Carnets sur sol

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mardi 17 septembre 2019

Une décennie, un disque – 1810 – Salieri, l'inventeur de l'orchestration


1810


salieri folia

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Variation n°4 : traits de harpe d'une liquidité lumineuse et ponctuations récitative de l'orchestre en accords.


☼ Je m'interroge, après le précédent essai, pour dédoubler les propositions discographiques à partir de 1800… cela permettrait d'oser bien davantage de genres différent, sans trop alourdir la série.


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Variation n°10 : trombones mystérieux, dramatiques et romantiques en diable, auxquels répondent des roulements de timbales (et de caisse claire), puis des arpèges brisés de flûte (comme dans les figurations d'orage, plutôt plus tard chez Verdi que chez ses contemporains Beethoven et Rossini !)


Un peu de contexte : les trois postérités de Salieri
    ◊ Salieri fut vedette en son temps, figure incontournable de la musique viennoise, joué et accablé d'honneurs à travers l'Europe : il triomphe auprès de l'impitoyable public parisien qui ne jurait que par Gluck et Piccinni, il devient membre de l'Académie de Suède, de l'Institut de France, reçoit même la Légion d'Honneur !  Pourtant, par la suite, sa perception par le public évolue considérablement…


Compositeur : Antonio SALIERI (1750-1825)
Œuvre : 26 Variations d'orchestre sur le thème de la « Folia di Spagna » – (1815)
Commentaire 1 : Ces Variations .
    Contient aussi deux ouvertures (au matériau largement commun) dont c'était alors le premier enregistrement mondial (les trépidantes Semiramide de 1782 et Les Horaces de 1786), ainsi que deux concertos pour piano de 1773 dont les traits d'une vigueur plus beethovénienne que mozartienne peuvent étonner (dans le Concerto en ut uniquement, et peut-être parce que le tempo lent choisi par Spada incite au martèlement des figures de virtuosité).
    Ces variations orchestrales reposent sur un véritable paradoxe : écrites à une époque où la forme de la variation renvoie plutôt au passé, progressivement supplantée par la forme-sonate (opposition et mélange de thèmes plutôt que répétition ornée d'un même thème), utilisant un thème qui n'est plus très à la mode (utilisé par Frescobaldi, LULLY, d'Anglebert, Corelli, A. Scarlatti, Couperin, Marais, Vivaldi et quantité d'autres compositeurs baroques, il l'est ensuite plus épisodiquement par C.P.E. Bach, Cherubini, Liszt, Sor, Nielsen, Rachmaninov, non sans une certaine distance ludique…), elles proposent pourtant une série d'études orchestrales aux alliages assez neufs.
    Plus encore, l'idée même de varier l'orchestration pour changer le caractère d'une pièce (et de l'inclure comme élément principal d'une suite de variations) est elle-même tout à fait insolite : en l'état de ma connaissance (évidemment parcellaire) du répertoire, c'est la première œuvre qui affirme de façon aussi nette l'importance de l'orchestration et la liberté du compositeur en la matière, au delà des traditions (à l'ère classique, on met des cors et trompettes exclusivement pour renforcer les forti des mouvements extrêmes, par exemple). En dehors des symphonies de Beethoven, qui proposaient déjà des effets originaux (solos de basson, de timbales…), les autres approches relevaient davantage de l'instrumentation, du choix de tel instrument solo, sur un patron globalement comparable d'un compositeur à l'autre. Ces Variations proposent au contraire un catalogue d'essais, parfois particulièrement expressifs ou plutôt hardis.
    Avec une nomenclature de symphonie (vents par 2, sauf les trombones – 3 –, timbales, et en sus harpe, caisse claire & tambour de basque), Salieri offre des procédés, couleurs et climats très variés. Comme il n'est pas possible de présenter tout, j'ai choisi quatre variations.
           ♣ n°4 : traits de harpe d'une liquidité lumineuse et ponctuations récitative de l'orchestre en accords ;
         n°10 : trombones mystérieux, dramatiques et romantiques en diable, auxquels répondent des roulements de timbales (et de caisse claire), puis des arpèges brisés de flûte (comme dans les figurations d'orage, plutôt plus tard chez Verdi que chez ses contemporains Beethoven et Rossini !) ;
         n°22 : dialogue de hautbois et clarinette entrelacés, sur fond de cordes ;
         n°25 : violon et harpe solos sur tapis de cordes, avec interventions des premières chaises de bois, assez suspendu, mais avec une progression dramatique.


