Carnets sur sol

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lundi 10 février 2025

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – VIII – Qu'en faire ?


Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.

Pour les opéras en d'autres langues, le répertoire sacré, la musique symphonique, les mélodies françaises : épisode n°4.

Pour les lieder et songs : épisode n°5.

Quant à la musique de chambre, au clavecin, au piano solo, aux mélodies slaves : épisode n°6.

Pour finir, les réductions piano d'œuvres célèbres : épisode n°7.

J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.



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Trois des Préludes caractéristiques Op.49 du compositeur ukrainien Théodore AKIMENKO.


8. Qu'en faire ?

Voilà pour près de deux ans de déchiffrages d'inédits – en excluant les œuvres célèbres que j'ai aussi jouées, les accompagnements de chanteurs, le chant pour moi-même, etc. Ce n'est pas si mal.

Je ne sais si cela a du sens, mais le fait d’avoir accès à ces trésors, malgré mes moyens techniques limités, me fait sentir comme une responsabilité : vu que ce répertoire n’est pas près d’être exhumé par les professionnels, n’ai-je pas mission de ne pas rester assis sur mon tas d’or, sur ces émotions vertigineuses, et de contribuer à faire vivre ces oeuvres dont il n’existe aucune trace sonore, pour des compositeur dont on a parfois aucune œuvre accessible, malgré une qualité manifeste ? – typiquement, qu’il n’existe rien de Max von Oberleithner au disque, ce qui est absolument délirant à la lecture de sa magistrale Aphrodite (d’après le roman de Louÿs !).

Cette série répond partiellement à cette question qui me taraude – sans doute de façon un peu immodeste, puisque j'hérite un peu malgré moi d'un véritable complexe du sauveur, pour ne pas dire du Messie – en nommant les oeuvres et les styles des compositeurs marquants que j’ai croisés. Mais à nommer une musique qui reste muette, je conserve l'impression tenace – et ce, depuis des années, dès que j'ai commencé à mentionner des inédits sur ce site – de surtout narguer ceux qui ne peuvent pas l’entendre, sans pour autant fournir le matériau pour permettre à ces compositeur de sortir de l’oubli.

Et c’est là en réalité l’objet premier qui a motivé cette série : pas (seulement ?) de me vanter de mon amélioration au piano, pas de citer une litanie de noms que vous ne pourrez peut-être jamais entendre... je voulais, au terme de cette évocation exploratoire, vous demander votre opinion – estimés lecteurs – sur ce que je devais faire.

Si ce parcours a suscité votre plus ou moins distraite curiosité, je suis curieux – avide – de votre idée sur le sujet. Que faire de cet espèce de superpouvoir dont je ne sais trop quoi faire ?  Pouvoir jouer des opéras à vue, c'est avoir virtuellement tout le répertoire au bout des doigts, et de faire mon Fafner, stérilement avachi sur mon or rhinois.

Je puis continuer seul, évidemment, et me contenter de mentionner ces écoutes si jamais quelqu’un avec un pouvoir de décision passe par ici, me lit et se dit « ah tiens, si j’allais lire une partition dont je n’ai pas la moindre idée », mais soyons franc : aucune probabilité que cela advienne. Il est arrivé que des directeurs de maisons d'opéra me contactent à propos d'un titre rare, mais davantage pour les aider à trouver un enregistrement d'une œuvre qu'ils avaient déjà décidé de monter. Je ne crois pas avoir jamais influencé quelque programmateur que ce soit sur le répertoire – ce serait très étonnant, il faut bien le dire, puisque très peu de monde a la main sur l'orientation artistique des ensembles et des institutions… c'est un privilège farouchement gardé par les directeurs d'institution / producteurs / chefs d'orchestre, durement gagné. Par ailleurs ils ont à la fois la responsabilité budgétaire de remplir et de tenir leur réputation, on comprend bien qu'ils ne s'en tiennent pas à la rêverie du premier mélomane venu.

Je ne dis surtout pas qu'ils ont raison de ne pas m'écouter : je pense très honnêtement que je pourrais être de bon conseil pour des œuvres susceptibles à la fois de générer un moindre coût (en tenant en compte la nomenclature), de constituer un produit d'appel séducteur pour vendre les billets, et de séduire le public une fois assis dans le théâtre. Mais comme ce genre d'investissement est colossal en devises, en temps de travail, en réputation, je comprends bien que les décideurs s'en réfèrent surtout à eux-mêmes. Et, à la fin des fins, si on veut remplir, rien ne vaut un Don Giovanni ou une Traviata.



9. Premières pistes

Parmi les hypothèses plus raisonnables que l'influence à grande échelle, je perçois tout un continuum, depuis le stockage de mes déchiffrages dans un coin de Toile (j'avais commencé ici, en format audio), si jamais quelqu’un tombe par hasard dessus et trouve trace du compositeur dont il traque le legs, tant mieux ; jusqu’au travail soigneux, sur un opéra dans l’année, que je puisse éventuellement préparer avec des amis et publier sans trop rougir.

À la vérité, les extrêmes du spectre me paraissent peu pertinents.

Le stockage ne concernera à peu près personne ; même pour les passionnés les plus motivés, une bande mal captée de déchiffrage inégal pour piano seul d’une œuvre dramatique, il faut vraiment le vouloir !  Par ailleurs ce dossier n'est pas référencé dans les moteurs de recherche, il faudrait le mettre en valeur et l'éditorialiser sur un site pour qu'il soit accessible, sans quoi seuls les fans de CSS en débusqueront l'existence. Pour que les deux ensembles « chercheur de tel incunable » et « lecteurs de CSS » se recoupent, il faudra un sacré hasard. Et, comme je le disais, le résultat ne sera même pas à la hauteur de l'extraordinaire coïncidence.

Quant à l’opéra bien fignolé de l’année, non seulement je ne crois pas en avoir les moyens logistiques (trouver les personnes désireuses de le travailler à fond) ni surtout technique – je suis surtout un lecteur, le progrès possible entre la pièce lue et la pièce travaillée est très limité contrairement à ce qu’on peut peut-être imaginer. Mais principalement, cela va à l’encontre de toute ma démarche : déchiffrer, découvrir. Me priver de découvertes pour essayer de concurrencer les gens sérieux avec un produit de qualité médiocre n’aurait pas, fondamentalement, grand intérêt. Dans l'incommensurabilité de l'offre lyrique gratuite en ligne, le mélomane ira à bon droit plutôt du côté d'Operavision, d'Arte ou, pour les formats avec piano, de la Compagnie de L'Oiseleur pour se faire une idée plus fidèle des œuvres rares. Et avant qu'il ait tout éclusé et en vienne à écouter ce que je produis, même faire métier d'écouteur n'y suffirait pas.
Ma perspective est plutôt de faire quelque chose de mon loisir, pas de le brider ou de le supprimer – répéter la même œuvre pendant une année me lasserait assez vite. A fortiori lorsque je sais que le résultat ne sera pas complètement probant – c'est un métier – et ne concernera que très peu d'auditeurs.

La solution se trouverait donc plutôt dans un intermédiaire : faire un choix des bandes à publier et les apprêter un peu pour qu'elles soient écoutables, mais avec une charge de travail minimale.



10. Dispositif 2025

En réalité, depuis un an que je rédige cette série sur les déchiffrages de 2022-2023, dans le but initial de vous poser ces questions, quelques solutions ont fini par décanter.

Dans beaucoup de cas, le déchiffrage rend suffisamment compte (à défaut d’être parfait ou même simplement joli) de ce qu’est l’œuvre pour être mise à disposition des curieux. Souvent, une première lecture me permet de repérer les difficultés, de comprendre la logique du langage pour faire les bons choix en temps réel, et la seconde lecture me sert de captation. La vidéo s'est révélée un supplément très bienvenu, qui incarne l’intention musicale. Lorsque c’est possible, je lis les répliques, voire les chante (avec un bonheur variable). L’objet me paraît plus stimulant pour le spectateur lorsque j’adjoins, comme je le fais désormais, des commentaires pour aider à repérer les motifs, expliquer les trouvailles, donner des éléments de contexte du livret. Et la plate-forme procure une visibilité supplémentaire, pas tant par l'algorithme que par la possibilité d'abonnement et l'habitude d'un public vaste, plutôt que d'aller spécifiquement sur le site de CSS – le public cible n'est pas nécessairement le lectorat du site, qui est en général attaché au texte.

J'ai aussi commencé à mandater des amis chanteurs pour lire le texte – apprendre tout un opéra (et sans support audio) est une tâche trop importante pour des amateurs. (J'ai aussi pensé à ouvrir des cagnotes pour financer un projet en rémunérant de jeunes professionnels, leur demandant d'apprendre tel opéra que nous aimerions entendre, mais c'est un autre – beau – projet. Je m'y attellerai peut-être un jour.) 
Ainsi, j'ai opté pour des musiciens, sachant le solfège, qui disent le texte au bon moment par-dessus de la musique, façon mélodrame. Cela procure davantage d'impact dramatique à la musique qu'un sous-titre – et c'est aussi un gain considérable en temps de montage. De premières captations ont été faites, des rendez-vous ont été pris.

J'ai reçu beaucoup de retours (contre très peu auparavant), en général très positifs sur l'intérêt de la démarche vidéo – même si peu écoutent l'ensemble des vidéos ou évidemment pas la totalité de la vidéo choisie, cela donne toujours de la visibilité au fonds documenté et pique la curiosité. De surcroît, grâce à la fonction recherche, ces compositeurs très peu documentés peuvent atteindre les personnes qui les cherchent dans YouTube. J'ai été frappé par les statistiques – les opéras produisent 100 à 200 vues, ce que je n'imaginais pas un instant. Clairement, la vidéo paraît mieux calibrée pour ce type de diffusion, même si la contrainte me paraissait initialement superflue.
Mais ce qui m'a vraiment convaincu, c'est la possibilité de réaliser de la médiation par incrustation dans la vidéo (extraits de partition, du livret, commentaire sur le style musical, sur les motifs récurrents…), qui peut permettre de naviguer. Je précise aussi lorsque j'ai fait des erreurs ou des choix contestables dans ma lecture, de façon à pouvoir mieux contextualiser ce qu'on entend.

Je n'aime pas beaucoup le travail abrutissant du montage – on ne peut même pas écouter de la musique pendant ce temps, alors même que ça ne prend pas trop d'espace cérébral ! –, mais cela m'a donné l'idée de vidéos-notules à visée pédagogique, pour faire entendre la structure des motifs d'une partition complexe, par exemple. Les influences du Freischütz sur Mendelssohn, Wagner et Tchaïkovski, les leitmotive dans l'acte III de Die Walküre, dans la fin du I ou du III d'Arabella ou bien sûr dans Pelléas



11. Ce que vous pouvez faire

Soutenez les indépendants, voici ma cagnotte, envoyez-moi de la thune

a) D'abord, j'aimerais beaucoup recevoir votre avis. Y a-t-il une démarche qui permettrait de mettre ces déchiffrages récurrents au service de la collectivité ?

b) Si vous avez des partitions que vous rêveriez d'entendre, vous pouvez aussi m'envoyer leurs références : ainsi non seulement je disposerai de pistes nouvelles d'exploration, mais cela aura une utilité concrète. Je prends commande sans difficulté – je ne promets pas de jouer ce qui ne m'intéresserait pas du tout, serait inaccessible techniquement, ou dans le cas improbable où je serais submergé par les demandes, mais sur le principe, je suis tout disposé à me rendre utile.

c) Si les déchiffrages d'opéra avec récitants s'avèrent probants, je pourrais être tenté de programmer des séances d'enregistrement avec un récitant par personnage. Si jamais vous êtes tenté par l'aventure, n'hésitez pas à vous signaler – le seul prérequis est de pouvoir suivre une partition pour placer les répliques à peu près au bon endroit, il n'y a pas besoin d'être acteur, chanteur ou musicien. Ce ne sera pas pour tout de suite mais cela permettra de savoir qui contacter lorsque le moment viendra dans les prochaines semaines ou les prochains mois.



Je ne suis pas sûr de me lancer à nouveau dans une série descriptive comme celle-ci, aussi vous pouvez suivre l'avancement des projets dans le fichier qui recense ces découvertes ou bien sûr, pour celles qui sont sélectionnées, sur la chaîne YouTube de Carnets sur sol.

À bientôt, très curieux de vous lire !

samedi 25 janvier 2025

Pourquoi je ne joue pas de piano au piano — [Un an et demi de déchiffrages d'inédits – VII – Arrangements inédits, de Mozart à Sibelius]


asgér hamerik
Asgér Hamerik, l'une des seules pas-vraiment-superstar de cette notule.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.

Pour les opéras en d'autres langues, le répertoire sacré, la musique symphonique, les mélodies françaises : épisode n°4.

Pour les lieder et songs : épisode n°5.

Quant à la musique de chambre, au clavecin, au piano solo, aux mélodies slaves : épisode n°6.

J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.



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(Quelques transcriptions ou fantaisies pour piano à partir de tubes mentionnés plus bas.
Le disque le plus conforme que je connaisse, la Troisième Symphonie de Bruckner
transcrite pour piano à quatre mains par Mahler,
n'est pas disponible en flux.)


13. Tubes en réduction

Je touche à la fin de ce panorama, avec dans l’intervalle des nouveautés, évidemment.

Je n’ai pas évoqué cependant une catégorie d’inédits, qui m’a beaucoup occupée, mais qu’il serait probablement assez peu utile de commenter (et encore moins de diffuser) : une vaste partie des pièces que je joue au piano sont des transcriptions, de symphonies, de quatuors... jamais enregistrées en version piano ou, quand c’est le cas, pas dans l’arrangement que j’ai soigneusement sélectionné.
Je ne parle même pas des opéras en version réduite, où j’intègre moi-même les lignes vocales à l’« orchestre ».


a) Répertoire

Dans cet ensemble, des œuvres peu célèbres (Concertos pour violon de Pierre Rode [lien], Quatuors d’Anton Rubinstein [lien], Symphonie n°1  de Kalinnikov ou n°2 d’Asgér Hamerik [lien]…), et beaucoup de tubes. Les symphonies de Beethoven (1,2,3,4,5,6,7,8,9), de Schubert (3,5), de Mendelssohn (3,4,5), de Schumann (2,3,4), de Bruckner (2,3,4,5,6,7,9), de Brahms (1,4), de Tchaïkovski (1,2,3,4,5,6), de Dvořák (7,8,9), de Mahler (1,2,3,5,8,9), de Sibelius (1,5, faute de trouver les autres) ; les poèmes symphoniques de Tchaïkovski, les trois grands ballets français de Stravinski ; les quatuors de Beethoven (1,2,3,4,5,6,7,8,9,15 pour l’instant), Schubert (12,13,14,15), Mendelssohn (2,6), Schumann (3), Debussy...

Côté opéra, parmi les plus joués :
→ l'horrible Richard Wagner [notules] : le Vaisseau fantôme, les scènes aquatiques et célestes de Rheingold, les actes I et III de la Walkyrie, l'acte III de Parsifal… souvent dans des traductions françaises ;
→ Richard Strauss [notules] : tout le début d'Elektra jusqu'à la fin de la première scène de Chrysothemis, les débuts du I et du II du Rosenkavalier, tout Ariadne auf Naxos, le début de Die Frau ohne Schatten, et surtout tout Arabella, ;
→ Mozart : actes pairs des Noces, tout Don Giovanni, tout Così, toute la Clemenza ;
→ Verdi : Stiffelio, Un Ballo in Maschera (tableau du gibet), Don Carlos (actes impairs), Aida (actes III et IV), Otello (acte II)… ;
→ Debussy : tout Pelléas & Mélisande ;
→ Bizet : tout Carmen ;
→ Puccini : tout Tosca, acte I de La Bohème ;
→ Reyer : acte IV de Sigurd ;
→ Meyerbeer : actes I et V des Huguenots ;
→ Halévy : extraits de La Juive ;
→ Bellini : actes I et II, fin de l'opéra des Puritains ;
→ etc.
Le plus joué sans conteste, l'acte III de Die Walküre (comme d'habitude), suivi des I et III d'Arabella, puis l'acte IV des Noces, tout Tosca, Pelléas, l'acte II d'Otello, le final de Stiffelio. (Si l'on compte les extraits isolés, le duo de révélation du V de La Reine de Chypre d'Halévy arrive dans le trio de tête !  Réduction réalisée par… l'horrible Richard Wagner.)

