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dimanche 5 mars 2023

Le grand bilan Ibsen


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À l'occasion de la Dame de la Mer à la Comédie-Française, je commets pour vous égayer un petit bilan des pièces d'Ibsen vues à partir de la période de maturité – les autres ne sont jamais données, sauf au Théâtre du Nord-Ouest).

[Petite digression sur le Théâtre du Nord-Ouest : ils font des intégrales des grands auteurs, c'est formidable en soi, une sorte de phalanstère où les comédies autogèrent le théâtre pour l'amour de l'art. Cependant : les pièces sont lourdement coupées, à ce qu'on m'a dit le texte n'est pas toujours bien maîtrisé, et surtout, comme le ménage aussi est autogéré – et fait, à ce que m'ont répondu les responsables, à la fin de chaque session, c'est-à-dire tous les six mois –, j'ai frôlé le choc anaphylactique tellement l'air était rendu solide par les particules de poussière, piquant les yeux, le nez, la gorge… J'ai dû quitter précipitamment la salle – en passant par la scène, seule issue possible – au bout de dix minutes. Bref : on peut y entendre tout Ibsen, mais soyez prudents.]

J'ai commencé Ibsen en 2005 en voyant le Brand de Braunschweig en tournée – choc absolu qui m'avait laissé KO pendant plusieurs jours, et ce fut l'une des toutes premières notules postées sur Carnets sur sol. Avec un peu de patience et en vivant en Île-de-France depuis 2009, j'ai pu voir quasiment tous les drames de maturité.

J'avais tenté une nomenclature de ses pièces par matière, puis par logique dramaturgique de ses drames dans cette notule, mais je vous propose cette-fois un petit palmarès de ce qu'on pouvait voir et aimer ces vingt dernières années.



Les pièces de maturité

1863 – Kongs-Emnerne / Les Prétendants à la Couronne
Description :Une merveille à lire, l'une de ses pièces les plus fortes (sorte de relecture beaucoup plus complexe de Macbeth et de l'histoire royale de Norvège, avec les processus de dévoilement intérieurs propres à Ibsen). Hélas, ça n'a été donné en France qu'une fois au cours des années 80, apparemment (je ne savais même pas encore lire…).
→ Une notule partielle.

1866 – Brand
Production : Braunschweig et le Théâtre de Strasbourg en tournée, vu au TNBA de Bordeaux (2005).
Description : Un pasteur charismatique  postule que le moindre péché, la moindre hésitation vouent à l'Enfer. Sa vie d'absolu devient logiquement intenable dans le village du Nord norgévien où il s'installe. (Son acte II est la source de l'opéra L'Étranger de Vincent d'Indy.)
→ La courte notule d'impressions, les présentations de l'opéra de d'Indy et du drame symphonique de Schjelderup.

1867 Peer Gynt
Production : Au Grand-Palais dans un dispositif bifrontal par les comédiens-français, avec Hervé Pierre (qui en profité pour me bousculer délibérément, mais c'est une autre histoire). Très long (4h30 sans entracte), et très discontinu… des moments de grâce, mais aussi beaucoup d'autres énigmatiques, clairement pas sa meilleure pièce pour moi. Bien sûr, on n'a pas eu le temps d'y mettre la musique de Grieg en sus.(2012)
→ Notule sur la pièce et notule sur la musique de scène.

1869 – De unges Forbund / La Ligue de la jeunesse
Jamais vu, et pas lu, car j'espère qu'il sera monté un jour et que je pourrai me prendre la gifle en salle.

1873 – Kejser og Galilæer / Empereur et Galiléen
Description : Drame mystique atypique autour de la figure de Julien l'Apostat, un peu dans l'esprit de la Tentation de saint Antoine, mais sans du tout la même verve. Beaucoup de références historiques et religieuses, très long, énormément de lieux, ça paraît difficile à monter (ou alors avec des coupes et des choix radicaux). Ce ne serait pas très accessible, et ce n'est pas son œuvre majeure de toute façon.

1877 – Samfundets Støtter / Les Piliers de la Société
Production : Par les étudiants du CRR de Paris, au Théâtre de l'Aquarium (2011). Formidable représentation, pas du tout d'un niveau « étudiant ».
Description : Une œuvre qui n'est pas la plus célèbre de son auteur, mais qui offre pourtant un concentré des thématiques d'Ibsen : la société d'une petite ville qui se regarde elle-même, avec les questions de révélations, de chute, de déchéance et en arrière-plan la possibilité d'un départ pour les Amériques avec un bateau qui accoste. Une de ses meilleures pièces pour moi.
La notule.

1879 – Et Dukkehjem / Une Maison de poupée
Production : Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009).
Description : Étonnant manifeste pour la liberté de la femme, autour d'une cachotterie qui devient existentielle. De loin sa pièce la plus jouée (et par des actrices célèbres, je me souviens par exemple des affiches avec Audrey Tautou au faîte de sa gloire), probablement à cause d'une thématique qui fait écho à notre présent, mais pas celle où la structure est la plus richement polyphonique.
→ Notule sur la représentation et notule sur l'œuvre.

1881 – Gengangere / Les Revenants
Production : Thomas Ostermeier (sa seconde version, en français), aux Amandiers de Nanterre (2013).
Description : Une pièce autour de… la syphillis. Pas celle qui m'a le plus passionnée : on est d'emblée dans l'impossibilité franche de quoi que ce soit, aussi la chute n'est-elle pas aussi révélatrice d'enjeux profonds que dans les autres pièces. Il faut dire que je n'aime pas du tout les propositions d'Ostermeier, qui abîment mon sens le texte en l'habillant d'actualisations ou d'artifices (cet affreux bruit blanc à fond pendant les changements de tableau…). Je suis un peu seul à le penser, mais cela peut aussi expliquer que je n'aie pas été autant séduit par cette pièce.
La notule.

1882 – En Folkefiende / Un Ennemi du peuple
Production : Jean-François Sivadier, à l'Odéon (2019).
Description : Sujet là encore étonnant, autour de l'écologie en réalité. Comme les deux présentes, une pièce thématique, avec moins d'entrelacs que ses meilleures pièces, mais très convaincante. Elle est reprise ce mois-ci (les 9 et 10 mars) au Théâtre de Clamart.
La notule.

1884 – Vildanden / La cane sauvage
Production : Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2014).
Description : Drame familial typique d'Ibsen et très touchant.
La notule.

1886 – Rosmersholm / La maison Rosmer
Production 1 : Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009. L'une de mes plus grandes expériences théâtrales (ce serait même un solide second après La mort de Tintagiles de Maeterlinck, mise en scène de Podalydès).
Production 2 : Julie Timmermann, au Centre Malraux du Kremlin-Bicêtre. Beaucoup plus sommairement réalisé.
Description : En termes de progressions et de sentiments contradictoires inextricables, Rosmersholm se place tout en haut du corpus. (Je crois que les spécialistes la tiennent aussi en fort bonne grâce.)
→ Notule sur l'œuvre et la première production, notule de compléments à partir de la seconde production.

1888 – Fruen fra Havet / La Dame de la Mer
Production 1 : Claude Baqué, aux Bouffes du Nord (2012).
Production 2 : Géraldine Martineau au Vieux Colombier (2023).
Description : Une femme mariée rêve, terrifiée, du retour de son premier fiancé – un marin.
→ Notule sur l'œuvre et la première production, compléments en commentaire à partir de la seconde production.

1890 – Hedda Gabler
Production 1 : Thomas Ostermeier, au TNBA de Bordeaux (2008). En allemand. (Comme toujours, pas convaincu par la proposition.)
Production 2 : Paolo Taccardo à l'Usine d'Éragny (2017). Version directe, pas hors du commun, mais efficace.
Description : Tentative désespérée d'une épouse de cacher un secret. Pas énormément d'arrières-plans, mais une mécanique terrifiante de la dissimulation et du dévoilement implacable, quand la vérité détruit toujours davantage.
→ La notule sur l'œuvre et la première production. Impressions sur la seconde production au sein de cette notule.

1892 – Bygmester Solness / Solness le constructeur
Production : Stéphane Brauschweing, à la Colline (2013).
Description : Semi-romance entre un vieil architecte et une jeune femme, remplie de vastes questions.
La notule. Et un clin d'œil.

1894 – Lille Eyolf / Petit Eyolf
Production : Julie Bérès, au Théâtre de la Ville (2015).
Description : Le couple après le deuil d'un enfant. Moins de révélations qu'à l'ordinaire, mais le contexte les rend d'autant plus terribles.
La notule.

1896 – John Gabriel Borkman
Production : Claudine Gabay, au Théâtre de Ménilmontant (2015).
Description : La chute d'un banquier.
La notule.

1899 – Når vi døde vaagner / Quand nous nous réveillons d'entre les morts
Description : Uniquement lu. Dialogue d'un couple qui se retrouve longtemps après le temps de leur première idylle. Assez ascétique et quelque part énigmatique. J'espère le voir sur scène pour démêler tout cela.



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Les meilleures pièces

Et à présent, la sélection que vous attendiez tous.

¶ Les pièces extraordinaires (dans cet ordre approximativement) : Rosmersholm, Les Prétendants à la Couronne, La Dame de la mer, Brand, Les Piliers de la Société, La Cane sauvage, Une Maison de poupée, Un Ennemi du peuple.

¶ Les autres très bonnes pièces (un peu plus unidimensionnelles) : Solness, Borkman, Petit Eyolf.

¶ Les bonnes pièces moins essentielles : Gabler, Les Revenants, Peer Gynt.

¶ (Et clairement, catégorie spéciale pour Empereur & Galiléen, il faudrait vraiment un bon metteur en scène et une très bonne équipe pour réussir ça !)


Et vous, quelles sont vos belles expériences Ibsen ?

samedi 4 mars 2023

La Dame de la Mer – Ibsen chez les gentils


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(Et non pas les Gentils, n'est-ce pas.)

Après avoir vu la production très réussie de Géraldine Martineau au Vieux Colombier, j'ai tenté d'ajouter quelques remarques à la notule consacrée en 2012 à Fruen fra Havet d'Ibsen. C'est en commentaire, après la notule d'origine. Je n'y ai pas repris toutes les classifications et lignes de forces exposées après la découverte de l'œuvre en salle. (J'étais persuadé que j'avais aussi posté des extraits du texte de la pièce originale, mais non… j'ai simplement dû le consulter, et le faire pour une autre.)

lundi 10 juin 2019

Un Ennemi du peuple — Ibsen : lanceurs d'alerte et écologie offensive – depuis 1882


Comme c'est désormais la tradition : un Ibsen lu / vu, une notule. On donne en ce moment, Un ennemi du peuple à l'Odéon, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier, l'occasion de le situer dans le panorama de sa production.

En Folkefiende n'est pas l'œuvre dramaturgiquement la mieux bâtie de son auteur (on est loin de l'épopée post-oehlenschlägerienne et néo-shakespearienne des Prétendants à la Couronne ou de la terrible spirale de La Maison Rosmer). En revanche c'est, sur le plan du vertige éthique, l'une de ses plus intenses – et aussi, probablement, la plus aisément transposable à notre époque. Je m'étonne de ce fait qu'elle ne soit pas plus souvent donnée, alors qu'elle appartient tout de même au corpus de maturité, publiée en 1882, entre Une maison de poupée et les Revenants d'une part, La Cane sauvage et Rosmersholm d'autre part.



un ennemi du peuple citation
Udryddes som skadedyr bør de, alle de, som lever i løgnen !
(soit, en substance : « Éradiqués comme de la vermine soient ceux, tous ceux qui vivent dans le mensonge ! »)



A. Les invariants

On y retrouve beaucoup de motifs récurrents dans tout l'Ibsen post-historique (depuis Brand, 1866, à l'exception de l'extravagant lesedrama, fourre-tout un peu faustien, qu'est Empereur & Galiléen) :

la vie au Nord, sous le ciel gris, dans la solitude et la dépression de l'enfermement entre fjeld et fjord. Dans quasiment toutes ses pièces, soit on s'y trouve enfermé (BrandLes Piliers de la Société, La Dame de la Mer…), soit on connaît quelqu'un qui en revient, qui y a vécu, qui l'évoque, comme ici – le docteur Stockmann vient à peine d'en déménager pour s'installer dans sa petite ville balnéaire plus au Sud du pays ;

♦ la présence, comme un horizon, du bateau pour le Nouveau Monde – capital dans Les Piliers de la Société ou la Dame de la Mer, et à chaque fois manqué. Il mouille dans la rade, il promet un avenir purifié, où le bonheur est peut-être possible, ou du moins l'abstraction de ce monde sale, décevant, effondré, l'échappatoire à l'annihilation… mais il se dérobe toujours au moment où il semble la solution – souvent par la volonté de défi de l'homme acculé, mais ici aussi par l'impossibilité matérielle (le capitaine en est renvoyé pour son amitié avec le docteur, qui n'est pas le bienvenu à bord ;

♦ la recherche (vaine) d'hommes libres, émancipés des attentes de la société, sensibles à l'idéal et à la vérité. Ils sont parfois fous (Gerd, la fille de la montagne dans dans Brand !), souvent des songe-creux (Løvborg, le pauvre écrivain de Hedda Gabler ou Brendel, le pathétique précepteur-philosophe de La Maison Rosmer, et ici Billings qui postule à la mairie hors de ses compétences, simplement pour être refusé et pouvoir s'en indigner) – comme Petra, la propre fille du docteur Stockmann, exaltée dans ses théories manifestement hors sol. Or, dans Un Ennemi du peuple, tous s'avèrent intéressés ou corrompus. Le journaliste Hovstad, qui semble d'abord un militant d'opposition un peu exalté, s'avère avant tout pressé de complaire à son lectorat et de ne pas compromettre l'équilibre financier de son journal. Et jusqu'au docteur Stockmann, [SPOILER] finalement compromis, au moins aux yeux de l'opinion publique, par le pacte diabolique de son beau-père, qui place l'argent de l'héritage de sa fille en gage dans l'entreprise mortifère que le docteur a juré de dénoncer [/SPOILER] ;

♦ quantité de détails dérisoires, qui font souvent rire gaîment le public (ce qui ne manque jamais de m'étonner, dans des intrigues aussi denses et terribles… comment parviennent-il à s'en abstraire aussi facilement ?), et qui ont en effet un pouvoir d'étonnement, de raillerie, assez puissant.



B. Les ressorts

En Folkefiende, comme tout Ibsen, est une histoire liée à la vérité cachée. Dans le même temps, le cheminement irrépressible vers le dévoilement (aussi bien par la volonté de personnages que malgré leur réticence) n'apporte que le malheur et la destruction – dont il est quelquefois difficile de déterminer s'ils proviennent du mensonge initial ou de la puissance irradiante de la vérité elle-même.

