En jouant pour la première fois en entier l'acte I de Pelléas dans sa version
piano-chant (je l'avais bien sûr déjà souvent lu, mais je n'avais
jamais posé mes mains sur la troisième scène !), plusieurs détails sont
venus me frapper au visage.
Chacun pourrait presque faire l'objet d'une notule spécifique, mais cet
horizon lointain – surtout avec la quantité de notules rapides ou de
fond dont les projets concrets encombrent un peu l'avenir proche de CSS
– me paraissait trop incertain pour ne pas en partager immédiatement, à
défaut de réflexions profondes, au moins les points de départ.
Pour gagner du temps aujourd'hui, et pouvoir achever les notules en
cours, je vous livre cette ébauche. Les extraits sonores sont tirés de
sites de flux (donc de sources impermanentes par nature), sans quoi je
n'aurai pas le temps d'achever celle-ci.
1. Difficulté à la baisse
À ma grande surprise, ayant déjà pleuré des larmes de sang en essayant
d'accompagner de miens compères dans cette partition déroutante, ce
n'est pas si insurmontable qu'il m'avait paru d'abord. Il ne faut pas
chercher à intégrer les lignes vocales dans la partie de piano (ni à
s'aviser de chanter…), et il faut surtout le temps de s'immerger dans
la logique harmonique spécifique de l'ouvrage (accords de quatre sons
nombreux, quintes augmentées fréquentes…). Seuls quelques enchaînements
rapides d'accords très riches demandent vraiment un travail spécifique
– « ne pleurez pas ainsi » [extrait]
ou « je ne suis pas d'ici, je ne suis pas née là » [extrait].
Moments très proches de l'esprit des accords empilés utilisés plus tard
par Messiaen. [Je ne parle que
de l'acte I : à la fin du III et du IV, par exemple, les épisodes
acrobatiques pour le pianiste ne manquent pas.]
2. Parsifal et Boris
En le jouant, le fameux premier interlude ne me paraît pas si éhontément parsifalien : on
rencontre certes un rythme pointé avec une marche harmonique [extrait],
et le fait de mettre le pointé sur un renversement d'accord recrée une
mélodie proche de la première musique
de transformation de Parsifal [extrait]…
mais si l'on est honnête, c'est surtout parce que c'est une tournure
banale, et ce n'est vraiment pas écrit de la même façon : chez Wagner,
c'est une continuité depuis l'accompagnement des dernières paroles
échangées, qui se densifie et va s'épancher au fil de la musique de
transformation, alors que chez Debussy ce sont des relances isolées,
entrecoupées de silences. Et elles ne proviennent pas de nulle pas,
elles sont la mutation du motif de Golaud [notule], qu'on entend dès le début de l'interlude [extrait].
La ressemblance est réelle, mais il n'est pas si certain qu'il y ait eu
une influence de l'un sur l'autre.
Pour Boris Godounov
(ouverture du premier tableau de Pimène
[extrait]),
en revanche, les triolets tournoyants, créant un thème à base de
secondes dans le grave, relèvent d'un geste de composition vraiment
proche [extrait].
3. Walkyries et
Oiseau
Au contraire de ce Parsifal
fugace qui pourrait être une coïncidence, l'obsession des quintes
augmentées au début de l'opéra (première intervention de Golaud [extrait])
m'a vraiment fait soupçonner l'influence de Wagner et de son
omniprésent accord des Walkyries
dans le Ring [extrait],
dans des évocations un peu farouches du même genre (la chasse et
l'errance de Golaud ici, les chevauchées et les tourments des Walkyries
là-bas).
Autre influence évidente : on retrouve quasiment trait pour trait, il
me semble, l'accompagnement de « Qui est-ce qui vous a fait du mal ? » [extrait]
dansL'Oiseau de feu de Stravinski.
Comme l'accompagnement est masqué par le chant (le texte est marquant,
la mélodie affirmée, la nuance forte),
on ne se rend pas compte de la chose sans l'isoler – même en venant de
le jouer il y a quelques instants, je trouve l'écho subtil à la
réécoute des enregistrements pour orchestre et voix, alors que c'est
frappant au piano seul.
On entend facilement l'influence française dans l'Oiseau (et réciproquement
l'influence de Moussorgski et Rimski chez Debussy), mais le lien direct
avec Pelléas, je ne le
remarque qu'à présent.
4. Arkel et la morale de
classe
Frappé plus qu'à l'accoutumée par la parole
d'Arkel : « et ce mariage
allait mettre fin à de longues guerres, à de vieilles haines », qui
s'enchaîne avec « il sait mieux que moi son avenir ». Mis en relation
avec le paysan mort de faim mentionné par Golaud et les pauvres qui
dorment dans la grotte, l'engeance du château d'Allemonde paraît
indifférente à un point assez invraisemblable au sort du peuple qu'elle
est censée gouverner et protéger. En substance : « Il préfère épouser
une enfant
inconnue ; c'est son affaire après tout, les gens mourront et puis
voilà. »
Cette réplique semble initialement une marque de sagesse et
de bienveillance d'Arkel ; peut-être l'est-ce, vis-à-vis de son
petit-fils – j'y vois plutôt son aveuglement et son impuissance
proverbiales,
une fois de plus il n'a rien vu venir…, mais elle accentue aussi la
souffrance du monde réel autour de la bulle dynastique d'Allemonde, qui
ne vit que pour ses intrigues amoureuses et ses vengeances internes,
retirée et inacessible dans son château.
Le traitement même de Maeterlinck laisse cet
aspect en toile de fond, comme un peu de couleur locale. J'avais
déjà tenter d'expliciter ce contraste entre intrigues symbolistes
éthérées dans le château et quotidien misérable tout autour, dans la
notule « Allemonde, royaume imaginaire ? », mais cela m'a
frappé plus vivement en le jouant.
5. Bateau et
leitmotive
En le jouant, j'identifie enfin clairement le motif de Pelléas (lorsqu'il entre
pour la première fois, tout simplement), assez parent – malgré leur
aspect très différent – de celui de Mélisande, comme une forme très
simplifiée de cet aller-retour entre montées et descentes.
Pendant l'apparition du bateau qui quitte le port (I,3), on entend
distinctement le motif de Mélisande (en bonne logique tandis qu'elle
mentionne « c'est le navire qui m'a menée ici ») ; mais pendant toute
la description du bateau, et y compris simultanément au motif de
Mélisande, on voit apparaître le motif de Golaud – le motif où il est
perdu dans la forêt. [Petite séance de rattrapage ici si vous ne voyez
pas de quoi je veux parler.]
Cette présence sonore de Golaud (absent de cette scène) est d'abord
envisageable parce qu'il est question de brume sur la mer, donc que
l'on retrouve la même idée d'égarement qu'au début de l'opéra,
lorsqu'il s'est perdu en chassant le sanglier loin d'Allemonde [extrait].
Mais le motif persiste longuement, accompagne obstinément le thème de
Mélisande, se maintient pendant toute la contemplation du bateau, avant
extinction [début de la séquence].
Peut-être est-ce pour signifier que Golaud a accompagné Mélisande sur
la nef (« je l'apercevrai du haut de notre navire », dit-il à
Geneviève, et de toute façon Allemonde ne semble pas accessible par la
terre). Il est très envigeable également que Golaud soit aussi sur ce
navire métaphorique où l'on embarque sans retour (l'amour imprévu, la
vie tumultueuse, voire le voyage vers le pays des morts façon Avalon) –
toute ce moment peut en effet être lu à double, littéral (un navire
quitte le port) ou métaphorique (les personnages se demandent ce qui va
advenir, ils voient leur libre arbitre fuir au loin, leur vie leur
échapper, ils sont montés sur une embarcation sans deviner les tempêtes
ni l'issue de la nuit).
Cette mer qui est le moyen de fuir Allemonde, qui symbolise la liberté
(l'air pur après les souterrains, la fraîcheur par rapport à l'été
accablant), sert donc aussi de symbole pour la vie même (ou du moins le
destin des amours). L'image n'est pas neuve : la tragédie en musique
regorge d' « Après tant d'orages / Et tant de naufrages / Chacun à son
tour / S'embarque avec l'Amour » (Alceste
de LULLY [extrait]) et autres « Embarquez-vous, amants, sans
faire résistance / Embarquez-vous, l'empire de l'Amour est doux » (Le Carnaval de Venise de Campra [extrait]), pour ne rien dire des émotions
maritimes du seria, façon «
Agitata da due venti » (Griselda de
Vivaldi [version de référence]).
Il y aurait, entre l'usage des motifs à cet endroit et la symbolique
maritime étendue, de quoi écrire quelques notules, qui viendront sans
doute, en leur temps.
Ce sera tout pour cette fois, mais je compte bien avoir le temps de
faire mieux un peu plus tard.
Quoique mes lectures ne soient pas du tout
encyclopédiques autour de Pelléas
– on lit tellement de légendes urbaines et d'anecdotes répétées sans
vérification, dans maint ouvrage de musicologie, que j'aime mieux me
plonger directement dans la musique elle-même… sans parler du plaisir
incomparablement supérieur de découvrir tout seul, et progressivement,
les merveilles qui se cachent dans la pièce et la partition –, j'ai
beaucoup vu passer, au fil des années, les mentions autour des leitmotive dans Pelléas. J'avoue ne pas y avoir
prêté attention du tout au début, et puis, tout de même, on le remarque
facilement, le « thème de Mélisande » (ce bout de mélodie comme
effleuré négligemment, souvent aux bois aigus – inspiration possible de
celui de la Princesse Leïa ?).
En général, les exégètes survolent la question, et
s'en remettent avec confiance aux propos du compositeur – qui pestait
contre les effets de la wagnéromanie. Oh, certes, on concède qu'il
existe bien quelques thèmes récurrents, mais ils se limitent aux
personnages principaux, leur mutation n'est pas du tout signifiante
comme dans le Ring, ils ne
structurent pas la musique…
Après avoir prêté particulièrement attention au
sujet ces derniers mois en vue de répondre à la question pour moi-même
(encore une fois, ma confiance est limitée dans les jugements
musicologiques reproduits de génération en génération) et, si possible,
de produire une petite notule… je me sens prêt à affirmer (et
démontrer) tout à fait le contraire.
C'est-à-dire ? Il y a des leitmotive dans Pelléas. Ils ne concernent pas que
des personnages principaux, mais aussi des éléments de décor /
atmosphère. Leur mutation réagit très directement au contenu du texte,
et ils peuvent constituer l'armature principale de la musique sur des
sections entières. Bref, les arguments qui conduisent à penser que Pelléas ne contient pas à
proprement parler de leitmotive
pourraient disqualifier la plupart de la production de Wagner et R.
Strauss…
Comme je m'en voudrais de vous demander de me croire
sur parole quand je ne le fais pas moi-même pour des plumes autrement
éminentes, je vous emmène pour un (tout petit)
parcours.
Je n'ai pas encore percé tous les mystères de
l'œuvre absolument foisonnante, mais il existe en fin de compte un
nombre assez important de motifs récurrents (dont il faudrait vérifier
ensuite, au cas par cas, si l'on peut bien parler de leitmotive). Je suis en cours
d'imprégnation progressive et je reparlerai, à l'occasion, du rôle de
chacun.
On peut relever les motifs attachés à Golaud,
Mélisande, Pelléas, la forêt (qui ouvre l'œuvre), l'anneau (les
secondes majeures montantes et descendantes), , la jalousie (notes
régulières ascendantes et pentatoniques), la nuit (les « escaliers » de
la cellule de Pimène), la fontaine, le château, la mer…
Je ne me charge pas aujourd'hui de les présenter :
trop gros travail pour une seule notule. Et je voudrais encore
m'imprégner quelque temps pour en tirer le meilleur que je puis.
En revanche, ce que je puis faire, c'est déjà tâcher
de vous convaincre que ces motifs récurrents sont bel et bien employés
avec une finesse (et une importance structurelle) toute wagnérienne.
Je commence par concéder que l'écriture de Pelléas est assez discontinue, en
effet, par rapport aux Wagner les plus fluides, beaucoup de parole
ponctuée par des accords. Mais pas davantage que dans l'acte I de La Walkyrie, par exemple. Et, en
fin de compte, un grand nombre de sections sont fondées autour de
motifs rapidement développés – dont certains sont de véritables leitmotive.
Je vous propose de partir, si vous le voulez bien (et
sinon c'est dommage pour vous puisque la notule est déjà publiée et que
j'ai autre chose à faire), sur le motif de Golaud, l'un des
plus ouvertement prégnants dans l'ouvrage, et dans un fragment de scène
précis : le badinage autour de la fontaine et la perte de l'anneau, au
début de l'acte II.
2. Les mains dans le
pot
de motifs
Commençons par repérer le motif de Golaud. C'est
cette ligne irrégulière de secondes majeures, qui avance à coups de
rythmes pointés, de triolets et de simples croches binaires, qui se
succèdent. Elle apparaît d'abord aux cors dans le court Prélude de
l'acte I, lorsque Golaud arrive sous les traits d'un chasseur égaré
dans la forêt :
[[]]
On ne peut pas se tromper, il est énoncé à nouveau tandis que Golaud
énonce sa première réplique : « […] Je crois que je me suis perdu
moi-même ».
[[]]
Et il reviendra très souvent, lorsque Golaud parle ou que sa présence,
sa personne sont suggérées. Motif récurrent donc. Mais leitmotiv ? Se
transforme-t-il, construit-il à ce point le discours musical qu'on
puisse le désigner comme tel ?
Voici ce qui se passe à la première scène de l'acte II, autour de la
Fontaine des Aveugles. Pelléas amorce le small talk, et semble un peu trop
intéressé par les réponses évasives à ses questions indiscrètes.
[[]]
Il est question de la rencontre avec Golaud, et son thème apparaît
clairement aux bassons, paisible et affirmatif – la structure rythmique
en est parfaitement intacte, pas d'équivoque possible.
Puis :
[[]]
Son motif fait plus que dominer, il
constitue le discours musical de l'orchestre, alors qu'il est question
de raconter sa rencontre avec Mélisande : [violoncelles], [cor anglais
+ violons 2], [violons 1].
Mieux encore, il se prolonge, après la question de Pelléas, par une
version très contractée de lui-même – où ne subsistent plus que le
rythme pointé mais accéléré, et le même intervalle mélodique –,
utilisée de façon récurrente dans l'opéra pour signifier la menace
émanant de Golaud. (Je présente cette déformation plus tard
pour plus de clarté.)
[[]]
(En vert, on retrouve les triolets.)
Quatre mesures, quatre fois le motif comme matière principale. Et il
évolue.
Lorsqu'un motif commence à être
la substance musicale d'une section, on peut commencer à se dire qu'il
s'agit d'un leitmotiv, mais
voyons la suite.
Mélisande se met à jouer avec l'anneau.
[[]]
Le motif de Golaud est caché dans des figures plus vives, et simplifié
(la partie en triolets à disparu), mais on retrouve la même ligne
mélodique en secondes majeures (sauf pour les bassons, où elle est
partiellement modifiée), pas d'équivoque possible, c'est bien l'anneau de Golaud. Ici aussi, cette
intégration fine (et assez cachée : sans la partition, elle ne saute
pas aux oreilles, d'autant que les cordes commettent trilles et traits
pendant ce petit instant) caractérise le motif organique à la
wagnérienne.
Le processus continue :
[[]]
… même motif simplifié, seulement laissé à la flûte tandis que le reste
de l'orchestre joue suffisamment fort pour l'occulter partiellement.
(Est-ce le souvenir affaibli de Golaud par le jeu avec l'anneau et
l'instant de complicité avec Pelléas, ou simplement le résultat
purement musical du développement du motif par Debussy ?)
De même, le souvenir (la peur ?) de Golaud submerge-t-elle Pelléas
devant ce défi vertigineux, ou bien ne faut-il y voir que la
remarquable conclusion de la matière musicale de toute cette courte
section :
[[]]
Quoi qu'il en soit, ce quasi-tutti
qui précède la perte de l'anneau, irrigué par ce motif de Golaud, se
trouve comme saturé de la présence symbolique de l'époux.
J'avoue le ressentir comme si, dans ces deux mesures, le symbole
lui-même s'affolait du drame qui se noue – car – comme le pressent
Golaud dans la scène suivante – dans un drame symboliste, perdre le
symbole, c'est perdre la chose même. Perdre l'anneau, c'est rompre le
lien autrement indissoluble du mariage. J'aimerais mieux avoir perdu tout ce que
j'ai, plutôt que d'avoir perdu cette bague.
(Pour renforcer cette interprétation : en vert, les tierces palpitantes
du motif de l'anneau, aux bassons et altos, se superposent au motif de
Golaud joué aux hautbois 1 & 2, cor anglais, cor 1 et violoncelles.)
Quand on observe la construction de ce fragment de scène autour de ce
seul motif, qui une fois identifié se simplifie, irrigue tous les
pupitres, et finit par se mêler dans un tutti superposant plusieurs thèmes,
en lien avec le texte, on ne peut que se persuader que le leitmotiv pelléassien valide tous
les critères du leitmotiv
wagnérien :
→ lien avec le texte immédiat (il
apparaît lorsqu'on parle de Golaud ou pense à lui) ;
→ mutation
du motif (tonalité, instrumentation, altération de sa forme rythmique
et mélodique initiale) ;
→ construction «
horizontale » d'épisodes autour de la manipulation
d'un motif précis (comme ici, le motif est la matière principale de la
section) ;
→ superposition
simultanée des motifs pour exprimer des émotions complexes
(comme ces deux mesures de tutti).
Pour moi, la démonstration est faite, Debussy c'est du Wagner utilise
de véritables leitmotive, il
n'y a pas de « oui mais c'est à la
marge, seulement pour les personnages, et il ne les manipule pas
» qui tienne.
Et je n'ai pas parlé du troisième motif de cet extrait, présent
en plusieurs
occurrences également, qui occupe flûtes et violons. (Ce sera pour une
autre fois, j'ai insuffisamment étudié sa circulation à travers l'œuvre
pour en dire quelque chose de cohérent sans reprendre des nomenclatures
préétablies, ce qui n'aurait pas grand intérêt.)
Je redis que, bien sûr, la pensée musicale n'est pas la même : les
meilleurs exégètes de l'harmonie debussyste soulignent la recherche de
la couleur du compositeur dans ses choix d'accords, d'où l'aspect
suspensif et onirique que nous lui connaissons. Sa pensée musicale, qui
s'interrompt et bifurque volontiers, est aussi différente que possible
de celle de Wagner, où au contraire l'harmonie reste toujours tendue
vers l'avant, dans une poussée continue où chaque accord a sa
nécessité, prolonge l'effort. (Dans l'acte III de Parsifal, on ne trouve quasiment
aucune cadence au repos, les phrases s'enchaînent perpétuellement
jusqu'au dénouement… Pas beaucoup de haltes non plus dans l'acte I des Maîtres-Chanteurs.)
Mais, pour autant, leur définition du « motif directeur » semble belle
et bien similaire. Autant ne pas se le cacher. Il faut dire la
vérité aux enfants. Car vous êtes
des enfants.
