L'Orchestre du San Carlo (l'Opéra de Naples) était de passage à Paris à
l'Auditorium du Louvre, où il proposait une véritable rareté, le Don Chisciotte della
Mancia(« Don Quichotte
») composé (1769) dans la première période de la carrière de Giovanni Paisiello (1740-1816), où
il composait essentielle de l'opera
buffa , et notamment avec le librettiste Giovanni Battista Lorenzi.
Compositeur
Paisiello, haut représentant du style napolitain, a connu un immense
succès européen, surtout avec ses opéras. On conserve surtout la
mémoire, aujourd'hui, de son Barbiere
di Siviglia, d'un succès tel que celui de Rossini suscita des
réprobations pour essayer de remplacer une œuvre si parfaite ; et de sa
Nina ossia la pazza per amore,
une pastorale conçue comme une immense scène de folie, dont la logique
dramatique annonce très clairement le canevas de nombre d'opéras du belcanto romantique. Et c'est bien
là la spécificité de Paisiello, à la fois l'aîné de Mozart, d'un
classicisme très dépouillé et consonant, mais aussi un promoteur du
théâtre des affetti (des
sentiments) et d'une forme de réalité psychologique accrue de ses
personnages, dont les émotions nous paraissent familières et non
stéréotypées ou élevées et les lointaines. Il est bien sûr impossible
de tracer un portrait fidèle de sa place en si peu de mots, sur une
œuvre aussi vaste (des dizaines d'opéras) et peu aisément disponible
(l'immense majorité n'a jamais été enregistrée), mais cela donne une
idée des éléments qui ont le plus marqué les contemporains et qui nous
sont parvenus aujourd'hui dans le peu que nous pratiquons de sa musique
– car Paisiello a également composé beaucoup d'opera seria à succès, mais ce
corpus est moins célèbre de nos jours.
Pour ma part, j'aime bien son Barbier,
moins motorique et jubilatoire que celui de Rossini, mais très
respectueux de la prosodie et des élans de son texte ; tout y tombre
très juste. Et je raffole des
airs de basse de Nina : le
récitatif et l'air du Comte, d'un naturel incroyables (le récitatif
m'évoque le meilleur Mozart et l'air le meilleur Grétry) ; ou l'air de
Giorgio très séduisant mélodiquement et rythmiquement. Pour le reste,
plutôt que ses opéras, j'ai beaucoup aimé sa musique sacrée, mais elle
est beaucoup plus tardive et date en particulier de sa période
française.
Car Paisiello était le compositeur préféré de Bonaparte… et à force de
pression sur le roi de Naples (qui était encore Ferdinand IV, avant la
parenthèse bonapartiste), le Premier Consul obtient l'envoi de
Paisiello à Paris, où il devient Maître de Chapelle des Tuileries et
compose beaucoup de musique sacrée – et notamment la Messe du Sacre
! L'échec de sa Proserpine
en français, néanmoins, décourage le compositeur qui finit par
retourner à Naples.
Livret
Il y a eu au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle un
assez grand nombre d'opéras autour du Quichotte
– chez la Duchesse avec Boismortier (l'opéra le
plus génialement concis de tous les temps), dans la Sierra Morena pour
l'opéra de Conti avec
la Follia di Spagna qui sert de grand final concertato à tous les
protagonistes, mais aussi Mercadante
et Mendelssohn (les
deux pour les noces à Camacho). Avant que la figure ne soit recyclée en
modèle de sublime, sorte d'équivalent romanesque à l'Albatros
baudelairien, dans la seconde moitié du XIXe siècle (et même, au XXe
siècle, chez Massenet),
le sujet est clairement traité sous son versant comique : comme dans le
roman, Alonso Quijano est un original dont les fantaisies absolument
pas conforme aux normes sociales sont censées amuser le spectateur.
C'est sensiblement le même ressort que pour Sheldon
Cooper, du comique de caractère qui se repose sur l'inaptitude
sociale. J'avouerai même m'être senti gêné par moment, en me rendant
compte que dans ce livret, Quixada était probablement affecté d'une
forme de désordre mental, qui devrait nous inciter à nous inquiéter
pour lui plutôt qu'à le tourner en dérision.
Au demeurant, le livret de Giovanni
Battista Lorenzi est plein d'idées assez réussies, qui incarnent
réellement les personnages au lieu de se limiter à des types (même si
les tournures verbales demeurent tout à fait dans la norme du temps) :
¶ don Quichotte espère devenir fou comme Roland, et demande à Sancho de
lui lire des extraits de l'Arioste
pour disposer d'un mode d'emploi ;
¶ il veut ainsi montrer son dos nu
comme son modèle (au grand effroi de Sancho, dans un long duo
réjouissant), ou se lamente d'avoir accepté de manger au banquet où il
est convié puisque Roland avait jeûné pendant sa folie ;
¶ dans un grand air de bravoure, typique des évocations de chasse,
Quichotte, arrivé au climax de sa vocalisation… se met à chanter des grouïk grouïk («
Già l’assalto / Già lo sgozzo,
/ Ed il querulo lamento / Io già sento del guì... guì » / « Je
l'assaille, je l'égorge, et j'entends déjà sa plainte querelleuse grouïk grouïk ») ;
¶ l'un des prétendants à la Comtesse (oui, il y a une Comtesse en plus
de la Duchesse, sans doute pour avoir droit à deux fois plus d'airs
ennuyeux) se fait passer pour une
princesse devenue barbue ;
¶ l'un des airs de Sancho est une évocation d'une situation impossible
pour complaire à l'imagination de son maître (« Seigneur, elle est étendue sur un lit
d'or potable »).
La plupart de ces éléments ne figurent pas dans le roman de Cervantes,
autant qu'il m'en souvienne, et c'est donc une fantaisie renouvelée que
je salue !
Pour couronner le tout, les
personnages populaires (pas Sancho, qui vient d'une autre région
!), comme les servantes et l'un des prétendants, s'expriment en dialecte napolitain,
ce qui produit un opéra bilingue, parfois de façon juxtaposée, la chose
n'est pas fréquente ! (Je comprends mal le napolitain à l'oral,
je n'ai donc pas pu goûter toutes les subtilités de la chose, mais à
l'écrit, il n'y a évidemment pas d'audaces majeures, l'effet peut se
comparer à la Villageoise prise pour Dulcinée par le Quichotte de
Favart & Boismortier : « Aga s'tila, que vient-il nous dire ? ».).
Mise en musique
Musicalement, hélas, ce n'est pas du même tonnel. On sent le Paisiello
de jeunesse (29 ans) qui ne propose pas nécessairement beaucoup de
surprises ou de nouveautés. Les finals sont un peu plus écrits,
notamment celui du II, où l'auberge enchantée décrite par Sancho se
termine avec l'épisode des moulins d'un ton particulièrement enlevé
!
En revanche les airs, à part ceux de Sancho (qui évoquent beaucoup
Leporello) manquent singulièrement de relief mélodique, de couleur, de
caractère, de surprise.
Les récitatifs non plus ne sont guère intéressants ; même les lectures
de l'Arioste, qui auraient pu donner lieu à quelques facéties, sont
d'une platitude insigne (un seul aplat de cordes) et mal accentués –
pour moquer la mauvaise lecture de Sancho, peut-être, mais le résultat
est bien plus ennuyeux que drôle… !
On y entend certes les unissons orchestraux régulièrement utilisés par
Mozart dans Don Giovanni ou
la couleur des noces du début du II de Così fan tutte, mais ce sont
davantage des formules toutes faites que des parentés d'inspiration
remarquables.
Ce n'est donc pas une merveille, même si cela s'écoute sans déplaisir –
et mille fois une découverte un peu terne plutôt qu'une belle
interprétation d'une œuvre que je connais par cœur, je ne me plains
certainement pas d'avoir pu découvrir ce titre !
Pour les curieux, il en existe un disque par le Philharmonique de
Piacenza, que j'ai inclus dans la playlist.
Un orchestre
prestigieux qui déchiffre
J'avais un bon souvenir de l'Orchestre du San Carlo (dans leur salle)
pour une création (ennuyeuse) de Ronchetti et dans la Quinzième de
Chostakovitch : timbres pas du tout spécifiques, assez blanc, mais bon
niveau d'ensemble, tout à fait professionnel, pas du tout ce que l'on
entend dans les bandes d'opéra italien des années cinquante !
Ce n'est pas du tout à fait ce que j'ai entendu ce 8 novembre à
l'Auditorium du Louvre : non seulement le style est assez impossible
(évidemment pas musicologique, mais surtout tout égal et mécanique,
aucun étagement des plans, vraiment ce que la tradition a fait de pire
pour jouer le XVIIIe siècle), mais ils sont assez ostensiblement en
déchiffrage – les regards qu'ils jettent, les hésitations lors de leurs
entrées, quelques traits (difficiles mais pas du tout inaccessibles si
préparés) manqués et même une justesse imparfaite, c'est
particulièrement rare d'entendre ça d'un orchestre prestigieux en
tournée ! Certes, c'était une production pour l'Académie des
jeunes chanteurs, je suppose que le temps de répétition a été limité,
mais ça reste surprenant pour des musiciens de ce niveau, surtout
lorsqu'ils traversent un bout d'Europe pour le présenter ; on a
davantage l'habitude d'entendre des orchestres qui rutilent et
choisissent les pièces qu'ils connaissent le mieux pour les exécuter au
cordeau.
Au demeurant, je redis ce que j'ai dit : j'aime mieux une
interprétation d'une rareté, forcément moins maîtrisée, qu'un Don Giovanni. Mais à ce degré, ça
rendait tout de même l'adhésion difficile, alors que certains endroits
de l'œuvre, comme le duo du dos nu ou le final du II avaient de quoi
être assez jubilatoires.
Ma rengaine sur le
chant
Stéphane Lissner, l'érudit qui qui a réussi en l'espace de six mois à
saborder l'Opéra de Paris – et l'Athénée, qu'il ne dirigeait pourtant
pas ! –, a créé à Naples, sur le modèle ce qui existe dans beaucoup
d'autres maisons, une Académie pour jeunes chanteurs. Je ne sais pas
pourquoi l'accent est mis partout sur cet aspect de formation,
méritoire, mais qui ne doit pas rapporter de recettes, et qui n'est au
fond pas la vocation principale d'une salle de spectacle. Je soupçonne
que ce soit une façon d'obtenir de plus larges subventions et une
meilleure reconnaissance de la part des tutelles politiques – avec un
projet plus complet et « ouvert », ce qui plaît en général aux
autorités (qui n'y connaissent à peu près rien). On peut reprocher bien
des choses à Lissner, mais pas de ne pas savoir tenir compte de ce que
la tutelle a envie d'entendre.
On y retrouve donc le même principe : de jeunes chanteurs sont
entraînés au sein de l'institution à se produire au sein de spectacles
publics de haut niveau, et ici de surcroît avec le concours de
l'orchestre maison !
Sun
Tianxuefei, Don Chisciotte
Sebastià Serra, Sancio Panza
Tamar Otanadze, La Contessa
Maria Knihnytska, La Duchessa
Francesco Domenico Doto, Il Conte don Galafrone
Maurizio Bove, Don Platone
Maria Sardaryan, Carmosina
Costanza Cutaia, Cardolella
Orchestra del Teatro di San Carlo
Diego Ceretta, direction
Sans surprise, comme un peu partout, je ne suis pas très séduit par
l'idée d'un recrutement très international, qui ne permet pas de
profiter de la saveur spécifique des mots, surtout dans une œuvre aux
tels liens avec la langue (les langues !) et la littérature, et où les
tessitures et l'orchestre ne sont pas si écrasants qu'ils requièrent
des voix très couvertes.
Or, ici, on a vraiment le pire des deux mondes : voix très couvertes et anonymes, timbres ternes et/ou laids,
diction totalement incompréhensible… et même pas une bonne projection,
les voix sont tellement émises en arrières et bloquées dans le larynx
et la bouche qu'on ne les entend pas toujours dans cette toute petite
salle avec ce tout petit orchestre ! Bref, vraiment le
compilation de tout ce qui me déplaît dans les modes actuelles de
l'émission lyrique… mais sans les éventuelles contreparties de la
versatilité stylistique ou du volume – mais en général, je le dis
toujours, la couverture exagérée et les émissions sombrées ou en
arrière sont beaucoup moins efficaces en projection que des voix
claires.
Ce n'est pas horrible (même si certains aigus sont criés et certaines
chanteuses incompréhensibles de bout en bout), mais assez peu
intéressant, surtout mis bout à bout avec la musique qui ne décolle pas
et l'orchestre qui déchiffre…
Le problème est surtout patent chez les femmes (seule Maria Knihnytska a un timbre plutôt
agréable, avec les mêmes problèmes de volapük et de monochromie que les
camarades), les hommes sont intelligibles et correctement émis. Ce sont
surtout Sun Tianxuefei en
Quichotte (pas un grand volume, mais voix bâtie avec beaucoup de
cohérence, s'il pense un peu moins au chant parfait, il pourrait mûrir
de belle façon) et Sebastià Serra
en Pancho qui m'impressionnent – ce dernier avec un remarquable
abattage, un sens du texte, le seul non seulement compréhensible mais
évocateur, et l'on se rend compte de ce qu'aurait pu être cette soirée
si l'on avait choisi d'autres priorités.
Ce n'était donc pas une grande soirée de musique, mais assurément une
expérience passionnante – c'est l'avantage, en allant voir du rare, on
ne peut être déçu, puisque même si l'on n'aime pas plus que cela, au
moins l'on sait. Alors
qu'avec un tube qu'on adore dans une proposition qui ne nous soulève
pas, on peut avoir le sentiment de perdre son temps.
Je m'étais déjà interrogé sur le Guillaume
Tell de Grétry : ces miches de pain qu'on pétrit, cette
sicilienne de la Noisette chantée par un tout jeune garçon… sont-ce pas
là des clins d'œil invisibles à l'enfant, mais censés divertir le
public adulte ?
Comme je n'en avais jamais lu mention jusque là, je doutais de ma
perception, peut-être trop XXIe – où l'innuendo
est possible absolument partout.
Les deux Chasseurs et la Laitière
(1763) de Duni, le
prédécesseur illustre de Grétry, lève tout à fait mes doutes.
L'intrigue du livret d'Anseaume
tisse ensemble deux fables de La
Fontaine, L'Ours et les deux
Compagnonset La laitière et
le Pot au lait, en en reprenant même des répliques. Le contenu
en est donc très simples : deux chasseurs amateurs ont vendu la peau
d'un ours vivant, et ne le trouvent pas, puis s'enfuient lorsqu'ils le
croisent ; l'un d'eux croise Perrette,
lui fait une déclaration qu'elle dédaigne – mais la voilà qui repasse
après l'échec des chasseurs, elle-même, qui était emplie de morgue par
sa réussite future, a brisé son pot – et tous ses rêves capitalistes
subséquents.
Voici à peu près quel langage lui tint Guillot
lorsque primes ils se virent.
PERRETTE (première ariette)
Voilà, voilà la petite laitière :
Qui veut acheter de son lait ?
L'autre jour avec Colinet,
Assise au bord de la rivière,
Nous faisions ensemble un bouquet,
Et d'une gentille manière,
Nous mêlions à la rose à l'œillet
Et mainte autre fleur printanière.
Voilà, voilà la petite laitière :
Qui veut acheter de son lait ?
Il s'en saisit, quand il fut
fait,
En me disant : tiens, ma bergère,
Veux-tu l'avoir à ton corset ?
Voilà, voilà la petite laitière :
Qui veut acheter de son lait ?
Ne fais donc plus tant la sévère
;
Donne un baiser à Colinet
J'eus beau montrer de la colère,
Malgré moi, le marché fut fait.
Voilà, voilà la petite laitière :
Qui veut acheter de son lait ?
J'avais d'abord laissé passer les possibles allusions galantes – mais
il est vrai que « mêler la rose » (dont le symbole est parvenu jusqu'à
nous) à une autre fleur printanière,
juxtaposé au récit d'un baiser volé, voilà qui pourrait faire
travailler l'imagination. Mais je n'avais pas même prêté attention à
ceci avant que de lire le dialogue suivant :
GUILLOT
Un moment, vous êtes bien pressée ! Et où allez-vous donc comme ça si
matin ?
PERRETTE
Où je vais ? Au marché, vendre mon lait.
GUILLOT
Vendre son lait ! La petite friponne ! et… est-il bon,
votre lait ? Voulez-vous que j'en goûte ?
PERRETTE
Vraiment, vraiment, ce n'est pas pour votre bec.
GUILLOT
Oh ! dame, excusez, Mademoiselle Perrette, c'est que vous êtes ri
ragoûtante que vous me donnez envie d'en boire.
PERRETTE
Oui-dà !
GUILLOT
En vérité… vous êtes plus blanche que votre lait ; mais vous n'êtes pas
si douce à beaucoup près.
Et ici, le mélange de jugements moraux (« friponne »), de compliments
physique (« si ragoûtante », « plus blanche ») et d'avances
(renouvelées sous la forme du « renard qui guette la poulette », dans
l'ariette qui suit) ne laisse pas beaucoup de doute sur le sens caché
de boire son lait, c'est même une image très concrète où seul la nature
du lait est incertaine – ce n'est même pas une métaphore.
Lorsque les chasseurs ont échoué, Perrette
revient et chante une nouvelle ariette :
PERRETTE (en parlant)
Que je suis malheureuse !… et ma mère, qu'est-ce qu'elle dira ?… Je
n'oserai jamais retourner à la maison
(seconde ariette)
Hélas ! hélas ! j'ai répandu mon lait.
Ah ! Perrette, pauvre Perrette, cher pot au lait.
Par toi, par toi ma fortune était faite.
En vain Perrette se flattait,
Elle a cassé son pot au lait.
Frivole espérance
Dont mon cœur se berçait,
Je n'ai plus que l'anse
De mon pot au lait.
[…]
Autant le lait évoquait initialement plutôt du lait maternel, autant
ici le pot brisé renvoie à la métaphore bien connue de la virginité
perdue (et des écoulements qui s'ensuivent). Celle-là était clairement
en vogue au XVIIIe siècle, ainsi qu'en témoigne la fameuse Cruche cassée de Greuze, où le corsage défait, la
robe repliée, la mine affligée et honteuse laissent peu de doute sur le
sujet réellement traité.
(Oui, Perrette accepte finalement la proposition de mariage de Guillot, un parti dont elle s'était moqué, parce que toute jolie qu'elle est, elle n'a plus son pot au lait…)
Le vaudeville final reprend de
façon encore plus explicite le parallèle entre le pot au lait à
préserver et la tempérance féminine :
TOUS TROIS
Ainsi le sort un temps nous berce,
Puis nous renverse ;
L'ours n'a pas tort.
PERRETTE
Sur la vertu la plus austère
Un époux fonde son bonheur ;
Il croit que sa femme préfère
Aux faux plaisirs son cher honneur.
