Le Landestheater de Detmold
(Rhénanie du Nord – Westphalie, 73000 habitants, la taille de Cannes
hors saison, moins peuplé que Champigny-sur-Marne ou Béziers…), où l'on
jouera l'Élégie pour jeunes épris
de Henze.
Comme
il est d'usage dans les villes moyennes d'Allemagne, il existe non
seulement un opéra (650 places…) mais aussi un orchestre permanent
(Orchester des Landestheater Detmold, tout simplement) et une
programmation assez ambitieuse : Henze, Adès, Wagner, et le Dracula
de Wildhorn (dont je parlerai dans la notule sur les rassemblant les
œuvres récentes). Bien sûr Mozart, Puccini et Kálmán, comme partout
ailleurs.
Malgré son aspect XVIIIe-pragois, le théâtre, détruit par
un incendie en 1912, a été conçu à partir de 1914 et inauguré en 1919
(oui, parfaitement, ça ravage la France et ça se contruit des théâtres néoclassiques).
Avant de lire cette notule :
|
Une surprise frappante, en observant la programmation du centre de
l'Europe (et jusqu'aux franges les plus slaves comme la Bulgarie,
l'Ukraine ou la Moldavie) : les opéras les plus donnés dans le monde,
si l'on excepte la poignée d'ultra-tubes évidents (
Don Giovanni,
La Flûte enchantée,
La Traviata,
Carmen,
La Bohème) sont manifestement
Comtesse Maritza et
Princesse Czardas
de Kálmán ! Car l'opérette de langue allemande (éventuellement
traduite) est réellement omniprésente à l'Est, de façon extrêmement
massive, l'impression d'avoir lu ces titres dans tous les pays de cette
région (jusqu'en Roumanie, en Moldavie, en Ukraine) !
Par ailleurs, cette saison est remarquablement riche en véritables
raretés de très haute qualité, et l'avoir épluchée me donne moi-même
quelques envies de voyage…
J'ai tâché d'ajouter des liens vers les œuvres, lorsque c'était
possible, afin de satisfaire davantage votre immédiate curiosité.
Intérieur du Théâtre National Antonín Dvořák d'Ostrava, seconde ville de Moravie et
troisième du pays. On y donnera Iphigénie en Aulide de
Gluck, manifestement en allemand.
1. Opéras baroques et
classiques
Telemann,
Pimpinone (Opéra de Chambre de
Moscou)
→ Intermezzo comique destiné à occuper
l'entracte d'un opéra
seria,
comme c'était l'usage – et, selon la mode hambourgeoise, à la fois en
italien et en allemand. Une intrigue de femme rouée qui veut se faire
épouser par un riche vieillard, tout à fait standard. La musique n'en
est pas vilaine, sans en être spectaculairement originale.
→
Extrait.
Gluck,
Iphigénie en Aulide, en allemand
(Ostrava en Moravie)
→ L'œuvre écrite pour Paris, la
première présentée par Gluck. Dauvergne raconte dans ses mémoires qu'à
la lecture de la partition, les directeurs étaient persuadés que, s'ils
donnaient l'œuvre, ils allaient immédiatement ringardiser tout leur
répertoire – ce qui advint, d'où la frénésie d'œuvres nouvelles et
d'invitation de compositeurs italiens (Piccinni, Sacchini, Salieri,
Cherubini…). C'est évidemment une vision rétrospective (et Gossec
utilisait
le même langage dans Sabinus
donné quelques mois avant), mais elle marque bien l'importance de cet
ouvrage dans l'esthétique lyrique française.
→ C'est la première partie de la légende d'Iphigénie (son sacrifice),
la plus baroque-française des œuvres de Gluck, avec un aspect beaucoup
plus galant, moins hiératique que ses tragédies ultérieures. Cela avait
tellement touché la sensibilité du temps que les chroniqueurs
rapportent que la salle était en pleurs pour les adieux d'Iphigénie
(supposée aller épouser son fiancé Achille, mais que son père livre en
réalité au sacrifice pour que les Grecs puissent retrouver des vents et
partir pour Troie).
→ Il n'est pas inhabituel, même si moins fréquent qu'autrefois, de
traduire Gluck en allemand, sans doute considérant ses origines
linguistiques.
Mozart,
Die Schuldigkeit des ersten Gebots (an
der Wien)
→ Le
Devoir du Premier Commandement,
la première œuvre lyrique scénique de Mozart (D.35, à onze ans), est un
« singspiel spirituel », c'est-à-dire une pièce de théâtre musical à
sujet religieux, pas exactement un opéra. Un oratorio allégorique
où discutent l'Esprit du Christianisme, la Miséricorde et la Justice,
occupés à secouer les chrétiens tièdes hors de l'Esprit du monde.