Côté musique sacrée, beaucoup de lectures de la Missa Solemnis de Beethoven, du Psaume 42 et d'Elias de Mendelssohn, du Requiem de Verdi, du Deutsches Requiem de Brahms

Et sans doute bien d'autres choses que j'oublie.



b) Effets

Et il faut bien le dire, accéder à une partie de la richesse de ces musiques, la réaliser seul, en incarner les arcanes, a quelque chose de particulièrement grisant. Parmi les bonnes surprises, le Quatuor de Debussy se joue assez bien au piano, qui tombe assez bien sous les doigts, peu de sacrifices à opérer dans la musique, alors qu'il faut souvent opérer des choix déchirants dans les réductions de quatuor !  Quant au mouvement lent de l’opus 59 n°2 de Beethoven, voilà probablement l’une des pièces « pour piano » que j’ai le plus jouées... une partie de son caractère ineffable et de la succession ininterrompue d’idées fulgurantes se communique très bien à la version piano.

Évidemment, toutes les polyphonies ne sont pas réalisables (certaines ne sont même pas notées par les transcripteurs !) et les effets de timbre ou de texture peuvent ne pas trouver de correspondance au piano, mais ce reste tout de même un outil d’approche incroyablement intuitif et jubilatoire ! 

Les choix des transcripteurs sont en eux-mêmes éclairants, également : ainsi pour les symphonies de Beethoven, Otto Singer II, le grand transcripteur d’opéras de Wagner et Strauss, n’est-il pas le plus confortable pianistiquement ni le mieux sonnant quand aux équilibres des registres. Liszt, que je n’ai jamais beaucoup aimé ici, me paraît vraiment un attrape-pianiste – des octaves partout, mais cela imite assez mal les textures d’un orchestre à cordes et vents ; on le perçoit déjà à l’audition, et c’est encore plus vrai lorsqu’on le lit et le joue. (En outre, quoique très pianistique, je ne trouve pas ça confortable à jouer, on sent les grandes mains puissantes, on a l'impression de toujours courir après le brillant plutôt que de travailler le fondu et la couleur.) Une œuvre pour faire briller le pianiste plutôt que pour évoquer fidèlement le souvenir de l’original. Après pas mal d’essais, je me suis tourné vers Ernst Pauer, pianiste et compositeur deux générations plus tard (né en 1826), dont les propositions modestes et équilibrées, qui visent davantage à la fidélité qu’à l’effet, permettent réellement de faire réentendre le matériau d’origine, avec, évidemment, son lot de simplifications ou d’impossibilités pratiques. De même pour Tchaïkovski, où j’ai privilégié l’éditeur moscovite Jadassohn, lui-même transcripteur, sur d’autres noms plus prestigieux.



c) Déviance

Vous vous posez peut-être la même question que celle naguère émise par un camarade : il existe tellement de chefs-d’œuvre pour le piano (documentés ou non), pourquoi t’acharner sur des œuvres qui ne sont pas écrites pour l’instrument?

Et en effet, je joue beaucoup plus d’opéras, de symphonies, de musique de chambre (avec ou sans piano prévu !) que de musique pour piano. Phénomène encore spectaculairement accentué lorsqu’il s’agit de jouer des œuvres qui figurent dans le grand-répertoire.

C’est à la vérité une très bonne et légitime question, et il se trouve que je dispose de réponses – qui éclairent certes mon approche, mais aussi, je crois, une dimension musicale susceptible de tous nous concerner à divers degrés.

1) Beaucoup de pièces pour piano sont déjà disponibles au disque : ce sont les plus faciles à enregistrer et diffuser ; même si je ne les trouve pas de prime abord, il est fréquent qu’en réalité une piste isolée (et mal référencée) se dissimule dans une anthologie, sans parler bien évidemment des captations artisanales publiées sur YouTube. Le risque de travailler pour rien est donc assez élevé.

2) Les œuvres pour piano sont souvent écrites pour mettre en valeur les pianistes, nécessitent de la virtuosité, contiennent des traits purement pianistiques. Autant je peux arriver à donner le change en première lecture d’un opéra (quitte à opérer des choix d’urgence dans les voix et/ou l’accompagnement), autant sur une pièce écrite pour piano, si on escamote les cabrioles prévues, le résultat paraît tout de suite moche. Néanmoins, cette considération ne concerne en réalité surtout les captations / diffusions – rien ne m’empêche de les jouer pour moi-même.

3) La véritable raison, c’est que ladite virtuosité est souvent présentée comme une vertu (un grand pianiste, c’est un « virtuose »), alors que pour ma part, en tant qu’auditeur, à matériau égal, je trouve l’œuvre virtuose moins intéressante. Non seulement les fanfreluches n’apportent rien au discours, mais elles l’affadissent (pour moi), se reposant sur des formules vives et stéréotypées au lieu de laisser chanter la mélodie, l’harmonie, en somme le discours.
Or, très peu de compositions pour piano échappent à ce genre de réflexe. Je trouve donc plus satisfaisant de jouer d’autres genres musicaux transcrits, qui échappent à ces formules prédéfinies que je trouve à la fois inutilement difficiles à jouer et particulièrement pauvres en sens musical.

4) Mais la motivation ultime, celle à laquelle vous n’aviez peut-être pas pensé, celle qui fait que je reviens sans cesse, à mon piano, plutôt aux Quatuors de Beethoven et aux Symphonies de Tchaïkovski (pourtant vraiment virtuoses) qu’aux Études de Chopin et aux Rhapsodies de Liszt : la rêverie.
Lorsque vous jouez une pièce pour piano écrite pour le piano, tout est écrit sur la partition, il faut exécuter ce qui est prévu, il n’y a pas vraiment de place à la créativité. Tandis qu’avec une œuvre prévue pour un autre instrumentarium, il faut souvent opérer des choix (y compris sur la réduction piano déjà écrite, pas nécessairement exécutable en l’état), choisir les voix à faire sonner... Une sorte de co-transcription, en quelque sorte, assez stimulante intellectuellement. Cet aspect est encore plus évident concernant les opéras, évidemment : il faut chercher à intégrer les voix au maximum tout en jouant l’accompagnement piano, lire le texte et les didascalies pour comprendre ce qui s’y passe... mais quel cocktail d’émotions !

5) Corollaire : une grande partie du travail se situe du côté de l'imagination. Il faut se figurer les timbres des instruments absents, et essayer de rendre audibles leurs textures, leur étagement,  leurs contrastes – l'attaque fine d'un hautbois, la transparence pénétrante d'un cor, un glissando de corde ou un portamento de voix. on a réellement l’impression d’effectuer un travail d’interprète, de coloriste, de concepteur. On se représente les timbres que l’on veut suggérer, et ce sont des mondes qui s’ouvrent en plus de la simple exécution : ainsi, jouer une symphonie, c’est aussi être chef d’orchestre en plus d'être co-arrangeur.
Évidemment, je ne pense pas du tout avoir le niveau pour parvenir à communiquer cela (j’essaie), mais sur le plan intérieur, cette approche est d’une richesse sans commune mesure avec la simple tentive de jouer bien propre des bouts de gammes ou d’arpège conçus pour épater la galerie – et, accessoirement, pour écarter des scènes des pianistes médiocres comme moi.

6) Encore plus irrationnel, dans des pièces transcrites, je ressens le frisson d’être utile (même si ces lectures-plaisir n’ont pas du tout vocation à être jamais diffusées !) : je suis certain que personne n’a capté les transcriptions de Pauer, Jadassohn ou Singer, et d'une certaine façon, je documente un état de la partition qui n'est disponible nulle part. (Et ce, même si l'intérêt de publier des disques de transcription piano assez littérales par des pianistes compétents n'aurait peut-être pas un intérêt majeur – vous ne serez pas surpris que je pense en réalité que si.)



D) Point final

Vous connaissez à présent mon secret, celui que mon confesseur tremble de devoir un jour révéler sous les sévices, portant ainsi malgré lui le désarroi dans le monde, pour la seconde fois depuis l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal.

Vous pouvez désormais vous constituer tribunal et me mettre aux fers avec Dreyfus et Valjean.

Vous serez, estimé lecteur, le héros de l'épisode qui achèvera cette série : je dois vous poser une question dont dépendra – peut-être – le reste de ma vie.

lundi 20 janvier 2025

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – VI – Musique de chambre, piano & clavecin solos, mélodies slaves – (G. & A. Krein, Bürgel, Posa, Samson-Himmelstjerna, Berezovsky, Bortniansky, Kalinnikov, Akimenko, Ornstein…)


theodore akimenko
Théodore Akimenko, le symboliste ukrainien qui exerça longuement en France.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.

Pour les opéras en d'autres langues, le répertoire sacré, la musique symphonique, les mélodies françaises : épisode n°4.

Quant aux lieder et songs : épisode n°5.

J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.



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(Choix parmi quelques œuvres disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés ci-dessous.)



10. Mélodies slaves

Du côté des mélodies slaves, je n'ai pas remis sur le métier les mélodies inédites de Roslavets (notamment les Verlaine, traduits en russe), vraiment élusives rythmiquement, et dont le sens prosodique et plus généralement expressif est difficile à suivre – clairement pas la part la plus généreuse de sa production. J'ai en revanche essayé celles d'Obouhov / Obuhow, toujours aussi énigmatiques (avec son propre système de notation, du reste).

En revanche, deux découvertes importantes.

La première, le recueil Lvov-Prač, dont j'ai déjà devisé à propos de la « Grande Matrice » commune des musiques ukrainienne et russe.

Extrait de la présentation :
Une large part de la musique russe se fonde sur des thèmes folkloriques russes : beaucoup des mélodies prenantes qu'on entend dans les œuvres emblématiques de Tchaïkovski, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Arenski… sont en réalité des thèmes préexistants.

Ces mélodies sont en général tirées du premier recueil du genre, et le seul à ma connaissance avant un regain d'intérêt à la fin du XIXe siècle : Collection de Chansons populaires russes avec leurs mélodies, de Nikolay Lvov & Jan Prač (souvent sous la forme Ivan Prach), plus communément connue sous le nom de « Lvov-Prač Collection ». Lvov était l’ethnographe qui a collecté les chants (également architecte, et à ses heures perdues poète, historien, géologue, etc.), Prač le compositeur qui les a transcrits de façon nette, incluant même leurs accompagnements au piano.

Ce recueil est fondamental pour comprendre la constitution de la musique russe au XIXe siècle : énormément de thèmes utilisés par les principaux compositeurs que nous connaissons y sont empruntés. Et un certain nombre sont en réalité des thèmes ukrainiens !

J'en ai donc lu-joué-chanté une partie pour retrouver certains thèmes, vous trouverez quelques exemples particulièrement évidents dans la notule concernée. Prač ayant écrit un accompagnement, tout cela se lit très facilement ; c'est plutôt la langue qui ralentit la lecture, en fin de compte.
(Je m'aperçois à cette occasion que ladite notule arrive en premier des résultats Google pour « lvov prac collection », même sans être connecté et depuis un ordinateur tiers, je suis impressionné – je veux dire, impressionné à quel point ça n'intéresse manifestement personne depuis une IP francophone. Résultats suivants tous en anglais : un article universitaire sur JSTOR, un extrait de catalogue sur WorldCat, l'article anglophone de Wikipedia.)

Seconde découverte importante, les frères Krein, issus d'un père violoniste lituanien spécialiste de la musique klezmer. Les deux frères furent, d'ailleurs, membres de l'antenne moscovite de la Société de Musique Folklorique Juive, et ont réutilisé abondamment le folklore et les sujets juifs dans leurs œuvres – Rhapsodie hébraïque, poème symphonique Saul & David pour Grigori, et pour Alexandre Esquisses hébraïques, 3 Chansons du Ghetto, Caprice hébraïque, cantate Kaddish pour ténor, chœur mixte et orchestre, 2 Chansons hébraïques, Mélodie juive pour violoncelle & piano….

C'est Aleksandr, le plus jeune (né en 1883), ayant étudié la composition à Moscou avec Taneyev, et violoncelliste de formation, qui a laissé le plus vaste catalogue et s'est le mieux intégré musicalement, occupant même des fonctions dans les instances artistiques soviétiques. Les quelques mélodies (Chansons du Ghetto) que j'ai lues de lui sont très personnelles et écrites avec science.

Mais j'ai encore été encore plus frappé par Grigory (né en 1879), avec ses 3 Peintures vocales Op.8 (comme les Esquisses hébraïques de son frère, le titre est en français), tableaux sonores évocateurs, sinueux, à la fois exigeants et séduisants, écrits sur des glossolalies – « Berceuse funèbre », « Air », « Un matin dans la forêt de Pan  ». Ce cycle est précédé d'un autre, au titre identique, que je n'ai pas encore lu (avec les mélodies « Chant d'automne », « Sainte Cécile », « О милом » – assez polysémique, je ne sais pas quel sens prévaut ici).
Sa formation a été un peu différente, puisqu'il était violoniste comme leur père, et formé à la composition à Moscou par le Suisse Paul Juon et l'Ukrainien Reinhold Glière, mais aussi à Leipzig par Max Reger. Après avoir été professeur de violon et de théorie musicale à Moscou, il a vécu en divers point d'Europe avec son fils Julian, également compositeur : Vienne, Paris, Berlin, Tachkent, Saint-Pétersbourg et des retours à Moscou…

Clairement des corpus que j'entends explorer à l'avenir.



11. Chambre

Autant la fascination pour l'opéra est comprise (et il est souvent possible de se débrouiller pour chanter soi-même ou pour intégrer les lignes de chant dans la partition piano), autant il peut paraît étrange de déchiffrer seul au piano des œuvres écrites pour un dialogue à égalité entre plusieurs instruments – les partitions de piano en musique de chambre sont souvent les plus difficiles (parfois plus exigeantes même que des concertos !), et ne permettent pas d'intégrer les lignes mélodiques des autres instruments.
Pour autant je trouve l'exercice très stimulant, et fais l'hypothèse qu'en plus de la qualité musicale souvent supérieur qu'on y rencontre (par rapport aux pièces pour piano solo notamment, c'est frappant !) que la dimension onirique en est bien plus puissante, puisqu'il faut à tout moment imaginer des interactions, des équilibres, et qu'on ne produit jamais un résultat tout à fait complet et autonome.

C'est probablement l'un des ressorts qui me fait jouer autant de réductions d'œuvres symphoniques, d'arrangements de quatuors à cordes ou de piano prévu pour jouer en interaction chambriste, alors même que je n'ai aucune perspective d'exécution avec des partenaires.

(Je ne serais pas contre au demeurant, si jamais je croise des gens curieux de répertoire nouveau prêts à partager une expérience de lecture à vue de qualité moyenne… mais la plupart des chambristes que j'ai croisés sont professionnels ou peu s'en faut, ou pas intéressés par le répertoire occulté, ou trop épris de perfection pour l'aventure d'un déchiffrage simple.)

Constantin Bürgel (né en 1837), Sonate violon-piano. La chose est écrite dans un langage très avancé pour sa génération : très lyrique et expansif, du grand romantisme tardif - on peut faire le lien avec une génération Tchaïkovski, mais en Allemagne, le style de ses contemporains les plus célèbres reste dans des normes beaucoup plus massives en général. J'ai été très séduit (et amusé) par la façon dont il utilise des éléments archaïques (des rythmes pointés très présents et les tremblements, comme lorsque le dernier XIXe siècle veut faire du baroque) dans une grammaire tout à fait romantique. Très beau, avec quelques poussées grisantes qui évoquent davantage, çà et là, la génération Posa.
J'y reviendrai à propos de la musique pour piano, puisque la découverte de la sonate m'a incité à aller fouiller plus avant dans le peu qui se trouve aisément disponible en partition.

Oskar Posa (né en 1873), Sonate violon-piano. Une progression absolument folle, pas une mesure qui ne soit musicalement indispensable, le jeu des harmonies et la récurrence des motifs créent une forme de halètement permanent. Tout cela est à ajouter au beau lyrisme, pour un résultat totalement grisant, même en version piano seul sans intégrer les lignes de violon ! 
J'en ai déjà parlé dans l'épisode précédent à propos des lieder, mais aussi dans plusieurs notules, dont celle-ci.
(Un double disque comprenant une belle version de la Sonate sortira à l'automne.)

Toujours de Posa, des extraits du Quatuor à cordes, à partir de la partition d'origine à quatre voix. Je pressens là aussi de très belles idées, pas aussi tourmentées et urgentes que dans la Sonate, mais d'une grande beauté musicale - là aussi, rien n'est écrit à la légère ou pour le remplissage, même si le ton y est un peu plus traditionnel et purement consonant. 

Côté Ukraine, outre un regard jeté sur le Trio (déjà présent au disque, une très belle veine mélodique assez sobre et directe, dans un style qui reste globalement assez germanique) de Vladimir Dyck (né en 1882 à Odessa), j'ai pu découvrir son Kadisch pour violon et piano de 1932, dédié à son frère Jacques. Style qui évoque plutôt les années 1860 que 1930, mais le langage y est particulièrement maîtrisé et proportionné à son propos expressif.
Terrible destin que celui de ce compositeur ukrainien, arrivé en France à dix-sept ans, remportant le Prix de Rome 1911, professeur de piano de Mme Poincarré… arrêté en 1943 par la Gestapo et assassiné peu après son arrivée à Auschwitz.
Tant d'histoires en une seule vie, je suis étonné qu'il ne suscite pas davantage l'intérêt, ne serait-ce que pour conter son histoire. (Et la musique est bonne.)

