À l'église des Billettes, vendredi, l'emblématique Rolf Lislevand et deux luthistes accomplis qui furent ses élèves (Thor Harald Johnsen et Ulrik Gaston Larsen) donnaient un programme Sanz, Murcia, Corbetta, Gianoncelli, Foscarini, Granata, Carbonchi, Kapsberger et Piccinini pour trois gratteurs — ce qu'on entend excessivement rarement au concert, la norme étant fixée à un ou deux.
Les deux premières pièces du programme : Paradetas de Gaspar Sanz (trois guitares baroques simultanément) et ''Folias'' de Francesco Corbetta.
Très beau concert par de grands spécialistes, bien sûr, où planaient évidemment les deux grands espagnols (Paradetas de Gaspar Sanz, Tarentellas de Santiago de Murcia), mais où l'on pouvait aussi entendre de très belles pièces de Bernardo Gianoncelli et Gian Paolo Foscarini, dont la Passacaglia per varie lettere, de 1640, serait le premier exemple de modulation expressive — et, de fait, elles sont un peu sauvages, d'une reprise à l'autre, un peu comme l'on hausse d'un ton la reprise d'un refrain dans la variété (ou comme, pour prendre un exemple plus académique, Puccini le fait au début de son Gloria).
Les pièces étaient jouées par groupes de deux à quatre, reliées par des ponts (souvent par Thor Harald Johnsen à la chitarra battutente), formant de petits événements autonomes où valsent les différents instruments.
Car, pour trois instrumentistes, pas moins de sept instruments : trois guitares baroques, une chitarra battutente (14 cordes réparties sur 5 chœurs, dont 2 triples chœurs !), deux chitarroni (l'un à 8 chœurs simples + 6 à vide, l'autre à 12+6), un colachon (que j'étais bien content de pouvoir enfin entendre en personne, excessivement rare en concert !).
Ayant pu les observer de près, ce sera l'occasion d'enrichir et préciser la notule qui vous présente déjà un certain nombre de ces objets.
De gauche à droite : guitare baroque, chitarra battutente, chitarrone, guitare baroque, chitarrone, colascione, guitare baroque.
Crédit photographique : Chris, tous droits réservés.
Les meilleurs moments sont bien sûr ceux comportant plusieurs guitares baroques, avec le son brillant et la résonance intense des médiums (à cause de l'accord rentrant et des doubles cordes des chœurs, qui font tout résonner dans la même zone médium à l'intérieur de la portée de clef de sol) qui les caractérise. Le jeu rasgueado (gratté au lieu de jouer à la corde), très percussif (et souvent accompagné de coups, volontaires ou corollaires, selon les cas, sur la caisse) peut être particulièrement jubilatoire, et cette soirée ne fait pas exception.
La chaconne est une objet de fascination assez répandu chez les mélomanes, des plus ingénus aux plus aguerris. Notre mission : essayer de toucher du doigt pourquoi. Et au passage organiser une petite visite guidée du genre.
La Chaconne, parfum d'ivresse et d'interdit.
1. Naissance de la chaconne et de la passacaille
Les origines folkloriques nous apprennent assez peu de ces danses : la passacaille provient de passacalle, parce que les marins espagnols de la fin du XVIe siècle se seraient échangés à quai des motifs obstinés qu'ils chantaient pendant le travail. Plus intéressant, la chaconne, originaire du Nouveau Monde, existe à la même époque en Espagne sous forme de danse suggestive, parodique et vive.
Ce n'est qu'à partir du début du XVIIe qu'on trouve les premières traces écrites… en Italie. Et c'est donc à partir de là que l'aventure peut commencer pour nous.
Ces danses appartiennent à la famille des pièces à ostinato (fondées sur la répétition obstinée d'une même cellule, d'un même thème, d'une même harmonie, etc.). Dans la musique du XVIe siècle, la voix la plus importante était celle du ténor (sur quatre lignes mélodiques, la deuxième en partant du grave), qui assurait par conséquent ces motifs mélodiques cycliques. Progressivement, c'est la basse qui prend ce rôle — ce qui coïncide grossièrement avec la bascule vers le baroque, la basse chiffrée, la déclamation monodique… et l'apparition de nos deux danses dans le répertoire écrit / savant.
2. Qu'est-ce que la chaconne ou la passacaille ?
Pour commencer, comme tous les bons auteurs, je ne vais pas les différencier (cette question arrive juste après).
Version courte (sans les chants) de la Passacaille de l'acte V d'Armide, à laquelle nous allons nous intéresser. Les Talens Lyriques sont menés par Christophe Rousset, lors d'un concert à Versailles.
N.B. : Les commentaires et les extraits sont en principe suffisants pour sentir ce qui se passe, même si vous ne lisez pas la musique. Si ce n'est pas le cas, réclamez, on retravaillera ça.
a) La mesure
¶ Ce sont des danses à trois temps, modérées et majestueuses. On les rapproche souvent de la sarabande, la danse très lente, incontournable au milieu des ballets et suites instrumentales, dont le deuxième temps est accentué.
¶ Leurs accentuations sont particulières : le premier temps est l'appui naturel du début de la mesure, mais le deuxième temps est accentué (difficile de dire, donc, lequel est le plus fort), et le troisième présente une forte levée qui donnent l'impression d'une aspiration vers la suite. Fait rare dans une danse, chaque temps est donc assez fortement caractérisé, ce qui participe sans doute de leur charme un peu incantatoire.
Voici une seule mesure de la célèbre Passacaille d'''Armide'' de Lully (Christie & Arts Florissants chez Erato). On entend très nettement l'appui sur le premier temps, puis le deuxième temps qui est allongé (note pointée faisant foi) sur le troisième (la ''levée'', qui se termine par une note courte qui lance la mesure suivante).
b) La récurrence
¶ Elle se fonde sur une basse obstinée, en général sur une quantité fixe de mesures (parfois avec des effets de symétrie du type 4 mesures + 4 mesures, comme dans les thèmes classiques de forme question-réponse).
Elle peut être littéralement obstinée et conserver en permanence le même mouvement mélodique (les ciaccone de Rossi ou Merula, le Canon de Pachelbel, la deuxième des Stances du Cid par Charpentier) ou utiliser simplement les mêmes proportions harmoniques (1 temps en do, 2 temps en ré, 1 temps en sol…) et faire circuler le thème de la basse (qui n'est jamais un thème principal de toute façon, il existe d'autres mélodies dominantes simulaténement) dans les autres pupitres, ou même soumettre la basse elle-même à des formes de variations.
Et on voit que les harmonies indiquées par le chiffrage ne changent pas.