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Variation n°22 : dialogue de hautbois et clarinette entrelacés, sur fond de cordes.


Un peu de contexte : Salieri, l'assassin compositeur
    ◊ Sa réputation a ensuite, très vite après sa mort (en 1830, cinq ans après icelle, paraît la pièce de Pouchkine), pâti du hasard des nécessités dramaturgiques de quelques auteurs qui l'ont, hélas pour lui, distingué comme un nom suffisamment célèbre pour servir de miroir (et de repoussoir) leur Mozart.
    ◊ En voulant faire de Mozart le parangon du génie naturel (et presque inconscient de lui-même), Pouchkine a besoin d'un personnage qui incarne au contraire le travail minutieux, laborieux – ce qui n'est pas nécessairement faux, Salieri était un garçon très appliqué, qui composait vite mais n'avait peut-être pas la facilité d'invention déconcertante de Mozart (je doute cependant que Pouchkine en ait su quoi que ce soit, ce type d'information ne nourrissait pas les journaux). Et le ressort dramatique devient : l'étonnement, l'envie, la jalousie, le crime. Pouchkine a tant de succès que sa pièce (loin d'être sa meilleure, vraiment), se nourrissant sans doute aussi, comme son Convive de Pierre, de l'engouement exceptionnel de sa génération pour Mozart, connaît un large succès et répand, auprès d'un public sans doute moins musicien – ou qui n'a, contrairement aux derniers Mozart, sans doute plus très souvent l'occasion d'écouter des œuvres de Salieri –, la légende urbaine de l'assassinat de Mozart, par un confrère ; par ce confrère.
    ◊ La cause de la mort de Mozart reste sans explication à ce jour, ce qui nourrit les spéculations les plus diverses, de l'accident par procuration à la rencontre hofburgeoise avec Lucifer. Celle-ci, simple et romanesque, a survécu, entretenue par le statut tutélaire de Pouchkine sur la littérature mondiale, avec un renouveau en 1979 lors des représentations de la pièce Amadeus de Peter Shaffer (et surtout en 1984, avec le film de Miloš Forman qui en est directement inspiré), qui réactive la légende fantaisiste de la rivalité entre les deux hommes, avec pour cause la médiocrité et la vilenie de Salieri.
    ◊ Dans la réalité, Salieri a au contraire aidé Mozart, l'appuyant pour composer la Clémence de Titus qu'on lui avait d'abord proposée, formant son fils Franz Xaver à sa mort… Par ailleurs, en matière d'honneurs et de charges, Salieri ne boxait pas dans la même catégorie, et n'était nullement menacé par Mozart – on dispose de surcroît d'assez nombreux témoignages illustrant une certaine bonté chez lui, aidant volontiers les compositeurs désargentés ou moins bien installés dans les honneurs et les commandes que lui-même. (Le hasard des injustices littéraires fait qu'il s'agit d'un des fort rares compositeurs à sembler, dans le privé, assez sympathique !)