3. Chambre d'échos
Bien sûr, l'aventure se poursuit tout au long de l'œuvre.
À commencer par l'interlude qui s'enchaîne à la scène. De multiples
fois, le motif de Golaud y fait retour, autant comme annonce du tableau
suivant où le personnage est blessé (d'une manière générale, le motif
de Golaud est très présent dans les interludes ; c'est lui qui produit
par déformation le fameux passage parsifalien du premier interlude…)
qu'en tant que menace sourde sur le badinage des deux amants.
[[]]
Il se répond à lui-même entre clarinettes (en haut) et
violoncelles-contrebasses (en bas) :
■ pour les
clarinettes dans une version simplifiée du motif, qui a beaucoup
circulé pendant le tableau de la fontaine, comme vous l'avez vu (sans
les triolets) ;
■ pour les cordes en simple esquisse, sous la forme
de ce rythme pointé intimidant qui se retrouve très souvent pour
exprimer la menace dans l'œuvre.
Plus loin dans l'œuvre, on retrouve cet assèchement du motif de Golaud
à des parties essentielles, sous forme d'accords véhéments entrecoupés
de silences. Dans le premier groupe ci-dessous, il manque la noire
pointée au début, la dernière croche à la fin… mais ces accents de cor
qui introduisent Golaud dans sa chambre au tableau suivant sont bel et
bien issus du même matériau !
[[]]
(Version Rattle-LSO contrairement aux autres extraits.)
Encore plus déformée, l'entrée de Golaud lorsqu'il interrompt la scène
du balcon (III,1), à peu près le même balancement sur de petits
intervalles. (Et préparée par les timbales en alternance de binaire et
ternaire, comme dans les rythmes du motif complet.)
[[]]
(Version Rattle-LSO contrairement aux autres extraits.)
Il y aurait des pages à noircir sur ce seul motif, sans parler des
autres, de leur agencement respectif, de l'économie générale de l'œuvre
(sont-ce les motifs qui la font tenir, finalement ?).
Mais, pour aujourd'hui, vous avez pu mettre le doigt sur ces
récurrences que nous sentons confusément sans toujours nous interroger
plus précisément – distraits par les beautés de l'intrication
texte-musique, sans doute.
Il faut dire que les exégètes insistent étonnamment peu sur cet aspect
(même Orledge !). Combien de fois ai-je lu « oui, il y a des leitmotive , mais ce n'en est pas
vraiment / ils ne sont pas si importants en réalité ». Alors que rien
qu'en s'arrêtant quelques instants en dilettante, on met au jour des
éléments qui laissent sérieusement accroire que, délibérément ou non,
Debussy en a fait une part assez conséquente de la structure de Pelléas.
Voilà des années que je voulais m'y mettre sérieusement, pour une
véritable série autour des leitmotive
potentiels de Pelléas. Je
crois que nous voilà lancés !
Je vous laisse savourer les extraits de l'excellente version, issue
d'une captation sauvage qui a le mérite de très bien faire entendre
l'étagement réel des timbres d'orchestre : Benjamin Levy et l'Orchestre
de chambre Pelléas (quelles couleurs, quel
luxe de détails !), avec Sabine Devieilhe, Guillaume Andrieux
(absolument radieux), Alain Buet. Concert superlatif au Théâtre des
Champs-Élysées en 2018 – je n'y étais pas, j'entends donc la même chose
que vous.
Pendant des décennies, pour le mélomane, le cas de Pelléasparaissait assez clair : œuvre du
XXe siècle, dont le compositeur a évidemment livré une version
définitive – à partir de cette époque, les partitions laissent assez
peu de part à l'interprétation compositrice (il ne s'agit plus
d'inventer des figures d'accompagnement, ni même d'enjoliver les lignes
vocales). Dans une œuvre aussi aboutie que Pelléas, on se figure bien que
Debussy a laissé peu d'éléments au hasard.
Tout au plus connaissait-on l'histoire admirables de
ces interludes, joués même en
concert (alors qu'ils paraissent bien uniformes ainsi présentés…),
composés durant les répétitions pour des raisons très contingentes de
changements de décor… Fin de l'histoire.
Pourtant, ces dernières années, on a pu remarquer,
de plus en plus fréquemment, des altérations
de détails plus ou moins frappants lors de représentations de Pelléas. Que s'est-il passé ?
En réalité, les musiciens connaissent la chose de première main depuis
très longtemps, puisque même dans le matériel d'exécution… c'est un
assez grand désordre. Je vous propose donc un rapide tour du
propriétaire, pour que ces surprises et divergences ne troublent plus
vos nuits.
[[]]
Fin de l'acte III dans son édition habituelle, avec coupures.
Chloé Briot (Yniold), Jean-François Lapointe (Golaud),
Orchestre National des Pays de la Loire, Daniel Kawka
(Nantes 2014, captation France Musique).
2) L'élan de la
composition
En 1890, Catulle
Mendès, qui cherchait un compositeur pour son livretRodrigue
et Chimènede 1878,
dans le but de le donner à l'Opéra, le propose à Debussy, en qui il
pressent un futur grand. Le compositeur accepte (il n'a essayé que des
esquises jusqu'ici, dont Diane au bois),
notamment pour la rémunération et la célébrité que cet accomplissement
lui procurerait instantanément, mais ne cesse de souligner dans ses
lettres ses souffrances : le livret, trop conventionnel, le fait
travailler à rebours de son inspiration peu sensible aux figures
obligées issus du grand opéra à la française ; par ailleurs, le
wagnérisme affiché du librettiste semble l'irriter. Plus tard, après
son abandon, il prétendra l'avoir brûlé par erreur – ce qui, nous le
savons désormais que en avons retrouvé les partitions, est faux.
Le Prélude et le duo liminaire constituent pourtant
un accomplissement majeur, une atmosphère post-tristanienne totalement
renouvelée par une transparence qui sera bientôt, grâce à lui, la
marque de l'école française. La suite semble s'essouffler
progressivement, il est vrai. Les grandes déclamations conventionnelles
de sentiments élevés ou stéréotypés semblent le laisser totalement de
marbre – c'est d'ailleurs exactement ce qu'il confesse à Paul Dukas
lorsqu'il lui en joue des extraits.
En 1893,
c'est la révélation. Il voit Pelléas
lors de ses premières représentations théâtrales, et en sort enchanté.
Il demande l'autorisation à Maeterlinck, qui lui donne pleins pouvoirs
sur son texte (pacte à l'origine de leur célèbre brouille, culminant
dans la provocation en duel et la mort de Messaline…), et achève son œuvre dès 1895, sous la
forme d'une partition piano-chant.
(Rodrigue est
subséquemment abandonné.)
Il réalise alors
sans cesse des retouches, mais
ne débute l'orchestration qu'à partir de 1898, lorsque la commande de l'Opéra-Comique est
confirmée.
À partir de ce moment, nous disposons d'un matériel assez mouvant.
3) Ce qui n'a pas
été écrit / ce qui a été ajouté
Certaines scènes n'ont jamais été mises en musique :
Scènes d'emblée coupées
(numérotation des scènes de Maeterlinck)
I,1
L'espèce de Prologue avec les servantes (de qui essuient-elles le
sang ? du père de Golaud ? ou bien de la tragédie qui va se
dérouler
sous nos yeux ?) ;
III,1
les jeux d'Yniold dans la tour en présence de Mélisande et Pelléas
(d'où est tirée et extrapolée la chanson de la Tour, de la main
de Debussy) ;
V,1
les dialogues des servantes sur le drame qui vient de se produire (V,1).
Le texte en est donc coupé, mais pas la musique.
En 1901,
Debussy a achevé une partition «
définitive » pour piano et chant, qui a longtemps été utilisée
pour préparer les chanteurs, mais elle diffère
en plusieurs points de la version orchestrale que nous
connaissons (révision de 1905) – ce qui réclamait une certaine
acrobatie pour se conformer ensuite à la partition d'orchestre lors des
représentations.
Certains spectacles ont d'ailleurs été conçus en
utilisant cette réduction piano comme
une réelle œuvre autonome – par exemple le DVD réalisé à
Compiègne, des représentations accompagnées par Alexandre Tharaud ou
encore celles du New York City Opera avec Patricia Petibon.
Arrive le moment de la création, en 1902. Au cours des répétitions,
André Messager – qui avait
co-commandé l'œuvre avec Albert Carré (directeur de l'Opéra-Comique),
et devait diriger l'œuvre – demande
des mesures supplémentaires aux interludes des actes :
I
→ scènes 1-2, entre la forêt et le
château, 33 mesures supplémentaires ;
→ scènes 2-3 entre une salle du château et les jardins, 18 mesures
supplémentaires ;
II
→ scènes 1-2 entre la fontaine dans la
forêt et la chambre de Golaud, 37 mesures supplémentaires ;
→ scènes 2-3 entre la chambre de Golaud et la grotte, 15 mesures
supplémentaires ;
IV
→ scènes 2-3 entre un appartement du
château et la fontaine, 45 mesures supplémentaires.
La scène de l'Opéra-Comique étant peu profonde, la substitution des décors est difficile
entre les tableaux (nommés « scènes » dans le livret, mais ce
sont en réalité des changements de décor et non seulement de
personnages), et le 1er avril (la générale était le 28, la première le
30) Messager réclame précisément le nombre de mesures nécessaire à la
bonne exécution des opérations. Cet épisode est largement connu et
documenté, s'agissant de la part la plus souvent jouée de l'opéra, même
loin des scènes de théâtre.
Messager précise qu'il a collecté une à une les
pages écrites en urgence par Debussy pour allonger les transitions.
Tout fut monté pour la première, et le public a toujours connu Pelléas avec ses interludes longs.
Toutefois, la partition parue en 1902 chez Fromont présente au
contraire la version sans interludes allongés – mais intégrant les
coupures admises pendant les répétitions. C'est sur elle que se sont
fondées les tentatives de
représentations de la version « originale » avec orchestre (en
réalité un état de la partition jamais entendu par le public), par
exemple Gardiner à Lyon ou Minkowski à l'Opéra-Comique pour le
centenaire. (Retrancher ces mesures écrites certes dans l'urgence, mais
aussi dans une veine très inspirée, paraît toujours un peu décevant.)
4) Ce qui a disparu
et mérite peut-être de renaître
Pour autant, Debussy, qui recevait volontiers chez
lui les chanteurs qui reprenaient Pelléas
au fil des séries, continuait
de corriger sa partition… Des mélodies et rythmes chez les
chanteurs, par exemple. Ce n'est qu'en 1905,
avec la parution de sa version
réorchestrée (chez Durand),
que s'achèvent, je crois, la série des variantes – en tout cas des
variantes publiées / publiables.
Est-ce la version complète ? Non. Car, et
c'est là le plus intéressant, à
divers stades, Debussy a écarté des groupes de mesures, et
surtout du texte qu'il avait déjà mis
en musique. Les voici résumés.
Les coupures sur la musique
III,3
(la terrasse au sortir des
souterrains)
→ Suppression
d'une remarque sur les
moutons « Ils pleurent comme des enfants perdus ; on dirait qu'ils
sentent déjà le boucher » et d'un climax où Golaud chante « Quelle
belle journée ! Quelle admirable journée pour la moisson ! »
III,4
(torture d'Yniold)
→ Le fameux « Et le lit ?
Sont-ils près du lit ? », qui est revenu en grâce dans plusieurs
représentations et parutions récentes (Rattle par exemple). Je reviens
sur son histoire pour conclure cette notule.
→ 13 mesures allongeaient la fin
de
l'acte, dont une phrase qui complète la dernière parole de Golaud – qui
ne s'éloigne pas avec Yniold, mais va au contraire se rapprocher : «
Viens, nous allons voir ce qui est arrivé. » (et non « Viens ! »).
IV,4
(monologue de Pelléas avant la grande scène d'amour)
→ Référence au père de Pelléas
dont la
guérison confronte Pelléas à ses choix : « Mon père est hors de danger,
et je n'ai plus de quoi me mentir à même » (avant « Il est tard, elle
ne vient pas. Je ferais mieux de m'en aller sans la revoir »).
→ 24 mesures avant la fermeture des portes.
→ Suppression d'une glose de Pelléas autour de « il ne sait pas que
nous l'avons vu », quand ils aperçoivent Golaud caché.
Uniquement des portions
courtes, mais à l'exception du « lit », ces extraits n'ont
jamais été enregistrés – officiellement du moins. Il semble néanmoins
que ces dernières années soient apparues certaines de ces variantes
(notamment « viens, nous allons voir ce qui est arrivé ») dans des
versions en DVD. Je n'ai pas encore réuni toutes les références ni tout
vérifié.
Il me semble aussi avoir lu incidemment que la scène d'Yniold avec les
moutons n'avait pas été donnée à la création, mais je n'ai pas le temps
de vérifier ce point avant publication, et il n'est pas crucial : il
s'agit d'une scène entière, bien connue et aisée à rétablir sans rien
altérer.
En attendant, tout cela permet de bénéficier de petits suppléments, de surprises, de
fragments qui peuvent éclairer les éléments restés vaporeux dans les
intentions des personnages – Debussy a eu tendance à gommer les aspects généalogiques trop précis,
en particulier. Et, je l'espère, permettra de vous rassurer quant à
l'origine de ces variantes : il y a effectivement eu quelques années où
certaines articulations ont connu un peu de jeu sous la plume de Debussy.
On ne peut qu'être étonné, devant la célébrité de
l'œuvre, sa fréquence sur les scènes et le profil plutôt
intellectualisant de ses amateurs, que des versions alternatives,
fût-ce sur des détails, n'aient pas servi d'argument commercial.
Deux versions différentes de cette phrase du
monologue de Pelléas supprimée à l'acte IV.
Je vous quitte, estimés lecteurs, avec ces quelques
éléments autour du Lit.
Et le lit ??
Alors que Golaud interroge
vainement Yniold, juché sur ses épaules en espion innocent, sur
ce que
font Mélisande et Pelléas dans la Tour (« Que font-ils ? », « Sont-ils
près l'un de l'autre ? »), il finit par lâcher le fond de sa pensée,
alors que l'orchestre se tait soudain : «
Et le lit ? Sont-ils près du lit ? ». Pourtant, nous ne le
connaissons
que dans de rares versions de ces dix-quinze dernières années.
Nous disposons d'une lettre de Debussy qui l'explique :
les
coupures de la fin de l'acte III sont dues à une censure. En effet, le
jour de la générale costumes, le «
directeur des Beaux-Arts » (je retraduis d'après
le texte anglais proposé par Robert Orledge… est-ce un ministre
? un agent du ministère ? un censeur ? je n'ai pas eu
le temps ni
l'intérêt, à vrai dire, de vérifier), M. Roujon, avise le caractère
trivial de cette scène de voyeurisme, et demande à Carré la suppression
du tableau entier. Debussy refuse absolument, et propose en échange les
coupures (très ciblées, finalement) que nous venons de parcourir
ensemble. Il ne s'agit que de celles
de l'acte III, les autres semblent
réellement issues de choix artistiques de Debussy, de repentirs dirions-nous s'il était
peintre…
Il avance même qu'il aurait dû modifier le passage
litigieux
lui-même, et que seule la « ridicule dispute » (je retraduis la lettre
de l'anglais, n'ayant pu la retrouver en français, je ne garantis pas
l'exactitude de l'expression ici non plus) qui l'opposa à Maeterlinck
l'avait empêché de lui demander des altérations. Ceci me paraît d'une
tartufferie confondante, dans la mesure où Debussy a précisément fait ce qu'il voulait
de la prose de Maeterlinck, non seulement en coupant (ce qui est
inévitable en adaptation une pièce parlée à l'opéra, et ce à quoi avait
consenti le poète), mais aussi en récrivant un assez grand nombre
d'expressions ! Une bonne partie des citations désormais célèbres
de
Pelléas ont été remaniées, voire écrites par Debussy… La lettre finit
d'ailleurs par des flatteries assez obséquieuses envers le critique qui
semble avoir bien accueilli la première.
Changement de dernière minute et commandé par la
menace imminente
d'une suppression pure et simple d'une scène complète d'une douzaine de
minutes. Mais qu'en est-il musicalement
? Hé bien, et apparemment pas mal de mélomanes et même
d'exégètes partagent mon sentiment, cette
interruption pleine de crudité, presque dans le silence – qui traduit
très efficacement l'obsession de Golaud – freine en réalité la
progression implacable de cette dernière section, de plus en
plus
trépidante dans sa version coupée, jusqu'à l'explosion de fureur
orchestrale finale. Au contraire, en rétablissant les questions autour
du Lit, c'est une pause qui est ménagée, certes saisissante, avant la
brève reprise, terrifiante, de la cavalcade. Très réussi aussi, mais la
musique nous a soudain relâchés et la conclusion se révèle alors un peu
courte.
À cela s'ajoute que, systématiquement, le public rit
généreusement
à l'aspect vaudevillesque de la situation. [Je suis toujours fasciné
par ces spectateurs capables de rire spontanément au moindre trait
d'humour au sein de la tragédie la plus noire, alors que je suis
moi-même écrasé par la pesanteur des enjeux et peut-être encore plus
dévasté par l'ironie mordante de certains traits. Je ne sais quel
mécanisme me manque.] Ces rires, dans une œuvre mise en musique,
tendent à interrompre d'autant plus la continuité et briser
l'atmosphère : du point de vue très terre-à-terre du confort d'écoute,
le supprimer représente également un gain.
Je ne suis pas nécessairement convaincu non plus, sur le papier, par la
nécessité des autres ajouts – sauf l'allongement des parties
instrumentales, comme en cette fin d'acte III, précisément, qui
rééquilibre peut-être la rupture du Lit ! Il est cependant très
probable que mon habitude de Pelléas
me rende toute nouveauté vaguement décevante, triviale ou sacrilège ;
aussi je suis très curieux de les entendre, dès qu'il sera possible,
avant de me prononcer.
[[]]
Fin de l'acte III avec rétablissement du Lit.
Elias Mädler (Yniold), Gerald Finley (Golaud),
London Symphony Orchestra, Simon Rattle
(CD LSO Live 2017).
5) Une édition
critique… vers l'avenir
Les entendre avant de se prononcer, ce devrait être
chose faite bientôt, puisque les
éditions Durand-Salabert-Eschig ont lancé, en grande pompe l'an
dernier, une édition critique de Pelléas,
incluant une nouvelle réduction piano, correspondant réellement à la
partition d'orchestre cette fois, et contenant ces passages coupés
(avec la possibilité de continuer à les omettre si le chef le souhaite).
J'aurais envie de les féliciter, mais Durand est
quand même la maison qui est restée pendant tout ce temps assise sur
son tas d'or à toucher des droits d'auteur automatiques avec ces
éditions bancales de Pelléas
(contenant de surcroît des fautes…), dont elle avait, grâce au droit de
la propriété intellectuelle français, une parfaite exclusivité. D'une
part grâce au principe de l'œuvre collective, protégée jusqu'à la mort
du dernier collaborateur (Maeterlinck est mort en 1949, très longtemps
après Debussy) ; d'autre part grâce aux années de guerre, très longues lorsque les œuvres ont été composées
avant la première guerre mondiale (quelque chose comme 14 ans), qui
s'ajoutent aux 70 ans de protection post
mortem.
