Comme tout le monde, depuis vendredi, il n'existe qu'une seule chose
dans ma vie : le Don Giovanni de
Currentzis.
Bien, en réalité je l'ai écouté hier entre 23h et 2h en passant
l'aspirateur – c'est un peu moins long, mais ça change de Parsifal –, ne le répétez pas.
L'occasion de poser quelques questions plus générales sur les
motivations à faire et écouter quelque chose de différent.
J'ai beau concevoir CSS comme un lieu non soumis à l'actualité, il faut
bien admettre que, depuis que les nouveaux enregistrements sont
immédiatement disponibles en flux, il est difficile de ne pas mettre
son nez dans les nouvelles parutions un peu originales.
Et Currentzis, que je n'aime pas particulièrement (son Requiem de Mozart dégraissé et méchant est ma référence
personnelle, mais pour le reste, j'aime bien en général, sans être
hystérique du tout), a bénéficié d'une large couverture (dont il n'a
guère besoin !) dans Carnets sur sol
:
♣
Dido and Æneas de Purcell (pas du tout aimé), au fil de la discographie (& vidéographie) exhaustive
consacrée à l'œuvre.
♣ Jolis extraits de Rameau avec une simili-Kermes.
♣ Le Nozze di Figaro,
très convaincantes à défaut de se départir de leur aspect très studio.
♣ Così fan tuttemortifère, où le seul
plaisir de jouer avec un orchestre ne se hisse pas vraiment à la
hauteur des enjeux de l'œuvre.
♣ Un Sacre du Printemps
très différent et distancié ; là aussi, de la musique pure, ce qui
fonctionne très bien – mais on peut se demander le sens qu'il y a à
jouer le Sacre sans violence
ni paroxysmes ?
Et cette fois, c'est la clôture attendue d'un cycle Da Ponte très
surveillé (entre les Noces
largement portées au pinacle – quelquefois détestées – et le Così unanimement censuré…), avec
son titre le plus populaire, aussi celui où il y a le plus de facéties
à commettre…
Pour couronner le tout, on dispose d'une petite histoire à raconter. La
distribution initiale était la suivante :
Donna Anna : Simone Kermes
Donna Elvira : Natasha Marsh
Zerlina : Jaël Azzaretti
Don Ottavio : Sean Mathey
Don Giovanni : Simone Alberghini
Leporello : Nathan Berg
Masetto : Darcy Blaker
Il Commendatore : Michael George
… et que voit-on au dos du coffret :
Donna Anna : Myrtò Papatanasiu
Donna Elvira : Karina Gauvin
Zerlina : Christina Gansch
Don Ottavio : Kenneth Tarver
Don Giovanni : Dimitris Tiliakos
Leporello : Vito Priante
Masetto : Guido Loconsolo
Il Commendatore : Mika Kares
Pas forcément une déception,
d'ailleurs : Papatanasiu est remarquablement compétente dans Mozart (et
plus incarnée que Kermes), Gauvin a amplement fait ses preuves ici,
Tarver est minuscule en salle mais parfait avec les micros (moins
fouillé mais plus équilibré que Mathey), Kares tellement plus large et
profond que George, Priante un italien bon diseur à la place de
l'engorgement épais de Berg… Même la disparition d'un italien en Don
Giovanni n'est qu'une déception modérée, dans la mesure où Dimitris
Tiliakos dispose de la fermeté et du verbe requis ; il n'y aurait que
Jaël Azzaretti qui soit, réellement, irremplaçable.
En tout cas, le profil général est beaucoup moins atypique dans cette
nouvelle distribution.
Mais pourquoi avoir remplacé toute la
distribution.
La réponse officielle ne manque pas de sel. Currentzis lui-même
explique qu'il avait commis une
première version géniale (dont subsistent des traces de
répétitions ou de représentations, le studio intégral a même été
gravé), que tout le monde lui disait que c'était son meilleur
enregistrement, et que c'était vraiment formidable… mais qu'à la
réécoute, il n'y trouvait pas assez d'ombre et de proximité théâtrale
entre les chanteurs. Il a donc demandé à tout refaire, malgré le génie de sa
première version.
Paraît-il qu'aucun des chanteurs
n'était disponible aux nouvelles dates d'enregistrement. Oui,
même les méga-stars Natasha Marsh et Darcy Blaker ne pouvaient pas se
libérer pour un studio de Don
Giovanni avec Currentzis – sans doute trop occupés à chanter
Annina et Douphol à Tirana ou à Cagliari.
On peut, de là, faire des suppositions
complotistes. Problème technique
chez Sony honteusement caché ? Peu probable dans l'absolu,
et pas si grave à communiquer. Currentzis n'aurait de toute façon pas
accepté de couvrir l'affaire. Discrépance
artistique qui aurait conduit tout le monde à quitter le navire
? On peut en douter, vu ce que les artistes endurent déjà en
mises en scène… et puis il n'y a pas de triche avec la partition (des
ajouts un peu libres, certes, mais pas de réorchestration,
d'introduction de nouveaux instruments… ce ne sont pas Falvetti par
García-Alarcón ou les Noces de
Marthaler avec son nouveau continuiste). Et puis, se couper d'un chef
capable de vous faire instantanément exister dans le milieu, Kermes le
pourrait, mais les autres ? Caprice du
chef ? C'est peu ou prou l'histoire racontée, et elle paraît
finalement très crédible considérant son profil. D'autant que la chose
permet de faire parler de l'enregistrement, et incitera à acheter la
seconde version, paraît-il très différente (sans doute pas tant que ça,
mais au moins les chanteurs sont tous nouveaux !). Et c'est peut-être
là qu'il faut chercher l'explication : Sony a probablement, à mon sens,
imposé de changer totalement les rôles, de façon à pouvoir vendre plus
tard la copie. Currentzis laisse entendre que ce sera sûrement le cas :
sans doute le prix à payer pour
pouvoir ré-enregistrer un enregistrement déjà achevé. Tout le monde y
gagne : la maison, le chef, le public.
Bien sûr, je trouve extrêmement sympathique de faire vendre un enregistrement sur le nom
d'un chef qui s'interroge sur la partition, plutôt que sur une
notoriété de papier (non, certains Da Ponte de Barenboim sont très
réussis, ne me surinterprétez pas comme cela, ce n'est pas bien) ou sur
des glottes isolées.
Mais un peu moins sympathique quand il s'agit de Currentzis, qui
explique qu'il est le seul à faire vraiment de la musique, qu'il est
génial tout le temps (sans jamais mentionner ses musiciens, qui sont,
eux, réellement phénoménaux), qu'il peut jouer tous les répertoires
avec le même degré d'inspiration divine, qu'il n'y a pas de metteur en
scène capable de monter Onéguine,
qu'il est très subversif en mentionnant l'homosexualité de Tchaïkovski,
etc. Un gamin surdoué sans nul doute, mais très mal élevé, et qui se
croit sans doute un peu meilleur qu'il n'est. Je ne félicite pas M.
& Mme Currentzis.
Jean GOUJON, Teodor dirige l'Introduction de Don
Giovanni.
Milieu XVIe siècle.
Crédits :
Toutes les illustrations de cette notule sont tirées de photographies
du Fonds Řaděná pour l'Art
Puttien, disponibles sous Licence Creative Commons CC
BY 3.0 FR.
2.
L'exigence de l'excellence
Deux éléments de réputation sont fondés en tout cas : Currentzis fait
toujours différent (moins
pour Rameau, Mahler et Chostakovitch que pour Purcell et Mozart), et
les réalisations techniques de ses musiciens sont toujours d'un niveau
exceptionnel.
Cela reste valable dans ce Don
Giovanni, et peut-être plus encore qu'ailleurs.
♥ Contrairement à son Così, et même dans une moindre
mesure à ses Noces, tout y
est extraordinairement tendu,
toujours. Même les airs décoratifs ou de caractère, très nombreux dans Don Giovanni, paraissent essentiels
ou passent comme un songe, très intégrés.
♥ Les strates de l'orchestre
sont toutes audibles (dans les
cordes, on entend très bien, sans que cela prenne le pas sur la partie
thématique, les lignes de seconds violons et d'altos !), et d'une qualité de finition fabuleuse (la
clarinette solo est assez miraculeuse).
♥ Le profil sonore général est assez
percussif : clairement du baroqueux comme le faisaient les
ensembles à la mode des années 2000 (Matheus, Modo Antiquo, etc.), avec
un traitement par accords secs, beaucoup de discontinuité dans le
spectre… On a peu joué Don Giovanni
comme cela, même Jacobs, et le caractère dramatique de l'ouvrage s'y
prête évidemment très bien. À certains endroits, on pourrait croire
entendre de la musique contemporaine, tant la rudesse est poussée loin.
♥ Le pianoforte est très présent, pendant les numéros
aussi, et improvise beaucoup de petites plaisanteries piquantes, dans
le goût de ce que faisait (mieux que personne) Nicolau de Figueiredo
pour les Mozart et Rossini de Jacobs. Cela donne de l'intérêt aux
récitatifs nus, et surtout renforce le grain orchestral de façon
remarquable.
3.
Les intentions vs. la musique
Toutefois, les idées géniales ont leurs limites, ou du moins leurs
corollaires. Pas tous positifs.
