[[]] Canticum B.Simeonis,
la fin des Musikalische Exequien.
Compositeur :Heinrich SCHÜTZ Œuvre :Musikalische Exequien
(1636) Commentaire 1 : Du
richissime catalogue de Schütz, j'ai retenu ce bijou absolu, peut-être
son plus haut chef-d'œuvre. Exequien
est un mot allemand dérivé du latin pour funérailles, il s'agit en réalité
d'un office des morts, version protestante (avec psaumes dans tous les
coins). Schütz le réalise sur les instructions précises du Comte de
Reuss-Gera, l'un des multiples qu'il devait servir pour assurer son revenu.
La pièce est issue de la commande directe de ce prince, prévoyant sa mort
prochaine, si bien qu'il put l'entendre non seulement pour ses
funérailles (la qualité acoustique du Paradis reste cependant en
débat), mais aussi avant sa mort, à la fin de sa composition.
En trois parties de très inégales longueurs : 20'
pour l'office proprement dit, 3' pour le Psaume 73, 4' pour le Cantique
de Syméon (le vieillard qui accueille Jésus au Temple et se considère
en paix : Nunc dimittis etc.).
Schütz y déploie le meilleur de son art le plus
sophistiqué, dans les homorythmies comme dans les polyphonies, dans les
imitations et répons en double chœur (comme dans le Cantique de
Syméon). Certes, tout cela demeure austère, mais d'une subtilité qu'il
n'a lui-même jamais poussée, je crois, si loin.
Interprètes :La Petite Bande, Sigiswald Kuijken. Label :Accent (2014) Commentaire 2 : 2
chanteurs par tessiture (dont Stéphen Collardelle, ténor
miraculeux, membre permanent de l'Ensembles Correspondances, dans ces
parties très plastiques, qui s'étendent de la basse 1 à l'alto 1 ♥),
2 violons, viole de gambe, basse de violon (par S. Kuijken lui-même),
orgue (Benjamin Alard !). Limpidité extraordinaire du résultat, avec un
grain fort de chaque voix, de chaque ligne.
Discographie alternative :
Rademann (chez Carus), Akadêmia-Lasserre ou les American Bach Players
sont remarquables également, quoique pas à ce degré de finesse de
touche et d'éloquence. En revanche, prudence avec certains noms qui
inspirent confiance, Herreweghe y est assez vaporeux et mou, et
Sixteen-Christophers évoque tout de bon l'ère Leppard !
[[]] Melissa (Gabrilla Martellacci) vient réveiller Ruggiero
(Mauro Borgioni) de son sommeil enchanté au pouvoir d'Alcine.
Compositeur : Francesca CACCINI Œuvre :La Liberazione di
Ruggiero dall'isola di Alcina (1625) Commentaire 1 : Francesca
Caccini est la fille de Giulio Caccini – compositeur de L'Euridice qui dispute à celle de
Peri le prix du premier opéra conservé (le premier jamais créé étant La Dafne de Peri, perdu), présent
avec toute la famille (dont sa filles) aux fastueuses noces d'Henri IV
et de Marie de Médicis.
Elle est cependant beaucoup plus qu'une héritière :
polyglotte, poétesse en latin, compostitrice dès dix-huit ans,
pratiquant les cordes grattées et le clavecin, chanteuse, professeur de
chant ayant fondé sa propre école (avec un beau taux d'insertion
professionnelle, considérant le nombre d'anciens élèves qui
apparaissent dans des distributions), elle est la musicienne la plus
payée de Florence, la seule
compositrice professionnelle du temps (dont nous ayons trace),
et son opéra est le premier à traiter la matière de l'Arioste et,
semble-t-il, le premier à avoir
voyagé hors d'Ialie – pour une création à Varsovie en 1628 ! La Liberazione,
commande officielle pour le carnaval florentin de 1625, constitue l'un des fleurons du recitar cantando
: peu de lyrisme et d'effets, mais une
sensibilité très fine aux inflexions du texte et à ses nombreux
retournements de situation – dans les chants VI à X de l'Orlando furioso, Ruggiero est sauvé
des sortilèges d'Alcina (qui chante les chevaliers prisonniers en
plantes) par l'enchanteresse Melissa, envoyée par sa fiancée
Bradamante. Avec tout ce que cela suppose d'illusions, d'amours et de
désespoirs successifs.