Alors les voir produire cette édition rigoureuse que
tout le monde attendait maintenant,
alors que l'œuvre sera, d'ici 2025 au
maximum – probablement avant – dans
le domaine public (donc utilisable sans rien reverser à
l'éditeur historique)… Je ris doucement, et je leur souhaite
cordialement de se faire tailler des croupières par la concurrence qui
rééditera l'ancienne édition ou en fera de nouvelles tout aussi
documentées. (Oui, je n'ai pas pardonné, quand j'étais
étudiant, la pratique de vendre les cycles de Ravel uniquement en
mélodies détachées, pour obtenir les 5 pages à 25€ – à l'époque où,
avec 25€, on pouvait acheter une Mercedes…)
Pour autant, il s'agit d'une nouvelle merveilleuse
pour tous les amateurs de Pelléas,
qui irradiera à travers les représentations et enregistrements que nous
découvrirons dans les années à venir !
J'espère que cette notule aura contribuer à réduire
vos alarmes devant la multiplicités des bizarreries pelléassiennes,
toutes prêtes à déferler sur vos salles et disquaires préférés, et qui
n'auraient pas tardé à envahir votre disponibilité auditive et mentale.
Puissent, estimés lecteurs, ces quelques
explications parvenir à éclairer, autant qu'il est possible, les jours sombres que notre engeance
maudite traverse.
Dans une démarche comparable à une question déjà posée en ces pages (« Allemonde, royaume imaginaire ?
»), à propos de mentions presque incongrues de paysans, de famines, de
guerres, en somme d'événements larges, quotidiens et concrets – au sein
de ce huis-clos en un royaume imaginaire, qui ne semble accueillir que
les sept membres de la dynastie parmi des pièces vides –, l'envie me
prend de vous entretenir de la place de Dieu dans Pelléas et Mélisande.
[[]]
La chanson de la Tour réinventée par Debussy – et son fragment
de litanie.
Angelika Kirchschlager, Philharmonique de Berlin, Simon Rattle (8 avril
2006 à Salzbourg).
Dans un royaume imaginaire, impossible à situer ailleurs que dans un
Moyen-Âge imprécis – les demandes de costumes de Maeterlinck, pour la
création par Lugné-Poë, étaient circonstanciées et les lieux et
accessoires
indiqués par les didascalies non plus ne laissent pas beaucoup de doute
à ce sujet –, quelle était la nécessité d'inviter Dieu ? On
aurait aussi bien pu imaginer un pays
lointain qui aurait un autre
culte, nommeraient Dieu autrement, ou tout simplement n'y
feraient pas
référence.
Peut-être est-ce une question superfétatoire, et Maeterlinck n'a-t-il
tout simplement pas imaginé une société autrement qu'avec Dieu, étant
ce qui lui était le plus immédiatement familier – la religion
n'intervient pas directement dans l'action, et sa présence ou
son
absence ne sont pas décisives.
Après tout, Maeterlinck n'explique-t-il pas : « C’est une aventure de
jeunesse que j’ai transposée. Il ne faut jamais chercher très loin. » ?
Paradoxalement, plutôt qu'une profondeur mystique ou surnaturelle
accrue, cette référence à Dieu agit comme un effet de réel, au même
titre que le paysan mort de faim ou les trois vieux pauvres qui se sont
endormis : elle ancre Allemonde dans un lieu de notre propre monde,
dans un ailleurs médiéval qui
reste très européen et familier.
Je vous propose un petit tour des citations,
dans les deux états principaux
de Pelléas,
le texte de Maeterlinck et sa révision debussyste – Maeterlinck lui
ayant laissé (et par écrit !) tout pouvoir de retouche, Debussy est
beaucoup intervenu,
et en plus des coupures attendues a
changé des expressions, ajouté des
phrases… [Cause invoquée par Maeterlinck pour leur brouille et
sa provocation en duel, même s'il paraît clair aux biographes qu'il
était surtout fou de rage qu'on n'ait pas choisi sa maîtresse Georgette Leblanc pour la création à
l'opéra-comique.]
Dessin préparatoire pour le décor de la création debussyste de
1902, par Eugène Ronsin (acte IV scène 2).
a) Dieu
grammaticalisé
On peut laisser de côté ce qui relève de l'invocation grammaticalisée
(désémantisée en tout cas) : expression d'intensité qui n'a pas de
rapport direct avec la transcendance – quand on dit « mon Dieu » ou «
pour Dieu », on n'atteste pas l'existence du divin, on utilise surtout
une formule figée. Ce peut affecter la couleur locale, évidemment – on
ne les emploierait pas dans une société qui connaîtrait d'autres cultes
–, mais n'apporte pas beaucoup de profondeur sur ce qu'est réellement
le rapport au sacré dans Allemonde.
¶ GOLAUD : Ils sont prodigieusement
grands ; c’est
une suite de grottes énormes qui aboutissent, Dieu sait
où. (III,3 chez Maeterlinck ; III,2 chez Debussy, où la phrase
est coupée)
¶ LA VIEILLE SERVANTE : Mon
Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vois ! Devinez
un peu ce que je vois !… (V,1 chez Maeterlinck uniquement)
¶ GOLAUD : Hé ! Hé ! Pelléas
! arrêtez ! arrêtez ! – (Il le saisit
par le bras.) Pour Dieu
!…
Mais ne voyez-vous pas ? – Un pas de plus et vous étiez
dans le gouffre !… (III,3 ; III,2 où est coupée)
¶ GOLAUD : Dieu sait jusqu'où
cette bête m'a mené (I,1)
Un peu plus liés à la croyance, ces autres exemples demeurent
essentiellement des expressions :
¶ GOLAUD : Ah ! ah !… patience, mon
Dieu,
patience… (III, 5 chez Maeterlinck ; III,4 chez Debussy)
¶ GOLAUD : Elle est là,
comme si elle était la grande sœur de son enfant… Venez, venez… Mon
Dieu ! Mon Dieu !… Je n’y comprendrai rien non plus… Ne restons pas
ici. (V,2 ; V)
¶ GOLAUD : Mélisande !…
dis-moi la vérité pour
l’amour de Dieu ! (V,2 ; V)
b) Dieu objectifié
Plus intéressante, l'apparition du sacré par la vie quotidienne, les
objets. En creux, on peut lire l'existence non seulement d'une foi,
mais d'unepratique religieuse.
¶ MÉLISANDE : Ici, sur le prie-Dieu.
(IV,2)
→ Soit il s'agit simplement d'un meuble
(nommé d'après notre monde –
mais pourquoi ne pas avoir parlé de fauteuil ?), soit il indique la
régularité d'une observance privée, confirmée par la citation suivante.
¶ GOLAUD : Elle fait
peut-être sa
prière du soir en ce moment… (III,5 ; III,4)
¶ PELLÉAS : Midi sonnait au moment où
l’anneau est tombé…(II,1)
¶ PELLÉAS : Il est midi ; j’entends sonner les cloches et les
enfants descendent sur la plage pour se baigner… (III,4 ; III,3)
→ Confirme indirectement l'usage de
cloches, donc de lieux de culte –
et peut-être même, s'il y a des cloches, de lieux de culte collectifs,
où pourraient se réunir les simples hommes, les paysans à peine
esquissés. À nouveau, la présence de Dieu crée avant tout un effet de
réel : un monde qui nous est familier, dont nous connaissons les codes.
Allemonde hors des brumes, hors du huis-clos dysfonctionnel, serait une
contrée normale.
¶
En ce moment, toutes les servantes
tombent subitement à genoux au fond de la chambre.(V,2 ; V)
→ Geste traditionnel de piété, dont
l'unanimité témoigne, à nouveau,
d'une pratique habituelle et collective. Clairement, il existe une
transcendance à Allemonde.
c) Dieu et la Foi
Une fois établi l'existence de cette religion sur le territoire isolé –
insulaire, puisqu'on n'y accède qu'en bateau ? –, culte qui ressemble
d'assez près aux nôtres : qu'apporte-t-elle aux humains et aux
personnages de Pelléas ?
¶ MÉLISANDE : Saint Daniel et saint
Michel, saint Michel et saint Raphaël… (III,1 chez Maeterlinck)
→ Chez Maeterlinck, la scène 1 (coupée
chez Debussy), où Yniold, miroir de la dernière scène de l'acte,
regarde à la fenêtre (mais vers l'extérieur, et non en espion comme
dans la scène conservée par Debussy). Mélisande chante à mi-voix en filant ce qui
ressemble à un fragment de litanie – on imagine plutôt un chant
religieux.
¶ MÉLISANDE : Mes longs
cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour ! […] Saint Daniel et
Saint Michel, Saint Michel et Saint Raphaël, je
suis née un dimanche, un dimanche à midi ! (III,1 chez
Debussy)
→ Debussy réutilise ce fragmant en
l'intégrant dans toute une chanson
(qui remplace « Les trois sœurs aveugles ») pour sa première scène de
l'acte III (III,2 chez Maeterlinck). C'est la Chanson de la Tour,
évoquant aussi bien ses longs cheveux que son jour de naissance.
→ Les saints y sont invoqués sans aucun lien apparent avec le reste de
la chanson – cette seconde strophe a-t-elle un sens, en tout état de
cause ? Le dimanche où l'on peigne ses cheveux évoque bien sûr le
mythe de Mélusine, mais que viennent faire-là ces saints ? Encore
plus inutiles que dans la litanie où ils étaient séparés du sujet de
leur invocation, ils sont ici devenus de simple motifs démonétisés au
sein d'une chanson profane qui, elle-même, n'a pas une portée
discursive très claire…
¶ PELLÉAS : C’est une vieille
fontaine abandonnée. Il paraît que
c’était une fontaine miraculeuse, — elle ouvrait les yeux des aveugles.
(II,1)
→ Le miracle se conjugue au passé :
comme dans les Chansons de Bilitis
(1894), « Les satyres sont morts
» (XLVI, « Le Tombeau des Naïades »). Le culte a perduré – le même, ou
sont-ce les vestiges d'anciennes croyances ? –, mais la présence
magique de la divinité s'est tarie.
Par ailleurs, dans la bouche de Golaud, l'invocation d'êtres
surnaturels ou bibliques se teinte souvent d'ironie, de menace – elle
est en général l'outil d'une contemption, ou d'une supplique (« dis-moi
la vérité, pour l'amour de Dieu »).
¶ GOLAUD : Ils sont plus
grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les
yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons
d’innocence ! (IV,2)
¶ GOLAUD :
On dirait que les anges du ciel s’y baignent
tout le jour dans l’eau claire des montagnes !… (IV,2 chez
Maeterlinck)
¶ GOLAUD : On dirait que les
anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême !… (IV,2
arrangé par Debussy)
→ Golaud prend à témoin la pureté des
yeux de Mélisande. L'invocation
d'êtres célestes sert de support à une comparaison, et suppose donc que
la référence est familière à tous ; pour autant elle ne témoigne pas
d'une foi particulière, et l'utilise même pour blesser, convoque Dieu
et les anges pour tourner en dérision la vertu de Mélisande – non sans
fondement, certes.
¶ GOLAUD : Absalon ! Absalon ! (IV,2)
→ Je renvoie à cette notule, qui est entièrement consacrée à
cette exclamation, pour préciser le
détail des sources bibliques et interprétations possibles du cri de
Golaud – avertissement à lui-même, menace à Pelléas absent, dérision de
Mélisande violentée par ses longs cheveux… Il s'agit ici d'un
personnage vétérotestamentaire, donc moins immédiatement présent que
les figures plus incarnées des Évangiles, et, à nouveau, dans un emploi
uniquement négatif. Le point culminant de la violence de Pelléaset Mélisande
est probablement là (paradoxalement, les violences à Yniold à la fin du
III et le meurtre de Pelléas à la fin du IV n'ont pas la même emphase –
bien que tout à fait aussi sidérants), et c'est un protagoniste
biblique qui se retrouve dans la bouche de Golaud pour accompagner
cette explosion violente.
Les traces d'un culte et d'une foi, dans Pelléas
– peut-être à cause des nécessités pour écrire un drame intéressant,
peut-être à cause du caractère intrinsèque d'Allemonde – secondent
ainsi
essentiellement un discours négatif : les saints ne servent pas à
grand'chose, les miracles ont disparu, Dieu
est plutôt convoqué comme témoin des péchés des hommes ou gardien
impuissant de leurs vertus (« patience, mon Dieu, patience ! », dans la
scène d'outrage à Yniold), les anges sont des outils symboliques
d'humiliation.
L'impact positif de la Foi et de l'Espérance sur l'humanité, ou même la
présence d'une réelle dévotion vivace qui aiderait les hommes à
(sur)vivre dans Allemonde, ne sont pas évidents en surveillant les
références religieuses au fil de la pièce, chez Maeterlinck comme chez
Debussy.
d) Dieu et l'Espérance
Au delà de ces références, que pourrait-on dire de la façon qu'ont les
résidents du vieux château d'Allemonde d'aborder la vie ?
Domine une sensation de hasard, de désordre même, et de malheur
inévitable de tout côté.
¶ ARKEL : Qu’il en soit comme
il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers
d’une destinée : et il sait mieux que moi son avenir. Il n’arrive
peut-être pas d’événements inutiles… (I,2)
→ Incertitude. Considérant qu'Arkel, du
haut de ses paroles graves et apparemment sages, se trompe à chaque
fois – l'épisode le plus cruel étant la prévision de guérison de
Marcellus et de la mort du père, qui pousse Pelléas à commettre le
mauvais choix –, l'espérance osée dans la seconde phrase n'est pas
totalement rassérénante.
¶ PREMIÈRE SERVANTE : Oui,
oui ; c’est la main de
Dieu qui a remué…
(V,1 chez Maeterlinck uniquement)
→ Notre malheur est ainsi lié à un
geste divin, à peine perceptible, dont il ne se rend peut-être pas même
compte, comme la fourmi qui s'attarde sous notre talon insouciant… En
tout cas, Dieu est plutôt relié à l'événement catastrophique qu'à
l'espoir d'un monde meilleur.
¶ ARKEL : C’est au tour de la
pauvre petite… (V,2 ; V)
→ La vie même apparaît comme un
fardeau, transmis en cycle, sans que l'au-delà soit mentionné comme un
horizon de réconfort. Il faut vivre sur terre, comme un aveugle,
tourmenté par les hasards de Dieu.
Le moins qu'on puisse dire est que la transcendance n'apparaît pas
comme une source d'apaisement dans Pelléas.
e) Dieu et l'Au-delà
La mort de Mélisande ne révèle pas grand'chose à ce sujet, et ne
contredit pas la vision tout à fait bouchée d'une vie comme vallée de
larmes, sans horizon décelable.
¶ ARKEL :
Non, non ; n’approchez pas… Ne la troublez
pas… Ne lui parlez plus… Vous ne savez pas ce que
c’est que l’âme… (V,2 ; V)
→ Si Golaud, après avoir encore tenté
d'arracher des aveux à Mélisande au moment où elle s'apprête à mourir,
se fait réprimander pour son impiété, il semble qu'Arkel ne sache pas
trop ce qu'est l'âme non plus.
¶ ARKEL : On dirait que son
âme a froid pour toujours…
(V,2 ; V)
¶ ARKEL :
Maintenant c’est son âme qui pleure… (V,2 ; V)
¶ ARKEL : L’âme humaine est
très silencieuse… L’âme humaine aime à s’en aller
seule… (V,2 ; V)
→ Toutes ces descriptions paraissent
très concrètes… Arkel observe Mélisande en train de se laisser mourir,
et ses grandes observations sur l'âme ne révèlent en réalité, rien de
spirituel.
L'espoir de la salvation (le Salut, n'y pensons même pas) et de la
résurrection semble tout à fait hors de portée dans ce château aux
plafonds bas et étouffants – et à en juger par les guerres et famines,
il n'en ira pas plus aisément pour le petit peuple.
f) La vision d'un monde avec Dieu
En découle cet abattement omniprésent, qui crée la toile de fond de Pelléas : cette présence-absence
presque désespérante d'un Dieu qui n'apporte aucune espérance aux
vivants, même par-delà la mort, participe pour large part à cette
impression de sombre résignation qui sert d'écrin à chaque dialogue.
¶ ARKEL : Si j’étais Dieu, j’aurais
pitié du cœur des
hommes… (IV,2)
→ (On se demande, au passage, s'il s'agit des hommes masculins, tempêtueux et faibles comme Golaud, ou du genre humain qui n'est certes pas en sa meilleure posture au fil de Pelléas…)
¶ GOLAUD : Et puis la joie,
la joie… on n'en a pas tous les jours. (II,2)
¶ LA VIEILLE SERVANTE : Mon
Dieu ! Mon Dieu ! Ce
n’est pas le bonheur qui est entré dans la maison… (V,1 chez
Maeterlinck uniquement)
Par ailleurs, le conseil d'Arkel, après avoir induit en erreur Pelléas
– lui laissant croire que son père mourrait avant son ami –, de
négliger la tombe des morts, achève de me persuader de ce que les
habitants d'Allemonde ne nourrissent pas d'espoirs trop ambitieux sur
leur joie au delà du cycle – déjà désespérant – de la vie.
¶ ARKEL : Marcellus est mort ; et la
vie a des devoirs
plus graves que la visite d’un tombeau. (II,4 chez Maeterlinck
uniquement)
La dernière réplique de l'opéra, « c'est au tour de la pauvre petite »,
ressortit davantage à une perception cyclique de type métempsychose, ou
bien à une représentation très matérialiste d'une société où chaque
enfant prend une place laissée vacante… qu'à une solide espérance dans
un monde meilleur ou simplement dans une entité qui nous voudrait du
bien.
Le décor de la création debussyste de 1902, par Lucien Jusseaume
(acte V).
Que retirer de tout cela ?
1) Je n'avais pas
mesuré, avant de regrouper ces occurrences (forcément partielles, j'en
ai inévitablement manqué, et ce pourrait altérer les conclusions à en
tirer), à quel point Dieu est cité,
mais sous forme d'expressions
dévitalisées. On trouve pourtant quantité de traces d'une pratique religieuse très
similaire au catholicisme, mais ici les saints sont tout au plus des
sujets de chanson, les anges et les personnages bibliques servent à
humilier, la présence de Dieu est
ressentie dans les malheurs qui nous dépassent et non dans un
idéal de vie en société ou une espérance que pourraient apporter
l'au-delà ou la résurrection. Le destin semble harrasser les
personnages, et jusqu'à leur rapport à la mort paraît désespéré, voire d'une indifférence
un peu irrespectueuse.
Si la religion est présente dans Pelléas,
plus que je ne l'avais remarqué de prime abord, en revanche elle ne
semble avoir aucune prise sur la
moralité et la vie des personnages. Dieu, si jamais sa présence
est décelable, s'incarne plutôt dans le destin qui tourmente les
hommes.