¶ Chaque reprise se caractérise par des variations, faisant intervenir d'autres mélodies possibles, d'autres constructions rythmiques, d'autres instruments (flûtes en trio chez les Français, par exemple), parfois des changements d'harmonie sur la même basse.
Quelques variations dans la même passacaille :
D'abord trois flûtes. On voit que la ligne de taille (la troisième) qui sert de soubassement ne tient pas les mêmes notes que la basse, et l'harmonie n'est pas toujours exactement équivalente (en violet).
Vous remarquez également que la découpe des phrases (qui débutent ou finissent sur un premier temps, en rouge) ne correspond pas avec l'accentuation, souvent plutôt sur le deuxième temps.
Ensuite une section plus vive, où les valeurs se dédoublent. La basse est en réalité la même (on ajoute seulement des notes répétées pour donner une attraction supplémentaire sur le premier temps).
Puis on échappe à la basse obstinée : elle est remplacée par des harmonies équivalentes (ici, des arpèges tempêtueux), mais son mouvement mélodique disparaît. Il y a même des modifications harmoniques (en violet) par rapport au thème d'origine – on est globalement dans les mêmes fonctions et effets, mais les accords ne sont pas les mêmes à strictement parler.
À la haute-contre de violon (en vert), on voit le début d'un mouvement chromatique (glissement par demi-ton), très apprécié pour donner de la couleur à ce type de pièce. Il continue à circuler et investit la basse obstinée en en modifiant l'harmonie :
C'est en réalité la même basse, mais le premier temps est attaqué un demi-ton plus haut que dans la progression originale, altérant l'harmonie par une sorte de coquette discordance.
c) Les bizarreries
¶ Dans beaucoup de cas, la logique des phrases musicales ne coïncide pas avec la mesure à trois temps, et l'accent principal change de place, en particulier à la basse. C'est une part du charme insaisissable de cette danse, à la fois très incantatoire grâce à ses temps tous importants, et un peu retorse, avec ses appuis qui se déplacent.
Cette fois, c'est la chaconne de Roland, par Rousset et les Talens Lyriques :
En bleu, la basse traditionnelle de chaconne, qui plonge sur le deuxième temps ; en vert, une basse plus « naturelle », qui plonge sur la levée du troisième temps, juste avant la résolution sur le temps fort. (j'ai par erreur inversé les couleurs sur la seconde ligne) À ce moment-là, les appuis de la mélodie ne changent pas. Cette hésitation entre les temps principaux est assez caractéristique de la chaconne – ici, les appuis vont jusqu'à se contredire au sein de la même phrase musicale !
¶ Il existe aussi des chaconnes à quatre temps (voire plus étranges encore, comme cette chaconne de Purcell à deux temps, en 6/4). Certaines ressemblent réellement à un rythme de chaconne, mais avec un premier temps doublé (ou un troisième temps faible : les deux premiers temps sont accentués), comme celle des Vêpres du Stellario de Palerme de Rubino (pour le « Lauda Jerusalem »). D'autres sont plutôt des chaconnes théoriques, dont le rythme et la basse importent peu : ce sont surtout de grandes variations sur un canevas harmoniques et plus ou moins mélodique, destinées à être dansées (comme la chaconne finale de Daphnis & Chloé de Boismortier, où l'on retrouve tous les ornements ordinaires aux variations de chaconne, sans que la parenté dansée soit évidente du tout avec ses cousines). Dans ce dernier cas, on ouvre la voie au futur plus théorique et savant de la chaconne postromantique et « moderne », où la danse a complètement disparu au profit de la sophistication du système de variations.
Tout cela concerne essentiellement la passacaille & la chaconne des origines. Celles qui se développent au XIXe et au XXe siècles ne répondent qu'à une partie de ces caractéristiques, on en parlera en temps voulu.
3. Pour récapituler sans la surcharge visuelle :
a) La mesure
¶ Ce sont des danses à trois temps, modérées et majestueuses. On les rapproche souvent de la sarabande, la danse très lente, incontournable au milieu des ballets et suites instrumentales, dont le deuxième temps est accentué.
¶ Leurs accentuations sont particulières : le premier temps est l'appui naturel du début de la mesure, mais le deuxième temps est accentué (difficile de dire, donc, lequel est le plus fort), et le troisième présente une forte levée qui donnent l'impression d'une aspiration vers la suite. Fait rare dans une danse, chaque temps est donc assez fortement caractérisé, ce qui participe sans doute de leur charme un peu incantatoire.
b) La récurrence
¶ Elle se fonde sur une basse obstinée.
Elle peut être littéralement obstinée et conserver en permanence le même mouvement mélodique (les ciaccone de Rossi ou Merula, le Canon de Pachelbel, la deuxième des Stances du Cid par Charpentier) ou utiliser simplement les mêmes proportions harmoniques (1 temps en do, 2 temps en ré, 1 temps en sol…) et faire circuler le thème de la basse (qui n'est jamais un thème principal de toute façon, il existe d'autres mélodies dominantes simulaténement) dans les autres pupitres, ou même soumettre la basse elle-même à des formes de variations.
¶ Chaque reprise se caractérise par des variations, faisant intervenir d'autres mélodies possibles, d'autres constructions rythmiques, d'autres instruments (flûtes en trio chez les Français, par exemple), parfois des changements d'harmonie sur la même basse.
c) Les bizarreries
¶ Dans beaucoup de cas, la logique des phrases musicales ne coïncide pas avec la mesure à trois temps, et l'accent principal change de place, en particulier à la basse. C'est une part du charme insaisissable de cette danse, à la fois très incantatoire grâce à ses temps tous importants, et un peu retorse, avec ses appuis qui se déplacent.
¶ Il existe aussi des chaconnes à quatre temps (voire plus étranges encore, comme cette chaconne de Purcell à deux temps, en 6/4). Certaines ressemblent réellement à un rythme de chaconne, mais avec un premier temps doublé (ou un troisième temps faible : les deux premiers temps sont accentués), comme celle des Vêpres du Stellario de Palerme de Rubino. D'autres sont plutôt des chaconnes théoriques, dont le rythme et la basse importent peu : ce sont surtout de grandes variations sur un canevas harmoniques et plus ou moins mélodique, destinées à être dansées (comme la chaconne finale de Daphnis & Chloé de Boismortier, où l'on retrouve tous les ornements ordinaires aux variations de chaconne, sans que la parenté dansée soit évidente du tout avec ses cousines). Dans ce dernier cas, on ouvre la voie au futur plus théorique et savant de la chaconne postromantique et « moderne », où la danse a complètement disparu au profit de la sophistication du système de variations.
Tout cela concerne essentiellement la passacaille & la chaconne des origines. Celles qui se développent au XIXe et au XXe siècles ne répondent qu'à une partie de ces caractéristiques, on en parlera en temps voulu.
