elle met en scène l'illégitimité de la tyrannie, parce qu'elle justifie la naissance de la République sous un jour moral. Le sort de Lucrèce, pour spectaculaire qu'il soit, n'a pas grand sens en lui-même.
Et pourtant, le livret de Duncan n'évoque qu'une fois cet aspect (l'acte II s'ouvre par un « chœur » romain hostile aux Étrusques), à telle enseigne que la chute de la Royauté n'est jamais mentionnée. Le sort de Lucrèce n'excède à aucun moment l'événement domestique.

Il s'agit déjà d'un changement majeur de perspective, puisque dans cette histoire, on nous rapporte un fait divers sans portée ; et la royauté ne tombe pas.

L'intérêt pourrait alors se trouver du côté du choix atypique de raconter l'histoire du côté de Tarquin junior : celui-ci n'est pas présenté comme un monstre, mais comme la victime tout à la fois de son admiration pour Lucrèce et du piège psychologique d'un camarade malveillant. La scène du viol elle-même est assez ambiguë ; Lucrèce y cède d'abord dans son sommeil en croyant s'abandonner à Collatinus, puis n'y oppose (mollement) que des restrictions d'ordre général (elle n'a pas le droit, ou encore elle n'a pas prévu) :

FEMALE CHORUS
Her lips receive Tarquinius
she dreaming of Collatinus.
And desiring him
draws down Tarquinius
and wakes to kiss again and...

(Lucretia wakes)

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want?

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want from me?

TARQUINIUS
Me! What do you fear?

LUCRETIA
You!
In the forest of my dreams
you have always been the Tiger.

Avec un homme dans sa chambre, elle commence par lui demander ce qu'il veut (!), puis lui raconter ses rêves. Point de chantage, point de résistance altière. Et non seulement elle rêve de lui, mais en plus l'image n'est pas si dégradante (le tigre est cruel, mais pas méprisable)... De surcroît, la musique de Britten reste tout aussi lisse et mesurée, si bien qu'on a peine à entendre pudor et verecundia.

En réalité, tout le personnage de Lucrèce se trouve en décalage avec l'image laissée par l'historiographie antique : elle est avant tout présentée comme une amoureuse (qui rêve aux petits oiseaux), puis, après la catastrophe, se plaint en déballant ses affects intimes devant sa maisonnée, changée en figure post-victorienne assez geignarde.

La transformation fait assez conger aux processus d'assimilation des grands mythes par l'opéra seria du XVIIIe siècle : n'importe quel héros devient un amoureux, semblable à tous les autres stéréotypes, sans trop se soucier de ce qui fait la spécificité et la notoriété, originellement, du personnage qu'on a choisi. Dans le cas présent, Lucrèce est une amoureuse victimaire comme une héroïne de Verdi – c'est la petite Luisa Miller, qui forcée au chantage par l'intendant du coin, finit par mourir misérablement avec son amant, après s'être tout deux torturé la conscience. Le deuxième acte tient davantage, littérairement parlant, de Madama Butterfly que des grandes questions morales développées dans les pièces rhétoriques du Grand Siècle.

Et malgré cela, Lucrèce demeure le personnage central, et l'impression de focalisation autour Tarquin disparaît totalement après le viol : il ne reparaît plus, il n'est plus guère question de lui, et toute l'authenticité de la pauvre femme éclate, toute la compassion afflue vers elle.

3. Vers un minimalisme sonore

Le langage musical de Lucretia se range plutôt du côté du Britten ascétique (comme The Curlew River) que de la veine lyrique de ses œuvres les plus jouées (ou du versant plus expérimental du Turn of the Screw également pour petit ensemble instrumental).

La partition s'organise par séquences d'une dizaine à une quinzaine de minutes, chacune assez différente par les moyens (d'écriture comme d'instrumentation) employés.

Pourtant, comme souvent chez Britten, on ne peut qu'être frappé par l'homogénéité du ton de la partition : toutes les parties vocales demeurent dans la même zone prosodique sobre, mais aux contours mélodiques très peu naturels ; l'harmonie est chargée (beaucoup de notes étrangères, peu de repos), mais on tend à retrouver les mêmes couleurs dans les agrégats assez statiques ; les tempi semblent tous s'inscrire entre le lent et le modéré. On retrouve quantité de procédés de type ostinati, où la même cellule ou la même section se trouve reproduite pendant assez longtemps.

En résulte une couleur grise assez uniforme, où dominent les procédés cycliques (la préfiguration des obsessions minimalistes est patente !), et où la prégnance mélodique, la tension harmonique (ou même l'exaltation glottophile) sont tenues à distance.