2) On remarque la
concentration de citations chez deux personnages : Golaud & Arkel invoquent énormément
Dieu, le premier à base d'expressions figées ou pour exprimer sa
colère, le second pour essayer de donner du sens au monde, mais avec
une hauteur de vue de toute évidence plutôt limitée. Les servantes en parlent avec
peut-être plus de sagesse (et de superstition, et de résignation), mais
elles ne sont que des silhouettes fugaces – encore plus chez Debussy où
leur seul rôle est de s'agenouiller à la mort de Mélisande ! Mélisande & Pelléas, à
l'inverse des deux aînés, semblent s'en moquer totalement, et n'y font
jamais référence – Pelléas entend sonner la cloche, Mélisande esquisse
le nom de trois saints sans même les gratifier d'une phrase…
Cette différence illustre très bien les mondes parallèles dans lesquels
évoluent les deux amoureux d'une part, les vieillards perdus et
déprimés de l'autre – et ce sont ces derniers qui parlent de Dieu, ce
qui renforce encore l'impression soulignée en 1).
3) Je trouve tout de
même intéressant, dans un univers évanescent, constitué de phrases
parcellaires, d'allusions clairsemées, d'imaginer que ces personnages ont lu assez attentivement
la Bible pour connaître et partager des implicites autour des
différents épisodes de la vie du fils rebelle de David. Il y a quelque chose d'incongru dans ce
détail concret, comparable à ce moment où Golaud semble soudain
comprendre la poétique de Maeterlinck et s'en effrayer : « J’aimerais
mieux avoir perdu tout ce
que j’ai plutôt que d’avoir perdu cette bague. Tu ne sais
pas ce que c’est. Tu ne sais pas d’où elle vient. », comme s'il avait
l'espace d'un instant compris que, dans un drame symboliste, perdre la
bague signifiait dissoudre le mariage pour de bon. Ici aussi, les
personnages de cet univers quasiment sans détail – peut-être parce que
nous ne prenons pas assez au sérieux les didascalies qui dessinent de
façon assez évidente un château médiéval – semblent être informés de
façon étonnamment précise, sur
des matières qui nous sont familières (les textes sacrés de la religion
que nous connaissons le mieux) à nous les vrais humains qui n'habitons
pas les drames symbolistes. Comme s'ils débordaient soudain sur le
monde réel.
4) De cela découle que Dieu, plutôt que l'empreinte d'un mysticisme
impalpable, constitue d'abord, dans Pelléas,
un effet de réel, au même titre
que les trois vieux pauvres ou le paysan mort de faim, une façon d'ancrer Allemonde – qui me paraît tellement ailleurs que j'y aurais
spontanément associé des cultes inconnus, peut-être même tellement
coupé du monde que l'idée de transcendance ne serait pas parvenue
jusqu'à lui, un royaume athée par défaut de capacité de penser au delà – sur notre Terre, et dans
notre généalogie temporelle. Allemonde est donc probablement plutôt,
dans l'esprit de Maeterlinck, un petit royaume germanique du Moyen-Âge
qu'un univers alternatif.
Évidemment nous, lecteurs (qui avons lu la science-fiction), en faisons
ce que nous voulons, et je peine pour ma part à comprendre Pelléas et à y prendre autant de
plaisir en l'inscrivant dans des limites géographiques et
chronologiques.
5) Je me demande dans quelle mesure il ne faut pas attribuer cette
présence étonnamment concrète, voire incongrue, d'un catholicisme
implicite (alors même qu'Allemonde semble abandonné par la
transcendance, la Providence et l'espérance…) à la culture de Maeterlinck qui, en
pensant son Moyen-Âge indéfini, a spontanément baigné dans sa propre
culture européenne, qu'elle soit historique ou contemporaine. Il n'est
pas impossible que toute ma glose n'ait aucun sens et que Dieu soit là par défaut, conséquence
involontaire d'un Moyen-Âge décrit avec des éléments qui sont de
l'ordre du réflexe impensé.
Sur cette exploration pleine de joie et profondément utile comme on
vient de le voir, je vous abandonne aux mains (peut-être pas expertes,
mais) bavardes de l'excellent moi-même, dans la série consacrée depuis
les débuts de Carnets sur sol
à l'univers de Pelléas
et Mélisande (pour remonter vers les notules les plus
anciennes, il faut utiliser la colonne de droite, section « archives »,
où l'on peut cliquer sur les mois où les notules ont été publiées.
Dieu vous garde, seigneurs. Mieux que Marcellus, s'il est
possible.
« Au moment de mon voyage à Naples, un critique ayant écrit que dans Le Festin d'Absalon
de Preti (accroché en permanence dans la collection Farnèse), tableau
que j'adorais et croyais
connaître très bien, la main d'Amnon (que je ne me rappelais pas) était
si bien peinte, qu'elle était, si on la regardait seule, comme une
précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à
elle-même, je mangeai quelques crocchèdi patate, sortis et entrai
dans le musée. Dès les premières marches que j'eus à gravir, je fus
pris
d'étourdissements. Je passai devant plusieurs tableaux de la collection
Farnèse et eus
l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et
qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de
Palerme, ou d'une simple maison au bord de la mer à Sorrente. Enfin je
fus devant
le Preti, que je me rappelais plus éclatant, plus différent de tout
ce que je connaissats, mais où, grâce à l'article du critique, je
remarquai pour la première fois de petits gâteaux orangés, que le ciel
était brun, et enfin la précieuse matière du tout petit vase bleu. Mes
étourdissements augmentaient ; j'attachais mon regard,
comme un enfant à une mouche bleue qu'il veut saisir, au précieux petit
vase bleu. Dans une céleste balance m'apparaissait,
chargeant l'un des plateaux, ma propre vie, tandis que l'autre
contenait le vase si bien peint en bleu.
Cependant je m'abattis sur une banquette droite ; aussi
brusquement je cessai de penser que ma vie était en jeu et, me demandai
les conclusions à en tirer au sujet de Pelléas. »
Car, oui, c'est en me promenant dans les collections du Palais de
Capodimonte, au sommet de Naples, au-dessus de son Observatoire, que
j'eus enfin de la révélation de toute une vie.
Mattia Preti, La Festa di Assalone
(fin des années 1650)
En réalité, je crois l'avoir vu au
Petit-Palais pour l'exposition Luca Giordano, car c'est une acquisition
du Musée des Beaux-Arts du Canada ; mais avouez que l'histoire serait
moins jolie.
2. Une parole
obscure
À la scène 2 de l'acte IV, lorsque les
soupçons de Golaud le submergent
et qu'il violente Mélisande, pourquoi ces cris qui invoquent Absalon ?
GOLAUD
Je
ne veux pas que tu me touches, entends-tu? Va-t'en
! Je ne te parle pas. Où
est mon épée ? Je
venais chercher mon épée…
MÉLISANDE Ici,
sur le prie-Dieu.
GOLAUD Apporte-la. (à
Arkel) On
vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer. On
dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux. (à
Mélisande) Eh
bien, mon épée ? Pourquoi
tremblez-vous ainsi ? Je
ne vais pas vous tuer. Je
voulais simplement examiner la lame. Je
n'emploie pas l'épée à ces usages.
[…]
GOLAUD Une grande innocence ! Plus que de l'innocence ! On dirait que les anges du ciel y
célèbrent sans cesse un baptême. Je les connais ces yeux ! Je les ai vus à l'oeuvre ! Fermez-les ! fermez-les
! Ou je vais les fermer pour longtemps! Ne mettez pas ainsi votre main à la
gorge ; je dis une chose très simple… J'ai pas d'arrière-pensée… Si j'avais une arrière-pensée
pourquoi ne la dirais-je pas ? Ah! ah! ne tâchez pas de fuir ! Ici ! Donnez-moi cette main ! Ah ! vos mains sont trop
chaudes… Allez-vous-en ! Votre chair
me dégoûte ! Allez-vous-en ! Il ne s'agit plus de fuir à présent
! (Il la saisit
par les cheveux.) Vous allez me suivre à genoux ! A genoux devant moi ! Ah ! ah ! vos longs
cheveux servent en fin à quelque chose. A droite et puis à gauche ! A gauche et puis à droite ! Absalon ! Absalon ! En avant ! en arrière ! Jusqu'à terre ! jusqu'à terre… Vous voyez, vous voyez ; je ris déjà comme un
vieillard… Ah ! ah ! ah !
Ce moment d'outrage (quoique pas dépourvu de fondement) glace le sang…
et Debussy écrit sur « Absalon ! » des aigus terrifiants (un saut de
quarte vers un mi 3, agité d'un triolet, puis un long saut de quinte
diminuée vers un fa 3), qui ne laissent pas de doute sur la fureur de
Golaud.
Mais pourquoi cette invocation au juste ?
Telle que la présente la situation, et surtout telle qu'elle est
mise en musique par Debussy, on pourrait croire à une insulte,
traîtresse comme une Dalila, luxurieuse comme une Jézabel aux abois…
Mais ce n'est pas ce que révèlent les Écritures.
Dessin préparatoire du Guerchin pour L'assassinat d'Amnon à la fête d'Absalon.
3. Hypothèse n°1 :
Absalon le vengeur
Absalon, dans le second livre de Samuel, est ce fils de David qui, pour
venger le viol de sa sœur Tamar
par leur demi-frère Amnon, fils aîné du roi, fait assassiner le
coupable par ses serviteurs lors d'un banquet où l'a convié, en
présence de tous les fils du monarque.
(Oui, il est fascinant que Tamar soit resté un prénom féminin en vogue
!)
Dans la traduction de Martin (1744), voici ce qu'il advient :
2 Samuel 13
1. Or il arriva après cela qu'Absalom, fils de
David, ayant une sœur qui était belle, et qui se nommait Tamar, Amnon
fils de David, l'aima.
2. Et il fut si tourmenté de cette passion, qu'il
tomba malade pour l'amour de Tamar sa sœur, car elle était vierge ; et
parce qu'il semblait trop difficile à Amnon de rien obtenir d'elle.
6. Amnon donc se coucha, et fit le malade; et quand
le Roi le vint voir, il lui dit : Je te prie que ma sœur Tamar vienne
et fasse deux beignets devant moi, et que je les mange de sa main.
8. Et Tamar s'en alla en la maison de son frère
Amnon, qui était couché; et elle prit de la pâte, et la pétrit, et en
fit devant lui des beignets, et les cuisit.
9. Puis elle prit la poêle, et les versa devant lui,
mais Amnon refusa d'en manger; et dit : Faites retirer tous ceux qui
sont auprès de moi : et chacun se retira.
10. Alors Amnon dit à Tamar : Apporte-moi cette
viande dans le cabinet, et que j'en mange de ta main. Et Tamar prit les
beignets qu'elle avait faits, et les apporta à Amnon son frère dans le
cabinet.
11. Et elle les lui présenta, afin qu'il en mangeât
; mais il se saisit d'elle et lui dit : Viens, couche avec moi, ma sœur.
12. Et elle lui répondit : Non, mon frère, ne me
viole point; car cela ne se fait point en Israël ; ne fais point cette
infamie.
13. Et moi, que deviendrais-je avec mon opprobre
? et toi, tu passerais pour un insensé en Israël. Maintenant donc
parles-en, je te prie, au Roi, et il n'empêchera point que tu ne m'aies
pour femme.
14. Mais il ne voulut point l'écouter ; et il fut
plus fort qu'elle, et la viola, et coucha avec elle.
15. Après cela, Amnon la haït d'une grande haine, en
sorte que la haine qu'il lui portait, était plus grande que l'amour
qu'il avait eu pour elle ; ainsi Amnon lui dit : Lève-toi, va-t'en.
16. Et elle lui répondit : Tu n'as aucun sujet de me
faire ce mal, que de me chasser ; ce mal est plus grand que l'autre que
tu m'as fait; mais il ne voulut point l'écouter.
17. Il appela donc le garçon qui le servait, et lui
dit : Qu'on chasse maintenant celle-ci d'auprès de moi, qu'on la mette
dehors, et qu'on ferme la porte après elle.
19. Alors Tamar prit de la cendre sur sa tête, et
déchira la robe bigarrée qu'elle avait sur elle, et mit la main sur sa
tête, et s'en allait en criant.
20. Et son frère Absalom lui dit : Ton frère Amnon
n'a-t-il pas été avec toi ? Mais maintenant, ma sœur, tais-toi,
il est ton frère ; ne prends point ceci à cœur. Ainsi Tamar demeura
toute désolée dans la maison d'Absalom son frère.
21. Quand le Roi David eut appris toutes ces choses,
il fut fort irrité.
22. Or Absalom ne parlait ni en bien ni en mal à
Amnon, parce qu'Absalom haïssait Amnon, à cause qu'il avait violé Tamar
sa sœur.
23. Et il arriva au bout de deux ans entiers,
qu'Absalom ayant les tondeurs à Bahal-hatsor, qui était près d'Ephraïm,
il invita tous les fils du Roi.
27. Et Absalom le pressa tant, qu'il laissa aller
Amnon, et tous les fils du Roi avec lui.
28. Or Absalom avait commandé à ses serviteurs, en
disant : Prenez bien garde, je vous prie, quand le cœur d'Amnon sera
gai de vin, et que je vous dirai : Frappez Amnon, tuez-le ; ne craignez
point; n'est-ce pas moi qui vous l'aurai commandé ?
Fortifiez-vous, et portez-vous en vaillants hommes.
29. Et les serviteurs d'Absalom firent à Amnon comme
Absalom avait commandé, puis tous les fils du Roi se levèrent, et
montèrent chacun sur sa mule, et s'enfuirent.
37. Mais Absalom s'enfuit, et se retira vers Talmaï,
fils de Hammihud Roi de Guesur : et David pleurait tous les jours sur
son fils.
38. Quand Absalom se fut enfui, et qu'il fut venu à
Guesur, il demeura là trois ans.
39. Puis il prit envie au Roi David d'aller vers
Absalom, parce qu'il était consolé de la mort d'Amnon.
Dans ce cas, Golaud se désignerait lui-même
par « Absalon ! » : il
annonce à Mélisande qu'il est prêt à tuer son demi-frère pour avoir
touché à une femme de la famille, ou bien il s'avertit lui-même du
fratricide qu'il risque de commettre.
Debussy ferait alors une mise en
musique à contresens : on pourrait
s'attendre à ce que Golaud se murmure à lui-même, comme un garde-fou,
ses « Absalon ! », tout sauf cette rage extravertie.
Cet épisode n'est cela dit pas le
seul emblématique parmi les récits
des Nevi'im autour de ce fils
de David.
Niccolò de Simone, Le
Banquet d'Absalom
(vers 1650, collection particulière)
4. Hypothèse n°2 :
Absalon le révolté
Absalon a ses manières. Voyant que le roi l'avait autorisé à retourner
à Jérusalem, mais non admis en sa présence, il trouve un utile moyen de
se faire remarquer de Joab, neveu de David et chef de son armée.
2
Samuel 14 30. Alors Absalom dit à ses
serviteurs : Vous voyez là le champ de Joab qui est auprès du mien, il
y a de l'orge, allez et mettez-y le feu. Et les serviteurs d'Absalom
mirent le feu à ce champ. 31. Alors Joab
se leva et vint vers Absalom dans sa maison, et lui dit : Pourquoi tes
serviteurs ont-ils mis le feu à mon champ ? 32. Et Absalom
répondit à Joab : Voici, je t'ai envoyé dire : Viens ici, et je
t'enverrai vers le Roi, et tu lui diras : Pourquoi suis-je venu de
Guesur ? il vaudrait mieux que j'y fusse encore. Maintenant donc
que je voie la face du Roi ; et s'il y a de l'iniquité en moi, qu'il me
fasse mourir.
Les causes de cette soif de pouvoir ne sont pas explicitées, mais
Absalon se fait proclamer roi et
marche sur Jérusalem, obligeant son
père à la fuite, et récupérant non seulement son palais et ses
conseillers, mais jusqu'à ses concubines.
2 Samuel 15
4. Absalom disait encore : Oh! que ne m'établit-on
pour juge dans le pays! et tout homme qui aurait des procès, et qui
aurait droit, viendrait vers moi, et je lui ferais justice.
10. Or Absalom avait envoyé dans toutes les Tribus
d'Israël des gens apostés, pour dire : Aussitôt que vous aurez entendu
le son de la trompette, dites : Absalom est établi Roi à Hébron.
13. Alors il vint à David un messager, qui lui dit :
Tous ceux d'Israël ont leur cœur tourné vers Absalom.
14. Et David dit à tous ses serviteurs qui étaient
avec lui à Jérusalem : Levez-vous, et fuyons; car nous ne saurions
échapper devant Absalom. Hâtez-vous d'aller, de peur qu'il ne se hâte,
qu'il ne nous atteigne, qu'il ne fasse venir le mal sur nous, et qu'il
ne frappe la ville au tranchant de l'épée. 2 Samuel 16
21. Et Achithophel dit à Absalom : Va vers les
concubines de ton père, qu'il a laissées pour garder la maison, afin
que quand tout Israël saura que tu te seras mis en mauvaise odeur
auprès de ton père, les mains de tous ceux qui sont avec toi, soient
fortifiées.
22. On dressa donc un pavillon à Absalom sur le toit
de la maison : et Absalom vint vers les concubines de son père, à la
vue de tout Israël.
C'est alors que commence la chasse contre le roi :
2
Samuel 17 8. Cusaï dit
encore : Tu connais ton père et ses gens, que se sont des gens forts,
et qui ont le cœur outré, comme une ourse des champs à qui on a pris
ses petits; 12. Alors nous
viendrons à lui en quelque lieu que nous le trouvions, et nous nous
jetterons sur lui, comme la rosée tombe sur la terre, et il ne lui
restera aucun de tous les hommes qui sont avec lui.
Des épisodes plus concrets et personnels se mêlent – le roi David est
accueilli par des jets de pierres, ou bien caché dans un puits pour
échapper aux éclaireurs d'Absalon.
Une fois retiré au désert, les fidèles de David livrent enfin bataille.
2 Samuel 18
4. Et le Roi leur dit : Je ferai ce que bon vous
semblera. Le Roi donc s'arrêta à la place de la porte, et tout le
peuple sortit par centaines, et par milliers.
5. Et le Roi commanda à Joab, et à Abisaï, et à
Ittaï, en disant : Epargnez-moi le jeune homme Absalom; et tout le
peuple entendit ce que le Roi commandait à tous les capitaines touchant
Absalom.
6. Ainsi le peuple sortit aux champs pour aller à la
rencontre d'Israël; et la bataille fut donnée en la forêt d'Ephraïm.
Le Troisième Psaume fait aussi
référence à la révolte de ce fils indigne et débute ainsi « Psaume.