♠ La sècheresse des cordes (certes
sublimes et précises comme aucun orchestre orchestre), les accents très
puissants des cuivres, les fp
brutaux tendent à couvrir le spectre
sonore : on est obligé d'attendre la fin de l'intervention
cuivrée (toujours courte chez Mozart) pour retrouver son monde. Au lieu
d'un regain d'intensité (déjà là), il s'agit presque d'une nuisance qui
brouille la limpidité suprême de la pâte orchestrale.
♠ Ce que propose Currentzis est objectivement proche de la caricature qu'on a
souvent faite des ensembles baroqueux(excepté la maîtrise suprême… ça
ne joue faux que sur commande expresse !) : les contrastes exagérés, la
sècheresse (voire l'impavidité), la rapidité uniforme.
♠ Certes, le résultat, comme précisé, est extraordinairement présent et
tendu, comme aucun autre (du moins dans ce genre « claquant » – côté
noirceur, Mitropoulos reste un absolu assez sérieux) ; mais il faut voir si ces appuis très forts ne
sont pas lassants à l'usage. Tout le temps rapide, tout le temps
fort, tout le temps énervé, tout le temps brutalement contrasté peuvent
finir par rebuter. À la découverte, c'est assez exaltant, mais je doute
de vouloir écouter ça souvent.
♠ C'est donc à la fois très neuf, mais aussi un peu tout le temps pareil. Les différences entre les moments de caractère
et les grandes scènes dramatiques sont assez ténues : on est déjà à un tel
degré de sollicitation qu'on ne peut pas gérer ce type de contraste. Au
contraire, Currentzis tend à alléger certains éléments de façon
inattendue – ainsi les variations de dynamique dans l'apparition finale
du Commandeur, qui empêchent le côté obsédant et menaçant de l'ostinato
pointé.
Malgré ses grandes qualités, donc, et le très réel plaisir que j'ai eu
à l'écouter, je ne suis pas persuadé que tout cela demande des
réécoutes très régulières, en réalité. Dans le genre alternatif, Jacobs
propose une variété de climats beaucoup plus vaste, une vision
d'ensemble qui nous autorise à visiter plusieurs manières.
L'Ouverture fascine complètement, mais arrivé à la moitié du premier
acte, on a l'impression qu'on peut deviner ce qui va être fait ensuite,
malgré la fantaisie ambiante.
Nicolas POUSSIN, Teodor découvre le battuto col
legno.
Vers 1626-1627.
4.
Quelques détails
L'Ouverture, tellement entendue
pourtant, est complètement jubilatoire, déborde d'une joie de faire de
la musique et d'une hardiesse qui siéent tellement au sujet ! Il
devrait vraiment faire les symphonies, et celles de Haydn… [En réalité
il a plutôt prévu une intégrale des symphonies de Beethoven. Où je ne
suis pas sûr qu'il puisse apporter tellement de neuf : les baroqueux
ont épuisé (avec bonheur) le filon hystérique depuis longtemps, je ne
crois pas qu'il reste beaucoup de neuf à dire dans sa veine à lui après
Hogwood, Dausgaard et Antonini… En tout cas, probablement pas plus
intéressant s'il continue à travailler de la même façon. Et puis
Tchaïkovski 6, Mahler 1, et plus tard, horizon 2020, du Bach et Tristan und Isolde.]
Le fameux Menuet du final du I
est étrangement survolté (comme le reste), dès le début, et opère de
nombreux ajouts (et quelques notes volontairement fausses). C'est un
assez bon exemple du principe de cet enregistrement : pourquoi faire ça
dès le début, alors que la fête se déroule pour le mieux, et que ce
désordre est déjà prévu par Mozart au moment de la tentative de
viol ? – le décalage entre la musique d'origine et ce qu'elle devient
créant, précisément, l'expression.
Currentzis rend passionnant Metà di voi qua vadano
(le second air de don Giovanni) où les multiples bruissements fusent
comme jamais ; et il rend écoutable Per queste tue manine,
le duo Zerline-Leporello qui n'est pas du très grand Mozart (l'écriture
de l'accompagnement par arpèges d'unissons…). D'une manière générale,
il rehausse les pages secondaires, tandis que les moments les plus
aboutis paraissent un peu noyés dans la constance de sa rage…
5. La
pause glottologie
Et
alors, comment ça chante ?
Eh bien, Currentzis a bien pris garde à rester la vedette : tous sont
vraiment très bons, et peu attirent l'attention individuellement sur
leur timbre ou leur expression, tout à fait fondus dans la logique
d'ensemble et le peu de propension du chef à s'atarder.
Tous dignes d'éloges, donc, même si Papatanasiu
(Donna Anna) pâlit un brin – étrange, parfaite en Fiordiligi – sont-ce
des directives de faire du Kermes/Koutcher ?). Tiliakos (don Giovanni), Tarver (don Ottavio), Gauvin (donna Elvira) sont assez
parfaits. J'espérais un peu plus de Priante
(Leporello), excellant autant que les autres, mais en tant
qu'italien rompu au récitatif baroque, j'attendais un supplément de
truculence qui n'est pas venu. Kares
aurait dû renverser la table, mais il ne sonne pas avec la même majesté
au disque qu'en vrai (c'était déjà le cas dans le Vaisseau fantôme de Minkowski), où
il est hors de pair – et son italien est un peu terne.
Les villageois sont de superbes découvertes. Christina Gansch n'est pas dénuée
d'ampleur, et Guido Loconsolo
dispose de tout pour lui : la noirceur et le mordant de la voix,
l'expressivité de l'italien. Un de tout plus beaux Masetto de la
discographie, qui n'en compte pas tant. Il est promis à de très grands
Leporello et don Giovanni (et Guglielmo !).
Pas de vedette voyantes, mais que d'excellents chanteurs, voilà qui me
convient très bien.
Légende :
Georges LEMAIRE, La Presse contemplant le dernier disque de Currentzis.
Camée sur sardonyx à trois couches, 1885.
6.
Autres fréquentations
À défaut, pour Don Giovanni
ce n'est pas le choix qui manque, dans toutes les esthétiques… Ces
derniers temps, j'ai un faible pour Gardiner
(et je reste un inconditionnel de la version allemande de Fricsay, un théâtre insoutenable). Schröder aussi, contre toute
attente, est absolument ébouriffant.
Et puis, bien sûr, il y a de grands classiques pllus équilibrés, Fricsay en italien, Harnoncourt en studio, Abbado avec le COE, Böhm à Covent Garden, Pešek, Marriner, Solti I et II, Rosbaud…
Pour ceux qui veulent de l'épaisseur de son, Mitropoulos (à Salzbourg) et Barenboim (version
Philharmonique de Berlin) offrent une noirceur et une hauteur de vue
remarquables. Pour ceux qui au contraire veulent du méchant crincrin, Jacobs et Harding ont tout ce qu'il faut. Et
pour ceux qui aiment la posture distanciée de Currentzis, Kuijken s'impose (très supérieur à
Currentzis dans les deux autres volets, plutôt complémentaire dans
celui-ci).
Je n'ai pas eu l'occasion de les citer,
mais on peut aussi aller voir, pour des propositions encore
différentes, du côté de Malgoire, Nézet-Séguin, Halász, Leinsdorf, Mackerras 95, Walter, Busch… tout cela n'est que
hautement recommandable ! Et très loin d'un début d'exhaustivité
des bonnes versions de Don Giovanni.
7.
Point d'étape
Puisqu'il n'a plus prévu de Mozart pour les années à venir (il a annulé
L'Enlèvement au Sérailpour éviter de perdre son temps
faute de temps), un petit point.
Il s'agit, clairement, du meilleur
volet de sa trilogie Da Ponte : les Noces
étaient excellentes, mais un rien aseptisées (et pas si neuves, quand
on a Kuijken, Jacobs et Nézet-Séguin – tous habités de nécessités plus
impérieuses, à mon sens) ; Così ne fonctionnait pas du tout. Ce n'est pas du
niveau, intouchable, de son Requiem,
mais c'est un très bel enregistrement, très différent, qu'il faut
vraiment écouter.
Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas persuadé que j'aurais
écouté un nouvel enregistrement de Don
Giovanni s'il n'avait été aussi bizarre : quand on l'a beaucoup
écouté, vu, chanté, accompagné, joué dans divers arrangements, exploré
dans diverses langues (arabe inclus…), on aspire à un peu de repos, on
a peut-être moins envie de se gaver. La proposition de Currentzis a au
moins de quoi remettre au travail les mélomanes blasés. Et interloquer
les autres.
Je ne suis pas persuadé que par la suite beaucoup de monde y reviendra,
mais c'est une proposition réellement neuve, et différente même de ses
autres Mozart.
Au passage, on peut entendre la
première distribution dans le chœur final, ici.
Je trouve que cette vision, plus fluide et musicale, moins percussive
et spectaculaire, convient peut-être mieux à une écoute durable, moins
centrée sur le détail et l'éclat, mais il faudrait voir l'aspect du
reste, bien sûr.
J'aurais envie de suggérer à Currentzis, s'il veut vraiment faire
l'histoire, de prendre un bon Salieri / Martín y Soler / Vranický, et de lui faire suivre le même
traitement ? Joué comme cela, même Il Matrimonio Segreto doit paraître
insoutenable d'intensité !
Il serait ainsi non seulement le Phénix des Chefs, mais aussi un Phare
pour la Connaissance des Biens Immatériels de l'Humanité – toutes
choses qui devaient en appeler à son sens de la juste mesure.