Mozart n'a écrit que l'acte I, les deux autres – aujourd'hui perdus –
étant confiés à (Michael) Haydn et Adlgasser, ses professeurs.
→ Je n'ai pas de données sur la quantité d'aide reçue de son père et de
ses professeurs, mais il s'agit déjà de très belle musique, plutôt le
haut du panier de son temps, avec déjà des couleurs harmoniques qui
caractériseront Mozart toute sa vie. (Évidemment, musique très vocale
et décorative, comme on peut s'y attendre avec le sujet et l'époque. Le
Mozart dramaturge de génie n'éclot que plus tard.)
Mozart,
La finta giardiniera, en allemand
(Baden-Baden)
→ Déjà présenté dans la
partie
italienne, une œuvre qui revient à la mode, vraiment de la
structure à
numéro bien faite, mais très décorative. À tout prendre, j'aime
davantage la
Schuldigkeit !
Mozart & co.,
Der Stein der Weisen oder Die
Zauberinsel (Innsbruck)
→ Œuvre collective (Henneberg
largement, mais aussi Schak, Gerl et Schikaneder) sur un livret de
Schikaneder, avec une équipe d'interprètes similaire à la Flûte. La partition a été retrouvée
en 1996 et enregistrée pour la première fois en 1999.
Les Fées de
Wagner seront seulement donnée, cette année dans le monde, au Théâtre
d'État (bâti de 1879 à 1899) de Cassovie
(Košice), deuxième ville de
Slovaquie. Ici, la vue enchanteresse des parterres d'eau qui le
séparent de la cathédrale.
2. Opéras romantiques
Spontini, Agnes von
Hohenstaufen (Erfurt)
→ Rareté des raretés, un Spontini qui
figure parmi ses plus importants, mais qui n'existe au disque, sauf
erreur, que dans des versions italiennes (mal captées et très molles).
→ Manifestement assez influencé par le genre spectaculaire français
pré-grand opéra (beaucoup de points communs avec l'économie d'
Olympie),
à la fois vocalisant et recourant aux effets dramatiques issus de
l'héritage Gluck (trémolos de cordes), avec un goût pour les grands
ensembles, les effets de foule, les trompettes solennelles, mais aussi
de très beaux élans vocaux…
→ Lien vers la
meilleure bande disponible à ce jour.
Weber, Oberon (Budapest)
→ Bien que Weber se soit mis à
l'anglais pour pouvoir mettre en musique Oberon,
on s'obstine à le donner encore assez souvent en allemand. (Je crois
que c'est le cas pour cette production.) Sans hésitation son meilleur
opéra de mon point de vue, avec un sens de l'évocation du merveilleux
tout à fait remarquable, sensiblement moins bon enfant et formel que le conte
du Freischütz.
Le quatuor de l'embarquement (le thème le plus virevoltant de
l'Ouverture) ou l'invocation des démons marins par Puck sont des
moments qui n'ont pas réellement d'équivalent dans l'histoire de
l'opéra.
→ Privilégiez le studio Gardiner plutôt que les vieilles versions
visqueuses en allemand (ou, si vous la trouvez, la bande de Minkowski à
Anvers !).
Schubert, Fierrabras (Milan)
→ Bien qu'on insiste surtout sur
l'image d'un Schubert en butte aux
échecs lyriques (et, de fait, il le fut – c'est même la source d'autres
théories fantaisistes le concernant), Schubert
n'était pas du tout un mauvais compositeur d'opéra, au contraire. Tous
ses
singspiele ne sont pas
d'égal intérêt, mais l'opéra avec récitatifs musicaux
Alfonso und Estrella (qui débute
par
l'un des plus beaux airs de baryton jamais écrits,
et dont l'un des thèmes est repris dans le
Winterreise – n°16, « Täuschung »)
est un bijou absolu.
→ Il en va de même pour
Fierrabras,
véritable pépite : livret étrange mais original (les amours secrètes de
la fille de Charlemagne d'une part ; ceux de Roland avec une mauresque
dont le père l'a traîtreusement fait prisonnier d'autre part), où le
personnage éponyme ne tient que les utilités. Et surtout, une musique
qui déborde de beautés comme Schubert seul sait les concevoir, tel le
chœur
a cappella ineffable
des chevaliers prisonniers, la cabalette sauvage de la mauresque
courant sauver Roland, de superbes ensembles, plusieurs mélodrames
trépidants (car oui, Schubert est
un prince du ton épique )…
→ Pourtant, ses opéras sont finalement assez peu donnés (une production
d'un d'entre eux de loin en loin…).