L'œuvre ne serait donc pas si exaltante si le poème
de Ferdinando Saracinelli
n'était lui-même l'un des tout
meilleurs livrets, littérairement parlant, de toute l'histoire de l'opéra italien
; des situations très variées et agiles, servies dans une belle langue,
sans céder aux formules stéréotypées, et explorant à loisir les
psychologies au moyen de belles images. Rien à voir avec les textes
hiératiques des premiers opéras ou les métaphores automatiques du seria, ici chaque tirade est
l'occasion d'explorer une possibilité, de formuler des réflexions qui
échappent à la forme sentencieuse habituelle. Un bijou.
Interprètes : Elena
Biscuola (Alcina), Gabriella Martellacci (Melissa), Mauro Borgioni
(Ruggiero) // Ensembles Allabastrina
et La Pifarescha (pas les
mêmes instruments rares) // Elena
Sartori (clavecin & direction) Label :Glossa (2016) Commentaire 2 :
Très sobre malgré la fusion de deux ensembles
baroques, la plupart du temps soutenus par un clavecin seul ou deux
théorbes, éventuellement avec l'adjonction d'un orgue positif, la
version d'Elena Sartori ne cherche pas à esquiver la difficulté
d'exécution majeure posée par cette œuvre : la musique n'est là que
pour servir et exalter la déclamation du (beau) texte. Il faut donc un
spectre sonore clair, et surtout des chanteurs très expressifs, à la
prosodie exacte. L'équipe entièrement
italienne, de belles voix peu amples mais aux saveurs capiteuses
et très différenciées, est aussi rompue que possible à l'exercice, et
réussit à emmener l'auditeur pour le voyage au pays où l'opéra est du texte pur… Vraiment une approche
exemplaire qui ne cède jamais aux tentations de mise en valeur du génie
des interprètes ou de fantaisies pour pimenter l'écoute : confiance
dans l'œuvre, servie au plus juste.
Discographie soudaine :
Alors qu'il n'a longtemps rien existé (hors une
bande pirate de Garrido
de la fin des années 90 échangée entre forcenés), voici qu'entre
mi-2017 et début 2018 ont paru trois
intégrales
de cet opéra ! Effet « compositrice », nouvelle édition enfin
lisible,
prise de conscience en cascade de l'importance de cette œuvre ?
Je ne
sais, mais l'abondance est là !
La version parue chez Bongiovanni
(Ensemble Romabarocca
dirigé par Lorenzo Tozzi,
capté à l'Oratorio del
Gonfalone, à Rome) a les caractéristiques habituelles du label : ce
n'est pas mal, mais enfin, ça ne joue pas très juste et la captation
paraît vraiment sèche et pauvre, comme dans un placard (la
réverbération ne diminuant pas vraiment l'impression). Par ailleurs
l'édition ressemble assez à ce qu'on faisant dans ce répertoire dans
les années 80, pas beaucoup d'invention instrumentale, très peu de
musiciens, un peu gris. C'est un bon point de départ quand on n'a rien
d'autre.
Celle de Deutsche
Harmonia Mundi,
également captée sur le vif, mais lors d'une tournée (passée notamment
par le Salon d'Hercule à Versailles en janvier 2017) est beaucoup plus
prestigieuse, par Paul van
Nevelet son ensemble
Huelgas. Le point de vue, inverse de Sartori, est celui d'une
instrumentation riche, d'un « rétablissement » de parties
intermédiaires supposément manquantes. Néanmoins, on
entend assez nettement la moindre habitude du baroque chez cet
ensemble inapprochable en musique ancienne : une recherche de
continuité dans l'accompagnement, de fondu orchestral, augmenté d'un
moindre rebond des récitatifs, éloigne un peu du projet de déclamation
brute des premiers opéras – de fait, Francesca Caccini écrit dans des
tessitures très resserrées, au besoin ornementées, mais toujours dans
la mesure qui permet la parfaite intelligibilité. Néanmoins très beau,
la réelle réserve provient en réalité des accents germains (néerlandais
?) assez
évidents et envahissants, qui sont un peu frustrants dans du répertoire
de déclamation pure et sur un si beau livret.