Toutefois à la différence de la quasi-totalité de ses autres drames, la révélation n'est pas tardive comme les illuminations de Håkon ou Gynt, les effondrements de Brand, Bernick, Torvald, Alving, Werle, Solness, Borkman… Un Ennemi du peuple est une histoire encore plus explicitement fondée sur la vérité, mais elle raconte moins le processus de dévoilement que la chute inéluctable qui en émane.

Le Docteur Stockmann, revenu dans sa ville du Sud, où son frère le Préfet a soutenu l'édification d'une station thermale gigantesque, découvre l'infection de ces bains par l'eau contaminée par des déchets putrides (de l'entreprise de son beau-père, entre autres). La chose est simple : il faut avertir le public de ne pas se baigner, et réinvestir des sommes colossales pour faire remonter l'arrivée d'eau – comme il l'avait suggéré.
[SPOILER] La presse, la petite bourgeoisie, avides de faire tomber le maire, lui emboîtent le pas… avant de découvrir l'impact considérable sur la ville – cette publicité conduirait à sa ruine, les touristes prendraient leurs habitudes ailleurs et les travaux ne seraient jamais amortis, sans parler du personnel au chômage pour deux ans. Tous alors se retournent contre lui, jusqu'à le changer en paria, en ennemi du peuple dans la séance même où il devait éclairer le public. [/SPOILER]

On voit bien ce que la pièce, avec la question du souffleur-de-sifflet lanceur d'alerte et la place brûlante de la pollution et de l'écologie, a d'immédiatement évocateur et parfaitement actuel. À cela s'ajoutent les hésitations sur les rapports de légitimité entre électeurs et experts, majorité et liberté. Même en retirant les nombreuses actualisations de Sivadier (dans les représentations en cours au Théâtre de l'Odéon), on ne peut qu'être frappé, comme par la foudre, de l'actualité insolente du propos, décalque presque parfait de nos propres vertiges éthiques.

Bien sûr, avec Ibsen, ce qui pourrait être une croisade du bien contre le mal ne ressemble à rien de tel. Comme à son habitude, il lâche une bombe éthique insoluble et nous laisse nous débrouiller (et nous noyer) avec.
    Le double impératif, la double loyauté qu'exigent la situation, n'ont pas d'issue. Contaminer délibérément des baigneurs ou assassiner sa ville natale.
    On pourrait, on voudrait être du côté de la croisade généreuse de Stockmann pour la vérité, pour la santé… mais le personnage est singulièrement orgueilleux et antipathique, poussant jusqu'à l'appel à la violence (quel écho saisissant avec les réflexions sur la « dictature verte » de nombreux écologistes – la démocratie peut-elle avoir la volonté et la continuité pour se contraindre au degré nécessaire pour préserver les ressources ?), et aboutissant à l'inutilité, seul, rejeté, sans aucun effet sur le monde autre que sa propre chute, et celle de sa famille. Comme toujours chez Ibsen, celui qui a raison est aussi dans la démesure mortifère – le parangon de tous les exemples, c'est Brand évidemment, dans la pièce éponyme, le terrifiant prédicateur implacable envers lui-même.

Pas sa pièce la plus riche psychologiquement ni la plus tendue dramatiquement (je trouve vraiment dommage, par exemple, que la possibilité de la fuite en Amérique et l'enjeu de l'héritage (qui n'apparaît qu'à la fin !) soient glissés de façon assez extérieure à la trame, alors qu'ils auraient pu enrichir les lignes de force du drame – globalement, tout reste tendu autour de l'intrigue unique (dire la vérité sur les bains contaminés).
    En revanche elle saisit par la justesse de son étude éthique, d'une façon complètement transposable (alors que tout le monde n'a pas les mêmes névroses que Rosmer ou Gabler, ni un royaume à conquérir comme Skule…) qui rend ses questionnements particulièrement vivaces et violents.



un ennemi du peuple odéon

C. Au théâtre ce soir

À l'Odéon, Jean-François Sivadier s'amuse avec ce qui est, je crois, sa spécialité – la mise en action du public.

On peut trouver à redire sur les grandes libertés prises avec le texte – je ne parle pas seulement des actualisations amusantes comme l'inclusion de termes anachroniques (flash balls…), mais de changements de répliques, de coupes, d'arrangements divers qui ne permettent pas toujours de sentir là où Ibsen a mis précisément le curseur. Or il est souvent plus avisé que Sivadier – le comique de répétition du porte-parole des petits propriétaires, Aslaksen (répétant en boucle son credo petit-bourgeois de modération), fleure le message politique pas très subtil (en plus de ne pas être très drôle), alors qu'Ibsen se tient toujours à distance du jugement, nous laissant parfaitement nus et démunis.
    Il aurait en tout cas été plus correct de le signaler (même si on a l'habitude du procédé) dans le programme – où seul le traducteur, Éloi Recoing, est crédité, ce qui est trompeur pour lui et pour nous.

En revanche, je dois avouer que les improvisations (très utiles quand le décor dysfonctionne et que le spectacle doit être interrompu un quart d'heure, les comédiens continuent l'air de rien à inventer tant qu'on ne leur dit pas officiellement de s'arrêter) et jeux avec le public ne manquent pas d'efficacité, surtout pour une pièce qui culmine dans une assemblée populaire ! 
→ Ainsi une spectatrice prise dans le public – pas trop malmenée, contrairement à celle qui a failli se faire tuer (à blanc) par les anarcho-nihilistes dans Les Démons aux Ateliers Berthier.
→ L'adaptation assez réussie du prêt d'une ancienne salle de spectacle (donc l'Odéon où nous sommes, en l'occurrence) par le Capitaine Horster – évidemment, dans le texte original, il s'agit d'une grande pièce de sa maison de famille. Les personnages élaborent assez longuement sur l'histoire de ce théâtre désaffecté acquis par le père de Horster. (Tandis que les échanges entre les citoyens qui pénètrent dans le lieu ont été impitoyablement coupés.)
→  Le clou du spectacle advient lorsque les acteurs (et en particulier Nicolas Bouchaud dans le rôle principal et Sharif Andoura en Hovstad, le patron du journal) s'adressent au public et jouent avec la salle, lui demandent son avis, l'accusent, la flattent… Lorsque Hovstad demande au public qui désapprouve le Docteur de rester assis, une large part des spectateurs, chauffés depuis plusieurs minutes, se lève spontanément pour soutenir l'idéal et l'absolu – c'est intéressant, dans la mesure où comme mentionné plus haut, il n'y a pas réellement de bonne solution au dilemme posé par la pièce ; et le public vient pourtant de se faire copieusement admonester, pour ne pas dire insulter, par le Docteur Stockmann. Impossible de déterminer si les spectateurs de théâtre sont par essence de grands passionnés des causes éthérées ou avaient simplement envie, par défi, d'oser se lever pendant le spectacle – « si vous restez assis vous êtes d'accord avec moi », forcément, ça motive.

Par ailleurs impressionné par les qualités de danseurs de plusieurs interprètes (Cyprien Colombo, dans le petit rôle de l'exalté Billing !), et amusé par les références (absentes du texte) nombreuses jetées au public amateur d'Ibsen : « j'ai couvé mon œuf comme un canard sauvage » (la pièce suivante dans son catalogue, évidemment la référence ne figure pas dans le texte original), un extrait de Peer Gynt (de Grieg) sur piano-jouet, et pour finir la pièce un arrangement de la Chanson de Solveig, évidemment.

Interprétation convaincante, amusante et insolite, même si j'aurais aimé en être clairement informé (d'une part) et voir en action le véritable texte, tout de même meilleur, d'Ibsen (d'autre part).




Vous retrouverez nos aventures livresques et scéniques autour des pièces d'Ibsen dans ce chapitre. Et les liens directs vers les notules dans celle-ci, avec présentation et classification : Les Prétendants à la Couronne, Peer Gynt, Les Piliers de la société, Une Maison de poupée, Les Revenants, La Cane sauvage, La Maison Rosmer, La Dame de la mer, Hedda Gabler, Solness le constructeur, Petit Eyolf, John Gabriel Borkman

Actuellement, Les Revenants sont donnés à la Comédie Saint-Michel à Paris, tous les dimanches jusqu'au 4 août. Belles (re)découvertes à vous !

dimanche 29 novembre 2015

Henrik IBSEN – John Gabriel Borkman – Compagnie du Tourtour


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La joie naïve de Foldal, dans l'édition originale.

1. Le projet

Poursuivant l'exploration intégrale des Ibsen – de maturité, car j'abandonne peu à peu l'espérance de voir, je ne dis même pas Catilina ou Le Tertre des Guerriers, œuvres de prime jeunesse, mais un haut chef-d'œuvre comme Les Prétendants à la Couronne, sorte de pastiche du Hakon hin Rige d'Oehlenschläger, mais posant les questions de dévoilement et d'identité propres à Ibsen –, je saute sur l'opportunité de voir à la scène John Gabriel Borkman, son drame pénultième.

Vous pouvez retrouver quelques pistes de lecture autour du redéploiement des thèmes principaux d'Ibsen dans ses diverses pièces de Hærmædene paa Helgeland (1858) à Når vi døde vaagner (1899)  dans le chapitre qui y est consacré (pour les plus anciennes, il faut les parcourir par mois, en bas de la colonne de droite). Beaucoup de choses y sont déjà dites, auxquelles il sera fait référence, ne pouvant tout redévelopper à chaque nouvelle entrée.


2. Un emplacement

Je vois deux façons commodes de classer la production d'Ibsen.

Par matière.

D'abord historique, légendaire, épique. Par exemple  :
  • Catilina (1850) ;
  • Le Tertre des Guerriers (1850) ;
  • Les Guerriers à Helgeland (1858), qui met en scène Sigurd le Fort ;
  • Les Prétendants à la Couronne (1863), pastiche d'Oehlenschläger et un quasi-Macbeth norvégien
  • Peer Gynt (1867), qui marque une inflexion vers la fable ;
  • Empereur et Galiléen (1873), très libre réinterprétation de Julien l'Apostat (dans un goût assez proche de la Tentation de saint Antoine).
Dans un second temps, tournée vers l'espace domestique (toutes ses pièces à partir de 1877, sans exception) :
  • Les Pilliers de la société (1877) ;
  • Une Maison de poupée (1879) ;
  • Les Revenants (1881), qui ne sont pas des fantômes (même si le titre norvégien Gengangere peut le suggérer) mais des « retournants » au sein du foyer ;
  • Un Ennemi du Peuple (1882) ;
  • Le Canard sauvage (1884) ;
  • Rosmersholm / La Maison Rosmer (1886) ;
  • La Dame de la mer (1888), avec une figure certes étrange, évidente référence à une sorte de Hollandais volant qui fait retour, mais qui n'est que le cœur d'une intrigue familiale et domestique ;
  • Hedda Gabler (1890) ;
  • Solness le constructeur (1892) ;
  • Petit Eyolf (1894) ;
  • John Gabriel Borkman (1896) ;
  • Quand nous nous réveillerons d'entre les morts (1899), simple dialogue d'un couple, sorte de bilan d'une relation.
Entre les deux groupes, Brand (1866) fait la jointure, drame domestique ouvert sur l'extérieur avec la figure du prêcheur, aux accents très épiques.


¶ Plus intéressant à mon sens, par logique dramaturgique – et si la segmentation n'est plus aussi nette, on sent bien les lignes de force qui évoluent au fil du temps.

Drames profusifs, multipliant les lieux, les personnages, les effets :
  • Les Guerriers à Helgeland (1858) ;
  • Les Prétendants à la Couronne (1863), où l'on parcourt la Norvège en compagnie de souverains historiques de la Norvège ; 
  • Brand (1866), où l'on se rend dans le grand Nord en multipliant les cadres : les étendues neigeuses, la traversée de fleuves, la demeure de Brand, le village dans le fjord, le sommet du fjeld… C'est d'ailleurs, comme Peer Gynt, un lesedrama, qui contient de nombreux événéments difficiles à représenter (la foule des partisans, l'ascension du fjeld…). Le tout dans un ton hautement épique, malgré des scènes d'une grande intimité (le terrible acte III, l'un des plus éprouvants de tout Ibsen) ; 
  • Peer Gynt (1867), l'exemple le plus frappant de l'explosion des lieux, des scènes, des personnages impossibles (le Courbe !), un Faust à la norvégienne ;
  • Empereur et Galiléen (1873), se déroulant aussi dans de très nombreux lieux, mettant en scène des personnages historiques, des apparitions mystiques…
Drames sociétaux, qui mêlent les grandes interrogations d'Ibsen de façon très dense, multipliant les enjeux sans que le propos, la direction de l'ensemble soit clairement explicitée :
  • Brand (1866), la foi, la faute, l'absolu, la vérité, la famille et même l'au-delà ;
  • Les Piliers de la société (1877), respectabilité et artifice, dissimulation et révélation, famille, responsabilité et absolution, enfermement et mondes nouveaux ;
  • Une Maison de poupée (1879), dissimulation et révélation, loyauté et identité, famille et individu ;
  • La Maison Rosmer (1886), dissimulation et révélation, enthousiasme et illusion, morale et vérité, mensonge et authenticité, abattement et accomplissement ; 
  • La Dame de la mer (1888), amour, attente, transaction, maladie, engagement.
Drames familiaux, sortes de microdrames, sous-catégorie des drames sociétaux où l'accent est mis sur un ou deux aspects plus précis, où toute la vie n'est pas embrassée en un seul drame, où le propos est plus lisible.
  • Les Revenants (1881) : syphilis, inceste et suicide assisté (évidemment, ça a un peu fait scandale) ;
  • Le Canard sauvage (1884) : secrets de famille ;
  • Hedda Gabler (1890) : secrets de couple ;
  • Solness le constructeur (1892) : ambition et accomplissement ;
  • Petit Eyolf (1894) : handicap et deuil d'un enfant, culpabilité des parents ; 
  • John Gabriel Borkman (1896) : le vieil âge, le déshonneur, l'abandon par ses enfants ;
  • Quand nous nous réveillerons d'entre les morts (1899, littéralement « Quand morts nous nous éveillons ») : bilan désabusé d'un couple.
Pour ma part, à l'exception de Kongs-Emnerne (Les Prétendants, qui contient déjà beaucoup de ces aspects ultérieurs), c'est la partie centrale des drames psychologiques étendus (« drames sociétaux ») qui contient les œuvres qui me touchent le plus : ce pourrait aussi bien être la liste de mes goûts.

John Gabriel Borkman entre donc dans la catégorie des derniers drames d'Ibsen, plus ascétiques, plus prévisibles, qui explorent plus en détail un aspect de thématiques déjà familières.


3. Lignes de forces dans
John Gabriel Borkman

3.1. Récurrences

On retrouve à plusieurs niveaux des invariants du théâtre d'Ibsen, bien sûr.