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Inutile de revenir sur l'image menteresse entretenue contre Salieri par
la mythologie de Pouchkine, et abondamment réactivée par le film de
Forman :
le médiocre jaloux de l'élève génial. Dans la réalité, Salieri fut
généreux avec Mozart comme Gluck le fut avec lui-même (en lui laissant
écrire les Danaïdes sous le
nom du maître avant de révéler l'identité de Salieri, de façon à éviter
toute cabale)… et c'est aussi l'un des compositeurs les plus
remarquables de son temps :
¶
dans le seria,
il n'y a pas
meilleur récitativiste,
où les lignes sont tout sauf automatiques et pauvres, mais au contraire
très sensibles aux appuis du texte (et assez mélodiques, au demeurant)
; voir par exemple L'Europa
Riconosciuta ;
¶ à l'orchestre, il propose le premier grand tour de force
d'orchestration, avec ses Variations
sur la Follia, où les associations de pupitres créent des
couleurs très diverses selon les variations, et alors tout à fait
inouïes ;
¶ dans le domaine de l'opéra français, il propose deux jalons majeurs :
— Les Danaïdes en 1780, sorte d'über-Gluck, mais pourvu d'un
sens de la prosodie, de la déclamation, de la mélodie, du drame et de
la danse nettement supérieur (et où l'on trouve le patron exact de
l'Ouverture de Don Giovanni –
1787) ; on y entend la réforme de Gluck mais traitée sans sa rigidité
(et sa relative pauvreté), comme gagné par la souplesse de ses ancêtres
;
— Tarare en 1787, sur un
livret de Beaumarchais… une écriture lyrique assez complètement
inédite. (Repris ensuite pour Vienne en italien comme Axur, re d'Ormus,
qui ne produit pas tout à fait le même effet, même si une bonne partie
de
la musique est identique – ne serait-ce que la prosodie, pensée pour le
français avec beaucoup de précision.)
Il écrit également Les Horaces
pour Versailles en 1786, sur un livret de Guillard d'après Corneille,
qui doit être redonné à l'automne prochain sur les lieux de sa
création, sous la direction de Christophe Rousset. N'ayant pas encore
lu la partition, je n'ai rien à en dire pour l'heure.
Je reviendrai un peu plus loin sur son invention du drame wagnérien,
mais d'abord une (longue) incursion du côté du livret.
(Dessin préparatoire pour le costume du Grand Prêtre.)
2. Tarare, entre
Lumières révérencieuses et fin de l'aristocratie
(Costume pour Atar.)
On présente en général Le Mariage de
Figaro comme le comble de l'irrévérence de Beaumarchais, mais Tarare
pourrait tout aussi bien y figurer : exactement de la même façon, tout
en proclamant son attachement aux hiérarchies existantes (vu les lieux
de représentation, il ne s'agissait pas de se montrer exagérément
séditieux !), le
livret distille quantité de maximes qui font prévaloir le mérite
individuel et l'application sur la naissance, et de façon très
explicite.
Par
ailleurs, Tarare pousse
la
remise en cause encore plus loin : non seulement le Sultan est
tyrannique, mais il ne sert pas seulement de repoussoir nécessaire dans
le cadre du drame, comme c'est en général le cas (ou d'un exemple
d'égarement par les passions, comme Almaviva)… il est aussi le support
d'une réflexion plus générale sur le pouvoir et les dangers de
son
exercice total et solitaire.
Le
sujet : En un mot, le sultan Atar, jaloux des succès de son
capitaine Tarare,
fait ravager sa maison et secrètement capturer son esclave favorite,
qu'il place dans son propre sérail. Tarare finit par s'en apercevoir
et, avec l'aide de Calpigi, prisonnier chrétien qui lui doit la vie et
intime du sultan, s'introduit dans le sérail au prix de toutes sortes
de déguisements, quiproquos et coups de théâtre. Le tout est jalonné de
brahmanes véreux (ici appelés brahmes),
de jeunes incompétents avides de combats, de jeux orientaux et de
supplices tout aussi exotiques, de culte hindou, de combats et exploits
hors scène, de chansons piquantes ou séditieuses, et d'intervention
sauvages de personnages allégoriques… C'est l'économie dramatique du Mariage de Figaro placé dans le
sérail déréglé des Lettres Persanes
(chez un Usbek hindou), avec des chansons, des batailles et de la
philosophie dedans.
Le texte est parcouru de très nombreuses répliques qui dressent un
portrait de société ambitieux, dont la prétention est
ouvertement
exemplaire (les allégories qui ouvrent et, plus rare, closent le drame
en attestent)… et qui diffère assez notablement de la société d'Ancien
Régime. En 1787.
L'histoire qui est racontée est déjà celle d'un souverain tyrannique,
oisif et sans mesure, qui passe ses loisirs à jalouser ses sujets et à
organiser le malheur de son chef des gardes, Tarare, courageux,
constant et plein de bonté, qui lui a sauvé la vie. Le caractère vain,
mesquin et dérisoire du sultan Atar est, en soi, une prise de position
sur le danger de la tyrannie, un potentiel discrédit sur le
caractère
sacré de tout prince.
On pourrait considérer qu'il s'agit d'un de ces
nombreux contes de souverains orientaux, bien sûr très éloignés des vertus
exemplaires nos rois, et le héros
pourrait paraître, par son sens de l'honneur, du devoir et de la
fidélité, remettre à leur place les
véritables valeurs en refusant le trône,
s'il doit être arraché à celui qui l'a reçu de Dieu ou de sa généalogie
: « Oubliez-vous, soldats usurpant le pouvoir, / Que le respect des
rois est le premier devoir ? » (acte V), ou encore « Je ne suis point
né votre maître. / Vouloir être ce qu'on n'est pas, / C'est renoncer à
tout ce qu'on peut être » (ibidem).
Le problème réside dans le fait que si Tarare est bel et bien un sujet
modèle, ne
projetant jamais de renverser son souverain, même en mesurant l'étendue
de son infamie, et jusqu'à sa malveillance personnellement dirigée (lui
ravissant son amante pour le tourmenter, cherchant à le faire
assassiner)… ce sont à peu près les
seules maximes que l'on peut trouver en faveur du régime politique traditionnel
(de type autocratique).
À l'acte II, Tarare, Tarare lui-même se fait rebelle (« Oui j'oserai :
[...] je franchirai cette barrière impénétrable [du sérail] »),
menaçant
(« affreux vautour ») et même séditieux
(« Ne me plains pas, tyran, quoi qu'il m'arrive / Celui qui te sauva le
jour / A bien mérité qu'on l'en prive ! »).
[[]]
Howard Crook, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988 (seule version commercialisée, en DVD).
Quant à son fidèle Calpigi (le
seul chrétien dans un pays de brahmanes), esclave d'Atar, mais devant
sa vie à Tarare, il explique plus clairement les fondements de la
science politique : « Va ! l'abus du
pouvoir suprême / Finit toujours par l'ébranler »
(c'est même le
refrain de son seul air) – sans parler de son indignation visible (« et
l'on m'ose nommer ! », comme si le Sultan pouvait être insolent envers
l'esclave) et des menaces très explicites
contre son Prince.
[[]]
Gian
Paolo Fagotto, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Frédéric
Chaslin. Palais de la musique et des congrès de Straasbourg, 1991.
Dans mon édition musicale de 1790, après les refontes
révolutionnaires, le
récitatif est toujours attribué à Calpigi, mais l'air, contrairement au
livret imprimé de 1790, échoit à Tarare – ce qui est parfaitement
logique, puisque
Tarare est amené, dans cette version (comme on le verra plus
tard), à prendre la place d'Atar. La divergence plaide néanmoins pour
l'erreur d'impression, considérant que le texte n'a pas été retouché et
que Tarare y vanterait assez immodestement (au contraire de toute la
logique émotionnelle du personnage) ses exploits à la troisième
personne.
(Cliquer pour ouvrir en grand dans un nouvel onglet.)
La musique de Salieri s'attarde
ici assez spectaculairement sur la reprise du refrain, le répétant
inlassablement, sensiblement plus que ce n'est l'usage, et culminant
même avec une progression harmonique inhabituellement développée et
même un aigu isolé, triomphant, sur
un orchestre en point d'orgue–
chose parfaitement exotique au XVIIIe siècle, où le goût glottophile
révérait l'agilité virtuose, mais s'intéressait beaucoup moins aux
aigus glorieux isolés (on en trouve peu dans les partitions, ils sont
généralement des moments de passage, et pas des points culminants).
L'insistance me paraît à vrai dire d'une insolence plutôt inouï – ce
qui me rend même curieux des convictions politiques de Salieri.
L'un dans l'autre, on pourrait encore balancer sur le sens à donner à
tout cela, mais le Prologue (et, beaucoup plus rare, l'Épilogue) ne
laissent pas grand doute : la Nature prend elle-même la parole pour
expliquer comment tout cela fonctionne.
PROLOGUE :
Les atomes aléatoires
Les humains sont de petits vermissaux impermanents, c'est dit, et la
Nature ne s'occupe guère de leur attribuer des places, c'est entendu.
On note, au passage, que Dieu demeure présent (nommé plus
loin « Brama », mais le décalque est particulièrement transparent) ;
pourtant il reste simplement à l'état
de silhouette veillant aux cohérence des lois de la physique
(qu'il a ou non conçues, on ne nous le dit pas).
