dimanche 5 mars 2023
Le grand bilan Ibsen
À l'occasion de la Dame de la Mer à la Comédie-Française, je commets pour vous égayer un petit bilan des pièces d'Ibsen vues à partir de la période de maturité – les autres ne sont jamais données, sauf au Théâtre du Nord-Ouest).
[Petite digression sur le Théâtre du Nord-Ouest : ils font des intégrales des grands auteurs, c'est formidable en soi, une sorte de phalanstère où les comédies autogèrent le théâtre pour l'amour de l'art. Cependant : les pièces sont lourdement coupées, à ce qu'on m'a dit le texte n'est pas toujours bien maîtrisé, et surtout, comme le ménage aussi est autogéré – et fait, à ce que m'ont répondu les responsables, à la fin de chaque session, c'est-à-dire tous les six mois –, j'ai frôlé le choc anaphylactique tellement l'air était rendu solide par les particules de poussière, piquant les yeux, le nez, la gorge… J'ai dû quitter précipitamment la salle – en passant par la scène, seule issue possible – au bout de dix minutes. Bref : on peut y entendre tout Ibsen, mais soyez prudents.]
J'ai commencé Ibsen en 2005 en voyant le Brand de Braunschweig en tournée – choc absolu qui m'avait laissé KO pendant plusieurs jours, et ce fut l'une des toutes premières notules postées sur Carnets sur sol. Avec un peu de patience et en vivant en Île-de-France depuis 2009, j'ai pu voir quasiment tous les drames de maturité.
J'avais tenté une nomenclature de ses pièces par matière, puis par logique dramaturgique de ses drames dans cette notule, mais je vous propose cette-fois un petit palmarès de ce qu'on pouvait voir et aimer ces vingt dernières années.
Les pièces de maturité
1863 – Kongs-Emnerne / Les Prétendants à la Couronne
→ Description :Une merveille à lire, l'une de ses pièces les plus fortes (sorte de relecture beaucoup plus complexe de Macbeth et de l'histoire royale de Norvège, avec les processus de dévoilement intérieurs propres à Ibsen). Hélas, ça n'a été donné en France qu'une fois au cours des années 80, apparemment (je ne savais même pas encore lire…).
→ Une notule partielle.
1866 – Brand
→ Production : Braunschweig et le Théâtre de Strasbourg en tournée, vu au TNBA de Bordeaux (2005).
→ Description : Un pasteur charismatique postule que le moindre péché, la moindre hésitation vouent à l'Enfer. Sa vie d'absolu devient logiquement intenable dans le village du Nord norgévien où il s'installe. (Son acte II est la source de l'opéra L'Étranger de Vincent d'Indy.)
→ La courte notule d'impressions, les présentations de l'opéra de d'Indy et du drame symphonique de Schjelderup.
1867 Peer Gynt
→ Production : Au Grand-Palais dans un dispositif bifrontal par les comédiens-français, avec Hervé Pierre (qui en profité pour me bousculer délibérément, mais c'est une autre histoire). Très long (4h30 sans entracte), et très discontinu… des moments de grâce, mais aussi beaucoup d'autres énigmatiques, clairement pas sa meilleure pièce pour moi. Bien sûr, on n'a pas eu le temps d'y mettre la musique de Grieg en sus.(2012)
→ Notule sur la pièce et notule sur la musique de scène.
1869 – De unges Forbund / La Ligue de la jeunesse
→ Jamais vu, et pas lu, car j'espère qu'il sera monté un jour et que je pourrai me prendre la gifle en salle.
1873 – Kejser og Galilæer / Empereur et Galiléen
→ Description : Drame mystique atypique autour de la figure de Julien l'Apostat, un peu dans l'esprit de la Tentation de saint Antoine, mais sans du tout la même verve. Beaucoup de références historiques et religieuses, très long, énormément de lieux, ça paraît difficile à monter (ou alors avec des coupes et des choix radicaux). Ce ne serait pas très accessible, et ce n'est pas son œuvre majeure de toute façon.
1877 – Samfundets Støtter / Les Piliers de la Société
→ Production : Par les étudiants du CRR de Paris, au Théâtre de l'Aquarium (2011). Formidable représentation, pas du tout d'un niveau « étudiant ».
→ Description : Une œuvre qui n'est pas la plus célèbre de son auteur, mais qui offre pourtant un concentré des thématiques d'Ibsen : la société d'une petite ville qui se regarde elle-même, avec les questions de révélations, de chute, de déchéance et en arrière-plan la possibilité d'un départ pour les Amériques avec un bateau qui accoste. Une de ses meilleures pièces pour moi.
→ La notule.
1879 – Et Dukkehjem / Une Maison de poupée
→ Production : Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009).
→ Description : Étonnant manifeste pour la liberté de la femme, autour d'une cachotterie qui devient existentielle. De loin sa pièce la plus jouée (et par des actrices célèbres, je me souviens par exemple des affiches avec Audrey Tautou au faîte de sa gloire), probablement à cause d'une thématique qui fait écho à notre présent, mais pas celle où la structure est la plus richement polyphonique.