3.1.1 Récurrences de décors

Parmi les nombreux éléments de décor communs, on retrouve en particulier les questions de climat (le climat hostile du Nord est déjà décisif dans Brand, et largement évoqué par touches dans nombre de pièces) et de santé (ici, la nourrice mourante revient récupérer son fils adoptif ; ailleurs, par exemple dans La Dame de la Mer, la maladie devient partie intégrante d'une personnalité et justifie ses attentes, voire son chantage).

Le Sud paraît toujours (et pas seulement le vrai Sud comme dans Peer Gynt ou l'Amérique extraordinairement moderne comme dans Rosmersholm ou Les Piliers de la Société, le Sud de la Norvège suffit, comme pour Brand ou La Dame de la Mer) comme un lieu infiniment accueillant, vu par contraste avec le Nord stérile, un lieu de culture et de douceur de vivre, loin de l'autarcie rugueuse et vaine du Nord – où se passe pourtant l'essentiel de ses pièces.

3.1.2 Récurrences psychologiques

Ibsen aime mettre en lumière des relations asymétriques, ici matérialisé par le mépris de Borkman envers l'ami qu'il a ruiné et qui continue de lui vouer un culte (au prix de quelques compliments insincères sur sa tragédie de jeunesse). Inévitablement, pour cette relation comme pour les autres à l'intérieur de la famille Borkman, les comptes se règlent, sorte de façon mélancolique de mettre à distance son passé.

De même pour les chantages affectifs odieux (ici un trio d'accapareurs, voulant chacun gouverner l'âme du fils, chargé de donner un sens aux échecs de chacun de ses trois parents – la question du sens donné est capitale pour les personnages d'Ibsen) et les volontés soudaines, les délires d'invincibilité qui précèdent les ailes brisées, la réalité de la médiocrité et de l'impuissance, et que chaque (anti-)héros d'Ibsen vit à son tour : Skule (Les Prétendant à la Couronne), Brand, Peer Gynt, Julien l'Apostat (Empereur et Galiléen), Karsten Bernick (Les Piliers de la Société), Oswald Alving (Les Revenants), Hjalmar Ekdal (Le Canard sauvage), Rosmer, Ulrik Brendel (Rosmersholm), Hedda Gabler, Solness, ou bien des personnages moins centraux comme Dr Rank (Une Maison de poupée), Lyngstrand (La Dame de la Mer)…
Ces changements brutaux d'humeur peuvent être liés à un complexe enfoui (Solness), à un projet bancal (le prêcheur intransigeant Brand, le photographe Ekdal, le philosophe Brendel, l'épouse Gabler) ou quelquefois, comme pour Rank ou Alving, aux maladies vénériennes (du père, pour Rank !). 

Borkman, lui, du fond de l'étage de sa maison où sa femme même ne lui adresse plus la parole (après la faillite provoquée par des placements faits sur des fonds non autorisés, tout s'effondrant une fois la révélation faite), attend le jour où il sera rappelé car indispensable, et où l'on reconnaîtra sa pénétration visionnaire de la finance. La découverte de la réalité le conduit au même délire posé cette fois sur la personne de son fils.

3.1.3 Récurrences de formules

L'exposition, de forme très classique (questions-réponses, même si habillées d'une touche d'animosité entre les deux vieilles jumelles), contient d'emblée les paroles magiques de l'univers d'Ibsen : si on fait une chose, le fait-on « de plein gré, tout entier » ?  Et alors que tout s'exprime à l'aune de l'individu (« il me semble » est une formule assez caractéristique également), les décisions doivent être prises « indissolublement, irrévocablement, de plein gré » – et cela ne se limite pas au mariage prochain du fils. Ce processus d'absolu, sorte d'écho mal digéré de lectures religieuses, répercuté sans fin à l'intérieur de personnalités obsessionnelles, est très minutieusement approfondi dans Brand (jusqu'au crime impensable d'un père), mais se retrouve partout, aussi bien sous forme de pactes (les rencontres dans Empereur et Galiléen, les chantages de La Maison de poupée, l'engagement politique ou la mort dans Rosmersholm, les liens de l'amour et du sang dans Les Revenants, l'attente dans La Dame de la mer) que de recherche personnelle (la folie de la vérité qui saisit Skule dans Les Prétendants à la Couronne, l'absurde fascination pour le canard sauvage, l'état du mariage dans Quand morts nous nous éveillons).

À chaque moment, l'absolu, le besoin de pousser un acte, voire un simple principe abstrait, jusqu'à son terme, dévore les personnages, qui doivent se jeter dans l'abîme pour vérifier son existence ou sa possibilité. 

L'amour délaissé d'Ella et le choix de vie d'Erhart vont laisser, dans Borkman, libre cours à ce genre d'élaborations.

3.1.4 Récurrences de structures

Même si Borkman est moins nettement un drame du dévoilement que la plupart des autres pièces d'Ibsen, où le cheminement irrésistible vers la vérité aboutit à la révélation de l'impuissance et à la déchéance, une bonne partie de l'action reste tout de même liée à l'exhumation du passé – les relations véritables entre Ella et John, la rupture avec Foldal (la vérité les rendant immédiatement ennemis).

Au milieu de pactes (liés aux formules précédemment mentionnées), Ibsen explore des spirales de responsabilités – la déchéance du banquier tient de ses agissements, certes, mais la révélation (avant, pense Borkman, la réussite de son entreprise, qui aurait profité même aux épargnants d'abord volés) de son forfait provient d'un amant éconduit pour son bénéfice. Aussi, la tentation d'effectuer la généalogie des événements et de reporter ailleurs le blâme surgit sans fin chez les trois protagonistes mûrs (Borkman, son épouse et la jumelle de celle-ci).

Ibsen a d'ailleurs une façon bien particulière de traiter les discours de ses personnages : leurs argumentations ne répondent jamais directement aux questions posées, mais partent ailleurs soulever d'autres préoccupations, si bien que les mécaniques argumentatives ne sont jamais prévisibles, jamais achevées, mais s'échappent sans cesse pour soulever de nouveaux sujets, de nouveaux aspects. En cela John Gabriel Borkman est bien au centre de sa pièce.

3.2. Particularités

Comme les autres drames tardifs, John Gabriel Borkman, au lieu d'embrasser tout l'univers d'Ibsen, explore une dominante précise. En effet, contrairement à tous les autres drames qui explorent la trajectoire d'un homme seul ou d'un couple, jeune ou encore dans la force de l'âge, Borkman s'intéresse en priorité aux ascendants et à la vieillesse. Ce n'est plus tant la question du dévoilement que de l'aveuglement, de l'enfermement dans ses propres projets, même lorsqu'ils ont rendu l'âme depuis longtemps : une épouse qui souhaite réparer son nom en se reposant sur le sacrifice de son fils, un escroc déchu qui attend d'être supplié pour revenir à son poste, une mourante qui espère que son fils adoptif qu'elle n'a plus vu depuis des années sacrifiera sa jeunesse pour accompagner ses derniers mois…

Le tout s'achève dans une déchéance assez joyeuse et soulagée, qui n'est pas la norme non plus (Rosmerholm en est l'exemple le plus spectaculaire).

Le plus étonnant et réussi réside dans la triple fin : tout pourrait s'arrêter après que le fils s'envole vers le Sud, lieu lumineux de culture, contre l'étouffement terrible de leur maison coincée dans un village du Nord. Mais deux autres épisodes viennent à leur tour clore l'histoire. Le suicide des vieilles gens au froid n'est pas particulièrement réussi (et parcouru de délires un peu sententieux, qui évoquent ceux de Skule dans Kongs-Emnerne, mais semble vraiment chercher à énoncer une leçon, ce qui est non seulement toujours un peu décevant, mais surtout absurde venant de telles gens), en revanche l'épisode qui précède, le retour de Foldal, l'ami ruiné puis rejeté par son propre bourreau, est un petit bijou d'ironie qui devrait être amère mais apporte une clarté inattendue, une forme de joie dénuée de fondement dans cet univers glacé. Quasiment renversé par la voiture qui lui enlève sa fille, partie étudier dans le Sud, blessé sans que les occupants ne s'arrêtent, il continue à s'extasier de la grâce qu'on lui a fait de lui passer dessus dans un si bel équipage, et pour aller réussir dans les hauts lieux de la civilisation. Cet épisode cruel est comme illuminé par la simplicité béate du personnage, au demeurant le seul de tout le plateau qui ne soit pas un repoussoir – même s'il est bien un peu naïf.

Le perdant bienheureux Foldal est, comme Lyngstrand (le jeune malade sophistiqué de Fruen fra Havet), l'une des créations les plus drôles et attachantes du théâtre d'Ibsen.

Borkman n'est donc pas, et de très loin, le drame le plus complet ni le plus touchant d'Ibsen, mais il apporte un angle différent, davantage centré sur le destin d'une famille après le vieillissement des déchus.


4. Dernières représentations

Représentations en octobre au Théâtre de Ménilmontant par la Compagnie du Tourtour (dirigée depuis sa création en 1986 par Claudine Gabay, qui signe également la mise en scène).

Les conditions n'étaient pas idéales : dix personnes dans la salle (je n'exagère pas, j'ai compté, cela m'inclut) – dont le metteur en scène, un retardataire et un dormeur. 
Scéniquement non plus : ce n'est pas un problème de décor (il n'y en a pas vraiment, seulement quelques meubles absolument pas typés), mais plutôt de direction d'acteurs. L'exposition est réalisée sur un rythme totalement égal, qui rend les questions mécaniques et exalte les coutures de ce qui n'est déjà pas l'entrée en matière la plus fine d'Ibsen. De même pour le trio d'accapareurs, scène suspendue digne d'un opéra rossinien, où chaque personnage tient simultanément un discours parfaitement idiosyncrasique.

Côté acteurs, les mérites étaient très disparates.

Mme Borkman => Martine Grinberg, doit l'état de la voix, très ternie et abaissée, empêche toute variation expressive. Tonalité adéquate à cette épouse et cette mère fort peu sensible, au demeurant. Mais en l'absence de direction forte, la monotonie primait.
Ella Rentheim, sa sœur jumelle => Julie Vion-Broussailles, dont l'intonation trahissait régulièrement la récitation, ce qui n'est jamais plaisant.
John Gabriel Borkman => Jean-Louis Besnard. Rien que le visage raconte tellement d'avanies, l'expression est fascinante à regarder, quoi qu'il dise.
Erhart, fils de Borkman => Antoine Perez. Convaincu et allant, ces jeunes premiers ne sont pas si faciles à camper pourtant.
Vilhelm Foldal, ami ruiné de Borkman  => Michel Milkovitch. Son fort accent slave (serbe ?) et sa voix ronde concourent au caractère dérisoire du personnage avec bonheur : peut-être n'en irait-il pas ainsi dans un autre rôle, mais la concomitance se révèle parfaitement adéquate.
La jeune veuve Wilton => Julia Sauveur. Très impressionnante : voix d'une fermeté remarquable, mais au grain de velours… Sa composition de la jeune veuve très décidée, peut-être passionnée mais surtout d'une grande conscience d'elle-même et de ses projets, est remarquable. C'est bien le portrait qui ressort du texte, vis-à-vis d'un personnage qui a peu l'occasion de laisser percevoir ses émotions, et qui mêle la séduction un peu inquiétante d'une femme capable de priver une mère de son fils à une apparence sociale un peu opaque, quelque part entre le parfum de scandale qu'apporte la liberté d'une jeune veuve autonome et la beauté naïve d'une jeune femme qui va découvrir le monde avec celui qu'elle aime.
La femme de chambre et Frida Foldal => Outre que Pénélope Driant joue très bien du violon (habilement intégré aux épisodes où il est question de la jeune fille, qui a peu l'occasion de parle), ses compositions de Bécassine belge, puis la pupille ingénue, font preuve d'une réelle virtuosité en quelques mots – l'illusion est complète à chaque fois.

En somme, l'impression de petits moyens, pas forcément dérisoires d'ailleurs, mais qui se justifient par le petit public… C'est un peu dommage, il y a fort à parier que les ibsenomanes ont manqué l'annonce d'une pièce rare – ou que ledit club contient trop de snobs, ce qui serait mal.

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Vous trouverez d'autres considérations en parcourant les autres entrées consacrées à Ibsen (liens directs placés dans les listes en début de notule). Un chapitre de CSS y est même consacré (notules ayant pour sujet Ibsen), et l'on peut retrouver toutes les allusions et jeux divers par ici.

mercredi 11 février 2015

Ibsen – Petit Eyolf : le dévoilement ou l'événement ? – Les Cambrioleurs, Julie Berès


Toujours dans la même perspective d'exploration du legs Oehlenschläger-Ibsen, quelques mots sur cette pièce jouée en ce moment par la compagnie Les Cambrioleurs. La série se termine à Paris cette semaine, mais se poursuit ensuite, notamment en Bretagne courant février, à Valence en mars…

1. Lille Eyolf

La pièce fait partie de la dernière période d'Ibsen, écrite en 1894 et créée dès janvier 1895, en allemand, au Deutsches Theater Berlin (après toutefois la publication en bokmål à Copenhague). La création française a très vite lieu, en décembre, sous l'égide d'Aurélien Lugné-Poe, dont la grande notoriété avait débuté deux ans auparavant grâce à… Pelléas et Mélisande (la pièce).

Sans qu'on puisse réellement définir des styles successifs, tant la matière demeure la même, mais toujours redéployée de façons très diverses au fil de sa carrière, avec du va-et-vient entre la large épopée (témoins Les Guerriers à Helgeland, Les Prétendants à la Couronne ou Empereur et Galiléen…), le conte merveilleux (Peer Gynt), le drame domestique plus banal, voire trivial, dont les enjeux peuvent être pléthoriques (Rosmersholm, Les Piliers de la société, Une Maison de poupée, La Dame de la mer) comme resserrés à une ou deux « storylines » (Hedda Gabler, Solness le constructeur, Quand nous nous réveillerons d'entre les morts).

Lille Eyolf fait partie des pièces qui attestent tout de même d'un resserrement des drames dans les dernières années d'Ibsen (à partir de 1890, disons), la tendance à construire des formes plus économes, aussi bien en personnages qu'en enjeux simultanément abordés : Hedda Gabler, Bygmester Solness et surtout Når vi døde vågner (son dernier, un tout petit drame presque abstrait, à deux, sur une dispute de couple aux allures quasiment métaphysiques) se dirigent vraiment vers l'étude du noyau du couple, où le regard extérieur influe de moins en moins, et où la détresse individuelle semble davantage préexister au processus de révélation caractéristique de la logique d'Ibsen. Moins de mécanique théâtrale, moins d'intrigues, comme une réduction au cœur de l'intérêt fondamental de tout le théâtre d'Ibsen.