Sinon, beaucoup lu de choses pas très fréquentes, mais qui existent déjà au disque, comme la musique de chambre de Taneïev (Quintette et Quatuor piano-cordes) et de Pejačević (Quintette, deux Sonates violon)…



12. Piano (ou clavecin) solo

Pour la les mêmes raisons proposées pour expliquer mon intérêt pour les réductions d'opéras ou de symphonies, voire la musique de chambre même en l'absence de partenaires, j'ai finalement assez peu déchiffré de musique pour piano solo, qui serait la plus naturelle à explorer en théorie. (Et encore moins joué de musique pour piano connue à la simple fin de me contenter, alors que je me suis gavé de réductions de symphonies et de quatuors superstars.)

J'ai donc poursuivi avec Constantin Bürgel (né en 1839), où j'ai retrouvé sensiblement les mêmes qualités : un geste mendelssohnien (le scherzo de la Sonate pour piano Op.5 !) mais aussi une sensibilité archaïsante qui affleure (ces accompagnements en notes alternées dans le premier mouvement). La Suite Op.6 est plus personnelle dans ses explorations, toujours de très belles idées. Pour finir (en réalité, j'ai commencé par là) un Schlummerlied, sorte de romance sans parole en forme de berceuse, très joli mais qui n'est pas très représentatif de la personnaltié de son auteur.

Chez Guido von Samson-Himmelstjerna (né en 1871), le langage n'est pas nécessairement plus avancé, au contraire. Très consonant – jusqu'à des basses d'Alberti dans le final, c'est perturbant ! –, pour autant j'aime beaucoup les éclats consonants de son premier mouvement – un peu dans le goût de ceux de la Symphonie n°2 de Hamerik, pour situer. (Autrement dit, une œuvre qui utilise plutôt le langage musique de la génération Mendelssohn, voire légèrement antérieur.)
Le mouvement lent à variations est le plus périlleux à jouer ; ça ne rend pas grand'chose en première lecture. Le reste utilise davantage des empreintes très familières.
(Dans l'intervalle, la Sonate a été captée et diffusée en vidéo sur la chaîne YouTube de Carnets sur sol.)

Autant j'ai admiré passionnément les opéras de Paul von Klenau (né en 1883) dans ma série de déchiffrages (les postromantiques comme les dodécaphoniques !), ou ses quatuors et symphonies au disque… autant au piano, que ce soit son ballet ou, ici, les 3 Stimmungen, j'ai perçu peu de saillances. Beaucoup moins d'invention ici, des œuvres qui pourraient être de n'importe qui ayant des connaissances en musique.

Pour quitter l'aire germanique, je cite Alexandre Tinyakov (né en 1886, j'imagine qu'on translittère plutôt Tiniakov en français, mais comme vous ne verrez guère son nom dans des ouvrages ou articles francophones…) et ses 2 Lieder ohne Worte, Op.1 (1900), charmants.



Mais en réalité, l'essentiel de mon énergie pianistique, en ce qui concerne le corpus expressément écrit pour l'instrument, s'est concentrée sur la série ukrainienne – qui avance peu, mais c'est précisément parce que je lis beaucoup de musique pour avoir une idée de ce dont je parle, et préparer les illustrations sonores !

J'ai déjà publié une Sonate de Maksym Berezovsky (né vers 1745), le premier des compositeurs ukrainiens (et des compositeurs russes, par la même occasion), transcription d'une sonate pour violon et piano, afin d'illustrer la notule-podcast sur la Triade d'Or. J'en avais parcouru quelques autres pour choisir laquelle enregistrer, toutes dans le même style classique, pourvues de réelles qualités d'évidence mélodique.

De même, dans le premier des épisodes consacrés à Anton Rubinstein (né en 1829), après avoir feuilleté pas mal d'œuvres et joué en survol les 6 Préludes & Fugues Op.53, j'en avais choisi le Prélude en sol (que vous pouvez donc entendre ici). Comme c'est en général la norme pour les préludes d'esthétique romantique, il se fonde sur une structure rythmique assez régulière, où accords pour grandes mains répondent à des octaves en intervalles de secondes mineures dans le grave du clavier. Le principe en est très perceptible à l'écoute seule, et les suites d'accords très complets (beaucoup de doigts sollicités), souvent des renversements du même accord, sont typiquement de l'écriture de Rubinstein… même lorsqu'il écrit pour orchestre !  (Ce qui, comme je l'évoquais dans l'épisode précédent, entre en amusante contradictions avec les conseils prodigués à ses élèves.)
La pièce a déjà été gravée par Martin Cousin (et il en existe aussi une version MIDI sur les sites de flux…) pour Naxos, et publiée dans les jours même où je l'enregistrais, à l'été 2023… si bien que malgré mon suivi régulier des nouveautés, je n'avais pas encore vu que mon inédit ne l'était plus guère. Je vous invite bien évidemment à découvrir le cycle entier, avec ses fugues, dans une interprétation techniquement incomparable à la mienne.
Le contraste est cependant intéressant entre les deux approches : à la lecture, je perçois une ambiance assez furieuse – un peu dans l'esprit du Prélude Op.28 n°22 de Chopin –, avec des graves martelés et en regard des accords altiers ou vindicatifs, tandis que Martin Cousin joue la chose avec beaucoup plus de souplesse et de modération, rien de tempêtueux chez lui, et des accords qui répondent plus doucement aux basses (ce n'est pas marqué sur la partition). Deux interprétations (au sens linguistique !) possibles de ce texte, donc.

J'ai ensuite poursuivi dans mon ordre chronologique, même si je ne suis pas certain de vouloir faire éterniser la série dans les parties les moins singulières du patrimoine sonore ukrainien – peut-être faudra-t-il accepter d'en passer par des thématiques qui oscilleront d'une période à l'autre, en classant plutôt par degré d'intérêt.

De Mikhailo Kalachevsky (ou Kolachevsky ; Kalatchevsky en translittération française), né (en 1851) et mort dans la même région du centre de l'Ukraine (dans la courbe du Dniepr), je n'ai mis la main que sur un Nocturne, de facture très traditionnelle : basse + accord à la main gauche, des enchaînements typiques du romantisme, quelques recherches de contrechant simples (une descente chromatique en triolets, par exemple), et beaucoup de réponses en imitation d'un petit motif de quintolets – en cela, nocturne dans la veine chopinienne, avec des rythmes en forme d'ornements de durée variée.
Très joli et agréable. (Le compositeur est surtout célèbre pour sa symphonie sous-titrée « ukrainienne ».)

Sergei Yuferov (ou Sergueï Youferov, ou Serge Youferoff…), né à Odessa en 1865, a en revanche une éducation musicale russe, aux conservatoires de Saint-Pétersbourg (sous la conduite de Glazounov, notamment) et Moscou. Comme Dyck, il est l'auteur d'un très beau trio piano-cordes qui se trouve au disque, ainsi que de plusieurs opéras (Myrrha, Yolande, Antoine & Cléopâtre) qui ne sont pas enregistrés.
Dans l'Élégie que j'ai déchiffrée de lui (depuis publiée en vidéo ici), tirée de ses Arabesques Op.1, je suis frappé, malgré le moment précoce de sa carrière, par la grande intelligence musicale de la construction : il s'agit d'un nocturne assez traditionnel (un chant accompagné, avec une partie plus vive au milieu), mais où le chant s'épanouit sur des silences (la basse s'interrompt) et se développe sur le même patron rythmique un peu hésitant (un triolet dont la deuxième note est allongée) ; sa mutation rapide centrale, progressive et  généreuse, ainsi que sa progression harmonique, se caractèrisent non par l'ostentation, mais pas la juste mesure et la connaissance précise de ce qui fait la différence entre une pièce fade et une miniature pleine d'esprit.

Par pure appropriation culturelle (les Russes annexent les frigos, je peux bien leur subtiliser un compositeur obscur si je veux), et pour permettre l'inclusion de compositeurs marquants, j'ai décidé que Vasily Kalinnikov (ou Vassili ou Basile, né en 1866 à Voïna) pouvait être considéré comme compositeur ukrainien – cela n'a pas grand sens eu égard à sa formation en Russie, mais comme il est mort à Yalta, sur un territoire qui est depuis devenu ukrainien, tout dépend de la délimitation (nécessairement arbitraire) que l'on met à « compositeur ukrainien ». Ethniquement ukrainien, incluant des territoires perdus ?  Ou à l'inverse correspondant au sol ukrainien, incluant l'histoire de territoires qui ne l'étaient pas à l'origine – de même qu'on considère le patrimoine de Nizza comme du patrimoine français. C'est une question de principe, un choix à faire en amont – et, comme je l'ai expliqué dans les notules concernées, je pars du principe que les appartenances simultanées sont possibles, et choisis donc l'extension maximale. Ainsi, tout compositeur ayant des origines ethniques ukrainiennes ou ayant résidé sur un fragment de terre ayant appartenu à un moment ou l'autre à l'Ukraine peut entrer dans cette série – je m'efforce ensuite à chaque fois de bien préciser la nature de cette appartenance. Cela permet d'élargir au maximum le corpus de belles choses que l'on peut embrasser – et, je l'avoue, ça m'amuse de pouvoir moi aussi annexer des trucs.
En ce qui concerne Rubinstein et Kalinnikov, on se situe clairement à la limite de l'exercice, rien dans leur musique n'est marqué, à ma connaissance par une influence du terroir ukrainien.
Je crois que j'ai oublié de parler de sa grande cantate 1812 que j'ai un peu parcourue, débauche de moyens musicaux, très généreusement écrit… et dans l'Ouverture, réduite pour quatre mains, j'ai d'abord cru à une œuvre pour deux mains, tant la densité en idées est forte. On y retrouve l'élan mélodique irrésistible de sa Première Symphonie, mais avec un degré de sophistication rythmique et formel plus grand.
Pour le piano proprement dit, j'ai pu trouver un petit nombre de pièces, où, comme chez Youferov (et peut-être encore davantage) j'ai admiré la qualité de la finition musicale : rien n'est jeté au hasard, tous les équilibres sont travaillés.
¶ Le Nocturno (sic) en fa mineur est un petit bijou, bâti sur des rythmes complexes avec liaisons, silences, syncopes, pas mal d'irrégularités sur ce qui débute comme une romance sans paroles avant de développer des lignes polyphoniques et des harmonies de plus en plus subtiles – même si l'ensemble reste romantiquement consonant. On pourrait dire qu'on se trouve à équidistance presque parfaite entre les Nocturnes de Chopin et ceux de Mossolov.
¶ Sa Valse en la, plus simple, contient tout de même les petites tensions harmoniques et les notes de goût ajoutées (appoggiatures) qui procurent un caractère inhabituellement dynamique et ample (beaucoup d'accords de quatre notes à la main droite pour jouer la mélodique), pour un format destiné au salon !
¶ Lui aussi a commis une Élégie, en si bémol mineur, sur un balancement simple mais parcouru de petites fusées en chevron, comme un trait de flûte pastorale – Debussy en use quelquefois. Là aussi, appoggiatures rythmiques, enflements dramatiques et même évolutions harmoniques fortes ponctuent, avant de retrouver la dimension chopinobelcantiste de l'exercice dans l'accroissement des fusées (avec beaucoup plus de notes à placer dans le même tempo) à la réitération du thème principal. Délicat, simple et direct à l'écoute, mais à nouveau écrit au cordeau, beaucoup de beautés musicales à se mettre sous la dent.
¶ Une Pièce isolée dans la tonalité rare de sol bémol majeur, fondée sur la superposition du thèmes (sur le temps) et d'accompagnements syncopés, développe les mêmes qualités : petites subtilités rythmiques, évolutions harmoniques, évidence mélodique… Simple en apparence, et beau en tout cas.
¶ La seule pièce réellement simple, plus proche du charme folklorisant de la Première Symphonie, était cet Intermezzo russe, moins aventureux mais d'une force mélodique, d'un caractère et d'une force souterraine pour ainsi dire tribaux. Carton plein dans le corpus de Kalinnikov, j'ai envie de tout entendre à présent.

Andrey Shcherbachov (Chtcherbatchov), dont le nom patronyme se confond avec Vladimir, l'auteur de l'exceptionnel nonette avec harpe et danseuse-mime (dans le goût du futurisme pré-soviétique, quoique publié en 1930).
Vraiment rien à voir, celui-ci est né en 1869 et écrit dans un style tout à fait romantique, bien écrit pour le piano et non dépourvu d'idées, mais tout à fait consonant. Je n'ai lu que le « Crépuscule » des Pièces de l'opus 4 ; pour les 6 Miniatures Op.5, le geste pianistique m'a paru plus osé – des frottements de seconde ajoutés à des octaves qui s'enchaînent, pour les accords de septième, une configuration inhabituelle car elle contraint le pouce et l'index à être très rapprochés alors que la main est par ailleurs en extension.
Pour autant, le discours musicale lui-même, quoique tout à fait harmonieux et bien mené, ne présente pas de saillances majeures. Je n'y ai clairement pas pris le même plaisir que pour Youferov et Kalinnikov (ou même Rubinstein), sans parler des profils plus fantaisistes qui vont suivre !

Je n'ai pas pu trouver aisément de partition disponible de Lopatynsky (né en 1871) en ligne, et pour ce qui est de Mossolov (né en 1900), je crois que ce qui a été publié, du moins, est disponible au disque – même si, dans le cadre de la série, je ferai sûrement l'effort, puisque c'est le jeu, d'en enregistrer moi-même un bout. Nous restent donc, dans la suite, deux oiseaux rares, très singuliers.

Théodore Akimenko d'abord (né en 1876).
(Prénom russophone Fiodor francisé, le plus couramment diffusé dans les notices en français et en anglais.) Compositeur itinérant, né à Kharkiv (alors Kharkov), étudiant et exerçant à la Chapelle Impériale de Saint-Pétersbourg (élève de Rimski-Korsakov et Balakirev), directeur de conservatoire en Géorgie, puis professeur (de Stravinski !) au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, chef de chœur à l'église russe de Nice, repassant par Kharkov et Saint-Pétersbourg, fuyant la Révolution russe en France puis à Prague, avant de finir sa vie à Paris.
Je ne connaissais de lui que ses œuvres pour violon avec accompagnement de piano, publiées par Toccata Classics (dont il faut saluer le formidable travail, documentant inlassablement des corpus totalement perdus de vue) – des œuvres postromantiques assez traditionnelles, où rien ne m'a pas particulièrement accroché l'oreille au cours de mes deux écoutes, certes un peu distraites. J'ai aussi survolé en lecture ses Poèmes ukrainiens Op.91 (voix-piano), d'un romantisme tout à fait habituel, quoique ménageant de belles modulations et des contrastes très réussis.
Au piano solo en revanche !  Beaucoup de cycles sont disponibles, et je les ai enchaînés devant leur intérêt et, plus encore, leur disparité de ton.
¶ En quatre mains, les Six Pièces ukrainiennes Op.71 explorent des matières folkloriques avec une recherche polyphonique (n°3) ou harmonique (n°4) assez marquante.
¶ J'ai été absolument fasciné par plusieurs cycles où, sans avoir du tout lu sa biographie, je sentais l'influence de couleurs françaises (peut-être davantage du côté de Dupont ou Mariotte que de Debussy) : les Préludes caractéristiques Op.49 reprennent une structure assez chopinienne (avec des allures de nocturne, ou de pièces fulgurantes à la main gauche tempêtueuse), mais enrichis par une exploration harmonique qui semble guider toute l'inspiration et rechercher avant tout la couleur et l'évocation, bien au delà du caractère univoquement pianistique qui prévaut en général, pour un Prélude. Les influences qui affleurent naviguent entre le postromantisme franc, les sophistications scriabiniennes ou même le goût pour les mélodiques chromatiques et les enchaînements imprévus propres aux futuristes – un futurisme largement pondéré par toutes les autres influences. J'en ai publié des extraits en vidéo ici.
¶ Pour les Récits d'une âme rêveuse Op.39, c'est encore plus évident, beaucoup d'ambiances de préludes debussystes (n°1) ou de danses françaises (n°2, proche du schrerzo de la Symphonie n°3 de Magnard, de danses de d'Indy, etc.), avec toujours une identité propre, des enchaînements harmoniques inattendus, des couleurs évocatrices. « Au bord du lac » a été publié par mes soins en vidéo ici.
¶ Le plus étrange de tous étant Uranie, La muse du ciel Op.25, un cycle dans une couleur beaucoup plus néoclassique, des effets de nudité et de répétition, mais pas du tout simplifiée harmoniquement, quelque chose de très étrange, un peu comme les œuvres les plus personnelles de Poulenc et de Riisager, mâtinées de symbolisme, voire de futurisme ou de minimalisme. Je ne sais pas si j'aime vraiment, mais c'est fascinant. (captée en vidéo, je dois désormais réaliser le montage des commentaires)
¶ Les Deux Esquisses fantastiques (en français dans le texte à chaque fois), qui promettent aussi de très belles ambiances et des pièces de nature très variée.
¶ Il me reste à lire le cycle Rêve mystérieux. Le reste n'est pas aisément trouvable, ou peu propice à l'exécution en solo.