Interprètes : Philharmonia Orchestra, Pietro Spada
Label : ASV (1994)
Commentaire 2 : Le tempo de l'Ouverture des Horaces permet de bien mesurer la distance avec une exécution conforme aux pratiques d'époque : on dispose des minutages de Tarare tel que représenté à l'Académie Royale de Musique, et ils sont sensiblement identiques (à peine moins rapides) que ceux employés par Rousset dans son enregistrement. Or ici, le tempo de Spada se révèle vraiment plus lent, ce qui ôte leur efficacité à un certain nombre de figures qui deviennent mélodiques alors qu'elles étaient conçues pour créer un sentiment d'agitation et de danger. On est davantage habitué à ce traitement dans les concertos de Mozart, et ceux de Salieri sont proposés ici assez amples et romantisants ; Pietro Spada (lui-même au piano) y joue au demeurant avec une jolie rondeur assez délicate.
    Le même problème se pose pour les Variations : nous n'avons clairement pas affaire à une exécution musicologique. Cependant Spada et le Philharmonia restent engagés et nous font profiter d'un véritable grain, intéressant dans la perspective de ces études d'orchestration. Les autres choix, Peskó avec le LSO (tout aussi monumental, mais vraiment pas propre) et Bamert avec les London Mozart Players (très lisses, orchestre de chambre tradi même si la pâte est sensiblement plus légère – on perd beaucoup sur les effets de rythme et de timbre) – qui a beaucoup fait pour ce répertoire sans toujours le servir avec l'acuité qu'on pouvait espérer pour ces pages – se révèlent moins satisfaisants.
    Oui, ce n'est peut-être pas le disque le plus accompli de cette série, mais en l'absence de version musicologique (le Freiburger Barockorchester le jouait pendant la tournée de l'album Salieri de Bartoli… mais sur le disque, il fallait laisser la place aux airs), cela reste un témoignage indispensable si l'on s'intéresse un peu à l'histoire de l'orchestration et à l'évolution des formes musicales.


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Variation n°25 : violon et harpe solos sur tapis de cordes, avec interventions des premières chaises de bois, assez suspendu, mais avec une progression dramatique.


Un peu de contexte : Salieri, l'homme de l'avenir
    ◊ Troisième étape de sa postérité : depuis la fin des années 1980, le regain d'intérêt pour le répertoire ancien (i.e. pré-1800) dans des interprétations « informées » permet, en les exécutant correctement, de rendre leur lustre à des corpus qui n'étaient pas restés au répertoire comme les Mozart. Le disque documente ainsi progressivement de plus en plus de ses œuvres : musique pour vents, concertos, Requiem, oratorios, lieder, ouvertures d'opéras (vraiment pas le meilleur de son œuvre, c'est sûr qu'il ne faut pas comparer ça avec les Mozart…), airs d'opéra (Bartoli, Damrau) et opéras intégraux (dans des conditions d'enregistrement de plus en plus luxueuses, témoin les trois opéras français chez Aparté et les derniers bouffes parus chez Deutsche Harmonia Mundi), il en existe de plus en plus (plusieurs dizaines si l'on compte les disques non-monographiques). Et parfois en plusieurs versions (pas toujours bonnes, comme en attestent justement ces Variations sur la Follia) ; on commence à se pouvoir se représenter, en tout cas, certaines des (nombreuses) raisons du succès de Salieri en son temps et au delà – les strophes du raccourcissement génital de Calpigi ont ainsi servi à de d'illustres chansonniers dans les décennies suivantes (dont Béranger, par trois fois !).
    ◊ Lorsque, ainsi que les colons anglais de Delibes réunis en quintette, on raisonne froidement : l'observation du corpus disponible de Salieri révèle un legs inégal (celui de Mozart l'est aussi), avec des œuvres qui sont réellement d'un intérêt mineur (des opéras italiens en général plutôt bons, mais pas tous pourvus du même relief, et aucun d'un niveau comparable aux Da Ponte de Mozart) mais aussi et surtout des gemmes d'une valeur inestimable, qui traversent les époques et annoncent le drame durchkomponiert (Tarare), osent des pas de côté étonnants dans la gestion dramaturgique et musicale (La Grotta di Trofonio, Les Horaces), ou bien instaurent une conception de l'orchestration moderne qui apparaît, telles ces 26 Variations orchestrales. Véritablement l'un des compositeurs majeurs de son temps, ni plus ni moins que Gossec, Haydn, Mozart ou (Pavel) Vranický.

lundi 9 septembre 2019

Une décennie, un disque – 1800 – Beethoven et l'agonie du Christ


1800


christus am ölberge beethoven rilling

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Début de l'oratorio : la prière de Jésus.