4. Mais quelle est la différence, en réalité ?
Tout amateur de chaconne s'est immanquablement posé la question : mais quelle est la différence, à la fin, avec la passacaille ?
Les ouvrages savants nous disent généralement que c'est plus ou moins la même chose, voire que ce n'est pas très clair. Alors, en quoi cela diffère-t-il ? Je crains de devoir vous décevoir, mais j'essaie tout de même de remplir ma mission.
=> D'abord par son origine : chant polyphonique modéré pour la passacaille, danse exotique rapide pour la chaconne. Les deux ont effectivement fini par fusionner complètement.
=> Ensuite, on peut aller regarder chez les auteurs du temps, qui ressentaient de plus près la nuance : de Loulié (1696), Brossard (1703), L'Affilard (1705), Mattheson (1739), Choquel (1759), Quantz (1752), Rousseau (1768) ont tous leur avis sur la question. Mais ils écrivent déjà à une époque où les deux genres ont profondément fusionné, si bien qu'ils sont assez fortement contradictoires entre eux.
Il ressort de tout cela qu'on définit en général une passacaille comme plutôt lente, souvent en mineur, et fondée sur une basse obstinée ; tandis que la chaconne est plus vive, en majeur, et suit plutôt un schéma harmonique qu'une ligne de basse immuable. Mais un nombre conséquent d'auteurs, tout en conservant les mêmes critères, les attribue à l'envers, qui plutôt sur le tempo, qui plutôt sur le mode, etc.
À partir du XIXe siècle, il y a fort à parier que les définitions soient très influencées par la distinction entre la Passacaille BWV 582 et la Chaconne de la Seconde Partita pour violon BWV 1004 de Bach, devenues les principales références, donc largement fondées sur des cas d'espèce vus pendant les études des théoriciens, et pas forcément représentatifs.
Par ailleurs, ces éléments, quoique intéressants, ne résistent pas à l'observation du répertoire : clairement, beaucoup de compositeurs ne font pas la différence, et proposent parfois eux-mêmes les deux titres pour la même pièce (c'est par exemple le cas chez Couperin).
Il existe d'autres danses comparables, qu'on peut assimiler à ces deux-là : le ground anglais en particulier, qui au XVIIe siècle, repose sur les mêmes principes — témoin la « passacaille » finale de Dido and Aeneas de Purcell, expression vocale sur une basse obstinée. La fameuse Follia (qui est un thème fixe, comme la Romanesca, le Passamezzo ou le Ruggiero, au XVIe siècle) procède des mêmes règles, en insistant plutôt, à l'ère baroque et au delà, sur l'enchaînement harmonique que sur la ligne de basse (peu distinctive).
5. Que faire de ces informations ?
À partir de maintenant, on parlera donc indifféremment de passacaille ou de chaconne, en adoptant la terminologie désignée par le compositeur. On peut privilégier la passacaille lorsqu'il est question de tonalité mineure (elles le sont souvent, même s'il existe beaucoup de chaconnes en mineur) ou que le tempo est lent (eu égard à l'origine vive de la chaconne, et à quelques indications de tempo disséminées dans les ouvrages), parce qu'on trouvera peu de passacailles en majeur ni surtout rapides, mais cela ne prive pas les chaconnes, plus nombreuses, de leur emprunter ces caractéristiques.
D'une manière générale, leur spectre étant plus large et leur nombre plus grand, chaconne est souvent employé comme terme générique pour passacaille ou chaconne, et c'était déjà plus ou moins mon usage, que cette petite enquête m'engage à maintenir.
6. Pourquoi est-ce si bien ?
On a déjà esquissé quelques pistes en §2, mais on va revenir avec une observation plus précise.
Le monde musical bruisse d'une nouvelle exaltante : on a enfin reconstruit un (autre) instrument inventé par Léonard de Vinci lui-même. Plus encore, ce travail n'avait jamais été mené à bien par son créateur ni par personne d'autre.
Le matériau relayé par les sites d'information (essentiellement la reprise des dépêches d'agence) étant un peu allusif, l'envie prend de regarder l'objet de plus près. (Extraits sonores plus bas.)
1. Le pitch
Dans le Codex Atlanticus de Leonardo da Vinci, le plus vaste recueil de l'auteur, on trouve quantité d'esquisses sur des sujets incroyablement divers, dont les plus célèbres concernent les machines de vol ou de guerre, mais qui contient également des recherches mathématiques ou botaniques, notamment. Et aussi des projets d'instruments de musique.
La légende prête déjà à notre bon génie l'invention du violon en collaboration avec un luthier de son temps. Il faut dire que la concordance des dates est assez bonne : Vinci meurt au moment (1519) où les premiers protoypes de violon européen apparaissent. Le potentiel premier violon d'Amati, qu'on suppose fait en 1555, n'était pas forcément le premier : Montichiaro, dalla Corna, de' Machetti Linarol, de' Micheli, Fussen sont aussi sur les rangs, et certains proposent même de confier le rôle de père du premier violon à Gasparo da Salò, donc à une date plus tardive (né en 1542). Quoi qu'il en soit, ce premier violon avait été précédé, dès les années 1510, de nombreuses autres tentatives mêlant déjà rebec, vièle à archet et lira da braccio (parente des violes, mais dont la caisse approche déjà grandement de la forme du violon), par exemple des violette (pluriel de violetta, « petite viole ») à trois cordes, ou encore les lire (pluriel de ''lira) vénitiennes.
On peut supposer que la grande manœuvrabilité du violon, ses possibilités techniques, son son éclatant lui ont permis de s'imposer sans partage – ainsi que, sans doute, des contingences plus matérielles et des jeux d'influence : une fois tous les grands interprètes convertis au violon, on aurait beau avoir eu de meilleurs instruments, ce n'aurait rien changé.
Toujours est-il que la postérité richissime de l'instrument fait naître un besoin d'origines qu'on puisse nommer et célébrer ; Vinci était le client parfait, dans sa fin de vie, pour en être le parrain, une sorte de legs ultime, agréablement concordant avec son génie visionnaire. Nous n'en avons évidemment aucune preuve.
Mais cet instrument-ci, nommé viola organista, existe bel et bien dans les feuillets du Codex Atlanticus (et quelques-uns du Second Codex de Madrid), avec diverses études mécaniques préparatoires en forme de croquis isolés, qui détaillent des fragments de la mécanique. Pas suffisant pour construire un instrument complet, mais assez pour lancer un projet.
