Pasager !
Merci beaucoup, sans que CSS ambitionne d'être davantage que mon petit
bout de paradis
bac à sable personnel, vous énoncez à peu près mes espérances les plus
déraisonnables lorsque j'écris ici. Un plaisir à lire, croyez-le.
Vous
évoquez la "couverture" utilisée par bon nombre de chanteurs du
répertoire italien "lourd", grands noms a l'appui, mais qu'en est t'il
du l'école de style a laquelle appartiennent Callas, Tebaldi, Scotto ou
encore Zampieri? (je les
classent comme représentantes d'un même style, mais c'est peut être
déjà une erreur de ma part?) Leurs voyelles m'ont toujours semblées
"claires, y compris sur les notes les plus hautes, d'où d'ailleurs une
certaine dureté.
Vraie question en tout cas.
¶ D'abord, à mon sens, il est difficile de donner une réponse globale,
puisque les chanteuses que vous nommez, qui ne ressemblent pas,
effectivement, à celles que j'ai citées, appartiennent à des courants
très différents (le côté « gonflé » de Callas, la voix franche mais
l'italien flou de Scotto, la dureté de Tebaldi, et l'idiosyncrasie à
peu près totale de Zampieri font appel à des techniques d'horizons
distincts). Mais je vois très bien ce que vous voulez dire : elles
s'opposent aux autres par une franchise d'émission particulière.
¶ Ce que vous soulignez renvoie surtout à la nature de mes exemples
(c'est pourquoi il y aura beaucoup d'autres épisodes, je l'espère) pour
rendre plus évidente la présence de la couverture. Toutes ces
chanteuses que vous mentionnez couvrent leur voyelles (sinon elles
ressembleraient à Idina Menzel), mais de façon différente, plus
discrète, et peut-être plus réussie. Car le fait de disposer de
voyelles « pures » (pas de [i] qui ressemblent à des [è] comme Kaufmann
ou des [ü] comme Nimsgern, ce qui crée des tensions dans l'instrument)
est considéré comme un objectif technique de premier plan, même chez
des théoriciens pas forcément très concernés par l'élocution ou
l'expression.
¶ À mon avis, la différence tient davantage dans le placement (beaucoup
de sopranos peuvent être très sonores en chantant en arrière), qui est
assez antérieur chez elles et leur procure cette franchise, voire cette
dureté dans le haut du spectre.
♦ Chez Tebaldi,
la primauté est clairement donnée à l'exactitude des voyelles. Elle
couvre, mais la couverture est un équilibre, une accommodation, et chez
elle, l'équilibre se dirige clairement vers une voix protégée, mais une
articulation très exacte des voyelles italiennes. Ce qui pourrait
expliquer la dureté de ses aigus, mais ce n'est pas le cas de Maria
Curtis Verna ou Antonietta Stella, avec des voyelles pourtant très
conformes. Marcella De Osma et Gabriella Tucci accommodent davantage en
haut (comme Scotto d'ailleurs). Et puis cela n'empêche pas de bien
dire, témoin la Norma de Cerquetti, l'absolu du legato sulla parola (où le texte
est déposé sur la ligne de
chant), alors que ses voyelles à elle sont très altérées.
♦
Chez Callas, on entend quand
même nettement comme tout son chant est très arrondi. Les voyelles
sonnent avec pureté, mais comme placées dans une sorte de marmite en
rotonde, au même endroit, ce qui permet de ne pas avoir à en bouger
pour les différencier – c'est, de fait, un bon usage de la couverture.
Le blanchissement du timbre dans l'aigu peut tenir au centre de gravité
de la voix (quand même plutôt un soprano grave, au minimum, voire un
mezzo-soprano avec une belle extension supérieure), ou bien de la
technique d'émission (un peu dans les joues, et pas complètement
devant, ce qui rend la montée un peu moins facile).
♦ Chez Scotto, c'est
clairement l'équilibre de la voix qui donne cette impression, avec des
sons qui résonnent en haut et à l'avant du crâne, avec cette stridence
particulière. Scotto a des voyelles très floues (voire « impures »,
glissantes), très peu intelligibles au delà du passage, et ça ajoute
sans doute à cette impression désagréable dans le haut du spectre
(j'aime beaucoup Scotto), sans parler du vibrato dans les périodes plus
tardives. Je vois pas mal de points communs avec la couverture
opaquissime de Freni, en réalité.
♦ Zampieri est tout un poème,
et les paramètres de bizarrerie sont si nombreux que je n'ose pas trop
me lancer dans une exégèse. Extrêmement antérieure, une résonance
placée très précisément sur ses meilleures notes, mais une nature
généreuse et un peu d'appuis pharyngés qui font bien entendre sa nature
de soprano dramatique (un peu comme si on greffait un timbre d'enfant
sur la machinerie de Gencer, Schnaut ou Eaglen…), et des coups de
glotte assez ébouriffants. La voix est tout de même couverte assez
traditionnellement, les voyelles sont dans une zone de sécurité (et ses
[i] très saillants sont finalement plutôt une preuve d'émission saine
!).