Pauvres maris n'y comptez gère,
Un amant s'empare du cœur,
La tête tourne et, par malheur,
Voilà le pot au lait par terre.
Pour la première mise au disque de cet opéra de Duni, une superbe version vient de
paraître chez Aparté, servie
par la merveilleuse verve d'Orkester
Nord (dirigé par Martin Wåhlberg,
par ailleurs musicologue spécialiste de ce répertoire, cela s'entend)
et les phénoménaux Pauline Texier
et Jean-Gabriel Saint-Martin,
deux chanteurs qui sont des modèles de clarté vocale et d'élocution –
et qui ne font clairement pas la carrière qu'ils devraient alors qu'ils
figurent parmi les tout meilleurs de leur génération depuis quelques
années déjà.
J'avoue avoir été cueilli par la franchise de tous ces sous-entendus
dans un genre qui était réputé réjouir les familles. Je suis curieux de
me remettre à chercher des lectures qui m'exposeraient les règles
implicites de cet exercice très spécifique – et me donneraient
éventuellement l'adresse d'autres pépites.
Comme il s'agit d'un opéra rare et d'un genre encore peu documenté sur CSS, je place en notule ce rapide écho d'une nouveauté (voir ici les nouveautés discographiques 2019).
--
61)
MAYR, I Cherusci
Markus Schäfer, Chœur Mayr, Concerto de Bassus, Franz Hauk. (Naxos)
[Prononcez « Kérouchi ».]
Parution très intéressante : de Mayr, on dispose surtout de méchantes gravures (chez Dynamic notamment) avec des orchestres médiocres et hors de propos (tout en cordes épaisses, lisses, molles, soulignant le peu de matière harmonique d'une musique qui ne peut pas se jouer sur le même ton que La Nuit Transfigurée), d'opéras particulièrement hiératiques (Medea in Corinto n'est vraiment pas un modèle de mobilité musicale), dont j'ai jusqu'ici peiné à trouver les richesses.
I Cherusci change tout à fait cette perception, à plusieurs titres.
1) L'œuvre est enfin interprétée dans un style adéquat, par le président de la Société des Amis de Mayr, Franz Hauk. L'orchestre sert son propos d'accompagnement et seconde la vie du texte et des situations au lieu de tout encombrer d'une pâte collante.
2) Musicalement, on est clairement très au-dessus des autres Mayr que j'ai pu écouter jusque là : une quantité d'ensembles assez animés, écrits comme du bon opéra bouffe du temps (on peut songer au Barbier de Paisiello ou aux premiers Rossini comiques).
3) C'est la troisième surprise : en survolant d'abord l'opéra sans livret (m'attendant à trouver la musique trop pauvre pour avoir envie de m'y plonger plus avant), j'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un opéra bouffe aux quiproquos virevoltants, très bien écrit. Pourtant il s'agit d'une intrigue tout à fait -type du vrai seria : une histoire d'esclave inconnue dans une cour royale, de sacrifice qui permet une reconnaissance à la croix de ma mère… Petite touche d'originalité supplémentaire, cela se déroule chez les Chérusques, peuple germanique de l'Antiquité (du côté du moyen-Elbe) connu pour sa résistance aux Romains. Cette mobilité des formats et des ensembles est fort rare dans le genre sérieux italien avant Verdi, et fait tout le prix de cette parution.
Musicalement, sans être du grand Mozart, le beau naturel mélodique et la fluidité des ensembles, en plus de son caractère documentaire (période intermédiaire mal représentée) et de ses spécificités étonnantes, rendent l'œuvre bien plus intéressante qu'une majorité de Martín y Soler, Galuppi, Haydn ou Piccinni. Indispensable pour quiconque s'intéresse à ce genre / cette période.
À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le
XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène,
un mot pour replacer ce jalon important
dans l'ensemble du répertoire,
et en faire entendre quelques extraits.
D'abord, il faut lire la notule d'introduction
consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en
musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses
implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour
introduire cette notule et contient même une liste et une discographie
commentée de tous les opéras français de Sacchini.
1. Piccinni-Sacchini : un
duel jusqu'au sang
Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de
Musique en œuvres dans le nouveau
style
– les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les
directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et
on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux
compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style
itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni
et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en
tant que représentant du style italien.
Renaud (la suite du sujet de
l'Armide de Quinault, une
véritable sequel
pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes,
qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride
en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni.
On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et
la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre
les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.
À l'automne 1783, on décide de faire représenter
deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y
eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le
chant et même la déclamation ;
tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs
et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du
récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille
contemporaine, à ceci près que Chimène
me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a
encore jamais été décemment servie.
Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des
commandes jusqu'à sa mort – Dardanus,
Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un
livret de Guillard.
2. Guillard
: un livret volé mais raisonnable
Nicolas-François
Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique
« réformée » : librettistede l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard
des Horaces de Salieri,
arrangeant même Proserpine de
Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam
pour Le Sueur en 1809 ! Dans une ère où les livrets sont en
général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur
laquelle poser la musique, il fait partie des rarespoètes un peu soignés et ambitieux.
Les Horaces,
dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement :
entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes
minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est
habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte
romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.
Dans Chimène ou
le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.
D'abord, il est rare
que la matière soit empruntée aux périodes
récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à
la mythologie grecque, plus
rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les
aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste
; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en
scène des figures historiques de l'Antiquité.
Ce choix s'explique par la présence au répertoire
(parlé) du Cid de Corneille –
mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adaptéAndromaque
de Racine pour Grétry, évidemment.
Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui
avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la
citation directe de 80 vers ; ici, une
intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts,
sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus
pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains »
pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à
Corneille de toute façon.
Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est
pas ma faute !)
3. Corneille aplati, Guillard triomphant
L'intrigue.
Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de
l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses
conséquences portent tout le drame.
Début de l'acte III du Cid
dans l'édition de 1639.
Acte I
Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en
fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans
le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande
néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la
logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut
compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de
Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas
chez feu Gormas mais chez le roi.
Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son
père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès
pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui
apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un
danger dont le roi n'est pas encore informé.
Acte II
Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais
un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de
Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander
vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche
pour champion.
Acte III
Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant
qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache
sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à
demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle
aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle
agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle
finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour
annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour
les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.
Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.
Ce dernier acte
suit vraiment d'assez près la
matière de Corneille.
Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du
tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un
livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de
la musique.
L'acte I est particulièrement dense en informations,
avec beaucoup d'action
pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de
suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates
de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance
et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur
», on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De
même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la
forfanterie pour un héros classique.]
[[]]
Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
De même, les
incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du
combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre
– où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.
[[]]
Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier
2017.
Le résultat est évidemment sur le strict plan
littéraire assez plat, mais sa
structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire,
préparant pour chaque air
(certes pas très subtilement exprimés) un
contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus
efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière
de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du
duel.
4. Sacchini, le Mozart français
Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau
représentant du style germanique, Sacchini
écrit une musique
particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux
et
plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de
la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les
numéros isolés (airs et
ensembles), dans la mélodie, dans
l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions
de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée
trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.
Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.
Fusées et croches obstinées des violoncelles.
Réellement de son temps, sa musique, malgré les
nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une
même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes
rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous
apparaît tout de même légère,
sa gamme de sentiments « positive »
– le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches
régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
En revanche, le concertato
final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne
dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que
les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait
une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve
délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.
[[]]
Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le
13 janvier 2017.
À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est
étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des
commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de
force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est
surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs
qui est en cause, je crois…), mais
l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis
sur de belles mélodies. Le
plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés
(à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est
assez frappante dans les conclusions
des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe
mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique
quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les
petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs,
certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux
bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère
se sentir fâché.
D'où vient ce rapprochement ? Sans doute
surtout de l'autonomie des airs,
qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de
simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en
général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands
Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non
être le centre de toute l'attention
comme dans Chimène.
[[]]
L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de
Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento »
de Lucio Silla de Mozart
(1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
[[]]
La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend
les tournures de « Come scoglio » (Così
fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de
l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est
pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio
» dans le Falstaff de
Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela
marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus
grande que chez ses collègues, avec le style européen –
et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Bien évidemment, ce ne peut être comparé
structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique,
et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui
joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions
complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une
fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu
de racolage, dites-moi ? [J'ai ajusté le nom du site en
conséquence.]
Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas
exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.
Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts
de Don Giovanni
(1787) et de Chimène (1783),
lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en
concert. Le seul compositeur
d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à
mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux
(mais pas du tout celui de Richard
Cœur-de-Lion, d'Andromaque
et de la plupart des opéras comiques).
[[]]
Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent
déjà au début de Chimène ou le Cid
en 1783.
5. Coups de
maître
Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou
leur réussite :
►
L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une
entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction
élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de
simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la
fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut
concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très
réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as
donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».
[[]]
Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► L'exploit de Rodrigue contre les
Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui
habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez
original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et
le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très
varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au
contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il
nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un
effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la
musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort
l'ubiquité du héros.
Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais
elle étonne, favorablement.
[[]]
Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le
Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Lors des représentations, j'ai eu l'impression
que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en
mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé
un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une
vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement,
il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore
fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait
de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités
combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages
du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).
► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il
figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la
suggestion de sa suivante : « Si don
Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah !
ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à
l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la
hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants
et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame
« puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et
surtout un rare effet de musique
psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule :
l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé
entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).
[[]]
Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est
alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue
annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la
profondeur de son désarroi en reprenant
le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce
n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique
et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse.
L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la
fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un
aboutissement assez spectaculaire.
Similairement, l'accompagnement
de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ».
Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas
plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton…
pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des
opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les
musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les
variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante
émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve
que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux
exemples précis.]
[[]]
Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique,
malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation
des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques
préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il
n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra
(francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en
exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans
une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le
langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en
réalité, demeure sensiblement la même.
6. Le quasi
baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique
Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la
première fois ! Issu d'une scission au sein du Cercle de
l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo),
qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par
ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialoguesdes Carmélites avec le
Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur
un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la
musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais
aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats
du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et
le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque
(alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à
l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur
ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et
bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches
et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur
vrai nom.
C'est, je crois, leur seconde production scénique,
après Armida de Haydn l'an
passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une
personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique
(plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie
qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée
musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître
systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux
nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les
mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et
les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique
favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que
Rigel soit déjà de l'autre côté).
Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines,
l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle
nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la
cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur,
pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.
J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec
sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement
le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon
avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais
tout de même).
Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares
et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn
précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance
avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann
Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle
et Amadis de Gaule.
7. Une
production réelle
Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe
déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de
l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).
Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il
s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée
à l'ARCAL, avec le concours des Chantres
du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie
Beaudette, Paul Antoine Benos
(1,2,3,4 – putto
d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…
Étrange constitution
de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles,
une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une
formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou
bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?
Côté solistes, Mathieu
Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une
grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est
magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en
salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce
qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les
duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est
dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son
répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.
Agnieszka Sławińska
est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est
pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais
difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au
début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance
à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !
Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois
accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des
standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est
une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique
! Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je
la trouve magnifique…
La mise en scène de Sandrine
Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La
scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec
Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui
se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés
inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée
pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan)
ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque
le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la
disgrâce et de la mort de son père.
Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce
drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est
la semaine free hugs chez la
noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors
caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?
Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à
l'essentiel.
Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par
ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la
moitié, je n'exagère pas, la moitié
des spectateurs avait de dix à treize ans ! Évidemment,
sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas
optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des
airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très
lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ? J'ai adoré la
soirée, mais je suis dubitatif. Certains avaient étudié la pièce,
mais autant le Cid peut
fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version
aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une
heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son
âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.
La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas
encore si elle sera captée.
8.
Pour prolonger
♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette
notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de
Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place
spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en
musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des
représentations. Un bon point de départ pour explorer.
♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don
Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques
extraits sonores dont on disposait alors.
♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une
prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits
parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide
innocent pour tous les autres, les chut
! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes
froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par
l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à
disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement
d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant,
c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée
commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de
Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec
Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel
Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I
et le final de l'acte III de Chimène
ou le Cid.
♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble
Le Concert de la Loge Olympique,
à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.
Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles
aventures !
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Inutile de revenir sur l'image menteresse entretenue contre Salieri par
la mythologie de Pouchkine, et abondamment réactivée par le film de
Forman :
le médiocre jaloux de l'élève génial. Dans la réalité, Salieri fut
généreux avec Mozart comme Gluck le fut avec lui-même (en lui laissant
écrire les Danaïdes sous le
nom du maître avant de révéler l'identité de Salieri, de façon à éviter
toute cabale)… et c'est aussi l'un des compositeurs les plus
remarquables de son temps :
¶
dans le seria,
il n'y a pas
meilleur récitativiste,
où les lignes sont tout sauf automatiques et pauvres, mais au contraire
très sensibles aux appuis du texte (et assez mélodiques, au demeurant)
; voir par exemple L'Europa
Riconosciuta ;
¶ à l'orchestre, il propose le premier grand tour de force
d'orchestration, avec ses Variations
sur la Follia, où les associations de pupitres créent des
couleurs très diverses selon les variations, et alors tout à fait
inouïes ;
¶ dans le domaine de l'opéra français, il propose deux jalons majeurs :
— Les Danaïdes en 1780, sorte d'über-Gluck, mais pourvu d'un
sens de la prosodie, de la déclamation, de la mélodie, du drame et de
la danse nettement supérieur (et où l'on trouve le patron exact de
l'Ouverture de Don Giovanni –
1787) ; on y entend la réforme de Gluck mais traitée sans sa rigidité
(et sa relative pauvreté), comme gagné par la souplesse de ses ancêtres
;
— Tarare en 1787, sur un
livret de Beaumarchais… une écriture lyrique assez complètement
inédite. (Repris ensuite pour Vienne en italien comme Axur, re d'Ormus,
qui ne produit pas tout à fait le même effet, même si une bonne partie
de
la musique est identique – ne serait-ce que la prosodie, pensée pour le
français avec beaucoup de précision.)
Il écrit également Les Horaces
pour Versailles en 1786, sur un livret de Guillard d'après Corneille,
qui doit être redonné à l'automne prochain sur les lieux de sa
création, sous la direction de Christophe Rousset. N'ayant pas encore
lu la partition, je n'ai rien à en dire pour l'heure.
Je reviendrai un peu plus loin sur son invention du drame wagnérien,
mais d'abord une (longue) incursion du côté du livret.
(Dessin préparatoire pour le costume du Grand Prêtre.)
2. Tarare, entre
Lumières révérencieuses et fin de l'aristocratie
(Costume pour Atar.)
On présente en général Le Mariage de
Figaro comme le comble de l'irrévérence de Beaumarchais, mais Tarare
pourrait tout aussi bien y figurer : exactement de la même façon, tout
en proclamant son attachement aux hiérarchies existantes (vu les lieux
de représentation, il ne s'agissait pas de se montrer exagérément
séditieux !), le
livret distille quantité de maximes qui font prévaloir le mérite
individuel et l'application sur la naissance, et de façon très
explicite.
Par
ailleurs, Tarare pousse
la
remise en cause encore plus loin : non seulement le Sultan est
tyrannique, mais il ne sert pas seulement de repoussoir nécessaire dans
le cadre du drame, comme c'est en général le cas (ou d'un exemple
d'égarement par les passions, comme Almaviva)… il est aussi le support
d'une réflexion plus générale sur le pouvoir et les dangers de
son
exercice total et solitaire.
Le
sujet : En un mot, le sultan Atar, jaloux des succès de son
capitaine Tarare,
fait ravager sa maison et secrètement capturer son esclave favorite,
qu'il place dans son propre sérail. Tarare finit par s'en apercevoir
et, avec l'aide de Calpigi, prisonnier chrétien qui lui doit la vie et
intime du sultan, s'introduit dans le sérail au prix de toutes sortes
de déguisements, quiproquos et coups de théâtre. Le tout est jalonné de
brahmanes véreux (ici appelés brahmes),
de jeunes incompétents avides de combats, de jeux orientaux et de
supplices tout aussi exotiques, de culte hindou, de combats et exploits
hors scène, de chansons piquantes ou séditieuses, et d'intervention
sauvages de personnages allégoriques… C'est l'économie dramatique du Mariage de Figaro placé dans le
sérail déréglé des Lettres Persanes
(chez un Usbek hindou), avec des chansons, des batailles et de la
philosophie dedans.
Le texte est parcouru de très nombreuses répliques qui dressent un
portrait de société ambitieux, dont la prétention est
ouvertement
exemplaire (les allégories qui ouvrent et, plus rare, closent le drame
en attestent)… et qui diffère assez notablement de la société d'Ancien
Régime. En 1787.
L'histoire qui est racontée est déjà celle d'un souverain tyrannique,
oisif et sans mesure, qui passe ses loisirs à jalouser ses sujets et à
organiser le malheur de son chef des gardes, Tarare, courageux,
constant et plein de bonté, qui lui a sauvé la vie. Le caractère vain,
mesquin et dérisoire du sultan Atar est, en soi, une prise de position
sur le danger de la tyrannie, un potentiel discrédit sur le
caractère
sacré de tout prince.
On pourrait considérer qu'il s'agit d'un de ces
nombreux contes de souverains orientaux, bien sûr très éloignés des vertus
exemplaires nos rois, et le héros
pourrait paraître, par son sens de l'honneur, du devoir et de la
fidélité, remettre à leur place les
véritables valeurs en refusant le trône,
s'il doit être arraché à celui qui l'a reçu de Dieu ou de sa généalogie
: « Oubliez-vous, soldats usurpant le pouvoir, / Que le respect des
rois est le premier devoir ? » (acte V), ou encore « Je ne suis point
né votre maître. / Vouloir être ce qu'on n'est pas, / C'est renoncer à
tout ce qu'on peut être » (ibidem).
Le problème réside dans le fait que si Tarare est bel et bien un sujet
modèle, ne
projetant jamais de renverser son souverain, même en mesurant l'étendue
de son infamie, et jusqu'à sa malveillance personnellement dirigée (lui
ravissant son amante pour le tourmenter, cherchant à le faire
assassiner)… ce sont à peu près les
seules maximes que l'on peut trouver en faveur du régime politique traditionnel
(de type autocratique).
À l'acte II, Tarare, Tarare lui-même se fait rebelle (« Oui j'oserai :
[...] je franchirai cette barrière impénétrable [du sérail] »),
menaçant
(« affreux vautour ») et même séditieux
(« Ne me plains pas, tyran, quoi qu'il m'arrive / Celui qui te sauva le
jour / A bien mérité qu'on l'en prive ! »).