Son facteur, Sławomir Zubrzycki (un pianiste soliste également versé dans d'autres aventures instrumentales, comme l'usage extensif du clavicorde) ne dit pas autre chose :
En plus de ce qu'il évoque, il existe quelques détails épars sur certains mécanismes de l'instrument :
2. La polémique
En réalité, Sławomir Zubrzycki (prononcez : « Souavomir Zoubjétski ») a surtout réalisé un superbe exemplaire, en joue très bien, et l'a admirablement vendu, avec sa réunion semi-publique (petite salle forcément favorable, mais belle prise vidéo), en forme de dévoilement d'une preuve nouvelle du génie de Vinci – jouer du violoncelle avec un clavier !
En revanche, ce n'est absolument pas le premier exemplaire. Au vingtième siècle, plusieurs tentatives de reconstruction ont eu lieu, en particulier celles d'Akio Obuchi (quatre tentatives depuis 1993 !). La version d'Obuchi n'a clairement pas la même séduction sonore, l'instrument est encore très rugueux et geignard, et mérite sans doute beaucoup d'ajustements pour être audible en concert.
On y entend toutefois avec netteté la possibilité de jouer du vibrato sur le clavier, selon la profondeur d'enfoncement de la touche, ce que ne montrent pas les extraits captés de Zubrzynski (mais son instrument le peut).
Plus profondes, plusieurs objections musicologiques ont surgi, car la réalisation de Zubrzycki évoque un instrument tout à fait documenté, et qui a existé en plusieurs exemplaires : le Geigenwerk (peu ou prou l'équivalent de « simili-violon » ou « le machin qui fait crin-crin », la notion péjorative en moins), inventé en 1575 par un organiste de Nuremberg (Hans Heiden/Heyden) et construit au moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Cet instrument était une alternative au clavecin avec un son qui pouvait être soutenu indéfiniment (comme l'orgue) et la possibilité de vibrato.
Le Geigenwerk, tel qu'apparaissant dans le deuxième volume de l'incontournable recueil Syntagma musicum de Michael Praetorius (1619). Référence et source d'inspiration inépuisable pour la facture d'instruments anciens, Zubrzycki inclus.
Ainsi, plusieurs musicologues ont objecté que Zubrzycki aurait en fait construit une version nouvelle du Geigenwerk, entreprise pas beaucoup plus méritoire que copier un clavecin historique comme le font couramment les facteurs, et en tout cas fort distante de la prouesse de co-inventer un instrument ébauché par Vinci.
Le seul Geigenwerk historique qui subsiste est un modèle de 1625 de Raymundo Truchado, conservé au MIM (Musée des Instruments de Musique) de Bruxelles ; il était vraisemblablement prévu pour des enfants à la Cour d'Espagne, et en plus de son assise très basse, il est, contrairement à l'original de Haiden, mû par une manivelle à l'arrière d'un instrument – ainsi que les grandes orgues d'autrefois, il fallait donc être plusieurs pour pouvoir jouer l'instrument.
Cet instrument n'est plus jouable (complètement muet), aussi l'on se représente assez mal à quoi pouvait ressembler le son, en dehors de descriptions forcément très évasives (lorsqu'on voit les écarts entre les critiques faites par des musicologues d'aujourd'hui beaucoup plus aguerris, et la réalité...). Une immense part du vocabulaire de la critique musicale réside dans des métaphores visuelles (aspects, couleurs... « son pointu », « voix blanche », « couleurs chaudes »...), et contient donc une très large part de subjectivité, chez celui qui écrit comme chez celui qui lit.
Bref, spécificités techniques exceptées, il est difficile de dire ce qui ressemble à quoi et qu'il aurait fallu faire.
Par ailleurs, Sławomir Zubrzycki ne nie absolument pas cette filiation, et laisse au contraire dans ses écrits une trace assez précise des éléments manquants chez Vinci (un projet global et des détails de mécanique, pas de manuel complet), des réalisations ultérieures. Il mentionne ainsi les avantages techniques qu'il emprunte au Geigenwerk ; également la présence au XIXe siècle du Claviolin (surnommé « piano bossu » par son facteur, à cause de l'emplacement des cordes autour des roues) du père Jan Jarmusiewicz (musicien, facteur, théoricien et même peintre) à l'origine de ses recherches, dont il ne reste aucun exemplaire ; et même les expériences de l'autre constructeur vivant (Obuchi, audible ci-dessus), dont il salue la recherche autonome mais relève l'absence d'adaptation au concert.
Certes, la presse internationale ne mentionne pas ces étapes (manque de place, et il n'est pas son intérêt de relativiser ses nouvelles), mais les commentaires laissant planer le doute sur l'honnêteté intellectuelle de Zubrzynski n'ont guère de fondement : il fournit lui-même tous les éléments utiles à la remise en perspective de son instrument.
Par ailleurs, son instrument est réellement le seul exemplaire vraiment jouable qui ait jamais été donné d'entendre à n'importe quel homme vivant aujourd'hui. En cela, l'événement n'est pas factice, Léonard ou non !
Outre les variantes Geigeninstrument ou Geigenclavicymbel pour désigner l'instrument de Heiden, j'aime beaucoup la dénomination astucieuse adoptée par C.P.E. Bach, Bogenklavier (« clavier à archet », l'exacte traduction de l'ambition de l'instrument).
3. L'instrument
Toutes ces discussions sont intéressantes si l'instrument construit est d'un intérêt médiocre : on s'interroge alors sur sa qualité historique.
La tournée internationale du nouveau Jardin des Voix commence dès le 12 de ce mois. Ayant déjà entendu ces artistes, l'occasion de faire un petit point sur l'aventure.
Le bilan des 5 précédentes sessions
Car, au cours des éditions précédentes, Christie a révélé et formé des artistes majeurs : Sonya Yoncheva (2007, soit bien avant qu'elle ne remporte Operalia !), Judith van Wanroij (2005), Blandine Staskiewicz (2002), Xavier Sabata (2005), Andrew Tortise (2005) ou Marc Mauillon (2002) ; mais aussi de très bons artistes désormais en grande activité, comme Amel Brahim-Djelloul (2005), Claire Debono (2005), Christophe Dumaux (2002), Jeffrey Thompson (2002), André Morsch (2005), João Fernandes (2002). D'autres bons chanteurs n'ont pas forcément autant de visibilité, comme Katherine Watson (2009) et Pascal Charbonneau (2007), mais font néanmoins carrière en dehors du giron Christie.
Et aussi quelques artistes dont les talents me paraissent moins évidents, mais qui ont néanmoins pris leur place comme solistes, comme Céline Ricci (2002), Amaya Dominguez (2007) ou Konstantin Wolff (2005).
[Vous pouvez retrouver pour la plupart d'entre eux des commentaires sur CSS, en lançant une recherche depuis la colonne de droite, ou par google avec le syntagme-clef 'carnet sur sol'.]