Je voulais terminer en mentionnant Leo Ornstein (né en 1893), bien documenté par le disque, mais pas complètement, croyais-je. Natif de Krementchouk (oblast de Poltava, au centre-Est de l'Ukraine, une région d'où proviennent beaucoup de nos héros dans cette série), il est dès neuf ans élève à Saint-Pétersbourg (ce qui, à nouveau, en fait aussi un artiste culturellement formé par le centre du pouvoir en Russie) : alors qu'il donnait un récital dans sa ville natale, le pianiste superstar Josef Hofmann le remarque et lui offre une lettre de recommandation, clef pour les études dans la capitale de l'Empire. Cependant l'essentiel de sa vie se déroule aux États-Unis et une bonne partie de sa formation a lieu a la future Juilliard School : il n'a que douze ans lorsque sa famille fuit les pogroms et s'installe à l'autre bout du monde.
    Bien qu'éloigné de l'Ukraine et de la Russie, Ornstein creuse un sillon très parent du futurisme, avec une audace qui stupéfie ; des pièces chargées d’enchaînements plus expressifs que fonctionnels (au sens de la syntaxe musicale), ou suspendant la tonalité, mais toujours avec une verve, en particulier rythmique, immédiatement saisissante.
    Je me suis fait plaisir en jouant (partiellement, c'est vraiment exigeant digitalement, et on a peu de repères en lecture tant qu'on n'est pas immergé dans son style très idosyncrasique) les Sonates 4 et 7, la Tarentelle diabolique, Suicide in an Airplane, et même les Impressions de Notre-Dame, que je croyais inédites mais qui se trouvent en cherchant – et bien mieux jouées que je ne pourrais le faire, ces pièces sont vraiment exigeantes techniquement. Je crois qu’on n’a pas capté tout ce qui a été publié, sans même parler de probables inédits dans ses archives ou de pièces jamais rééditées, mais dans ce qui est accessible sans courir les bibliothèques, je n’ai finalement rien trouvé. Je le mentionne car j’ai cru, dans mon cycle de raretés ukrainiennes, en enregistrer certaines pour la première fois – mais il n’en était rien.
    Figure d’une puissanye singularité que je vous recommande vivement, dans le top des compositeurs du vaste legs ukrainien.




Le prochain volet devrait clôturer cette série qui se sera en réalité étendue sur un an, pour « deux ans et demi de déchiffrages », même si je n'ai pas mentionné au fil des publications les nouvelles partitions explorées dans les genres déjà traités !

Il comprendra des questions à votre attention, estimés lecteurs. La Nation, le Continent et l'Univers comptent sur votre indispensable contribution.

mardi 25 juin 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – V – Lieder & Songs (Droste-Hülshoff, Fried, Posa, Streicher, Bacon…)


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Theodor Streicher, le grand coup de cœur de cette kyrielle.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.

Quant aux opéras en d'autres langues, au répertoire sacré, à la musique symphonique, aux mélodies française : épisode n°4.

J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.



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(Choix parmi quelques œuvres disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés ci-dessous.)


8. Lieder

Côté lieder, une belle brassée.

Pour les plus anciens, ceux écrits par Annette von Droste-Hülshoff (née en 1760), surtout connue comme poétesse – que j'aime beaucoup, avec un riche lexique botanique notamment ! –, mais également compositrice. Lieder début XIXe, de langage très simple (on peut penser à Carl Zelter, par exemple), mais sensibles à la prosodie, qui tombent avec justesse sur les textes – qui ne sont pas tous d'elle. J'aime beaucoup, on pourrait avantageusement commencer un récital de lieder avec ceux-ci.
[Pourtant, je croyais en avoir vu un ou deux disséminés dans des anthologies de compositeurs divers, mais impossible de mettre la main dessus, seulement des lectures de ses poèmes…]

J'ai poursuivi avec les mises en musique de Peter Cornelius (né en 1824) des poèmes de… Droste-Hülshoff. Pas nécessairement ses meilleurs poèmes, et mises en musique d'un romantisme assez traditionnel, très agréable sans que m'y apparaisse une singularité forte.
[En réalité l'intégralité des lieder de Cornelius a déjà été enregistrée, notamment chez Naxos par une équipe de choc (Landshamer, M. Schäfer, Begemann… ; les Droste-Hülshoff y sont chantés par Mathias Hausmann.]

Dans la génération suivante, Marie Jaëll (née en 1846) propose Cinq Lieder d'une étonnante sensibilité musicale et prosodique, plutôt dans le haut du spectre de ce qu'elle a écrit, et avec un soin tout particulier du rapport à la langue. Très beaux, plus intéressants que nombre de ses pièces pour piano ou concertos.
[Là aussi, je m'aperçois a posteriori que c'est enregistré, par Catherine Dubosc et Marina Rebeka !]

Grâce au travail remarquable du professeur Alexander Gurdon, on dispose des lieder complets d'Oskar Fried (né en 1871), compositeur parcimonieux – ayant vécu de son travail comme chef d'orchestre, il existe même d'assez nombreux disques : Beethoven 9, Tchaïkovski 6, Mahler 2, Alpensinfonie de R. Strauss… (Évidemment difficile de juger avec les limites des prises de son d'époque, mais ce semble vif et vivant.)
Le recueil publié par le Pr. Gurdon permet de disposer de tous les lieder écrits par Fried (hormis ceux pensés pour orchestre, comme Das Trunk'ne Lied dont j'ai parlé dans la livraison précédente, et son chef-d'œuvre Die verklärte Nacht auquel une notule a été consacrée il y a bien longtemps).
Le langage y assez consonant pour son époque, lyrique et vraiment raffiné ; pas de complexité superfétatoire, mais toujours de belles trouvailles bien ajustées. Pas de surprise foudroyante comme La Nuit transfigurée, mais uniquement de très belles choses qui font plaisir à lire.
[À ma connaissance, un seul de ses lieder avec piano a été gravé au disque – par Davila & Leine, chez C2 Hamburg. Je l'ai bien sûr ajouté dans la playlist qui accompagne cette notule.]

Dans la perspective de la publication prochaine d'un album monographique consacré à l'oublié Oskar Posa (né en 1873, chez le nouveau label voilà Records), après m'être émerveillé de la vertigineuse Sonate pour violon & piano (déchiffrée en premier, mais j'en parlerai après), lecture des 4 Lieder Op.4, sur du Dehmel. Moins que la mélodie ou la prosodie, le prix provient de la grande spécialité de Posa, reconnue par ses contemporains : l'harmonie. Pas de formules fixes sur lesquelles on brode des mélodies ou des rythmes, le discours harmonique (la succession des accords) varie sans cesse, progresse toujours, et ménage des surprises sans chercher la dissonance ni la bizarrerie. Quelque chose d'assez équidistant du postromantisme et du décadentisme, en somme, qui mérite d'être connu – et sera très bientôt documenté au disque, mais pour quelques mois encore, c'est vraiment un déchiffrage d'inédit.
Petite coïncidence amusante : à l'Opéra de Graz dont il était directeur musical, il a dirigé des opéras… de Max von Oberleithner.
[Disque à venir à l'automne chez Voilà Records.]

Encore plus obscur, Heinrich Kaspar Schmid (né en 1874), repéré dans les nouveautés publiées par IMSLP, grâce à la vigilance d'un partenaire / commanditaire de déchiffrages. Son recueil de chansons « turques », Türkisches Liederbuch, Op.19. À la lecture, j'ai été frappé par les nombreuses maladresses étonnantes, comme des fautes d'apprenti… et pourtant, dans le geste, les idées, j'y trouve une réelle inspiration. Le résultat ne tient pas tout à fait, mais je serais curieux de lire d'autres œuvres écrites dans une perspective différentes, et éventuellement d'en connaître davantage sur sa formation, ses principes esthétiques, ses objectifs de compositeur.
[CPO a publié en 2022 un recueil de quelques ouvrages de chambre, assez personnels là aussi. Unique publication à ce jour pour ce que j'ai pu trouver.]

Theodor Streicher (né en 1874). Là aussi, une commande reçue… et ce n'était pas en vain !  Immense coup de cœur pour ses trois cahiers de poèmes de Buonarroti (traduits en allemand). Harmonies surprenantes (très inventives, clairement dans une veine décadente), prosodie très expressive, mélodies toujours pleines d'évidence malgré la sophistication du langage. À la vérité, j'ai surtout aimé le premier des trois cahier, par la suite le langage devient plus contourné, plus abstrait, on a moins de respect des poèmes, moins d'attrait mélodique ou rythmique, tout devient plus éthéré (à sa propre façon tourmentée), plus conceptuel. Même avec la partition sous les yeux, je ne comprends pas toujours bien le projet expressif de ces lieder. Mais le premier cahier, quelle merveille absolue !
    Streicher, riche à l'origine par ses héritages, est ruiné par l'inflation des années vingt. Notez qu'il ne doit pas être confondu avec l'écrivain allemand Paul Theodor Streicher, né treize ans plus tôt et mort la même année, en 1940 – les deux n'étant pas tout à fait des superstars, les recherches en plein texte sur l'un aboutissent assez vite sur l'autre !  Notre Théodore autrichien à nous est issu d'une famille de musiciens remontant au XVIIIe siècle, et lui-même influencé – lis-je – par Hugo Wolf, ce qui n'est pas nécessairement très audible dans les lieder d'esthétique très diverses que j'ai pu parcourir, soit bien plus accessibles, soit bien plus sophistiqués.
[Je n'ai trouvé que deux lieder au disque, un des Hafis-lieder en deux versions (dont Fischer-Dieskau), et un des Wunderhornlieder par Holzmair.]

Un peu moins séduit par les trois plus récents de cette série de lectures.
¶ Ernst Boehe (né en 1880), 5 Lieder Op.1, m'a paru un peu plat pour servi du Dehmel, mais la musique demeure néanmoins tout à fait belle. (Je crois avoir plus de tendresse, finalement, pour les erreurs de H.K. Schmid, mais Boehe ne déparerait pas un récital de lieder, surtout que son corpus ne doit pas se limiter à l'opus 1. À creuser.)  [Deux très beaux albums symphoniques existent chez CPO, magnifiquement captés et dirigés par le remarquable spécialiste des décadents W.A. Albert, l'Orchestre de Rhénanie-Palatinat qui est d'une saveur incroyable.]
¶ Paul von Klenau (né en 1883), sélection de lieder. Très bien écrit, la musique est toujours de qualité chez Klenau. Mais pas croisé de coup de cœur particulier lors de ce survol. (Je vous renvoie à l'épisode III à propos de ses opéras qui sont d'un tout autre tonnel.)  [Pas mal de disques, même si les opéras et les lieder manquent à l'appel. Ses Quatuors sont formidables, la Première Symphonie également, et ne manquez surtout pas, côté lieder, son cycle orchestral du Kornett de Rilke !]
¶ Rudi Stephan (né en 1887), deux lieder (inédits au disque, je crois) qui ne sont pas du grand Stephan : des gestes impressionnants, mais le résultat n'est pas toujours très puissant. Comme il a peu laissé – à cause de sa stupide initiative de se porter volontaire aux premiers jours de la guerre de 14 (et de s'y faire tuer, évidemment, un compositeur sur le front de Galicie…) –, on gratte ce qu'on peut, mais il est possible que le meilleur soit déjà intégralement connu. [Un certain nombre de lieder existent au disque. Et bien sûr, le fascinant Die ersten Menschen, son chef-d'œuvre, dans la version Rickenbacher !]

→ Donc, clairement, pour moi, Streicher, c'est l'urgence de ce qu'il faut découvrir !  Et peut-être explorer le reste du catalogue des autres (Klenau est déjà documenté pour partie, mais Schmid et Boehe pas trop). Dans le cadre de la redécouverte des compositrices, j'espère qu'on aura de belles anthologies Droste-Hülshoff et Jaëll, qui méritent vraiment le détour. (En attendant, vous pouvez toujours vous régaler des lieder de Johanna Kinkel chez CPO.)



9. Songs

Deux rencontres inattendues, avec des musiques de qualité.

My Friend, song d'Albert Hay Malotte : langage, confortable et conservateur pour une song de 1939, mais tout à fait charmant. Compositeur américain (né en Pennsylvanie), qui est surtout resté à la postérité pour ses hymnes religieuses (The Lord's Prayer reste toujours en usage, notamment) et pour ses musiques de film, beaucoup d'animation pour les studios Disney (dont des longs-métrages primés, ou encore Mickey's Elephant ou Magician Mickey) et compositions pour films (plutôt de série B), dont un Atkins, un Borzage et même un John Ford. Ses songs s'inscrivent assez bien dans cette recherche de simplicité et de communication émotionnelle immédiate, sans facilité ni pauvreté, mais visant vraiment au premier chef l'effet sur l'auditeur.
[À part son hymne emblématique, je n'ai trouvé au disque qu'un air de divertissement, une fausse Complainte du Golfeur en forme de valse…]

Autre trouvaille de pure sérendipité, le cycle de cinq poèmes d'Emily Dickinson mis en musique par Ernst Bacon (né en 1898, mais mort en 1990 !), une très belle surprise. J'ai été assez saisi aussi par certains poèmes que je ne connaissais pas, décrivant des relations amoureuses assez troubles, voire dérangeantes - « So bashful when I spied her » décrit même, sous couvert d'adresse à une fleur un rapt, pour ne pas dire un viol ; chaque strophe apporte une surenchère dans la situation initiale de voyeurisme, puis de poursuite, enfin de rapt - et davantage. Les équilibres atypiques de ces poèmes et leur mise en musique, raffinée, pleines de belles pensées musicales articulées avec science, en font à mon avis un corpus assez marquant, qui donne envie d'en entendre davantage.
    J'avoue ne pas avoir connu Ernst Bacon avant ce moment, mais il s'avère qu'il n'était pas du tout sous les radars de son vivant : plusieurs bourses Guggenheim, un Pullitzer pour sa Deuxième Symphonie... présenté comme autodidacte dans les notices, il a tout de même étudié la composition auprès d'Ernst Bloch, et même pendant deux ans auprès de Carl Weigl, à Vienne. Il est l'auteur, très jeune (19 ans) d'un traité, Our Musical Idiom, qui entend explorer la totalité des combinaisons possibles dans le système tonal !  (voilà qui rend très curieux les amateurs de systèmes dans mon genre) Sa curiosité ne s'arrête pas à la théorie savante puisqu'il incluait des éléments de chanson populaire, de jazz et même de musique native-américaine dans ses compositions. Pour l'anecdote : marié quatre fois, dont une première avec la l'héritière d'une grande famille industrielle ; son dernier fils n'est pas très vieux, il est né en 1973 !
En somme, une figure éminente de la musique américaine, qui rend très curieux du reste de son catalogue, à explorer ! 
[Il existe un disque regroupant des songs – pas celles-là – et une étrange Sonate violon-piano.]



Pour la suite, il sera question de quelques autres découvertes, notamment des mélodies glossolaliques russes et du piano allégorique ukrainien !

dimanche 28 avril 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – IV – Opéras en autres langues, sacré, symphonique, mélodies françaises…


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Marguerite Canal pour son Premier Grand Prix de Rome en 1920, où elle termine devant Jacques de La Presle (et Robert Dussaut) – après avoir fini, l'année précédente, troisième derrière Marc Delmas et Jacques Ibert.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Et pour les opéras en allemand, voyez la troisième !



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(Choix parmi quelques œuvres disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés ci-dessous.)



3. Opéra slaves orientaux

Afin d'illustrer la série ukrainienne (pas du tout abandonnée, mais je me suis perdu dans l'immense legs d'Anton Rubinstein à découvrir, lire et enregistrer – alors qu'il n'est déjà ukrainien que par extrapolations), j'ai bien sûr joué Lysenko (mais Taras Boulba existe déjà au disque dans une très belle version) et Semen Hulak-ArtemovskyiLes Zaporogues au delà du Danube. L'œuvre existe en intégralité en ligne, via des captations de représentations (non sous-titrées) sur YouTube, mais pas en disque, je le fais donc entrer dans cette catégorie d'inédits, et vous renvoie vers les notules et le podcast, qui en parlent en détail.