De David. Quand il fuyait devant son fils Absalom. / — Yahvé, qu'ils
sont
nombreux mes oppresseurs […] »
L'invocation d'Absalon dans la bouche de Golaud est plus
évidente à partir de cet épisode : Golaud s'en prend à la figure d'unfils de roi révolté. [Étrange
silhouette tirée
de l'Ancien Testament,
alors qu'il n'est que vaguement
question de Dieu – « Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes
» – ou de
« prie-Dieu » ailleurs dans la pièce, allusions par ailleurs
concentrées dans cette scène.]
Pour autant, cela signifie qu'ici encore Golaud s'adresse non pas à
Mélisande, mais à Pelléas qui est
absent — comme un avertissement à son
jeune rival, ou comme un cri de rage annonçant ce qu'il va faire – le
châtier.
Il reste une troisième hypothèse, plus concrète encore – il n'est pas
impossible que, dans la logique symboliste, ces trois épisodes se
superposent dans un flou censé nimber la situation de toutes ces
connotations possibles.
Je n'ai pas d'illustration
picturale de l'usurpation d'Absalom, voici donc une autre esquisse de
Guercino, que je trouve très frappante.
L'indifférence horizontale du jeune homme glabre face à la barbe
et aux gestes diagonaux des sicaires…
5. Hypothèse n°3 :
Absalon le supplicié
À la fin de l'histoire, Absalon, quoique à la tête d'Israël, est défait
par les serviteurs de David.
2
Samuel 18 7. Là fut battu
le peuple d'Israël par les serviteurs de David, et il y eut en ce
jour-là dans le même lieu une grande défaite, savoir de vingt mille
hommes. 9. Or Absalom se
rencontra devant les serviteurs de David, et Absalom était monté sur un
mulet, et son mulet étant entré sous les branches entrelacées d'un
grand chêne, sa tête s'embarrassa dans le chêne, où il demeura entre le
ciel et la terre, et le mulet qui était sous lui, passa au delà. 10. Et un homme
ayant vu cela, le rapporta à Joab, et lui dit : Voici, j'ai vu Absalom
pendu à un chêne. 11. Et Joab
répondit à celui qui lui disait ces nouvelles : Et voici, tu l'as vu,
et pourquoi ne l'as-tu pas tué là, le jetant par terre? Et c'eût été à
moi de te donner dix pièces d'argent, et une ceinture. 12. Mais cet
homme dit à Joab : Quand je compterais dans ma main mille pièces
d'argent, je ne mettrais point ma main sur le fils du Roi, car nous
avons entendu ce que le Roi t'a commandé, et à Abisaï, et à Ittaï, en
disant : Prenez garde chacun au jeune homme Absalom. 13. Autrement
j'eusse commis une lâcheté au péril de ma vie; car rien ne serait caché
au Roi; et même tu m'eusses été contraire. 14. Et Joab
répondit : Je n'attendrai pas tant en ta présence; et ayant pris trois
dards en sa main, il en perça le cœur d'Absalom qui était encore vivant
au milieu du chêne. 15. Puis dix
jeunes hommes qui portaient les armes de Joab, environnèrent Absalom,
et le frappèrent, et le firent mourir. 17. Et ils
prirent Absalom, et le jetèrent en la forêt, dans une grande fosse; et
mirent sur lui un fort grand monceau de pierres; mais tout Israël
s'enfuit, chacun en sa tente.
Tant qu'à faire, je vous indique le dénouement avec le désespoir du roi
David, en dépit des menaces exercées sur lui par son fils
usurpateur – mais je ne suis pas persuadé que ce soit pertinent pour
notre
histoire :
2 Samuel 18
31. Alors voici Cusi qui vint, et qui dit : Que le
Roi mon Seigneur ait ces bonnes nouvelles, c'est que l'Eternel t'a
aujourd'hui garanti de la main de tous ceux qui s'étaient élevés contre
toi.
32. Et le Roi dit à Cusi : Le jeune homme Absalom se
porte-t-il bien? Et Cusi lui répondit : Que les ennemis du Roi mon
Seigneur, et tous ceux qui se sont élevés contre toi pour [te faire du]
mal, deviennent comme ce jeune homme.
33. Alors le Roi fut fort ému, et monta à la chambre
haute de la porte, et se mit à pleurer, et il disait ainsi en marchant
: Mon fils Absalom! mon fils! mon fils Absalom! plût à Dieu que je
fusse mort moi-même pour toi! Absalom mon fils! mon fils!
2 Samuel 19
4. Et le Roi couvrit son visage, et criait à haute
voix : Mon fils Absalom! Absalom mon fils! mon fils!
5. Et Joab entra vers le Roi dans la maison, et lui
dit : Tu as aujourd'hui rendu confuses les faces de tous tes serviteurs
qui ont aujourd'hui garanti ta vie, et la vie de tes fils et de tes
filles, et la vie de tes femmes, et la vie de tes concubines.
6. De ce que tu aimes ceux qui te haïssent, et que
tu hais ceux qui t'aiment; car tu as aujourd'hui montré que tes
capitaines et tes serviteurs ne te [sont] rien; et je connais
aujourd'hui que si Absalom vivait, et que nous tous fussions morts
aujourd'hui, la chose te plairait.
7. Maintenant donc lève-toi, sors, [et] parle selon
le cœur de tes serviteurs; car je te jure par l'Eternel que si tu ne
sors, il ne demeurera point cette nuit un seul homme avec toi; et ce
mal sera pire que tous ceux qui te sont arrivés depuis ta jeunesse
jusqu'à présent.
Il existe également d'autres Absalom, dans les Maccabées (1;11-13, « Jonathan,
fils d'Absalom » ; puis 2;17 « Jean et Absalom, vos émissaires »), mais
dont le texte ne dit rien… Maeterlinck fait nécessairement référence au
fils de David.
La mort d'Absalon constitue donc un épisode extrêmement violent,
atypique et graphique – sa « tête » est
en général comprise
(étymologiquement, symboliquement ?) comme ses cheveux, attributs de
jeunesse, de beauté et d'orgueil, qui rendent sa fin encore plus
spectaculairement pathétique. Elle est, ce me semble, l'épisode le plus
représenté dans l'iconographie, en dehors du XVIIe siècle où le banquet
d'assassinat règne en vedette.
Dans la scène d'outrage de Pelléas
qui nous occupe, la référence aux cheveux qui servent à être mis à mort
paraît la plus transparente : « je ne vais pas vous tuer… vos longs
cheveux servent enfin à quelque chose ». Golaud, cette fois-ci,
accable
bel et bien Mélisande, en punissant sa révolte (?), ou du moins ses
péchés, au moyen des attributs de beauté qui font sa fierté. Ce qui
suscitait l'admiration, tant de fois mentionné dans le texte (et en
particulier par elle-même) devient le moyen de son châtiment. Le cri
signifie alors : « vois comment je vais te punir », et s'adresse en
propre à la trahison de Mélisande.
Tiré du Speculum humanæ
Salvationis
(XVe siècle)
7. Trois identités
Même si l'hypothèse d'un
Absalon-Mélisande (lié à l'accablement par les
cheveux) est la plus évidente – elle ne peut, en tout cas, avoir
échappé à Maeterlinck –, la multiplicité des épisodes capitaux dans le
second Livre de Samuel permet de laisser planer l'hypothèse d'une
pluralité de références, comme celle à un Absalon-Pelléas (le « fils » qui
usurpe la place du père, et jusqu'à ses concubines !) – qui a
l'originalité de s'adresser à un personnage absent – ou à un Absalon-Golaud (le vengeur de sa «
sœur » violée, assassinant son demi-frère coupable) – qui s'avertit
ainsi lui-même à voix basse du crime supplémentaire qu'il risque de
commettre.
Ces hypothèses peuvent aisément coexister, tant la figure biblique
d'Absalom semble se couler avec naturel dans chacun des types des trois
personnages principaux – ses conseillers malavisés (le texte hébraïque
souligne leurs erreurs d'appréciation) ont d'ailleurs quelque chose d'Arkel, mais ce sera pour une autre
fois.
8. Quelques
incarnations
Afin de ne pas vous laisser la faim au ventre après quelques
considérations purement exégétiques, je vous propose en complément un
petit parcours sonore autour des interprétations (vocales) possibles de
ce moment, sur le modèle de la notule Traînée de Mélisande,
lorsque celle-ci laisse échapper son anneau.
[[]] Gilles Cachemaille,
Orchestre Symphonique de Montréal, Charles Dutoit (Decca)
Ici, Golaud est débordé par sa fureur. On sent la colère qui a débordé
l'homme affable… c'est tout entier l'époux blessé qui prend possession
de l'homme. Il demeure quelque chose de compréhensible, d'humain,
d'encore sympathique dans cet homme qui passe la mesure mais auquel on
peut s'identifier. La voix rocailleuse gomme toute aristocratie, le
mari outragé parle de ses émotions, sans chercher de contenance,
jusqu'au gigantesque cri de dépit « servent enfin à quelque chose ». Au
demeurant, dans cette rage ne semble percer nulle haine – on y perçoit
même l'amour désespéré pour Mélisande qui lui échappe.
[[]] Henri Etcheverry,
Orchestre Symphonique (non identifié, ad
hoc ?), Roger Désormière (EMI / Warner)
Etcheverry conserve sa distinction de classe : pas de cris, la voix
tonne sans jamais se déformer. Pas d'effet d'éclat, de changement de
texture de la voix, d'aperture des voyelles. L'outrage reste habillé
par une forme de mépris de classe, Golaud lui parle de toute sa hauteur
d'héritier du trône : sa colère ne lui fait pas oublier sa supériorité
sociale. Il exerce son droit et préserve l'empire sur lui-même.
[[]] Michel Roux, Orchestre
National de la RTF, Désiré-Émile Inghelbrecht (Montaigne
/ Naïve)
Dans la finesse d'articulation de Michel Roux, on entend la volonté de
toucher juste et de blesser, de trouver les mots les plus cruels,
jusqu'à cette acmé où il semble totalement débordé par l'ivresse de sa
propre puissance « à genoux, devant moi ! ».
[D'un point de vue technique, c'est la couverture vocale qui crée cet
effet – pour protéger ses aigus, il « arrondit » les voyelles, « à
genoux devant mwôôôôôa », ce qui donne l'impression de fluidité, de
moindre articulation, d'expression plus animale.]
[[]] Gérard Souzay, Orchestre
de la Suisse Romande, Jean-Marie Auberson (Claves)
Enfin, le plus terrible. D'abord d'un calme glaçant (« Je dis une chose
très simple »), la voix laisse percevoir des éclats de moins en moins
maîtrisés, et de plus en plus violents, presque physiques, comme s'ils
s'accompagnaient de coups. Dans « servent enfin à quelque chose », on
entend la précipitation de son visage qui se rapproche de celui de sa
victime effondrée. Le tout culminant dans une sorte de jubilation
sadique.
(Au passage, bien que j'aie choisi les extraits pour leurs Golaud, ceci
constitue une sélection de quatre des
meilleures versions discographiques de Pelléas, toutes d'esprit très
différent… Le nébuleux Dutoit avec un orchestre superbe, l'oppressant
Désormière, les vents capiteux et les dictions superlatives
d'Inghelbrecht 62, le grain théâtral exceptionnel d'Auberson.)
Mattias Stomer, La Rissa (« La Rixe »)
Malgré ce nom attribué dans le catalogue de 1961 au Musée Filangeri de
Naples (à cause de ses allures caravagesques, je suppose ?), il s'agit
bien d'une représentation du « Banquet d'Absalom ».
Je tiens à remercier vivement Christellerie pour sa
participation aux réflexions ci-dessus.
J'espère que ce voyage vous aura intrigué comme moi (trois épisodes
compatibles !)… je suis curieux de vos opinions à ce sujet, et accepte
toutes les hypothèses concurrentes évidemment.
Je comptais en parler seulement à la fin du parcours, car c'était la seule œuvre lyrique d'assez longue durée
– une demi-heure – du catalogue de Debussy (avec Le Diable dans le Beffroi composé
assez étrangement par Robert Orledge en incluant les esquisses de
Debussy, depuis également paru en disque), qui ne fût pas encore publiée officiellement.
Parmi le grand nombre de projets d'opéra, c'est après Rodrigue et Chimène et La Chute de la Maison
Usher ce qui
nous reste de plus élaboré de sa main. Le reste, ce sont deux
pages
pour Le Diable dans le Beffroi,
des musiques de scène, et surtout des esquisses de livrets avec des
partenaires divers : un Bouddha et un Orphée tribal avec Segalen, plein
de projets avec Louÿs (Cendrelune, Ariane, Psyché, la Reine
des Aulnes, Œdipe, Faust !) un Huon
et un Chat bottéavec Mourey, un Tristan d'après Bédier, notamment.
Or j'avais pu en écouter une bande, donnée dans un petit concert
universitaire américain. Je comptais en toucher un mot et en faire
entendre quelque chose.
Mais grand nouvelle, Warner, peut-être pour compléter son archi-intégrale Debussy (qui inclut Rodrigue & Chimène, les travaux
du Prix de Rome, les versions pour piano de La Mer, Lear et autres œuvres orchestrées
!), a publié en janvier un disque qui contient à la fois les parties de
la
Chute de la maison
Usher achevées par Debussy (piano-chant, le reste ayant été
reconstitué, extrapolé et orchestré magnifiquement par Robert Orledge)
et les esquisses de Diane au bois,
des fragments de duos pour piano et
voix sur près de trente minutes, prévus
pour une œuvre de nature comique qui n'a jamais abouti.
Le disque, immédiatement intégré dans l'intégrale, a aussi paru
séparément. L'occasion de presser le moment de vous en parler (surtout
si vous désirez investir dans un cube Debussy, considérant les prix
avantageux).
Théodore de Banville est l'un
des contemporains de Baudelaire restés célèbres, quoique plus guère lus
que des spécialistes. Mais son nom est familier ; il était par ailleurs
journaliste musical, goûtait la
musique de Berlioz, fréquentait Gounod. C'est le poète dans lequel Debussy a baigné (il se promenait à seize ans avec un volume de ses
poèmes sous le bras), et même après qu'il se fut tourné vers Verlaine
et Mallarmé, il continuait de le citer régulièrement dans ses
conversations privées.
Banville avait théorisé la vocation musicale de la poésie, sa
potentialité de support pour une composition. Dans son Petit traité de poésie française
(1872), on trouve ainsi : « Le vers est la parole humaine rythmée de
façon à pouvoir être chantée, et, à proprement parler, il n'y a pas de
poésie et vers en dehors du Chant. Tous les vers sont destinés à être
chantés et n'existent qu'à cette condition. » Il conseillait
aussi Verlaine et Mallarmé en ce sens.
Banville est trèsprésent dans les mélodies de jeunesse de
Debussy (j'en ai compté quinze),
dont la plus célèbre est probablement Nuit
d'étoiles, où le style musical reste encore assez
traditionnellement lyrique (malgré des audaces harmoniques déjà
audibles).
Par ailleurs, avant même son Prix de Rome, Debussy se met successivement à trois projetsd'opéra inspirés de comédies de Banville
(au fil des notules, on en est arrivé à bien, bien plus que douze, vous
aurez noté – et je n'ai pas du tout fini !).
→ D'abord Florise, en 1882, une comédie de 1870 où
une actrice choisit son art plutôt que son bonheur personnel (ai-je lu
: je n'ai pas eu le temps de la lire avant d'achever cette notule qui
traîne déjà depuis janvier). Le peu de musique qui a dû être esquissé a
été perdu.
→ Puis la même année Hymnis, une comédie lyrique
de 1879 qui avait déjà sa musique de scène (de Jules Cressonnois).
Trois numéros ont survécu (jamais enregistrés, les partitions dorment
dans des collections privées uniquement), dont une « Ode bachique »
pour deux voix et piano, tout cela dans le style de Massenet, précise
Robert Orledge (ce qui paraît très logique, considérant le style de ses
autres compositions d'alors) – et sans doute pas aussi capiteux que vi-vat Bacchus, sempe-er vi-iva-a-a-a-at.
→ Enfin Diane au
bois.
II,4.
3. Diane au bois
Debussy commence cette œuvre en 1883 tandis qu'il est encore élève d'Ernest Guiraud au
Conservatoire, avant son Prix de Rome. Il la poursuit ensuite à la
villa Médicis (jusqu'en 1886), sans jamais en faire un envoi, même fragmentaire ; sans jamais l'achever non plus, même
s'il est certain, au vu de sa correspondance, qu'il en a composé plus long que ce que nous avons. Il
avait pourtant formellement requis l'autorisation de Rochegrosse (le
gendre que Banville, ce que je découvre à l'occasion), et manifestement
fourni un assez respectable effort ; il était déjà conscient de choisir
un texte inhabituel, qui requérait une nouvelle approche musicale. On
est étonné, quand on connaît les postures fières du Debussy plus âgé,
de lire (correspondance avec Vasnier) son désir de trouver sa voie à la façon de Wagner (en le
présentant comme un modèle d'accomplissement qu'il serait ridicule
d'essayer d'approcher, dans la forme comme dans la qualité), de trouver
sa propre continuité, mais sans sacrifier, lui, le lyrisme à
l'orchestre.
De fait, à l'écoute, on entend un
héritier de Massenet, mais traité de façon beaucoup plus neuve que ses cantates,
quelques miroitements typiques
de son style (qu'on retrouve plus tard, sis sur une harmonie sans
comparaison, dans La Mer), de
beaux accords de quatre sons
dans l'accompagnement ; et, aux voix, un
élan mélodique plus simple, plus conforme à la norme du temps,
un vrai duo romantique plutôt léger. On n'est peut-être pas si loin de Briséis de Chabrier, lyrisme vocal
et sophistication discrète du matériau d'accompagnement.
Ce n'est pas le Debussy habituel,
mais c'est déjà assurément personnel
(et prometteur) – vous ne perdrez pas tout à fait votre temps en
l'écoutant. Plus singulier en fin de compte que les cantates du Prix de
Rome de Ravel (même si Alyssa
est une merveille absolue) et, a
fortiori, que celles de Debussy.
Debussy en a réalisé une particelle
(partition orchestrée présentée de façon condensée sur quelques portées
– le mot est inventé par Rameau et toujours employé en français pour short score), jamais exécutée à ma
connaissance, seulement disponible dans une collection privée… tout ce
que j'ai pu en lire, c'est qu'il y aurait un côté Berlioz dans ses
accords très serrés du côté des basses (alors que l'ordinaire est
d'étendre le spectre).
Le sujet ? Diane a
chassé une nymphe pour avoir rompu ses vœux mais Éros, qui avait
emprunté les traits du chasseur Hylas, fait de même pour Endymion… et
Diane succombe à son tour. Tout cela dans une belle langue fermement
versifiée, tout à fait directe et élégante. Debussy a mis en musique
cette scène de l'acte II où Éros tend son second piège.
4. Le disque et les
coffrets
Warner n'a pas fait les choses à moitié : pour cette demi-heure de
musique, ont été requis Natalie Pérez,
Cyrille Dubois (et son français
très franc, presque rugueux), Jean-Pierre
Armengaud (auteur d'une très belle intégrale pour piano, très
sobre et juste, chez Arts).