Donc elles couvrent, assurément. On trouvera peu de chanteurs d'opéra
qui ne le font pas, sinon la voix blanchit très vite après le passage.
Chez les professionnels, hors cas de facilité extrême comme Di Stefano,
Liccioni ou Carreras (et encore, ils ont la technique, même s'ils
l'utilisent avec parcimonie – contrairement à la légende urbaine,
Carreras chante peut-être un peu trop ouvert, mais il couvre en
permanence !), ou chez quelques rares mauvais chanteurs bizarrement
passés entre les mailles de la sélection et qu'on rencontre de façon
éphémère sur quelques scènes relativement importantes.
Ces questions se vérifient plus facilement avec les voix d'homme :
certaines basses très dotées ne couvrent pas, certains barytons
couvrent mal. Chez les ténors, la mauvaise couverte limite très vite la
possibilité d'accéder aux grands emplois : les aigus sont alors très
tendus (la voix se crispe beaucoup plus tôt sans l'accommodation
nécessaire), petits, blanchis et rarement vibrés. Pas exactement ce que
l'on attend des ténors verdiens, disons.
Un excellent exemple avec Carreras dans
l'air de Luisa
Miller : il serait impossible de chanter avec ce legato et ces tenues si ce n'était
pas à partir d'une technique incluant la couverture. On entend très
bien, dès la première note « O-ah », c'est-à-dire que l'attaque est
couverte. C'est que l'on appelle l'aperto
coperto (je l'aborderai plus tard dans le cycle), commencer la
note protégée, et ouvrir ensuite le son pour l'approcher de la voyelle
réelle (en gardant les avantages de rondeur et de confort) ; le grand
art est de ne pas le faire entendre, mais chez beaucoup d'artistes,
c'est très perceptible (et notamment chez Carreras).
Alors oui, les voyelles de Carreras s'ouvrent beaucoup après l'attaque,
et peut-être trop pour sa sécurité, mais il est tout à fait en
maîtrise, plus qu'à peu près n'importe quel autre, et ça s'entend
parfaitement ici. [Je n'ai jamais été convaincu par la théorie du petit
ténor rossinien égaré ou de la mauvaise technique, il a surtout été
très malade, et c'est là que la voix s'est dégradée.]
La question réellement intéressante n'est donc pas si l'on couvre ou
non (dans le chant lyrique, sauf éventuellement pour le baroque, on n'a
pas vraiment le choix), mais à quel degré, et de quelle façon. Est-ce
en modifiant les voyelles ou simplement en ajustant leur placement ?
Est-ce en unifiant ou en différenciant les timbres de chacune ? Est-ce
sur toute l'étendue ou simplement sur les notes qui en ont besoin ?
C'est dans ces équilibres que se situe le grand art (vocal du moins,
parce que les chanteurs les plus équilibrés ne sont pas forcément les
plus intéressants, évidemment).
Je suis forcément très loin de vous avoir répondu (il faudrait prendre
des exemples pour les quatre noms que vous avez cités et fouiner un peu
dans leur mixture personnelle), mais j'espère que ça donne des pistes
pour mieux entendre leur positionnement technique.
Vous
évoquez aussi l'emploi quasi exclusif de la voix de tête dans le
registre aigu féminin, mais est ce vraiment toujours le cas? Si non,
quelles sont les exemples de sopranos utilisant leur voix de poitrine y
compris dans le registre aigu?
Les femmes n'ont pas vraiment le choix (un peu évoqué là, je crois). Physiologiquement, le chemin
est beaucoup trop long à parcourir pour continuer à chanter en voix de
poitrine (leur voix parlée). En revanche, dans les répertoires qui
sollicitent moins d'aigu, elles le font : une bonne partie des
techniques de musical et de
pop utilisent le belting, le
soutien larynx haut pour faire monter la voix de poitrine au delà de
ses limites, d'où le côté tendu, parfois décrit comme « crié », là où
les chanteuses lyriques sont plutôt « hurlantes » ou « hululantes ».
Il existe néanmoins des cas (relativement rares) où les chanteuses
essaient de mixer les deux registres. Cela donne, dans le milieu de la
tessiture, une voix de tête très dense, moirée de rocailles, j'adore ça
personnellement. Grandes spécialistes, Brigitte
Fassbaender et par-dessus tout Doris
Soffel. Par exemple son
Sextus (mais elle le fait partout), chanté en voix de tête, mais où
l'on entend des résonances fortes de poitrine : le mécanisme reste de
tête, mais se pare de couleurs inhabituelles, plus rauques. Et elle
fait ça assez loin en montant dans la tessiture (tout en l'intensifiant
près du passage). C'est l'équivalent de la voix mixte chez les hommes,
à ceci près qu'il existe un second mixte chez les femmes, encore plus
rare, entre voix de tête et voix de flageolet (Cécile Perrin en est
l'archétype dans ses aigus).
Là aussi, j'espère avoir apporté des pistes – mais cette question-ci
était plus facile !
N'hésitez pas si ce n'est pas le cas (ou si d'autres questions
surviennent), c'est toujours plus agréable que de soliloquer au hasard,
sans être sûr de répondre à des questions que quelqu'un autre se pose…
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