[[]]
Howard Crook, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988 (seule version commercialisée, en DVD).
Quant à son fidèle Calpigi (le
seul chrétien dans un pays de brahmanes), esclave d'Atar, mais devant
sa vie à Tarare, il explique plus clairement les fondements de la
science politique : « Va ! l'abus du
pouvoir suprême / Finit toujours par l'ébranler »
(c'est même le
refrain de son seul air) – sans parler de son indignation visible (« et
l'on m'ose nommer ! », comme si le Sultan pouvait être insolent envers
l'esclave) et des menaces très explicites
contre son Prince.
[[]]
Gian
Paolo Fagotto, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Frédéric
Chaslin. Palais de la musique et des congrès de Straasbourg, 1991.
Dans mon édition musicale de 1790, après les refontes
révolutionnaires, le
récitatif est toujours attribué à Calpigi, mais l'air, contrairement au
livret imprimé de 1790, échoit à Tarare – ce qui est parfaitement
logique, puisque
Tarare est amené, dans cette version (comme on le verra plus
tard), à prendre la place d'Atar. La divergence plaide néanmoins pour
l'erreur d'impression, considérant que le texte n'a pas été retouché et
que Tarare y vanterait assez immodestement (au contraire de toute la
logique émotionnelle du personnage) ses exploits à la troisième
personne.
(Cliquer pour ouvrir en grand dans un nouvel onglet.)
La musique de Salieri s'attarde
ici assez spectaculairement sur la reprise du refrain, le répétant
inlassablement, sensiblement plus que ce n'est l'usage, et culminant
même avec une progression harmonique inhabituellement développée et
même un aigu isolé, triomphant, sur
un orchestre en point d'orgue–
chose parfaitement exotique au XVIIIe siècle, où le goût glottophile
révérait l'agilité virtuose, mais s'intéressait beaucoup moins aux
aigus glorieux isolés (on en trouve peu dans les partitions, ils sont
généralement des moments de passage, et pas des points culminants).
L'insistance me paraît à vrai dire d'une insolence plutôt inouï – ce
qui me rend même curieux des convictions politiques de Salieri.
L'un dans l'autre, on pourrait encore balancer sur le sens à donner à
tout cela, mais le Prologue (et, beaucoup plus rare, l'Épilogue) ne
laissent pas grand doute : la Nature prend elle-même la parole pour
expliquer comment tout cela fonctionne.
PROLOGUE :
Les atomes aléatoires
Les humains sont de petits vermissaux impermanents, c'est dit, et la
Nature ne s'occupe guère de leur attribuer des places, c'est entendu.
On note, au passage, que Dieu demeure présent (nommé plus
loin « Brama », mais le décalque est particulièrement transparent) ;
pourtant il reste simplement à l'état
de silhouette veillant aux cohérence des lois de la physique
(qu'il a ou non conçues, on ne nous le dit pas).
Ou encore :
Les hommes ne sont que des amas
mécaniques d'atomes, pis encore, des
parasites qui vivent au dépens des autres êtres vivants. Ce postulat
entre déjà en concurrence avec l'idée
de Providence, et indépendamment
du débat religieux que cela peut susciter sur l'éventuelle
contradiction avec l'interprétation du canon catholique, met en
question le fondement même du pouvoir du souverain, si celui-ci
s'appuie sur le sacré – si les choses sont disposées par hasard, ou du
moins mécaniquement, et non à dessein, comment justifier son rang
supérieur ?
Si jamais le spectateur choisissait d'y voir une allégorie
inoffensive du Destin à la manière des anciens, Beaumarchais élabore un
dialogue entre le Génie du Feu (le soleil, quoi) et la Nature, qui lève
toute ambiguïté :
… car la Nature se vante de s'amuser à mélanger les atomes et les
humains et à les jeter sur l'échiquier de l'existence sans plan
préalable. La leçon est explicite : les
Grands s'abusent s'ils croient
devoir leur rang à quelque mérite transcendant ou inné. Dans une
société encore fondée sur l'inégalité des conditions sociales et une
hiérarchie liée à la naissance et à l'onction du sacré, je suis assez
fasciné que la censure ait laissé publier et dire ces vers – même si la
veine philosophique, peu propice au débit de l'opéra, a été assez peu
goûtée des spectateurs (c'est aussi un moment moins inspiré de la
musique de Salieri, qui a fait ce qu'il a pu pour se tirer de cet objet
bizarre, à une époque où le matériau adéquat n'existait pas). Ce type
de discours abstrait est effectivement plus caractéristique de l'opéra
germanique avant-gardiste du début du XXe que de la fin du XVIIIe… et
toujours difficile à mettre en musique.
Il existe une édition purgée de cet endroit (humains dérisoires et
puissants abusés), mais c'est celle de l'anthologie des Didot en 1813,
après la mort de Beaumarchais et sous d'autres régimes monarchiques qui
ont imposé leurs modifications à leur tour (on en parle au §6, que je
publierai une autre fois). En 1787,
ce fut bel et bien publié comme je l'ai montré.
PROLOGUE : Discours de l'égalité des ombres
La suite du Prologue fait intervenir des
ombres, toutes identiques, choisies arbitrairement par la Nature
pour sa démonstration – c'estle
paride Così fan tutte
appliqué aux âmes ! La tonalité de l'ensemble, moins sarcastique
vis-à-vis de l'ordre établi, n'en demeure pas moins dans un style très Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme
: en dépit des hasards de la naissance, tous sont fondamentalement
égaux, de la même glaise mais aussi des mêmes vertus originelles.
Pour couronner le tout, on voit les ombres supplier la Nature de ne pas
les diviser ainsi (et cela suppose que les méchants tyrans sont
fondamentalement issus d'un Principe innocent ou gentil) :
Je reste là aussi un peu songeur : ces
temps plus heureux sont-ils
ceux où l'on peut écrire ces rêveries idéalistes sans être censuré
(donc le présent de l'auteur), ou ceux d'une autre ère à venir (qui
suppose, en bonne logique, la fin de l'aristocratie) ?
ÉPILOGUE et moralité
Après le couronnement de Tarare par le peuple, malgré lui, l'opéra se
clôt (chose à peu près sans exemple) sur un Épilogue en bizarre
apothéose, qui sert de moralité à l'apologue :
(avec un festival de coquilles dans le premier vers du duo)
« Mortel, qui que tu sois, Prince, Brame ou Soldat ;
HOMME ! ta grandeur sur la terre,
N'appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère. »
Voilà une conclusion idéologique assez martelée pour un spectacle
destiné au divertissement – et joué à l'Académie Royale de Musique…
Et pourtant, je n'affabule pas, la censure l'a bien lu :
3. Mais
que fait la police ?
Si
le remplacement de Dieu par des allégories est monnaie courante (sise
sur des théories élaborées de correspondances entre les fables
approximatives des Anciens et la vraie religion révélée, longuement
débattues au siècle précédent, en particulier pour les peintres), le
propos du caractère aléatoire de la
distribution des places sociales, et même de l'hérédité
(chaque humain provenant, dans cette représentation, d'atomes et
d'ombres tous frères), a quelque chose de profondément subversif, sapant méthodiquement tous les fondements naturels et spirituels
du pouvoir royal.
Je ne laisse pas de m'étonner que la censure n'y ait rien trouvé à
redire – cette période était-elle déjà si libérale, ou à vau-l'eau, que
les fonctionnaires missent le tampon sur une pièce qui laissait en
lambeaux le principe même d'aristocratie, tout en tournant le clergé en
ridicule ? (Car je n'ai pas insisté sur ce point, le pontife
méchant étant un motif habituel dans les opéras, mais les prêtres sont
ici particulièrement corrompus, se contentant d'abuser de leur pouvoir
pour rendre des oracles à leur guise !)
Beaumarchais semblait plus préoccupé (à
juste titre, si l'on en juge par le type de reproches ensuite reçus,
esthétiques et non politiques) par
l'absence de véritable divertissement final,
et par l'adhésion limitée du public à son ton philosophique, que par
l'opposition des autorités ou même la désapprobation politique.
À telle enseigne qu'il avait écrit une fin alternative où tout le monde
(même Urson, le chef des gardes !) pouvait chanter et danser pour
célébrer le nouveau souverain Tarare (qui règne tout de même « par les
loix & par l'équité ») et l'avait soumis, comme les autres
changements, à la censure pour agrément. Comme le dit Calpigi pendant
le divertissement du sérail : « Je dis… qu'on croira voir ces
spectacles de France, / Où tout va bien, pourvu qu'on danse. »
Beaumarchais, dans sa recommandation, indiquait préférer la fin
philosophique, mais accepter que l'autre soit jouée si nécessaire – le censeur valida les deux (et,
d'après ce que j'ai cru retirer des comptes-rendus d'époque, on joua la
version voulue par Beaumarchais, qui ne recueillit justement pas un
grand assentiment malgré le spectaculaire succès général de l'œuvre).
Tout éclairage d'un spécialiste de la période est évidemment bienvenu –
je n'ai rien trouvé dans les ouvrages spécialisés ; on y parle des
succès des représentations, éventuellement des amendements, mais rien
sur le caractère subversif du texte à l'époque de son écriture (qui
débute en 1774, donc pas tout à fait à la veille de la Révolution).
(Costume du ballet.)
=>
Et après ?
Deux
autres épisodes sont déjà prêts et
seront publiés en temps voulu (puis reportés sous cette première
notule).
¶ §4 et §5, aux origines de Tarare
: histoire de la commande (auto-saisine de Beaumarchais), les sources
littéraires (conte philosophique), les sens du mot (localité,
agriculture, interjection, projet de Beaumarchais).
¶ §6 et §7, l'accueil de Tarare
: réception du public, débats de censure (pas avec les autorités que
l'on aurait cru !) et, plus intéressant, les très nombreuses
altérations de l'œuvre sous tous les régimes politiques qui se
succèdent de l'Ancien Régime à la Restauration, période au cours de
laquelle Tarare est
régulièrement repris avec un succès qui ne se dément pas – et assez
tard pour qu'Adolphe Nourrit puisse le chanter !
Après cela, il restera quelques mots à dire du projet réel de
Beaumarchais (on n'aura parlé jusqu'ici que de ce que le public
en
perçoit, mais la volonté de l'auteur ne s'y superpose pas
complètement), puis à aborder la
musique,
où il y a énormément à dire
aussi, tant elle se distingue de son époque pour regarder vers la
logique du drame continu et total du milieu du XIXe siècle. (Préfigure
l'économie dramatique à l'œuvre chez Meyerbeer, Verdi ou Wagner.)
ÉPISODE 2 : l'histoire d'un nom et les mutations sous les sept-régimes
Sept régimes, c'est-à-dire monarchie, monarchie constitutionnelle, Convention, Directoire, Consulat, Empire, Restauration… chacun organisant au moins une reprise de Tarare… en en changeant la fin !
Voici donc la suite de la découverte de l'étrange Tarare. Dans le premier épisode – à la suite duquel cette nouvelle
notule vient d'être ajoutée, pour faciliter la lecture –, on s'était
attardé sur la doctrine philosophique semée dans l'ouvrage par
Beaumarchais. Cette fois-ci, c'est l'origine même du nom du héros, et
surtout la réception publique et politique, ainsi que les mutations
subséquentes de la pièce, qui vont nous occuper : tout cela tisse, vous
le verrez, une relation particulièrement étroite avec les événements
politiques du temps.
Pour vous permettre de suivre avec plus de facilité, outre le court
argument proposé dans la notule d'origine, vous pouvez trouver le texte
complet de la version de 1787 sur Google Books, ainsi que deux
versions, celle de Malgoire
publiée en DVD (chantée en volapük à l'exception de Crook et Lafont,
mais jouée de façon « informée ») ou celle, inédite, de Chaslin
(par une équipe francophone, mais orchestralement épaisse, plus
conforme au Gluck des années 60) – je conseille celle de Malgoire.
4.
Avant Tarare
Il
m'est un peu difficile de distinguer la légende de l'histoire avérée,
cela réclamerait plus ample investigation (et excèderait quelque peu
mon sujet), mais voici toujours ce qu'on trouve autour des origines de
l'opéra de Beaumarchais.
Tout débute avec Iphigénie en Aulide
dont la création à Paris en 1774
donne le coup d'envoi. Beaumarchais rencontre à cette occasion Gluck,
sans se présenter d'abord, et l'on raconte que celui-ci aurait
identifié l'auteur à ses opinions claires sur la musique ; ils auraient
alors projeté de faire un opéra ensemble. Beaumarchais achève très vite
sa version préparatoire en prose de Tarare,
mais lorsque le livret est achevé (c'est un mois après la création du Mariage de Figaro,
en 1784), Gluck décline très poliment en alléguant son âge – que ce
soit par peu d'intérêt pour des paroles en l'air aimablement prononcées
deux lustres plus tôt, par peu de conviction envers la matière très
particulière que lui soumet Beaumarchais, ou par réelle lassitude,
personne ne pourra jamais le déterminer sauf à ce que le chevalier
Gluck ait tenu un journal intime pas encore exhumé.
Le compositeur propose en revanche de lui envoyer son élève et protégé,
Salieri. Beaumarchais le reçoit
avec
une diligence et une chaleur dont l'intéressé se souvient des
années plus tard : logé chez Beaumarchais, et visité chaque jour par
son hôte constatant l'avancée des travaux, immanquablement félicité
avec
chaleur. La correspondance de Beaumarchais montre à ce propos
un enthousiasme sincère, manifestement heureux qu'un compositeur
s'investisse dans un projet qu'il n'avait pas les moyens de mettre
lui-même en musique (malgré sa volonté première, et quelques esquisses
musicales envoyées à Salieri pour la « chanson du Nègre » dans la
refonte de 1790), reconnaissant le dévouement de Salieri, renonçant
à bien des beautés qu'il avait écrites pour rendre les scènes plus
denses (obsession de Beaumarchais, on y reviendra).
(Maquette de costume de l'équipe de Louis-René Boquet pour la
création d'Iphigénie.)
5.
L'origine de la fable
Beaumarchais, dans une intrigue de sérail à la mode (avec un sultan
cruel, une amante captive, un ami de l'intérieur…) a en réalité
emprunté le nom de Tarare au
conte (assez long) Fleur
d'Épine d'Antoine Hamilton.
Le héros y est
aussi le conseiller (plutôt que le général) d'un Calife, mais le reste
de l'intrigue et des caractères sont bien différents : Tarare y est
bien plus osé et adroit, et il y est question de vie à la Cour, de
princesse et de sorcière…
Néanmoins, Beaumarchais n'en tire pas que la phonétique à la fois
exotique,
simple et sonore : à chaque fois qu'est désigné Tarare, la mention fait
entrer le sultan Atar, homme
féroce
et sans frein (dit le programme d'époque), en fureur ; et
souvent, comme chez Hamilton, le nom
de Tarare se répète comme en écho.
Ce n'est plus dans une accumulation comique de dialogues :
L'une des premières
apparitions de Tarare chez Hamilton :
Autre exemple d'écho :
… chez Beaumarchais au contraire, l'apparition du nom de Tarare, très
fréquente, surtout dans la bouche du sultan furieux, est toujours chargée d'éclat dramatique
– elle est même à deux reprises
l'origine de coups de théâtre !
D'abord au temple, à l'acte II : le Grand Prêtre Arthenée avait prévu
de faire promouvoir son fils Altamort chef de l'armée, mais le garçon
du temple, choisi pour sa simplicité, fait un étrange lapsus, repris
par les cris d'enthousiasme du peuple et de la garde.(Difficile de
réentendre ce nom sans avoir ces chants à l'oreille, par la suite…)
[[]]
Nicolas Rivenq, Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen
1988.
Puis, à l'acte III, les couplets où Calpigi raconte sa triste vie sur
un mode plaisant, afin de réjouir
la Cour du Sultan et célébrer la noce forcée au sérail d'Astasie,
bien-aimée de
Tarare : le seul mot interrompt la fête en précipitant le souverain
comblé dans une fureur meurtrière (manquant d'occire ses serviteurs au
hasard dans une scène subséquente). Et, à nouveau, le nom passe sur
toutes les lèvres.
[[]]
Successivement Eberhard Lorenz, Zehava Gal, Jean-Philippe
Lafont, Anna Caleb,
Deutsche Händel Solisten, Jean-Claude Malgoire, Schwetzingen 1988.
Une belle réexploitation théâtrale du principe, donc.
Au demeurant, « tarare » est un
véritable mot, qui dispose de plusieurs significations :
il n'y a pas de relation avec la ville du Rhône, près de
Lyon d'un côté, de Montbrison
de l'autre (où ni Beaumarchais ni Salieri n'ont jamais dû mettre les
pieds), ni (malgré l'hypothèse d'Hélène Himelfarb, séduisante mais pas
vraiment concordante avec les écrits de Beaumarchais lui-même sur la
question) avec la machine
agricole (une vanneuse, alors novatrice, on en trouve des
planches dans l'Encyclopédie).
En revanche, le sens qui ne devait pas manquer de frapper les oreilles,
surtout dans ce contexte répétitif, est celui de l'interjection tarare, un équivalent de tralala
– aussi
bien pour les refrains des chansons que pour signifier « mais bien sûr,
cause toujours ». Les auteurs des huit parodies de l'ouvrage ne s'y
sont pas tompés, renommant le héros Gare-Gare, Fanfare, Bernique, et
plus proche encore, Turelure ou Lanlaire. Remplacez Tarare par Taratata
ou Lanlaire dans les extraits précédents et observez l'effet.
(Cliquez sur la carte pour l'afficher.)
Ce résultat n'était pas dû à une imprudence de Beaumarchais : il
explique en effet dans sa correspondance qu'il souhaitait voir s'il
pouvait mener le public à estimer ce
nom
qui n'était rien (ce qui cadre au demeurant parfaitement avec le propos
philosophique de la pièce) ; il revendique aussi d'avoir voulu « égayerle ton souvent un peu sombre que
l'intérêt m'a forcé d'employer » par l'apparition et la répétition de
ce nom un peu dérisoire.
Cela lui fut bien sûr reproché lors des premières représentations : non
seulement le sujet (il est vrai qu'il tient un peu du
vaudeville-au-sérail), mais aussi le nom du héros, assez peu dignes de
l'Académie Royale de Musique – où l'on jouait les œuvres sérieuses,
héritières des tragédies en musique de LULLY, continuant généralement à
reprendre les sujets mythologiques.
6.
Quel
accueil pour Tarare en 1787 ?