Ou encore :
Les hommes ne sont que des amas
mécaniques d'atomes, pis encore, des
parasites qui vivent au dépens des autres êtres vivants. Ce postulat
entre déjà en concurrence avec l'idée
de Providence, et indépendamment
du débat religieux que cela peut susciter sur l'éventuelle
contradiction avec l'interprétation du canon catholique, met en
question le fondement même du pouvoir du souverain, si celui-ci
s'appuie sur le sacré – si les choses sont disposées par hasard, ou du
moins mécaniquement, et non à dessein, comment justifier son rang
supérieur ?
Si jamais le spectateur choisissait d'y voir une allégorie
inoffensive du Destin à la manière des anciens, Beaumarchais élabore un
dialogue entre le Génie du Feu (le soleil, quoi) et la Nature, qui lève
toute ambiguïté :
… car la Nature se vante de s'amuser à mélanger les atomes et les
humains et à les jeter sur l'échiquier de l'existence sans plan
préalable. La leçon est explicite : les
Grands s'abusent s'ils croient
devoir leur rang à quelque mérite transcendant ou inné. Dans une
société encore fondée sur l'inégalité des conditions sociales et une
hiérarchie liée à la naissance et à l'onction du sacré, je suis assez
fasciné que la censure ait laissé publier et dire ces vers – même si la
veine philosophique, peu propice au débit de l'opéra, a été assez peu
goûtée des spectateurs (c'est aussi un moment moins inspiré de la
musique de Salieri, qui a fait ce qu'il a pu pour se tirer de cet objet
bizarre, à une époque où le matériau adéquat n'existait pas). Ce type
de discours abstrait est effectivement plus caractéristique de l'opéra
germanique avant-gardiste du début du XXe que de la fin du XVIIIe… et
toujours difficile à mettre en musique.
Il existe une édition purgée de cet endroit (humains dérisoires et
puissants abusés), mais c'est celle de l'anthologie des Didot en 1813,
après la mort de Beaumarchais et sous d'autres régimes monarchiques qui
ont imposé leurs modifications à leur tour (on en parle au §6, que je
publierai une autre fois). En 1787,
ce fut bel et bien publié comme je l'ai montré.
PROLOGUE : Discours de l'égalité des ombres
La suite du Prologue fait intervenir des
ombres, toutes identiques, choisies arbitrairement par la Nature
pour sa démonstration – c'estle
paride Così fan tutte
appliqué aux âmes ! La tonalité de l'ensemble, moins sarcastique
vis-à-vis de l'ordre établi, n'en demeure pas moins dans un style très Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme
: en dépit des hasards de la naissance, tous sont fondamentalement
égaux, de la même glaise mais aussi des mêmes vertus originelles.
Pour couronner le tout, on voit les ombres supplier la Nature de ne pas
les diviser ainsi (et cela suppose que les méchants tyrans sont
fondamentalement issus d'un Principe innocent ou gentil) :
Je reste là aussi un peu songeur : ces
temps plus heureux sont-ils
ceux où l'on peut écrire ces rêveries idéalistes sans être censuré
(donc le présent de l'auteur), ou ceux d'une autre ère à venir (qui
suppose, en bonne logique, la fin de l'aristocratie) ?
ÉPILOGUE et moralité
Après le couronnement de Tarare par le peuple, malgré lui, l'opéra se
clôt (chose à peu près sans exemple) sur un Épilogue en bizarre
apothéose, qui sert de moralité à l'apologue :
(avec un festival de coquilles dans le premier vers du duo)
« Mortel, qui que tu sois, Prince, Brame ou Soldat ;
HOMME ! ta grandeur sur la terre,
N'appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère. »
Voilà une conclusion idéologique assez martelée pour un spectacle
destiné au divertissement – et joué à l'Académie Royale de Musique…
Et pourtant, je n'affabule pas, la censure l'a bien lu :
3. Mais
que fait la police ?
Si
le remplacement de Dieu par des allégories est monnaie courante (sise
sur des théories élaborées de correspondances entre les fables
approximatives des Anciens et la vraie religion révélée, longuement
débattues au siècle précédent, en particulier pour les peintres), le
propos du caractère aléatoire de la
distribution des places sociales, et même de l'hérédité
(chaque humain provenant, dans cette représentation, d'atomes et
d'ombres tous frères), a quelque chose de profondément subversif, sapant méthodiquement tous les fondements naturels et spirituels
du pouvoir royal.
Je ne laisse pas de m'étonner que la censure n'y ait rien trouvé à
redire – cette période était-elle déjà si libérale, ou à vau-l'eau, que
les fonctionnaires missent le tampon sur une pièce qui laissait en
lambeaux le principe même d'aristocratie, tout en tournant le clergé en
ridicule ? (Car je n'ai pas insisté sur ce point, le pontife
méchant étant un motif habituel dans les opéras, mais les prêtres sont
ici particulièrement corrompus, se contentant d'abuser de leur pouvoir
pour rendre des oracles à leur guise !)
Beaumarchais semblait plus préoccupé (à
juste titre, si l'on en juge par le type de reproches ensuite reçus,
esthétiques et non politiques) par
l'absence de véritable divertissement final,
et par l'adhésion limitée du public à son ton philosophique, que par
l'opposition des autorités ou même la désapprobation politique.
À telle enseigne qu'il avait écrit une fin alternative où tout le monde
(même Urson, le chef des gardes !) pouvait chanter et danser pour
célébrer le nouveau souverain Tarare (qui règne tout de même « par les
loix & par l'équité ») et l'avait soumis, comme les autres
changements, à la censure pour agrément. Comme le dit Calpigi pendant
le divertissement du sérail : « Je dis… qu'on croira voir ces
spectacles de France, / Où tout va bien, pourvu qu'on danse. »
Beaumarchais, dans sa recommandation, indiquait préférer la fin
philosophique, mais accepter que l'autre soit jouée si nécessaire – le censeur valida les deux (et,
d'après ce que j'ai cru retirer des comptes-rendus d'époque, on joua la
version voulue par Beaumarchais, qui ne recueillit justement pas un
grand assentiment malgré le spectaculaire succès général de l'œuvre).
Tout éclairage d'un spécialiste de la période est évidemment bienvenu –
je n'ai rien trouvé dans les ouvrages spécialisés ; on y parle des
succès des représentations, éventuellement des amendements, mais rien
sur le caractère subversif du texte à l'époque de son écriture (qui
débute en 1774, donc pas tout à fait à la veille de la Révolution).
(Costume du ballet.)
=>
Et après ?
Deux
autres épisodes sont déjà prêts et
seront publiés en temps voulu (puis reportés sous cette première
notule).
¶ §4 et §5, aux origines de Tarare
: histoire de la commande (auto-saisine de Beaumarchais), les sources
littéraires (conte philosophique), les sens du mot (localité,
agriculture, interjection, projet de Beaumarchais).
¶ §6 et §7, l'accueil de Tarare
: réception du public, débats de censure (pas avec les autorités que
l'on aurait cru !) et, plus intéressant, les très nombreuses
altérations de l'œuvre sous tous les régimes politiques qui se
succèdent de l'Ancien Régime à la Restauration, période au cours de
laquelle Tarare est
régulièrement repris avec un succès qui ne se dément pas – et assez
tard pour qu'Adolphe Nourrit puisse le chanter !
Après cela, il restera quelques mots à dire du projet réel de
Beaumarchais (on n'aura parlé jusqu'ici que de ce que le public
en
perçoit, mais la volonté de l'auteur ne s'y superpose pas
complètement), puis à aborder la
musique,
où il y a énormément à dire
aussi, tant elle se distingue de son époque pour regarder vers la
logique du drame continu et total du milieu du XIXe siècle. (Préfigure
l'économie dramatique à l'œuvre chez Meyerbeer, Verdi ou Wagner.)
ÉPISODE 2 : l'histoire d'un nom et les mutations sous les sept-régimes
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Cette notule, bien que comportant des extraits de partitions, se veut accessible pour tous… n'hésitez pas à faire des remarques s'il reste des points d'obscurité. (En l'occurrence, pour utiliser l'image, il suffit d'être conscient qu'une partition se déroule chronologiquement de gauche à droite, et de suivre les entrées des instruments. À défaut, l'extrait sonore devrait de toute façon se montrer suffisant.)
1. Ce que tout le monde se demande sur Mozart
La question est souvent posée : qu'est-ce que Mozart a de si différent ? Et, de fait, elle n'est pas injustifiée : après tout, on trouve personnalités fortes et audaces chez certains de ses contemporains, au cœur de la période la plus homogène de l'histoire de la musique (le classicisme du second XVIIIe). Pas seulement les facéties de Haydn, qui sont assez subtiles et demandent quelques notions d'analyse musicale, mais rien que la mélodie continue de Tarare (un flux semi-mélodique aboutissant à des sortes d'ariosos, comme le fera Wagner pour le style romantique) ou les Variations sur la Follia de Salieri (l'invention de l'orchestration !), ou le déjà romantique Oberon de Pavel Vranický (du vrai Weber de premier choix… en 1780).