    ☼ Je n'étais pas satisfait du précédent épisode sur Cartellieri, trop ancré dans les années 1790. J'ai donc longuement cherché et hésité.
Sémiramis de Catel ?  Assurément un des chefs-d'œuvre de la décennie, dans un style qui est au delà de Gluck, tout en en conservant le modèle, et le disque Niquet est supérieurement accompli. Mais l'opéra français est un des sujets les plus traités sur CSS, on en trouve déjà beaucoup de représentants dans ce parcours, je ne voudrais pas biaiser ma liste plus qu'il n'est nécessaire. [Vous remarquerez que son écriture chorale pour chœur d'hommes est très similaire à celle du Christ au Mont des Oliviers !]
Méhul ?
□ La Première Symphonie, sa plus intéressante, est certes tempêtueuse, mais quoique plus hardie, moins séduisante et atmosphérique que Cartellieri que je viens de louer – et aucune version, même Minkowski, ne me convainc pleinement. □ Joseph ?  Cas très intéressant d'opéra comique subverti (fable religieuse tout à fait sérieuse), avec ses véritables fulgurances, mais il n'en existe que deux versions anciennes (Josef Traxel !) traduites en allemand et sans les dialogues ; ou bien une version française avec Lawrence Dale, réussie mais aux numéros totalement bouleversés en lien avec les représentations de Compiègne qui redéployaient le livret dans un sens différent.
Uthal ? Très bel opéra, dont la particularité, pour créer une atmosphère ossianique adéquate, est de n'utiliser aucun violon, dont il a abondamment été question sur CSS. Mais ce n'est pas forcément un chef-d'œuvre absolu en soi, quoique passionnant.
□ Quant à Adrien, bijou superlatif, sommet de la pensée dramatique française, il a été représenté en 1799 mais achevé dès 1791.
■ Le Quatuor clarinette-cordes de Hummel, les Quatuors à cordes de Krommer, les Quatuors à cordes et Trios piano-cordes du mémorialiste Gyrowetz ?  Il existe de très belles choses dans ces corpus, encore très marquées par le style classique, et les enregistrements de Gyrowetz, toujours haydnien mais déjà un peu plus tourné vers une esthétique lyrique, disposent d'une finition extraordinaire (Pleyel Quartett Köln chez CPO, plus encore Fortepiano Trio chez NCA). Après avoir préparé une notule, j'y ai finalement renoncé : le projet de la série est de proposer des disques extraordinaires ; or la musique, quoique très bien écrite, n'en est pas forcément singulière au point de lui confier une décennie entière. (Oui, la charnière 1800 est assez mal documentée, il manque énormément de jalons majeurs au disque.)
■ Reste Beethoven, bien sûr. Je me suis interdit de mentionner les Quatuors ; je pourrais toujours recommander une des intégrales incroyables (Takács, Pražák, Leipziger, Italiano, New Orford, Belcea, Cremona, Lindsay…) ou des anthologies à couper le souffle (Jerusalem, Terpsycordes, Borodin-Virgin, Brentano), mais à quoi bon, vous les connaissez ou les connaîtrez sans moi. J'en suis donc venu au répertoire moins fréquenté chez lui, la formidable Messe en ut et… le Christ au Mont des Oliviers.


ölberge rilling
Édition antérieure, avec un visuel probablement plus proche de la douceur de ton de l'œuvre.

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Chœurs de soldats.