Ma fanitude pour Prosper Mérimée m'a aussi dirigé vers Mateo Falcone de César Cui, mais j'ai été assez rebuté par la platitude de ses débuts, avec en outre des figures d'accompagnement régulières qui sont un peu frustrantes à jouer lors d'un déchiffrage piano – tout en empêchant l'intégration raisonnable des lignes de chant à la réduction de la partie d'orchestre. Pas convaincu (tout comme par le peu dont on dispose de lui), mais il faudrait vraiment lire l'œuvre entièrement pour en juger.



4. Opéras en traduction française

Bien sûr, j'ai aussi lu ou relu quantité d'opéras en traduction française, dont il serait fastidieux de faire complètement état. Du Verdi (Violetta, Le Trouvère…), du Wagner (Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser et Lohengrin de Nuitter, Tristan et Ring de Wilder, Ring et Maîtres chanteurs d'Ernst, trois Parsifal (dont celui de Gunsbourg), du Boito (Mefistofele), du Puccini (La Bohème, Tosca, Madame Butterfly), du Kienzl (Le Prêcheur de Saint-Othmar, c'est-à-dire la version française de Der Evangelimann)…

Pour l'essentiel de très belles traductions, très opérantes, qui valent bien, en réalité, les originaux, et qu'on pourrait parfaitement représenter ainsi pour rapprocher l'émotion dramatique du public. (Oui, cela suppose de ne pas embaucher de stars internationales, il faudra donc peut-être attendre la fin du pétrolocène pour que cela advienne…)



5. Sacré

Essentiellement les Leçons de Ténèbres de Pierre Lochon, un joli bijou lu sur un manuscrit très fautif (énormément de mesures avec trop de temps, de mélodies et basses qui ne concordent pas), un maître de province très mal connu, dans un style qui correspond tout à fait à l'esthétique Couperin. (Je crois même qu'on n'a rien, au disque ou en bande pirate, de lui, sur aucun support.)

Des cantiques orthodoxes de Berezovsky, Bortniansky et Vedel (ils ont cela dit probablement été enregistrés !) pour illustrer la série ukrainienne.



6. Autres œuvres avec orchestre

Deuxième des trois précurseurs de la musique ukrainienne (et russe, à la fois), Dmytro Bortniansky (1751-1825) a non seulement écrit des opéras en italien en Italie, mais aussi de la musique instrumentale de grande qualité, comme ce Concerto pour clavecin (inédit à ma connaissance, mais tous les disques ne sont pas aisément accessibles, il est très possible qu'il existe quelque part !) qui m'a paru tout à fait inspiré – et digne de ses meilleurs contemporains, comme le très poétique concerto de Dittersdorf. J'en parle plus longuement dans la série ukrainienne, où vous trouverez l'enregistrement de mon déchiffrage.

Le chef d'orchestre pionnier des interprétations de Mahler, Oskar Fried (1871-1941), était aussi un grand compositeur (sa Nuit transfigurée pour deux voix et orchestre en témoigne). Je parlerai de ses lieder plus loin, cette fois-ci, c'était un lied orchestral ou une sorte de cantate, Das Trunk'ne Lied (Op.11), que j'ai trouvé à la vérité assez sage, en deçà de la belle inspiration de son catalogue peu fourni mais de haute qualité (je reparle plus loin de ses lieder).

De même pour le ballet de Paul von Klenau (1883-1946), pas du tout aussi fascinant que ses opéras dont j'ai dit le plus grand bien dans le volet précédent.

Beaucoup de chefs compositeurs proposent des œuvres très inspirées – outre R. Strauss et Mahler : Posa, Weingartner, Klemperer, Andreae, Doráti, qui gagnaient leur vie en dirigeant, furent des compositeurs de tout premier plan (déso Furtwängler, t'as clairement pas fait la maille pour la short list). J'avais donc bel espoir pour Louis Fourestier (1892-1976, à qui l'on doit l'un des meilleurs Samson & Dalila au disque), avec son Chant des Guerriers, qui s'est révélé à la lecture plus chargé d'intentions héroïques que de belles idées musicales. Peut-être cela est-il compensé par une très belle orchestration : je n'ai pu lire qu'une réduction pour piano, qui donne comme l'impression de trous dans le spectre.

Enfin cet objet hors norme qu'on croyait connaître, du fantaisiste Pierre-Octave Ferroud (1900-1936), Chirurgie, qui existe déjà au disque en version orchestrale… mais voilà que j'ai mis la main sur une version avec deux chanteurs !  Très étrange à tout point de vue (harmonie incompréhensible pour moi, prosodie qui paraît arbitraire, progression difficile à suivre). Pas vraiment séduisant, mais tout à fait unique. Et rien à voir en lecture piano avec la version orchestrale, beaucoup plus confortable à l'écoute, les bizarreries harmoniques omniprésentes sont, comme souvent, gommées par la mise en timbres.



7. Mélodies françaises

Le français étant évidemment la langue la plus accessible en déchiffrage – on n'a déjà pas le temps de lire tout le texte, alors le traduire mentalement en plus constitue toujours une acrobatie supplémentaire, ou demande davantage de temps de préparation. Or, en général, je découvre vraiment la partition en la posant sur le piano.

En remontant le fil des chansons de Pierre-Jean de Béranger (né en 1780), j'ai pu retrouver certains auteurs de ses meilleurs timbres (autrement dit, les mélodies préexistantes sur lesquelles il posait ses mélodies, procédé très ancien, très usité dans le théâtre des Foires de Paris au début du XVIIIe siècle), parmi lesquels Joseph-Denis Doche (né en 1766). La mélodie de Te souviens-tu ?, elle vient de lui.
Te souviens-tu, disait un capitaine
Au vétéran qui mendiait son pain,
Te souviens-tu qu'autrefois dans la plaine
Tu détournas un sabre de mon sein ?

Je croyais déchiffrer l'étonnant Colloque sentimental (sur le poème de Verlaine) du beaucoup moins étonnant Charles Bordes (né en 1863), vraiment l'une de ses meilleures compositions à ma connaissance, mais il en existe en réalité quantité d'enregistrements. Passons.

René-Emmanuel Baton, dit Rhené-Baton (né en 1879), n'est qu'épisodiquement documenté par le disque. Son recueil de mélodies Hindoustiana cumule, dans un goût qui n'est pas toujours excellent, rêverie exotique et imagerie coloniale, mais je reste séduit par les couleurs qu'il ose… son outrance même me réjouit, au fond. Il ose sans retenue les mélismes qu'on entend de lui, sur une harmonie qui n'est pas banale, on le lit avec plaisir – sans être tout à fait sûr qu'on oserait le représenter.

Marguerite Canal (née en 1890), grâce à l'implication de pionnières comme Héloïse Luzzati (avec son festival Un Temps pour Elles et son label La Boîte à Pépites), a désormais largement irrigué les programmes parisiens, et l'on retrouve régulièrement sa sonate violon-piano (qui le mérite) en concert – notamment défendue dans plusieurs salles ces dernières années par Renaud Capuçon (dont je n'aime pas beaucoup l'approche nébuleuse ici, mais dont je révère absolument la démarche de mettre sa notoriété au service de répertoires moins courus !).
Pour autant, il reste énormément d'inédits. J'ai ouï dire qu'un ou deux disques de ses mélodies étaient en préparation, et elles le méritent bien ! 
Son cycle Baudelaire recèle quelques pièces d'une grande inspiration, une approche originale qui met réellement en valeur la singularité des poèmes. Sa Flûte de jade recèle des pièces d'une grâce merveilleuse, comme ses Trois Princesses, mélodie strophique qui mute insensiblement à chaque reprise pour épouser le passage du temps, avec un accompagnement de piano tintinnabulant tout à fait saisissant. Enfin, le plus audacieux des trois, sa mise en musique du Cantique des Cantiques, là encore dans un langage différent, qui épouse une rêverie autour de modes hébraïques imaginaires, véritable recherche musicale pour servir au plus près l'esprit d'un texte.
Tout cela est particulièrement marquant, j'attends avec gourmandise les propositions discographiques des professionnels !

Louis Beydts (né en 1895) est surtout connu (et livresquement seulement, une seule fut gravée et publiée très discrètement) pour ses opérettes. Depuis plus de dix ans, je joue de temps à autre ses Sept Romances D'Ombre et de soleil… qui bénéficient depuis quelques semaines d'un excellent enregistrement Dubois-Raës, des mélodies vraiment ambitieuses et travaillées, petits bijoux de poésie sonore sur des poèmes désuets mais sans aucune platitude.



Pour la prochaine livraison, lieder, songs, mélodies slaves, musique de chambre, piano et clavecin solos, et quelques tubes en réduction piano !

Plus tard, j'envisage d'organiser des séries de notules avec les illustrations sonores autour de certains thèmes regroupant plusieurs de ces œuvres, pour les donner à entendre, par fragments, avec une mise en contexte qui permette d'en comprendre un peu les enjeux (et en annexe la bande intégrale du déchiffrage, pour les plus forcenés).
Parmi les thèmes auxquels je pense : représentations de la défaite et des crimes de guerre dans les opéras français post-1870 (Holmès, Gunsbourg, Fourdrain), subversion non-wagnériennes de la tonalité dans les opéras germaniques du début du XXe (Klenau, Oberleithner), naturalisme à l'opéra (Bruneau, Dubois, Dupont, Fourdrain, Lazzari)…

À très bientôt, estimés lecteurs – si le trou noir de la moralité humaine ne nous a pas tous dévorés dans l'intervalle.

mardi 2 avril 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – III – Opéra allemand


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Maria Jeritza dans Aphrodite de Max von Oberleithner, au menu des derniers déchiffrages.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.



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(Choix parmi quelques œuvres disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés ci-dessous.)



3. Opéras allemands

En allemand aussi, une belle brassée.

Quelques énormes coups de cœur d'abord.

Carl Loewe (né en 1796) : Gutenberg !  Le sujet est original – le déroulé un peu moins, Gutenberg est amoureux de la fille du bourgmestre. L'œuvre se présente largement comme un oratorio, moins fondé sur l'action que sur des scènes de méditation un peu édifiante, avec des récitatifs rares et assez lents, des airs longs qui échappent aux formes habituelles. J'ai en particulier été frappé – comme par la foudre – par le chœur des garçons imprimeurs, avec des figuralismes incroyables qui évoquent le tintement des bruits de casse… Jubilatoire. Je voudrais enregistrer et mettre à disposition au moins ce fragment, mais c'est une pièce très vive et virtuose, il faudra pas mal de travail et de temps pour que ce puisse permettre de ce représenter vraiment ce dont il s'agit.

Pour les besoins de la série ukrainienne, je me suis aussi beaucoup plongé dans Anton Rubinstein (né en 1829); son piano (mais j'en reparlerai), son opéra français Néron (j'en ai déjà parlé dans la notule précédente), prochainement ses opéras russes (La Bataille du Champs-aux-Bécasses, Le Marchand Kalachnikov… je promets que je n'invente pas ces titres !). En plus de gagner sa vie comme pianiste concertiste de premier plan, Rubinstein a énormément composé – cela se sent quelquefois, la matière pourrait quelquefois être concentrée, des moments de fulgurance remarquables peuvent être suivis de formules plates qui auraient pu être rehaussées sans trop d'effort. On sent l'aisance avec laquelle l'inspiration coule sur le papier – et, çà et là, le besoin de relecture.
Pour autant, Rubinstein essaie beaucoup de choses assez originales, et ses oratorios en langue allemande (dans la sphère où il passa l'essentiel de sa carrière) présentent à la fois une belle inspiration et une certaine audace imprévue. Dans les sujets d'abord : Der Thurm zu Babel, grosse machine qui s'achève dans le chœur simultané des hommes, des anges et des démons – ce n'est pas de la grande polyphonie, mais tout de même, le dispositif est assez saisissant !  Sa Sulamith (de David, pas celle du Cantique des Cantiques) est écrite avec simplicité et touche juste. Mais le bijou, pour moi, c'est Christus, qui présente des scènes très rarement mises en musique – notamment une Tentation sur la Montagne, avec un Jésus caressant (et au besoin lyrique), quelque part entre celui de Beethoven au Mont des Oliviers et une veine généreuse plus ouvertement russe, tandis que Satan s'appuie sur de profonds accords graves, aux couleurs très contrastantes. Tout est très bien caractérisé, la prosodie est belle, vraiment une œuvre qui mériterait d'être reprise – j'ai vu qu'un chef descendant de Rubinstein l'a fait en Russie, mais avec de grosses coupes (le Prélude est très long, il en manque les deux tiers), des traductions d'extraits en russe et en hébreu, etc.

Ingeborg Starck (née en 1840), pianiste concertiste à succès, a essentiellement publié sous son nom d'épouse Ingeborg Bronsart (von Schellendorf) – son mari était un étudiant en piano de Liszt, compositeur, puis directeur de théâtre (Hanovre). C'est une Finlandaise suédophone ayant grandi à Saint-Pétersbourg et exercé en Allemagne, fréquenté les meilleurs cercles artistiques. Parmi ses opéras, Jery und Bätely (1873) se trouve au disque, dans le goût de l'opéra romantique du milieu du XIXe siècle, beaucoup de fraîcheur – du Flotow en plus dense. Je fus donc d'autant plus surpris en lisant Die Sühne (composé 45 ans plus tard, il faut dire, en 1909 !), d'une langue musicale assez recherchée ; certes du pur romantisme pas du tout décadent, mais largement enrichi, avec des tournures assez personnelles. Pour une compositrice aussi peu célèbre, j'ai été frappé de la qualité et de la singularité de son expression. (Son catalogue est assez réduit hors piano solo, mais comporte tout de même 4 opéras répartis sur toute sa vie, le premier composé avant ses 27 ans, le dernier à presque soixante-dix !)

Je dois aussi mentionner Le Prêcheur de Saint-Othmar, version en français assez probante de Der Evangelimann de Wilhelm Kienzl (né en 1857). (Un chef-d'œuvre de générosité lyrique sis sur une richesse musicale bien viennoise. Quantité de ses opéras attendent d'être remis au théâtre – à commencer par les quelques déjà documentés, qu'on ne représente jamais : Der Evangelimann, Der Kuhreigen, Don Quixote. Et il en existe au moins sept autres où tout est à faire !)

De Max von Schillings (né en 1868, parfois nommé Max Schillings, le « von » étant le résultat tardif d'une décoration honorifique), on dispose de nombreuses interprétations de ses trois mélodrames (déclamation parlée avec orchestre), et deux versions de Mona Lisa (l'une ancienne l'autre récente), impressionnant opéra construit en récit enchâssé et particulièrement sordide dans ses actions, au ton romantico-décadent, mais peu généreux en mélodies (une notule existe sur le sujet) ; en revanche aucun autre de ses quatre opéras n'ont été publiés en disque.
La lecture d'Ingwelde impressionne par la qualité musicale de l'accompagnement, à l'harmonie très construite, jamais prévisible ni facile, mais aussi par un beau sens de la prosodie et des lignes vocales plus marquantes que dans Mona Lisa. La veine d'Ingwelde, sujet comme atmosphère sonore, est d'ailleurs bien plus romantique-tardive que la décadente Mona Lisa.
Pourquoi certains compositeurs ne seront pas remis à l'honneur
Schillings sera vraisemblablement très difficile à remonter sur scène, considérant son attitude politique : il meurt en 1933, mais en antisémite convaincu, trouve le temps en quelques mois de s'illustrer avec zèle dans les persécutions. Président de l'Académie Prussienne des Arts depuis 1932, il refuse d'abord d'exécuter la demande de Bernhard Rust (le nouveau ministre, nazi, de la Culture) de dissoudre les sections des arts et de littérature (en particulier pour se débarrasser de Käthe Kollwitz et de Heinrich Mann, qui avaient milité pour les partis socialistes et communistes, et s'étaient spécifiquement opposés aux nazis pendant la période électorale). Kollwitz et Mann démissionnent quelques jours plus tard pour éviter d'entraîner la fermeture de l'Académie, et Schillings demande aux membres restants de lui envoyer une lettre intégrant un serment de loyauté – qui engage à « exclu[re] toute activité politique publique contre le gouvernement du Reich et vous oblige à coopérer loyalement aux tâches culturelles nationales assignées à l'Académie ».

Sans doute motivé par le fait de sauver l'Académie, Schillings est aussi un antisémite enthousiaste, et des décrets d'avril à sa mort en juillet, il a le temps d'expulser un grand nombre de membres, des indésirables politiques ou « raciaux », ainsi que le formule le ministère. Dans la liste des victimes, Thomas Mann, Franz Werfel et, côté musique, Schönberg et Schreker, pourtant protégés par de solides contrats, sont même renvoyés de leurs postes au Conservatoire de Berlin.