Je reviendrai plus tard sur la musique,
mais elle a généralement été
considérée à l'époque (à grand
tort) comme assez plate, trop peu
mélodique, sans doute parce que son geste de composition continue a
paru assez exotique en un temps où l'ariette était toute-puissante, et
où la critique ne jurait que par Gluck (avec un parti pris assez outré
qui ne laisse pas d'étonner vu les similitudes, voire les qualités
supérieures de ses collègues en exercice à paris). Sans surprise, on a
particulièrement goûté les couplets de Calpigi « Je suis né natif de
Ferrare » (fondé sur un simple balancement en 6/8 ; tout à fait
strophique, avec un refrain en sus à l'intérieur de chaque couplet –
l'une des pages les plus simples de l'opéra).
L'accueil réservé au livret
est autrement intéressant. On a beaucoup moqué ses vers mal faits ou
assez impossibles, et il est vrai que la syntaxe est quelquefois bien trop longue pour le débit
parlé, et encore plus chanté : Mais
pour moi, qu'est une parcelle, / À travers ces foules d'humains, / Que
je répands à pleines mains, / Sur cette terre, pour y naître, / Briller
un instant, disparaître, / Laissant à des hommes nouveaux, / Pressés
comme eux, dans la carrière, / De main en main, les courts flambeaux /
De leur existence éphémère. Par ailleurs, on le voit bien, en
plus de ces mots trop éloignés les uns des autres, le caractère abstrait du propos rend difficile de
suivre si on manque un mot. Quinault avait très bien théorisé (et
réalisé) le fait qu'utiliser un vocabulaire limité et des expressions
figées permettait au public de suivre même en passant à côté d'une
syllabe ou de quelques mots… Ici, même en ayant tous les mots, il faut
convoquer une sérieuse dose de concentration pour suivre – à la
lecture, ce n'est pas bien compliqué, mais au rythme distendu imposé par la présence
de musique, même avec une diction parfaite, et même en ayant
déjà lu le texte, c'est un véritable
défi !
Les contemporains ont aussi été assez dubitatifs sur l'ambition totalisante de ce drame
(intrigue héroïque très sérieuse, mais mêlées de beaucoup de pitreries,
de scènes de quiproquos, et littéralement bardé, sur ses extrémités, de
philosophie). Ainsi la Nature
devisant avec le Génie du feu des causes des rangs humains et des
caractères, de la naissance et du mérite individuel, en jouant avec des
Ombres indistinctes figurant les futurs protagonistes du drame. Même
les passages censément mélodiques se répandent en références aux
théories scientifiques existantes : Froids
humains, non encore vivants ; / Atomes perdus dans l'espace : / Que
chacun de vos éléments, / Se rapproche et prenne sa place / Suivant
l'ordre, la pesanteur, / Et toutes les lois immuables / Que l'Éternel
dispensateur / Impose aux êtres vos semblables. / Humains, non encore
existants, / À mes yeux paraissez vivants. C'est la figure
traditionnelle de l'invocation des Ombres ou des Enfers, un classique
depuis Lully (même si sensiblement moins en vogue dans ce dernier quart
du XVIIIe siècle), mais dans une forme qui ne cherche plus l'effet sur
le spectateur, et vise plutôt une sorte
de pédagogie – on pourrait quasiment parler de vulgarisation.
On a donc, comme pour Scribe, tiens donc, particulièrement admiré le
sens dramaturgique de Beaumarchais, avec
ses grands coups de théâtre, sa tension permanente, et le débat n'a pas vraiment insisté sur la
portée politique de ce tyran déchu, remplacé par un monarque
sans naissance élu pour ses vertus, ni sur la moralité faisant l'éloge
du caractère contre le rang.
Tarare produit en tout cas une
très substantielle recette, et
Grimm note même l'intérêt
extraordinaire du public dans sa Correspondance :
Les spectateurs, que l'on voit se renouveler à chaque
représentation de cet opéra, l'écoutent avec un silence et une sorte
d'étourdissement dont il n'y a jamais eu d'autre exemple à aucun
théâtre.
Les rapports du temps attestent que le concours était tel
que l'on avait prévenu qu'il était indispensable d'avoir déjà réservé,
qu'on ne laisserait pas entrer les habituels titulaires de faveurs et
d'exemptions, et qu'une garde de 400 hommes avait été dépêchée pour
contenir la foule qui se pressait pour essayer d'entrer le jour de la
création.
Les lettrés ont pu se moquer de certains aspects, mais Tarare fut un succès public assez considérable.
On trouve d'ailleurs quantité
d'arrangements de l'Ouverture, d'airs vocaux (les plus légers,
notamment Ainsi qu'une abeille
et bien sûr Je suis né natif de
Ferrare) ou d'airs de danses pour des exécutions domestiques
(violon-piano, violon-alto, etc.), des
parodies (7 dans l'année 1787, alors que la création n'avait eu
lieu qu'en août !), et même un
ouvrage de critique artistique du Salon
de peinture de 1787, consistant en un dialogue entre Tarare (l'ingénu
qui apprécie les qualités) et Calpigi (l'esthète italien informé et
exigeant). Le second volume de cette œuvre anonyme, reproduit
ci-contre, débute même avec plusieurs références directes au contenu de
l'opéra, notamment les origines géographiques des deux personnages et
le Ahi povero ! tiré du
refrain de l'histoire de Calpigi à l'acte III.
Plusieurs sources déclarent que Beaumarchais avait retiré l'œuvre de
l'affiche dès novembre, en raison d'une certaine incurie des acteurs au
fil des représentations, mais on trouve trace de 33 représentations
pour cette première série, qui s'étend jusqu'en 1788… Je ne peux pas me
prononcer, en l'état, sur les raisons de l'interruption des
représentations.
Plus encore que le contexte de la création, l'histoire des reprises est
assez fascinante, et très contre-intuitive :
7.
Quatre
reprises pour Tarare, sous
quatre nouveaux régimes politiques :
¶En 1790, ère de monarchie
constitutionnelle, Beaumarchais étoffe le final de l'ouvrage (renommé Tarare ou le Despotisme – le titre complet étant à
l'origine Tarare ou le roi d'Ormus)
en faisant régner le nouveau
souverain par le Livre de la loiqu'on lui remet, et les ordres de l'État se mêlent dans une
ronde en chantant sa louange, lui recommandant de veiller à l'équité.
On y trouve aussi de nombreux reflets des prises de position du temps :
— Tarare libère les brahmines et les bonzes
de leurs vœux, car les vrais
citoyens, ce sont les époux et les pères. (Autrement
dit, il recommande aux moines de se mettre à fricoter – écho au mariage des
prêtres.)
— Il permet le divorce à
Spinette et Calpigi (castrat devenu eunuque), le tout assorti de danses
comiques mimant la séparation de couples.
— Il accorde sa protection aux nègres(il reste une ambiguïté sur leur
affranchissement…). L'image que se fait Beaumarchais de ces peuples se
lit
dans le projet d'ariette qu'il envoie à Salieri en 1790 (en lui
fournissant un projet de mélodie tiré de sa transcription d'un air
traditionnel) :
(exemple précoce du style proto-banania)
Par ailleurs, Salieri a pour l'occasion totalement récrit l'Ouverture.
Dans cette version de 1790, Beaumarchais continue sa pédagogie en
lançant quantité de maximes dans
son final, adapté à la politique du temps : « La liberté n'est pas
d'abuser de ses droits », « La liberté consiste à n'obéir qu'aux lois
», « Licence, abus de liberté, / Sont les sources du crime et de la
pauvreté », en mettant en scène une foule désordonnée que les soldats
font doucement reculer.
Étrangement, ce n'est pas
Ignorez-vous, soldats usurpant le pouvoir / Que le respect des rois est
le premier devoir ? qui attire les réserves de Sylvain Bailly,
maire de Paris, mais Nous avons le
meilleur des rois / Jurons de mourir sous ses lois, qu'il
demande à Beaumarchais « de changer et d'adoucir » afin de permettre la
reprise.
La pièce est jouée régulièrement
jusqu'à la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, dans une atmosphère houleuse
(indépendamment du très grand succès
public, que les démonstrations politiques ne doivent pas
occulter), chaque parti
s'élevant pour ou contre chacun de ces tableaux (dans un beau tapage
lors des premières représentations, tradition qui ne date pas d'hier) : le loyalisme
de Tarare, la monarchie constitutionnelle, le mariage des prêtres, le
divorce, la semi-émancipation des esclaves (hardie pour les uns, timide
pour les autres), la restriction des libertés pour la paix civile… en
convoquant les grands sujets du temps, Beaumarchais fait de son opéra
un lieu de débat. Mais c'est à dessein : il a semble-t-il dépêché des
huissiers à plusieurs reprises pour contraindre les acteurs à conserver
le texte écrit.
¶ En 1795,
la Convention souhaite
reprendre la pièce (dont les décors et costumes ont coûté fort
cher), avec les aménagements nécessaires à la nouvelle situation
politique. Beaumarchais, alors en exil, s'y oppose, mais on se doute
bien que ses désirs étaient peu de chose en la circonstance. En
cherchant un peu plus de précisions, j'ai pu trouver un acte qui
atteste des négociations : Mme Beaumarchais obtient des officiels de la
Convention finissante un acte (reproduit ci-dessous, je le trouve assez
éclairant) dans lequels ceux-ci s'engagent à ne pas retenir contre son
mari les répliques qui pourraient être considérées comme offensantes,
et à prendre sur eux la responsabilité des réactions au texte de
l'opéra. Par ailleurs (et ceci paraît contradictoire), ils affirment le
principe que l'auteur pourra demander les changements de son choix, et
même rétablir le Prologue (il est vrai pas du tout gênant, sa
philosophie compromettant surtout la monarchie héréditaire). Pourtant,
il n'a pas été joué alors que Beaumarchais y tenait beaucoup ; je
suppose (sans fondement particulier, dois-je préciser) que Beaumarchais
n'a pas voulu s'attirer davantage d'ennuis alors que d'autres
acceptaient de prendre les risques. Par ailleurs, son épouse lui avait
quelques mots rassérénant sur la cause de cet abandon : « ce prologue est d'une
philosophie trop supérieure aux facultés des individus composant
maintenant l'auditoire , [...] le sublime est en pure perte » ;
peut-être s'est-il rendu à cette conclusion.
(Cliquez sur les deux premières vignettes pour les voir en
pleine page.)
C'est son ami Nicolas-Étienne Framery,
auteur de livrets de comédies à ariettes puis d'opéras comiques
(notamment avec Sacchini, et même pour son sérieux Renaud), traducteur d'opéras
italiens (dont les airs du Barbier
de Séville de Paisiello) et du Tasse, surintendant de la musique
du comte d'Artois, fondateur d'une société d'auteurs et compositeurs
dramatiques chargée du (difficile) recouvrement des droit, auteur d'un Avis aux poètes lyriques, ou De la
nécessité du rythme et de la césure dans les hymnes ou odes destinés à
la musique, aussi l'un des rares commentateurs du temps à
s'occuper précisément du contenu musical et pas seulement de sa
description littéraire, qui opère les nombreux amendements au livret.
Évidemment, une fois que le sultan s'est donné la mort, Tarare ne peut
accepter l'hommage de son peuple : «
Le trône ! amis, qu'osez-vous dire ? / Quand pour votre bonheur la
tyrannie expire, / Vous voudriez encore un roi ! » et à la
demande d'Urson « Et quel autre sur
nous pourrait régner ? », de répondre « La loi ! ».
C'est là que se produit l'inversion
étonnante : Tarare,
mettant ouvertement en cause la monarchie héréditaire, remplacée par
l'acclamation d'un homme sans titres nommé Taratata Koztužur (la
signification du mot « tarare »), n'avait pas produit de scandale
politique en 1787 – on s'est moqué de sa philosophie et surtout de ses
vers, mais on ne s'est guère récrié (semble-t-il : je n'ai pas lu tout
ce qui a été produit, ce serait un travail à temps plein, un peu
excessif dans le cadre d'une notule) contre ses opinions sur le
meilleur gouvernement des hommes.
En 1795, le public réagit vivement aux vers du cinquième acte, chantés
par un Citoyen :
Sur le tyran portons notre
vengeance, Du long abus de la puissance Tout le peuple à la fin est las.
… en l'appliquant à la Convention ! C'est-à-dire que tout
l'appareil de propagande anti-monarchique était systématiquement
utilisé, par le public, contre le pouvoir actuel (et déclinant), qui
venait de promulguer la Constitution de l'an III – dans laquelle était
prévue la réélection forcée des deux tiers des membres de la
Convention. Alors que le pouvoir voulait renforcer sa propagande en
faisant tonner l'opéra contre les rois, il offre au public l'allégorie
de son propre régime – à travers l'image de la royauté, un
comble.
Pourtant, en 1787, la censure le lisait avec attention, et Beaumarchais
sortait d'un de ses nombreux procès… mais le scandale ne s'est pas
allumé où l'on aurait cru.
C'est l'une des choses les plus intriguantes à propos de Tarare :
les royautés et l'Empire se sont assez bien accommodés de son propos
sédicieux, dont fut surtout victime, paradoxalement, la Convention.
¶ En 1802,
sous le Consulat, l'ouvrage est repris avec les modifications
politiques afférentes (c'est après la mort de Beaumarchais), puis en 1819 sous
Louis XVIII, où, comprimé en trois actes et tout à fait amputé
de ses composantes philosophiques, Tarare
reprenait sa place d'opéra sans conséquence – son héros se prosternant
à la fin devant le tyran repenti, qui lui rend son commandement
militaire et sa femme. La bonne fortune de Tarare se poursuit, sans que
j'aie connaissance des adaptations exactes, avec des reprises en 1824, 1825, 1826,
également à Londres
(1825) et Hambourg (1841),
longévité tout à fait exceptionnelle
pour un ouvrage des années 1780,
et par-dessus quel nombre de bouleversements politiques !
Même si Beaumarchais en fut la première victime, il ne faut pas croire
qu'il n'ait pas cherché à tirer parti de ces fluctuations du pouvoir ;
en 1789, briguant le poste de représentation de la commune, il souligne
dans un mémoire que Tarare
avait préparé, et même hâté la Révolution :
Ô citoyens, souvenez-vous du temps où vos penseurs,
inquiétés, forcés de voiler leurs idées, s'enveloppaient d'allégories,
et labouraient péniblement le champ de la révolution ! Après
quelques autres essais, je jetai dans la terre, à mes risques et
périls, ce germe d'un chêne civique au sol brûlé de l'Opéra.
L'influence de Tarare se mesure, outre à son affluence initiale et à
ses nombreuses reprises, au généreux amoncellement de parodies, dès les premiers mois :
créé à l'été 1787, l'opéra dispose de pas mois de 7 parodies à la fin
de l'année : Bernique ou le Tyran
comique, Lanlaire ou le Chaos,
Fanfare ou le Garde-Chasse, Colin-Maillard, Bagarre, Ponpon, Turelure ou le Chaos perpéturel –
on peut voir les références diversement précises au projet de
Beaumarchais. S'ajoute Gare-Gare
pour la reprise de 1790.
7. Le
projet de Beaumarchais
Dans les prochains épisodes, on reviendra sur les motivations de
Beaumarchais, les idéaux à l'œuvre, les conditions d'élaboration. Puis
il sera temps d'approcher de plus près la musique et son projet
étonnamment wagnérisant. Avec un peu de patience.
Cette notule, bien que comportant des extraits de partitions, se veut accessible pour tous… n'hésitez pas à faire des remarques s'il reste des points d'obscurité. (En l'occurrence, pour utiliser l'image, il suffit d'être conscient qu'une partition se déroule chronologiquement de gauche à droite, et de suivre les entrées des instruments. À défaut, l'extrait sonore devrait de toute façon se montrer suffisant.)
1. Ce que tout le monde se demande sur Mozart
La question est souvent posée : qu'est-ce que Mozart a de si différent ? Et, de fait, elle n'est pas injustifiée : après tout, on trouve personnalités fortes et audaces chez certains de ses contemporains, au cœur de la période la plus homogène de l'histoire de la musique (le classicisme du second XVIIIe). Pas seulement les facéties de Haydn, qui sont assez subtiles et demandent quelques notions d'analyse musicale, mais rien que la mélodie continue de Tarare (un flux semi-mélodique aboutissant à des sortes d'ariosos, comme le fera Wagner pour le style romantique) ou les Variations sur la Follia de Salieri (l'invention de l'orchestration !), ou le déjà romantique Oberon de Pavel Vranický (du vrai Weber de premier choix… en 1780).
Et bien sûr Mozart lui-même : les gammes modales (différentes « versions » qui s'éloignent de la gamme standard) dans la scène du Commandeur, l'orchestre dégingandé où les mesures se superposent dans le final du premier acte de Don Giovanni (« invention » de la « musique subjective », représentant sa propre perception déformée), les tournures mélancoliques dans les opéras gais (Così fan tutte, bouffonnerie déchirante), le fugato échevelé qui clôt la 41e Symphonie en en mêlant tous les motifs simultanément…
Évidemment, la réponse magique sur la Grâce reçue de Dieu ou de l'Esprit de la Musique n'est pas très convaincante, et tout n'est certes pas du même tonneau chez Mozart — même si, comme pour Schubert, les dernières années ne contiennent quasiment que de très hauts chefs-d'œuvre. À l'inverse, ce n'est tout de même pas pour rien (comme chaque compositeur devenu et resté célèbre) qu'il tant admiré chez les érudits et immédiatement séduisant pour l'ingénu.
C'est en réalité la même chose qui les intéresse, comme on va le voir.
2. En musique, d'où vient l'émotion ?
D'une manière plus générale, on se dit quelquefois, tellement la nuance entre l'ennui et l'extase paraît insaisissable, que l'émotion dégagée d'une musique dépend plus ou moins d'une fibre personnelle, de l'énergie des interprètes… C'est vrai pour partie : personne ne reçoit les mêmes sons de la même façon, selon son vécu, sa norme sonore, sa perception purement physique ; de même, une corde mise en vibration avec enthousiaste s'entend comme telle.
Néanmoins, il existe tout de même des faits objectifs qui peuvent être identifiés, dans une partition. C'est l'exemple qu'on va tenter ici, répondant à la fois à la singularité de Mozart et à la naissance de l'émotion.
3. La preuve par l'exemple
Nous sommes dans la Clémence de Titus. Au début de l'acte II, son ami Sextus (Sesto) est arrêté pour avoir participé au complot contre sa vie, par amour pour Vitellia (mais ça, personne ne le sait). La réplique de Sextus qui débute l'extrait (le passage inscrit sur la partition débute à partir de 0'24) insiste sur son sacrifice pour Vitellia : il va mourir, et personne ne saura qu'elle était l'instigatrice du complot. Suit la réplique de Vitellia en aparté : « Il marche à la mort pour moi, / Où puis-je me cacher ? ».
Le but va être de montrer que Mozart ne fait pas qu'accompagner de jolies mélodies, mais suggère des émotions par des procédés qui peuvent passer d'abord inaperçus.
Kate Lindsey (Sesto), Karina Gauvin (Vitellia), le Cercle de l'Harmonie et Jérémie Rhorer dans la version captée en décembre 2014 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. Choisie pour sa lisibilité, on perçoit particulièrement bien les événements orchestraux dans ce passage.