Néanmoins, j'étais assez préoccupé en regardant l'évolution du recrutement.
En 2002, 9 chanteurs, 6 ont fait de belles carrières, 5 de ceux-là étaient très bons, et 2 exceptionnels.
En 2005, 7 chanteurs, 7 ont fait de belles carrières, 6 chantaient très bien, 3 me paraissent exceptionnels.
En 2007, 10 chanteurs, 3 dont j'ai depuis entendu parler, et parmi ceux-là 2 chantaient très bien (il y avait néanmoins quelques très bons chanteurs parmi les autres), dont 1 exceptionnelle.
En 2009, 6 chanteurs, 2 dont j'ai depuis entendu parler (mais il est vrai que le délai est court), 1 seule dans des premiers rôles (et largement encore sous perfusion Christie).
En 2011, 6 chanteurs, dont 1 seul m'a paru intéressant (sans être exceptionnel non plus).
On voit la chute des chiffres, aussi bien en insertion professionnelle (les choses sont encore trop fraîches en 2011 pour en juger) qu'en qualité artistique. Alors que 2002 et 2005 avaient révélé quantité d'interprètes aux personnalités singulières, à partir de 2009, je n'ai plus guère entendu de chanteurs qui méritaient vraiment l'onction de Christie. Pis, en 2011, j'ai été frappé par la mollesse des attaques et des mots, comme si le travail sur la déclamation, pour lequel Les Arts Flo ont tant fait (véritable construction de personnalités artistiques, souvent), était devenu secondaire.
Toutes choses déjà présentes dans le Prologue d'Atys, et confirmées par les représentations récentes de David et Jonathas de Charpentier à l'Opéra-Comique.
Programme consacré à la musique instrumentale franco-italienne de la première moitié du XVIIIe siècle. Très intéressant, il permettait de mettre en regard plusieurs écritures. D'abord celle des rivaux Guignon (Ghuignone) et Leclair, les deux de formation italienne. Leur italianisme s'entend de façon très différente. Chez Guignon, le style virtuose évoque plutôt le naturel Vivaldi et son badinage, tandis que les lignes mélodiques beaucoup plus accidentées et les expérimentations harmoniques de Leclair (surtout dans son IIIe Livre de 1733) évoquent l'italianisme au sens savant du terme, tel qu'on l'employait en France pour caractériser les influences ultramontaines.
En regard de ces sonates pour violon et basse continue, les pièces pour clavecin solo de Forqueray qui évoquent ces deux musiciens.
A l'ensemble s'ajoutait une Sonate pour violoncelle et basse continue de Geminiani (Op.5, 1746), la pièce la généreuse mélodiquement et la plus aboutie sur le plan de la poussée permanente du discours musical.
L'intérêt de la soirée était aussi, et peut-être avant tout, d'entendre les meilleurs interprètes possibles servir cette musique :
Le cas d'Israel in Egypt est complexe. Sa composition intervient à un moment de crise dans les institutions musicales (fermeture du Nobility Opera, rival du King's Theatre), et il existe plusieurs états de la partition, réalisés de façon déjà un peu brouillonne par Haendel (quatre jours séparants les deux premières versions !). Pour ajouter à notre désespoir, les interprètes et les éditeurs opèrent leur choix ad libitum dans les versions existantes - déjà trois, voire quatre si on compte l'édition posthume de Randall, la seule utilisée avant les mouvements "musicologiques". Et, bien sûr, ils ne manquent jamais de prétendre qu'ils utilisent la version originale.
On va donc essayer d'y voir un peu plus clair, car il peut manquer jusqu'à la moitié de la musique suivant l'édition qu'on achète...
Pendant votre lecture, écoutez donc une bonne version (ouvrir dans un nouvel onglet).
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1. Genèse
Haendel était suffisamment satisfait de sa musique de circonstance pour la mort de la reine Caroline (1737, The ways of Zion do mourn) pour désirer la réutiliser.
Avec le librettiste de Saul, Charles Jennens, il avait d'abord pensé l'inclure en tant qu'élégie sur la mort de Saul et de Jonathan. Mais ils choisissent finalement de le réserver pour l'oratorio suivant. Au moyen de modifications mineures (The sons of Israel do mourn), toute cette musique funèbre devint la première partie de l'oratorio à venir, et les paroles courtisanes (She deliver'd the poor that cried) furent transposées au masculin (He delivered...) pour dépeindre l'afflication des Hébreux à la mort de Joseph. Toute cette première partie fut ainsi conçue comme The Lamentations of the Israelites for the Death of Joseph.
Les deux parties suivantes sont tirées exclusivement du livre de l'Exode et des Psaumes, d'où cette forme globale très contemplative, sans réelle place pour l'action : les Ecritures ont directement la parole. Il s'agit du même dispositif librettistique que dans le Messie, également en collaboration avec Jennens, mais la version originale d'Israel in Egypt, créée après Saul, ne comportait presque que des choeurs. Aussi le public fut-il décontenancé, tout particulièrement celui amateur d'opéra, qui attendait ses soli, et l'oeuvre connut un échec relatif. Ce qui amena Haendel à commettre plusieurs refontes, diversement heureuses, alors qu'il considérait son oeuvre comme très aboutie.
Israel est l'une des oeuvres à la fois les plus originales (rien que sa forme non-dramatique et ses "tunnels" de choeurs), les plus virtuoses sur le plan de l'écriture (harmonie souple, nombreux fugues et fugatos), et aussi les plus intenses émotionnellement. Les choeurs, moins "faciles" mélodiquement que dans le Messie, vont puiser beaucoup plus loin dans les ressources émotives de l'auditeur.
En ce qui me concerne, je la considère comme au moins aussi aboutie que le Messie - ce dernier disposant de soli beaucoup plus fascinants -, et peut-être davantage.
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2. Nomenclature
Cette volonté de réutilisation de la musique funèbre de Caroline dans son oratorio de 1739, puis l'insuccès de la première ont imposé plusieurs refontes. On peut compter trois versions du vivant de Haendel, et une quatrième posthume.
Version 1, 7 avril 1739.
(Le même soir était créé le concerto pour orgue en fa célèbre sous le titre Le Coucou et le Rossignol.)
Partie I : The Lamentations of the Israelites for the Death of Joseph, tiré de la musique funèbre.
Partie II : Exodus. Haendel avait à l'origine écrit "Partie II d'Exodus", du fait de l' "importation" de la première partie, ce qui fait supposer qu'Exodus était le titre original prévu. Depuis, les différentes éditions ont pris l'habitude de nommer ainsi la deuxième partie.
Partie III : Moses' Song. Chants de louange au Seigneur après avoir échappé à l'armée de Pharaon.