La réaction de Schreker, paniqué par la perspective de perdre ses revenus, a quelque chose d'assez pathétique, quelque chose d'au delà du monde réel, un peu à la Richard Strauss : incapable de comprendre l'ampleur de ce qui se jouait autour de lui et la détermination de ses ennemis, il écrit plusieurs lettres à Schillings pour bien rappeler que son père s'est converti au catholicisme, et ne manque jamais une occasion de souligner qu'il n'a jamais fait de politique et qu'il n'était pas proche de Kestenberg – ancien conseiller du Ministère de la Culture sous les gouvernements centristes, juif, partisan d'une éducation musicale populaire financée et organisée par l'État plutôt que reposant sur les initiatives locales –, persuadé que ce serait ce qu'on lui pourrait lui reprocher. Et imagine qu'en se désolidarisant des juifs et des centristes il pourra être laissé en paix.  Non, il avait simplement des ascendances juives, et rien ne pouvait le sauver de cela… tout lui est dit explicitement, et il ne le comprend pas, ne parvient pas à envisager que ce soit sérieux.
Klemperer raconte à Peter Heyworth (Conversations with Klemperer, 1973) une scène sujette à caution, mais révélatrice des attitudes de chacun : Schillings se lève, et énonce que le Führer veut briser toute influence juive sur la musique allemande. Schönberg se serait levé, prenant son chapeau, ajoutant tandis qu'il sort : « à pas besoin de me le dire deux fois ». (En effet Schönberg n'aurait même pas pris la peine, dans ses lettres à Schillings, de mentionner ses ascendances, manifestement très peu illusionné sur le résultat de la procédure.) Tandis que Schreker se serait entêté à répéter qu'il n'était pas juif.
Quoi qu'il en soit, la part active de Schillings dans le processus d'exclusion, ses convictions ouvertement exprimées, les serments extorqués, les lettres de dénonciation envoyées contre des auteurs juifs… rendent assez difficile de promouvoir sa musique à grande échelle aujourd'hui, malgré sa qualité. Le disque nous fournit des œuvres intéressantes toutefois, comme ses mélodrames ou son Quintette à cordes, et bien sûr Mona Lisa ; ses idées politiques n'y transparaissent pas. Mais qu'une institution publique ou mécène mette de l'argent dans un projet de spectacle ou une grande entreprise discographique, c'est sans doute assez difficile. Tant pis pour Schillings, je le lirai dans mon coin et s'il y a de l'argent pour des opéras inconnus, il ira à d'autres musiques tracées par des mains plus vertueuses.

Autrichien (issu de l'Empire, né en Moravie en 1868), Max von Oberleithner étudie en cours privés avec Anton Bruckner, dont il supervise la publication de la Huitième Symphonie, et qui lui dédie son Psaume 150. Oberleithner était indépendant financièrement grâce à l'industrie textile familiale, et son style ne s'apparente pas du tout à celui de Bruckner, bien plus avancé harmoniquement, dans un goût beaucoup plus décadent. Aphrodite , d'après le premier roman de Pierre Louÿs, manifeste ainsi un amour immodéré de accords majeurs avec quinte agumentée, à la base des motifs récurrents principaux, mais aussi d'une bonne partie de l'harmonie – qui fonctionne comme si ces accords étaient consonants et pouvaient servir de point d'équilibre dans le cycle des successions harmoniques. Le développement des motifs et les progressions des phrases font sentir avec vivacité le lien à Wagner, bien que l'harmonie en soit déjà au delà ; la prosodie des récitatifs doit d'ailleurs beaucoup à Parsifal, et je perçois çà et là quelques réminiscences des Meistersinger. J'ai aussi été frappé, à la lecture, par le grand nombre de récapitulations assez intenses, où motifs, thèmes, formules sont repris, mélangés, exaltés de façon très lyrique… pour laisser finalement l'œuvre continuer sur la même lancée, sans jamais conclure. Une écriture d'une traite, sans jamais de repos, toujours tendue vers la suite – comme l'acte III de Parsifal. Un bijou très frappant, qui rend curieux de lire le reste – en particulier Der eiserne Heiland, réputé son chef-d'œuvre et Abbé Mouret (d'après celui que je considère comme le plus beau roman de Zola).
→ Vous pouvez d'ores et déjà écouter de vastes extraits du déchiffrage d'Aphrodite par ici.

Paul von Klenau (né en 1883), était danois mais composait principalement en allemand. Sa Sulamith (d'après la fin de la vie de David, où elle est, dans le livret, courtisée par Salomon) représente un concentré d'harmonies travaillées et immédiatement séduisantes, particulièrement agréable à lire (tout est dans la progression harmonique, pas de fanfreluches autour), et servi par des mélodies vocales plutôt réussies, bien assises sur la prosodie.
Mais aussi Kjartan und Gudrun, un opéra écrit dans un langage dodécaphonique et pourtant particulièrement accessible : ce n'est pas du tout le dodécaphonisme schoenbergien où la répétition est proscrite… ici, tout se fonde sur une triade d'accords de quatre sons (ce qui fait douze notes), qui s'enchaîne dans une logique assez proche, à l'œil et à l'oreille, de l'harmonie traditionnelle. (Enfin, quand je dis traditionnelle, je parle bien de l'harmonie qu'utilisent les postromantiques et décadents post-wagnériens dans la première moitié du XXe siècle, quelque chose de très chromatique, coloré et changeant.)  La qualité et l'évidence du résultat, avec cette contrainte pourtant forte, m'ont beaucoup impressionné.
Il reste beaucoup d'autres opéras à découvrir dans son catalogue, dont une Élisabeth d'Angleterre et un Rembrandt van Rijn qui rendent assez curieux.



Parmi mes compositeurs chouchous, j'ai aussi lu quelques belles œuvres moins essentielles.

Le Sigurd d'Arnold Krug (né en 1849), formidable chambriste, sorte de grande cantate, ne manque pas de qualités, mais je n'y ai pas trouvé de saillances ou de personnalité qui me le rende particulièrement cher.

Das Trunk'ne Lied d'Oskar Fried (né en 1871) est assurément une belle œuvre (un lied orchestral assez long), mais elle ne touche pas non plus la qualité de finition de ses lieder avec piano, ni bien sûr de son chef-d'œuvre absolu, Verklärte Nacht pour deux voix et orchestre.

Puis tout récemment la lecture de Paul Graener, dont le legs symphonique est particulièrement impressionnant – des concertos où le soliste se fond dans un orchestre particulièrement éloquent, Aus dem Reiche des Pan aux influences debussystes, et bien sûr les irrésistibles Variationen über « Prinz Eugen » –, mais son Don Juans letztes Abenteuer (« La dernière aventure de Don Juan ») m'a au contraire paru très consonant, ménageant de grands aplats du même accord majeur assez longuement. Plaisant, mais pas du tout comparable au degré d'invention de ses œuvres symphonies ; je suis curieux de voir ce qu'il en est de ses autres œuvres lyriques (lieder et autres opéras).



Enfin, parce qu'il faut bien des déceptions, Felix Draeseke (né en 1835) m'a beaucoup surpris : j'aime beaucoup ses Quatuors à cordes très apaisés, et ses symphonies purement romantiques s'écoutent très bien – peu de saillances, mais une bonne maîtrise formel et un certain élan soutiennent tout à fait l'intérêt. Merlin ne ressemble à rien de tout cela : le langage en est beaucoup plus ambitieux, une harmonie difficile à cerner, des dissonances étonnantes (il doit vraiment y avoir des fautes d'édition également)… sans que je perçoive du tout où cela mène, tout paraît inutilement compliqué et contourné, sans réel lien avec la situation dramatique. Difficile d'accès et pas très beau, soit exactement l'inverse de ce que j'aurais pu dire de son legs instrumental, immédiatement accessible et agréable aux sens.



Parmi les projets : outre la poursuite de l'exploration chez Starck, Kienzl, Schillings, Oberleithner, Graener (malgré tout) et Klenau, je vise de me lancer dans quelques inédits de compositeurs que j'estime déjà : Don Carlos de Ferdinand Ries (Die Räuberbraut, paru chez CPO, est une merveille du premier romantisme, d'un élan ininterrompu), Dem Verklärten de Hans von Koessler (une ode funèbre que j'ai à peine regardée) et Der Münzenfranz (son opéra le plus célèbre), les opéras de Siegmund von Hausegger (Helfried, Zinnober), ceux de Hermann Wolfgang von Waltershausen, dont j'avais adoré l'Oberst Chabert (une comédie Else Klapperzehen et trois opéras sérieux Richardis, Die Rauhensteiner Hochzeit, Die Gräfin von Tolosa), bien sûr ceux d'Othmar Schoeck que Mario Venzago n'a pas encore exhumés (Don Ranudo de Clibrados, Massimilia Doni), et quantité de Manfred Gurlitt à découvrir (son Wozzeck est une merveille, sur le même principe de formes closes que celui de Berg, écrit simultanément sans concertation) : Die Heilige (d'après Hauptmann), Nana (d'après Zola), Nordische Ballade (d'après Lagerlöf) ainsi que pas mal d'autres titres qu'il nous a laissés !



Ce sera bientôt la suite avec les opéras d'autres langues, puis les autres genres musicaux !

mardi 26 mars 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – II – Opéra français


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Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la précédente notule.

Ici, je dis un mots de mes déchiffrages sur ce segment, sans doute le plus représenté dans la série.

Accompagné de quelques fragments de ce qu'on peut entendre au disque de ces compositeurs (mais rarement de ces œuvres…) :




2. Opéras français

L'an dernier ?

Il y a eu un cycle autour des opéras de Théodore Dubois (né en 1837) : la course dans la cîmes des châtaigniers de Xavière, le calme du prêtre, l'incroyable scène finale de l'enfoncement de la porte du presbytère !  Mais aussi le trio des bonjours dans Le Pain bis, ses ritournelles joyeuses, son langage simple mais ses modulations permanentes, ses mignardises distillées au juste endroit, typiques du style de Dubois. Un bonheur à lire, et finalement assez opérant dramatiquement. (J'ai été beaucoup moins enthousiasmé par Aben-Hamet et La Guzla de l'Émir.)

Également le tour des opéras aisément disponibles de Raoul Gunsbourg (né en 1860, directeur de l'Opéra de Monte-Carlo sur une très longue période, également traducteur d'une des bonnes versions de Parsifal en français) : une musique riche et très inspirée dramatiquement. On entend vraiment la couleur locale russe (Gunsbourg a étudié, vécu et débuté en Russie) insérée dans le langage français d'Ivan le Terrible (j'en avais parlé plus en détail dans cette notule), et difficile de ne pas être saisi par l'intrigue simple et insoutenable dans Le vieil Aigle. Son Venise est disponible à la BNF, il faudra que j'aille le copier. Les autres titres, vu les créations à Monte-Carlo, doivent être disponibles directement à Monaco, je ne sais pas comment cela se passe et je n'ai pas nécessairement les moyens (ni la patience) d'y envisager un séjour pour faire de la copie.

Impressionné aussi par la complexité de la musique pour des opéras qui s'inscrivent pourtant dans une économie dramatique post-verdienne, chez Gaston Salvayre (né en 1847, quelles scènes dramatiques extraordinaires dans Richard III ! j'avais déjà parlé de la Dame de Monsoreau) et davantage chez Camille Erlanger (mes yeux pleurent encore d'avoir lu le début de Saint Julien l'Hospitalier) – je trouve même que pour ce dernier, c'est trop. Écrire une musique à visée purement romantique avec une telle sophistication, c'est mettre à distance le lyrisme et compliquer la tâche un peu inutilement. Mais fascinant, et plutôt réussi.

J'ai aussi exploré Henry Février (né en 1875), avec émerveillement. Au disque, on n'a que Monna Vanna (sans la fin…), mais quel bonheur de lire La Damnation de Blanchefleur !  Certes, il ne se passe rien, mais la musique y est si belle, généreuse, caressante, opposant les effluves d'Orient à la rectitude médiévale européenne, et les utilisant comme principe à la fois dramatique et musical… que je succombe tout à fait. Il faudrait vraiment une proposition scénique très plastique, du genre Castellucci, pour ne pas ennuyer le public, mais au disque, tout le monde serait ravi d'entendre ça, je vous assure.
J'ai été plus mitigé sur Le Roi aveugle, concept génial (le roi est aveugle, donc les personnages doivent sans cesse décrire, ce qui permet à la musique de se déployer suggestivement), qui commence avec une magnifique scène maritime post-debussyste, racontée en même temps qu'elle est mise en musique !  Hélas, ça se dérègle un peu à la fin du premier acte (autour de délires d'inceste et de viol par procuration assez perturbants), et le deuxième, même musicalement, n'en revient jamais tout à fait. Décevant par rapport à la promesse liminaire, mais très beau tout de même !

Félix Fourdrain (sur un bon conseil d'Alexandre Dratwicki) est davantage en-dessous des radars (moins de réductions piano-chant diffusées), tout simplement parce que, bien que né à Paris (en 1880), ses opéras majeurs ont été créés en province !  La Glaneuse à Lyon en 1909, Vercingétorix à Nice en 1912, Madame Roland à Rouen en 1913… Moins de recensions dans les journaux, moins de diffusion des partitions piano-chant dans les familles (tout simplement parce qu'une série en Province représente moins de spectateurs). Et pourtant, le savoir-faire est là !  En particulier dans Vercingétorix, où les motifs récurrents s'entrecroisent, et où la tension musicale excède d'assez loin le livret – lorsque le héros revient victorieux, l'attente du village était tellement insoutenable que j'étais personne qu'on allait annoncer une terrible défaite, ou même voir apparaître l'ennemi ! Assez jubilatoire, même si la platitude mignarde des ballets (en rupture totale avec le drame lui-même) et certains ressorts dramatiques déçoivent. [Vidéo Twitch de la captation de la première lecture de l'acte I en piano seul et de l'acte II tout en chantant, avec commentaires intégrés.]
À l'inverse, le Vercingétorix de Joseph Canteloube, grosse déception : pas du tout folklorisant, très sérieux, peu de matière musicale et un livret impossible (au bout d'un acte il ne s'est toujours rien passé). Je n'ai pas fini de le lire cela dit, il pourrait toujours y avoir des surprises.

Autre coup de cœur, l'Héliogabale de Déodat de Séverac : langage assez étonnant, très diatonique, peu d'altérations, beaucoup de notes conjointes… mais aussi beaucoup d'accords enrichis (de quatre ou cinq sons), si bien que d'une matière peu audacieuse, le résultat se pare de couleurs brouillées assez belles. Je n'ai pas compris tout le livret – la fin en particulier, il semble manquer des éléments (interscènes parlées ?) –, mais on a tout le même droit à une belle scène de l'emblématique assassinat par les fleurs. Les actions de l'empereur sont mises en parallèle, prévisiblement, avec des scènes (moins intéressantes) de chœurs de chrétiens, à nu, très réguliers, sans grandes surprises.

J'ai aussi mis les doigts sur Érostrate d'Ernest Reyer (né en 1823), rare évocation du criminel au nom éternel – bien sûr, c'est une femme coquette qui le pousse à cette extrémité. Les deux chefs-d'œuvre de Reyer sont sans conteste Sigurd et Salammbô, œuvres d'une inspiration absolument considérables, déjà documentées par le disque ou par des bandes de concert – et postérieures de plus de vingt ans au précédent opéra écrit par Reyer, Érostrate justement. La différence est très perceptible : ses premiers opéras, Maître Wolfram et La Statue, m'ont paru assez plats (assez peu de variété harmonique) en lecture silencieuse. Mais Érostrate, qui m'avait de même paru négligeable, mérite vraiment d'être remis au théâtre, beaucoup de belles choses, plutôt simples, mais jamais totalement évidentes ou prévisibles.

J'ai bien sûr relu Patrie ! d'Émile Paladilhe (né en 1844), le pendant de Don Carlos, décrivant les souffrances des Flamands opprimés par l'Espagne, se révoltant dans un sublime mais vain effort. Très grosse partition, beaucoup d'ensembles, une œuvre qui vaut pour son pittoresque plutôt que pour sa substance musicale sans doute, mais très bien pensée dramatiquement, variée, avec de superbes récitatifs… voilà qui mériterait d'être remonté, et impressionnerait le public. (Mais typiquement le genre d'œuvre qu'il ne faudrait pas remonter dans une proposition Regie, le public cible serait le public d'opéra italien qui aime les grandes voix et les beaux décors.)

Chez Vincent d'Indy (né en 1851) non plus, malgré un (très beau) disque du (passionnant) L'Étranger et au moins trois bandes radio de Fervaal (dont celle, remarquable, de Radio-France avec Arquez, Spyres et Bou), deux grands drames ambitieux aux allures postwagnériennes évidentes (Fervaal pastiche même, en de nombreux endroits, des idées de Tristan, de La Walkyrie, de Parsifal), et particulièrement réussis… tout n'a pas été exploré, loin s'en faut. Je n'ai toujours pas trouvé l'horrible passage antisémite contre lequel tout le monde m'a mis en garde dans La Légende de saint Christophe – ce n'est en tout cas pas du tout le sujet de l'œuvre, assez peu intéressant du reste, et même musicalement, en deçà de l'imagination des deux autres. Mais il reste aussi des d'Indy comiques qui n'ont jamais été rejoués, bref, il y aura de quoi faire.