2. Constantes

On y retrouve donc de nombreux traits décrits dans nos notules précédentes autour d'Ibsen.

¶ Le processus du dévoilement qui apporte, en même temps que la vérité occultée (jusqu'à ceux qui la détiennent !), la déchéance et le désespoir. La vérité est invincible, la vérité est nécessaire, mais elle détruit sans retour l'équilibre nécessaire à la vie. Dans Lille Eyolf, ce processus est cependant moins fondamental dramaturgiquement que dans la plupart des pièces d'Ibsen (dont il constitue le principal ressort) : l'action ne progresse pas tant par le dévoilement que par des événements brutaux, ce qui est plutôt inhabituel dans son théâtre, dont les lignes de forces sont en général endogènes aux personnages.

¶ Personnage masculin (souvent le héros, mais pas toujours, comme Lyngstrand dans Fruen fra havet) d'artiste creux et impuissant, qui à force de prétendre à l'absolu, ne fait rien. Ordinairement dévoré par le doute et la proscrastination, son esprit est frappé au gré de circonstances fortes ou banales, et croit voir se dessiner une ambition nouvelle, propre à épanouir son potentiel et à libérer sa conscience, avant que ses ailes ne soient brutalements coupées par la crudité d'une vérité soudaine — et la chute d'autant plus cruelle.
Avant l'invention d'Alfred Allmers pour Lille Eyolf, ce profil est occupé dans le théâtre d'Ibsen, du souverain omnipotent au mauvais garnement, par Skule (grand duc presque-roi), Brand (pasteur et prédicateur), Gynt (garçon insolent), Julien l'Apostat (empereur), Ekdal (aspirant photographe), Rosmer (aspirant directeur de conscience), Tesman (aspirant professeur d'université), Solness (architecte), Lyngstrand (pseudo-sculpteur)…

L'obsession d'absolu et de pureté. Dans le couple, les personnages passent leur temps à se mettre à l'épreuve, eux-mêmes ou l'un l'autre. Ainsi les échanges sur la capacité, à la lumière d'hypothèses toujours plus extrêmes, de mourir pour rejoindre l'enfant mort. Le vocabulaire est d'ailleurs exactement celui de Rosmer et Rebekka (le « saut [dans la mort] de sa propre volonté ») et de Brand (« exiger ne sert à rien, tout doit se donner librement » – même s'il était alors question de sacrifice).
Les personnages semblent ne pouvoir vivre sans avoir répondu à des questions, parfois sans importance fondamentale et purement hypothétiques, qui les hantent. Et placent ainsi ceux qui leur sont les plus proches sous le feu de leur questionnement cruel. Chez Ibsen, les personnages sont en général prêts à abandonner l'essentiel et le plus précieux pour la vague possibilité de mettre des mots sur la peur qui les dévore.

¶ D'un point de vue topographique, l'imaginaire est presque toujours le même : lieux isolés (ici, le littoral pas très loin de Christiania-Oslo), avec des échos sur la conquête industrielle du Nord — ici comme dans beaucoup de pièces (Samfundets Støtter, Fruen fra havet…), le ferry qui part ou arrive tient un rôle déterminant dans la précipitation des drames, et de plus l'ingénieur Borghejm tient ici un rôle important en tant que soupirant de la demi-sœur d'Allmers, ce qui lui donne le temps d'énoncer quelques paroles évocatrices sur son rôle de bâtisseur de routes nouvelles dans le Nord vierge. [L'image de la pierre à coutourner n'est pas si éloignée de l'étrange figure du Courbe que doit contourner Peer Gynt.]

3. Structure

À présent qu'on a dit en quoi Lille Eyolf était assurément un drame ibsenien, on peut regarder comment la pièce fonctionne. Car son ressort est assez différent de la plupart des pièces d'Ibsen. Son ressort principal (en tout cas en matière de dramaturgie) se trouve certes dans les âmes des protagonistes, mais l'action avance en réalité au moyen de deux événements majeurs et très spectaculaires, selon une modalité soudaine et brutale qui est plutôt inhabituelle.


La grande bascule à la fin de l'acte I : Borghejm annonce…


[Attention spoiler]
D'abord la mort de l'enfant-titre, qui intervient au tiers de l'œuvre (fin de l'acte I). Je suppose que pour un public qui n'avait pas encore vu Psycho, ce devait être assez puissamment marquant.
Puis la révélation de l'absence de lien de sang entre Allmers et sa demi-sœur Asta, qui rend soudain tangible la concrétisation d'un amour déjà vaguement incestueux.
[fin spoiler]

Les deux événéments interviennent de façon très soudaine, sans les volutes qui étranglent d'ordinaire les personnages d'Ibsen dans une incontournable et terrifiante connaissance plus profonde d'eux-mêmes. La seconde révélation, qui aurait pu être insinuante et constituer une intrigue très développée (ouvrant des abîmes en matière de frontière morale absolument floue), est très franchement explicitée et se résout assez rapidement par une fuite sans équivoque — sans le retour d'un de ces personnages qui sèment le trouble, comme c'est la coutume dans les autres pièces.

Pour une fois, il serait donc assez facile de dire de quoi parle l'œuvre. Trois ingrédients essentiellement : la jalousie exclusive de Rita, l'épouse d'Allmers (peut-être épousée seulement pour la subsistance de la demi-sœur semi-incestueuse d'Allmers), délaissée depuis l'accident d'Eyolf ; le deuil de deux parents face à l'accident de leur enfant (le déni, l'abattement, les reproches échangés, la résignation morne…), abondamment détaillé ; enfin, plus fugacement, la figure ambivalente d'Asta (à la fois double d'Eyolf et alternative à Rita), qui n'aboutit pas aux sordides équivoques du ménage à trois (façon Solness ou Aglavaine) qu'on pourrait anticiper.

L'essentiel de l'histoire étant centrée sur le deuil et la culpabilité des parents, on peut la trouver un peu complaisante dans l'horreur et la douleur (ce doit être impossible à supporter si on a soi-même vécu quelque chose de similaire, vraiment…), voire assez banale vue du XXIe siècle, tant les informations nous ont abreuvés de ces portraits de mères hurlantes ou inconsolables, tant la psychanalyse de comptoir a répété à l'envie l'enfilade déni-colère-abattement-acceptation… Néanmoins, pour une pièce de 1894, on ne peut qu'être impressionné de l'impudicité et de la précision dans la représentation des âmes… un travail d'orfèvre de ce point de vue même si, il faut bien l'avouer, on n'est pas forcément passionné par ce qui relève désormais de la banlité, voire des mauvaises pratiques d'audience des journaux télévisés.

Il n'empêche que l'œuvre conserve les qualités propres à Ibsen. Les causes du premier accident, longuement sous-entendues puis explicitées, procurent une profondeur psychologique terrible aux remords des parents (le texte original, rendu plus cru par les adaptateurs, dit qu'Allmers a été distrait puis s'est endormi parce que Rita se déshabillait…). On y retrouve alors l'infernal cercle de responsabilités et de causalités, infini et terrifiant : un simple accident qui n'aurait eu lieu sans la faute des parents, qui elle-même n'aurait eu lieu sans ce mariage motivé par la protection d'une sœur, qui se révèle ne même pas en être une… Une sorte de malédiction transmise dès la naissance, de génération en génération. Du Zola psychologique, mais épousant la forme sinueuse des flux de conscience successifs et contradictoires de chaque âme.
En outre, la conversation, comme toujours, se charge de propos divers qui reviennent en écho (ou pas), sans jamais être téléologiques : Ibsen éclate complètement ses contenus, et il se dégage, comme dans l'existence réelle, des lignes de force au milieu de beaucoup de détails pas forcément exploités, pas forcément pertinents, pas forcément vrais. C'est ce qui rend ses personnages et ses situations si insinuants, si frappant, si humains (et pas au sens idéalisé du terme).

La surprise, dans ce cadre vraiment désespéré, est d'assister à cette fin radieuse, peu fréquente et sans doute un peu abrupte pour être crédible, où le couple décide d'ouvrir sa maison aux petits pauvres du rivage qui n'ont rien fait pour sauver leur enfant — prenant soudain conscience de l'existence d'autres souffrances, dans une sorte de délire bienheureux, d'abandon christique à la générosité et à la douleur simultanément (le sacrifice de la maison, probablement saccagée, est explicité par Rita).
Il faut dire que vu ce qu'on connaît des personnages d'Ibsen, et des Allmers en particulier, on a peine à croire qu'un grain de sable ne viendra pas les faire écrouler de leur résolution vers une déréliction encore plus absolue.
Il manque un acte, et presque une pièce pour développer la suite.

4. Autres contenus

Beaucoup d'autres éléments, parfois simplement effleurés et trop longs à lister, font la singularité de cette pièce.

¶ Eyolf, enfant riche mais impotent, moqué peut-être davantage par ressentiment envers cette grande maison qui domine la plage où, tel Golaud méprisant les pauvres, les Allmers mènent une existence indifférente aux souffrances des simples humains. En tout cas, l'une des répliques du petit Eyolf le laisse penser.

¶ Le portrait impressionnant et assez terrifiant de Rita, exclusive jusqu'à jalouser son enfant et à prononcer de terribles blasphèmes qui, aujourd'hui encore, paraissent bien hardis pour une mère. Mais cela se fait avec de véritable soubassements et une construction progressive qui rendent le personnage réellement complet, et certainement pas un épouvantail.

L'apparition fantastique de la « Dame aux rats », décalque du Joueur de flûte de Hamelin, décrite par Allmers comme une ancienne compagne de voyage (il le dit plus tard, la Mort qu'il avait cru enfin trouver lors de son dernier voyage). Le lien métaphorique entre les rats et l'enfant, de même que les raisons, comme le Joueur de flûte, de se venger de la famille, ne sont absolument pas avancées dans toute la pièce… apparition un peu gratuite qui ne fait pas de retour comme les autres oiseaux de mauvais augure d'Ibsen, image des contes tout à fait exotique dans cet univers d'extrême réalisme domestique.

¶ Le double sens de la mort d'Eyolf : à la fois celle du fils, et celle de la demi-sœur (surnommée ainsi dans leur jeunesse), lorsqu'on découvre son identité réelle.

¶ D'une manière générale, peu d'humour par rapport aux standards d'Ibsen.

¶ L'inhabituelle condition du « par amour », réclamée par Rita et reformulée par Allmers, censée donner de la valeur aux actes. Ce n'est pas une logique vraiment habituelle chez Ibsen — la condition pour la beauté, le sens ou la valeur d'un acte sont chez lui en général plutôt sa liberté — or elle est impossible à remplir dans un univers socialement et psychologiquement contraint.
Je ne suis pas sûr d'en mesurer toutes les implications, mais je crois que ces quelques allusions éclaireraient encore différemment le texte à sa relecture.

5. L'adaptation des Cambrioleurs

Pour la série de représentations en cours (mise en scène de Julie Berès, traduction d'Alice Zeniter, et adaptation à laquelle se joint Nicolas Richard), la compagnie annonce une adaptation de l'œuvre d'Ibsen. Elle reste marginale, car on assiste bel et bien à la pièce d'Ibsen, avec toutes ses composantes et globalement le même texte. Néanmoins, certains aménagements ont lieu :

  • Des ajouts et inversions : la pièce débute normalement par l'arrivée d'Asta et non avec le retour d'Allmers, et ne s'achève pas sur les mêmes répliques. De même à l'intérieur de la pièce (la fin de l'acte I est différente dans le détail). Certains paraissent ne pas ajouter (ni retrancher) beaucoup, d'autres sont adroits, comme ce début silencieux et ces quelques répliques où Rita, amoureuse éperdue, accueille très chaleureusement un Allmers distant avant d'être interrompue par l'arrivée de Rita. Cet ajustement-là campe en quelques instants la situation dans sa profondeur, très habilement.
  • Des actualisations ou modifications lexicales :
    • l'argent de Rita n'est plus simplement mentionné comme sa « fortune », mais comme ses « chateaux et comptes en Suisse »,
    • la « Dame aux rats » porte un nom (Mme Wolf), qui est même glosé par l'enfant (« ça veut dire loup »),
    • Allmers est le plus souvent appelé Alfred chez Ibsen, mais ici (pour des raisons de clarté ?), il l'est invariablement par son patronyme ;
    • les « esprits » qui émanent de l'enfant sont remplacés par « le mauvais œil » ;
    • Rita dit explicitement ce qu'ils faisaient pendant que le nourrisson tombait de la table, alors que le texte original parle de façon plus équivoque de Rita qui était en train de se déshabiller et d'Allmers qui finit par s'endormir « du sommeil du juste ».


6. L'interprétation des Cambrioleurs

J'y vois deux parties : le premier acte et les trois autres.

Suite de la notule.

mercredi 12 février 2014

Henrik IBSEN –– Vildanden, Le canard sauvage (1884) –– Recoing, Braunschweig


Ce titre incongru qui tombe si bien en français (avec toute la distinction de l'état sauvage, opposé à ce grenier où se recrée l'artifice de la nature) est l'exact équivalent du titre bokmœål : Vildanden — « vild- » (sauvage), « -and- » (canard), « -en » (article défini).

1. Une pièce d'Ibsen...

Écrite en pleine maturité, entre Un ennemi du peuple et La Maison Rosmer, on y retrouve les habituels invariants d'Ibsen, avec le processus de dévoilement inévitable en guise d'intrigue, qui finit par assigner à chacun son identité authentique, mais provoque aussi l'effondrement de toute la cellule familiale, voire de la société tout entière. La question du sacrifice, et même de son caractère désirable et joyeux (le mot est martelé à la fin de Rosmersholm), en guise d'expiation, est aussi au centre des enjeux.


La révélation finale du sacrifice, avant le dénouement – dans l'édition originale de 1885.


En cela, Le canard sauvage a beaucoup de points communs avec Brand : choix délibéré du chemin le plus difficile et le plus destructeur, sacrifice de l'enfant, vengeance de la nature (sans raison explicite). Écho inversé, car ce qui était (peut-être) exalté dans Brand, et qui paraît sublime dans la plupart des pièces d'Ibsen est ici tourné en dérision (dans un sarcasme glaçant). Le doute vertigineux sur la paternité, en revanche, est plutôt celui des Prétendants à la Couronne (qui semble moins prisé des metteurs en scène du fait de son historicité, mais qu'il faut vraiment songer à créer en France !), rendant l'univers entier alternativement exemplaire et d'une injustice qui oblitère jusqu'à la possibilité de l'existence de Dieu, dans une oscillation de la morale proprement quantique.
Par ailleurs, son personnage féminin principal, coupable d'une faute largement balancée par son dévouement conjugal, mais calme et impavide face aux reproches d'un mari, noue une forme parenté avec Nora de la Maison de poupée.