Cette version comportait peu de moments solistes, essentiellement des choeurs.
Version 2, 11 avril 1739.
Afin de complaire au public, même structure, mais coupures de plusieurs choeurs, et ajout de plusieurs airs déjà écrits, trois italiens et un anglais.
Version 3, 1756.
Partie I : Changée. Elle est largement tirée de Solomon et d'autres oeuvres antérieures.
Les airs "étrangers" sont retirés, mais les deux dernières parties demeurent sensiblement proches de ce qu'elles étaient en 1739. (Dans ces nuances doivent se loger pas mal de versions...)
Version 4, 1771 (posthume).
Randall réédite l'oeuvre dans son état de 1756, mais supprime la première partie, puisqu'elle était déjà connue dans Solomon. C'est cet état de la partition qui prévaut jusqu'aux années 70, et même au delà, puisque les "baroqueux", même en revenant à la version de 39, ne restituent pas de première partie. Le premier à le faire (du moins au disque) est Parrott, en 1989 !
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3. Discographie
Pour s'y retrouver, voici les publications discographiques, classées par état de la partition. J'ai fait primer la présence ou pas de première partie sur les détails qui diffèrent dans les deux dernières parties, qui ne rendaient pas le classement possible. Aussi, j'ai tout uniment considéré que ceux qui revendiquaient la version originale de 1739 tout en supprimant le premier tiers de l'oeuvre ne valaient pas mieux que les charcutiers de 1771, avec lesquels il figureront donc.
Au passage, on remarquera la grande absence de chanteurs célèbres, alors qu'il est de coutume, pour des raisons de prestige, de confier le moindre solo (la soprane de la Deuxième de Mahler que personne n'entend, franchement...) à des superstars. Ici, même les chanteurs célèbres ne sont pour la plupart pas des gens immensément renommés, plutôt des spécialistes de l'oratorio anglais ! Et beaucoup de patronymes plutôt anonymes, sans doute issus des choeurs.
A l'occasion de la radiodiffusion du spectacle d'Aix (encore disponible sur le site de France Musique), où les Arts Florissants étaient dirigés par Paul Agnew dans quelques standards de leur répertoire (Médée de Charpentier, Les Indes Galantes) ou des compositeurs familiers (Lully), difficile de ne pas songer au moment assez particulier que nous allons vivre dans les prochains mois : l'inévitable transmission des ensembles baroques.
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1. Aux origines du mouvement
Ce souhait de retour aux instruments d'époque n'était pas neuf : Henri Casadesus écrivait pour la viole d'amour (parfois sous forme de pastiches vendus avec le noms de compositeurs « d'époque » ) dans la première moitié du vingtième siècle, et Paul Hindemith avait pris position, critiqué par Adorno, pour l'usage d'instruments d'époque. Il s'était même mis à travailler le cornet pour son propre compte.
Jusqu'alors, on jouait de loin en loin les pièces baroques (Monteverdi et Haendel, mais aussi quelquefois Lully, Charpentier ou Rameau), mais avec une esthétique romantique : les harmonisations piano ne respectaient pas les chiffrages du compositeur (j'en montrerai des exemples à l'occasion d'une autre notule) et abusaient des octaves à la main gauche, conçus pour renforcer la résonance du piano - le peu d'usage d'appoggiatures et retards dans ces réalisations rendait un son harmoniquement très dur et pauvre. Et les tempi étaient ceux, même pour les sections rapides, de cantilènes uniformément lentes, une vision hiératique qui tenait d'une sorte de fantasme sur la noblesse d'une Antiquité retrouvée - pourtant aux antipodes de ce que le principe du recitar cantando et de ses divers avatars peuvent laisser supposer.
On considérait cette musique comme le fruit d'une sorte d'époque d'apprentissage imparfaite, et on la différenciait mal, il faut dire, des nombreux pastiches (Arie Antiche) mal écrits et censés imiter ce style - en n'imitant finalement que le caractère erroné qu'on lui donnait (il serait bien difficile rendre intéressants ces arie antiche, même avec instruments d'époque).
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2. Le Compositeur et le Comte
Le souhait de Hindemith peine à se réaliser : à son retour en Europe, en 1953, il prépare une production de L'Orfeo de Monteverdi pour les Wiener Festwochen, comme il avait fait en 1944 pour Yale où il enseignait. Mais sa restitution devra pour la première fois s'appuyer sur les données visuelles et sonores d'époque. Ce n'est pas trop compliqué pour les décors, mais il peine à trouver les instrumentistes et même les instruments, surtout les plus volumineux (organo di legno, régale...). C'est alors que se produit l'étincelle : dans l'orchestre de la radio viennoise (les Wiener Symphoniker), l'intendant du Konzerthaus lui signale un jeune violoncelliste au passe-temps bizarre. Avec son épouse, il a fondé un ensemble, qui n'a même pas encore de nom, et dont l'occupation est de travailler le répertoire ancien sur ces instruments qui ne sont plus joués.
La rencontre entre les deux se solde par un marché : on prêtera à Hindemith tous les instruments de la nomenclature de L'Orfeo... mais le violoncelliste sera de la partie. Hindemith n'apprécie pas cependant la verdeur du résultat, et renvoie une grande partie de l'effectif, remplaçant immédiatement les cornettistes par des cors anglais, jugeant l'improvisation des continuistes trop fantaisistes... en tant que chef d'expérience (et compositeur soucieux d'exactitude), il désirait manifestement tout de suite un résultat professionnel. Autant il est assez facile de s'adapter à une nouvelle sorte d'orgue, autant souffler correctement dans des tubes dont la facture et la technique d'usage laissent encore à désirer demande du temps.
Du haut de ses vingt-quatre ans, le pourvoyeur d'instruments fulmine sans doute à la vue de l'anéantissement de ses préparatifs, mais l'enthousiasme de la découverte de Monteverdi pour lui - et la sagesse de la prévision des retombées pour son ensemble - l'emportent.
Ceux qui ont entendu cette soirée de 1954 ne peuvent qu'être frappés par la nouveauté étonnante, même pour aujourd'hui : les couleurs instrumentales sont totalement neuves (et assez maîtrisées), le tempo global assez vif, et si les récitatifs sont vivants, les ensembles sont réellement virevoltants, avec beaucoup de rebond. Les chanteurs, eux, utilisent des voix un peu lourdes et pas très gracieuses, sans doute décontenancés par les tessitures très basses ; peu importe, l'intérêt est ailleurs les instrumentistes se montrent non seulement très engagés... mais remarquablement justes (sauf les orgues, mal harmonisés). Même les choeurs brident leur vibrato de jolie façon.