Quelques rares déceptions néanmoins dans ce parcours : La Montagne noire d'Augusta Holmès (née en 1847), et même, dans une moindre mesure, Ludus pro Patria (dont est tiré le fameux interlude amoureux devenu à la mode dans les concerts symphoniques) – tout est écrit en grands aplats, la réduction piano fait des arpèges d'un accord sur une ou deux mesures. Assez plat dans la Montagne, d'un sens épique davantage réussi pour le Ludus, il faudrait vraiment l'entendre avec orchestre ; cependant ses poèmes symphoniques déjà enregistrés laissent entendre une orchestration assez peu subtile (tapis de cordes et mélodies aux cuivres, typiquement), qui ne devrait pas changer fondamentalement l'aspect de l'ensemble – ce doit tout de même produire son effet, surtout avec les belles lignes vocales du Ludus.
Le bijou dramatique d'Holmès a déjà été remonté (avec piano) par la Compagnie de l'Oiseleur il y a quelques années, c'est Lutèce, étonnante ode aux vaincus (les Gaulois, symbolisant les Français d'après 1870) qui ne laisse aucune place à l'espoir de revanche, simplement la sublime déréliction issue d'une défaite valeureuse.

Également les frères Hillemacher, dans leur Fra' Angelico (évidemment centré autour d'une amourette, mais plus chaste et édifiance que de coutume), m'ont surtout surpris par d'étranges audaces difficiles à comprendre au sein d'un langage beaucoup plus conversateur : j'ai peine à suivre leur logique harmonique, sans que ce soit chromatique ou sophistiqué pour autant… erreurs multiples dans l'édition ?  En certains endroits, c'est évident, mais pour le reste ?

Enfin le Néron d'Anton Rubinstein, pourtant un compositeur considérable – ses opéras russes bien sûr (dont le fameux Démon, Le Marchand Kalachnikov et La Bataille du Champ-des-Bécasses) beaucoup de très belles œuvres pour piano, mais aussi des oratorios allemands marquants comme son vaste Moïse, son ambitieuse Tour de Babel, son très original Christus (avec une rare scène de Tentation sur la Montagne !).
Pour autant, l'inspiration semble totalement absente pour ce Néron. Quand je dis absente, c'est qu'il plaque (littéralement) le même accord d'ut majeur sur le même rythme dans le même renversement sur plusieurs mesures… et cela arrive tout le temps. Formules les plus plates possibles, les plus répétitives, prosodie moyenne… vraiment aucun relief musical, du remplissage à partir de formules déjà très pauvres, même par rapport aux standards des petits maîtres. Je me suis arrêté à l'acte I, je n'en pouvais plus.
Unique opéra en français, une commande pour l'Opéra de Paris qui n'a finalement pas été représentée, de mémoire. J'en reparlerai dans les notules de la série ukrainienne où j'ai inclus Rubinstein (pourquoi ?).

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Parmi les projets : les Dubois (Frithjof, Circé, Miguela), les Salvayre (Le Bravo, Egmont, déjà survolés), les Gunsbourg (Venise, Maître Manole, Satan, Lysistrata, Les Dames galantes de Brantôme, quels sujets !), les d'Indy restants (Attendez-moi sous l'orme, Le rêve de Cinyras, La Cloche).
Mais aussi Vanina de Paladilhe (d'après une nouvelle de Stendhal qui me semble calibrée pour l'opéra !), davantage sur Adalbert Mercier (dont l'Elsen m'avait beaucoup plu… on trouve très peu de documentation sur lui en open source), Bachelet (Un jardin sur l'Oronte, beau sujet lyrique là aussi), Hirchmann (finir Hernani qui est très réussi, regarder aussi Bastille et les opérettes), finir Le Retour de Max d'Ollone, aller jeter un œil sur Sophie Gail, Guiraud, Delvincourt, Le Flem, peut-être la cantate de Dutilleux pour le Prix de Rome qu'il ne voulait absolument pas diffuser (L'Anneau du roi)… et sans doute m'intéresser aux figures de province pour ne pas être limité aux compositeurs préférés de la capitale.

Et une fois que j'aurai avancé ainsi au doigt mouillé, il me restera à éplucher les saisons des grandes institutions françaises du passé, et à aller jeter un œil aux partitions de ce qui s'y donnait. (Idéalement, en couplant cela avec des lectures de presse d'époque, comme je l'avais fait pour Ivan le Terrible de Gunsbourg.)

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Il reste encore pas mal de déchiffrages à évoquer : opéras en allemand (quelques-uns aussi en russe et ukrainien), mélodies françaises, lieder, songs, mélodies slaves, œuvres pour piano ou clavecin, musique de chambre, ainsi que quelques œuvres orchestrales, chorales, ballets ou cantates.

Puis nous en viendrons à la prospective : que faire de tous ces déchiffrages ?

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – I – S'améliorer au piano


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Moulage des mains d'Anton Rubinstein, tellement immenses que son pouce peinait à ne pas accrocher les touches alentour. J'en parle dans le podcast Musique ukrainienne, épisodes 23 et 24.

Je n'ai pas le temps de commenter quotidiennement, sur les réseaux ou sur Diaire sur sol mes déchiffrages d'œuvres encore inédites, mais je les poursuis. Avec à la clef beaucoup de découvertes frappantes.



1. S'améliorer au piano

Depuis que je me suis remis quotidiennement au piano, à l'été 2022, je suis impressionné par le chemin parcouru, atteignant (après des années de très chiche pratique, moins d'une fois par mois) un niveau que je n'avais pas approché, même dans mes étés de jeunesse où je pouvais passer une partie de la journée à taquiner l'ivoire.

C'est la source de beaucoup d'interrogations, à commencer par celle-ci : qu'est-ce qui fait que, pendant toutes ces années, je n'ai pas progressé ?

a) Évidemment, la régularité, on le dit toujours, est la clef du succès. Mieux valent 20 minutes quotidiennes que 180 une fois par semaine. Je l'éprouve d'ailleurs très immédiatement, si je pars une semaine loin d'un piano, ou suis trop accaparé par d'autres objets pendant un temps équivalent : immédiatement, l'aisance est moindre, et je dois retravailler pendant quelques jours l'interface cerveau-doigts non pour lire correctement, mais pour avoir les réflexes assez rapides en lecture à vue.

b) Je crois cela dit que, bien que n'ayant pas beaucoup pratiqué pendant un assez grand nombre d'années (je jouais juste lorsque j'allais accompagner des amis pour des schubertiades), le fait de lire beaucoup de musique, d'en écouter aussi, entretient tout de même un certain nombre de réflexes : j'ai probablement progressé en lecture pendant le temps même où je ne jouais pas.
Et c'est capital pour le déchiffrage : lorsqu'on est dans un langage harmonique donné, on sait instinctivement (même sans rien intellectualiser sur les fonctions des accords) qu'on ne peut pas avoir telle ou telle altération, tout doute de lecture à cause d'une reproduction de piètre qualité ou de nombreuses altérations accidentelle est résolu par l'ambiance sonore et les habitudes harmoniques de la pièce. (Je m'en suis aussi aperçu en pratiquant l'improvisation après avoir joué une œuvre… on baigne dans une logique propre à ce morceau, qu'on assimile intuitivement.)

c) Lorsque j'ai repris, le moteur était le fait de jouer des œuvres que je voyais désormais disponibles dans le domaine public et que je voulais découvrir ou tester en réduction piano (opéras de Kienzl, symphonies de Mendelssohn, quatuors de Beethoven, etc.). Et je crois que cela, par rapport à la répétition de morceaux déjà connus, où l'on est tenté (si, comme moi, on lit vite mais qu'on a de mauvais doigts) de jouer à un tempo peu adéquat au déchiffrage… si bien que l'on reproduit, à chaque lecture, les mêmes fautes, les mêmes flous.
Jouer des morceaux inconnus impose de réellement jouer ce qui est écrit pour entendre le résultat souhaité par le compositeur ; cela autorise aussi à prendre un tempo plus lent convenant à une lecture, plutôt que de chercher à escamoter pour sonner comme le thème que l'on a déjà dans l'oreille.
Ce faisant, on lit vraiment dans le détail, on fait sonner les harmonies, et à la lecture suivante, on connaît le morceau plus en détail – on a une vision précise de ce qui est contenu, pas comme lors d'une lecture a tempo récurrente où l'on escamote à chaque fois (comme je l'ai fait pendant des décennies).

d) J'ai aussi, à ce moment-là, travaillé dans l'optique d'accompagner des chanteurs ou des instrumentistes, si bien que j'ai beaucoup moins pratiqué mon exercice habituel de réduction à vue. Là aussi, si l'on réduit à vue (pour intégrer les lignes de chant aux portées du piano), on fait toujours des compromis, on ne peut pas tout jouer, ou pas en rythme, et à moins de le préparer très sérieusement, cela affecte le résultat. Le fait de me concentrer sur la partie écrite a permis, là aussi, de lire à fond ce qui était écrit, de trouver des doigtés possibles pour des formules prévues pour le piano, au lieu de transiger en permanence avec des injonctions impossibles à résoudre, menant à des résultats flous.

e) En lisant lentement, j'ai aussi, moi qui me suis toujours refusé, en tant qu'amateur, à m'imposer des séances d'exercices ou de gammes (j'ai développé dans cette notule toutes les raisons pour lesquelles je pense qu'il est absurde de s'y contraindre si on n'y éprouve pas du plaisir ou si l'on n'a pas d'objectif particulier), fini par comprendre les doigtés (sans jamais m'arrêter pour les choisir) des gammes et arpèges de base. Si on y va à tempo suffisamment modéré, on a le temps d'égrener toutes les notes, et pas seulement d'imiter un geste global, et ainsi, au fil de quelque temps, les meilleurs doigtés finissent pas devenir des réflexes.
[Quand je dis lecture lente, on entend très bien les idées mélodiques et la progression, mais clairement, cela suppose de modérer autant que possible, ou de faire évoluer le tempo selon la difficulté des passages.]

f) J'ai constaté aussi des améliorations très nettes en rythme – j'ai grandi comme pianiste seul dans son coin, et développé une certaine désinvolture rythmique, couplée à une absence de facilité sur ce point –, mais elles sont plus conscientes : je me refuse à vraiment compter de façon fastidieuse, mais j'ai fini par développer des alternatives efficaces. Cela fait justement partie de ce qui peut être travaillé, et amélioré à tempo lent.
Notamment une chose toute simple, que tous les musiciens sentent, mais qu'on ne m'avait jamais expliqué : pour phraser avec naturel tout en respectant le rythme, il faut moins décompter mathématiquement sont 2 pour 3 ou son 7 pour 4 que sentir le point d'arrivée commun, et viser que les phrases y tombent, en essayant de conserver les notes égales entre elles. Le geste se réalise assez instinctivement. Et puis, à l'usage, on finit par savoir ce que fait un triolet dans une mesure binaire, sans plus réfléchir à l'équivalence : un triolet, c'est ça.

g) Plus surprenant pour moi, ma technique digitale s'est aussi améliorée. Je pense justement qu'en prenant le temps de bien lire chaque note (et en jouant aussi sur des pianos différents, dont mon piano déréglé) et de jouer de façon moins globale, j'ai pu appliquer la fameuse maxime du poids du bras. Et ce n'est pas qu'une coquetterie de professionnels pour obtenir le meilleur son possible, ça change réellement toute la pratique !  Quand on joue avec le bout des doigts, parfois la touche ne s'enfonce pas bien (même sur un piano bien réglé), on n'obtient pas la nuance souhaitée, on est collé au piano… en donnant les impulsions, note à note (important dans les traits !), avec le poids de tout le bras (voire de tout le corps), on a l'impression de rebondir, et surtout de contrôler toutes les dynamiques sans aucun effort, un peu comme un violoniste gère l'infiniment petit avec le bout de ses doigts, dans le prolongement de toutes les articulations du bras.
Ce fut une grande surprise que d'éprouver dans ma chair l'effet de grands préceptes qui m'avaient jusque là paru abstraits. (Et en effet, pour les empreintes que j'ai lues en avance ou que j'ai l'habitude de jouer, l'impression de facilité, comme si l'erreur n'était pas possible, alors que j'étais toujours un peu tremblant au moment d'appuyer, chacun de mes doigts pouvant faiblir.) Faire sonner une note isoler au milieu d'un accord devient aisé, par exemple.

Il y a quelques semaines, je jouais à vue un opéra dodécaphonique danois ; et cet après-midi, je me suis surpris tout seul, à jouer la Cinquième Symphonie de Mendelssohn en entier (sur une réduction piano déjà existante) – avec peu de fautes de lecture, de fausses notes, de difficultés escamotées, et pourtant sur un piano déréglé où certaines touches ne se relèvent pas ! (oui, au bout de quinze ans sans accord, mon piano a besoin d'une révision, ma reprise intensive a vraiment tout fait bouger dans l'instrument et certaines notes « hurlent » même avec la sourdine ; je suis d'ailleurs preneur d'adresses de bons accordeurs à prix accessibles pouvant venir à Paris XI)
C'est là où j'ai mesuré le chemin parcouru – il y a deux ans, j'aurais simplement pu jouer la chose en la simplifiant, pas faute de pouvoir la lire, mais faute de doigts.

Évidemment, ceci constitue le partage d'une expérience subjective, hors de question de suggérer que je joue bien du piano – rien ne serait plus trompeur que de l'affirmer. Quand je dis « peu de fautes », on est très loin de ce qu'on pourrait attendre pour un concert, même dans le cercle amical en amateur je n'imposerai pas quelque chose d'aussi imparfait ; mais pour rendre compte d'une œuvre, la plupart des informations contenues dans la partition sont audibles. Autrement dit : les harmonies sont presque toutes bien lues. Les autres paramètres sont plus difficiles à intégrer parfaitement.

Mais je trouve intéressant qu'alors que je visais simplement la reprise plus régulière de l'accompagnement de chanteurs, le déchiffrage de quelques doudous (opéras, symphonies et quatuors, surtout) et quelques découvertes d'inédits, toutes ces choses se soient passées sans que je les prévoie. Je partage donc ici autant les effets de la pratique – mais est-ce universalisable, sans doute pas, tout dépend d'où l'on vient et des objectifs visés – que de l'expérience subjective vécue lors de cette étrange transformation.

En réalité, il s'agit surtout d'un long prolégomène avant de passer à un survol du répertoire joué en un an et demi, puis de m'interroger (et de vous interroger) sur l'avenir de cette pratique – que faire de ces déchiffrages ?

Pour l'instant, la liste est et quelques premières lectures ont été mises à disposition sur ce serveur pour des amis qui m'avaient passé commande, mais je reparlerai de tout cela.

vendredi 1 décembre 2023

Les périmètres de l'improvisation – « pochette-surprise », Zygel & pupils 2023


Concert annuel de la classe d'improvisation de Jean-François Zygel au CNSM (24 novembre). Cette fois avec pour thématique principale Bach (ce qui contraint quand même beaucoup harmoniquement l'improvisation, hélas), et même plus précisément des inspirations d'œuvres spécifiques : Premier Prélude du Clavier bien tempéré, Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, mouvement lent du Concerto Italien, Allemande de la Quatrième des Suites Françaises, un choral de la Passion selon saint Matthieu

L'occasion de méditations sur la pratique de l'improvisation.

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Les artistes

Énormément d'univers, de science et de talents combinés, comme d'habitude. On a pu entendre, par ordre de passage :

Mehdi Telhaoui, pour une belle Toccata qui reprenait habilement tous les codes, puis une improvisation libre très réussie (là aussi, on coche toutes les cases, beaucoup de belles harmonies, d'évolutions intéressantes, de contrastes, et un thème principal que j'ai trouvé très intéressant, un peu disjoint mais paradoxalement très mélodique) ;

Abel Saint-Bris, improvisation sur l'Allemande en mi bémol de la quatrième des Suites Françaises, puis improvisation libre. Esthétique dans les deux cas très claire, évoquant l'univers harmonique du musical theatre (la comédie musicale anglophone) ;

Adrien Avezard, dans une adaptation du Premier Prélude du Clavier bien tempéré qui m'a paru suivre de près le modèle (de façon peu intéressante), avec des clins d'œil un peu lourdement affirmatifs comme la reprise littérale des arpèges la Première Étude Op.10 de Chopin – qu'il a dû bosser, et faire la références aurait pu être amusant, mais pas aussi littéralement et aussi longuement. Improvisation libre en revanche très réussie, avec son thème qui semble issu du même univers, mais traité d'une façon plus dégingandée et méphistophélique ;

Kolia Chabanier, qui frappe par son assurance (improvisation manifestement bien préparée), programme libre ouvert par des accords soudains, avant des motifs qui reviennent d'une façon joliment travaillée (j'ai pensé aussi bien à Star Wars qu'aux films muets). Moins intéressé là aussi par l'improvisation Bach en duo deux pianos avec Kellian Camus (dont la propre improvisation libre tire un peu plus vers le jazz), fondée sur la Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, belle réalisation qui reste encore très proche de Bach – et qui a dû être très préparée, pour pouvoir gérer ce genre de progression harmonique et contrapuntique sans la moindre sortie de route.