L'intégrale Warner pour
laquelle ce disque, également disponible en séparé, a été enregistré,
mérite précisément l'intérêt pour cette raison : outre que les
interprétations y sont très bonnes (Martinon, Märkl, Ciccolini,
Armengaud, Égorov, N. Lee, Baldwin, Ameling, Souzay), on y trouve
surtout vraiment tout ce que le catalogue propose (Rodrigue &
Chimène, les cantates et chœurs du Prix de Rome, la Première Suite, des orchestrations…), quitte à
emprunter à d'autres maisons (Actes Sud pour le disque Roth).
Dans les coffrets des autres labels, constitués du corpus habituel,
c'est sans doute Sony qui est
le plus appétissant – Boulez, Tilson-Thomas, Crossley… mais je n'y ai
pas regardé d'assez près. Le caractère exhaustif du coffret Warner le rend de toute façon
incontournable, et les interprétations n'y sont pas vilaines. (Le
coffret DGG me pose un gros
problème avec l'intégrale des mélodies par Véronique Dietschy, peu de
variété donc, et pas bien très chanté non plus.)
Puisse votre
soir, honorables lecteurs, se trouver illuminé par l'ardeur du charbon
(propre).
Je relis La mort
de Tintagiles, je lis Alladine
et Palomides – et je m'aperçois qu'ayant vu Intérieur cette saison, j'ai
parcouru récemment les Trois petits
drames pour marionnettes de
Maeterlinck, publiés en 1894, et chaleureusement accueillis par toute
la critique que j'ai pu lire, de la création jusqu'aux années 1930.
Maeterlinck, dans ses différentes pièces, a
largement creusé le même
sillon du même théâtre qui peine à nommer, des pauses suspensives, des
mêmes métaphores naïves et transversales… contre toute attente, je trouve que
cela
fonctionne très bien (alors que le théâtre ou le cinéma contemplatifs
ou profonds ne sont pas
exactement mon genre, avouant être un garçon assez superficiel), sans
doute parce que Maeterlinck fait valoir, l'air de ne pas y toucher, des
talents remarquables de construction dramatique.
À ce titre, La
mortde Tintagiles est
l'une des choses les plus effroyables (et trépidantes) que j'aie vues sur scène
: cette fin, derrière une porte, où rien n'est décrit, où toutes
figures bien connues de Maeterlinck sur le silence, l'impossibilité,
l'obscurité, l'enfance sont là… culmine à un degré de violence et de
beauté que je ne croyais pas pouvoir jamais si bien se combiner.
Surprise supplémentaire, à la relecture,
l'impression demeure tout aussi vivace.
[[]]
Représentation en mai 2015 aux Bouffes du Nord : Leslie Menu en
Ygraine.
Knox (violon & assimilés) et Coin aux parties musicales.
René de Planhol résume assez bien mon sentiment, dans la revue de 1935 La Nouvelle Lanterne :
Oui, Maeterlinck se rend hommage à lui-même, lorsqu'il les
introduit, avec Mélisande, dans son livret d'opéra Ariane et Barbe-Bleue – raison pour
laquelle il ne faut probablement pas s'exagérer (a fortiori considérant la
chronologie des œuvres) leur lien avec les histoires de leurs pièces
respectives, comme la couronne de Mélisande (du royaume de fées ?
de fleurs d'oranger ?).
Comme dans l'extrait sonore que je vous ai proposé,
la pièce a disposé de plusieurs musiques de scène, et notamment celles
de Loeffler ou de Nouguès. Pour la création parisienne de décembre
1905, au Théâtre des Mathurins (toujours en activité de nos jours),
avec Georgette Leblanc, la musique de Nouguès, écrite
pour l'occasion, c'était un orchestre entier – celui des Concerts du
Conservatoire, dirigé par le compositeur Philippe Gaubert – qui
accompagnait ce prétendu petit théâtre qui ne tenait plus guère du
format marionnette… Nouguès était familier des formes ambitieuses,
auteur d'un bel opéra vantant l'Empire, L'Aigle (romantique tardif aux
harmonies enrichies, traditionnel sans être du tout rétro), ou d'un Quo vadis qui a aussi bénéficié
d'une certaine notoriété (mais dont je n'ai pas encore ouvert la
partition).
Le Figaro du 28
décembre 1905.
Intérieur
est un drame beaucoup plus simple, dans lequel, encore davantage que
pour Tintagiles, tout est
donné d'emblée : une jeune fille s'est noyée, et les porteurs de
message observent la famille encore insouciante, dissimulés dans
l'ombre qui se couche, tentés de dérober à leur douleur qui ne finira
jamais ces quelques minutes avant de bouleverser leurs vies. Seulement
cela. C'était raté lorsque je l'ai vu sur scène (trente secondes, j'ai
compté, entre chaque réplique, ce ne peut fonctionner, a fortiori s'il ne se passe rien
visuellement), mais la pièce elle-même a un beau potentiel.
Alladine et
Palomides (ce sont mes colombes, Pelléas) est
plus développé, un triangle amoureux avec un vieux roi auquel même le
titre ne laisse pas sa chance. Les actes sont courts, la matière est
très pelléassisante (avant même l'écriture de Pelléas, donc).
On y retrouve clairement l'univers étouffant des couloirs clos de Tintagiles.
Illustration de Minne et/ou Keukelaere pour l'édition originale
de 1894.
Mais majoritairement Pelléas
– avec une petite inflexion vers l'architecture et le paysage, un peu
plus Rivage des Syrtes :
↑ « Il est vrai que ce château est très
vieux et très sombre… Il est très froid et très profond. » (acte II de Pelléas et Mélisande, la chambre de
Golaud)
↑ « Tu pleures de ne pas voir le ciel ? » (acte II de Pelléas et Mélisande, la chambre de
Golaud)
↑ « Il y a des endroits où l'on ne voit jamais le soleil. » (acte I de Pelléas et Mélisande, les jardins
au bord de la mer)
L'assassinat de Tintagiles vu par les premiers illustrateurs de
l'œuvre, avec cheveux et couronne.
Je n'ai pas achevé la lecture d'Alladine, j'y reviendrai donc, il
paraît que la fin est terrible. J'avais simplement envie d'examiner la lame de
partager cette promenade dans le théâtre de marionnettes de
Maeterlinck, gratuitement, sans entrer dans les détails pour cette
fois.
Au demeurant, cela fait écho à d'autres œuvres pour
théâtre de marionnettes de la même période (les pionnières, paraît-il),
celles d'Ernest Chausson pour Maurice Bouchor, auxquelles j'avais
récemment consacré une notule un peu plus structurée.
Et, bien sûr, vous pouvez toujours vous replonger
dans les nombreuses notules de la série autour de Pelléas et des opéras (achevés ou
non) de Debussy. Voyez aussi cette notule sur le court récit Le Massacre des
Innocents, écrit peu après ces petites pièces (1886).
Enfin, voici une bonne
source pour lire les œuvres de Maeterlinck si elles sont tombées
dans le domaine public de votre pays.
Un concert très en vue, mis en espace à la Philharmonie de Berlin par
Peter Sellars (avec le résultat que l'on sait). J'ai trouvé la bande, et
j'aimerais avoir le temps de vous narrer avec la verve nécessaire le
dévouement épique qu'il m'a fallu susciter, pour déjouer les pièges et
arcanes du site de la radio allemande correspondante (parmi les dix
mille existantes)… mais en réalité, merci Xavier !
Comme, en cette période, personne ne doit lire CSS, profitons-en pour jouir de tout son potentiel de bac à sable. Je suis un garçon consciencieux, je m'informe sur le récent Pelléas de Berlin, n'ayant pas pu atteindre les autres bandes avec Gerhaher, et c'est ici quasiment la meilleure équipe possible : Rattle-Berlin (les meilleurs là-dedans – à l'exception de Kawka-ONPL, bien sûr), Kožená (là aussi, il n'y a pas beaucoup mieux, même si la concurrence est très fournie : Kirchschlager, Vourc'h, d'Oustrac, Marin-Degor, Gens, et probablement d'autres que je n'ai pas pu entendre, Manfrino, Devieilhe, Guilmette… Kožená demeure néanmoins à mon sens la meilleure avec les trois premières citées), la délicate Fink, le prince Gerhaher, le spécialiste Finley, le noble Selig… Le tout mis en espace par Peter Sellars. Et tout bascule.
De grâce, dites-moi que je ne suis pas le seul à avoir mauvais esprit.
All this time, Darth Maugda was a hidden Sith Lord.
With
her evil apprentice Darth Curlious – and his tiny lightsaber –, she intended to fulfill the dark design to rule the Galaxy. On the bright side, she
had to crush the rebel and futile resistance of her son(-in-law).
— Tu ne sais pas pourquoi il faut que
je m'éloigne. Tu ne sais pas que c'est parce que… je t'aime ! — Pelléas, I am your Mother.
(Elle a brisé la glace avec son fer rougi.)
— Pelléas, join me, and together we
can rule the Galaxy as mother and son. — Ta bouche !
Au passage, en juillet, on a joué Pelléas au Mariinsky (où il a déjà été donné en version scénique, les choses ont avancé en Russie depuis la réaction russe de 2007, au Théâtre Musical Stanislavski de Moscou, par Py & Minkowski), sous la direction du grand Emmanuel Villaume… et d'un chef de chœur du nom d'Andreï Petrenko, peut-être appelé à diriger des orchestres, manière de mettre encore plus la pagaille dans les nomenclature. Pour l'instant, aucun des Petrenko (Mikhaïl, Kirill, Vasily) n'a le même prénom, c'est déjà ça.
Pour retrouver les autres notules (plus intéressantes en principe) sur Pelléas et les (nombreux) autres opéras de Debussy, voyez ce chapitre (il faut ensuite sélectionner les mois en bas de la colonne de droite pour accéder aux entrées les plus anciennes).
En poursuite de notre série sur les opéras inachevés de Debussy, deux astres considérables de la galaxie debussyste, parmi ceux qui ont non seulement été des proches, mais qui ont aussi atteint la postérité par leur propre œuvre. Louÿs aujourd'hui, Toulet bientôt.
1. Louÿs : Œdipe à Colone
Premier projet, brièvement évoqué en septembre 1894 : Pierre Louÿs devait collaborer avec Ferdinand Hérold pour un drame scénique incluant une musique de scène de Debussy, mais rien ne se concrétisa.
2. Louÿs : Cendrelune et La Reine des Aulnes''
À cette même époque, Louÿs explorait tous les fonds traditionnels : à la fois la religion (Joseph – dans un goût sensualiste assez verbeux), l'Antiquité (Alphésibée, esquisse pour La Jeunesse de Persée – où il rapporte à sa mère un bout de sanglier fraîchement découpé, comme Siegfried avec son ours…), et le fonds folklorique (Hänsel et Gretel, qui semble une traduction de la pièce des époux Wette : « Souse, chère Souse qui vient [sic] sur le foin »). Souvent avec une distance et une distorsion propres aux décadents (comme la Salomé nécrophile de Wilde), une relecture profane/profanante des mythes sacrés.
Carvalho, directeur de l'Opéra-Comique, avait commandé, début avril 1895, un petit conte musical (envisagé un temps comme une pantomime), à livrer pour Noël. Néanmoins, à la fin du mois d'avril, Debussy se prend de passion pour l'acte V de Pelléas, avant de reprendre la quatrième scène de l'acte IV (par laquelle il avait commencé à la fin de l'été 1893)… et le pas est finalement cédé au travail pour la création de Pelléas dans la même salle.
Les deux hommes continuent néanmoins de discuter sur le sujet jusqu'en 1898, et Louÿs fournit plusieurs synopsis détaillés, dont deux nous demeurent. Je n'ai mis la main que sur l'un d'eux, que je résume ici (Cendrelune est évidemment le nom ajusté de Cendrillon).
Acte I
Scène 1. C'est Noël. Cendrelune, petite fille battue, se plaint de ne pouvoir d'aller dans la forêt alors que des voix l'y appelle… à Marie-Jeanne (si, si). Celle-ci la met en garde contre la Dame Verte qui enlève les enfants.
Scène 2. On chante une messe à quatre voix (comment ça, tu donnes des ordres au compositeur) et Cendrelune prie devant les saintes du portal (sainte Agnès et sainte Marguerite).
Scène 3. Dans la forêt, les Petites Filles Enchantées paraissent entre les arbres. La Dame Verte a chargé la première d'entre elles, Perséphone (!), d'enlever Cendrelune – en réalité la fille de la Dame Verte. Mais elle ne peut y entrer que de son propre gré (merci Stoker ?) et sans connaître sa naissane. Ballet des Petites Filles autour de la maison et de l'église.
Scène 4. Perséphone offre des fleurs à Cendrelune qui sort de l'office, mais les saintes interviennent pour l'empêcher d'accomplir son dessein.
Scène 5. Finalement, Cendrelune convainc Marie-Jeanne d'aller se balader en forêt et de cueillir des simples.
Acte II
Scène 1. Perdue dans la forêt enneigée, Cendrelune grelotte ; Marie-Jeanne lui donne son fichu, mais Cendrelune entend à nouveau les appels.
Scène 2. Perséphone paraît et lui offre des bonbons « des cerises, des fraises et des grappes de raisin ». Les autres Petites Filles apparaissent avec d'autres fruits (ballet). Elles emmènent Cendrelune.
Scène 3. Changement de tableau. Cendrelune se jette dans les bras de Perséphone (oui, ça fait une scène).
Scène 4. Sainte Agnès et sainte Marguerite sortent des fourrés avec les pommettes rouges et du foin dans les cheveux, lui rappellent « sa prière du matin, sa communion, sa première victoire contre la tentation » et lui promettent bien sûr un remède contre le mal d'amour et la calvitie les délices infinies du Paradis.
Scène 5. La Dame Verte paraît, et lui offre le seul vrai paradis, à condition qu'elle déclare l'aimer plus que sa propre mère. Cendrelune s'effondre en sanglots, elle ne peut pas, elle aimait tant sa mère qui lui chantait des berceuses. Alors la Dame Verte qui, rappelons-le, est une kidnappeuse d'enfants lui chante une douce chanson du soir, et Cendrelune la connaît. La Dame Verte la prend dans ses bras pour lui faire franchir le seuil du Parc « tandis que le Chœur des Enfants Enchantés [heureux ou malheuruex ?] se mêle aux voix des deux saintes qui pleurent son âme perdu.
Oui, un sacré gloubi-boulga (loin de l'érudition habile des fantasmes d'unicité des cultes aux XVIe et XVIIe siècles, quand même !), mêlant folklore silvestre, christianisme de parvis et pseudo-hellénisme, le tout dans un parfait déséquilibre entre scènes tout à fait inégales, une débauche de personnages inutiles et une intrigue absolument prévisible et ennuyeuse. L'œuvre d'un homme sans doute cultivé et profond, mais ne témoignant pas des qualités d'un grand artiste.
Louÿs était lui-même très lucide, à en juger par la lettre jointe, à l'intention de Debussy – les deux hommes étaient suffisamment proches pour se tutoyer dans leurs lettres :
Mon cher Claude.
Je n'ai rien fait de la soirée et j'ai passé tout mon temps à ruminer Cendrelune. – Sais-tu que c'est très mauvais ? et que çà [sic] n'intéressera personne ? Ou alors que si je l'écris franchement et d'une façon intéressante, cela révoltera la majorité ? En somme d'explication que nous ne pouvons pas faire réciter par les personnages c'est une légende qui ne rentre dans aucun cadre, comprends-tu ?
Il me semble que si tu veux faire autre chose que Pélléas [sic], nous devrions prendre un thême [sic] connu, que je rajeunirais le mieux possible et qui ne dérouterait pas les gens. (Mon idée de derrière la tête ce serait de te faire faire un Faust, mais tu ne voudras sans doute pas.)
le sujet est devenu la lutte de deux religions autour d'une malheureuse petite paysanne qui finit par lâcher l'Eglise pour le temple de Démêtêr. (!!) Je crois qu'on pourrait en faire un livre mais mettre cela au théâtre en 1895, il n'y a pas moyen. Cela paraîtra pèdant [sic], inutile et ennuyeux. Un sujet comme celui-là a besoin de 75 paragraph [manque de place ?]
Veux-tu une Psyché, le conte le plus dramatique et le plus charmant qu'il y ait ? Ariane serait trop grand opéra, mais il y en a d'autres. Comme ces sujets-là sont fixes, il suffirait d'une soirée pour en faire le scénario. Toute l'originalité serait dans les paroles. Crois bien que ce serait assez.
Nous en parlerons ensemble.
Ton Pierre Louÿs.–.
[en petit] Cette lettre ne veut pas dire du tout que si tu tiens quand même à Cendrelune, je ne la ferais [sic] pas. Mais réfléchis, – dans ton intérêt, comme disent les oncles.
Je suppose que Louÿs souhaitait, par ce biais, traiter la religion chrétienne comme les autres mythes – tout en la décrivant comme moins satisfaisante. Mais là aussi, il n'est pas le seul à faire des prophètes cylothymiques et des saintes nymphomanes, en son temps… et le scénario n'est pas de la première finesse ici (on reste un peu englué dans la lutte binaire façon Tannhäuser).
Par la suite, il fut question de reprendre cette matière pour en faire (on voit désormais comment) une Reine des Aulnes. Mais Debussy mit d'abord la priorité à Pelléas, et comme Segalen avant lui, Louÿs finit par abandonner à force des critiques et des demandes de réécriture de Debussy.
Allé voir Pelléas dans cette mise en scène déjà vue en retransmission. L'occasion de quelques remarques éparses.
1. Motifs
La présente physique de l'orchestre et la lisibilité extrême de la lecture de Jordan permettent de remarquer quelques coïncidences intéressantes qui devraient nourrir de nouvelles notules :
lorsque l'anneau tombe dans la fontaine, on entend le thème de Golaud ;
même chose pour la mention du saule, débloquant le thème du château ;
l'accompagnement du « voyez-vous » de Mélisande mourante mélange les motifs de Mélisande et Golaud ;
les moutons sont accompagnés par les palpitations du même motif que celui qui précède et suit le meurtre de Pelléas (soit un procédé de tension commun, soit lien symbolique avec leur destination)…
Et quelques autres choses (frappé par exemple par des procédés de resserrement, à la fin du III, qui évoquent beaucoup le final du I de Walküre). J'ai beaucoup parlé du texte sur Carnets sur sol ; il faudra prendre le temps de faire de même une petite exploration des motifs et de leurs effets d'écho, qui ne recoupent pas exactement ceux du texte.
2. Scène
J'en ai déjà parlé, mais si l'immobilité très prononcée et le refus de montrer ce qui est explicite peuvent lasser, je suis en revanche très séduit par le parti pris de Bob Wilson (qui n'entre pas du tout en contradiction avec la littéralité du texte), explorant à son maximum l'hypothèse de la Mélisande manipulatrice (jusqu'à en faire une sorcière aquatique), poussant Golaud à la colère et ressuscitant pour retrouver son lit liquide une fois sa domination assurée et la dévastation achevée. Ou la façon dont elle mène avec sûreté Golaud hors de la forêt à la fin de la première scène.