[[]] Tu piangi, o Filli mia
(où l'on entend à la fois chromatismes et volutes)
Compositeur : Carlo GESUALDO Œuvre :Sixième Livre de Madrigaux à cinq
voix (1611) Commentaire 1 : Gesualdo
est l'auteur de six livres de madrigaux, publiés de 1591 à 1611. Les
deux derniers le sont la même année, soit dans la période tardive du
genre et constituent, de l'avis général, un sommet dans ce type de
production. Lors de la redécouverte de sa musique au XXe siècle (il
était resté connu, mais pour d'autres raisons, sur lesquelles je
reviens en annexe), ce sont la
richesse et l'audace de ses chromatismes, cette capacité à la
soudaine sortie de route qui
l'ont immédiatement rendu très sympathique – peut-être aussi parce que
ce relief immédiat le fait accessible indépendamment de notre
familiarité avec la forme du madrigal. On trouvera de nombreux hommages
(déclarations ou œuvres) de la part de compositeuirs de notre temps.
Outre ces soudains emprunts
très violents d'accords étrangers, ces changements de direction inopinés
(qui amplifient évidemment la force des contrastes lors de changements
de strophes et/ou d'émotions), on peut aussi apprécier les harmonies
assez sophistiquées (avec des notes
étrangères osées) ou les volutes
agiles qui tourbillonnent de façon très spectaculaire et
figurative. Une sorte d'expressionnisme de la fin de la Renaissance,
qui rend le rapport au texte d'autant plus évident, et l'écoute
d'autant moins lassante.
Sa musique sacrée est sensiblement différente,
beaucoup plus conforme à la norme – même si ses Répons de Ténèbres
demeurent de splendides modèles.
Interprètes :La Compagnia del Madrigale Label :Glossa Commentaire 2 :
Même remarque que pour leurs Marenzio, on est à la fois frappé par la
lisibilité extrême de chaque ligne, la cohésion d'ensemble, la
coloration individuelle et collective, l'intelligibilité du texte et le
sens du mouvement, et tout cela sans souligner les effets, déjà rendus
avec une grande vivacité. Grande lecture d'un grand corpus.
Avec des qualités semblables (mais un peu plus de
rondeur, un peu moins de mots), La Venexiana, chez le même label,
propose un très, très beau Cinquième Livre, également indispensable.
Anecdotes :
La mémoire de Gesualdo a d'abord survécu, à une
époque où on ne le jouait même pas, grâce à l'exotisme de sa vie.
Prince napolitain parmi les meilleures familles de toute l'Italie,
apparenté aux rois normands et à deux papes (dont un saint – Charles
Borromée), il surprend sa femme avec son amant, et exerce si bien sa
vengeance qu'il doit se retirer dans ses terres à l'écart de Naples
pour éviter le scandale. Contrairement à la légende noire qui a de
beaucoup excédé la réalité, il semble que ses problèmes n'étaient pas
tant dus à l'exercice de son droit de justice (le droit espagnol en
vigueur à Naples permettait l'exécution des deux coupables), qu'au fait
qu'il l'ait partiellement délégué à des valets ou hommes d'armes (les
achevant lui-même, tout de même, on a sa fierté), ce qui était infamant
pour des rejetons de nobles familles.
Toujours est-il que le nom de Gesualdo, à la fois
aristocrate, cocu assez peu empreint de charité, meurtrier et
compositeur-expérimentateur le plus saisissant de son époque, résonne
assez fortement au delà même de ceux qui en écoutent la musique – qui
vaut pourtant la peine, ce Sixième Livre étant possiblement la porte
d'entrée à la fois la plus accessible et la plus spectaculaire au genre
du madrigal.
Compositeur :Pierre GUÉDRON Œuvre :Airs et Chansons (recueils de 1597,
1608, 1609) Commentaire 1 : Guédron
n'a pas la notoriété de Peri ou LULLY, et pourtant il
occupe une place tout aussi fondamentale. Il succède à Claude Le Jeune
auprès de la Cour et est celui qui, en France, impose la monodie (au
lieu de la polyphonie) comme le moyen d'expression puissant et
incontournable – bref, le truchement par lequel l'esthétique baroque
s'installe pour de bon en France dans la musique savante.
Il nous en reste surtout ses nombreuses chansons de cour, de
tous types (de l'épique à la grivoise en passant par l'élégiaque), mais
aussi des fragments de ballets pour les réjouissances royales, où le
chant et l'action se mêlent à la danse, préfigurant d'assez près ce que
sera la tragédie en musique – témoin le Ballet du duc de Vendoſme dit
aussi Ballet d'Alcine (dont Carnets sur sol a gravé en première
mondiale quelques extraits).