Il y aurait déjà beaucoup à dire sur la qualité de la réplique de Sextus, et par exemple les rythmes plaintifs et un peu déhanchés qui l'accompagnent : la basse fait note-silence-note, comme pour une marche implacable, tandis que les violons font silence-note-note, davantage comme une plainte, les deux se superposant. En marron sur la partition.
Sextus vient donc de faire ses adieux.
1 – Sur la dernière note, les violons passent en doubles croches (deux fois plus vite) : changement de caractère, qui traduit l'agitation. 1 – L'accompagnement est plus bref que la note chantée, mais celle-ci est doublée par les cors. La note tenue donne un sentiment d'attente, fait naître la tension.
2 – Les cors font un accent dramatique qui préparent la couleur de la réplique de Vitellia. 2 – La basse (violoncelles et contrebasses) est altérée et annonce une modulation : on va changer de tonalité, de couleur et d'univers sonore. 2 – Entrée du premier basson qui renforce la même note tenue par les violons et les cor. Le basson, outre qu'il va colorer de façon plus sombre la pâte orchestrale, est aussi l'instrument funèbre par excellence depuis très longtemps — seul instrument des requiems espagnols de la Renaissance, doublant la ligne de basse, ou utilisé pour les Enfers et les déplorations (« Scherza, infida » dans Ariodante, « Tristes apprêts » dans Castor & Pollux !).
3 – Entrée de Vitellia. En anacrouse, c'est-à-dire avant la mesure principale, de façon à donner de l'élan. Le procédé est très commun (on segmente très souvent les mélodies en mélodies avec anacrouse et mélodies sans anacrouse, un peu comme les vers avec ou sans Auftakt en allemand. Ici, cela permet aussi à Mozart d'éviter de submerger l'auditeur sous les informations, et ménage de l'espace pour l'effet 4, le point culminant de ce moment.
4 – Le second basson entre à son tour sur le premier appui fort des mots de Vitellia. Il entre avec douceur, mais sur une note étrangère à l'accord, qui dissone (sur un accord de mi bémol mineur, déjà assez rare et considéré comme particulièrement désespéré).
C'est le point culminant de l'extrait : tout ce qui était avant faisait monter la tension… ici, elle est à son comble, parce qu'au lieu de débuter une nouvelle mélodie normalement, elle reste chargée de la tension qui précède, à cause de cette note étrangère assez inhabituelle dans la littérature classique. Nous ressentons cette fêlure, mais pour les oreilles d'alors qui n'avaient pas encore entendu le Sacre du Printemps (ni même les symphonies de Schumann !), ce devait être particulièrement spectaculaire.
Comble du raffinement, sur quel mot tombe cet effet de discordance, où les deux bassons, contrairement à ce qui est attendu, se disjoignent et « frottent » au lieu de se fondre l'un dans l'autre ? Sur le mot « moi », bien sûr. La musique figure littéralement le déchirement de Vitellia, déchirée entre son intérêt personnel et le désir de faire justice à Sextus, se blâmant de sa lâcheté, de séparant d'elle-même.
Parfois, on vous pose des questions simples, qui peuvent paraître des inepties… et qui ouvrent de petits fossés pas si évidents à combler. C'est ce qui arrive lorsqu'on se fait interroger sur le « style révolutionnaire » en musique : bien que la réponse soit relativement ferme, cette corrélation ouvre des perspectives assez stimulantes.
Pour accompagner votre lecture : s'il existe une musique révolutionnaire, c'est bien Le Triomphe de la République ou Le Camp de Grand Pré, grand oratorio profane (appelé divertissement lyrique) de François-Joseph Gossec. Vous y entendrez successivement le culte de la nature, le dévouement patriotique des gens simples, les chansons et danses populaires, l'appel aux armes, la descente de la déesse de la Liberté, sur une musique encore tout à fait classique – quoique le premier ensemble au Soleil annonce un peu la manière romantique.
Tiré de l'enregistrement de Diego Fasolis chez Chandos, le seul jamais réalisé (vous y retrouverez notamment Salomé Haller, Philippe Huttenlocher et l'inimitable Guillemette Laurens).
Je suppose que cela a bien été documenté par la recherche musicologique, et j'avoue que vu le peu de matériel aisément disponible jusqu'à une date très récente (Bru Zane pour les disques, les numérisations progressives des grandes bibliothèques pour les partitions), je n'ai pas encore eu le loisir d'aller fouiner très longuement autour de cette question. Ce seront donc des remarques fragmentaires, à partir de quelques faits qu'on peut observer dans les oeuvres disponibles à l'écoute (disques et bandes radio) ou à la lecture des partitions accessibles sans passer sa vie au Plessis.
1. Problèmes
D'abord, pour être tout à fait clair, il n'existe pas de tel style, ni pour les spécialistes (à ce qu'il m'en a semblé), ni en regardant soi-même dans la production de cette époque. Néanmoins, la question soulève beaucoup d'enjeux très intéressants sur le rapport de la musique avec les circonstances politiques et les autres arts.
À gauche, un perfide ci-devant ; à droite, un sanguinaire sans-culotte (qui vient manifestement d'achever un Te Deum, mais ça, c'était avant Damas).
Je vois deux raisons assez évidentes d'affirmer, d'emblée, la difficulté d'établir un « style révolutionnaire » :
a) Malgré son importance, le phénomène politique ne concerne directement que la France ; les autres nations européennes étaient certes affectées, mais perpétuaient le même système de commandes d'aristocrates sous forme de mécénat, et la même économie des théâtres. Il y aurait sans nul doute des observations très intéressantes à fournir sur la disparition ou la rémanence des loges à l'année avec l'exil des anciens titulaires, mais je n'ai pour l'heure pas d'éléments sur ce sujet et m'en tiendrai donc à la production musicale elle-même.
On imagine de toute façon difficilement (et cela se vérifie en ouvrant les partitions) que les compositeurs d'Europe se mettent à écrire, quel que soit le pays, les opinions de leurs commanditaires et les leurs propres, de la musique révolutionnaire pour faire plaisir aux Français.
b) La France a toujours été à part de l'Europe en matière musicale, même à l'époque de son plus intense rayonnement. Elle a influencé çà et là la culture sonore de villes, de compositeurs, d'œuvres isolés, mais son style est resté assez profondément autonome, tout en suivant l'évolution des styles de la Renaissance au Romantisme. Quelle qu'ait été la place des idées des Lumières ou de la Révolution en Europe, la France garde de toute façon son idiosyncrasie musicale pour très longtemps (ce n'est qu'à partir du milieu du XXe siècle qu'elle se dissout largement, et qu'il devient difficile de la distinguer des autres nations musicales).
c) La musique a toujours été en décalage avec son temps, et même avec les autres arts. C'est un fait mesurable et intéressant : le style de la musique révolutionnaire est encore celui de Marie-Antoinette, de même que la musique de Louis XIII est encore largement "renaissante", que la musique des tragédies classiques sous Louis XIV est aujourd'hui classée comme de "baroque" (même si cette étiquette a posteriori est discutable), etc. A l'époque où Goethe écrit Werther, la musique de l'Europe, ce sont des galanteries mannheimoises – il suffit d'écouter la simplicité joviale de la musique (pourtant dense) de Gaetano Pugnani pour accompagner une version scénique du roman.
Je suppose que, la musique étant l'art qui a le moins de lien avec le sens (elle ne représente pas forcément quelque chose, contrairement à la littérature et aux arts visuels – du moins avant le XXe siècle), elle n'évolue pas de façon aussi rapide. Elle se fonde profondément sur l'instinct et la tradition, bien plus que les autres arts (il est plus facile de s'habituer à l'écriture automatique ou à l'abstraction visuelle que l'atonalité, qui paraît immédiatement déprimante ou agressive...), et repose sur des schémas (comme un syntaxe) beaucoup moins souples et interchangeables, plus difficiles à changer que la parole ou la vision. Son plaisir vient de l'acquisition héréditaire de la signification de certains enchaînements, et c'est probablement pourquoi son évolution est nécessairement lente.
Déjà, structurellement, on voit bien que vu la courte durée de la période révolutionnaire, on pourrait difficilement aligner la création musicale européenne sur la politique française d'une décennie.
Mais on peut s'interroger, au delà de la période elle-même, sur l'impact de la Révolution dans l'imaginaire des musiciens, et les potentielles hardiesses et réformes qu'elle aurait autorisées.
Voyons donc.
2. Les Philosophes
La Révolution française intervenant au terme d'un processus de remise en question du pouvoir monarchique (je ne suis pas compétent pour certifier les liens entre les deux faits, vu le nombre de théories historiographiques en circulation), on peut être tenté de chercher des altérations de la théorie musicale chez les grands théoriciens qui ont présidé aux Lumières.
En France, les plus célèbres étaient en fait assez nuls en musique, et leurs goûts assez homogènes : tournés vers la facilité séductrice des mélodies de la musique italienne – qui n'avait pas du tout la même complexité comparative qu'au XVIIe siècle. Je me contente donc de convoquer Rousseau, le principal informé en la matière.
Jean-Jacques Rousseau, lui-même musicien, théoricien et compositeur, était lui aussi partisan de la musique italienne, et vigoureux contempteur de la musique française. Ses arguments étaient les mêmes que ceux de ses contemporains moins informée : la musique italienne était considérée comme plus mélodique, plus simple, plus directe, une sorte de retour à la nature, ou du moins à une forme d'authenticité. Un peu comme ceux qui protestent contre l'atonalité artificielle aujourd'hui.
La musique française, au contraire, était conçue pour servir des poèmes dramatiques, fortement codifiés, chantés avec un mode de déclamation expansif et artificiel, jugé geignard ou criard par nombre de contemporains. Un art formel, dont la complexité s'est renversée par rapport au début du siècle où le style italien était rejeté comme trop modulant – depuis Rameau (et l'évolution toujours plus vocale du seria italien), c'est l'inverse.
On pourrait donc être tenté de croire que Rousseau souhaitait par là une démocratisation de la musique ; rien de plus anachronique. Il s'agissait d'une querelle réservée à l'élite, faisant s'affronter le Coin de la Reine (des partisans de la musique italienne) au Coin du Roi (du côté de la musique française officielle) ; ces débats avaient lieu dans des salons débordant d'aristocrates, à coup de rhétorique – on peut s'amuser à relier les différents genres musicaux à des visions du monde. Pour Rousseau le lien avec son exaltation de la nature (comme modèle social ou éducatif, mais aussi comme objet d'émerveillement) et son goût des systèmes simples (en politique, cela se manifeste par la magie de la volonté générale) est assez évident, puisque la moindre sophistication de la musique italienne, moins contrainte et moins « fardée », est censée manifester plus de « vérité » et toucher plus directement au cœur. D'une certaine façon, la dispute opposait les musiciens (puisque, à l'exception d'intermèdes, la musique des scènes officielles était de style français, plus ou moins influencé par l'Italie) aux philosophes (les plus célèbres d'entre eux étant du côté de la seule musique qu'ils pouvaient comprendre, les pauvres).
Par ailleurs, l'Académie Royale de Musique donnait des représentations des nouveaux opéras à Paris, ouvertes au peuple. L'enjeu n'était donc absolument pas la diffusion. On pourrait davantage s'interroger sur la fin de la polyphonie dans les oeuvres sacrées au cours du XVIIe siècle (outil de la Contre-Réforme), ou sur les cantates sacrées (parfois subversives...) du XIXe siècle, qui avaient effectivement un impact sur la perception d'un vaste public. Mais pas la musique défendue par Rousseau.
Quant au système de notation proposé par Rousseau (à base de lettres et chiffres, un peu comme pour LilyPond), il s'agit d'une rationalisation, complètement dans l'esprit des Lumières, visant à remplacer la répétition de la Tradition par la simplicité de la Raison, mais qui n'est pas du tout assimilable à un projet de battre en brèche l'influence musicale de l'aristocratie. De toute façon, sa simplicité (utilisant les degrés de la gamme plutôt que les notes) la rendait surtout exploitable pour noter des mélodies simples, donc plutôt adaptée à la musique italienne qu'aux fréquents changements de mesure et aux raffinements harmoniques de Rameau, Leclair ou Mondonville – les modulations (changements de tonalité) rendent ambiguës la notation rousseauiste, pour ce que j'ai pu en voir.
3. Le tellurique Beethoven
Beethoven incarne un bouleversement quasiment sans exemple dans l'histoire de la musique – même Wagner, qui conduit le système tonal vers une sophistication qui aboutit en peu d'années à une perte de repères assez totale, ne change pas à ce point la logique profonde de l'acte de composition : Beethoven inaugure, d'une certaine façon, le désir de singularité du langage de chaque compositeur ; et plus une singularité de l'ordre de la variation, mais vraiment du contraste.
En ce sens, Beethoven, bien plus que la musique de la période du Sturm und Drang qui s'intéresse aux tonalités mineures et aux émotions un peu plus sombres, mais qui demeure résolument classique dans sa forme, ouvre le romantisme musical. Après nombre d'œuvres isolées d'autres compositeurs fondamentalement classiques (quelques exemples plus loin).
Néanmoins, on peut difficilement relier ses opinions politiques sur le jeune Bonaparte avec la démarche interne de sa musique : Beethoven était hors de la sphère d'influence française, et ne cherchait pas à écrire de la musique d' « idées », sauf peut-être à la fin de sa vie (Neuvième Symphonie, mouvement lent du Quinzième Quatuor), à une époque assez éloignée des événements, et dans un style déjà tout à fait romantique.
D'une manière générale, de toute façon, les innovations de Beethoven sont liées à une pensée nouvelle de la construction musicale (notamment l'importance de motifs courts comme base du discours, quelle que soit la structure générale), et à ses explorations... Une nécessité profondément musicale, qui n'a pas vraiment de lien avec un quelconque référent de la vie réelle ou même des autres arts.
Après avoir regardé le contexte d'hier et d'aujourd'hui, le livret, la musique... un mot sur les représentations du Théâtre des Champs-Élysées, un petit événement.
Dans le genre patrimonial, mais qui pourrait s'imposer à nouveau durablement au répertoire, Les Huguenots mériteraient de quitter définitivement le purgatoire et de revenir à Paris... en attendant, c'est fait pour La Vestale, même s'il n'y aura pas de reprise avant longtemps.
L'Ouverture et le grand air de Julia dans cette production. Amusant de constater qu'Ermonela Jaho, dont le timbre ne paraissait pas toujours beau dans la salle (pour les raisons exposées ci-après), est incroyablement phonogénique, et sonne de façon quasiment extatique sur la bande de la soirée...
1. Les coupures
J'ai souvent tempêté contre les coupures sur Carnets sur sol (1,2,3,4, et tant d'autres...) ; je dois avouer qu'avec le temps, je suis moins systématiquement scandalisé.
Si elles sont bien faites, et permettent à des œuvres d'atteindre leur public sans le lasser, alors elles sont tolérables. Les quelques minutes retirées à Elektra sont injustifiables, vu la durée très raisonnable de l'œuvre, la diversité de la partition, la richesse permanente de la musique, et le peu de temps gagné. En revanche, dans La Vestale, la suppression des ballets (et peut-être de morceaux çà et là, je n'ai pas tout vérifié) se justifie assez bien :
- le public prend le risque de venir voir une œuvre rare ; s'il y a des longueurs, il peut se perdre, être déçu... raccourcir l'œuvre permet de rendre le propos plus dense ;
- la partition de Spontini n'est pas très tendue, les scènes assez peu urgentes et resserrées, aussi bien en durée qu'en intensité ; jouer les ballets, qui n'intéressent pas forcément le public d'opéra, était prendre le risque de faire décrocher résolument une partie des spectateurs, et ce d'autant plus que ces ballets sont concentrés en fin d'acte et fort longs (je dirais plus de quinze minutes à la fin du I et à la fin du III).
C'est donc un choix, dommage dans la mesure où ils font partie des réussites musicales de l'œuvre, mais qui se défend sur le plan de la cohérence du spectacle, déjà fragile dramatiquement.
Cela dit, comme personne ne sera jamais d'accord sur ce qui est une musique légitime à couper, je reste partisan, sur le principe, de jouer les œuvres en entier, dans le doute. Mais il est vrai que dans certains cas, des coupes adroites peuvent améliorer un opéra et le faire paraître plus dense.
En l'occurrence, ce sont les ballets qui ont été coupés , seules quelques danses du divertissement du final subsistaient (il me semble d'ailleurs que la pièce avec harpe concertante provenait du ballet du I), et traitées par la mise en scène de façon humoristique.
2. Le Cercle de l'Harmonie & Jérémie Rhorer
La soirée avait aussi tout d'un événement dans la mesure où c'est la première fois (il y en a peut-être eu d'autres, mais en tout cas sur des scènes plus modestes, et pas forcément radiodiffusées...) où l'on entend La Vestale sur instruments anciens. Riccardo Muti, dans son intégrale de 1993, avait admirablement réussi à s'approcher d'un style parfaitement efficace dans la perspective du grand orchestre traditionnel, avec un son large et un geste ample, mais d'une belle vivacité, respectant la dimension dansée, etc.
Avec Jérémie Rhorer, c'est un autre visage possible de La Vestale que l'on entend, où l'orchestre prend moins de place dans le spectre sonore, mais avec plus de transparence, un discret tapis, et surtout un lecture plus tranchante et resserrée, qui diminue les impressions de grands aplats belcantistes.
Le son est donc « dégraissé », mais sans fuir le fondu romantique ; sans doute une idée assez juste de ce que pourrait être le style idéal. Dans le détail en revanche, le manque de répétitions (et peut-être de préparation ?) se fait sentir : l'exécution ne favorise pas la grande forme, toujours un peu cursive, et lors de la première (ce genre de chose s'améliore généralement ensuite), les chanteurs sont très souvent décalés dans les récitatifs – ce qui signifie tout simplement que solistes et chef n'ont pas eu le temps de s'harmoniser sur le rubato. Cela ne gêne absolument pas l'écoute, mais dans une musique aussi dépouillée, cela s'entend, et on perçoit le manque d'abandon, le genre de petite exaltation qui manque pour soutenir une œuvre déjà fragile.
C'est donc très intéressant, convaincant même, mais un peu d'approfondissement n'aurait pas été de refus – les dernières représentations, comme souvent, on dû être bien meilleures (pour les chanteurs aussi, dans la mesure où il s'agissait pour tous de prises de rôle !). Si tout à l'orchestre avait été à l'aune de l'Ouverture, quel régal !