Le sourire glaçant arboré par Tsallagova a beaucoup fait parler, et non sans raison.
Ce choix est bien sûr excessif, mais il est tellement plus fécond dramatiquement que la Mélisande victime… son excès même – alors qu'on peut se figurer, de façon plus équilibrée, que Mélisande manipule les hommes sans préméditation, prenant soudain plaisir à un pouvoir qu'elle ne ressent que discontinûment – met en valeur les conséquences qu'on peut tirer sur les modèles et les potentialités psychologiques des personnages.
La récurrence symbolique de l'anneau (figurant les fontaines, ou le gouffre), est aussi très congruent avec la poétique de l'écho et des métaphores « horizontales » à l'œuvre chez Maeterlinck.
On a vu que Debussy, très motivé par les propositions de son admirateur Segalen, l'avait engagé à une collaboration inspirée de son drame Siddhârta… avant de s'en retirer, vu la difficulté immobile du sujet (et, apparemment, le caractère très « écrit » du poème de Segalen).
Je ne connais pas de musique capable de pénétrer cet abîme. […] Je ne prétends pas à impossibilité, très simplement… cela me fait peur.
L'écrivain fut semble-t-il très déçu, mais Debussy lui propose immédiatement, dans la même lettre contenant son refus, de s'inspirer de sa nouvelle récemment publiée, Dans un monde sonore, pour façonner un opéra sur le thème d'Orphée — projet connu (si l'on peut dire) sous le nom d'Orphée-Roi.
La LYRE triomphante de la Tragédie, dans le premier Orphée composé : Euridice de Jacopo Peri — version Cetrangolo (chez Pavane).
(Les trois versions du livret intégral nous sont parvenues. Des extraits en sont reproduits ci-après.)
1. Le monde sonore de Segalen
Dans un monde sonore fait intervenir un narrateur à la première personne qui, dans le style blanc propre à la littérature de Segalen (sensiblement meilleur ethnologue qu'écrivain, à mon sens — je n'ai pas testé le médecin), rapporte (avec un assez grand nombre de dialogues) l'histoire d'un esthète des sons qui veut récupérer sa femme, partie aux Enfers (dans le monde vulgaire de la vue et du toucher), et la ramener dans la chambre sonore où il se berce de voluptés auditives.
— Tu vas me répondre étourdiment que c'est là une infirmité avec laquelle on peut vivre, et, sinon s'aimer d'enthousiasme, au moins se tolérer sans trop de contrainte… Eh bien ! non. Cette perversion dans son être sensoriel a tout bouleversé de ses manifestations affectives. D'abord nos goûts ont divergé, même les plus insignifiants. Et ces petits discords ne sont pas, je te l'assure, négligeables ; elle s'est mise à chercher partout la lumière, à se réjouir grossièrement quand il fait soleil, à s'égayer de couleurs vives, comme un enfant, ou… un sauvage.
[André se confie au narrateur.]
Je suis sans doute mauvais juge, n'ayant jamais été un enthousiaste (pour le dire avec mesure) de Segalen littérateur — sa postérité tient d'ailleurs davantage, et non sans raison, à son œuvre ethnologique.
Ce mélange de parole quotidienne légèrement relâchée et de jargon philosopheux a quelque de chose de poseur, maladroit ou un peu infatué, je ne sais, mais qui m'évoque un peu les prétentions des étudiants en lettres qui écrivent leurs premiers textes. En réalité, c'est surtout cette absence de sensation de rythme, l'impression de formules et de syntaxes qu'on pourrait indifféremment remplacer par d'autres, qui me donnent cette impression de « style blanc » (sans rechercher la simplicité cependant), et m'empêchent de m'immerger dans le propos ; on dirait davantage un texte de commentaire philosophique qu'une fiction, en réalité.
Il est possible que je passe tout à fait à côté, donc je ne m'attarde pas ici et passe à la collaboration avec Debussy.
2. Trois livrets
Il existe trois livrets rédigés par Segalen.
¶ Le premier est transmis acte par acte au fil de sa rédaction (novembre 1907 – avril 1908).
¶ Le deuxième, achevé en octobre 1908, prend en compte les remarques de Debussy.
¶ Le troisième, réalisé de 1915 à 1917, est largement détaché des contingences de la composition, après l'abandon de Debussy (pas complètement formel, Segalen le relançant jusqu'en 1916). Publication en 1921.
Debussy est initialement à nouveau enthousiasmé :
J'y vois précisément ce que je veux faire en musique… quelque chose de plus… ce serait ainsi mon testament musical.
Il continue très poliment à féliciter Segalen après réception du premier livret :
Les deux actes que vous m'avez envoyés me semblent presque définitifs. Il n'y aura plus qu'à les dégager des phrases parasites ; quelquefois aussi, le rythme est plus littéraire que lyrique. Pour mieux m'expliquer, je vous citerais – si j'en avais la patience – des pages de Chateaubriand, V. Hugo, Flaubert que l'on trouvait flamboyantes de lyrisme, et qui ne contiennent – à mon avis – aucune sorte de musique. C'est un fait que les littérateurs ne voudront jamais admettre, puisqu'il est plein d'un mystère qui ne s'explique pas.
Segalen se prête au jeu et fournit rapidement un second livret amendé.
Néanmoins, Debussy reste circonspect. Une conversation rapportée entre les deux hommes exprime assez bien ces réserves, qui sans s'accroître, demeurent sans cesse les mêmes :
DEBUSSY — Il y a dans ce quatrième acte trop de… trop de… (Les mains achèvent l'idée)
SEGALEN — Trop de matière ?
DEBUSSY — Oui… Non, pas trop de lyrisme. Il y en a beaucoup, et de bon. Mais je ne vois pas quelle oreille pourrait jamais supporter ça. J'ai d'abord lu d'un bout à l'autre, en me disant « c'est très beau ». Et c'est à la longue, en imaginant la réalisation, que j'en ai vu la surabondance.
SEGALEN — Mais c'est destiné à être raccourci, tassé.
DEBUSSY — Oui, mais c'est très malheureux, très embêtant d'enlever quelque chose, parce que la plupart est bien.
Finalement, Segalen part pour la Chine, Debussy traverse une relative crise créatrice, la guerre éclate, Debussy tombe malade… Le projet n'atteindra pas, ici encore, sa phase musicale.
On ne peut vraiment pas blâmer Segalen, qui tenait la porte grand ouverte :
J'ai nettement posé à Debussy qu'Orphée prime tout dans la mesure où Orphée aura vraiment besoin de moi. Et d'ailleurs, jusqu'à la veille de mon départ en Chine, je me réserve tous les droits à demeurer. Simplement : je vais comme si je partais.
Quand on considère l'importance de ce voyage dans la carrière de Segalen, cela ne peut que laisser rêveur sur l'importance qu'il attachait à devenir le librettiste de Debussy plus que tout autre chose.
3. Quelques raisons de l'échec
À l'origine, en 1907, Debussy voyait un Orphée non chanté (on retrouve là le même désir de procédé alternatif que pour le Diable dans le Beffroi, où Debussy souhaitait à l'origine faire seulement siffler le diable), et semble regretter le chemin suivi par Segalen :
Quant à la musique qui devait accompagner le drame je l'entends de moins en moins. D'abord, on ne fait pas chanter Orphée, parce qu'il est le chant lui-même – c'est une conception fausse, il nous restera d'avoir écrit une œuvre dont certaines parties sont très belles.
Le « nous » est assez significatif de l'implication de Debussy dans ses livrets, se considérant co-auteur de textes dont il n'a pourtant fourni que le sujet et les orientations dramaturgiques.
Les autres problèmes, signalés par les auteurs, tiennent au caractère ambitieux, totalisant, wagnérien du poème de Segalen. Et, de fait, son écriture se révèle très descriptive, souvent auto-commentatrice : Debussy souhaitait de l'espace pour créer ses atmosphères, là où Segalen précise tout (avec une dimension contingente assez prosaïque à mon sens).
Segalen, plus tard, admettra lui-même avoir profité de cette expérience pour chercher plus d'épure et de maîtrise dans dans son style.
Tout cela explique que Debussy ait laissé, au fil des remaniements et des propositions de Segalen, ses refus s'accumuler — quel degré d'enthousiasme, quel degré de conscience de l'incompatibilité stylistique avait-il, c'est difficile à dire ; mais on voit bien que ce projet était finalement assez peu avancé du côté musical, Debussy n'ayant jamais vraiment décidé ce qu'il voulait y faire.
4. Segalen dans le texte
Orphée-Roi, comme Siddhârta, a été publié séparément, mais émanant directement de la commande de Debussy, et non d'un projet antérieur, il nous donne une meilleure idée de ce que pouvait être le livret à venir — même si, lors de l'achèvement de 1917, l'auteur s'est sûrement permis de l'étoffer, n'étant plus contraint par la musique ni par la scène.
Après nous être attardés sur Tristan, qui a bénéficié d'un livret à un stade relativement avancé, et d'aborder les deux œuvres dont on vient de restituer la musique, un petit tour d'horizon des projets brièvement envisagés, mais jamais concrétisés.
La fin de Saint François d'Assise de Messiaen, version Nagano. Vous verrez pourquoi.
1. La filière Mourey
Vous avez tout loisir de vous reporter à l'épisode précédent pour une présentation de ce littérateur de belle envergure. Toujours est-il que suite à l'abandon de Tristan, Mourey, avec qui l'entente artistique semblait très bonne, revient proposer plusieurs projets à Debussy.
¶ Huon de Bordeaux. Debussy refuse rapidement, ne voulant pas retrouver de chevaliers en armures et de légendes stéréotypées (dit-il en substance).
¶ Le Marchand de rêves lui plaît bien davantage, autorisant toutes les libertés et toutes les techniques d'évocation.
¶ Le Chat botté, pensé sous forme de pantomime (dans le sens de l'harlequinade à l'anglaise, genre assez prisé des familles, joué à Noël à partir de la matière des grands conteurs européens), plus grand public.
2. La rencontre de Segalen et l'aporie de Siddhârta
Victor Segalen, demeuré célèbre comme ethnologue (mais également médecin en mer, romancier et quelques autres choses), a tant aimé Pelléas, venant le voir plusieurs fois depuis Brest, que Debussy avait accepté de le recevoir. On a peu conscience, je crois, que malgré la controverse autour de Pelléas, Debussy était devenu un emblème très courtisé, croulant sous les propositions de livret au point de toutes les refuser. [À cette époque après la création de son principal opéra, il travaillait de toute façon sur des projets fondés sur propres livrets d'après Poe : La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans Beffroi.]
Néanmoins, il accepte de rencontrer Segalen en avril 1906. Celui-ci lui propose comme base son drame en cinq actes Siddhârta, qu'il est en train d'écrire.
Debussy y fait deux objections : le caractère wagnérien de l'entreprise, et la difficulté de mettre la métaphysique en musique (car, de fait, il ne peut pas se passer grand'chose dans un drame exemplaire bouddhique — bien que cela existe abondamment, et que ce soit beaucoup plus amusant qu'on pourrait le croire).
Lorsqu'ils se revoient, en septembre, Segalen s'est surtout consacré à sa rédaction des Immémoriaux, mais son propos sur les musiques polynésiennes passionnent Debussy qui lui réclame un article — qu'il fait paraître le 15 octobre 1907 dans Le Mercure musical. [De fait, cet article passionnant mérite la lecture, abordant le phénomène musical maori sous tous ses aspects : aussi bien la technique musicale que ses implications sociologiques. Segalen y relève même la présence d'une glottophilie maorie : ]
[...] certaines tenues des voix – où l'on devine une satisfaction – n'ont pas d'autre but que le son en lui-même et pour lui. Ces longues tenues abondent et se répètent et s'éternisent. Ni le rythme ni les paroles ne suffisent à les expliquer : on entend, on sent que le Maori les aime en dépit de toute signification liturgique et du symbolisme guerrier ou festoyeur qui les suscita peut-être.
Toute ressemblance avec d'autres ethnies moins lointaines ne devrait pas être fortuite.
Dans cet artiste, Segalen fournit des traductions de chants, et jusqu'à la présentation de cadences caractéristiques.
Debussy relance Segalen à propos de Siddhârta, mais lorsqu'il en reçoit enfin la matière, se rétracte :
C'est un prodigieux rêve ! Seulement, dans sa forme actuelle, je ne connais pas de musique capable de pénétrer cet abîme ! Elle ne pourrait guère servir qu'à souligner certains gestes ou préciser certains décors. En somme, une illustration beaucoup plus qu'une parfaite union avec le texte et l'effarante immobilité du personnage principal.
Cette lettre est très intéressante : polie ou sincère, elle révèle assez bien les ambitions de Debussy, désireux de servir des textes exigeants et difficiles à mettre en musique, mais souhaitant tout de même s'exprimer dramatiquement, sans se limiter à planter un décor.
Difficile aussi de ne pas être frappé par l'expression préciser certains décors (et vu avec condescendance !), qui dénote une croyance affirmée dans les qualités descriptives de la musique, avec une exactitude supérieure à la vue !
… quelquefois aussi présentée (fautivement) dans les notices sous le titre La Légende de Tristan. Légende à tout point de vue.
Pour accompagner votre lecture, la meilleure version de Tristan qui soit : le meilleur arrangement orchestral de Pelléas, par Marius constant. Tiré de l'intégrale Jun Märkl / Orchestre National de Lyon.
1. La source : Joseph Bédier
En 1900, alors qu'il est en voie d'achèvement de Pelléas, Debussy lit le Roman de Tristan de Joseph Bédier, à peine publié. Il s'agit d'une refonte cohérente du mythe (dont les versions les plus anciennes de Béroul et Thomas, qui font référence, ne sont que des fragments, qui ne couvrent pas toute leur histoire), dans une langue simple et pure, émaillée occasionnellement de mots un peu archaïques — c'est même encore l'une de celle qu'on lit le plus souvent, avec celles d'André Mary et de René Louis.
La refonte plus tardive de René Louis (1972) est la plus souvent convoquée dans les manuels scolaires, très adaptée à notre temps et à un public moins averti : elle restitue avec minutie l'intrigue, dans une belle langue simple pas si éloignée de Bédier, mais sans difficultés de vocabulaire.
André Mary publie la sienne, plus expansive, en 1937, un an avant le décès de Bédier – qu'il admirait beaucoup. Il avait poussé la déférence jusqu'à lui offrir, dans un exemplaire de ses Légendes épiques, un rondeau laudateur :
De ce Tristan ne vous émayez mie,
Maître Bédier ou sire Béduyer :
Es cors, jadis, Champenois, Hennuyer,
Rebaudissaient la gent sans ennuyer,
Chantant sans fin de Tristan et s'amie.
La noble joute et la belle escrémie !
A l'autre l'un n'enviait son loyer :
Chacun gangait à dire et rimoyer
De ce Tristan.
Clerc de grand los, qui la Dame endormie
En la gaudine allâtes réveiller,
Et mon printemps sûtes émerveiller,
Si je vous puis à mon tour égayer,
Soulas petit n'aurai n'aise demie.
Bédier se montra plus losengier, parlait sans dissimulation d'une œuvre qui contenait « de l'attristant et Iseut ».
Néanmoins cette admiration collective a un sens : c'était la première refonte sérieuse, me semble-t-il — c'est-à-dire liant les sources et en faisant nécessaire des choix dans leurs contradictions, mais sans y adjoindre sa propre fantaisie — qui ait paru en langue française. En tout cas, c'est pour le grand public la première fois que le détail de la légende lui parvient, et un très beau succès salué par tous.
Immédiatement, Debussy souhaite préparer un opéra sur ce sujet. Louis Laloy fait les présentations. Bédier était un ancien professeur de Debussy à l'École Normale Supérieure, et le caractère réservé en société des deux hommes s'accordait paraît-il très bien.
En 1907, il se décide à concrétiser le projet, sérieux dès l'origine, avec un livret de Gabriel Mourey (contrairement aux deux Poe qu'il réalise lui-même).
2. Le librettiste : Gabriel Mourey
Les deux hommes sont quasiment du même âge (Debussy naît en 1862, Mourey en 1865) ; ils se rencontrent en 1889 et ont une assez grande confiance réciproque Debussy s'embarque pour son projet de Tristan.
Mourey n'est pas un petit littérateur : il a traduit tous les poèmes de Poe (parus l'année de sa rencontre avec Debussy), puis l'intégralité des Poems et Ballads de Swinburne, passait pour l'un des grands spécialistes d'Odilon Redon, écrivait lui-même des vers et des drames, et était un wagnérien éminent.
Malwine et Ludwig Schnorr von Carolsfeld dans leur petit canapé de l'acte II, pour la création du ''Tristan'' de Wagner en 1865 au Théâtre Royal de Munich. Photographie de Joseph Albert.
Il écrit d'ailleurs dans la Revue Wagnérienne (du 15 janvier 1887) une version de Tristan et Isolde qui ressemble à ceci (plutôt élégant eu égard au modèle) :
Avoir le ciel entier pour soi, n'être plus qu'un
Et deux pourtant ; fondre mon être dans ton être ;
Devenir azur, nuage, étoile, parfum,
Loin des hommes, loin des demain, loin des peut-être !
Debussy raconte à Victor Segalen (lettre du 27 juillet 1907) qu'il avait oublié le projet jusqu'à ce que Mourey le lui propose.
J'ai lu le Roman de Tristan dès sa sortie et j'ai tout de suite voulu en tirer un opéra, tant sa beauté m'impressionnait, et tant me semblait nécessaire la restauration du caractère légendaire de Tristan, tellement déformé par Wagner… Puis j'oubliai ce projet jusqu'à ce que, récemment, Mourey (que je n'avais pas vu depuis des années) vînt me voir et me parlât de ses projets pour Tristan. Mon enthousiasme, tristement assoupi, je le confesse, s'est réveillé immédiatement et j'ai accepté !
(Retraduit de l'anglais, pardon.)
Debussy, s'il avait été très critique envers les Maîtres Chanteurs et la Tétralogie, avait néanmoins toujours admiré Tristan et Parsifal. Cela ne l'empêchait pas de les critiquer en public, mais la conversation avec Mourey semble avoir porté, dès les débuts, notamment sur la musique de Wagner. Plusieurs témoignages insistent sur sa fascination et son imprégnation, telles qu'il ne pouvait composer rapidement pour l'opéra, sous peine d'écrire dans un style wagnérisant.
Il paraît que les premières esquisses de Pelléas (que j'aimerais bien pouvoir voir un jour…) ont été abandonnées car trop marquées par l'influence wagnérienne, précisément.
Et cela peut se mesurer facilement en observant les interludes allongés en catastrophe pour les changements de décor de Pelléas : on y entend de gros morceaux de Wagner à peine altérés — notamment les interludes I,1-2 et II,1-2, où resurgit sans ambiguïté (comment ne s'en est-il pas aperçu !) la marche de la Présentation du Graal de Parsifal. C'est d'ailleurs parmi ce que Debussy a écrit de plus beau, et ce n'est pas un Wagner simplement transposé dans une esthétique française comme avec Fervaal de d'Indy ou Le Roi Arthus de Chausson, mais bien un Wagner décanté, qui affleure par moment mais nourrit une esthétique assez profondément distincte.