Marschner, Der Vampyr (Budapest)
→ Une des grandes séries estivales de
CSS
explorait le détail de l'adaptation
depuis les soirées littéraires de
Byron jusqu'au livret de cet opéra. Musicalement, c'est une œuvre très
marquante (Wagner en a décalqué à la fois l'Ouverture et la Ballade
d'Emmy pour son
Hollandais Volant),
à la fois terrible (
spoiler :
beaucoup d'innocents meurent) et dotée d'étranges sections comiques
(les buveurs persécutés par la matrone).
→ L'œuvre est rarement
respectée (son mélodrame au clair de lune, où Ruthven guérit de sa
blessure mortelle accompagné par une monodie de cor, est rarement donné
avec le texte… certaines versions coupent le texte parlé, etc.), pas
beaucoup bien jouée (Rieger et surtout Neuhold sont à écouter au
disque), mais elle est à connaître, aussi bien pour son importance sur
la scène lyrique du temps que pour ses sommets, dont certains inégalés
:
le grand récitatif où le vampire raconte son sort,
comment il est revenu dévorer la petite dernière qui le suppliait (« Tu
vois son visage innocent s'incliner, / Tu voudrais au loin fuir, tu ne
peux l'épargner ! / Ton démon t'entraîne, ta soif te possède : / Tu
dois verser ce trop cher sang ! »). D'un impact, musical comme
théâtral, assez inégalé. Et quel texte au cordeau !
Flotow,
Martha à
Annaberg (Saxe) et Innsbruck
→ Martha est restée un classique sur
les scènes germanophones et, bien qu'on l'ait jouée en France en
français, a surtout connu sa fortune là. Une partition assez riche sur
un sujet à la
Véronique, où
une aristocrate joue à la servante ; l'harmonie n'en est pas pauvre, et
les ensembles y sont omniprésents (même s'ils tendent à être écrits
uniformément en homophonie, chacun débitant sa ligne de croches).
Résultat plein de douceur, d'élégance et de jovialité, qui explique
sans doute, avec son livret espiègle et familial, aux héros austeniens
un peu tombés de leur piédestal.
→ La version Wallberg vaut le détour chez EMI, aisément disponible,
superbement captée, belles rondeurs orchestrale et plateau vertigineux
: Popp, Soffel, Jerusalem, Nimsgern, Ridderbusch. Que des chouchous. [
Là
par exemple.]
Verdi,
I Masnadieri (Volksoper de Vienne)
Wagner,
Die Feen à Košice (Slovaquie)
→ Premier essai (achevé, du moins), et
un bijou, qui puise à toutes les écoles du temps, aussi bien Weber que
Bellini, avec un certain humour et un savoir-faire très impressionnant.
Très beaux airs récitatifs ou quasiment belcantistes, superbes
ensembles très densément écrits. J'y avais consacré une série au moment
de son passage à Paris :
place dans le catalogue,
livret,
influences
musicales,
innovations majeures, et la mise en scène d'
Emilio Sagi.
Wagner,
Rienzi (Innsbruck)
→ Le seul ratage lyrique de Wagner. On
le décrit souvent comme du mauvais grand opéra, n'en croyez rien : Rienzi ressemble à un seria
de Rossini, en deux fois plus long, et sans aucune mélodie (excepté la
jolie Prière, mais ça fait pas bien long). Une sorte de pudding très
vertical (n'y cherchez pas des trouvailles de contrepoint !), très
long, très fade – mais aussi très lourd. Je ne le dirai pas souvent,
mais je ne vois pas trop l'intérêt de se forcer à écouter ça.
Offenbach,
Die Rheinnixen (Budapest)
→ Ouvrage sérieux en allemand
complètement éclipé d'Offenbach, redevenu à la mode en vingt ans, et
qui, sans être devenu un standard, est joué quasiment tous les ans
quelque part (et plusieurs fois en France). C'est de là que provient la
Barcarolle des Contes d'Hoffmann,
certes, néanmoins le reste de l'ouvrage est également d'une très belle
qualité (pas seulement mélodique).
Suppé,
Die schöne Galathée (Plauen-Zwickau)
→ « Opéra comique mythologique »
d'après le livret de Barbier & Carré pour la Galathée de Massé. Une jolie
opérette.