Parmi les petits détails :
- je m'attendais à être gêné par les « Fp » (attaque forte de la note et tenue douce) un peu violents et systématiques de Rhorer (sur chaque temps fort, à la limite du comique dans dans Lodoïska de Cherubini !). Le langage s'y prête moins, il est vrai, mais le défaut est réellement corrigé, il y a même un peu de mollesse dans la tenue générale et les accents ;
- les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai qu'au disque, vraiment le point faible de l'ouvrage. Les ensembles sont remarquables, les chœurs vraiment soignés ; les airs et duos belcantistes, passe encore (même s'ils ne sont pas tous impérissables), mais les récitatifs, non, le geste prosodique manque de naturel (sans être beau mélodiquement pour autant – Meyerbeer était le champion pour atteindre les deux simultanément !), et le texte est inutilement bavard. Il aurait fallu des chanteurs fins déclamateurs pour leur rendre justice... et la distribution n'était de toute évidence pas réalisée sur ce pied-là.
3. Ensemble vocal Aedes (dirigé par Mathieu Romano)
Ce jeune chœur (fondé en 2005) confirme deux choses simples :
a) Il est excellent. Voix claires et souples, beaux fondus, aisance technique. Tout l'inverse des chœurs d'opéras tassés, saturés, inintelligibles ; mais justement, parfait pour de l'opéra. Cela tient notamment aux techniques de chant beaucoup plus légères : les chœurs d'opéra recrutent en général des voix conçues pour être solistes dans le grand répertoire romantique, donc très chargées en harmoniques, ce qui alourdit considérablement le spectre harmonique. Et, plus généralement, le goût et le style sont aussi sans commune mesure dans ce bel ensemble. On pourrait rapprocher leur couleur générale des Éléments de Joël Suhubiette.
b) Aussi cruel que ce soit, un bon chœur de femmes est un chœur jeune (1,2,3...) ; autant certaines solistes parviennent à maintenir leur instrument jusqu'à un âge avancé, autant l'assemblage d'un chœur induit forcément que certaines voix bougent, ce qui altère considérablement la netteté et la beauté du résultat.
Je trouve ça révoltant, mais finalement pas davantage que l'évidence que les jeunes femmes font plus facilement des conquêtes que leurs aînées. C'est ainsi que le monde est taillé, et en attendant d'aller en faire grief à son Ingénieur, il faut le prendre tel qu'il est.
4. La mise en scène d'Éric Lacascade
Les premiers pas à l'opéra sont rarement une réussite, du fait des spécificités du genre. Souvent, les metteurs en scène ne parviennent pas à transmettre leur méthode à des chanteurs très concentrés sur les difficultés vocales ; contrairement au théâtre parlé, la posture importe de façon décisive pour un chanteur lyrique... à trop le solliciter, on peut accroître sa fébrilité, et ruiner à la fois le chant et le jeu. Par ailleurs, la temporalité n'est pas du tout la même ; elle est imposée par la musique, impossible d'en jouer ; et elle est beaucoup plus étirée, du fait du débit chanté, ce qui induit d'habiter de longues plages d'inaction. Autant il est relativement facile de faire fonctionner une pièce de théâtre (je ne dis pas de faire une mise en scène intéressante!), autant un opéra est, par définition, un problème.
Éric Lacascade a beau ne pas être un familier de l'opéra (il a même expliqué qu'en plus de n'écouter jamais de classique, il n'a pas cherché à se documenter sur Spontini et son époque), il réussit remarquablement sa première mise en scène. Décors et costumes, quoique assez moches (nuisettes, pour ne pas dire chemises de nuit, pour les vestales ; costumes décolletés pour les hommes du peuple ; vestons de cuir sans manques pour les soldats), sont assez hors du temps ; pas de transposition, donc. On aurait pu pour le même prix nous donner une petite stylisation Empire, mais ça reste de l'ordre du confort visuel.
Malgré le peu d'animation dans le texte, les chanteurs étaient sans cesse en mouvement ; rien d'ostentatoire, on ne se roulait pas par terre pour montrer les tourments (ou rien du tout) du personnage ; au contraire, une cinétique constante, qui habitait discrètement les corps. Il se passait donc en permanence quelque chose sur le plateau, sans chercher à montrer forcément de l'inédit ou du spectaculaire : un grand respect de l'œuvre.
Le plus difficile réside généralement dans la gestion des masses chorales : non seulement il est difficile de gérer l'encombrement sur scène, mais il est de surcroît délicat de faire passer une émotion (pourtant, l'écriture des chœurs repose généralement sur un affect monolithique : compassion ou colère) à travers un groupe.
Éric Lacascade résout ces difficultés en répartissant les chœurs par groupes (qui épousent assez bien les strates musicales dans les finals), comme à la fin du I où les hommes et les femmes se mélangent sur le plateau mais conservent leur posture différenciée ; ou mieux encore, les met en mouvement pendant qu'ils chantent. À l'acte III, la trouvaille des deux cercles concentriques de vitesses différentes (et tournant en sens contraire) est non seulement superbe visuellement, mais anime le plateau et rend la scène fascinante au lieu d'être empesée comme un chœur normal d'opéra.
Il cherche aussi à individualiser les attitudes des individus qui le composent – les saluts, révélant différentes proximités personnelles entre chaque vestale et Julia, sont particulièrement réussis, lorsqu'elles se retirent pour la nuit au début de l'acte II.
Pour les ballets, c'est encore différent : du peu qui est conservé, et qui ne demeure qu'à la fin de l'acte III (le triomphe final après le miracle, expression de joie pure très difficile à habiter scéniquement – du pur divertissemnt), il fait une conclusion un peu distanciée, une poursuite comique où les amants ne peuvent jamais se retrouver seuls, assaillis par les invités du mariage. La fin est de ce fait en décalage manifeste avec ce qui précède – pas une once d'humour dans la Vestale, comme c'était largement la norme depuis le début de la carrière de Lully, et le sera dans le genre sérieux jusqu'à ce que le mélange des genres romantique, à partir de Scribe et Meyerbeer, vienne réparer un peu tout cela.
Mais considérant l'absence complète d'enjeu de cette fin (l'équivalent festif actuel de ces ballets serait sans doute quelque chose comme le cirque ou le Lido, toutes choses tout autant en décalage avec La Vestale), ce petit jeu plaisant avait finalement beaucoup de charme, et suspendait d'une certaine façon l'incrédulité face à un dénouement surnaturel qui ne convainc plus personne.
Une autre trouvaille que j'ai beaucoup aimée : au moment où le feu reprend spontanément (le livret parle du fond du théâtre qui s'ouvre et de la foudre qui frappe !), la Grande Vestale, qui n'a cessé de manifester sa compassion à Julia, se promène à proximité, sans occupation apparente, mais mobile. La suggestion, très délicate, très discrète, de l'intervention humaine donne une épaisseur touchante au personnage, je trouve.
Après s'être promené du côté du contexte général (Spontini de son temps et aujourd'hui) et du livret, il est temps de parler plus précisément de la musique.
Au passage, l'occasion faisant le ladre, vous pourrez voir l'œuvre dans la production actuelle du Théâtre des Champs-Élysées ce soir en direct, à 19h30, sur quatre sites :
L'occasion de vérifier les pistes proposées dans cette notule.
4. Une musique médiocre, mais partiellement nouvelle : entre tragédie lyrique et seria
Dans ce cadre peu allant, Spontini écrit une musique qui descend pour partie de la tragédie gluckiste (avec sa simplicité hiératique), mais à laquelle s'ajoute un tropisme italien évident (avec sa simplicité au service de la voix). Les airs en particulier, comparés à la tradition française, sont longs et très lyriques, confinant au belcantisme malgré des sections très dramatiques et déclamatoires. On dispose ainsi de deux traditions conjointes qui convergent vers une certaine nudité, d'où l'impression sans doute de quasi-dénuement.
Leur influence peut être simultanée, comme dans « Toi que j'implore avec effroi », l'air de Julia à l'acte II : les longues lignes destinées à flatter la voix alternent avec des éclats purement récitatifs, et la forme générale de l'air est assez mouvante, organisée par épisode – on peut le rapprocher de l'air de Philippe II dans Don Carlos de Verdi, par exemple. À l'inverse, l'air de Cinna « Ce n'est plus le temps d'écouter / Les vains conseils de la prudence » est formé sur le patron du seria de l'air classique ; on y entend un peu de vocalisation (rare en France à cette époque, pour un grand air), et des couleurs harmoniques très proches du Mozart de La Clémence de Titus ou du Grétry de Céphale et Procris.
Entre mélange et segmentation, les influences contradictoires parcourent tout l'ouvrage – sans donner une impression globale de disparité néanmoins, car le style de Spontini est formé de ces contraires qui se rejoignent dans le dépouillement.
5. Moments forts
Cela étant, il n'y a pas de véritable enrichissement des styles précédents : l'aspect général est un peu renouvelé, mais rien de profondément neuf n'affleure. J'ai déjà dit mon peu de conviction pour cette musique, aussi, au lieu d'insister sur ses manquements, je voudrais relever quelques beaux moments.
=> D'abord les airs de Julia , surtout les deux premiers (« Ô d'un pouvoir funeste... Licinius je vais donc te revoir » à l'acte I et « Toi que j'implore avec effroi » à l'acte II). Les deux suivants (« Ô des infortunés déesse tutélaire », à la fin de l'acte II, ancien hit célèbre dans sa version italienne « O nume tutelar » ; et « Un peuple entier... Toi que je laisse sur la terre » à l'acte III) sont davantage uniformément belcantistes, et m'intéressent un peu moins. Dans ces deux premiers airs, la beauté des mélodies discrètes et le geste dramatique forcent l'admiration, particuièrement dans celui qui ouvre l'acte II, grande scène qui pourrait quasiment tenir lieu de cantate.
=> À peu près tous les finals de foule (en particulier au I et au II) sont remarquablement réussis, avec plusieurs strates d'expression simultanées, une façon de faire qui est assez neuve, surtout pendant des durées aussi étendues. On en trouve des prémices dans le premier acte du Thésée de Gossec (cf. extrait sonore), mais il s'agit d'une musique ponctuelle, à usage dramatique (superposition de l'en-scène et du hors-scène), et non d'une forme musicale complète comme l'est le final. Côté italien, la chose existe depuis plus longtemps (voir les finals dans les Da Ponte de Mozart), mais ce final de foule tel que réalisé par Spontini, avec geste ample et chœurs obligés, sera l'une des caractéristiques de l'opéra romantique.
Plus étonnant encore, le début du final du I évoque l'écriture virevoltante des ensembles du Cellini de Berlioz, même si son modèle doit plutôt être à chercher du côté du buffo italien. Les ballets qui terminent chaque acte, sans être de la grande musique, ne sont pas mauvais non plus, et remplissent très agréablement leur fonction divertissante.
=> Enfin, j'aime beaucoup l'introduction orchestrale méditative de l'acte II, qu'on sent très soignée, qui cherche vraiment une couleur spécifique, évoquant la nuit et le mystère mystique – très loin des atmosphères stéréotypées de l'opéra italien, ou même des formules récurrentes de la tragédie en musique.
Les chœurs sont en général assez soignés, avec de jolies appoggiatures (petits frottements qui anticipent les accords suivants), parfois sur plusieurs accords de suite – autre trait dont l'audace se développe à l'ère romantique.
En revanche, les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai, toujours aussi fades, massifs et empesés. Ils ne sont sans doute pas étrangers à l'impression de longueur générale.
6. Premiers effets romantiques...
J'aurais du mal à étiqueter la Vestale stylistiquement : par tradition, on l'assimile au romantisme, et c'est peut-être la couleur qui domine... mais il reste tellement de ce qui précède, et l'ouvrage est finalement si peu différent des tragédies en musique de la fin du XVIIIe... On se trouve réellement sur la charnière, au même titre que pour les opere buffe de Rossini qui nous paraissent romantiques, mais construits et écrits très largement comme du Mozart...
À défaut de trancher un débat qui ne porte que sur des étiquettes – il y a forcément des transitions, et nous sommes totalement dedans, Fernand Cortez est déjà beaucoup plus décidément romantique, jusque dans son sujet –, je propose d'aller regarder un peu ce qui change dans La Vestale et annonce les procédés romantiques à venir.
=> Des bouts de crescendos rossiniens dans les finals. Des formules cycliques ou des marches harmoniques (même musique qui remonte la gamme par crans), peut-être prévues (les chefs le font, mais ce n'est pas noté explicitement) pour être amplifiées progressivement. Certaines sont assez longues. [Pour mémoire, Rossini a quinze ans lors de la création de La Vestale en 1807, et ne commence sa carrière scénique qu'en 1810.]
=> Beaucoup de réponses en imitation dans les ensembles, d'une façon qui n'est plus seulement classique (question-réponse, écho...), mais simultanée, superposée, beaucoup plus proche de ce qu'en font les romantiques. On en trouve un peu dans le final de l'acte I de La Clemenza di Tito (version Mozart), mais tel qu'utilisé par Spontini, il est davantage parent des Huguenots de Meyerbeer.
=> Et puis par moment, comme dans le grand duo d'amour de l'acte II, on entend des phrases parentes de Hérold (scènes amoureuses de Zampa), de Bellini (duos Norma-Adalgisa), ou même de Marschner (cantilène de l'air d'Aubry dans Der Vampyr). Plus fort encore, à la fin du II, on entend soudain du Mendelssohn (final de la Quatrième Symphonie).
Mais il y a plus significatif :
a) Solos de harpe, et non pas comme une évocation de la lyre, mais de façon purement décorative, musicale, atmosphérique – dans les ballets de fin d'acte. Là aussi, le grand opéra romantique en fera grand usage.
b) La multiplication des strates et des rythmes complexes. Le fait est particulièrement spectaculaire dans le final de l'acte II.
En rouge, des figures très asymétriques répétées pour donner l'impression d'élan, voire de frénésie : triple croche - croche pointée. C'est un rapport très inhabituel (de 1 à 6), alors que le rapport standard est de 1 à 2 (croche - noire) ou de 1 à 3 (double croche - croche pointée), très resserré et assez violent, comme une acciaccature ; par ailleurs, le rapport est généralement présenté dans le sens inverse (la longue avant la brève, pour créer une attraction vers le temps fort suivant), même si cela n'est pas absent des classiques. Ce type de figure, rarement sous forme d'un rapport aussi extrême, se trouve davantage chez les romantiques (introduction du chœur gaulois qui demande des explications à Norma, à la fin de l'opéra).
En vert, des figures de ponctuation très dynamiques, mais qui ne se trouvent pas sur le temps le plus fort (premier temps). Là aussi, un décalage peu fréquent chez les classiques.
En violet, insertions de triolets, mais qui débutent de façon syncopée (pas sur le temps), là aussi un raffinement rare.
En indigo, les parties du chœur sont totalement en quinconces, de façon ici encore très excessive par rapport à la norme.
Et la mélodie dansante et très lyrique qui apparaît sonne également très romantique. [Sans parler de l'impression rythmique générale, qui a de toute évidence fortement imprégné Rossini pour le final du premier acte de son Barbiere di Siviglia (1816).]
c) Le crescendo-decrescendo, effet typiquement romantique, dont on croise l'une des premières notations explicites, me semble-t-il – même dans Fidelio, cela se limite au crescendo, et au cours d'une mesure, pas sur un seul accord.
Vous remarquerez au passage l'entrée progressive des pupitres, même ceux considérés comme remplissant simplement l'harmonie : altos et seconds violons ont leur propre entrée solo. Il arrivait fréquemment qu'ils soient différenciés rythmiquement (chez les bons auteurs, et comme dans le final ci-dessus), moins souvent qu'ils aient un rôle autonome comme ici.
d) Des figures d'accompagnement caractéristiques, qui s'inspirent des tournures gluckistes mais les adaptent avec un aspect résolument XIXe, par exemple les fusées descendantes.
Les fusées montantes étaient fréquentes, mais les descendantes (sans être le miroir d'ascendantes) beaucoup plus rares, et l'on retrouve ici les rythmes raffinés avec le contraste vigoureux des valeurs (noire pointée couplée avec des triples croches, soit un rapport de 12 à 1 !), ainsi que l'effet syncopé. Et à l'oreille, pas de doute, on incline dangereusement vers le romantisme.
Bref, encore plus que pour le livret*, la musique, même si elle n'est globalement pas enivrante, franchit un pas très important vers le romantisme, auquel elle appartient déjà pour large part.
En cela, l'écoute de cet opéra, quelle que soit sa qualité, est passionnante.
* dont le sujet était pourtant tiré d'une pièce du milieu du XVIIIe siècle
… ou plutôt le cas particulier de Spontini, qui dispose réellement d'une identité à part – un peu comme Gluck sur l'héritage duquel on a promis de revenir prochainement par ici.
1. Écouter Gaspare Spontini aujourd'hui
Je n'ai jamais été très convaincu par Spontini, qui est tombé dans une obscurité regrettable sur le plan documentaire, mais à mon sens parfaitement justifiable sur le plan de la rationalité musicale – présenter les meilleures œuvres pour satisfaire (et faire déplacer) le public. Dans le même registre d'opéra français sérieux, il existe des œuvres bien plus abouties à tout point de vue, et le caractère assez terne du livret et de la partition justifient assez bien les coupures à mon sens.
Par ailleurs, La Vestale n'est pas du tout son meilleur ouvrage ; Fernand Cortez (1809) me paraît bien plus inspiré mélodiquement et dramatiquement ; et, sur le seul plan du charme, l'opéra comique Julie ou le Pot de fleurs (1804), réussit avec grâce (et de beaux ensembles, toujours le point fort de Spontini).
Je n'ai pas repéré pour l'heure de belle inconnue qui attendrait, baignée dans la poussière de Louvois, d'être éveillée ; mais il faut dire que parmi ses autres ouvrages sérieux de maturité (en français, puis en allemand), beaucoup n'ont jamais été enregistrés (Pélage pour Paris ; Nurmahal et Alcidor pour Berlin), et les autres l'ont été dans des conditions assez exécrables (Olimpie pour Paris, Agnes von Hohenstaufen pour Berlin) : changement de langue, prises de son pirates difficiles, interprétations méchamment hors style (façon belcanto brucknérien). Or, si l'on prive cette musique, encore très marquée par l'économie générale de la tragédie lyrique, de sa composante déclamatoire, elle sombre méchamment dans la bouillie insipide – car la densité du propos musical n'est pas calculée pour survivre seule.
Néanmoins, en les écoutant, on n'a pas l'impression qu'elles recèlent tant de bijoux cachés.
Pourtant, l'objet (et donc les soirées au Théâtre des Champs-Élysées ces jours-ci) est particulièrement passionnant pour qui s'intéresse à l'opéra français dans sa continuité.
La Vestale endormie de Jules Lefebvre, Premier Prix de Rome de peinture en 1861.
2. Genèse
Spontini naît en 1776 près d'Ancône (États Pontificaux), ce qui fait de lui un contemporain exact de Boïeldieu (1775), et le cadet de Méhul (1763) ; Gluck (1714) et Gossec (1734), avec qui il partage des caractéristiques (et même, concernant le second, une époque commune), sont d'une tout autre génération.