Et bien sûr Mozart lui-même : les gammes modales (différentes « versions » qui s'éloignent de la gamme standard) dans la scène du Commandeur, l'orchestre dégingandé où les mesures se superposent dans le final du premier acte de Don Giovanni (« invention » de la « musique subjective », représentant sa propre perception déformée), les tournures mélancoliques dans les opéras gais (Così fan tutte, bouffonnerie déchirante), le fugato échevelé qui clôt la 41e Symphonie en en mêlant tous les motifs simultanément…
Évidemment, la réponse magique sur la Grâce reçue de Dieu ou de l'Esprit de la Musique n'est pas très convaincante, et tout n'est certes pas du même tonneau chez Mozart — même si, comme pour Schubert, les dernières années ne contiennent quasiment que de très hauts chefs-d'œuvre. À l'inverse, ce n'est tout de même pas pour rien (comme chaque compositeur devenu et resté célèbre) qu'il tant admiré chez les érudits et immédiatement séduisant pour l'ingénu.
C'est en réalité la même chose qui les intéresse, comme on va le voir.
2. En musique, d'où vient l'émotion ?
D'une manière plus générale, on se dit quelquefois, tellement la nuance entre l'ennui et l'extase paraît insaisissable, que l'émotion dégagée d'une musique dépend plus ou moins d'une fibre personnelle, de l'énergie des interprètes… C'est vrai pour partie : personne ne reçoit les mêmes sons de la même façon, selon son vécu, sa norme sonore, sa perception purement physique ; de même, une corde mise en vibration avec enthousiaste s'entend comme telle.
Néanmoins, il existe tout de même des faits objectifs qui peuvent être identifiés, dans une partition. C'est l'exemple qu'on va tenter ici, répondant à la fois à la singularité de Mozart et à la naissance de l'émotion.
3. La preuve par l'exemple
Nous sommes dans la Clémence de Titus. Au début de l'acte II, son ami Sextus (Sesto) est arrêté pour avoir participé au complot contre sa vie, par amour pour Vitellia (mais ça, personne ne le sait). La réplique de Sextus qui débute l'extrait (le passage inscrit sur la partition débute à partir de 0'24) insiste sur son sacrifice pour Vitellia : il va mourir, et personne ne saura qu'elle était l'instigatrice du complot. Suit la réplique de Vitellia en aparté : « Il marche à la mort pour moi, / Où puis-je me cacher ? ».
Le but va être de montrer que Mozart ne fait pas qu'accompagner de jolies mélodies, mais suggère des émotions par des procédés qui peuvent passer d'abord inaperçus.
Kate Lindsey (Sesto), Karina Gauvin (Vitellia), le Cercle de l'Harmonie et Jérémie Rhorer dans la version captée en décembre 2014 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. Choisie pour sa lisibilité, on perçoit particulièrement bien les événements orchestraux dans ce passage.
Il y aurait déjà beaucoup à dire sur la qualité de la réplique de Sextus, et par exemple les rythmes plaintifs et un peu déhanchés qui l'accompagnent : la basse fait note-silence-note, comme pour une marche implacable, tandis que les violons font silence-note-note, davantage comme une plainte, les deux se superposant. En marron sur la partition.
Sextus vient donc de faire ses adieux.
1 – Sur la dernière note, les violons passent en doubles croches (deux fois plus vite) : changement de caractère, qui traduit l'agitation. 1 – L'accompagnement est plus bref que la note chantée, mais celle-ci est doublée par les cors. La note tenue donne un sentiment d'attente, fait naître la tension.
2 – Les cors font un accent dramatique qui préparent la couleur de la réplique de Vitellia. 2 – La basse (violoncelles et contrebasses) est altérée et annonce une modulation : on va changer de tonalité, de couleur et d'univers sonore. 2 – Entrée du premier basson qui renforce la même note tenue par les violons et les cor. Le basson, outre qu'il va colorer de façon plus sombre la pâte orchestrale, est aussi l'instrument funèbre par excellence depuis très longtemps — seul instrument des requiems espagnols de la Renaissance, doublant la ligne de basse, ou utilisé pour les Enfers et les déplorations (« Scherza, infida » dans Ariodante, « Tristes apprêts » dans Castor & Pollux !).
3 – Entrée de Vitellia. En anacrouse, c'est-à-dire avant la mesure principale, de façon à donner de l'élan. Le procédé est très commun (on segmente très souvent les mélodies en mélodies avec anacrouse et mélodies sans anacrouse, un peu comme les vers avec ou sans Auftakt en allemand. Ici, cela permet aussi à Mozart d'éviter de submerger l'auditeur sous les informations, et ménage de l'espace pour l'effet 4, le point culminant de ce moment.
4 – Le second basson entre à son tour sur le premier appui fort des mots de Vitellia. Il entre avec douceur, mais sur une note étrangère à l'accord, qui dissone (sur un accord de mi bémol mineur, déjà assez rare et considéré comme particulièrement désespéré).
C'est le point culminant de l'extrait : tout ce qui était avant faisait monter la tension… ici, elle est à son comble, parce qu'au lieu de débuter une nouvelle mélodie normalement, elle reste chargée de la tension qui précède, à cause de cette note étrangère assez inhabituelle dans la littérature classique. Nous ressentons cette fêlure, mais pour les oreilles d'alors qui n'avaient pas encore entendu le Sacre du Printemps (ni même les symphonies de Schumann !), ce devait être particulièrement spectaculaire.
Comble du raffinement, sur quel mot tombe cet effet de discordance, où les deux bassons, contrairement à ce qui est attendu, se disjoignent et « frottent » au lieu de se fondre l'un dans l'autre ? Sur le mot « moi », bien sûr. La musique figure littéralement le déchirement de Vitellia, déchirée entre son intérêt personnel et le désir de faire justice à Sextus, se blâmant de sa lâcheté, de séparant d'elle-même.
Demain paraît l'intégrale, très attendue par la presse, des Noces de Currentzis, chez Sony – qui ne fait plus que de l'événementiel ponctuel. Il faut dire que Currentzis plaît par son originalité, et qu'il est devenu un produit à part entière, à la manière de Minkowski ou Jacobs – le disque qui dynamite la tradition, qui vous fait voir les choses autrement.
Après écoute de ces Nozze, oui, c'est effectivement une version à écouter – dans la mesure où elle apporte quelque chose d'inédit à la discographie.
Così fan tutte à Garnier : Schønwandt, reprise de Toffolutti, prise de rôle pour d'Oustrac.
Un bonheur de retrouver la mise en scène d'Ezio Toffolutti. L'apparence générale est très traditionnelle, mais un certain nombre de petits détails piquants avivent les contours des dialogues ou des personnages. Par ailleurs, le décor est astucieux, refusant résolument la symétrie, et se plaçant dans une Venise fantasmatique où les murs sont érodés par l'âge – de beaux effets d'éclairage à travers les ouvertures donnent contribuent aussi à cette atmosphère chaleureuse qui sent néanmoins le crépuscule. On nous donne à voir du XVIIIe, mais on ne nie pas que le temps a passé. C'est beau à l'œil, mais sobre, et pas dépourvu de subtilité.
Surpris de le voir aux saluts en revanche, car les chanteurs semblaient assez mal à l'aise sur scène, cherchant leurs gestes... et il ne semble pas qu'on les ait beaucoup contraint à se donner. Dommage, parce que la matière-première était là. Lors de la création de la production en 1996 (avec Chilcott, Graham, James, Trost, Keenlyside et Shimell), les rapports entre personnages étaient plus frémissants, moins empesés.
La soirée madrilène est disponible (pour assez longtemps) sur Arte Liveweb :
Musicalement, j'y reviens rapidement plus loin, admirable.
Visuellement, ce n'est pas du tout la révolution, et tout n'est pas parfait, mais on y trouve de bonnes choses.
1. Ce qui fonctionne
Evidemment, la production est un peu intense et sombre, et écarte largement les rires du chemin. C'est un choix (pas exactement contenu dans le livret ni la culture du temps), et comme tel critiquable, mais il n'est pas réellement invalidant. L'impact le plus immédiat réside dans la lenteur — pour ne pas dire la poisseur — des récitatifs, dont la substance musicale (mince) indique clairement qu'ils sont conçus pour un débit bien plus rapide ; néanmoins, la gestion des silences est intéressante, et Haneke tente de tirer le meilleur parti de la liberté théâtrale des récitatifs - même si, à mon humble avis, elle est mieux atteinte en n'allant pas contre la logique du style, de la musique et de la veine comique, qui réclament avec plus de naturel un tempo sensiblement plus précipité.
On se retrouve ainsi sans doute assez loin de ce que visait Da Ponte - il suffit de comparer aux autres comédies de moeurs de la scène lyrique de la fin du XVIIIe siècle, avec ses femmes capricieuses et ses constructions symétriques, pour se rendre compte que le livret de Così fan tutte s'inscrit dans une tradition où la légèreté prime. Le principe même du travestissement, dans un domaine aussi intime que la sororité et les fiançailles, tire l'ensemble vers la fable plaisante, même pas vraisemblable.
Néanmoins, est-ce l'écho de notre époque, est-ce déjà pressenti avec cette force par le librettiste, le spectateur d'aujourd'hui ne peut qu'entendre les résonances graves et irrémédiables du jeu mené pendant trois heures, avec une boucle de responsabilités impossible à défaire, et une fêlure profonde au sein des sentiments les plus naïfs et les plus denses, qui ne se limite peut-être pas aux personnages. Cette dimension un peu plus troublante et solennelle (présente aussi dans les Noces, et surtout Don Giovanni) explique sans doute largement la bonne fortune de cet opéra, davantage que toutes les références incluses (certaines explicites, d'autres subtiles) dans le livret.