Pour voir Tiefland
d'Eugen d'Albert cette année, il faut aller au vaste Opéra de Budapest
ou découvrir l'étonnant Opéra de Sarasota,
sur la côte Ouest de la Floride. C'est un ancien théâtre de vaudeville,
également utilisé comme cinéma, contruit en 1925 dans ce style
néo-mexicain, très hacienda-La-Vega – de l'extérieur également.
3. Opéras postromantiques
et « décadents »
Cornelius,
Der Barbier von Bagdad
(Plauen-Zwickau)
→ Toujours donné de loin en loin en
Allemagne, même s'il n'est plus autant à la mode (je voix au moin six
enregistrements, tous avant 1975 !), supposé dans la veine comique,
mais très soigné musicalement, avec des effets orientalisants assez
marqués. Pas sans points commun avec
Mârouf
de Rabaud, dans son genre plus lyrique et plus… allemand.
→ Une vieille version de référence
par
ici.
Wolf, Der Corregidor (Budapest)
→ Une sacrée rareté. La partition est
foisonnante, abstraite, difficile comme du Wolf. Figurez-vous
l'harmonie retorse du maître plongée dans un moule dramatique et
contrapuntique plus wagnérien, où Wolf aurait mis toute son
application. Comme la
Pénélope
de Fauré, je ne suis pas complètement sûr, à la lumière du seul
enregistrement (ancien) trouvéet de la partition piano, que ce soit
tout à fait digeste, mais c'est à coup sûr riche et fascinant. Et je ne
crois pas que ça ait été donné depuis fort longtemps – ni que ce
devienne jamais un
hit
européen.
→ Une
gravure très attirante (Donath, Soffel,
Fischer-Dieska) que je n'ai pas encore essayée.
d'Albert,
Tiefland (Budapest, Sarasota en
Floride)
→ Retour en grâce progressif pour
Les Terres basses (même donné à
Toulouse en début de saison !),
d'un postromantisme aux élans irrésistibles – la descente vers les
Terres Basses, c'est de l'ordre de celle chez les Hommes dans
Die Frau ohne Schatten
de Strauss, à ceci près que le livret est totalement réaliste /
vériste, une histoire sordide de berger simplet envoyé épouser la
maîtresse (plus ou moins forcée) du potentat local. [Évidemment, ça
finit en
La maîtresse du roi !
Tout leur sang et le mien ! en mode
berger-tueur-de-loups-à-mains-nues.]
→ Plusieurs très belles versions au disque (Zanotelli, Schmitz,
Janowski…), au moins dix de disponibles, dont un DVD. Présentation
rapide par le passé dans
cette notule. Le reste du legs d'Eugen d'Albert
n'est pas à négliger, en particulier la formidable Symphonie en fa, qui
n'est
jamais exécutée en
concert, mais a elle aussi été plusieurs fois gravée (au moins trois
bonnes versions).
Janáček,
Das schlaue Füchslein, version
allemande de la
Petite Renarde rusée
(Aix-la-Chapelle, Hagen, Koblenz)
→ Le meilleur Janáček à mon sens (je ne
suis pas le seul), d'assez loin. Probablement le plus coloré,
assurément le plus poétique. Celui où l'on entend moins ce côté Puccini chic mais sans mélodies. Et
une jolie histoire atypique, qui, issue de vignettes (plus ou moins une
bande dessinée, me semble-t-il) parues dans la presse, interroge
l'essence de la vie.
→ Assez fréquemment donné en tchèque (y compris sous forme de
réductions et arrangements divers – versions de chambre, version en
dessin animé…), plus rarement en allemand.
Schreker, Der ferne Klang (Lübeck)
Schreker, Die Gezeichneten (Munich, Komische
de Berlin, Saint-Gall)
|
→ Deux œuvres centrées autour de
paraboles artistiques, sur de très beaux livrets du compositeur
(surtout la seconde, désormais régulièrement donnée, presque chaque
saison, dans les trois principaux pays d'Europe germanophone) qui
explorent des formules musicales très riches (contrepoint complexe
permanent, superposition d'accords, modulations sophistiquées, etc.)
tout en exaltantle détail du texte et sans refuser un lyrisme assez
irrésistible. L'écho entre les différents niveaux de lecture et
d'écoute
les rend tout à fait passionnants, parmi les fleurons de leur époque
(années 1910), et Schreker était ainsi perçu jusqu'à sa mise à l'écart
par les nazis – qui goûtaient peu le trouble de sa musique et de ses
livrets. Ses figures d'artistes errants, criminels et impuissants
documentaient assez exactement la société amollie et
dégénérée contre laquelle toute
leur rhétorique était bâtie.