Comme bien d'autres compositeurs de tragédie en musique (Stuck, Vogel, Gluck, Piccinni, Sacchini, Salieri, Meyerbeer), sa formation initiale n'a rien à voir avec la France – c'est Naples, en l'occurrence. Et, écriture des grands ensembles exceptée, il ne se départira jamais de la nudité rythmique, harmonique et instrumentale du style italien.
C'est l'ambition qui le conduit à Paris, où entre les disgrâces politiques et les évolutions des demandes stylistiques, il reste des places à prendre comme compositeurs officiels pour l'Empire. Après s'être entraîné dans le genre de l'opéra comique (et avoir intrigué dans les salons), il obtient des charges (compositeur particulier de la Chambre de l'Impératrice) et peut composer pour le régime.
La Vestale s'inscrit dans cette logique : la recherche d'un renouvellement du genre de la tragédie en musique, adaptée aux souhaits politiques du moment. Cela explique possible le manque de nécessité musicale qu'on peut sentir dans cette forme nouvelle qui n'invente pas grand'chose.
La médiocrité du livret d'Étienne de Jouy s'explique assez bien également : début de sa carrière de librettiste, il a vu son texte refusé par le grand Méhul (qu'on qualifie, non sans fondement d'ailleurs, de Beethoven français – il est vrai qu'il accomplit ce saut depuis le langage classique vers un ton plus vigoureux vigueur et une musique plsu audacieuse), puis par Boïeldieu (plutôt spécialiste de l'opéra comique où il rencontrait de grands succès, mais auteur de quelques œuvres sérieuses, dont un Télémaque juste avant La Vestale, en 1806).
Mais Spontini veut réussir à s'imposer dans le genre sérieux, et l'adoption du livret tient tout simplement à l'opportunité du moment, quelle que soit sa qualité. Le succès de l'œuvre révèle ensuite qu'il avait bien pressenti la demande latente des commanditaires et du public. En plus de l'accueil triomphal de son opéra, l'Institut de France le couronne à l'époque « meilleur ouvrage lyrique de la décennie » – témoignage assez terrifiant sur le goût officiel de l'époque, mais après tout, jugerait-on le vingtième siècle à la seule aune des Nobel ?
Malgré ces réserves, il est incontestable que La Vestale apporte quelque chose de différent (« neuf » n'est pas forcément le mot juste), un ton particulier. Il suffit de comparer (maintenant qu'on en dispose au disque !) avec Sémiramis de Catel (1802), un drame d'une violence frontale assez ahurissante, dans un langage encore totalement gluckiste (en fait plus proche de Salieri, mais c'est l'esprit), qui développe des couleurs plus sombres et désespérées, fait évoluer le langage... mais reste sensiblement dans le même paradigme esthétique. La Vestale est réellement ailleurs – un univers plus vocal et itaien, d'ailleurs, donc pas forcément de façon si volontaire que cela – et des éléments nouveaux affleurent dans sa musique et son livret.
Caroline Branchu, créatrice célébrée du rôle de Julia, la vestale déchue.
3. Le livret d'Étienne de Jouy
C'est sans doute le changement le plus spectaculaire : mais où est donc passé l'intérêt pour le livret ? Cinq ans après Sémiramis de Desriaux & Catel, dans cet intervalle qui sépare la tragédie en musique (où, même médiocre, le livret reste premier) de la période du Grand Opéra, à nouveau faste pour les librettistes (Guillaume Tell du même Jouy, Robert le Diable de Scribe...), et qui contient de beaux textes savoureux d'opéra comique chez Boïeldieu ou Hérold... Eh bien, manifestement, il n'y a plus rien, comme si la manière italienne avait soudain pris possession de l'opéra français.
Malgré l'inspiration prestigieuse (tirée de Winckelmann), malgré le sujet prometteur, il ne se passe tout à fait rien : acte I, les amants s'aiment à distance ; acte II, les amants se retrouvent ; acte III, les amants attendent leur supplice. Et à peu près rien de plus, si ce n'est les prolongements infinis de ces situations – le drame dure trois heures pleines dans sa version complète.
Jouy est aussi l'auteur, au chapitre des célébrités, des Abencérages de Cherubini et de Moïse de Rossini. Et surtout de Guillaume Tell de Rossini (1829, co-écrit avec Hippolyte-Florent Bis), généralement cité comme le point de départ du genre du Grand Opéra – et il est vrai que si la langue n'est pas vraiment meilleure, la structure de cet ouvrage est beaucoup plus adroite (notamment l'ellipse de la mort de Melchtal) que la linéarité paresseuse de la Vestale.
L'époque veut cela, manifestement, car en lisant La Bayadère de Catel (… et Jouy), j'avais été frappé par l'évolution décorative du style musical (retour de balancier après la génération Gluck, comparable à ce qui s'était avec la génération Mondonville-Rameau abandonnant tout à fait les ambitions dramatiques des post-lullystes) et la « démonétisation » de la langue. De fait, quoique totalement versifié, le livret de La Vestalesonne comme de la prose.
Pour être tout à fait juste, ce n'est pas tant le texte de Jouy que l'écriture de Spontini qui ralentit l'action : il ne se passe rien, certes, mais le texte n'est pas forcément bavard en lui-même, et supporte étrangement mieux d'être lu qu'entendu.
Plutôt que d'épiloguer sur les faiblesses insignes du livret, on peut en revanche regarder de plus près la couleur des affects exprimés par les personnages : en effet, la jeune vestale Julia semble souffrir, durant toute la pièce, d'une forme de détestation de sa vie, de mélancolie persistante, au delà de son amour ; une insatisfaction profonde qui confine à l'envie de mourir, pas si éloignée du « mal du siècle ». Par ailleurs, la façon d'exalter l'amour n'est plus aussi vertueuse ; tandis que l'amour conjugal triomphe dans les grandes œuvres de la période classique : Céphale, Andromaque, Hypermnestre, et que l'amour illégitime est toujours condamné (Pyrrhus, Oreste, Phèdre, Sémiramis...), la passion violente et destructrice pour la société se trouve exaltée dans La Vestale (« au bonheur d'un instant je puis au moins prétendre », dit Julia).
Plus étonnante encore, une déclaration d'individualité assez neuve, du moins de façon aussi théorisée :
LE PONTIFE
Est-ce à vous d'expier le crime ?
Répondez, Julia.
JULIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'on me mène à la mort :
Je l'attends, je la veux ; elle est mon espérance,
De mes longues douleurs l'affreuse récompense.
Le trépas m'affranchit de votre autorité,
Et mon supplice au moins sera ma liberté.
Qu'un héros transgresse la règle, certes, mais à l'époque classique (littéraire, puis musicale) les moteurs en sont les passions nobles ; ici, il s'agit davantage de présenter la liberté comme un bien en soi, quitte à rechercher la mort pour la trouver – et comme ici, via l'opprobre public.
De même, l'accusation de crime en exécutant la loi sonne étrangement en décalage avec la tonalité antiquisante générale, héritée de la tragédie en musique :
Après avoir été surpris par la réception tiède du spectacle (Alceste de Gluck à Garnier), me voici tiède à mon tour. Une conjugaison d'effets qui diminuaient l'impact de la soirée.
On peut voir le titre comme un écho corinthien au mythe d'Alceste ou comme un hommage à votre héros intrépide préféré, réchappé des affres de l'Amphithéâtre.
=> L'effet Gluck. Gluck est déjà très hiératique ; ce style avait nourri les fantasmes antiques, et son expression sans galanterie, presque fruste, avait bouleversé les Parisiens, en particulier lors de la création des deux Iphigénie. Ce qui restait de baroque dans Iphigénie en Aulide, ce qui relevait de la poussée dramatique constante et des orages éclatants dans Iphigénie en Tauride sont absents d'Alceste, où l'on entend davantage de grands aplats, et où se répètent sans fin les mêmes situations : acte I, Alceste décide de mourir ; acte II, Alceste va mourir ; acte III, Alceste meurt (presque). Avec à la clef les mêmes cantilènes déploratoires, les mêmes duos d'amour.
La partition ménage évidemment de très beaux moments, surtout mélodiques, en particulier quelques airs saisissants qui ont fait sa célébrité... mais rien de prégnant dramatiquement ou émotionnellement que je puisse saisir. Quand on voit ce que, dans le même style dépouillé et dramatique, on pu faire les contemporains Piccinni, Salieri, Grétry ou Gossec, je ne m'explique cet engouement exclusif pour Gluck que par la force de l'habitude (imposée à une époque – celle de Marie-Antoinette – où la pauvreté musicale n'était pas un défaut). Il est vrai qu'il est différent des autres (eux-mêmes tout à fait singuliers), mais je ne vois pas vraiment de domaine où il les surpasse ; ni ses livrets (particulièrement mauvais en général), ni sa musique (clairement moins riche, que ce soit harmoniquement ou rythmiquement), ni son sens du drame. Un peu comme le minimalisme au vingtième siècle, moins peut faire davantage, mais je ne vois pas vraiment l'impact exclusif de Gluck dans les partitions.
À l'exception d'Iphigénie en Tauride, je vois davantage en Gluck un pair de Sacchini, c'est-à-dire un compositeur assez moyen (Sacchini aussi a fait un bel ouvrage, Chimène), qui a eu dans le cas de Gluck le mérite d'être le premier à avancer son style.
La restitution des ballets de Noverre sur la musique de Jean-Joseph Rodolphe promettait l'ennui... j'ai récolté la plus belle soirée de la saison. Il s'agissait d'une représentation des premiers ballets qui s'émancipent des suites de danses (même contenues dans une action dramatique) pour raconter l'histoire directement, en pantomime.
Décors coulissants spectaculaires et évocateurs, des pas d'action qui préfigurent le langage romantique mais demeurent dans une simplicité plus amène - on pourrait comparer cela à la différence qu'on peut trouver entre le chant "physique" des opéras romantiques et le chant "poétique" des opéras baroques, en particulier français (où la tension de la tessiture n'est que rarement un enjeu). De belles scènes touchantes consacrées aux mythes d'Armide et de Médée, dans des actions très ramassées (moins d'une demi-heure chacune, avec un entracte immense pour changer les décors, et probablement aussi pour étoffer un peu la soirée). La musique, quant à elle, s'apparente à Méhul et surtout Gossec, et peut se mesurer, en termes de qualité, à leurs symphonies, en particulier Médée & Jason.
Superbe réalisation en sons du Concert Spirituel et en gambettes de la compagnie L'Éventail.
"Nouveau", fascinant, instructif et enchanteur à la fois.
--
Mise à jour du 9 novembre 2013 :
Voir aussi ce commentaire, à l'occasion de la diffusion vidéo du spectacle.
Visite guidée sonore par Alexandre Drawicki (directeur scientifique de la Fondation), et des témoignages, notamment de Guy van Waas...
Aucune information sur la permanence de l'enregistrement, donc ne tardez pas : http://soundcloud.com/agremens.
J'en profite aussi, dans le même registre, pour indiquer que l'Atys de Piccinni, dont il a déjà été abondamment question ici, est disponible sur le site de France Musique jusqu'au 23 de ce mois.
N'allons pas par quatre chemins : cette soirée était la plus attendue de la saison francilienne, et elle a tenu toutes ses promesses.
Ayant déjà beaucoup développé les enjeux de la « quatrième école » de tragédie en musique à propos d'Amadis de Gaule de Bach, d'Andromaque de Grétry et, très récemment, d'Atys de Piccinni, je ferai plus bref cette fois, ayant projet d'aborder d'autres sujets. D'autant que, s'il fallait énoncer toutes les beautés de ce Thésée, il y aurait fort à faire.
Début de l'acte I le soir du 13 novembre : transition avec l'Ouverture et premiers ensembles. Merci à mon fournisseur ! Bien que cela soit à mon sens tout à la gloire du compositeur et des interprètes, s'il y a objection à cette publication sauvage (les démarches étant un peu longues et complexes pour obtenir une autorisation formelle), elle sera retirée instamment.
1. Attentes
Pourquoi la plus attendue de la saison ?
D'abord, Gossec, il suffit d'en juger par ses oeuvres déjà disponibles, est un maître de l'écriture musicale pure. Ses symphonies et sa musique sacrée (Te Deum en particulier) font preuve d'une science du contrepoint permanent dont je ne vois pas vraiment d'équivalent dans la période classique.
Par ailleurs, comme le laissait déjà entendre sa musique vocale profane (Le Triomphe de la République a été publié depuis pas mal d'années à présent), son don pour l'écriture déclamatoire n'est pas moindre que celle de ses plus glorieux contemporains.
Il faut ajouter à cela que Guy van Waas avait déjà donné en concert, il y a six ou sept ans, un extrait de l'oeuvre (début de l'acte V, déjà proposé sur CSS : air de Médée et duo homicide avec Thésée), qui était extraordinairement appétissant, et faisait présager (n'ayant pas pu mettre la main sur la partition) une oeuvre majeure.
Par ailleurs, la distribution musicale était assez hallucinante : Virginie Pochon (un des plus beaux français du marché), Jennifer Borghi (voix délicate qui n'a rien de la furie bûcheronne, et spécialiste de ce style musical), Frédéric Antoun (un des plus grands maîtres actuels de la voix mixte), Tassis Christoyannis (voix glorieuse mais toujours nettement dite) et dans les petits rôles, des spécialistes parmi les meilleures de leur génération, Katia Velletaz, Caroline Weynants, Mélodie Ruvio.
Quant au Choeur de Chambre de Namur, l'un des tout meilleurs pour la tragédie lyrique, et aux Agrémens de Guy van Waas, ce sont précisément des spécialistes aguerris de cette esthétique de la quatrième école, les plus grands défricheurs en la matière.
Bref, tous les paramètres étaient au vert, si bien qu'on aurait pu se déplacer de la même façon si l'oeuvre était chantée par des étudiants, ou à l'inverse si les mêmes interprètes avaient donné Così fan tutte...
Dieu, pour tenter Adam, créa l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Pour le perdre, il fit le Serpent. Pour le châtier, il inventa l'exil du Paradis. Pour le mortifier, il conçut Marmontel.
Qu'ils me sont doux ces champêtres concerts,
Où rossignols, pinçons, merles, fauvettes,
Sur leur théâtre, entre deux rameaux verts,
Viennent gratis m'offrir leurs chansonnettes !
Quels opéras me seraient aussi chers !
Là n'est point d'art, d'ennui scientifique,
A nouveau avec des extraits sonores - et un mot sur l'interprétation en fin de notule.
3 - La position de Piccinni. 4 - Mise en forme piccinniste du livret. 5 - Audaces. 6 - Le rapport à Lully. 7 - Version réduite et abrégée. 8 - Interprétation.
Pour plus de commodité, l'ensemble du texte de ces deux notules assez longues a été réuni en PDF.
3.
La
position de Piccinni
Comme
signalé dans le précédent
épisode, Piccinni appartient à cette génération
qui fait entrer la tragédie en musique dans le style
classique : disparition du continuo (la basse est simplement
tenue par les contrebasses, violoncelles et bassons, même si
l'on peut avoir un clavecin dans l'orchestre), fin de l'alternance de
l'instrumentarium (les récitatifs sont tous assurés par
l'orchestre au même titre que les airs, et contiennent même
quelquefois des effets d'orchestration), et d'une manière
générale plus d'épure, un goût pour les
formules symétriques ou « carrées »,
prédilection pour les tonalités majeures
particulièrement lumineuses. Il
y
aurait de quoi se répandre sur ces questions de transition,
qui ne sont pas réellement notre sujet.
Piccinni
se
singularise vis-à-vis de Gluck par un
soin mélodique supérieur dans le récitatif
(et au contraire des airs plus conventionnels), mais comme on le
soulignait, il est difficile d'entendre une véritable
opposition, tant leur travail tire la tragédie chantée
dans la même direction.
Extrait de la fin de l'oeuvre : on y entend le délire d'Atys (avec les spectaculaires récitatifs de Piccinni, admirablement incarnés par Mathias Vidal) et le choeur de déploration dont il est question plus loin dans la notule.
4.
Mise en forme piccinniste du livret
Par
essence,
cette nouvelle manière, et particulièrement
chez Piccinni, Bach, Sacchini et Grétry (la chose est moins
flagrante chez Gluck et Salieri), favorise les tonalités
majeures et les expressions galantes. On entend donc très
peu de mode mineur
(qui en devient très saisissant, avantage du procédé),
et en revanche quantité d'airs très galants, ornés
et dansants comme s'il s'agissait de divertissements pastorales. Cela
nous
fait retomber dans un paradoxe
propre à ce temps : en
voulant créer un drame épuré,
les classiques aboutissent
en réalité à
un résultat sonore
qui tient davantage, à nos oreilles contemporaines, des
inclusions de divertissements italiens (comme dans Médée
de Charpentier, Le
Carnaval de Venise de
Campra ou Le
Carnaval et la Folie
de Destouches) que du grand galbe dramatique du récitatif
accompagné. Quand
cela
se joint à des développements poétiques pas
toujours heureux (on a longuement
observé le cas de la plate exultation de Celænus),
on peut évidemment considérer qu'Atys
a été abîmé.
Pourtant,
s'il
est assez évident que cette refonte n'atteint pas le
degré d'audace et la puissance dramatique de son modèle,
l'œuvre ne manque pas de charmes, dans l'esthétique qui
lui est propre. A
commencer par le
récitatif :
beaucoup
de belles répliques sont peut-être un peu
platement traitées, ou systématiquement servies sur
fond
de
trémolos
(le fait de condenser les moments les plus dramatiques en 1h10
rendait parfois presque cocasse l'omniprésence du procédé),
et pourtant le
galbe des phrases
y est particulièrement beau. On est très loin des
choses flasques et / ou sans substance musicale qu'on peut trouver
chez Sacchini ou Cherubini (qui sont plus proches, surtout le second,
des italiens du type Mayr), et on peut même considérer
que le soin et l'intérêt du récitatif dépasse
assez considérablement les rectitudes de Gluck dans Iphigénie
en Aulide,
par exemple.
En
termes
d'inspiration,
à défaut d'être profondément singulière
(par rapport à la période, du moins : vu la faible
diffusion des partitions et le petit nombre de productions, il est
encore difficile de déterminer qui invente quoi !), la
partition appartient plutôt à ce qui se fait de mieux
dans la tragédie en musique de style classique. Même les
airs, d'ordinaire un peu fades (même chez les grands
Grétry...), se révèlent de belle facture,
avec quelques sommets dès que Piccinni s'aventure dans le mode
mineur, comme « Quel trouble agite mon cœur »
qui exprime les remords d'Atys trahissant le Roi –
interpolé ce soir-là avec l'air de Celænus
(qui se déroule dans la partition à l'acte suivant), ce
qui était plus logique dramatiquement vu ce qu'il restait du
texte (exultation du Roi, puis remords d'Atys).