Haneke s'appuie surtout sur la présence des personnages lorsqu'ils sont censés être absents : au début de la controverse, les fiancées sont présentes ; Alfonso s'adresse vertement à Despina pendant Nel mate solca ; Guglielmo assiste à la prostration (équivoque) de Fiordiligi après Per pietà, puis à la fin du duo Fra gli amplessi. Cela procure de la tension, indubitablement, d'autant que la direction d'acteurs est à la fois précise (sans doute un peu trop pour le fond de la salle, mais parfaite pour la télédiffusion) et très ouverte, se gardant de trancher toute interprétation définitive.
Le trouble final est par exemple assez bien rendu lorsque Ferrando et Fiordiligi refusent de se séparer, matérialisant le vertige de la situation : qui a été aimé ? quelle est la répartition authentique des couples qu'il faut conserver lors du mariage final ? — le livret indique explicitement un retour à l'exposition, mais sa progression pourrait aussi mener à la consécration des nouveaux couples "désabusés".
2. Ce qui pose problème
Agréable à regarder, donc : la scène vit bien, il y a de l'intensité, les comédiens sont engagés...
En revanche, un nombre assez considérable d'éléments restent ou inachevés ou maladroitement transmis.
D'abord la situation esthétique : il semblerait qu'on se trouve dans un bal costumé, où tout le monde n'est pas encore habillé (les amoureux), mais la répartition des atours XVIIIe semble se dérouler de façon un peu aléatoire (les amants les portent pour partir à la guerre, bizarrrement, et ni avant ni après). Certes, cela permet de portraiturer de jeunes couples d'aujourd'hui, un peu expansifs, en miroir avec don Alfonso qu'on prend toujours plaisir à voir emperruqué et élégant, surtout lorsque incarné par Schimell... néanmoins cela ne fait pas bien sens. Ou peut-être que si, mais pas très clairement pour le spectateur — en tout cas je suis assurément passé à côté.
Plus grave, alors que visuellement tout évoque un intérieur de la modernité un peu triste — propre, blanc et gris, en métal et en plastique, un grand espace vide de décoration... la vraisemblance n'est pas du tout assurée. A part les moustaches en carton lors de l'apparition des Valaques (immédiatement enlevées), les amants agissent à visage découvert, ce qui rend très étrange tout le processus de duperie.
Je me suis demandé (et j'ai vu que quelques critiques avaient affirmé qu'il en allait ainsi) si Haneke ne voulait pas raconter une fable échangiste dont les enjeux seraient connus de tous les personnages, ce qui serait certes un détournement du livret, mais sans doute réalisable — il aurait le mérite de renouveler les enjeux de l'oeuvre en rendant tous les personnages conscients du pari. Mais précisément, les femmes sont mises à l'écart des termes du contrat, les hommes se cachent pour voir s'ils sont trahis, les contradictions évidentes du livret avec cette option (demandes de dissimulation de don Alfonso) ne sont pas du tout gommées ; il est évident que Haneke n'a pas voulu refaire les tentatoires insularités de la télé-réalité — c'est sans doute heureux. Il y a donc clairement quelque chose de discordant, qui ne fonctionne pas bien, et qui aurait sans doute pu être résolu.
Mais c'est une faiblesse de la soirée, certains moments semblent laissés en roue libre, sans réinterprétation, si bien que l'opéra semble tantôt entraîné dans le sillage de Haneke, tantôt remis sur les rails de la logique mozartienne originelle.
Le traitement de Despina concentre très bien ces difficultés — elle semble l'épouse d'Alfonso (manifestement infidèle autrefois, d'où l'amertume du philosophe), et la mise en scène tient ce parti d'abord (gestes esquissés et repoussés, mines graves, bijou offert en guise de soudoiement)... mais les travestissements ridicules et la musique légère font sombrer ce pari dans l'impasse, d'autant que Haneke respecte vraiment les scènes du médecin, du notaire, les estocades misandrines ; tout à fait incompatibles avec les conseils réticents d'une femme mûre et amère, tels qu'on peut les supposer au début de la pièce.
Restent certains moments puissamment évocateurs, comme l'échange de giffles à l'issue de la mascarade : Despina sur le mode de la servante dépitée... et Alfonso la lui rend avec beaucoup plus de raideur, en affirmant tout autre chose, sans doute le pouvoir dans le couple, la virtualité des violences loisibles à un mari. Moment d'abord amusant (tradition de comédie), puis glaçant.
Donc des manques importants, malgré des qualités évidentes, pour que l'interprétation de Haneke prenne réellement vie de façon crédible — rien qui justifie en contrepartie la coupure du second air de Dorabella (sauf s'il a été déplacé, car j'ai regardé la soirée dans le désordre et il a pu m'échapper), surtout qu'il pouvait parfaitement être joué de façon lente, décalée ou forcée.
Je peux difficilement m'empêcher de douter de tous les éloges qui ont été faits sur le génie de cette production ; malgré ses qualités très réelle peut-être n'est-elle pas aboutie à ce point-là, et la réputation du réalisateur a peut-être un peu stimulé (en toute sincérité !) le sentiment de participer à un événement exceptionnel.
3. La musique
Même si on est loin de la cohérence de la lecture de plage de Wieler & Morabito à Amsterdam, ou (versant tradi) de la justesse des traits chez Hytner (Glyndebourne), j'ai en réalité beaucoup aimé cette vision qui a ses bons moments — aux antipodes de la version libertins-d'aujourd'hui-la-chair-est-triste de Guth, que j'avais trouvée non seulement morne, mais surtout ennuyeuse et d'une profondeur de champ à peu près plate. J'aimerais beaucoup voir Richard Brunel là-dedans, au vu de son travail d'une acuité extraordinaire dans les Noces de Figaro à Aix l'été dernier — à partir d'une transposition en entreprise en principe sotte et intenable, qui avait d'ailleurs valu une production décevante à Wieler & Morabito...
La musique avait donc une part à remplir pour réussir la soirée... et on entend rarement des plateaux d'une telle homogénéité (dans l'excellence !). Et avec des chanteurs dont, Schimell excepté, le prestige reste assez confidentiel auprès du public.
A l'écoute, je suis frappé par le caractère encore une fois singulier d'une oeuvre (1802) dans ce secteur si peu exploré par le disque et la scène...
Certes, on entend bien le pont entre Andromaque de Grétry (1780) et Fernand Cortès de Spontini (1809), les liens aussi avec les Danaïdes de Salieri (1784), bref un chaînon manquant de plus dans une époque encore mal documentée.
On peut aussi y relever des tournures (en particulier conclusives, ou pendant les duos d'amours) apparentées au style mozartien : duo de l'acte I avec La Clemenza di Tito (1791), duo de l'acte II avec Don Giovanni (1787 ; des traits communs avec "Fuggi crudele", qui n'est pourtant pas banal).
Mais le plus étonnant, c'est que l'ouverture et certains moments du premier acte m'évoquent fortement... Alfonso und Estrella de Schubert (1821) !
Toute une époque qui passe en revue, et on entend ici parfaitement l'emplacement chronologique de Sémiramis.
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Il y reste beaucoup de traits de la tragédie lyrique de la "quatrième école", en particulier les récitatifs, très proches de l'Iphigénie en Tauride de Piccinni, des Danaïdes et de Tarare de Salieri, de Guillaume Tell de Grétry... L'invocation de l'oracle sous forme de choeur mystérieux évoque d'ailleurs beaucoup le précédent de Callirhoé de Destouches (1712, refonte 1743). Et les trombones dramatiques sont du pur Gluck du point de vue du matériau, mais utilisés d'une façon dramatique qui évoque quasiment le goût de Berlioz. [En fait, ça ressemble furieusement à la toute fin de l'air d'Aubry à l'acte II du Vampyr de Marschner (1828).]
Les récitatifs sont écrits avec une belle véhémence, sans atteindre la puissance des plus belles pages de Grétry, Salieri ou Gossec (pour Thésée). En revanche, cette Sémiramis peut, en termes de matière musicale, rivaliser sans peine avec Gluck, Piccinni et Sacchini (et surpasser la majorité de leur production aujourd'hui publiée). Le lien avec ce dernier est d'autant plus évident qu'on a déjà parlé des parentés de Chimène ou Le Cid avec Don Giovanni...
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J'y reviendrai sans doute, et je laisse donc les éloges sur l'exécution de Niquet pour plus tard. Mathias Vidal est particulièrement épanoui, comme d'habitude, dans la tragédie lyrique "mature" des troisième et quatrième écoles, mais ici, il rayonne tout particulièrement.
En parcourant les extraits de Chimène ou le Cid d'Antonio Sacchini donnés par les Nouveaux Caractères à Versailles (Les favoris de Marie-Antoinette) lors de la saison Grétry du Centre de Musique Baroque du même lieu, il est difficile de ne pas être frappé par une parenté avec un autre opéra très proche chronologiquement, mais qui n'appartient pas à la quatrième école de tragédie en musique.
On fournit l'extrait dans sa continuité, mais c'est le second morceau qui nous intéresse.
Les lutins ont déjà évoqué à plusieurs reprises cette grave question de la possibilité d'une lecture de Don Giovanni comme un drame intégralement comique.
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1. Retour sur l'aspect théorique
(Pour plus de précisions, cette notule y est entièrement consacrée.)
D'un point de vue strictement technique, même si la dénomination standard la plus explicite opera buffa n'est pas employée (au profit de dramma giocoso), le XVIIIe siècle distingue essentiellement entre drame sérieux (opera seria) et drame non-sérieux. Le drame non-sérieux peut aussi bien mêler des éléments graves (c'est le cas, dans une moindre mesure, pour les Noces de Figaro) qu'être entièrement léger (comme Falstaff de Salieri ou Così fan tutte - même si le sujet prête à méditation).