→ Ce sont ses deux meilleurs opéras.
Die
Gezeichneten est inapprochable, mais
Der ferne Klang reste assez rarement donné,
il faut en profiter.
→ Et il en est abondamment question dans le
chapitre dédié de
Carnets sur sol.
Busoni,
Doktor Faust (Osnabrück)
→ Parmi les compositeurs innovants de
sa génération, ce Doktor Faust
fait partie des rares titres d'opéra à rester peu ou prou à l'affiche
au fil des ans. Sans doute grâce au sujet, mais cette vision héritée de
Marlowe sans passer par Goethe, sise sur une musique tonale mais qui
sent le voisinage de Berg, cherchant de nouvelles possibilités
musicales sans renverser la table (Busoni avait théorisé des
développements possibles en microtonalité, allant jusqu'à proposer des
schémas d'aménagement sur les pianos pour les rendre confcrètement
réalisables), ne manque pas de matière ni de qualités. Son principal
défaut et que le rythme dramatique n'est pas très effréné, évoluant
dans un mystère qui évoque davantage les Scènes de Faust
de Schumann que la tension théâtrale la plus spectaculaire du temps.
Pour autant, dans ces couleurs ramassées, sombres et discrètes, il se
passe réellement quelque chose.
Hubay, Anna Karenina (Bâle)
→ L'œuvre est originellement écrite en
hongrois, mais il est très possible, comme cela se fait souvent dans
les pays germanophones pour les œuvres rares tchèques ou hongroises
(voire les opéras comiques français, pour lesquels il existe toujours
une tradition vivace d'interprétation en traduction), qu'elle soit
jouée en allemand.
→ H
UBAY Jenő (né Eugen Huber) est surtout célèbre comme
violoniste ; virtuose, ami de Vieuxtemps, pédagogue, la discographie le
documente essentiellement comme compositeur de pièces pour crincrin.
Néanmoins, cet opéra, fondé sur une pièce française (Edmond Guiraud),
lorsqu'il est écrit en 1914 (mais représenté seulement en 1923),
appartient plutôt à la frange moderne, d'un postromantisme assez
tourmenté et rugueux. Très intéressante et intense.
→ Hubay a écrit neuf opéras, dont certain sur des livrets assez
intriguants :
Alienor en 1885
(traduction d'un livret d'Edmond Haraucourt),
Le Luthier de Crémone en 1888
(traduction d'un livret de François Coppée et Henri Beauclair),
La Vénus de Milo en 1909 (d'après
Louis d'Assas et Paul Lindau) et plusieurs inspirés de contes et récits
populaires hongrois.
→ Extrait de la version originale
ici.
Řezníček,
Benzin à Bielefeld (Westphalie)
→ Řezníček appartient à la mouvance des
décadents mais sa musique
s'apparente souvent à un postromantisme assez formel et opaque, pas
très chaleureux.
Benzin (pas
été donné depuis 2010 à Chemnitz, me semble-t-il) échappe
à cela, avec des couleurs orchestrales et des grincements plus
caractéristiques, mais j'attends toujours d'être réellement saisi par
ce grand représentant du temps, ami de R. Strauss, partagé entre sa
formation à Graz et ses succès à Prague et à Berlin.
→
Court
extrait de la production de Chemnitz.
Krása,
Brundibár (Sassari,
Linz)
→ Opéra pour enfants (le protagoniste
étant un chœur d'enfants), récrit dans les camps pour les prisonniers
du camp, où est mis en scène une sorte de croquemitaine dérisoire, de
tyranneau vaincu par l'union des enfants et des animaux. Plus simple
que le Krása habituel, pas vraiment passionnant en soi, plutôt un
témoignage culturel de l'art (et de l'humanité) qui pouvaient survivre
dans les camps. La première version en 1938 exalte plus le patriotisme,
ai-je lu, que la version de 1943 habituellement donnée, plus tournée
vers le retour d'une forme de justice.
Waltershausen, Oberst Chabert (Bonn)
→ Une merveille. Du postromantisme à la
fois généreusement lyrique et très complexe ; très chantant et
accompagné d'un orchestre très disert ; à la fois profusif et assez
lumineux. Et tout à fait personnel : ce n'est ni du Strauss versant
lyrique, ni du Schreker gentil, ni du Puccini germanisé… vraiment un
équilibre que je n'ai pas entendu ailleurs, quelque part entre le
commentaire orchestral wagnérien et une gestion beaucoup plus directe
(italienne ?) de l'action, un lien plus évident entre mélodie vocale et
déclamation.