→ C'est d'une manière générale toute la question, l'improvisation occupe tout le continuum depuis tirer un thème dans un chapeau – ce que sont capables de faire ces étudiants – jusqu'à une forme de composition totalement préparée mais ouverte, non écrite, sujette à des amendements sentis dans l'instant.

¶ À cause d'une tendinite, Thomas Ficheux n'a joué que de la main gauche, et après un début un peu andalou (sans doute pour habiller une matériau contraint par le peu de doigts disponibles), le voyage m'a paru vraiment complet et très réussi, il parvient à combiner un thème et un accompagnement avec sa main unique, sans expédients purement pianistiques. Belle qualité d'inspiration.

Sinan Asiyan propose son improvisation sur un choral de la Passion selon saint Matthieu, assez proche de l'original, la main droite opère une animation douce (à l'aide d'une formule assez stable) et la main gauche joue la mélodie dans le grave ou l'aigu. J'ai davantage aimé son improvisation libre, très dynamique, un côté Semaine grasse de Petrouchka dans les harmonies et les climats.

¶ Dans l'improvisation libre de Lucien Legrand, j'entends davantage l'influence des romantiques décadents et de l'atonalité, avec un beau travail sur la résonance. Le résultat sonore m'a assez évoqué les deux premiers Clairs de lune d'Abel Decaux. En duo avec Demian Martin, c'est ensuite une improvisation en mode octotonique, manifestement très concertée, pas d'hésitation dans les chemins harmoniques, très cohérente – mais là aussi moins touchante.

¶ L'improvisation de Denian Martin m'a laissé assez perplexe : elle commence assez traditionnellement par des bouts de Debussy, puis cite à plusieurs reprises une phrase entière du cinquième mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler (la grande phrase lyrique de l'alto dans Bim, bam), littéralement, et en fait même son plat de résistance. Je n'ai pas bien compris l'intérêt : qu'on ait des réminiscences en improvisant, c'est entendu, mais citer une œuvre préexistante sans l'intégrer ni la retravailler, quel est l'intérêt, à part étaler sa mémoire ? J'ai même ressenti une certaine gêne en imaginant pouvoir être mystifié, sans doute pas avec une symphonie de Mahler, mais d'autres choses moins célèbres qui seraient réutilisées sans vergogne par des improvisateurs peu scrupuleux, s'attirant les bravi en puisant les meilleurs thèmes d'une Sonate d'Alfano ou d'une Symphonie de Klenau… J'aurais été très curieux de converser avec lui et d'entendre aussi le debriefing de J.-F. Zygel avec lui : s'est-il laissé emporté par un souvenir sans arriver à se rappeler de sa provenance ? a-t-il cru au contraire étoffer à bon compte son improvisation ? était-ce un clin d'œil un peu trop affirmatif ?

→ La question de la citation est donc revenue plusieurs fois ; à mon sens, pour qu'elle soit intéressante, il faut certes qu'elle soit identifiable, mais aussi qu'elle soit le moins platement explicite possible ; éviter de citer toute la phrase (juste un fragment, pour laisser à l'auditeur le plaisir de restituer mentalement le reste), et bien sûr la déformer, l'intégrer au langage et au propos de la pièce. Sans quoi on se retrouve avec une simple exécution d'une œuvre déjà connue.

¶ Je me suis un peu posé la même question pour Arnaud Dedeycker dont l'improvisation d'après le mouvement lent du Concerto italien se démarquait peu du modèle, créait en tout cas peu de surprises, mais dont l'improvisation libre, surtout, multipliait là aussi les emprunts. Notamment les traits de la fin de l'étude Op.25 n°11 (« Vent d'hiver ») de Chopin, vraiment réutilisés tels quels. Certes, ce n'est qu'un trait et ça vaut bien une gamme, mais là aussi, l'emprunt m'a paru posé là sans réelle intégration, comme un expédient pour dire quelque chose d'efficace, mais qui ne répond pas nécessairement à la logique de la pièce. (Et là encore, la question de la paternité me trouble un peu.)

¶ Enfin Hijune Han, qui semble un peu chercher sa voie dans l'improvisation d'après les Partitas pour clavecin, j'ai l'impression d'y percevoir quelques hésitations, j'y entends surnager du matériau issu de Chopin et, plus étrangement… d'Iphigénie en Tauride de Gluck ! Là aussi, j'aurais aimé pouvoir en parler avec elle, savoir si c'était délibéré, si c'était bien son modèle, quelque chose qu'elle avait lu récemment, etc. Son improvisation libre en revanche, bondissante, imaginative et figurative, était particulièrement réussie.

Final en tournante, avec les 11 élèves qui se relaient pour des improvisations à deux, chacun laissant sa place une fois qu'il a rapidement développé une idée qui se concaténait à l'improvisateur précédent – je veux dire par là qu'ils ne s'arrêtaient jamais de jouer, qu'un pianiste venait rejoindre le premier sur le second piano, que les deux se superposaient jusqu'à ce que le premier laisse sa place à un troisième qui se superposait alors au deuxième, etc.
Ce n'est évidemment pas la proposition la plus cohérente ou persuasive de la soirée, mais l'évolution de la matière au gré des rencontres de personnalité et le savoir-faire harmonique de ces jeunes gens, leur réactivité, forcent l'admiration.

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Les questions

Si je vous raconte cela, c'est que l'expérience permettait d'explorer quelques aspects de l'exercice d'improvisation.

Le degré de préparation peut être très variable : des improvisations à deux où le canevas harmonique était clairement convenu entre les musiciens, des sujets donnés plus ou moins à l'avance (il me semble que Zygel propose souvent des sujets la veille seulement) et donc une part de préparation / composition invérifiable (si c'est donné une semaine à l'avance, ce peut tout à fait être une composition apprise par cœur, à peu de choses près), ou un véritable élan du moment. J'ai été très marqué par le concept des improvisations de Xavier Busatto (1,2,3,4,5,6,7), ancien élève de la classe, capable d'improviser des tableaux très cohérents avec des contraintes fortes choisies dans l'instant (« God Save the King un jour de pluie dans le style d'une fugue de Bach », « la Marche funèbre du Crépuscule des Dieux chez les Schtroumpfs dans le style de Messiaen »…), dont le dispositif ne permet pas la préparation. Mais Jean-François Zygel le soulignait lui-même, l'improvisation couvre un large spectre de préparations plus ou moins assidues – typiquement, on ne va pas accompagner un film la fleur au fusil, sans l'avoir vu ni préparé quelques thèmes, anticipé quelques effets.

♦ Ma propre pratique de l'improvisation, depuis quelques mois – j'ai été inspiré par le dialogue entre un maître et son élève sur la nécessité de « lâcher prise », de ne pas chercher à contrôler la logique harmonique de tous les enchaînements –, m'a fait comprendre l'importance d'un catalogue mental de références. Et en effet, je n'improvise jamais mieux que lorsque dans ma tête je prends un modèle mélodique, harmonique ou rythmique d'une œuvre existante, quitte à le déformer tellement que personne ne pourrait en deviner la provenance. Mais disposer de ce répertoire formules donne un très bon point de départ pour savoir comment on peut faire sonner telle ou telle intention. En général, mes improvisations (exercice tout frais pour moi) consistent à chromatiser et enrichir des motifs, à les faire dériver, dissoner, et souvent à en superposer deux ou trois ; le fait que la matière en soit empruntée ou inspirée importe peu, puisque le parcours va mener très loin du style original – ne serait-ce que parce que ma maîtrise est insuffisante pour réaliser exactement ce que je voudrais dans le style de départ !
La question se pose avec plus d'acuité quand on réutilise vraiment littéralement des formules appartenant à d'autres compositeurs. J'ai été parfois perplexe, presque mal à l'aise, lorsque ces improvisations libres débouchaient sur des citations, drolatiques mais très littérales, ou vraiment intégrée comme s'il s'agissait d'une composition de l'improvisation. (Le décalque exact de Mahler 3 m'a vraiment plongé dans des abîmes de perplexité.) Il y a là tout un jeu sur l'authenticité du geste, la paternité, l'importance ou non du caractère original / imputable, du mérite individuel, qui est en fin de compte assez subtil à débrouiller.

♦ Si j'ai moins aimé cette séance d'improvisation que les précédentes pochettes surprises (ou que les improvisations sur films muets des élèves de la classe, toutes les semaines à la Fondation Pathé), c'est sans doute en raison de quelques paramètres défavorables.
D'abord l'utilisation de pièces préexistantes, qu'il faut bien citer et qui conditionnent le langage, le cadre, l'imagination ; ce n'étaient pas seulement des improvisations sur Bach (ça pourrait être « les enfants de Bach », « la prière de Bach », « l'échauffement de Bach », « Bach sous la douche », « Bach fait du ski » ou que sais-je…), mais des improvisations sur des mouvements précis d'œuvres de Bach, avec des références d'autant plus littérales et étroites à sa musique.
Ensuite le langage lui-même de Bach, tout de même très spécifique (et un peu archaïsant pour des improvisations utilisant tout le patrimoine jusqu'au XXIe siècle), qui rendait souvent les débuts un peu formels, et semblaient souvent empêcher l'envol.
Mais je pense aussi et surtout qu'il manquait la dimension humoristique (les petites histoires de voisins, de clef oubliée, de pluie pendant une nuit de veille, parfois convoquées pour ces séances) et narrative, ou en tout cas quelque chose qui fasse entrer l'imagination en relation avec la musique, au lieu de simples improvisations libres « pures » (et qui se sont parfois avérées moins pures qu'inspirées de corpus préexistants). De même qu'à l'opéra, le texte et la musique se joignent pour augmenter l'émotion, en improvisation un programme un peu vague et évocateur, voire loufoque, permet souvent de rendre l'exercice plus fécond chez les interprètes-compositeurs, et plus stimulant et roboratif pour les auditeurs !

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Ayant lancé ces profondes méditations sur le sens de l'improvisation (et de la vie), je vous laisse en proie à votre intense perplexité tandis que je m'en vais préparer quelques autres pensées issues de concerts… et bien sûr les prochaines notules de fond. (Je devrais parler prochainement d'œuvres collectives !)

mardi 26 septembre 2023

Max von SCHILLINGS – Ingwelde (1894)


(déchiffrage piano)

Un opéra que vous n'entendrez peut-être jamais.

Drame médiéval autour d'un père et du fils adoptif qu'il a fait venir dans sa famille pour l'élever. Ça chauffe. Le père de famille refuse évidemment sa fille au jeune homme de moindre lignage.

La musique est pleine d'invention, l'accompagnement remarquablement riche, d'un postromantisme généreux et sophistiqué, la ligne vocale belle, expressive, naturelle. Le résultat est tout à fait dramatique et assez passionnant… Je n'en ai lu que l'acte I, un petit bijou dont j'ai hâte de découvrir la suite !

Alors pourquoi ne l'entendrez-vous jamais ?


C'est que Schillings était membre du NSDAP, et si zélé que bien que mort en juillet 33, il avait eu le temps d'expulser Mann et Werfel, de faire démissionner Schönberg d'un poste à vie, de mettre Schreker à la retraite et de dénoncer diverses personnes juives pour les mettre à l'écart (et en danger).

Pas évident de le célébrer, de le marketter, d'encaisser la polémique en le programmant plutôt que Schulhoff ou Waltershausen. Quand on voit que Venzago a fait récrire le livret en profondeur pour jouer Das Schloß Dürande de Schoeck – qui ne parlait décidément pas de nazisme, et dont le compositeur n'est pas lié à l'idéologie natio-so non plus (c'était le vocabulaire du livret qui posait problème) –, tout en se confondant en excuses et justifications diversement convaincantes, fournies par un comité scientifique & éthique ad hoc… on imagine la difficulté de remonter une œuvre ambitieuse et narrative comme un opéra, d'un compositeur aussi ouvertement compromis (et humainement détestable).

CPO fera peut-être une captation dans un petit théâtre courageux qui le présentera avec une mise en scène « déconstruite », mais il est très probable que vous ne l'entendiez jamais. Peut-être fournirai-je la bande de mon déchiffrage pour les curieux.

Détail surprenant, l'opéra a semble-t-il donné son nom à l'astéroïde 1905 QG de la ceinture principale !

[déchiffrage piano] Schubert, Quatuor n°14



Relecture des deux premiers mouvements (souvent joués ces dernières années), déchiffrage des deux autres, finalement accessibles.

L'une des rares œuvres, vraiment, où les années passent et où la fascination ne décroît pas – en particulier frappant chez Schubert, où je trouve que le charme essentiellement mélodique s'émousse plus vite que chez d'autres (l'Arpeggione, les Sonates, même les symphonies… une fois qu'on a intégré les mélodies et qu'on s'est habitué aux modulations toujours inspirées, il reste peu à découvrir).

Mais les lieder et peut-être plus encore les quatuors (en particulier les 13 et 14, bien sûr), l'admiration reste intacte.

Ici, le tuilage des triolets dans le premier mouvement est absolument vertigineux, je ne m'en lasse décidément pas, et c'est encore plus grisant à sentir sous ses doigts. Le reste du mouvement (le pont, le thème B…) est plus lyrique, plus répétitif, moins contrapuntique, il ménage moins de surprises à la réécoute – et il est très difficile à exécuter au piano avec la virtuosité violonistique à superposer à toutes les voix, et avec les doigtés qui ne sont pas pensés pour l'instrument évidemment (vraiment patent dans les exaltantes volutes sauvages du violoncelle, à jouer à la main gauche et qui semblent écrits pour la main droite…).
La fin du mouvement est un extraordinaire moment de grâce, sorti d'on ne sait où : une sorte de coda lente, où le matériau est réutilisé mais s'épure totalement, où les modulations originales (et très expressives, on passe d'abîme en abîme émotionnels) font sans cesse changer le discours de direction. Une sorte de Transfiguration. Je trouve cela, même après des années de mélomanie à explorer les catalogues, absolument hallucinant pour 1824 – je lui donnerais volontiers 50 à 70 ans de plus (même si le style d'autres tournures a certes muté dans l'intervalle).


De même pour les variations sur le lied de Claudius, on à peine à croire à cette liberté et cette qualité d'invention. Il y a bien sûr les moments très touchants comme le solo de violoncelle de la deuxième variation, mais les accords furieux de la troisième (je pense à la chaconne d'Armide de LULLY, mais je suis sans doute un peu conditionné), la grâce totalement inattendue de la quatrième en majeure, animée par ses triolets et ornée de notes de goût étonnantes, qui mute progressivement (triolets puis simples doubles croches) dans une cinquième très agitée.
Cette cinquième variation finit par dégénérer complètement, avec des basses telluriques du violoncelle, et culmine dans son chant dégingandé, complètement dépareillé, qui fait dialoguer l'aigu et le grave avant de culminer sur des couleurs harmoniques inédites et tout à fait inattendues.
La fin n'est même pas tout à fait rigoureusement une variation, comme pour le premier mouvement il s'agit d'une coda assez libre et pleine d'idées, de bifurcations harmoniques.

Je lisais pour la première fois les deux derniers mouvements au piano, qui sont moins profondément imaginatifs dans la forme et l'harmonie, mais dont le langage reste tout à fait hors de saison – cette atmosphère sauvage me frappe décidément. Les acciaccatures insolentes (les petites notes collées), en particulier, font leur petit effet.

Le temps passe et je ne m'y fais pas. De même que pour les symphonies et quatuors de Beethoven (ou que les deux finals de Don Giovanni…), on les entend depuis toujours et on persiste à se demander comment il était possible d'imaginer ces audaces à cette date, ou même tout simplement comment la puissance combinatoire d'un cerveau humain pouvait atteindre non seulement cette complexité, mais surtout cette efficacité émotionnelle, cette façon très directe (et, à en croire par leur réception, très largement partagée) d'atteindre notre sensibilité et de la retourner de part en part.

Quel bonheur, en conséquence, de pouvoir le mettre sous ses doigts – la rémunération de ma remise sérieuse au clavier depuis un an, pouvoir accéder enfin à des pièces qui me paraissaient inaccessibles.

David Le Marrec

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