Alors Jésus s'en vint avec eux en un lieu appelé Gethsémané ; et il dit à ses Disciples : asseyez-vous ici, jusques à ce que j'aie prié dans le lieu où je vais.
Et il prit avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, et il commença à être attristé et fort angoissé.
Alors il leur dit : mon âme est de toutes parts saisie de tristesse jusques à la mort ; demeurez ici, et veillez avec moi.
Puis s'en allant un peu plus avant, il se prosterna le visage contre terre, priant, et disant : mon Père, s'il est possible, fais que cette coupe passe loin de moi ; toutefois non point comme je le veux, mais comme tu le veux.

(Matthieu 26;36-39. Traduction Martin 1744.)



Un peu de contexte : synopsis
    Le sujet est simple : l'agonie du Christ à Gethsémani. Il se recueille en proie à l'angoisse de la mort. L'ange compatit avec lui depuis les nuées (duo). Les soldats interviennent ; les disciples sont effrayés, Pierre fou de rage veut s'interposer mais Jésus le retient. Il accepte son sort, est emmené, et le chœur chante la louange de son courage et le sens de son sacrifice. Ceci occupe cinquante-cinq minutes.
    Trois solistes pour trois personnages seulement : un ténor (Jésus pas dans sa meilleure forme), une soprane (un séraphin – ange biblique à trois paires d'ailes) et un baryton (Pierre toujours vénèr). Le chœur incarne tour à tour les anges (déconnectés de la réalité), les soldats (méchants), les disciples (veules).


Compositeur : Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827)
Œuvre : Christus am Ölberge – « Le Christ au Mont des Oliviers » (oratorio, 1803)
Commentaire 1 : La partition se distingue par son ton inhabituellement méditatif pour du Beethoven, bien qu'évoquant en de nombreuses instances Fidelio. Sans insister sur l'angoisse de cette nuit, elle souligne cependant, de façon assez lumineuse, la part humaine (ou l'essence, je n'entre pas dans ces débats, je tiens encore un peu à la vie) de Jésus, et se limite, dialogue avec l'Ange excepté, à l'explicite de l'Évangile : appréhension, prière, soldats, Pierre. La grâce suspendue de ces moments (ou le caractère très motorique et entraînant, quoique hostile, des interventions des soldats – qui n'est pas sans ressemblance avec les opéras à venir de son admirateur Schubert) est assez particulière, d'un mélodisme pas toujours évident, mais toujours élancé et prégnant. Une sorte d'abstraction qui prend chair – tiens, tiens.
    Il s'agit d'une composition particulièrement atypique chez l'emporté et solennel Beethoven, pleine d'une tendresse qu'on lui connaît peu, sans doute parce qu'il reste un peu de Haydn çà et là, mais comme assoupli par le romantisme naissant. Pour autant, l'inspiration en est très réelle ; rien de neuf ou de fondateur ici, et cependant l'intensité qui lui est propre demeure – on peut en dire autant, dans une tout autre veine, des chants des Îles Britanniques.


Interprètes : Keith Lewis, Maria Venuti, Michel Brodard ; Stuttgart Gächinger Kantorei, Stuttgart Bach Collegium, Helmuth Rilling
Label : Hänssler (1993)
Commentaire 2 : Cet oratorio a finalement été peu enregistré pour du Beethoven (une douzaine d'enregistrements, et seulement trois dans les 25 dernières années : Spering, Nagano, Segerstam). Et Rilling est mieux qu'une valeur sûre : je ne vois pas d'oratorio ou de messe, de Bach à Britten en passant par Mendelssohn et Bruckner, où il n'ait touché juste : orchestre informé (net, mais pas sans moelleux au besoin), chanteurs superlatifs (sopranos toujours limpides et fruités, et ici en sus le moelleux infini et l'éloquence de Keith Lewis, réellement d'un autre monde), chœur sûr comme le sont les ensembles allemands, mais offrant une chaleur moins accoutumée… Ici, de surcroît, il réussit particulièrement l'atmosphère nocturne, avec cette impression que la musique émerge du silence.