Dans ces ballets, les danses sont déjà reliées par
une
thématique narrative, et bien
qu'organisés en tableaux assez clos, ils ne
diffèrent pas vraiment, structurellement, des scènes de réjouissances
dans les ballets-pantomimes romantiques, où chaque personnage vient à
tour de rôle exécuter sa variation, dans un contexte général
dramatique. On voit ainsi des objets et
des animaux danser tour à tour, figurant les prisonniers enchantés par
Alcine. S'y trouvaient des chœurs et des chants solistes, également.
Dans une forme moins continue que l'opéra, certes, mais déjà assujettie
à une intrigue !
Interprètes : Claire
Lefilliâtre (soprano), Bruno Le Levreur (contre-ténor), Serge Goubioud
(ténor), Marc Mauillon (baryton) – Le
Poème Harmonique, Vincent Dumestre Label :Alpha Commentaire 2 :
Dans l'album Cœur, Vincent
Dumestre a réuni des airs du premier baroque français où triomphe la
monodie, dans les styles les plus variés : pamphlet ordurier,
galanterie, plainte élégiaque, etc. Il a aussi la finesse d'y jouer aussi bien des monodies pures que des airs
madrigalesques à quatre voix, qui coexistent jusqu'à la
génération précédant LULLY, au milieu du XVIIe siècle !
L'équipe vocale retenue (fulgurante), la saveur du
français restitué (bien plus opérant ici qu'à l'Opéra), la richesse des
accompagnements (on a de la contrebasse de viole, de la basse de
violon, de la viole de gambe, de l'archiluth…), la variété de ton de
l'album en font un sommet de la
discographie de l'air de cour. Ne manquez pas les airs de Didier
Le Blanc et Adrian Le Roy, en particulier (bien qu'ils datent, eux, des
années 1590…).
On peut prolonger avec l'album Le Consort des Consorts par la même
équipe, qui contient le seul des trois extraits du Ballet d'Alcine
jamais gravé officiellement (les autres l'ayant été officieusement par
nos soins) – dans une édition (un arrangement ?) différente de celle
utilisée par CSS.
Compositeur :Luca MARENZIO Œuvre :Madrigaux à 6 voix, Livre V (1591) Commentaire 1 :
Au sommet du répertoire du madrigal, les derniers livres de Marenzio
(IX livres à 5 voix, VI livres à 5 voix), écrits dans une veine assez
verticale (pas les plus contrapuntiques du marché), combinent
contre-intuitivement la double caractéristique d'une harmonie complexe
et d'une expression volontiers lumineuse, en particulier dans ce livre
V.
Interprètes :La Compagnia del Madrigale Label :Glossa Commentaire 2 :
Le fin du fin de l'exécution madrigalesque, voix pures et inflexions
colorées, tranchant des attaques et moelleux des tenues, détail du mot
et sens de l'arche…
Je tente un petit parcours, à publier régulièrement pour vous occuper
pendant les périodes où de grosses notules prennent du temps à
préparer. Forcément subjectif, mais l'occasion de se projeter dans la
chronologie musicale, en en essayant de varier les genres.
Ce sera surtout vocal avant le XIXe siècle néanmoins, considérant que
la musique de chambre Renaissance, baroque, voire classique, me paraît
un secteur d'aboutissement moindre (claviers exceptés) que par la suite.
1580
[[]]
Troisième leçon pour le jeudi saint.
Compositeur :Roland de LASSUS Œuvre :Lamentationes Hieremiæ
prophetæ («
Lamentations du Prophète Jérémie ») Commentaire 1 :
Sommet du raffinement de la polyphonie Renaissance, avec une éloquence
rhétorique qui préfigure les préoccupations baroques (1588).
Interprètes :Chœur
européen de la Chapelle Royale, Philippe Herreweghe Label :Harmonia Mundi Commentaire 2 :
Privilégiant la rondeur poétique et l'épure à la netteté du trait et
aux effets expressifs des ensembles purement spécialistes de la
Renaissance, mais il s'agit de la seule intégrale des trois nocturnes
chantés (les premiers de chaque jour pour jeudi, vendredi et samedi
saints, les leçons des deux
autres ne l'étant pas), et de très belle facture.
Pour des lectures plus tranchantes, le Collegium
Regale avec Cleobury
(nocturne du jeudi) et l'Ensemble
Huelgas (nocturne du vendredi)
présentent un autre visage possible de cette musique – le second y
ajoute en outre des effets de grain saisissants, comme toujours.
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