5.
Audaces
A
cela s'ajoutaient des étrangetés. Outre Salieri et
Catel dont il s'approche pour la qualité du récitatif,
Piccinni, écrit, la même année qu'Andromaque,
les mêmes types de ponctuations
méditatives dans
les
récitatifs,
confiées aux seuls
bois.
Grétry
les
utilise généreusement, et toujours en relation
avec la mélancolique d'Andromaque. Dans ces extraits d'Atys,
on ne les entend que brièvement, mais considérant que
quatre mois séparent les deux créations (février
1780 pour Atys,
juin pour Andromaque),
il est douteux que l'orchestration (qui dépend dans ce cas de
la matière musicale) ait été changée si
soudainement. On
est
sur le chemin de la recherche de couleur
orchestrale, au delà de quelques spécialisations
(flûtes bucoliques, trompettes guerrières, trombones
« sacrés », etc.), qui fait sa première
apparition comme sujet principal de préoccupation –
à
ma connaissance –
dans les Variations
orchestrales
sur la Follia di Spagna
de Salieri (1815). Qui
a
commencé ? Peut-être Piccinni dans son Roland
des mêmes Quinault & Marmontel en 1778 ? Quelqu'un
d'autre ? En tout cas, on n'entend rien de tel chez Grétry :
rien dans les récitatifs de Céphale
et
Procris
(1773, encore un livret de Marmontel), tout comme dans Les
Mariages Samnites (1776,
livret de Rosoi d'après Marmontel, décidément,
pas étonnant qu'il ait eu autant
d'ennemis) où il n'y a que des dialogues. Il n'est pas
impossible du tout que le procédé ait été
emprunté à quelqu'un d'autre encore, a
priori pas
un
italien vu la prédominance, encore pour longtemps (jusqu'à
Donizetti à peu près), du recitativo
secco
(basse
continue
ou clavier seuls). Mais quelqu'un désireux de
produire un effet, comme Mozart dans le cimetière de Don
Giovanni
(accompagnement de trombones pour les paroles du Commandeur au milieu
du récitatif), a toujours pu l'essayer, quelle que soit sa
nationalité et son esthétique. Bref,
cette
nouveauté qui avait frappé beaucoup de monde dans
Grétry ne lui est vraisemblablement pas due ; en tout cas
Piccinni n'a pas attendu la création d'Andromaque
pour en faire usage !
Autre
procédé,
plus étrange encore, la symphonie
presque
montéverdienne
utilisée comme prélude de l'acte II dans l'arrangement
présenté par Bru Zane. En réalité, ce
passage est tiré de la fin de l'acte I (cérémonie
en l'honneur de Cybèle), mais après vérification
de la partition, ce n'est pas une fantaisie, la musique est
réellement celle-là. Très étonnant, son
harmonie et même ses appuis rythmiques semblent de cent
cinquante ans en décalage –
et
je
n'ose croire qu'il puisse s'agir d'une goujate allusion à
l'âge de la « mère des dieux ». En
tout cas, ce moment a beaucoup de charme, et il étonne par sa
disparité avec le reste du drame (très homogène
esthétiquement).
L'audace
la
plus spectaculaire se trouve dans le
choeur très étrange
« Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il
aime », qui semble changer de mode au milieu de la phrase.
La réduction Bru Zane fait le choix (étrange, et qui
sonne étrange) de copier Lully en faisant chanter ce cœur
a cappella.
S'agit-il d'une façon de complaire au public qui attend cet
instant ? En tout cas, sur la partition dont je dispose (et
l'œuvre étant assez rapidement tombée,
il n'y a jamais eu de révision...), l'orchestre est bel et
bien présent, avec des mentions d'orchestration assez précises
(seulement les bois, de la flûte au basson, clarinettes
comprises), et en se taisant, il supprime de beaux mélismes
qui produisent des effets d'écho. J'éprouve
donc
quelque difficulté à juger de cet alliage timbral
que personne de vivant n'a jamais entendu, mais tel qu'il était
présenté, je trouvais que cette phrase musicale
torturée qui arrive soudain au milieu d'un langage très
dépouillé sonnait à la fois très
artificiellement... et particulièrement laborieux, comme si un
modeste tâcheron avait voulu se mettre, le temps d'une dizaine
de mesures, sur son trente-et-un musical. Disons
que
la tentative de mettre en relief ce moment très singulier
de l'opéra de Lully, mais d'une façon alternative,
était louable, à défaut d'avoir complètement
abouti.
Les chansonniers des XVIIe et XVIIIe siècle avaient une pugnacité qu'on mesure mal à l'aune de notre pratique contemporaine. Non pas que les invectives y fussent plus fleuries, mais la profondeur des reproches (souvent injustes au demeurant) était sans commune mesure, et portaient sur les motivations, la fatuité ou les faiblesses techniques de leurs auteurs.
Marmontel a été une cible particulièrement féconde en son temps, et à plus forte raison lorsqu'il a entrepris d'amender Quinault. Malgré tout mon intérêt pour lui (car Marmontel a écrit de jolies choses), j'ai concédé son égarement dans son adaptation d'Atys. Ses contemporains ont pris moins de gants, avec quelquefois un certain esprit.
Mise à jour du 10 octobre 2012 : II - présentation de la musique de Piccinni, et de l'interprétation de la soirée.
L'ensemble de ces deux notules assez longues existe également en PDF pour faciliter la consultation.
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Afin de contenter les lecteurs
impatients, voici la première partie du voyage autour de cette œuvre,
partiellement recréée les 23 et 24 septembre derniers. Agrémentée
d'extraits.
Musiciens du Cercle de l'Harmonie dirigés par Julien Chauvin : ouverture et plainte d'Atys (« Amants qui vous plaignez »). Ce n'est pas une modification de l'arrangement proposé ce soir-là (oeuvre condensée enn 1h10 de musique), Marmontel fait bien ouvrir le drame immédiatement après l'ouverture par Atys sans Idas, ce qui se défend assez bien dans le cadre d'une version déjà raccourcie en 1780 par rapport à celle de 1676. Atys par Mathias Vidal, Sangaride par Chantal Santon. Merci au spectateur qui a fourni ce matériel sonore ! Je précise toutefois que la captation, quoique de bonne qualité, ne rend pas justice à la beauté et à la cohésion des timbres en salle, et on entend, à cause de la réverbération en haut du théâtre vide (moi, j'étais placé au fond du parterre, où le problème ne se posait pas), des sortes de "scories", à l'orchestre en particulier, qui en réalité n'existaient pas dans la salle. Même chose pour l'impact des chanteurs, supérieur sur place.
Dans une salle à peu près
complètement vide (à part le parterre, de plus exigu, le théâtre
n'était quasiment pas rempli, on devait être quelque part entre le
quart et le tiers de la jauge, même les couloirs étaient déserts),
le Théâtre des Bouffes du Nord programmait une production de la
désormais rituelle association CMBV / Bru Zane, autour de la
dernière relecture de l'Atys de Quinault. Un document
passionnant.
On peut lire un commentaire sur
l'œuvre-source de Quinault & Lully ici.
1. Niccolò Piccinni
(1728-1800) en France
Originaire de Bari, Piccinni se fait d'abord, comme il est
d'usage, un nom en Italie, à Naples, puis à Rome. L'ambassadeur du
royaume de Naples en France l'invite à rejoindre Paris en 1776, sur
impulsion de la reine Marie-Antoinette, dont il devient le professeur
de chant. Sa carrière est alors déjà faite en Italie, avec des
dizaines d'opéras bien accueillis dans les différents temples
lyriques italiens : Fiorentini, Nuovo, San Carlo et Pergola à Naples
; Argentina, Valle, Dame, Capranica à Rome ; et Turin, Bologne,
Milan, Venise, Modène... Ce à quoi il faut ajouter des commandes
pour des capitales européennes comme Dresde ou Lisbonne.
Néanmoins, son succès commence à
pâtir à Rome de ceux de son ancien élève Pasquale Anfossi, et le
prestige (assez singulier en Europe) de la Cour parisienne est alors
tout indiqué pour relancer sa carrière.
On décrit régulièrement sa «
rivalité » (comme très souvent, plus une rivalité des admirateurs
que des compositeurs eux-mêmes) avec Gluck comme une seconde
Querelle des Bouffons, où Piccinni tiendrait le rôle (forcément)
de l'italien partisan de la joli musique contre Gluck, défenseur
d'un texte fort.
Il est possible qu'à l'époque le
contraste ait existé, car Piccinni dispose en effet d'une veine
mélodique plus conjointe, moins accidentée que Gluck ; mais en
regardant les partitions, néanmoins, il apparaît que la différence
entre les deux est une affaire de nuance, et certainement pas
d'opposition. Gluck paraît peut-être, vu de loin, plus sombre et
intransigeant avec ses drames, mais la comparaison des relectures de
Quinault de chacun ne me paraît pas à l'avantage du germanique.
Tous deux répondent tout simplement à un changement du goût dans
la tragédie en musique, au même titre que l'ont fait (J.-Ch.) Bach,
Grétry, Sacchini ou Salieri.
Et à mon sens, malgré ces
différences, les deux compositeurs œuvrent dans la même direction
de l'histoire musicale : la querelle des gluckistes et des
piccinnistes ne me paraît pas soulever des enjeux aussi
contradictoires et fondamentaux que la précédente controverse.
Dans ces drames, l'épure
prévaut, avec la disparition des lignes courbes, une
simplification rythmique (on préfère désormais la symétrie
à la danse). C'est aussi le temps d'une domination absolue d'un mode
majeur très lumineux (et
naïf à nos oreilles d'aujourd'hui), même pour exprimer les
tourments les plus amers - en parfaite concordance avec l'image que
la postérité a donné de la Cour de Marie-Antoinette, d'une gaîté
qui paraît naïve et superficielle, et par ailleurs sans rapport
avec la réalité du monde. Et pourtant, à l'opposé, on n'a jamais
autant aimé les grands récitatifs dramatiques violents.
Malgré les explorations de
partitions, je n'arrive pas bien à situer ''qui'' impose ce style.
Manifestement Gluck, vu les dates, mais Gluck demeure un peu à part,
moins sensible au majeur, et beaucoup moins éloquent que Piccinni ou
Salieri dans le récitatif (oui, contrairement à l'image qu'on en a)
- il semble que pour lui, le récitatif demeurait pour partie une
couture inférieur aux "numéros", un peu comme en Italie,
même s'ils sont chez lui infiniment plus écrits et intéressant. Ce
style galant et violent à la fois, commun à Piccinni, Grétry,
Sacchini, Salieri, Catel, compositeurs chez qui l'on retrouve
quasiment les mêmes formules dans le récitatif (sauf Sacchini, le
plus faible de tous ceux-là), d'où vient-il ? Peut-être justement
de Piccinni, mais je n'ai pas de réponse.
2. Jean-François
Marmontel et la dernière révision d'Atys
Il est de tradition pendant
tout le XVIIIe siècle de reprendre les livrets admirés du Grand
Siècle, et en particulier ceux de Quinault. Au début, en
conservant le récitatif de Lully (toujours considéré comme une
référence) et en récrivant les divertissements selon l'évolution
des goûts du public. Puis on récrit totalement la musique (Gluck
pour Armide, 1777), on coupe le texte pour le réorganiser en
moins d'actes (Jean-Chrétien Bach pour Amadis
de Gaule,
1779), et on finit par rectifier les vers et ajouter le texte
d'ariettes (Piccinni et Marmontel pour Roland, 1778, et Atys,
1780).
On a donc mis assez longtemps pour
oser amender profondément le livret original, peu ou prou un siècle,
ce qui est assez exceptionnel en un temps où l'on n'avait pas du
tout le même culte pour la conservation qu'on observe aujourd'hui.
Marmontel coupe donc dans le texte
de Quinault, amende quelques vers, et développe les états d'âme
des personnages.
Un exemple peut nous servir
de point de départ concret.
Pavel Vranický (1756-1808), compositeur tchèque (né dans l'empire austro-hongrois) comme son frère Antonín (intéressant également), a germanisé son nom suite à ses succès en Autriche. Parmi ses oeuvres les plus intéressantes, on trouve cet Oberon, König der Elfen (Oberon, Roi des Elfes) un singspiel de 1789.
On y rencontre un certain nombre de traits communs avec la Flûte Mozartienne, et on considère généralement que le livret de Seyler et Giesecke a bel et bien été une inspiration pour Schickaneder. Les caractères présents ont beaucoup à voir avec Die Zauberflöte (1791) : un ténor (Hüon) noble et volontaire, qui pour secourir sa bien-aimée (Amande / Rezia), vole au-devant d'épreuves initiatiques. Servi par un baryton bouffon (Scherasmin) qui provient d'un autre monde que le sien, il assiste notamment aux coloratures surhumaines de la reine féerique Titania. C'est donc aussi la trame de l'Oberon de Weber (livret de James Robinson Planché, 1826).
Malgré sa date de composition, l'oeuvre se rapproche bien plus de Weber, dont on retrouve les caractéristiques musicales, notamment dans les finals trépidants et très lyriques. Et, à mon sens, elle surpasse l'un et l'autre de ses deux cousins célèbres. L'inspiration mélodique y est encore supérieure (et surtout plus constante), et la tension dramatique s'y tient sans commune mesure. Très peu de "numéros" de faible intérêt.
Cette musique sonne déjà de façon complètement romantique, et mériterait, clairement, un enregistrement officiel. Pour l'heure, voici des extaits d'une captation radio depuis Schwetzingen (en 1980), avec des noms peu prestigieux mais une réalisations assez électrique.
Détermination de Hüon au début de l'opéra :
Air comique de Scherasmin, duo tendre de Hüon et Rezia (il existe manifestement plusieurs leçons de la partition, la mienne parle d'Amande, ce qui est plus conforme à la cour de Charlemagne, il est vrai), et final électrisant de l'acte II (dans le goût du quatuor du II de Weber « Over the dark blue waters »), mais évoquant de façon troublante le final du II des Nozze di Figaro (qui lui est antérieur) :
On avait déjà entrepris un projet semblable par le passé, en regroupant par compositeur et en commentant les enregistrements existants. L'écueil étant que le choix entre tragédie lyrique stricto sensu et ballets ou comédies d'importance n'était pas toujours très facile à justifier.
Cette fois, c'est une liste chronologique, qui indique la totalité (ou peu s'en faut) des tragédies lyriques (j'y ai inclus aussi certaines comédies ambitieuses ou ballets importants, et à la fin de la période certaines oeuvres de même style mais avec dialogues parlés) publiées au disque à ce jour. S'y trouvent aussi quelques oeuvres jamais redonnées mais importantes (comme la fondatrice Pomone, ou des succès considérables comme Issé de Destouches & La Motte, Thétis et Pélée de Collasse & Fontenelle et Les Festes Vénitiennes de Campra & Danchet), et d'autres qui sont simplement appétissantes.
Le but ? Pouvoir évaluer ce que l'on peut écouter pour ceux qui n'ont pas encore épuisé l'offre discographique ; pour les autres, mesurer l'exploration respective des différentes périodes.
Il s'avère que le résultat est moins déséquilibré en faveur du premier siècle de tragédie lyrique (avant 1780, donc) que je l'aurais cru - évidemment, il en va tout autrement si l'on compte le nombre de versions.
LÉGENDE :
|*** : commercialisé
|** : bande radio ou vidéo
|* : lu en partition
Entre parenthèses figurent le nombre d'enregistrements commerciaux, puis de représentations captées, enfin de représentations vues. Je n'ai pris en compte dans ces deux dernières catégories que ce à quoi j'ai pu accéder moi-même, sans quoi la liste serait bien plus longue sans que je puisse répondre à d'éventuelles sollicitations...
Successivement Herminie d'Arriaga (absente de l'album discographique) et Ariodant de Méhul (pour la maîtrise suprême de l'instrument).
Ebloui par le premier volume qui reprenait les moments-cultes de la tragédie lyrique (les monologues d'Armide, "Tristes apprêts", la fin du III de Scylla & Glaucus...), très favorable au deuxième (dont le programme beaucoup plus rare était aussi structurellement moins intéressant, le classicisme ayant livré des tragédies plus lisses, aussi bien pour la musique que pour le livret), je suis sous l'emprise persistante de ce troisième volet, le plus virtuose de tous. Il s'agit, je crois, du plus beau récital d'opéra que j'aie jamais pu trouver au disque.
Une fois qu'on a posé cela, on peut regarder de plus près, en s'appuyant aussi bien sur le disque que sur les représentations de Lucerne (le 14 août 2011, avant la parution du disque) et de l'Opéra-Comique (10 avril 2012). [Je n'ai pas pu entendre les soirées d'Aix, Venise, Toulouse et Metz.]
Après avoir insisté sur l'intérêt de cette partition, pas la meilleure de ces années, mais d'excellente facture néanmoins, il est peut-être nécessaire de revenir sur la réalisation qui en a été faite à Versailles et l'Opéra-Comique, et qui, bizarrement, ne fonctionnait pas bien.
A l'occasion du cycle de représentations en cours de cette belle rareté, alors qu'on lit sur le site de l'Opéra de Mannheim que cette oeuvre annonce la Flûte Enchantée et sur le site de l'Opéra-Comique que son livret annonce le romantisme, il est peut-être utile de remettre l'oeuvre dans son contexte esthétique (tragédie lyrique et classicisme), en relisant une notule de 2008 qui a en outre l'avantage de disposer de plusieurs extraits sonores significatifs.
(Ce qui signifie au passage démentir catégoriquement ces deux rapprochements, peut-être vendeurs, mais très loin de la réalité de ce qu'on entend, proche d'une forme de Gluck plus vaillant et fiévreux que hiératique, mais assez distant de Mozart ou de Weber !)
Moi-même je me mêlai à la foule nombreuse que l’admirable concert avait réunie devant la maison du conseiller, et je dois vous avouer qu’auprès de cette voix et de la magie de son accentuation, le chant des cantatrices les plus renommées que j’aie entendues me semblait fade et dénué d’expression. Jamais je n’avais conçu l’idée de sons pareils si longuement soutenus, de ces roulades empruntées au rossignol, de ces gammes ascendantes et descendantes, de cet organe, enfin, tantôt vibrant avec l’énergie et la sonorité des sons de l’orgue, tantôt n’émettant qu’un souffle à peine perceptible et d’une suavité sans égale. Il n’y avait personne qui ne fût sous le charme du plus doux enchantement, et ce profond silence ne fut troublé que par de légers soupirs lorsque la voix se tut.
Juste un mot pour signaler la belle intégrale en cours chez Naxos (parution ces jours-ci du deuxième volume).
Baldassare Galuppi est surtout renommé (à défaut d'être célèbre, bien sûr) pour ses opéras de type seria. Il a notamment écrit une Clemenza di Tito sur le livret de Métastase.
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