Autrement dit, Don Giovanni, et cela n'est un secret pour personne, n'appartient pas au genre sérieux comme le romantisme l'affirmera à la suite de Hoffmann, et postulant que le mélange des registres ne retire rien au caractère globalement tragique et métaphysique du drame.
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2. Mise en pratique dans le texte ?
Ensuite, tout peut-il être interprété comme de la parodie ? Pour Donna Elvira [1], c'est assez évident (elle chante même un air, Ah fuggi il traditor en surpointés à la baroque, terriblement vieux jeu), pour Ottavio on peut l'imaginer sans trop se forcer, le Commandeur lui-même est demeuré célèbre dans la culture du théâtre de marionnettes et n'est plus aussi terrifiant dans une Europe touchée par la libre-pensée que dans le siècle de la rigoureuse Contre-Réforme.
Mais Donna Anna ? Est-elle réellement représentable comme une prude ridicule, qui s'invente des tourments et des obstacles, pour se croire l'égale des héroïnes tragiques du grand genre, du dramma serio ?
Admettons qu'on puisse tourner en dérision ses deux airs, celui la vengeresse exaltée (mais qui fait là double emploi avec Elvire, chose étrange...) et le second, plus galant, celui de la coquette qui veut se donner des airs d'Andromaque. Mais le Trio des Masques, comment trouver dans ce texte et dans cette musique, dans ce sublime-là, si extatique, quelque chose qui prête à rire ? Même les chefs qui le prennent au double du tempo traditionnel, pour en briser les complaisances romantiques, ne parviennent pas à changer ce caractère.
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3. Mise en pratique sur la scène ?
La gent korrigane en était donc restée à l'idée (confortable) qu'il y avait là une impossibilité, une résistance fondamentale, et que même des passages plus légers étaient de toute façon trop chargés d'interdits et de violence sociale ou psychologique pour être traités intégralement sur le ton de la bagatelle la plus goguenarde.
3.1. Lecture spontanée de Don Giovanni
En réalité, lors du final de l'acte I, tout poulpiquet ici présent ressent autant la gaîté virevoltante que la violence du geste (doublée de l'énigme insupportable de ce qui se passe dans la coulisse). Ce sentiment de la part sombre de ce drame est certes sans doute aussi lié très étroitement à une façon de jouer et de transmettre Don Giovanni, sans parler d'une culture commune qui reste dans beaucoup de pans profondément marquée par l'héritage romantique.
Voici ce que Claus Guth (Salzbourg 2008), levant l'ambiguïté, propose sans ambage, ce qui rend la tension psychologique quasiment insupportable dans le final - et ensuite dans le regard du spectateur sur les relations entre Zerline et Masetto :
[Voir vidéo (passage à partir de 4'30). Evidemment on peut très légitimement en contester le bon goût (inutile de le chercher, il n'y en a pas), mais cette représentation très franche à le mérite de mettre dans la lumière cette gêne confuse que le spectateur ressent toujours dans le final.]
Ici, on est au delà de la tragédie, on est dans une forme d'écoeurement qui a plus de rapport avec le désenchantement du vingtième siècle devant la cruauté humaine qu'avec la simple indignation devant les forfaits (représentés galamment et un peu abstraitement) d'un garnement renégat.
3.2. Le pari du tutto buffo
Néanmoins, il est un metteur en scène capable de relever le défi de la dérision, et qui nous a réellement conquis. En cherchant des documents sur Bénédicte Tauran [2], nous avons croisé en ligne les extraits d'une représentation intégralement télédiffusée sur Mezzo (rien de bien rare pour une fois, donc), donnée à l'Opéra de Rennes en juin 2009.
Pas encore mis la main sur la totalité de l'oeuvre, mais l'on voit déjà quel parti est tiré de la scène du cimetière, avec sa statue apparaissant derrière les rideaux roses et son Don Gio froussard. Pas d'excès de gravité en tout cas, même si cela pique la curiosité à propos des airs de Donna Anna et de la scène de l'engloutissement.
Vu les autres extraits, certes dans les parties plus purement bouffes, il est douteux que l'esprit de sérieux s'en mêle à quelque moment que ce soit :
Les habitués auront immédiatement reconnu cette manière commedia dell'arte très bariolée et facétieuse, avec ces poses semi-rigides toujours pince-sans-rire, celle d'Achim Freyer. (C'est un peu plus discutable dans le Ring, forcément, mais très souvent réjouissant.) Pour Don Giovanni, c'est une lecture bien plus audacieuse finalement que bien des réinterprétations lointaines et sans fondement. Ici, toujours à partir du texte, on réussit ce dont la théorie n'avait pu convaincre nos esprits récalcitrants.
La preuve par la scène. [Non pas que ce soit l'unique bonne lecture, mais qu'elle se révèle pleinement valide.]
Notes
[1] Note incidente : les titres de politesse comme 'don' ou 'donna' étant tombés en désuétude, il est désormais d'usage, pour ces personnages, de mettre un majuscule comme si cela participait de leur patronyme... Quelle gloire !
Un mot, ici aussi, sur Le Mariage de Figaro de Beaumarchais salle Richelieu, dont la dernière était donnée dimanche dernier. On y rencontre effectivement une trouve très à son aise.
La mise en scène de Christophe Rauck insiste beaucoup sur le décor et les accessoires, avec beaucoup d'effets plaisants autour de ces portes en toile qui surgissent du sol et que les comédiens peuvent, à l'occasion, contourner pour briser l'illusion.
On est une fois de plus frappé par la qualité de ce que Da Ponte a conservé dans les Nozze, où il manque seulement quelques causes pour que tout soit limpide (la raison du mot anonyme donné au Comte, la motivation clairement exposée de la mascarade avec Chérubin et l'origine de la dot obtenue par Suzanne pour le procès).
On poursuit donc notre périple à peine débuté autour de ce thème.
Par musique subjective, on entend ici une musique liée à une action qui au lieu d'être écrite comme les personnages sont censés l'entendre, est écrite telle qu'ils la perçoivent. C'est un procédé qui apparaît bien avant le vingtième siècle, et même avant les romantiques. On se propose ici, extraits et au besoin partition en main, d'en observer les deux premières apparitions que nous ayons pu relever, dans deux chefs-d'oeuvre de la littérature musicale du dernier quart du XVIIIe siècle.
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1. Don Giovanni de Mozart (1787)
C'est en réalité le second exemple par ordre chronologique, on s'occupe du premier ensuite, qui est moins connu.
En deux mots ; juste un constat étonné et admiratif. Dans les Noces mises en scène au Royal Opera House londonien par David McVicar, traditionnelles visuellement, mais remarquables par leurs trouvailles dans la topographie scénique, dans quelques chevauchements de temporalité, et surtout dans le fourmillement de détails qui éclairent avec précision et esprit le texte, je remarque que Suzanne semble de très loin le personnage principal - alors qu'en principe, les choses sont plus équilibrées.
Cela tient au texte, bien entendu, puisque le finaud Figaro se distingue plus par son sens exceptionnel de l'intuition et de l'improvisation que par la réussite de ses trames - qui ne sauraient être qu'affaire de femmes. Egalement aux choix de McVicar, qui rendent Susanna extrêmement active. [Le surjeu demandé aux acteurs, notamment pour le sextuor du début de l'acte III, est assez malin, parce qu'il permet de mettre en valeur des sentiments trop abstraits si on les dit simplement avec un petit geste, et donne de la profondeur humaine à la situation, alors même qu'il y a quantité de détails volontairement grotesques. Etrangement, ça ne met pas à distance, mais ça crédibilise le propos, de la très belle ouvrage.]
Tout de même, manière de ne pas laisser les fidèles de CSS désemparés dans ce vaste désert culturel de la Toile estivale, quelques petites badineries.
Il s'agit, pour information, de la production de David McVicar à Covent Garden en 2006, dirigée par Antonio Pappano, et parue au DVD chez Opus Arte. [Les décors et même le jeu d'acteurs ont au passage, dans le genre littéral, un caractère infiniment plus poétique que Jonathan Miller au Met et son pendant ancien, quoique largement vanté pour des raisons qui restent mystérieuses en dehors de l'exaltation du souvenir, à savoir Strehler à Garnier. Les jeux de lumière en particulier créent un espace d'une autre trempe que les hangars platement ornés de Murano...]
En présence, Miah Persson (Susanna, avec le pendentif cruciforme) et Dorothea Röschmann (Contessa Almaviva, assise), deux grandes interprètes qui ont beaucoup chanté Mozart, sans toujours, du moins en italien, se départir d'une certaine étrangeté. Déjà, la langue italienne, on l'aperçoit aisément, ne leur est pas naturelle. Les voyelles de Dorothea Röschmann, en particulier, sont toujours très étranges, pas si allemandes que ça d'ailleurs - ce qui ajoute encore au côté finement sophistiqué de son chant. [Il est possible que ce soit lié à des choix spécifiques et peu répandus en matière de couverture vocale.]
Mais ce qui mérite l'attention, c'est l'emploi extraordinairement généreux, chez elle, des coups de glotte, déjà pour du Mozart et surtout dans une pièce aussi légère de ton.