2. ... à front renversé

Si l'intrigue partage les mêmes fondements que la plupart des autres pièces d'Ibsen, elle présente toutefois plusieurs contradictions qui la rendent singulière.

Le sujet de la révélation est prévisible (dans Solness, le point d'arrivée est prédictible, mais pas nécessairement la forme et la nature des dévoilements), si bien qu'Ibsen l'effectue hors scène, entre les actes III et IV – alors que sa dramaturgie culmine généralement dans les instants qui suivent ces épiphanies.
Il faut dire que tout annonce le dénouement ; l'exposition, à défaut de montrer immédiatement les personnages les plus présents, aborde immédiatement le cœur du problème et de la « mission morale ».

Car, ici, la révélation n'est pas dictée par des événements, mais par la volonté d'une personne seule, qui prend le parti de faire voir la cruelle vérité à son ami, contre son gré. Aussi, le propos du dramaturge, qui paraît ailleurs séduit, comme les écrivains romantiques, par le choix de la destruction, semble cette fois assez sévère sur le dévoilement, en lui opposant le mensonge nécessaire à la vie, et une réalité tellement plus absurde et insensée que le mensonge.

L'idéaliste solitaire et sa victime sont même ouvertement tournés en ridicule (le public plus qu'à l'accoutumée, en effet la distanciation est patente), en particulier le père de famille scandalisé mais velléitaire, tranquillement infantilisé par sa femme à coups de propositions de petit déjeuner et d'aide ménagère, renonçant finalement à sa colère par flemme de faire ses valises.

Le cadre varie lui aussi : pour une fois, le lieu n'est pas relié à la nature (même lorsque les intrigues se passent en ville, les personnages vont et viennent, notamment par la mer, comme dans Samfundets Støtter et bien sûr Fruen fra havet), qui réapparaît à travers l'étrange récurrence de la phrase du vieil Ekdal : « Skogen hævner » (Elle se venge, la forêt). L'allégorie du canard sauvage – on pourrait dire du canard boiteux, puisque c'est de cela qu'il s'agit – appliquable tantôt au mari englué dans son univers de mensonge, tantôt à son épouse dissimulatrice, tantôt à l'enfant peut-être illégitime, relie ainsi la logique interne de l'intrigue à une forme de punition supérieure : ce mensonge destructeur est le reflet de la vie artificieuse de ces citadins qui croient retrouver la nature dans leur grenier. Et tôt ou tard, la forêt se venge.

La forêt comme substitut de la vérité... Mêlé à certaines répliques anodines, on croirait réellement se retrouver chez Maeterlinck.

Étrangement, cette pièce aux rouages dramaturgiques sommaires est l'une des mieux écrites d'Ibsen, où les finesses et les allusions abondent, où la dissection maladive des micro-expressions des interlocuteurs annonce quasiment les angoisses méta-verbales de Sarraute. Elle n'est pas la plus forte émotionnellement, mais sa langue y est moins banale : sans être plus sophistiquée, elle ménage quantité de subtilités très plaisantes – inférieure dans la macrostructure, supérieure dans le détail.

3. Sur la Colline

Peut-être grâce à la substance même délivrée par Ibsen, la traduction d'Éloi Recoing me paraît plus réussie qu'à l'accoutumée, et sonne parfaitement en français, comme si elle venait d'être écrite – sans s'éloigner pour autant de la lettre et de l'esprit de l'original.

Suite de la notule.

dimanche 19 janvier 2014

Henrik IBSEN – Rosmersholm – Idiomécanic Théâtre, Julie Timmerman


Comme déjà précisé, Rosmersholm est sans doute la pièce d'Ibsen qui synthétise le mieux les ressorts de son univers : la dramaturgie repose entièrement sur un processus de dévoilement, refusé et subi par les personnages, dont l'univers s'effondre tandis qu'ils deviennent authentiques. Dans ce cheminement vers l'exposition publique et l'expiation, à travers les vertiges des révélations sur autrui (et par là même, sur les propres piliers de sa vie), Rosmersholm ajoute l'impossible détermination des influences : de la gouvernante manipulatrice, de l'ancien pasteur admiré de tous, ou de la femme défunte, on a peine à décider qui a mené vers la décision finale – un gâchis absurde, mais qui se justifie implacablement par la progression rhétorique du drame.

Suite de la notule.

lundi 29 avril 2013

Henrik IBSEN - Les Revenants, Ostermeier II - Les Amandiers, Nanterre 2013


Seconde mise en scène de Thomas Ostermeier - qui n'était pas satisfait de sa première.

Gengangere - Les Revenants (1881)

Pourtant, l'oeuvre n'est pas la plus fascinante d'Ibsen. Elle procède certes toujours pour (petite) partie des mêmes invariants, mais présentés de façon moins mystérieuse, moins tendue, moins vertigineuse que dans ses meilleures oeuvres (Les Prétendants à la Couronne, Brand, Rosmersholm...). Le dévoilement n'y est pas évité, et finalement ce pourrait être le dernier tiers d'une autre pièce d'Ibsen, le moment où le monde s'effondre à la suite de révélations.

La pièce avait fait scandale et déplu lors de la création, notamment à cause de ses sujets assez audacieux : la consanguinité et la syphillis, abordés sans crudité mais sans pudeur non plus. Les mots ne sont pas dits, mais aucun détour symbolique n'est utilisé, la situation paraît dans toute sa laideur. Et contrairement à la plupart des pièces d'Ibsen, il est difficile d'éprouver une réelle pitié pour ces personnages assez hideux, même si leur égoïsme doit être lié aux souffrances injustes qu'ils ont enduré ; à cause des règles hypocrites et destructrices de la société d'un petit village.

Dans cette civilisation du bout du monde, sclérosée à cause d'une bienséance qui a perdu son sens chrétien, la dégénérescence congénitale ne peut être évitée que par l'inceste réconfortant. Qui, lui-même, ne peut se conclure du fait de la cupidité et de l'égoïsme de la promise. Le tout s'achève par une réflexion inachevée sur le suicide assisté. Même aujourd'hui, il y a de quoi secouer son public.


Autre chef-d'oeuvre concentré en malheurs névrotiques, le Tango stupéfiant de Marie Dubas.


Les Amandiers

Venant à Nanterre, et déambulant pour la première fois dans les vastes espaces aérés (quel luxe, d'avoir cette perspective infinie, dans la région où partout l'horizon semble bouché !), je m'attendais à profiter d'un théâtre luxueux, mais en dépit du prix des rafraîchissements, la salle ressemble davantage à une bétaillère (et sans climatisation).

Avantage du tassement et de la proximité, les comédiens n'ont manifestement pas été amplifiés, et on entend directement leur voix - parfois un peu lointaine. Chose rare dans les salles officielles où je déplore souvent que la sonorisation (parfois adroite, parfois éhontée) soit devenue la norme.

Ostermeier

Je n'avais pas aimé son Hedda Gabler glaciale, eh bien cette fois-ci j'ai tout bonnement l'impression non seulement d'une certaine complaisance dans l'éloignement du spectateur, mais de surcroît de maladresses techniques. Bref, l'une des deux fois où je suis sorti insatisfait d'un Ibsen (l'autre étant à l'existence scénique de l'oeuvre elle-même), et l'une des deux mises en scène d'Ibsen que je n'ai pas aimées à ce jour (l'autre étant due à... Ostermeier).

Alors que j'entends régulièrement chanter ses louanges, j'ai été confronté à la fois à des mumuses de Regietheater pas très efficaces et à des insuffisances techniques.

L'ajout de la dimension incestueuse non plus seulement entre (demi-)frère et soeur, mais aussi entre mère et fils, est discutable considérant que la pièce n'est pas souvent donnée, mais fonctionne et ne trahit pas le propos profond de l'oeuvre.

En revanche, je suis beaucoup moins convaincu lorsque le personnage principal, pour exprimer sa fureur, vide un extincteur sur scène, ou que l'on se retrouve avec tous les meubles renversés à la fin de la pièce. Le problème ne réside pas dans ce fait, mais plutôt dans l'absence d'impression paroxystique qui s'en dégage : on constate à la fin de la représentation que tout est sens dessus dessous... mais qu'on ne l'avait même pas remarqué. On a fait joujou avec la scénographie, sans que ces gestes convenus de révolte - comme le fait de s'allonger pour parler, qui est devenu tellement courant dans la scène contemporaine que plus personne ne le remarque - n'aient rien signifié pour le spectateur. Franchement, la gaucherie, pour quelqu'un supposément au bord de la rupture à l'humanité, de s'amuser à vaporiser de la neige carbonique un peu partout sur le plateau...

De même pour les gestes et paroles obscènes non écrits, qui participent d'un imaginaire lié à l'industrie pornographique... on les subit déjà à longueur d'année dans les publicités pour les voitures ou même les photographies officielles des chanteuses d'opéra... si on pouvait nous l'épargner dans les pièces du XIXe siècle protestant, ce serait un soulagement. Par ailleurs, leur ajout n'avait rien de très utile, dans la mesure où cela devait servir à discréditer Regina, un personnage que le texte original laisse comme complexe.

Cela a en outre quelquefois des implications pratiques désagréables : sans amplificiation, lorsqu'on fait jouer les acteurs de dos, le public entend mal. Ou encore, le fait de pousser la sono à fond pendant les changements de tableau, pour rendre le public mal à l'aise (on admire la subtilité esthétique). On pourrait aussi mettre le chauffage en été, ou installer du poil à gratter sur les sièges. A crétin, crétin et demi.

Suite de la notule.

jeudi 11 avril 2013

Henrik IBSEN - Solness le constructeur (Vittoz, Françon, Colline 2013)


Le théâtre de la Colline poursuit sa mise à l'honneur des pièces de maturité d'Ibsen, cette fois sans Stéphane Braunschweig.

1. Curiosités

Bygmester Solness est représenté en 1892 ; après Hedda Gabler (qui fait suite à Fruen fra HavetLa Dame de la Mer), avant Lille Eyolf (qui est son avant-dernière pièce).

Fait notable, le personnage central se nomme Hilde Wangel (les traductions anglaises et françaises proposent souvent "Hilda", mais c'est bien Hilde dans le texte original), de même qu'un personnage secondaire dans La Dame de la Mer ; néanmoins, malgré leurs parentés de caractère (exaltation intense, et au besoin cynique), les deux personnages ne font pas sens ensemble (trop jeune pour songer au mariage et pas du tout mélancolique avant Solness ; après Solness, le retour dans la maison paternelle paraît improbable). La Hilde de Solness m'évoque davantage le délire mystique et fatal de Gerd (qui pourrait être Hilde après Solness) dans Brand que son homonyme dans la Dame de la Mer.

2. Particularités du texte

Solness diffère un peu du ressort habituel des drames d'Ibsen : ici, le processus du dévoilement est relativement mineur dans la construction d'ensemble. L'originalité de Solness est précisément que la tension ne repose pas sur un mensonge qui refuse de rester enseveli, sur une cheminement destructeur vers la vérité. Les révélations prouvent plutôt la bonne volonté des personnages.

Cependant, comme jouant avec leur propre matière, les protagonistes s'emparent de cette innocence et en font le moteur principal de l'intrigue (si l'on peut réellement parler d'intrigue pour cette observation de l'évolution inexorable d'une famille brisée). En effet, la question du libre arbitre ne s'en pose que plus douloureusement, à travers la croyance surnaturelle que les accidents de la vie peuvent être sollicités par une aide surnaturelle qui naît de la volonté. Nourrissant la culpabilité, on retrouve ainsi les interrogations habituelles sur le prix, la légitimité et le sens du bonheur individuel, toutes interrogations fortement agitées. Et qui aboutissent, dans les hypothèses de Solness, à l'interrogation sur un éventuel dessein égoïste de Dieu, secondant les malheurs souhaités par les hommes si cela peut in fine servir Sa gloire.

Solness n'est cependant pas l'oeuvre d'Ibsen la plus propre à ébranler les esprits - avec un développement beaucoup plus linéaire que de coutume, un nombre de personnages réduit, et une ligne d'horizon assez facile à saisir (caractère cyclique de l'ascension de la tour). Il n'empêche que l'ensemble demeure construit avec une habileté certaine :

  • exposition un peu mouvante, qui laisse le sujet difficile à appréhender pendant les premières minutes, avant d'apprivoiser les personnages et situations ;
  • usage de la parole informelle et de l'humour (pas forcément gai) ;
  • système de répliques courtes, refus des grands épanchements apologétiques (les personnages ne voient jamais tout à fait clair en eux-mêmes) ;
  • retour d'expressions qui structurent l'ensemble : « Å Gud » (« Ô Dieu ») pour Aline Solness, et bien sûr le « bygmester » (« constructeur ») qui sert le plus souvent d'apostrophe à Hilde, qui n'appelle jamais Halvard Solness autrement que « bygmester » ou « bygmester Solness », de façon très révélatrice - et tout à fait rituelle.



HILDA
Et tous ces livres, les lisez-vous aussi ?
SOLNESS
Je m'y suis essayé un temps. Lisez-vous ?
HILDE
Non, jamais ! Autrefois – plus maintenant. Car je n'y peux trouver aucun intérêt.
SOLNESS
C'est exactement où j'en suis.


3. Sources

La matière-première de Bygmester Solness provient pour partie de la biographie de l'auteur : enfant, il était monté en haut de la tour de l'église de Skien, d'où un veilleur de nuit était tombé au moment du passage à l'année nouvelle, un 31 décembre. Sa mère lui avait fait signe avant de défaillir. La relation entre Hilde et Solness, fondée sur le sentiment d'une promesse de bonheur qui n'a jamais pu se concrétiser, doit beaucoup aussi à la rencontre d'Emilie Bardach, une viennoise de dix-huit ans qu'Ibsen avait croisée au Tyrol (accompagné de sa femme et de leur fils). Il semble qu'il n'y ait pas eu beaucoup d'audace dans leur rencontre (le degré d'effronterie de la petite varie selon les "chroniqueurs"), mais cette image d'un bonheur virtuel qui revient hanter l'homme mûr (ou la femme mûre, pour La Dame de la Mer, écrite avant la rencontre !) était déjà un thème important de l'oeuvre d'Ibsen, et prend dans Solness une tournure puissamment comparable à ce qu'a pu vivre l'auteur - la tentation de quitter un foyer qui ne promet plus, pour une jeunesse exaltante et tellement plus valorisante. Tout cela à travers les voiles de l'impossibilité, qui rendent la promesse inaboutie à la fois tragique et désirable.

Cet histoire de nouvel Icare est parcourue de nombreux symboles, notamment solaires (et cela ne se limite pas à l'onomastique). Par exemple, si l'on observe les dates, l'action se déroule les 19 et 20 septembre, si bien que [attention spoiler] Solness meurt la veille de l'équinoxe d'automne [fin spoiler], c'est-à-dire à un moment qui marque à la fois une apothéose astrale et le début du chemin vers la désolation hivernale.