Cela fonctionne merveilleusement pour le Requiem (où, par ailleurs, les contrastes sont vraiment réussis, et la veine mélodique autrement généreuse), et fort bien pour un certain nombre d'opéras (par exemple dans les univers confinés de Peter Grimes, Billy Budd, Death in Venice, ou dans les délires errants de Curlew River), mais pour ce sujet, surtout traité de cette façon à la fois pittoresque et larmoyante, texte et musique semblent ne pas bien embrayer.

Ce manque d'éclat est d'autant plus étonnant que l'instrumentation, elle, varie énormément selon les sections. Certains alliages servent par ailleurs certains des plus beaux moments de la partition :

¶ Flûte alto, clarinette basse et cor, un vrai moment de grâce – davantage dans les couleurs que dans le langage musical proprement dit.
¶ Cordes (quatuor à cordes + contrebasse) qui semblent jouer un écho du mouvement lent du quatuor de Barber (le fameux Adagio) et hautbois, pour un instant de mélancolie suspendue – ici encore, rien qui ait une portée dramatique, mais c'est bien beau.
¶ Un petit passage pour voix a cappella.
¶ Un mélodrame du Chœur masculin, avec percussions seules. Moment assez fort où la parole à nu se mélange à un mode d'expression « primitif », peut-être le seul où Britten semble laisser la profondeur des émotions s'exprimer au delà d'une musique très écrite, un peu formelle et « intellectuelle ».

4. Représentations 2014 & esthétique de l'Atelier Lyrique

Suite de la notule.

mercredi 8 janvier 2014

Otto NICOLAI - Il Templario : Ivanhoé au delà du belcanto


1. Un compositeur

Otto Nicolai n'est guère joué (ni écouté) en dehors des pays germanophones. En 2013 et 2014, une dizaine de grandes maisons l'ont données, hors Glasgow, on ne trouve qu'une soirée dans un théâtre secondaire de San Francisco (et dans une traduction anglaise) ; sinon, il faut aller à Radebeul, Gera, Lausanne, Mönchengladbach, Goerlitz, Klosterneuburg ou Kiel.

Par ailleurs, il n'est guère passé à la postérité que pour Die lustigen Weiber von Windsor (« Les joyeuses commères de Windsor »), dernier opéra de la sa courte vie (1810-1849, comme Chopin), et le seul de nature comique.


Entrée du ténor dans Il Templario.


2. Un legs

Néanmoins, il a laissé un corpus assez diversifié, qui contient musique de chambre, symphonies, musique sacrée. Pour s'en tenir seulement à l'opéra :

¶ Trieste, 1839 – Enrico II[ (livret de Felice Romani), « mélodrame » (au sens lyrique et stylistique du terme) en deux actes.
¶ Trieste, 1839 – Il Templario (Girolamo Marini d'après Scott), mélodrame sérieux en trois actes. Traduit en allemand comme « Der Tempelritter », puis repris dans les années 1940 sous le titre « Die Sarazenerin ».
¶ Gênes, 1840 – Gildippe ed Odoardo (Temistocle Solera), mélodrame en trois actes.
¶ Scala, 1841 – Il proscritto (Gaetano Rossi), mélodrame tragique. En Allemagne Die Heimkehr des Verbannten (« Tragische Oper »), puis Marianna.
¶ Hofoper Berlin, 1849 – Die lustigen Weiber von Windsor (Hermann Salomon Mosenthal d'après Shakespeare), fantaisie comique en trois actes.

Pour un musicien formé en Allemagne et qui y reste (un peu exclusivement) célèbre, on remarque la part fondamentale des commandes italiennes dans son legs lyrique. À cette date, on lui commandait donc du belcanto romantique.

3. Il Templario (1839)

Une nouvelle parution chez CPO permet d'entendre l'un d'eux, Il Templario (d'après l'Ivanhoé de Walter Scott) dans d'excellentes conditions (vocales, orchestres, sonores).

Et c'est une surprise.


Air d'entrée du baryton dans Il Templario.


Certes, on entend bien un opéra belcantiste, fait de numéros assez nettement découpés, et liés entre eux par des récitatifs accompagnés par l'orchestre. Les lignes vocales sont aussi faites pour flatter les voix, et mettre en valeur les caractériques de chaque tessiture (longueur de souffle pour les femmes, suraigu pour le ténor, mordant pour le baryton...). En plus de cela, le livret de Girolamo Marini est tellement respectueux du moule qu'on peut deviner toute l'intrigue rien qu'en lisant la liste des tessitures : le ténor impétueux, fils de la basse vénérable, est amoureux mais en butte à la jalousie dévoratrice du baryton.