Ces qualités de couleur, de danse, d'allant se rapprochent assez fort de ce qu'accomplira notre violoncellistes - qui n'est rien de moins que le comte de La Fontaine, passé à la postérité sous l'un de ses autres patronymes, Harnoncourt.
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3. Le temps des chefs d'ensemble
L'explosion internationale se produit, comme chacun sait, avec le studio d'Harnoncourt pour la même oeuvre, enregistré au Casino Zögernitz de Vienne, à la fin de l'année 1968. Ce qui le rend si singulier, outre l'enthousiasme perceptible de chaque musicien, le sens de la danse et du drame, l'originalité et la beauté des timbres, le soin extrême de la consonance et du geste déclamatoires... ce qui le rend si singulier, c'est à mon avis la couleur particulière des timbres, car je ne crois pas que personne ait en réalité, même Harnoncourt, rejoué L'Orfeo avec cette « vraie » nomenclature (les parties orchestrées ne sont pas indiquées sur la partition, mais on dispose de la liste des instruments présents à la création).
Et cela, c'est le fruit de quinze ans de perfectionnement technique sur instruments bizarre et de maturation de la conception du chef d'ensemble depuis la soirée avec Hindemith. La qualité des appuis, par exemple, est sans commune mesure, et va fonder toute la tradition de l'accentuation baroque jusqu'à aujourd'hui, ce sens de la danse si singulier.
Je laisse de côté les cas de Claudio Scimone, Jean-François Paillard ou Neville Marriner, qui ont été des chefs d'ensemble investis dans la promotion du répertoire ancien sur petits effectifs (bien que le troisième ait surtout joué les standards), mais leur perspective était totalement différente, et leurs réalisations n'avaient jamais le souci de la restitution, avec l'impression, pour nous depuis le futur, qu'ils sont un peu passés à côté de la cause (surtout pour les deux derniers), en ne remettant finalement rien profondément en cause. Michel Corboz, plus "avancé" dans son approche, n'avait pas d'ensemble approprié, ce qui a limité l'établissement de sa présence.
Car aujourd'hui, même les détracteurs du principe des version "musicologiques" en écoutent les moins défrisantes sans déplaisir, tant la variété de lectures permet de trouver son bonheur là où la littéralité empesée des versions "traditionnelles" ne procure pas les mêmes surprises. [Je le dis d'autant plus volontiers que sur le principe, l'authenticité est un précepte tout à fait douteux, qui n'a réussi que parce qu'il a été mis au service d'imaginations hardies, qui n'en sont pas resté là.]
Eclosent donc les ensembles que nous connaissons aujourd'hui, et qui vivent en autonomie vis-à-vis des orchestres permanents. Susceptibles par définition de changer de forme selon les oeuvres, se "prêtant" les musiciens qui circulent d'un orchestre ou d'un choeur à l'autre... un nouveau monde naît. Et les grands ensembles respectables d'aujourd'hui ont désormais une vénérable histoire :
Concentus Musicus Wien (A. & N. Harnoncourt 1953)
La Grande Ecurie et la Chambre du Roy (Malgoire 1966)
Early Music Consort (Hogwood & Munrow 1967)
Collegium Vocale Gent (Herreweghe 1970)
La Petite Bande (Kuijken 1972 - fondée pour le Bourgeois Gentilhomme par Leonhardt)
Academy of Ancient Music (Hogwood 1973, succession Egarr 2006)
The English Concert (Pinnock 1973, succession Bicket 2007)
Taverner Consort and Players (Parrott 1973, puis direction Holloway, et ?)
Musica Antiqua Köln (Goebel 1973)
La Chapelle Royale (Herreweghe 1977)
London Classical Players (Norrington 1978)
English Baroque Soloists (Gardiner 1979)
Amsterdam Baroque Orchestra (Koopman 1979)
Les Arts Florissants (Christie 1979)
The Sixteen (Christophers 1979)
Tafelmusik Baroque Orchestra (Solway & Graves 1979 - dir. Lamon depuis 1981)
The Hanover Band (Caroline Brown 1980 - dir. par chefs invités)
The King's Consort (King 1980)
Rondò Veneziano (Reverberi 1980)
L'Orchestre du XVIIIe siècle (Brüggen 1981)
Gabrieli Consort and Players (McCreesh 1982)
Les Musiciens du Louvre (Minkowski 1982)
Accademia Bizantina (1983 - dir. Dantone & Montanari depuis 1996)
New London Consort (Pickett - 1985 ou un peu plus tôt)
Concerto Köln (sans chef 1985)
Il Giardino Armonico (Pianca & Antonini 1985)
Orchestra of the Age of Enlightenment (sans chef 1986)
Freiburger Barockorchester (sans chef 1987)
Anima Eterna Brugge (Immerseel 1987)
La Simphonie du Marais (Reyne 1987)
Le Concert Spirituel (Niquet 1987)
Das Neue Orchester (Spering 1988)
Europa Galante (Biondi 1989)
I Sonatori della Gioiosa Marca (sans chef - fin années 1980)
Collegium Musicum 90 (Hickox & Standage 1990)
Bach Collegium Japan (Suzuki 1990)
Les Talens Lyriques (Rousset 1991)
Academia Montis Regalis (sans chef 1994 - plus récemment De Marchi chef permanent)
I Barocchisti / Ensemble Vanitas (Fasolis 1995, à partir de l'ancienne Società Cameristica di Lugano fondée par Loehrer qui adorait massacrer le répertoire archaïque, au début des années 50)
Les Agrémens (1995 van Waas depuis 2001)
Orchestre Baroque de Venise (Marcon 1997)
Le Concert d'Astrée (Haïm 2000)
... et quelques autres. Il en manque et je n'ai pas non plus cité les plus récents (dont l'avenir public est incertain), ni les plus petites formations.
Dans cette liste, un seul chef sûrement établi a laissé la main (Pinnock), d'autres ont brillamment rebondi après des périodes où ils incarnaient les has-been à la technique précaire (Malgoire, Kuijken). Il est amusant de noter que l'accomplissement médiatique ou discographique est assez décorrélé de la date de création : Malgoire, Koopman, Pinnock, Gardiner, Biondi, Haïm ont immédiatement été célébrés, alors que Goebel, Reyne ou Niquet ont eu une période d'apprentissage relativement anonyme assez longue...
La plus grande tragédie étant celle de Gian Piero Reverberi, qui n'est plus tout à fait le même depuis qu'il fut électrocuté par une lirone, lors d'une répétition de La Tancia de Francesca Caccini.