Dans le même goût, les propositions voilées de Hilde à Solness, lui offrant en substance de reprendre leurs travaux après le baiser interrompu, innervent toutes les remarques - implicitement, « Luftslotte » (les « châteaux dans les airs ») évoque, à la fin de la pièce, le projet de refonder une famille avec une femme fertile. Sans que cela ne soit jamais explicité, l'ensemble des jalons laissés conduit le spectateur / lecteur inévitablement vers cette interprétation.

Suite de la notule.

jeudi 14 juin 2012

Peut-on mettre en scène Peer Gynt ?


Le vrai Peer Gynt, et sans la musique de Grieg. Avec ou sans les comédiens-français.

Suite de la notule.

mercredi 28 mars 2012

La Dame de la Mer - Ibsen tendance lumineuse


Le Théâtre des Bouffes du Nord proposait une pièce d'Ibsen assez rare sur scène : Fruen fra Havet (« La Dame de la Mer »), écrite en 1888, entre Rosmersholm et Hedda Gabler.

Le dispositif proposé faisait usage de plusieurs originalités, dont un immense plan d'eau et un certain nombre de créations musicales - justifiées par la présence de la chanteuse Camille, au centre du projet.

L'occasion de revenir sur les ressorts (déjà partiellement parcourus) du théâtre d'Ibsen et sur les spécificités de ce titre précis.

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1. Les Bouffes

Le lieu lui-même est une expérience, avec ses tribunes à l'italiennes exiguës et complètement en bois - vu l'étroitesse et le petit nombre d'issues, un cauchemar en matière de sécurité... Le tout enserrant une grande coupole ecclésiale, le plateau s'en évandant par une très vaste ouverture rectangulaire (fond du plateau et coulisses).


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2. Constance d'Ibsen

On y retrouve largement la construction dramaturgique (et la vision de la vie) fulgurante d'Ibsen :

=> Une exposition lâche. Les personnages échappent tellement à l'identification, ici, que l'on peut croire que le peintre à tout faire, , sera central (alors qu'il n'apparaît que dans la première scène), et qu'on peut supposer pendant le premier quart d'heure (au moins) que Bolette sera le personnage principal - alors qu'elle n'a qu'un rôle, comme sa soeur Hille, de coloration de "caractère".

=> Les personnages sont essentiellement mus par la recherche d'une vérité intérieure, qui puise dans des secrets passés. Ceux-ci, une fois exprimés ouvertement par l'effet des remords ou des circonstances, deviennent irrémédiablement destructeurs pour le présent. Dans le cas de cette pièce, c'est le passé amoureux de la seconde épouse de Wengel, Ellida, dans le cadre d'une relation pourtant plus franche qu'à l'accoutumée chez Ibsen - le secret était déjà connu, seuls les détails vont faie surface.

=> La question du libre arbitre est violemment posée. Ici, c'est sous forme d'une exigence de liberté absolue chez l'héroïne, pour pouvoir rejeter sans contrainte la tentation du bonheur (puisque le noeud de l'intrigue tient dans la rémanence du pouvoir, par-delà les années et la séparation, par-delà d'un premier amour). L'exigence aux dimensions assez infinies (souvent sous la forme plus négative d'une fuite en avant) est en ce sens assez régulière chez les personnages d'Ibsen.

=> La lutte des préséances morales revêt toujours un caractère assez vertigineux et insoluble. Souvent, les garants moraux qui pourraient guider les actions (notables, religieux) sont fragiles, corrompus, liés par des compromissions passées ou par le sens de leur intérêt égoïste caché. La société est présentée sous un jour moins sinistre dans La Dame de la Mer, toutefois les héros (et le spectateur) se trouvent dans une situation tout aussi impossible, celle de choisir entre des valeurs également absolues : ici, pour faire simple, une promesse donnée s'oppose au devoir, chacun ayant ses droits nobles et absolus.
Le talent bouleversant d'Ibsen est de donner vie de façon très fidèle et subtile à toutes les micro-implications psychologiques de chacun de ces postulats. Et le personnage, tout en n'étant pas libre, ne peut que choisir seul.

=> Récurrente aussi, la mention de personnages revenant d'Amérique, une contrée étrange, moderne, délurée, menaçante. Comme souvent, il est impossible de trancher entre la fascination réelle d'Ibsen pour ceux qui en sont issus (finalement des personnages plus francs que les autres) et son effroi face à leur capacité à ébranler la société (avec des attitudes pas très civilisées).

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3. Couleur propre de la Dame de la Mer

=> Le schéma de l'intrigue est fondé essentiellement sur les appréhensions de l'héroïne, Ellida Wengel, vis-à-vis du retour de son premier fiancé, un marin inquiétant jadis accusé de meurtre et noyé en mer. Au fil de son déroulement, l'ombre de l'absent se fait plus pesant tandis que les événements cachés rejaillissent avec violence. En bout de course, Ellida doit faire un choix.
En somme, la couleur générale tient beaucoup du mythe du Hollandais Volant vu par Heine [1], avec la tentation de suivre un fantôme magnétique au détriment d'une vie heureuse mais sans exaltation.

=> [spoiler warning] La Dame de la Mer est surtout l'un des rares drames d'Ibsen a disposer d'une fin, et surtout d'une couleur globale qui soit assez lumineuse, malgré tous les doutes et tourments qui lui sont habituels. Non seulement la fin est heureuse (en tout cas apaisée, même si le choix raisonnable façon Kitty Foyle peut frustrer les amateurs de fins romantiques - à tous les sens du terme - traditionnelles), mais l'ensemble de l'oeuvre, tout en évoquant longuement la mort, l'évite résolument dans l'action représentée. [fin du spoiler] Ainsi, même le personnage potentiellement ridicule de Lyngstrand, narcissique et d'une fragilité affectée, alors qu'il fascine la cadette Hilde par l'imminence probable de son trépas, reste tout au long de la pièce très actif et courtisé.

=> Par ailleurs, l'intrigue aussi est beaucoup plus simple et directe, ici, plus traditionnelle aussi (dilemme d'amour) que la plupart des autres pièces d'Ibsen où l'état de faussaire, le sentiment de culpabilité sont généralement des moteurs bien plus puissants.
Et elle peut se résoudre sans trop cabosser l'identité des personnages, d'ordinaire transfigurés (et rarement en bien !).

=> Tout cela se matérialise notamment dans des personnages étonnamment positifs dans l'univers d'Ibsen, d'ordinaire bien plus mêlés, et assez peu glorieux. [another spoiler] Ainsi le précepteur Arnholm, bien qu'éconduit, maintient-il l'offre généreuse de financement des voyages de Bolette (ce qui amène une inclination admirative de la jeune fille en retour), et surtout le mari magnifique accepte-t-il de rendre sa liberté à son épouse désorientée, de parler la même langue qu'elle (rompre le "contrat", le "pacte" de ce qu'il considérait comme un mariage d'amour) - une véritable résurgence du rôle de Turc généreux, même si la fin lui est ici un peu plus favorable. [end of spoiler]
D'ordinaire, les personnages qui attirent la sympathie chez Ibsen sont des victimes (souvent de leurs propres forfaitures), rarement des amoureux à la conscience irréprochable, et encore moins des altruistes - Ellida, toute attachante qu'elle est, reste au demeurant tout l'inverse d'une altruiste.

=> Autre façon de mesurer ce caractère atypique, la présence de deux couples secondaires (les filles du premier lit de Wengel), avec des soupirants improbables et peu attirants, qui créent autant de scènes de caractère autour de l'intrigue principale, avec un aspect symétrique très rare dans ce type de théâtre (presque de la comédie XVIIIe !).

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4. Le projet des Bouffes

Ce qui a été fait aux Bouffes du Nord n'est pas inintéressant, aussi je vais en toucher un mot.

Notes

[1] En I,VII de Die Memoiren des Herrn von Schnabelewopski, Heine ajoute la dimension féminine du mythe, reprise avec beaucoup d'exactitude par Wagner.

Suite de la notule.

lundi 27 juin 2011

Henrik IBSEN - Les Piliers de la société - spectacle de sortie des étudiants du CRR de Paris (Théâtre de l'Aquarium à la Cartoucherie)


Juste la reproduction de l'avis des lutins, tiré du fil de la saison, manière de faire écho à cette proposition bienvenue d'une pièce d'Ibsen moins présente sur les scènes.


Les Piliers de la société d'Ibsen au Théâtre de l'Aquarium (Cartoucherie)

(Dimanche 26 juin 2011.)

Spectacle de fin d'études des étudiants d'art dramatique du CRR de Paris.

Toujours les problématiques de faute originelle, qui se paie au prix le plus fort, dans une dynamique de dévoilement non consenti, et cela dans le cadre d'une société pesante et éprise de morale - où pourtant la position sociale enferme, corrompt et ne peut racheter.

Un matériau presque toujours présent dans le théâtre d'Ibsen, déjà abondamment observé dans la catégorie qui lui est consacrée, et notamment ici.

Suite de la notule.

samedi 25 juin 2011

Gerhard SCHJELDERUP - Brand - drame symphonique en un mouvement


(Extraits suivent.)

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1. Adaptation

L'oeuvre s'inspire de la pièce d'Ibsen, l'une de ses plus troublantes sur les frontières entre morale et psychologie, et qui a avait été le sujet (détourné) d'un opéra de Vincent d'Indy, L'Etranger. Tout près de nous, Niels Rosing-Schow l'a aussi choisi pour sujet d'un de ses opéras.


2. Poème

L'oeuvre de Schjelderup se situe sur la frange plutôt moderne de son époque (composée entre 1908 et 1910), sans apporter rien de nouveau. Elle creuse plutôt la noirceur de la pièce, faisant de Brand une fresque assez violente, avec ses neuf stations, toutes dotées d'un sous-titre nommant tantôt un personnage, tantôt une situation, tantôt examinant un concept, tantôt reproduisant une citation.

  1. Marche à travers le brouillard et la tempête
  2. Agnès
  3. Les exhortations de Brand
  4. L'amour dans la souffrance et le désir
  5. « Tout ou rien ! »
  6. « Celui qui a vu Jéhovah doit périr ! »
  7. Seul
  8. « Mon Dieu, c'est la tempête ! »
  9. Mort d'un héros


Les recettes du postwagnérisme sont là (on entend même les descendes chromatiques des violons héritées de Tannhäuser), et le traitement de l'oeuvre est assez massif, avec peu de contrechant, peu de contrastes de couleur : un bloc certes mouvant, mais dans la même couleur sombre.

Cet éclairage de Brand n'est pas un chef-d'oeuvre, mais propose un témoignage sur la façon dont la pièce peut être perçue, en accentuant le désespoir et en magnifiant peut-être aussi son héros - pourtant également repousssoir, et sans doute bien davantage aujourd'hui. Ibsen lui-même désignait Brand comme une représentation de la meilleure part de lui-même.

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3. Disque

Il s'agit manifestement du seul disque du commerce consacré à ce compositeur.

Les extraits permettent de s'en faire une certaine idée, vu l'homogénéité du langage. La Deuxième Symphonie qui l'accompagne sur ce salutaire disque CPO est considérablement plus séduisante et construite, une découverte conseillée.

D'autant que c'est une trop rare occasion d'entendre l'Orchestre Symphonique de Trondheim (Elvin Aadland dirige), un des plus beaux d'Europe à mon sens, pour l'onirisme de ses bois (phraseurs émérites), la qualité de ses équilibres, le son acidulé et délicat de l'ensemble. [Voir par exemple Thora.]

samedi 31 juillet 2010

Ibsen wagnérisé - L'Etranger de Vincent d'Indy


D'après la re-création en concert au Festival de Montpellier il y a quelques jours, et la lecture intégrale de la partition ainsi que du texte-source.




Trois extraits de la partition : un peu du grand duo de l'acte I, la fin méditative de l'acte I, la grande tempête qui termine l'acte II.


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1. Aux sources du livret : Ibsen

Cette action musicale en deux actes (1896-1901) est inspirée à Vincent d'Indy en par Brand d'Ibsen, qui avait été représenté en France dès 1895 grâce à Aurélien Lugné-Poë.

L'intrigue de cet Etranger se résume en peu de mots.
Acte I : Dans un village de pêcheurs, un étranger quadragénaire agit avec bonté tout autour de lui, distribuant sa pêche, protégeant les faibles, mais mal regardé par la population qui voit en lui en sorcier maléfique, ou à tout le moins un voleur de bonne fortune. Il s'entretient avec la jeune Vita (petite vingtaine), la seule à ne pas le fuir. Il lui laisse entendre son amour, mais celle-ci, déjà fiancée mais manifestement éprise aussi, ne parvient pas plus que lui à trouver le ton juste, et l'Etranger annonce son départ le lendemain. Vita est comme abasourdie et écoute à peine son fiancé André lui parler des bans du mariage, en contemplant l'Etranger qui s'éloigne sur le sentier lumineux.
Acte II : Second grand duo, Vita annonce son amour mais l'Etranger confirme son départ à cause de ce qui avait été dit. Elle le laisse partir, mais jette à l'eau la pierre magique qu'il lui a donnée, se qui semble agiter l'écume. Elle se promet alors en fiancée à la mer et laisse, complètement silencieuse, enrager son fiancé qui finit par rompre. A ce moment, la tempête se déclare ; l'Etranger monte seul sur un canot pour sauver les pêcheurs en péril, rejoint au moment du départ par Vita. Alors qu'ils rejoignent les naufragés, une lame immense les engloutit tous. Les pêcheurs restés sur la grève entament le De profundis et le rideau tombe.

Les points communs avec Brand sont donc limités, mais patents. En réalité, d'Indy (qui écrit lui-même le livret, comme pour ses trois autres opéras de type sérieux [1]) n'a conservé que la matière de la première moitié de l'acte II, et s'en est librement inspiré.
En effet Brand, à l'acte II, séduit par ses discours altruistes et exigeants Agnès, la fiancée d'un ancien camarade d'études, et risque sa vie pour aller donner une absolution, en montant seul (et rejoint par Agnès émerveillée) dans une barque sur le flot déchaîné.
La différence est tout de même qu'ici la dimension christique du personnage est beaucoup moins abstraite et dogmatique : l'Etranger sans nom n'est pas un prêcheur mais un simple pêcheur qui parcourt le monde en faisant le bien au lieu de le revendiquer comme le fait Brand (d'une façon tout à fait discutable). Brand a un passé (et une mère avaricieuse, qu'on fréquente longuement dans la seconde partie de l'acte II), alors que l'Etranger n'a pas de substance psychologique réelle : il reste, même pour Vita, un être de passage opaque. Enfin, Brand réussit l'épreuve de la barque, alors que l'Etranger y disparaît.