Néanmoins, on reste musicalement tout le temps en mouvement, on ne retrouve pas les grands aplats des mêmes accords (généralement peu nombreux, et très rarement modulants). Le métier germanique de Nicolai du côté de la musique pure est audible, et ils nous ménage un grand nombre de petits coups de théâtre sonores, une superbe veine mélodique (dans le genre belcantiste, mais plus originale et saillante que la plupart de ses contemporains). Par-dessus tout, il dispense quantité de petits événements orchestraux (un trait de clarinette qui va ponctuer une tirade, un bout de cor qui va venir colorer telle réplique...), et d'une manière générale orchestre bien – on est plus proche du Schumann des bons jours que de la vague esquisse de Donizetti. Sans être d'une richesse incommensurable, car écrit pour un patron à l'italienne, Nicolai semble spontanément écrire une musique plus dense et plus maîtrisée que ses collègues. En somme, du belcanto bien écrit, qui profite de toute la science d'une éducation allemande.

Le résultat vaut bien l'Ernani de Verdi (qui n'est pourtant pas mal non plus) dans son genre belcanto-meilleur-que-du-belcanto, et l'on n'est pas si loin de l'aboutissement de Stiffelio, même si le geste dramatique n'a pas le même naturel ni la même puissance, il faut en convenir.

4. CPO rulz

À cela, il faut ajouter que la version de CPO est invraisemblablement bien jouée et chantée :

Suite de la notule.

jeudi 2 janvier 2014

Regieballett


Sortant de la 131e représentation La Belle au bois dormant de Tchaïkovski (Petipa-Noureïev, avec S. Zakharova et D. Hallberg), les remarques se bousculent.

Tchaïkovski

D'abord, l'expérience reste agréable parce que la musique est belle, la meilleure de celles commises pour le ballet par le compositeur. L'œuvre reste plutôt fragmentée en numéros, et n'échappe pas au pittoresque superficiel, mais le grand pas d'action à la fin de l'acte II, ou l'orchestration délicieuse de la vieille chanson monarchiste en guise d'apothéose, par exemple, nous mènent bien plus loin, du côté des grandes pages de Tchaïkovski.

Ambiance

Ce n'est pas neuf, mais pour une musique de cette qualité, je suis un peu gêné par la propension du public à applaudir pendant la musique. Au début, seuls quelques connaisseurs donnent le départ, ce qui leur permet de s'insérer très habilement entre deux sections sans recouvrir la musique qui précède ou qui suit. Puis, progressivement, tout le théâtre s'enhardit, et au dernier acte, on applaudit les interventions pendant la musique, les retours de personnages, ou les fins de variations, musique finie ou pas.

Plus généralement, l'insensibilité musicale est frappante : le public explose en ovations alors qu'un accord non résolu reste en suspension (prévu pour faire sentir l'enchaînement suivant, aller de l'avant). Personnellement, je ne peux pas me sentir libéré tant que je n'ai pas entendu la résolution, ou au moins la suite. Je ne peux pas applaudir après ça – puisque le compositeur me pointe précisément du doigt ce qui va suivre.

Mais ça non plus, ce n'est pas très nouveau – simplement, plus la musique est subtile, plus on le remarque.

Théâtre

Je n'avais pas vu la Belle au Bois depuis une dizaine d'années, et j'ai été frappé par l'absence absolue d'intrigue : tout est prétexte à danses présentées comme de la danse. C'est le plus impressionnant : le plus clair de l'œuvre accompagne des danses qui n'ont aucun signifié. On ne représente pas des types (à l'exception des Princes, de l'Oiseau Bleu et du Chat Botté), on n'exprime pas des actions qui serviraient de cadre à l'action (comme vendanges et parties de campagne l'ont souvent fait...), et bien sûr on ne suggère rien sur les liens entre personnage. Même le grand solo du Prince reste puissamment décorativement abstrait : les gestes chorégraphiques s'inscrivent davantage dans une économie de figures attendues que dans l'expression ordonnée et lisible des passions censées l'agiter.
J'avoue que cela me frustre assez, sans doute parce qu'au ballet, comme à l'opéra, c'est le « récitatif » qui m'intéresse, les scènes de liaison, et pas les grans airs ou les variations virtuoses. Et, en l'occurrence, je n'avais pas eu l'impression par le passé qu'il y avait aussi peu de matière – en l'écoutant régulièrement au disque, on n'a pas du tout cette impression de segmentation purement décorative.

En fait de ballet-pantomime, on se situe très en deçà du contenu « littéraire » du ballet de cour.

Noureïev

Si l'on met de côté la gestion (en quasi-forme de fugato) des grandes ensembles, admirable, l'adaptation de Petipa par Noureïev me paraît tirer l'original davantage vers le confit que vers la sobriété – peut-être parce que le plateau de Bastille oblige à multiplier les danseurs, avec d'autant plus de nouveaux petits-marquis roses à pourpoint asperge. Si l'on voulait caricaturer le caractère conventionnel et passéiste des salles d'Opéra, on n'aurait pas mieux choisi – Giancarlo Del Monaco passerait pour un dangereux eurotrash en comparaison. Aucune expression individuelle des acteurs danseurs en dehors de l'exécution des figures (c'est la première fois que je ressens ça au ballet...), impression sans doute favorisée par la distance... et une façon effrayante d'appeler littéralité tout ce qui nous rapproche du kitsch.