→ Il existe un très beau disque CPO capté à la Deutsche Oper,
merveilleusement dirigé par Jacques Lacombe et impeccablement chanté
(M. Uhl, Very, Skovhus, tous trois dans un très bon jour) –
extrait
ici.
Hindemith,
Mathis der Maler (Gelsenkirchen)
→ Resté très célèbre grâce à sa suite,
une des œuvres les plus enregistrées de Hindemith, et toujours donné de
temps à autre, Mathis trace le portrait de la société qui entoure un
peintre (anachroniquement) visionnaire, forcément esseulé au milieu des
enjeux de la politique – et même de l'amour. Le langage y est riche,
mais homogène, sans recherche du spectaculaire, fondé essentiellement
sur la recherche harmonique. Sans être complètement austère non plus,
un opéra assez regerien, ce que ne dévoile pas complètement la Suite,
qui en regroupe les passagesles plus chatoyants (pas forcément les
meilleurs, au demeurant, l'opéra me paraît autrement intéressant !).
Hindemith,
Cardillac (Florence,
Salzbourg, Tallinn)
→ Mâtiné d'enquête policière, ici
encore écrit dans une logique qui
reste postromantique, un lyrisme réel mais peu expansif, et largement
tourné vers la recherche harmonique interne. Déjà donné et même repris
à Paris par Gérard Mortier qui avait vivement milité pour cette œuvre…
Hindemith, Neues vom Tage (Schwerin)
→ Opéra « joyeux » (
lustige Oper)
mettant en scène un couple qui (essaie de) divorcer. Créé en 1929 au
Kroll-Oper de Berlin par Klemperer (les wagnériens de l'Âge d'Or seront
intéressés de savoir la présence de Dezső Ernster dans la
distribution), et retravaillé pour une première napolitaine en 1954 en
italien, avec Giuseppe Valdengo dans le rôle du mari, mais aussi Plinio
Clabassi… et qui faisait le
Quatrième
Chef de cuisine (c'est-à-dire le dernier des ténors chantant un
chef de cuisine), à votre avis ?
Piero De Palma. Je
n'invente rien.
→ L'œuvre est écrite dans un langage étrange, mélange de couleurs
néoclassiques, de tonalité sans direction nette influencée par
Schönberg… Elle s'ouvre par un
magnifique
échange de noms d'oiseaux (dans le sens le moins ornithologique
possible).
Schoeck, Penthesilea (Bonn)
→ Le Schoeck le plus vindicatif qui
soit. Un drame de 1925, d'une heure et quart, qui claque et qui tranche
terriblement, très loin du Schoeck poétique des lieder ou des pièces
orchestrales, un bel équivalent d'
Elektra
dans un langage plus intériorisé mais tout aussi dramatique. Un
chef-d'œuvre bien connu des amateurs de musiques
décadentes, et trop peu représenté
sur les scènes.
→ À
écouter ici.
Schoeck, Das
Schloß Durande (Bonn)
→ Son dernier opéra, de 1943, fondé sur
Eichendorff. Rarissime. Et il y a de ces poussées lyriques là-dedans,
comme
ce duo
emblématique ! L'œuvre a peu été redonnée pour des raisons
politiques/éthiques évidentes – son association (quoique purement
artistique, semble-t-il) avec les artistes nazis avait été assez mal
perçue dans sa Suisse natale.
Korngold, Der Ring des
Polycrates (Dallas)
→ Premier opéra de Korngold (achevé en
1914, créé en 1916) – c'est-à-dire avant
Violanta et
Die tote Stadt.
On y entend déjà le lyrisme débordant et l'orchestration rutilante qui
font sa marque, même dans cette virvoltante conversation en musique :
glissandi de harpe et fonds de
célesta et glockenspiel y sont la norme. Un bijou.
→ [Une seule version, chez CPO, superbement distribuée et interprétée
par le
DSO Berlin, qu'on peut préécouter
ici.]
Korngold, Das Wunder der
Heliane (Anvers, Berlin)
→ L'opéra
qui suit
La ville morte (et
précède son dernier sérieux,
Die
Kathrin),
nettement plus vénéneux, et au sujet parfaitement décadent, à base
d'expériences cruelles, de nudité et de surnaturel. Beaucoup plus
tourmenté, moins franchement lyrique que ses autres pièces. La série
d'Anvers est finie à présent.
→ [Voyez ici une
vidéo certes imparfaitement exécutée, mais mise
gracieusement en ligne par le chef.]