→ Notule sur la représentation et notule sur l'œuvre.
1881 – Gengangere / Les Revenants
→ Production : Thomas Ostermeier (sa seconde version, en français), aux Amandiers de Nanterre (2013).
→ Description : Une pièce autour de… la syphillis. Pas celle qui m'a le plus passionnée : on est d'emblée dans l'impossibilité franche de quoi que ce soit, aussi la chute n'est-elle pas aussi révélatrice d'enjeux profonds que dans les autres pièces. Il faut dire que je n'aime pas du tout les propositions d'Ostermeier, qui abîment mon sens le texte en l'habillant d'actualisations ou d'artifices (cet affreux bruit blanc à fond pendant les changements de tableau…). Je suis un peu seul à le penser, mais cela peut aussi expliquer que je n'aie pas été autant séduit par cette pièce.
→ La notule.
1882 – En Folkefiende / Un Ennemi du peuple
→ Production : Jean-François Sivadier, à l'Odéon (2019).
→ Description : Sujet là encore étonnant, autour de l'écologie en réalité. Comme les deux présentes, une pièce thématique, avec moins d'entrelacs que ses meilleures pièces, mais très convaincante. Elle est reprise ce mois-ci (les 9 et 10 mars) au Théâtre de Clamart.
→ La notule.
1884 – Vildanden / La cane sauvage
→ Production : Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2014).
→ Description : Drame familial typique d'Ibsen et très touchant.
→ La notule.
1886 – Rosmersholm / La maison Rosmer
→ Production 1 : Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009. L'une de mes plus grandes expériences théâtrales (ce serait même un solide second après La mort de Tintagiles de Maeterlinck, mise en scène de Podalydès).
→ Production 2 : Julie Timmermann, au Centre Malraux du Kremlin-Bicêtre. Beaucoup plus sommairement réalisé.
→ Description : En termes de progressions et de sentiments contradictoires inextricables, Rosmersholm se place tout en haut du corpus. (Je crois que les spécialistes la tiennent aussi en fort bonne grâce.)
→ Notule sur l'œuvre et la première production, notule de compléments à partir de la seconde production.
1888 – Fruen fra Havet / La Dame de la Mer
→ Production 1 : Claude Baqué, aux Bouffes du Nord (2012).
→ Production 2 : Géraldine Martineau au Vieux Colombier (2023).
→ Description : Une femme mariée rêve, terrifiée, du retour de son premier fiancé – un marin.
→ Notule sur l'œuvre et la première production, compléments en commentaire à partir de la seconde production.
1890 – Hedda Gabler
→ Production 1 : Thomas Ostermeier, au TNBA de Bordeaux (2008). En allemand. (Comme toujours, pas convaincu par la proposition.)
→ Production 2 : Paolo Taccardo à l'Usine d'Éragny (2017). Version directe, pas hors du commun, mais efficace.
→ Description : Tentative désespérée d'une épouse de cacher un secret. Pas énormément d'arrières-plans, mais une mécanique terrifiante de la dissimulation et du dévoilement implacable, quand la vérité détruit toujours davantage.
→ La notule sur l'œuvre et la première production. Impressions sur la seconde production au sein de cette notule.
1892 – Bygmester Solness / Solness le constructeur
→ Production : Stéphane Brauschweing, à la Colline (2013).
→ Description : Semi-romance entre un vieil architecte et une jeune femme, remplie de vastes questions.
→ La notule. Et un clin d'œil.
1894 – Lille Eyolf / Petit Eyolf
→ Production : Julie Bérès, au Théâtre de la Ville (2015).
→ Description : Le couple après le deuil d'un enfant. Moins de révélations qu'à l'ordinaire, mais le contexte les rend d'autant plus terribles.
→ La notule.
1896 – John Gabriel Borkman
→ Production : Claudine Gabay, au Théâtre de Ménilmontant (2015).
→ Description : La chute d'un banquier.
→ La notule.
1899 – Når vi døde vaagner / Quand nous nous réveillons d'entre les morts
→ Description : Uniquement lu. Dialogue d'un couple qui se retrouve longtemps après le temps de leur première idylle. Assez ascétique et quelque part énigmatique. J'espère le voir sur scène pour démêler tout cela.
Les meilleures pièces
Et à présent, la sélection que vous attendiez tous.
¶ Les pièces extraordinaires (dans cet ordre approximativement) : Rosmersholm, Les Prétendants à la Couronne, La Dame de la mer, Brand, Les Piliers de la Société, La Cane sauvage, Une Maison de poupée, Un Ennemi du peuple.
¶ Les autres très bonnes pièces (un peu plus unidimensionnelles) : Solness, Borkman, Petit Eyolf.
¶ Les bonnes pièces moins essentielles : Gabler, Les Revenants, Peer Gynt.
¶ (Et clairement, catégorie spéciale pour Empereur & Galiléen, il faudrait vraiment un bon metteur en scène et une très bonne équipe pour réussir ça !)
Et vous, quelles sont vos belles expériences Ibsen ?
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie D'Oehlenschläger à Ibsen a suscité :
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