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Phénoménologie du coup de glotte
La production du son chanté s'effectue par la mise en marche des muscles régissant la respiration, et en particulier de ceux actionnant le diaphragme, qui permettent le soutien, sorte de Graal vocal : la note peut être à la fois tenue, juste, belle et modifiable au cours de l'émission.
Pour démarrer et interrompre le son, il existe deux méthodes, très logiques.
La première consiste dans la maîtrise, précisément, du diaphragme, qui permet d'expulser l'air des poumons, de soutenir régulièrement l'expiration ou d'interrompre l'expulsion. C'est la technique la plus répandue, celle que tous les chanteurs maîtrisent, qui est indispensable, et qui suscite en théorie le moins de fatigue vocale.
La seconde procède par occultation et ouverture brusque du conduit phonatoire. La pression de l'air se trouve donc interrompue, ou plutôt concentrée sur son chemin ; dès l'ouverture, le son jaillit avec force, comme un liquide gazeux lorsqu'on perce un récipient clos. Cette technique est appelée coup de glotte.
Elle ne peut pas être appliquée sur tous les sons bien entendu, et fatigue potentiellement plus l'appareil vocal, mais est employée, dans certaines écoles de chant, pour assurer une attaque tonique de certaines notes haut placées. On cite souvent en modèle Leyla Gencer, dont les obturations étaient assez audibles, et qui le faisait sur à peu près toutes ses notes aiguës sur des temps forts...
Une version rafraîchissante de Così fan tutte pour ensemble à vent (par l'Ensemble à Vents des Pays-Bas). La réduction est incisive à l'égal de l'original, et dans le très beau plateau, vous reconnaîtrez la Fiordiligi de la si polyvalente Johannette Zomer.
Sous couvert de toutes ces plaisanteries savoureuses (voyez le choeur des instrumentistes), c'est une exécution de très haut niveau qui s'affirme.
La virtuosité instrumentale, la variété de ses couleurs, la conviction de ses accents laissent pantois.
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(On intègre sans remords cette vidéo, qui est précisément conçue pour la promotion.)
Des torches brillent ; on voit reparaître donn’Anna, suivie d’Octavio, un petit homme coquet, paré et compassé, âgé de vingt et un ans tout au plus. En qualité de fiancé de donn’Anna, il était probablement logé dans la maison, puisqu’on a pu l’avertir si promptement. Il aurait pu, au premier bruit qu’il entendit, accourir, et peut-être sauver le vieillard : mais il fallait d’abord qu’il s’ajustât de pied en cap ; et d’ailleurs, il n’aime pas se hasarder à sortir la nuit.
E.T.A. Hoffmann, à peine vingt-cinq ans après la création de Don Giovanni, propose une lecture qui contient déjà tous les futurs stéréotypes - jusqu'à l'amour secret de Donna Anna pour le séducteur. Si, sur ce point, il n'est pas très solidement argumentant, s'appuyant plutôt sur des intuitions romanesques que sur l'observation de la pièce, son interprétation d'Ottavio a quelque chose de séduisant.
C'est aux antipodes de ce qu'on proposait jadis, mais nourrit en réalité le même personnage. Qu'il s'agisse d'un homme mûr ami du père, vaguement apeuré, qui doit être tiré du lit, encore tout dépenaillé, le bonnet sur les yeux, pour être amené sur les lieux du combat ; ou d'un jeune homme choisi par le père, et si fadement coquet qu'il ne sait être brave sans avoir mis son plumet ; en fin de compte, le personnage a quelque chose de peu glorieux, et a intérêt à ne pas arriver à temps sur les lieux. En plus de ne rien risquer, il obtient la sacralisation de la parole du père défunt, que sa fille entreprenait peut-être de faire reprendre.
Cette thèse, qu'il faut bien reconnaître comme un brin psychologisante, va à l'encontre de la source du Burlador de Tirso de Molina, où, au contraire, Octavio était attendu par Isabelle (la première moitié d'Anna, celle qui est surprise par la nuit et non la fille du Commandeur). Et Don Juan, l'ayant appris, ou jouant sa chance, est d'abord pris pour ce promis un peu pressé, comme le rappelle également Anna chez Da Ponte (le récit qui précède Or sai chi l'onore).
Pourtant, rien à faire, la vaillance et la droiture d'Ottavio, maladresse du dramaturge ou trait distinctif de ce drame-là, on ne parvient pas bien à s'en convaincre, romantisme ou pas.
La version Harding, très sèche et rapide, qui exalte de façon assez inouïe les rythmes écrits par Mozart. (Peter Mattei en Don Giovanni, Gilles Cachemaille en Leporello, Gudjon Oskarsson en Commandeur ; Mahler Chamber Orchestra.)
Dans la version donnée par Yves Abel à Wexford en 1993, la filiation a été poussée jusqu'à reproduire le même type de cri traditionnel au moment où Don Juan serre la même du Convive de pierre. (On entend ici, en plus de la musique d'Hérold, Mary Mills et John Daniecki.)
La parenté est frappante non seulement par la thématique, mais aussi par la structure (le défi lancé à la statue qui finalement vient prendre la proie en vertu des pactes inconséquents qu'elle a contracté avec l'au-delà). Ici, évidemment, l'intrigue à sauvetage fait que l'intervention de la statue représente plus un dénouement forcé de vaudeville. Il faut dire qu'on a plaisamment échappé à une reconnaissance à la croix de ma mère, lorsqu'Alphonse de Monza, frère du mutin, s'aperçoit de ce qu'il s'agit de son frère. Le librettiste Mélesville s'amuse à repousser immédiatement cette solution pour un lieto fine anticipé, et convoque le spectaculaire et le merveilleux pour faire disparaître cette autre figure de Don Juan, transgressant tous les devoirs sacrés, se moquant des pactes - et diablement moins sympathique que son modèle.
Musicalement, mêmes paroxysmes, à ceci près que tout est condensé, et que la mort survient en un instant - il s'agit d'un divertissement, et les questions de la repentance et du salut n'y trouvent pas vraiment leur place. Le caractère moralisateur de l'opéra-comique de Favart s'est largement estompé, et n'en reste plus que l'esprit bon enfant.
Deux ans après la fameuse Querelle des Giocosi sur la nature bouffe de Don Giovanni, une année après nos circonvolutions non plus sur Ottavio, mais sur les coupures et choix de versions dans Don Giovanni, il reste encore de quoi s'occuper.
Voilà fort longtemps que je me demande, en vain, pourquoi, alors que n'importe quel non puriste wagnérien hurlerait à bon droit si on coupait encore dans le duo Siegfried-Wotan ou dans les monologues de Gurnemanz, on continue à couper impunément Richard Strauss. Parmi d'autres.
La mode est aux archi-intégrales. On vend Mozart en entier (ou presque). On réalise de nombreuses intégrales Bach, mais aussi celles de compositeurs moins prestigieux, pour lesquels on espère que le fantasme d'exhaustivité incitera plus à la curiosité que de simples anthologies. On republie même des pasticcios vivaldiens pas très vivaldiens, comme le Montezuma putatif proposé par Malgoire, comme le Bajazet contenant de nombreux morceaux "volés" à d'autres compositeurs.
Et pourtant, certains répertoires demeurent inexplicablement coupés. Sans que grand monde s'en émeuve.
Cette année (250 ans de naissance, c'était ça ou Joseph Martin Kraus et Marin Marais), tout le monde va vouloir parler de Mozart , alors forcément, comme tout le monde n'est pas forcément très au fait du sujet, il va y avoir des choses amusantes.
A la suite de mon interrogation sur Salieri qui serait, selon les sources d'Isabelle Duquesnoy "l'ami exclusivement de la musique", j'en ai demandé raison à qui de droit.
La réponse la plus développée est donnée par une spécialiste de Nancy Storace dont la crédibilité ne fait pas débat. L'incohérence dépasse de très loin celle du classement de Salieri parmi les Piccinistes. Tout dans cette phrase, jusqu'aux costumes, est inexact, erronné ou fanstasmé !
Mézaïeux, voilà à quoi ça mène, d'écouter France Culture !
Si on voulait montrer qu'on était pour Salieri, on mettait des boutons décorés de notes de musique sur son habit, déclarait en substance Isabelle Duquesnoy sur France Culture - qui venait de vanter l'atmosphère romantique (sic) de la Vienne mozartienne.
J'ai cru y voir une allusion à la prolongation de la Querelle des Bouffons. Mais ce clivage existe-t-il réellement entre Salieri et Mozart ? Pas à ma connaissance, mais je compte sur des éclairages avisés que je m'en vais glaner de ce pas.
J'avoue en outre que je suis très perplexe sur cette classification de Salieri comme homme de la musique. Au contraire, si je devais effectuer une classification, je mettrais sans hésiter Mozart du côté de la musique pure, et Salieri du côté du service du texte. Mozart n'a jamais eu son sens de la prosodie ni, manifestement, son talent et son goût pour les récitatifs. Même dans le cas de la musique instrumentale, Salieri semble plus obéir à une réflexion préalable qu'aux lois de la musique - par rapport à Mozart - comme dans ses épatantes Variations sur la Follia d'Espagne.
Je serais ravi de recueillir des avis sur le sujet, d'autant plus que le lynchage de l'Europa Riconosciuta m'a laissé perplexe, tant les qualités de cette oeuvre réputée bâclée sont réelles.
David - zolastique
P.S. : Pour lire quelques réactions (dont les miennes) sur l' Europa Riconosciuta à Milan. (lien expiré)
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