Disons que certains des motifs sont identiques (une figure christique, une fiancée dérobée presque malgré lui, une ordalie de la mer), mais réagencés dans un autre contexte.

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2. Autres échos

On note aussi d'autres similitudes évidentes.

D'abord avec le Hollandais Volant de Wagner, où le personnage qui erre ne peut être retenu que par une femme fidèle - dont la sincérité qu'il ne veut croire ne lui est finalement prouvée que par sa mort en s'élançant vers les vagues. D'ailleurs l'aveu de Vita est conçu sur le même mode de l'aigu éclatant (si 4 dans les deux cas...) qui stupéfait la foule rassemblée. De même si l'on considère le fiancé éconduit en raison de la fascination pour la figure mystérieuse et paternelle (c'est explicite dans le livret de d'Indy).

C'est aussi toute une époque de fascination pour la mer chez les compositeurs français, y compris à l'Opéra, comme pour Pelléas et Mélisande de Debussy (1902), Le Pays de Ropartz (1908-1910) ou Polyphème de Cras (1910-1918), qui ménagent tous des scènes maritimes impressionnantes.
Dans le cas de d'Indy, le figuralisme maritime doit autant au Vaisseau Fantôme qu'au Wagner de maturité et au genre "impressionniste" français. Il est à noter d'ailleurs que La Mer de Debussy et les opéras qu'on citait précédemment sont tous postérieurs à L'Etranger, qui n'est donc pas à situer dans un mouvement de suivisme, mais plus dans une intuition fine de ce qui allait se développer par la suite.

Le lien est assez saisissant en particulier avec Le Pays de Ropartz, qui raconte précisément une histoire de nouveau venu dans un univers de pêcheurs, et qui après avoir séduit une jeune fille, veut quitter la contrée et n'en sort pas vivant. Le tout dans un langage musical extrêmement tristanien qui n'est pas très éloigné des couleurs wagnériennes de Vincent d'Indy.

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3. La musique

Notes

[1] Ses trois autres opéras sérieux : Le Chant de la Cloche d'après Schiller, Fervaal d'après Axel d'Esaïas Tegner et La Légende de saint Christophe d'après la Légende dorée de Jacques de Voragine. Il est également l'auteur, côté scénique, de trois musiques de scène, d'un opéra-comique et d'une comédie lyrique.

Suite de la notule.

mercredi 19 mai 2010

Le disque du jour - XXXIV - Ibsen / Grieg : Peer Gynt en français


1. Une musique de scène pour Une pièce

Lorsqu'Ibsen écrit sa pièce, il pense produire quelque chose de valeur, mais de spécifiquement norvégien. Dans le tout récent bokmål, cette pièce est conçue comme une évocation du rapport à ce pays, à sa mythologie, à ses spécificités. Sous un jour volontiers effrayant, mais pas du tout avec l'idée d'emprisonnement fatal dans la nuit et le froid qui prévaut dans la plupart des pièces d'Ibsen (et qui trouve son expression la plus oppressante avec le village du Nord enclavé dans le fjeld où agonise le fils de Brand).
Bien sûr, comme il se doit, le personnage principal se trouve écrasé par la révélation de son être profond, mais c'est ici sous une forme plus ludique qu'à l'acoutumée, sous les traits d'un mauvais garçon dont on suit la destinée ambitieuse et sans cesse déçue au bord de l'accomplissement. Malheureusement pour lui, les femmes sont trop intelligentes.

Ce qui est conçu comme un lesedrama, une pièce destinée à la seule lecture, est bien sûr peu souvent monté avec ses changements de lieux innombrables, ses personnages pléthoriques et sa durée de cinq heures environ, mais a cependant connu un succès international qui a désarçonné Henrik Ibsen lui-même. C'est, on pourrait dire, à la fois de loin la pièce la plus célèbre de son auteur, et paradoxalement loin d'être celle dont le contenu est le mieux connu.


Ibsen sollicite lui-même Edvard Grieg pour écrire la musique de scène pour la mise en représentations de l'oeuvre, et se révèle très intéressé et ouvert, autour des enjeux et des nécessités d'aménagements de la mise en musique. Celui-ci accepte, honoré, mais en dépit de la réputation qu'il a ensuite eue, de son vivant même (Hjalmar Borgstrøm, qui avait étudié en Allemagne, se positionnait précisément contre la tendance figuraliste et folklorique qui prévalait dans son pays à la suite de Grieg), comme chantre folkloriste des climats norvégiens, il ne semble pas très inspiré, dans sa correspondance, par ces danses de trolls.

Néanmoins, le résultat connaît un grand succès, et se joue encore très fréquemment, en concert et au disque, sous la forme des deux suites que le compositeur a tiré de sa musique de scène. L'introduction de Peer dans le palais du Roi des Trolls est même sans doute la pièce la plus célèbre de tout Grieg.

Et depuis la disparition de la musique de scène dans les théâtres, les deux oeuvres continuent ainsi leurs chemins séparés, l'une lue par les amateurs de théâtre interlope, l'autre écoutée par les mélomanes aux goûts 'grand public' pour ses atmosphères lyriques charmantes.

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2. Le retour de la communion théâtre / musique

Alors que la musique a très longtemps triomphé dans l'opéra en le détournant de sa mission initiale d'exaltation presque rituelle d'un texte théâtral (en réalité, dès la fin du XVIIe, en Italie, la fascination pour les possibilités pyrotechniques des voix monopolisent l'attention au détriment du propos), on assiste depuis quelques décennies à un mouvement inverse, certes doux et prudent, mais très réel.
Dans les années 50, on commence à retourner à la langue originale pour assurer une plus grande proximité aux voeux du compositeur, en conservant le lien étroit entre les inflexions musicales et le texte. A partir des années 70, les mises en scène incluent la direction d'acteurs fine, la distanciation, la transposition, voire la contradiction vis-à-vis du texte littéral, comme au théâtre : pour révéler des choses dans le texte.

Peer Gynt finit par profiter, ces dernières années de ce mouvement (de pair avec la recherche de l'authenticité illustrée notamment par les mouvements 'baroqueux' depuis la fin des années 60).

Et un certain nombre de versions intégrales de cette musique de scène fleurissent, dont certaines disposent d'une large part de texte pour les remettre dans leur élément d'origine et leur redonner leur charge dramatique et émotive. Cela peut se faire avec des parcelles du texte original d'Ibsen, comme chez Ole Kristian Ruud (disque BIS avec le Philharmonique de Bergen, le plus bel orchestre du monde) et Bjarte Engeset (pour Naxos, avec le Symphonique de Malmö), deux très belles versions (la première est vraiment extraordinaire musicalement). Le bokmål, qui n'a pas beaucoup d'équivalents pour sa beauté chantée, est cependant assez bizarrement exubérant au théâtre pour des oreilles non averties (de même que l'allemand théâtral n'a pas la même grâce que celui du lied ou de la poésie bien dite, et qu'il faut entendre l'anglais déclamé pour prendre la mesure de ce que le chant occulte dans cette langue). Et surtout, la majorité des auditeurs risquent d'être éconduits - c'est plus difficile qu'à lire (où au contraire un lecteur d'allemand et d'anglais peut sans grand effort apprécier un texte).

Aussi, toujours dans cette perspective de donner une place théâtrale plus authentique et plus complète, le label Aeon (plus célèbre pour sa politique en faveur de la musique contemporaine, et notamment...) a franchi le pas salutaire : à partir d'une version enregistrée à Genève en 2000, trois bandes-son différentes ont été ajoutées, chacune dans une langue différente (allemand, anglais et français). Les pochettes allemande et anglaise sont identiques, mais la française comporte le portrait du rôle-titre, Lambert Wilson. Le résultat est remarquable de naturel, et la distance de quatre ans (!) qui sépare les deux époques de production n'est absolument pas sensible, tant la parole, même sur la musique, se fond idéalement dans l'orchestre, légèrement devant, mais pas du tout déconnectée et suramplifiée comme c'est trop souvent le cas, jusqu'à ruiner l'écoute.

De surcroît, tout cela est fort bien dit et très caractérisé.

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3. Conséquences

On peut donc goûter le texte en français, qui n'est certes plus versifié, mais qui permet d'avoir un accès direct aux différentes étapes affectives que sert la musique, à l'origine. L'arrangement d'Alain Perroux à travers plusieurs traductions, bien que trop chiche en texte à mon goût (mais étant prévu pour le concert, la durée en était forcément limitée), est très opérationnel : tantôt un narrateur effectue des résumés, tantôt de vrais dialogues s'instaurent. Les pièces restent chantées en norvégien bokmål pour ne pas altérer la couleur et sont donc lorsque nécessaire précédées de quelques paroles des comédiens qui, l'air de rien, en donnent le ton et le contenu.

La séquence du lever du matin, avec son gentil ton pastoral très célèbre, située après la mort d'Åse est quelque chose d'exceptionnellement bouleversant en contexte. Rien ne traduit l'angoisse funèbre de la culpabilité dans cette musique, comme le matin indifférent qui darde ses rayons optimistes sur une âme dévastée. Mais le texte nous a inoculé tout cela.
Quel dommage de commencer une suite orchestrale avec ça pour en faire un joli biblelot bucolique. Et étrangement, cette musique si consonante se pare de couleurs extrêmement mélancoliques dans le contexte dramatique.

Vraiment, une fois de plus et comme pour tant d'autres oeuvres (L'Oiseau de feu par exemple), écouter les suites seules, quelle hérésie - ou plutôt quel dommage.

De même, la chanson de Solveig qui s'échappe de la cabane lors du retour du vieillard, c'est autre chose que la jolie mélodie mélancolique que nous avons tous en tête. Vraiment une expérience très particulière.

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4. Le disque

Suite de la notule.

jeudi 4 février 2010

Les Ibsen de Braunschweig en vidéo


J'avais déjà signalé la publication par le Théâtre National de Strasbourg de certaines mises en scène de Braunschweig, dont son mémorable Brand.

Cette fois-ci, c'est Arte LiveWeb qui le propose... et c'est gratuit.

Pour Une maison de poupée (deux notules et vidéo) et surtout Rosmersholm (notule et vidéo) à voir impérativement.

Et toutes nos notules autour d'Ibsen.

dimanche 24 janvier 2010

Henrik IBSEN - Les Prétendants à la Couronne : espièglerie, grandeur et pathétique


1. Contexte succinct

Cela fait quelque temps que j'avais l'envie de fournir un petit extrait d'une oeuvre très mal connue et pourtant extrêmement inspirée d'Ibsen. Elle est de toute évidence, pour des raisons que je n'irai pas développer aujourd'hui, une réplique, presque un pastiche, du Hakon Jarl hin Rige (1805) d'Adam Gottlob Oehlenschläger ; il s'agit d'une lutte à mort pour le trône de Norvège, entre deux principes moraux opposés (celui qui s'égare dans la hiérarchie des valeurs, commet un forfait puis doute, est détruit). L'introduction du christianisme en Norvège pour Oehlenschläger (histoire d'Olaf Ier, à la fin du Xe siècle), qui avait précédemment consacré un poème épique au sujet ; la dispute de filiation de Håkon Håkonsson avec Skule Bårdsson pour Ibsen (histoire de Håkon IV, XIIIe siècle). On y retrouve les mêmes structures, les mêmes thématiques, de façon frappante. Et chacun s'inspire bien entendu de l'Histoire des rois de Norvège de Snorri Sturluson.

Chez Ibsen, on trouve (un demi-siècle plus tard, en 1863) en sus les préoccupations qui marquent toute son oeuvre.

Dans cet extrait du troisième des cinq actes (certains divisés en deux tableaux), on en verra plusieurs.
Les tours de passe-passe assez apparentés au vaudeville (la lettre du père Trond contient sa confession sur la paternité réelle de Håkon).
On y voit aussi le grotesque que peut revêtir le tragique le plus intense - une distanciation que ne connaissait pas Oehlenschläger en 1805 (où l'humour est simplement un allègement qui ne met pas le sérieux tragique en péril), mais qui apparaît plus nettement dans Correggio en 1808 (le grotesque y a un impact tragique sur l'action, avec un ton moins divertissant, il est vrai). La mort de l'évêque Nicolas est à la fois un pivot du drame (qui met à feu et à sang le pays, qui fait de Skule un Macbeth au grand coeur) et un moment de franche rigolade.

L'omniprésence religieuse s'y perçoit aussi, et toujours entourée de ce terrible scepticisme : comme si Ibsen regrettait de ne pouvoir croire. L'évêque Nicolas revient en effet au dernier acte, alors qu'il est mort, pour parler à Skule d'une façon mi-terrifiante (car il ne s'agit pas d'une hallucination dans le texte), mi-divertissante (à cause du caractère toujours un peu misérable de cet abbé machiavélique et petit bras).

Et toujours la question de la volonté, de la sûreté en soi, de la morale vertigineuse, avec des personnages qui, sous la pression d'un dévoilement, se révèlent à eux-mêmes tout en s'effondrant.

A cause de son sujet historique grandiose, de son souffle moins quotidien qu'à l'habitude, mais toujours de la même profondeur de vue sur les psychologies, et aussi à cause de son humour vraiment divertissant, c'est à mon sens l'un des plus grands Ibsen. Et aussi l'un de ceux qui tiennent le mieux la lecture.

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2. L'extrait

Je propose ici un extrait de l'antique traduction de Jacques Trigant-Geneste, libre de droits.

Rappel rapide : Håkon (on l'écrit sans le rond en chef en danois et généralement en français, alors que le norvégien bokmål employé par Ibsen l'utilise) est le roi légitime, dont on doute de la filiation, doté d'une confiance inébranlable en soi ; Skule est l'autre prétendant, le grand féodal qui le pense bâtard et s'estime légitimement maître de la Norvège. Tout le drame est centré sur le Jarl Skule, qui est cependant celui qui a tort. Procédé de focalisation négative commun au théâtre depuis longtemps (dans Hakon hin Rige, mais aussi dans El Burlador de Sevilla...), moins sans doute dans le roman à cette date.

Alors que Hakon Jarl hin Rige d'Oehlenschläger a été indirectement adapté par Hjalmar Borgstrøm (Thora på Rimol comporte en effet des détails qui ne sont pas chez Sturluson) - et avec quelle inspiration ! - on peut regretter qu'il n'en ait pas été de même pour ces Kongs-Emnerne d'Ibsen, qui auraient constitué un formidable sujet, un drame débordant d'effets et d'affects, admirablement huilé.

Au passage, vous noterez un jeu inhabituel chez Ibsen : ici le lecteur sait le dessein de l'évêque Nicolas que les autres ne semblent comprendre qu'avec difficulté - les monologues et surtout la connaissance de toute une âme sont rares chez Ibsen (tout simplement parce que les personnages s'abusent ou se mentent à eux-mêmes, et s'égarent en permanence), il s'agit vraiment en l'occurrence de nourrir un procédé comique de quiproquo (sur un sujet sérieux).