Orff, Der Mond (Prague)
Orff, Die Kluge (Prague)
|
→ Quelle n'est pas la surprise
lorsqu'on souhaite découvrir Orff, se disant qu'après tout il avait
bien saisi une forme d'essence archaïsante dans ses chansons à boire de
moines… et qu'on s'aperçoit qu'il a en réalité
tout écrit dans le style des
Carmina Burana
! Que ce soient des textes de Catulle ou des actions dramatiques,
on y retrouve les mêmes mélodies naïves, les mêmes harmonies brutes,
les mêmes grosses doublures orchestrales à coups de cors…
→
Der Mond (« La Lune »)
laisse vraiment affleurer ces répétitions assez pauvres, quasiment
pré-minimalistes (sans du tout le même projet de renouvellement,
évidemment), tandis que
Die Kluge («
La jeune fille avisée »), peut-être grâce à son sujet, réussit un
peu plus de légèreté populaire, sans s'abstraire non plus de ces
formules. [La jeune fille prévient son père de ne pas remettre le
trésor au roi pour ne pas être emprisonné, répond à trois énigmes pour
sauver sa propre vie, réussit un jugement de Salomon pour attribuer un
petit âne et enferme finalement le roi qu'elle a épousé… Mais l'opéra
n'est pas très mobile pour autant. Disons que la musique sied bien aux
enfants.]
→ En principe, ce devrait être chanté en langue originale, comme c'est
l'usage au Théâtre National de Prague ; néanmoins, je l'ai entendu,
donné en ukrainien à Kharkiv en 2015… tout reste envisageable. On peut
écouter
ici et
là.
von Einem, Dantons Tod à Magdebourg et Vienne (Staatsoper)
von Einem, Der Besuch der alten Dame à Vienne (an der Wien)
|
→ Étrange chose que le legs de von
Einem. Beaucoup de patrimoine littéraire, déjà : son Proceß a déjà été remonté et capté,
on pourrait faire de même avec Kabale
und Liebe ou Jesu Hochzeit
– Noces de Jésus avec la Mort (« Tödin
»), si j'ai bien suivi, rien de trop blasphématoire.
→ Pour
Der Besuch,
Friedrich Dürrenmatt a lui-même adapté sa tragi-comédie restée très
célèbre (toujours représentée, et il existe même une assez jolie
comédie musicale dessus…) ; la musique en est assez conforme aux
modèles de Gottfried von Einem (Bruckner et Reger, bien qu'on soit en
1971 !), plutôt traditionnelle mais assez grise – une sorte de
Hindemith plus conservateur et plus lyrique.
→
Dantons Tod,
son premier opéra et le plus représenté ou (à l'occasion) enregistré,
se fonde (avec l'aide de Boris Blacher) sur le drame de Büchner, et est
à mon sens plus réussi – mais encore plus troublant. Au Festival de
Salzbourg de 1947, il propose ainsi cet opéra hindemithien, où l'on
s'exprime par de grandes tirades lyriques (sur ce texte détaillant
parfois la Constitution ou les formes juridiques du procès…) proche des
véristes (les lignes vocales n'y sont pas si éloignées d'Umberto
Giordano…), tandis que l'orchestre semble parfois partir en
ponctuations modernistes autonomes, issues de l'écoute des
dodécaphonistes. Certains endroits paraissent très traditionnels
quoique peu chaleureux, d'autres touchent à une certaine grâce (le
Prélude du procès, et d'une manière générale les interludes). Quelle
bizarrerie, entendre des comptes-rendus de réunion du Parti Communiste
chantés comme
Turandot avec
des accompagnements qui s'ébrouent comme du
Schönberg dernière manière mais dans un langage qui reste fidèle à
Reger ! [Sans parler de Robespierre tenu par un ténor de
caractère, quelle fantaisie…]
→ Aucune des éditions que j'ai
consultées ne contiennent de livret traduit (uniquement monolingue),
aussi
cette vidéo
d'une mise en scène d'Otto Schenk (remarquablement dirigée par
Leitner), qui comporte les sous-titres anglais, pourrait-elle sauver
quelques-uns d'entre vous.
Le Schleswig-Holsteinisches Landestheater (théâtre du
Land du Schleswig-Holstein) de Flensburg
– une des villes majeures de la région, même si elle rayonne moins à
l'international que Kiel ou Lübeck. Le seul endroit où sera donné Le Grand Macabre de Ligeti cette
saison. Parmi les autres théâtres de la ville, il en existe notamment
un spécialisé dans les pièces données en danois.