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4. La situation actuelle
A quelques très rares exceptions près, comme l'arrivée tardive d'un chef aimé des producteurs (Bruno Weil comme chef invité de Tafelmusik, Ottavio Dantone ou Guy van Waas pour leurs ensembles respectifs), on constate que les choses sont telles qu'elles ont débuté. A part Leonhardt qui est récemment parti (mais était retiré depuis longtemps), King (dont la carrière a été brisée suite à son incarcération, mais qui est toujours présent), Pinnock (qui, lui, s'est arrêté), tous sont là, plus présents que jamais (même Kuijken, du fait des menaces sur son ensemble, de nombreuses rééditions, de ses essais comme chef d'orchestre, etc.).
Presque tous. La transition a débuté en Angleterre : Richard Egarr a succédé en 2006 à Christopher Hogwood, Harry Bicket en 2007 à Trevor Pinnock. Le premier ensemble n'a plus du tout la même place internationale, et concernant le second, il était même considéré comme dépassé dès les années 90. Mais n'ayant pas beaucoup d'occasion de l'entendre ni même de retours, il difficile d'en tirer des conclusions, en fait.
Richard Hickox, lui, est resté jusqu'à son décès en 2008 à la co-direction, avec le violoniste Simon Standage, de Collegium Musicum 90, ensemble surtout célèbre pour ses disques, dont je n'ai plus aucun écho depuis... Pas de site officiel, pas de mentions de concerts... Difficile également de se prononcer sans plus ample information - et à plus forte raison, impossible de parler de l'évolution politique ou musicale de la formation.
Quant à Andrew Parrott, il a tout de bon été s'engager ailleurs (depuis 2000 chez les vénérables London Mozart Players, où son profil fait figure de révolutionnaire, succédant à Jane Glover et Matthias Bamert), ayant cédé la place avant les années 90. Là encore, n'ayant guère de nouvelles de son ensemble (existe-t-il encore ?), comment épiloguer ?
Aucun de ces ensembles, de toute façon, n'était sur le devant de la scène à l'époque de sa succession, cela ne répond donc pas vraiment à notre interrogation initiale.
D'où une vraie question : comment ces ensembles, parfois très collaboratifs, parfois très hiérarchisés, mais dans tous les cas à la fois prestigieux et fragiles, gèreront-ils le retrait de leurs fondateurs ? Beaucoup d'entre eux sont assez âgés, et pourraient souhaiter passer le flambeau prochainement. Considérant que la compétence n'est pas forcément dans ce cas le premier critère de choix, et que même la compétence ne serait pas unanimement reconnue, comment réagiront les musiciens (de façon aussi bien "politique" qu'artistique), comment réagira le public à une inévitable évolution de l'identité de ces ensembles ?
Je suis très curieux, et en même temps pas complètement rassuré, de songer aux changements qui peuvent survenir.
Il est évident que certaines personnalités ne seront vraiment pas remplaçables (Harnoncourt, Gardiner, Christie, et plus tard Minkowski) pour leurs talents de découvreurs, d'innovateurs, de pédagogues, de musicologues, d'interprètes, de chefs d'ensemble ou d'orchestre... sans eux, tout se passera peut-être très bien, mais autrement. Et personne ne sait comment ce type de formation peut réagir lorsqu'elle est soumise à un changement de chef : aucun de ces ensembles n'a fait l'expérience de se séparer complètement de son chef privilégié. Celui qui a formé le son, défini les répertoires, ménagé l'équilibre des personnalités (au besoin en imposant la sienne par-dessus toutes les autres)...
Comment évolueront donc les musiciens avec une nouvelle direction, il est impossible de le prévoir.
Georg Philipp Telemann a la caractéristique de ne pas avoir de style profondément personnel comme d'autres de ses contemporains, ce qui lui vaut régulièrement le mépris rétrospectif de ceux qui n'ont jamais pu souffrir de lire que J.S. Bach ait été choisi par défaut (les autorités de Leipzig rêvaient de Telemann).
Non, ce n'est pas un nouveau sujet sur les familles instrumentales comme pour le luth et le clavecin, simplement la mention d'un roboratif disque du glorieux label Ricercar.
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1. Concept
Autour d'un très grand nombre de compositeurs renaissants ou du premier baroque (voir ci-après), l'ensemble Syntagma Amici dresse le portrait d'un instrument sous ses différentes formes au cours de cette époque. Comme pour les deux notules mentionnées, on pourrait dresser une liste assez vaste des variantes que recouvrent les noms de dulciana, curtal, douçaine ou basson. Avec cela dit une très grande parenté, dans certains cas, on peut considérer qu'il s'agit seulement de traductions et pas d'instruments réellement distincts. La firme a d'ailleurs consacré un autre volume au cousin cormorne - instrument moins séduisant, oeuvres moins captivantes et disque un peu moins abouti à l'arrivée.
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2. L'instrument
Il diffère bien sûr selon les plages (avec les époques et les aires), mais globalement, on peut remarquer la constance d'un son plus nasillard, plus diffus et plus chaleureux, sans la netteté qui caractérise le basson moderne, mais également pourvu de beaucoup de charme.
En cela, ce disque est passionnant à entendre.
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3. Corpus
Pour ne rien gâcher, les oeuvres sélectionnées (essentiellement des ensembles de bassons) sont extrêmement diverses et assez inspirées, échappant à l'aspect parfois assez inoffensif et "décoratif" de la musique de chambre de cette époque.
Déception pour ce concert, parmi les plus attendus de la saison (aux côtés des dernières cantates de Schumann, du récital tragique de Véronique Gens et d'Arabella).
Avec la réponse aux deux questions existentielles :
Que valent les vents "authentiques" du XIXe siècle ?
Stravinsky a-t-il inventé Philip Glass ?
La question qui ne reçoit pas de réponse, c'est celle de la méchanceté nouvelle des lutins.
Concept bizarre d'un récital de ténor lyrique, largement adressé au public de catégorie 1 qui y retrouve certaines caractéristiques de timbre et d'énergie propres à Domingo (bientôt retraité vocal), mais dans du Haendel, qui est langage que les glottophiles d'obédience di forza goûtent d'ordinaire moins que Donizetti ou Puccini.
Jolie couverture devant un papier peint alla Konwitschny (Rinaldo), au moins ça ne se prend pas au sérieux.
Le produit en lui-même est bizarre. Et c'est bien pour cela qu'il plaît aux lutins.
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L'accompagnement de McCreesh, excellent spécialiste de Haendel, est fidèle à ses caractéristiques habituelles : basses marquées, avec beaucoup de respiration, belles couleurs d'un ocre un peu brillant, véritable urgence théâtre sans histrionisme, jamais d'excès. Du très bon baroquisme d'aujourd'hui, mais avec quelque chose d'une retenue un peu élégante, jamais d'effet gratuit ni de recherche ostentatoire, du travail de fosse à son meilleur.
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