C'est l'une des plus belles représentations de la mort que j'aie lues, je crois.

L'EVEQUE NICOLAS
... Et les puissances d'En-Haut me demande à moi, misérable moitié d'homme, ce qu'on est en droit d'exiger seulement de l'être qui a reçu en partage assez de force pour accomplir l'oeuvre de sa vie ! Il fut un temps où je ne me sentais pas le courage de le leur reprocher. Je suis resté sur mon lit de douleur torturé par la crainte du jugement et de la peine ; j'ai aujourd'hui chassé de mon esprit un pareil sentiment. Dans le squelette de mon âme circule une moëlle nouvelle ! Je ne suis pas un pécheur ; je revendique le nom de victime ; je me pose en accusateur.

LE DUC SKULE, d'une voix étouffée
Monseigneur ! La lettre ! Vos instants sont comptés !

Suite de la notule.

jeudi 24 décembre 2009

Henrik IBSEN - Une maison de poupée - II - Constantes du théâtre d'Ibsen et traits particuliers dans 'Une maison de poupée'


Après la présentation de la soirée (mise à jour ce soir), on part un peu plus en profondeur dans l'oeuvre d'Ibsen.

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Moment de la tarentelle frénétique : incantatoire mais impuissante à apporter protection tutélaire et miracle. Dans l'admirable réalisation scénique de Stéphane Braunschweig et Chloé Réjon.


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4. Une pièce d'Ibsen

On retrouve dans Une maison de poupée la préoccupation d'Ibsen, sans cesse reformulée en pièce en pièce sous des structures très différentes.

En effet, l'ensemble de ses pièces posent de façon centrale la question de la volonté et des valeurs.
Le cadre est posé dans un contexte relationnel où le mensonge, aux autres comme à soi-même, est très présent, et va se fissurer pour entraîner des changements radicaux dans la conception de la vie et dans l'existence concrète des protagonistes. Cet 'éveil' se produit par des rencontres, qui vont mettre à l'épreuve le cadre initial, que l'hypocrisie ou l'aveuglement rendaient cohérent. Tout le drame consiste dans la révélation de parcelles de vérité, qui vont se montrer déterminantes.

Tout cela serait assez banal si on n'y ajoutait deux caractéristiques fortes du théâtre d'Ibsen.

Suite de la notule.

Henrik IBSEN - Une maison de poupée (Braunschweig, Théâtre de la Colline 2009) - I - Représentation


1. Un programme

Dimanche passé, les lutins étaient donc en force (avec du recrutement de grande valeur dans leurs rangs) au Théâtre de la Colline pour assister à la dernière réalisation en date de Stéphane Braunschweig dans le domaine d'Ibsen, avec au programme Une maison de poupée, très régulièrement donnée contrairement aux précédentes pièces qu'il a pu monter de l'auteur.
La raison tient sans doute plutôt dans le propos nettement plus téléologique qu'à l'habitude (où justement c'est tout le contraire), et qui convient si bien à l'air du temps : on aime les causes subversives ET gagnées d'avance, et celle de l'émancipation féminine est alors idéale. On pouvait d'ailleurs lire dans diverses prétentations de saison le manifeste qualitatif comme quoi c'était bien d'une pièce féministe très moderne pour son époque qu'il s'agissait, comme si l'essentiel en allant au théâtre était de se bercer de l'ivresse justicière de combats d'arrière-garde. Ibsen propose au contraire, la plupart du temps, tout l'inverse, puisque son théâtre met en scène, de ses premières à ses dernières pièces, la crise des valeurs.

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L'héroïsme caché du séjour en Italie n'existe, dans les yeux du mari, que sous la forme de cette tarentelle de pacotille (dont on voit ici le costume). Nora s'y jette à corps perdu comme pour implorer protection... Protection et miracle.
Les photographies rendent bien compte du travail de Braunschweig parce qu'elles révèlent des choses qu'on ne perçoit pas dans la version animée du spectacle, et montrent combien l'espace est habité par les décors, les couleurs, les gestes, les accessoires, tout faisant puissamment sens.


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2. Mise en scène

Le choix d'aller voir Braunschweig s'est une fois de plus révélé payant. Un décor extrêmement nu, dans une sorte de présent intermporel, qui ressemble à notre quotidien, mais qui n'est pas résolument daté (ni des années 2000, ni des années 70...). Ce choix ne rabaisse jamais l'oeuvre, parce que les accessoires sont toujours réduits au plus pur minimum, et forcément chargés de sens. Pas de décor qui puis permettre de s'échapper à ce qui se joue, ni pour le spectateur, ni pour les personnages : seules les consciences qui se débattent sont présentes dans la maison.
On est en particulier admiratif de plusieurs très beaux effets qui sont extrêmement plats à décrire, voire évidents lors de la lecture ou du déroulement de la pièce, mais réalisés avec une mesure et une poésie parfaites. Ainsi le feu éteint du docteur Rank, qui s'échappe vers la mort qui l'attend - et cette chaise vide, évoquée deux actes plus tôt, qui se balance sinistrement en rappelant l'absent.

Suite de la notule.

dimanche 22 novembre 2009

Henrik IBSEN - Rosmersholm (1886) par Stéphane Braunschweig (Théâtre de la Colline)

Vu aujourd'hui.

Les thèmes brassés et les façons convient à une expérience du même ordre que Brand mais avec un texte et une réalisation scénique plus fins encore, s'il est possible.

On y retrouve les questions obsédantes d'Ibsen : la pureté est indispensable à la réussite, et la conservation de cette pureté implique tous les sacrifices, jusqu'à la destruction de l'individu (qui ne peut donc plus réussir). Ici, ce n'est plus l'esprit fanatique d'un pasteur idéaliste, mais un jeu entre plusieurs personnages autour d'un ancien pasteur veuf, dont on ne parviendra jamais véritablement à démêler qui manipule qui, et avec quel degré de conscience.
Le poids de l'ascendance et du Nord du pays sont toujours écrasants.

On y retrouve aussi les questionnements politiques d'Ibsen : la nouveauté et la réforme sont admirées par leur panache, mais elles sont toujours erronées. Elles perdent aussi, mais la société conservatrice, qui a raison sans doute dans son analyse du monde, est elle laide, désabusée et corrompue. De ce fait Ibsen semble épouser aussi bien l'aspiration à l'amélioration du monde que l'affirmation que le changement est forcément insensé et mauvais, l'oeuvre de fanatiques. On voit bien cette plongée dans l'absurde du règne de Julien l'Apostat dans Empereur et Galiléen.

Mais dans Rosmersholm, on atteint un faîte dans la finesse psychologique. Ces théories qui se bousculent, formulées avec sincérité mais pour se mentir à soi-même, ces contradictions crédibles mais non résolues restent à la fois ouvertes et pleinement cohérentes. Chez Ibsen, ce sont les contradictions de discours qui brossent le mieux le portrait des personnages. Ils se révèlent par où ils se fissurent à l'épreuve de la vie.

La traduction est toujours la nouvelle d'Eloi Recoing pour Actes Sud.

Suite de la notule.

lundi 31 mars 2008

Retour sur Ibsen (Hedda Gabler)

A l'occasion de la tournée française du spectacle mis en scène par Thomas Ostermeier, Carnets sur sol revient aux sources, après deux années assez largement consacrées à Ibsen - et singulièrement à sa frange la plus épique, celle qui hérite d'Adam Oehlenschläger.

L'occasion de replacer l'oeuvre dans la production théâtrale d'Ibsen et ses caractéristiques singulières. L'occasion aussi de s'interroger sur les ressorts du théâtre tout entier - le plaisir doit-il réellement avoir lieu pendant la représentation ?

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Les soirées

A Bordeaux les 28 et 29 mars derniers, la production s'est promenée à Marseille en septembre dernier, et sera du 2 au 4 avril tout prochains à Rennes (Théâtre National de Bretagne).

Les lutins de CSS s'y trouvaient, tout émoustillés à la promesse du texte en allemand surtitré - à défaut du norvégien bokmål de l'original. Une expérience qui peut être très excitante - l'adaptation de Guerre et paix par Piotr Fomenko représente sans doute, opéra compris, l'une de nos plus exaltantes expériences théâtrales.

Le verdict sera sans surprise. On se souvient de Brand qui avait fourni, voici bientôt trois ans, l'une des toutes premières notes de Carnets sur sol. Sans représenter un choc comparable, bien évidemment, les propriétés théâtrales en sont, malgré les sujets et les formats fort divergents, assez comparables.

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De Brand à Hedda Gabler

Brand était un lesedrama, et par conséquent absolument pas destiné à être représenté. Une scène entre fjord et fjeld à imaginer. Hedda Gabler, a l'inverse, appartient au théâtre domestique de l'Ibsen dernière manière, extrêmement économe de paroles, facile à porter au théâtre. Avec de longs silences, cette représentation de deux heures parvenait donc tout juste à la moitié de la durée de Brand mis en scène par Braunschweig (sans traîner ostensiblement). Il faut cependant préciser que les représentation de Gabler contenaient des coupures (nullement annoncées, comme il se doit [1]).

Brand succède immédiatement, dans le catalogue d'Ibsen, aux Kongs-Emnerne (« Les Prétendants à la Couronne »), formés sur un patron totalement emprunté à Hakon Jarl hin Rige (« Hakon Jarl le Puissant ») d’Oehlenschläger (la confrontation des deux textes offre de vraies surprises !). C'est-à-dire à la période de la veine historique d'Ibsen, dont il ne restera plus guère que Kejser og Galilæer (« Empereur et Galiléen »), un drame à la portée plus philosophique autour de la personne de Julien l'Apostat - dont la dimension historique n'est perçue qu'au travers d'un cadre assez strictement domestique, malgré les changements très généreux de lieux. Brand amorce déjà une préoccupation portée à la relation intrafamiliale, aux tragédies du foyer.

En cela, Hedda Gabler, débarrassée de tout le folklore des paysages de Brand, de tout ce que cette situation et ce personnage avaient de singulier, prolonge et radicalise cette conception d'un théâtre intime, où les grands sentiments se manifestent (en franchement miniature) dans des êtres ordinaires, des situations quotidiennes, des lieux banals.

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La gêne

Notes

[1] Eternelle récrimination de CSS. Par le moteur de recherche de la colonne de droite, vous pouvez retrouver nos réflexions sur les coupures dans la tragédie lyrique, dans le Vampyr de Marschner, dans le Sigurd de Reyer, chez Richard Strauss, dans les Gezeichneten de Schreker...

Suite de la notule.

samedi 2 septembre 2006

Håkon Jarl - V - précisions linguistiques

Quelques menues choses que vous noterez probablement.

  1. Les noms communs portent une majuscule, comme en allemand, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui.
  2. Certaines formes sont archaïques comme les aa (équivalant à "å", ce qui est toujours une convention valable), les ee (souvent "e" simple) et quelques contractions étranges. On trouve aussi des négations vieillies (ei) et autres bizarreries souvent absentes des dictionnaires les plus complets.

Attention, les articles peuvent être suffixés en danois, ce peut vous gêner à la lecture.

Je vous souhaite une excellente lecture sur nos URLs.

Håkon Jarl hin Rige (Adam Gottlob Oehlenschläger) - en savoir plus ?

Je vous propose ici (billet précédent) une exclusivité mondiale : une traduction d'une scène tirée de Håkon Jarl hin Rige[1] (« Haakon-Roi » ou « Le Jarl Haakon roi »[2]) d'Adam Gottlob Oehlenschläger. Inutile d'en demander le reste à votre libraire...

Deux mots : un auteur danois du début du dix-neuvième siècle, très important dans son pays, un polygraphe prolixe du genre Mickiewicz ou Hugo. Il partage avec ce dernier le sens de la formule forte et de l'épique, ainsi qu’une place importante au cœur de ses compatriotes, le parallèle fait sens.
Il se trouve qu'il n'existe pas de traduction disponible en français, d’aucun texte, ô déshonneur !

Xavier Marmier, ce baroudeur qui étudia aussi bien la littérature et les contes danois et norvégiens que la littérature allemande ou les coutumes américaines, également poète, est désormais tombé dans les oubliettes, et comme il fut le seul français à jamais défendre Oehlenschläger, tout s’est arrêté avec lui. Etrange, car notre danois pourrait en vérité séduire bien du monde – les amateurs de théâtre romantique par exemple, mais il existe aussi des pages poétiques incroyables, entre les esthétiques allemande et française, si l’on veut.

Il faut bien voir qu’il partage avec Eugène Scribe le privilège d’avoir profondément influencé Henrik Ibsen, le seul auteur dramatique scandinave avec Holberg et Strindberg a jouir d’une popularité raisonnable à l’extérieur de son milieu d’origine. Dans Les Prétendants à la Couronne (Ibsen), on ressent parfaitement le noeud coulant dramatique à la façon du meilleur Scribe (Robert Le Diable, Les Huguenots, Le Prophète, Les Vêpres Siciliennes). Mais cette noire dérision, cette torture du Jarl usurpateur, cet humour macabre - avec l'évêque Nicolas, véritable spectre vivant - proviennent tout droit de cette veine hugosemblable qui est celle d'Oehlenschläger.

Clarifions aussi le titre. Un Jarl est un grand féodal, l'équivalent dans la France du XIIe siècle au moins d'un grand comte ou d'un duc, et qui tient une grande part dans le gouvernement de l'ensemble du pays. Comme je le laissais entendre à propos des Prétendants à la Couronne (il s'agit d'ailleurs d'un autre Håkon, postérieur), les Jarl ont souvent joué un rôle déterminant dans la politique intérieure de la Norvège qui a vécu bien plus de changements de souveraineté que la France ou le Royaume-Uni !

Suite de la note.

Notes

[1]Oui, le même qu'ici !

[2] La vieille traduction de Xavier Marmier (aux côtés de David Soldi) - car trois pièces ont tout de même été traduites en français à la moitié du XIXe siècle , dernière réédition en 1881 - propose un plus évasif mais prudent « Hakon Jarl le Puissant ».

Suite de la notule.

dimanche 1 mai 2005

"Brand" (Ibsen) et ses effets

__ { Ceci n'est pas un compte-rendu circonstancié et commenté du contenu de la pièce d'Ibsen. J'aurai peut-être l'occasion de revenir plus précisément sur les moyens employés par le dramaturge, de détailler plus à loisir les constructions à l'oeuvre ;
ici, il ne s'agit que d'exposer ce à quoi Brand nous renvoie sans cesse. } __

"Je n'aurais pas dû aller voir Brand (Ibsen) la semaine passée... Déjà qu'on est pétri de..."

Suite de la notule.

David Le Marrec

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