Le problème (pour moi, car l'intégralité du public semblait comblé) est qu'on ne peut guère voir du Tchaïkovski sous forme de Regieballett. Je l'ai regretté. Je ne crois pourtant pas être l'ennemi de la tradition ni de la démesure.

Je donne peut-être l'impression d'avoir souffert, ce n'est pas du tout le cas... mais j'ai été un peu abasourdi devant l'absence absolue de volonté d'exprimer quoi que ce soit. J'avais davantage l'impression d'assister à un championnat de gymnastique (avec une saperlipopette de bande son).

L'Orchestre de l'Opéra

L'une des motivations de la soirée était d'entendre l'Orchestre de l'Opéra dans ce bijou bien orchestré. En plus, Fayçal Karoui m'avait enchanté par son sens de la juste mesure et du style dans une œuvre particulièrement difficile, et avec un orchestre aux moyens sensiblement plus limités.

Malheureusement, toute la soirée était molle. J'ai toujours entendu que les tempi étaient forcément plus lents sur scène qu'au disque, pour les chanteurs. Je ne vois pas bien pourquoi à vrai dire, car l'endurance dans les suspensions doit être beaucoup plus exigeante que la rapidité (exactement comme pour le chant : un tempo plus lent est par nature plus physique). Par ailleurs, on peut aussi récrire ou adapter des chorégraphies où les gestes sont plus lents, ce qui permet de jouer la partition plus rapidement pour un résultat similaire.

Mais le problème ne vient même pas de là ; c'est quelque chose qui s'entend très bien, même pour un néophyte : lorsqu'un orchestre joue avec conviction (et particulièrement les cordes), cela s'entend tout de suite. Ce soir, tout était joué avec une sécurité et une virtuosité parfaites (somptueux soli de violon et de violoncelle, d'ailleurs), mais les musiciens ne semblaient pas « entrer dans la corde », apporter cette touche d'intensité qui signifie que la musique est vécue, et qui se perçoit immédiatement, même à exécution égale. Aussi, tout ronronnait. De la musique de dancing club.

J'ai eu beau me dire que non, quand même, ce sont des musiciens qui ont fait leurs preuves... rien à faire, ce que j'ai entendu toute la soirée, ce n'était pas de la foi dans l'intérêt de cette musique, mais plutôt une illustration du vocable « orchestre foncrtionnaire ». Et c'était très valable pourtant... mais comment cesser de se demander pourquoi ils ne semblent pas davantage prendre part à ce qui se passe ? Quand c'est du Donizetti, où un gars qui a sacrifié sa vie pour faire du crin-crin est obligé de faire des ploum-ploum que personne n'écoute pendant trois heures, ça se comprend ; quand c'est de la petite bière du ballet qu'on ne conserve que pour ses chorégraphies (oui, Minkus, mais en réalité sa musique n'est pas si mauvaise, du moins si elle est jouée honorablement), des orchestrations pourries de Chopin (comme dans un ballet sur deux ?)... on peut compatir aussi. Mais le meilleur ballet de Tchaïkovski ?

Vol à l'adage

Mais alors, quand je vois qu'on me sucre mon bon roi Henri... Où a-t-on vu cela, couper la fin ?

J'ai en vain attendu le bis, en observant, désespéré, les souffleurs sortirs leurs chiffons et démonter leurs tuyaux. J'en ai été pour mes frais, et le public est reparti très satisfait.

J'avais pourtant lu quantité de critiques, qui se répandaient avec prodigalité sur les comparaisons de jarrets, comme d'autres le font avec les glottes... et pas un pour mentionner l'amputation d'un des moments les plus avenants de toute la partition !

Je suis même allé vérifier s'il avait existé des états de la partition que j'ignorerais. Mais apparemment non, c'est simplement que dans la version Noureïev (c'était pareil pour les représentations de la Scala, par exemple), contrairement à d'autres d'après Petipa (Jude jouait l'Apothéose finale, me semble-t-il), il n'y a pas de fin.
Pof.

Certes, contrairement à la plupart des opéras romantiques, on n'a rien manqué, puisque le troisième et dernier acte est tout entier consacré aux divertissements du mariage (même Lully ne faisait cela qu'à l'acte V, sur une durée deux fois moindre, et laissant souvent quelques adages à glaner).

Suite de la notule.

David Le Marrec

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