Alors il était nuit et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc ainsi qu'un mort de son linceul ;
Les disciples dormaient au pied de la colline.
Parmi les oliviers qu'un vent sinistre incline
Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ;
Triste jusqu'à la mort ; l'oeil sombre et ténébreux,
Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe
Comme un voleur de nuit cachant ce qu'il dérobe ;
Connaissant les rochers mieux qu'un sentier uni,
Il s'arrête en un lieu nommé Gethsémani :
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre,
Puis regarde le ciel en appelant : Mon Père !

(Vigny, Le Mont des Oliviers)



Un peu de contexte : un livret
    L'œuvre illustre à la perfection le genre intermédiaire de l'oratorio : contrairement aux pièces de la liturgie, une œuvre qui ne s'insère pas dans un office, mais qui raconte un épisode sacré, avec une action dramatique. Dans le même temps, cette action reste embryonnaire et ne satisfait pas au besoin d'intrigue qu'on trouverait dans un opéra.
    Beethoven était tout à fait insatisfait du livret de Franz Xaver Huber (et son éditeur, Breitkopf, concordait), mais s'était trouvé face à la difficulté de retoucher à la marge le texte – cela ne réglait pas les problèmes. Il exprime dans une lettre, vingt ans plus tard, qu'il aurait préféré mettre en musique Homer, Schiller ou Klopstock : si ces poètes ont une syntaxe difficile, au moins ils valent les efforts pour les mettre en valeur.


Un peu de contexte : création
    En tant de fraîchement résident au Theater an der Wien – il habitait dans le théâtre – fondé par Schikaneder (lieu de création de la Flûte Enchantée), Beethoven a présenté plusieurs concerts de créations particulièrement importants dans ces murs, notamment la Troisième Symphonie (1805), la première version de Fidelio (1805), le Concerto pour violon (1806) et bien sûr le fameux concert du 22 décembre 1808 où étaient programmés le Quatrième Concerto pour piano, la Fantaisie Chorale, les Cinquième et Sixième symphonies !
    Cette soirée du 5 avril 1803 était au moins aussi importante, puisqu'il présentait, outre son Troisième Concerto pour piano, ses deux premières symphonies !  Les musiciens, épuisés comme on peut l'imaginer par ces musiques assez denses (les deux symphonies étant assez éloignées des standards de l'époque, en particulier la Seconde, exigeante et très originale), ont dû être amadoués par des boissons offertes par le prince Lichnowsky pour accepter d'opérer un nouveau filage, non prévu, de l'oratorio !
    La réception mitigée n'a pas empêchée l'œuvre d'être reprise plusieurs fois jusqu'à l'année suivante, avant sa publication seulement en 1811, avec quelques corrections.


Complément discographique :
    Il aurait aussi été possible de mentionner, pour cette décennie, la fougueuse (quoique plus suspendue que la déferlante Missa Solemnis en ré) Messe en ut. Il en existe en particulier un enregistrement de Richard Hickox avec son ensemble sur instruments anciens – contrairement à ce que pourrait laisser préjuger sa dilection pour le répertoire anglais du XXe siècle plein de vapeurs et de courbes, Hickox dirige Beethoven, comme en témoigne son intégrale des symphonies avec le Northern Sinfonia, avec la meilleure qualité d'articulation possible.


Ainsi le divin fils parlait au divin Père.
Il se prosterne encore, il attend, il espère,
Mais il renonce et dit : Que votre Volonté
Soit faite et non la mienne et pour l'Eternité.
Une terreur profonde, une angoisse infinie
Redoublent sa torture et sa lente agonie.
Il regarde longtemps, longtemps cherche sans voir.
Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir.
La Terre sans clartés, sans astre et sans aurore,
Et sans clartés de l'âme ainsi qu'elle est encore,
Frémissait. — Dans le bois il entendit des pas,
Et puis il vit rôder la torche de Judas.

(Vigny, Le Mont des Oliviers)

Dans une perspective tout à fait opposée à celle de Huber, évidemment (on est à la fin des années 1830, aussi).

David Le Marrec

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