4. Opéras du second
vingtième siècle
Menotti,
The Consul en allemand
(Bremerhaven, Goerlitz, Krefeld, Innsbruck)
→ Un sujet original, qui mêle
le sort de la famille d'un opposant politique traqué et l'attente dans
le consulat — qui est à la fois le lieu d'une indifférence cruelle, et
le terrain propice à toutes les facéties librettistiques. Mélange
musical de conversation en musique, de Puccini, de Britten et de
plusieurs des veines de Poulenc…
→
Un opéra qui n'est pas majeur sans doute, mais très payant
scéniquement. Plus de détail (et des sons)
par ici.
B. A. Zimmermann,
Die Soldaten
(Madrid, Cologne, Nuremberg)
→ Considéré comme le second
Wozzeck
du XXe siècle, pour un orchestre encore plus démesuré et un sujet tout
aussi sordide, dans un langage similaire d'une atonalité à la fois
apparemment sèche et extraordinairement riche en détails. Donné
ponctuellement dans les pays
d'Europe qui valorisent ce répertoire (de langue allemande
essentiellement, en plus du microclimat madrilène, où fut tout de même
donné
l'autre Wozzeck,
celui de Gurlitt).
Ligeti,
Le Grand Macabre à
Flensburg (Schleswig-Holstein)
→
L'opéra où triomphent le burlesque et l'absurde. Ça rugit de partout.
Grand classique dont l'impact dépend surtout, je crois, des affinités
littéraires. Mais on ne fait pas plus vivant et bigarré, du véritable
théâtre musical.
Henze, Das Floß der Medusa (Amsterdam)
Henze, Elegie für junge Liebende (Detmold)
Henze, Der junge Lord (Hanovre)
Henze, Pollicino (Cologne)
|
→ Trois opéras des années 60. Le
Radeau de la Méduse
(
écoutez)
explore une atonalité avec des pôles très audibles, comme les quatre
premières symphonies du compositeur, beaucoup de parties parlées en
sus. Très séduisant dans ce genre-là. L'
Élégie
(
écoutez) s'en rapproche, mais surtout chanté, sans
doute moins facile d'accès,
et plus intéressé par les agrégats, les volutes vocales : moins direct
et dramatique. Le
Jeune Lord
est écrit dans une atonalité plus libre, plus horizontale, avec des
touches orchestrales qui évoquent le cabaret expressionniste – j'aime
moins, mais c'est purement une affaire de goût individuel.
→
Pollicino,
plus tardif (1980), est totalement différent, opéra pour enfants, sorte
de patchwork alliant l'archaïsme baroqueux, le piano, le xylophone et
le célesta.
Le Landtheater de Bremerhaven (le port en aval de
Brême) propose seulement un immense parterre et un petit balcon,
uniquement de face, dans une boîte capitonnée (qui doit être assez
satisfaisante acoustiquement si les matériaux sont à la hauteur). On y
jouera Le Consul de Menotti
en allemand, tout comme à Krefeld
(entre Düsseldorf et Duisburg), qui adopte le même principe, en moins
luxueux. Ce patron semble avoir été assez en vogue en Allemagne – c'est
aussi celui de la Volksbühne de Berlin, voyez vous-même.
Une saison germanophone extrêmement riche en découvertes, à la fois
particulièrement rares et de qualité éprouvés, donc. Peut-être est-ce
lié à des impulsions mémorielles pour mettre en valeur les artistes
classés comme sous l'étiquette
entartete,
ou bien à l'abondance de l'offre (et au public, un des plus avertis au
monde, il n'y a voir comme le moindre étudiant allemand devient
konzertmeister dès qu'il atterrit dans un orchestre universitaire
français…). En tout cas, de quoi goûter les plus hauts régals.
Il existe sans doute quantité d'opéras et oratorios baroques en langue
allemande, donnés dans des salles qui ne sont pas spécialisées dans
l'opéra (je n'ai regardé que les maisons d'opéra, quasiment pas les
salles de concert symphoniques), ainsi que bien d'autres productions
peut-être données en format radio… La liste des réjouissances était en
tout cas fournie !
Une grande quantité d'opéras contemporains est écrite en allemand (l'autre langue massivement utilisée étant de plus en plus l'anglais). J'en parlerai dans la notule consacrée précisément aux œuvres (choisies, car nombreuses, et toutes rares par définition, puisque neuves) de compositeurs vivants. Il y a beaucoup à dire là-dessus, et cette liste est assez révélatrice des tendances à l'œuvre. À bientôt !