On l'a déjà un peu regardé ici (et là pour les leitmotive… et Moussorgski )
En 1908, Debussy est tellement enthousiaste et confiant (et en manque d'argent) pour l'avancée de son Tristan qu'il signe un contrat avec Giulio Gatti-Casazza, directeur du Metropolitan Opera de New York, et touche une avance, pour trois opéras — il a posé la condition qu'ils soient indissociables, et jamais couplés avec des pièces d'autres compositeurs. On parle souvent des deux Poe (La Chute de la Maison Usher et Le Diable dans le Beffroi) à cette occasion, rarement de L'histoire de Tristan qui figure pourtant dans le contrat.
Je reviens après sur le contenu de leurs travaux.
L'inachèvement de Tristan n'a pas mis un frein à la collaboration entre les deux hommes puisque Debussy écrit, en 1913, Syrinx pour la scène de la mort de Pan (puisqu'une phrase ambiguë chez Plutarque peut laisser entendre qu'il peut mourir – dans ce cas, il est fils d'Hermès et… Pénélope), prévue pour un écho hors scène dans une scène pastorale de Psyché de Mourey. C'est Debussy qui insiste sur les qualités d'évocation de la flûte solo.
Par ailleurs, quelques auteurs malicieux ont relevé les potentielles convergences entre Lawn-tennis, une pièce de Mourey au lesbianisme évident, et Jeux, qui présente quelques parentés dans l'argument — bien sûr, le second (1912) n'est pas une adaptation du premier (1891, refusé par le théâtre).
3. La raison de l'inachèvement : Louis Artus
Dans le cas de L'histoire de Tristan, qui avançait lestement, l'absence d'aboutissement n'est pas due à des crises de doutes, d'inspiration, ou tout simplement un manque de temps, causes dont Usher et le Beffroi ont souffert. Non, il semblait, à cette époque où la musique n'était pas encore composée, que rien n'était parti pour arrêter Debussy, et que l'ombre de Wagner lui traçait finalement une voie nécessairement alternative, plutôt facile à suivre.
Paradoxalement, c'est le succès de Bédier qui va ruiner le projet.
Peu après la publication du Roman de Tristan (1900), le cousin de Joseph Bédier, Louis Artus (ça ne s'invente pas !), lui demande l'autorisation d'en réaliser une adaptation théâtrale. Il met 28 ans à mener à bien le projet (qui arrive sur la scène en 1929). Considéré comme médiocre par les commentateurs, Artus était manifestement admiré pour son aisance en société par le timide Bédier. Lors de la première des quatre candidatures, toutes infructueuses, à l'Académie Française, il fut même le seul à voter pour Artus aux quatre tours de scrutin.
La chronologie est alors difficile à déterminer : on assiste à un chassé-croisé raconté par fragment chez les auteurs concernés, chacun défendant de plus son poulain et le déclarant de la meilleure volonté du monde. Louis Artus ayant le moins biographes, c'est structurellement lui qui prend cher. Aussi, je vous livre les différents éléments, un peu contradictoires, en ma possession, sans chercher à les réorganiser logiquement (je risquerais d'introduire des causalités imaginaires) :
¶ Le 20 février 1909, Debussy écrit à Mourey qu'il n'est pas satisfait du détail de la réalisation, et lui demande d'abandonner l'alternance entre parlé et chanté :
Vous traitez la question de la mise en musique avec trop de légèreté. D'abord, nous de pouvons pas avoir de chanteurs qui jouent aussi bien que cela. Les chanteurs n'ont pas plus d'idée sur ce qu'est jouer que n'en a le pied d'une table en bois ; et concernant la combinaison de vers parlés et chantés, voilà qui est redoutable. Le résultat sera que les deux sonneront faux. Je préfèrerais un opéra sans cette ambiguïté poétique.
(Pardon, encore une retraduction à partir d'un – autre – exégète anglais.)
¶ En avril 1909, au terme d'un opposition avec Debussy, Louis Artus défend au compositeur de traiter directement avec Bédier. Artus avait conditionné l'autorisation de la mise en musique au travail sur son scénario, ce que Debussy avait refusé, tenant à son travail avec Mourey (dès 1907, Mourey lui avait fourni un synopsis complet, et Louis Laloy avait déjà commencé à travailler sur des détails avec le compositeur).
Marcel Dietschy commente plaisamment (dans son ouvrage de 1962) : comment Debussy aurait-il pu être enthousiaste à collaborer avec le vaudevilliste qui a écrit La culotte ?
C'est à ce moment que le projet est abandonné.
¶ En 1910, Debussy dit à Laloy qu'il espère encore travailler avec Bédier (mais le projet n'a semble-t-il pas progressé pour autant).
¶ Néanmoins, étrangement, en juin 1912, Déodat de Séverac (peut-être informé avec retard, puisqu'il paraît que le sujet n'est devenu public qu'à partir de 1914, autre information démentie par la lettre suivante) écrit à Artus qu'il renonce à composer un opéra sur son livret, par peur de se confronter à Debussy. Manifestement, Artus (dont je n'ai pas les lettres) ne l'a pas contredit, pourquoi ?
Un de mes camarades m'a dit hier soir que M. Debussy mettait en musique un Tristan fait d'après le livre de Bédier. Cette nouvelle avait été annoncée par Comœdia il y a quelques jours paraît-il et si le fait est vrai, je me vois dans l'obligation de renoncer à votre beau poème ! Je ne voudrais pas avoir l'air de « concourir » avec un Debussy, c'est déjà beaucoup trop pour moi du Tristan de Wagner.
¶ Le 4 juillet 1912, une lettre de Bédier à Debussy montre qu'il tente encore, sans trop d'espoir, de convaincre le compositeur d'écrire cette fois de la musique de scène pour ce qui devient une pièce de théâtre. Sans succès.
Il est donc difficile de dénouer exactement le moment de l'abandon définitif du projet, mais Debussy et Mourey ont cessé le travail depuis 1909, et la bonne volonté semblait assez absente de part et d'autre pour pouvoir collaborer, pour des raisons d'intérêt personnel ou artistique assez compréhensibles (la concurrence écrasante de Debussy ou l'association à un auteur mineur).
4. L'œuvre achevée d'Artus
Vous êtes peut-être curieux, d'ailleurs, de voir à quoi ressemble cette pièce d'Artus, finalement co-écrite avec Bédier, et créée sous forme théâtrale à Nice, en 1929. C'est dans un genre un peu didactique et autoexégétique, mais ça se laisse lire (du moins comme livret d'opéra putatif, car le passage à la scène doit être un peu rude) :
TRISTAN
Oui, tu es à moi, et je te garde : j'ai droit sur toi. Ils nous ont chassés dans ce désert du Morois : j'ai droit sur toi.
ISEUT
Je bénis leur cruauté. Par elle, tu es mon droit seigneur. Quand ils nous ont emmurés dans cette forêt, ils ont affranchi nos cœurs.
TRISTAN
Puisqu'ils nous traquent comme des bêtes des bois, aimons-nous comme les bêtes des bois, innocentes et farouches.
ISEUT
Nos amours traquées sentent bon l'odeur des herbes sauvages…
TRISTAN
Et l'odeur du sang. Aimons nos amours.
Il semble tout de même que Louis Artus ait été doté d'un caractère peu facile, si l'on croit sa correspondance ultérieure avec Bédier, lorsque celui-ci rechigne à ajouter certaines scènes de caractère.
Vous maintenez que votre scène de la harpe est excellente, je maintiens qu'elle est très mauvaise. Cependant, pour vous être agréable, je me résigne à la contresigner. Livrez-la donc à Brulé [metteur en scène de la création et acteur de Tristan, ndDLM], soit telle qu'elle est, soit modifiée pour ce qui est du style, des « mots » dans la mesure que vous voudrez.
Si je cède en la circonstance, la menace que vous me faites entrevoir d'un dédit que j'aurais, dites-vous, à payer, n'y est pour rien : vous me connaissez, vous savez qu'on ne me fera jamais faire pour l'argent une chose que, pour des raisons littéraires, j'aurais résolu de ne pas faire.
(Brouillon de lettre du 25 juillet 1928 de Joseph Bédier à Louis Artus.)
S'il va jusqu'à menacer de poursuites son généreux cousin s'il ne lui permet pas de défigurer son œuvre, on peut imaginer le peu d'appétence d'autres artistes à collaborer avec un aussi bouillant personnage. Je me demande d'ailleurs s'il n'y a pas une possibilité (je ne connais pas assez le caractère de Séverac pour le dire) que l'impossibilité évoquée ne soit pas un refus poli…
Un événement est passé assez inaperçu, du moins de ce côté-ci de l'Atlantique : il y a déjà deux ans, une exécution complète du Diable dans le Beffroi de Debussy a été effectuée, à l'occasion d'un colloque à Montréal.
Comme un bonheur n'arrive jamais seul, j'ai pu récupérer la bande du concert. Dont je vous communiquerai bientôt de larges extraits, soyez patients.
En moins de dix ans, ce qui n'était qu'une liste de noms allusifs dans une correspondance s'est largement incarné : La Chute de la Maison Usher, le Diable dans le Beffroi… et quelques autres plus obscurs encore. Car contrairement à ce que peut laisser croire un œil rapide jeté sur le catalogue ou la discographie de Debussy… au moins huit opéras ont été sérieusement en projet (on peut aller jusqu'à douze en incluant d'autres entreprises plus velléitaires), sans compter les oratorios, ballets, cantates. Et sur ces huit, on dispose au moins de fragments pour cinq !
Les moyens de communication étant devenus ce qu'ils sont, il devient aujourd'hui possible de trouver les brouillons de ces partitions, ou d'entendre les bandes de minuscules concerts furtifs sans parcourir le vaste monde. CSS sera votre médiateur dans cette petite entreprise.
1. Les opéras déjà connus de Debussy
On parle toujours de Debussy comme le compositeur d'un seul opéra – et effectivement, Le Gladiateur, L'Enfant Prodigue , La Damoiselle Élue et quelques autres (les divers Printemps), sont des cantates, des formats réduits (et assez éloignés, en tout cas pour les deux premiers, de son style de maturité). Quant au Martyre de saint Sébastien, il a tout de l'oratorio : bien que rapportant une action, c'est de façon contemplative, en évoquant des tableaux et non en faisant progresser une scène théâtrale.
Rodrigue et Chimène, depuis l'enregistrement (de l'orchestration conçue par Edison Denisov) par Kent Nagano et l'Opéra de Lyon, est bien connu : on ne dispose que de la première partie de l'opéra, dans un genre quelque part entre Le Roi Arthus et Tristan, encore un peu imitatif peut-être, mais déjà puissamment évocateur – en particulier le duo initial. On voit bien ce qu'il y a de terrien dans le livret de Catulle Mendès par la suite, et qui a dû décourager le compositeur.
Pourtant, avant même d'avoir découvert Pelléas et Mélisande de Maeterlinck (en 1892-3), dès 1889 (au plus tard 1890), Debussy envisage une adaptation de Poe (d'abord une Symphonie évocatrice sur La Chute de la Maison Usher, projet qui évolue vers un opéra). L'œuvre, jamais terminée, témoigne néanmoins de l'esthétique d'un Debussy tardif, beaucoup plus sombre que celui de Pelléas, et d'une forme générale encore plus libre s'il est possible — il en a déjà succinctement été question sur CSS à travers les expériences de restitutions pour le concert, en s'arrêtant aux larges parties achevées ou au contraire via la spectaculaire reconstruction de Robert Orledge, je n'y reviens pas.
Par ailleurs, pour un autre aspect du domaine scénique, Debussy avait aussi commencé le travail sur un ballet en un acte (dont il reste manifestement des esquisses, datées de 1914), Le Palais du silence, d'après Georges de Feure — dans sa version la plus récente, l'œuvre est renommée No-ja-li.
2. Sur Carnets sur sol
Avant de démarrer, voici de quoi réunir ce qui a déjà été évoqué :
¶ Le Gladiateur, cantate pour le Prix de Rome (dans un style encore proche de Saint-Saëns et Massenet).
Existe au disque (chez Glossa, avec Hervé Niquet).
¶ Le Martyre de saint Sébastien, oratorio d'après Gabriele D'Annunzio — inclut une interprétation inédite avec le Philharmonique de Berlin et la déclamation de Sophie Marceau.
Du grand Debussy, mais l'orchestration (excellente) est due à son condisciple et co-lauréat romain André Caplet.
Existe au disque en de multiples interprétations, plus ou moins complètes, plus ou moins bien déclamées. Michel Tilson-Thomas est une valeur sûre (complète et très bien exécutée), même si j'y trouve, à la longue, une forme de confort qui confine à la tiédeur.
¶ Rodrigue et Chimène, son premier opéra, largement inachevé, et orchestré par Edison Denisov. On dispose tout de même du premier acte, dans un style de jeunesse encore très romantique (et très marqué par Tristan).
Existe au disque par Nagano (chez Erato, donc sans doute devenu plus difficile à trouver hors médiathèques).
¶ Pelléas et Mélisande : il existe une série d'une vingtaine de notules abordant l'œuvres sous divers angles (narratif, thématique, comparatif, interprétatif, musical, prosodique…), regroupées sur cette page et accessibles (sauf les dernières sur la prosodie et les voix des créatrices) dans l'index.
Énormément de versions au disque et au DVD (plus de cinquante), dont la plupart sont excellentes, et quasiment aucune qui ne soit au minimum très intéressante (trois ou quatre).
¶ La Chute de la Maison Usher, évoquée à la double faveur d'un concert utilisant tout le matériau laissé par Debussy (au piano) et de la reconstruction complète de Robert Orledge (avec orchestre), extrapolée à partir de ce qui a été laissé.
Outre les extraits gravés par Georges Prêtre, il existe un DVD reprenant la version d'Orledge (avec Scott Hendricks), désormais officiellement disponible.
¶ Le Diable dans le Beffroi, à partir de l'exécution en concert des bribes écrites par Debussy.
Rien n'a été enregistré (il faut dire qu'il n'y a pas grand'chose à voir), mais il y a donc du nouveau sur ce front, on en reparlera.
¶ … et au moins quatre autres titres (dont, pour un en tout cas, inspiré de Banville, il reste des esquisses musicales !). Là aussi, on pourra vous en faire écouter, si vous le méritez.
Car l'opéra italien n'a pas le privilège absolu des études de glottologie.
Le rôle de Mélisande est diversement étiqueté, sous des considérations plus ou moins fantasmatiques. L'occasion de refaire le tour du propriétaire.
1. Composition et duo d'amour
Il existe plusieurs traditions expliquant la première rencontre de Debussy avec la pièce de Maeterlinck, chacun voulant en être : le conseil de lecture aurait émané de Mauclair, de Cocteau (ce qui paraît confortablement improbable vu son âge), du hasard d'une simple promenade chez un libraire… Néanmoins, il semble, à en juger par sa propre correspondance, qu'il ait découvert l'œuvre sur scène.
Lugné (autopseudonymé Lugné-Poe), fondateur de la Compagnie Théâtre de l'Œuvre, qui doit précisément ses lettres de noblesse à la création de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, aux Bouffes-Parisiens, reçoit en mai 1893, au moment exact de la création, une lettre de Debussy lui demandant des places (précisant même qu'il ne la connaît pas). Qu'il ait été influencé ou pas, il est donc probable – sauf découverte dans un très court intervalle – qu'il ait rencontré, pour la première fois, ses personnages sur scène.
Mary : Voyez, voyez, j'ai les mains pleines de fleurs.
Le reste a lieu assez vite : entre mai et septembre, une large part de la partition sera composée. Henri de Régnier intercède auprès de Maeterlinck qui accepte immédiatement. Debussy lui rend visite, et les deux s'accablent d'amabilités pour déterminer qui fait une faveur à l'autre. Maeterlinck, en plus de sa bénédiction pour les coupures de Debussy, propose même les siennes, qui paraissent « très utiles » au compositeur.
Par la suite Maeterlinck écrit même une lettre donnant tout pouvoir à Debussy pour effectuer toutes adaptations nécessaires à son drame.
Mais en septembre, alors qu'il vient d'achever la fin du quatrième acte (tout ce qui précède était-il composé ?), Debussy décide de reprendre son travail à zéro. Au cours de l'année 1894 ont lieu plusieurs auditions chez Pierre Louÿs, compagnon de la première heure dans cette aventure : Debussy s'accompagne et chante le premier acte dans son état originel, le tableau de la fontaine (II,1) et une portion du tableau du balcon (III,1).
J'aimerais pouvoir trouver ces ébauches, mais alors que tout le monde les mentionne, les partitions ne semblent pas publiées ; peut-être sont-elles même perdues, mais j'aimerais en être assuré : un second Pelléas, au langage probablement plus archaïque (ou du moins plus traditionnel), voilà qui aiguillonne les curieux et les gourmands. De (petites) recherches en perspective, nul doute que cela a déjà été documenté.
2. Maîtresses, glottophilie, création et rixes
C'est après que le ciel se couvre.
To the happy couple.
Maeterlinck considérait manifestement qu'il existait un accord plus ou moins explicite pour l'engagement de Georgette Leblanc, sa maîtrisesse, dans le rôle principal. Debussy avait-il suggéré que ce ne serait pas un problème, ou simplement dit poliment qu'il considèrerait l'option, c'est un détail qu'on ne peut que difficilement déduire.
Toujours est-il qu'Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, choisit à sa place un autre profil vocal… et une autre maîtresse, celle d'André Messager, Directeur de la Musique et chef en charge des représentations de l'opéra, que Carré avait en vain demandée en mariage : Mary Garden.
Mary, affairée à ses modestes préparatifs pour un départ en Thébaïde (il fait chaud là-bas).
Maeterlinck ne l'apprend que par le journal, et tous les témoins décrivent une fureur sans exemple, et qui dure pendant plusieurs mois.
¶ Refusant la médiation de la Société des Auteurs, il assigne Debussy en justice — mais le compositeur dispose de l'autorisation écrite de l'auteur, et l'emporte.
¶ Il se rend chez Debussy pour le provoquer en duel, et Albert Carré se propose pour prendre sa place.
C'est semble-t-il la période où Maeterlinck tue sa chatte Messaline d'un coup de pistolet (selon les commentaires, par fascination pour les affects en jeu, ou pour s'entraîner sur une cible vivante – le sujet ne me passionne pas assez pour que je sois allé vérifier dans les sources, je l'avoue).
¶ Finalement, Maeterlinck opte pour la bastonnade, et se rend chez Debussy qui fait un malaise en le voyant dans une colère qui, ici encore, est rapportée comme particulièrement effrayante par les témoins.
En 1918, il écrit à un correspondant qui l'interroge : « tous les torts étaient de mon côté et qu'il eut mille fois raison », mais l'objet de la contrition n'est pas totalement clair à mon sens : est-ce l'épisode de la correction seulement, ou le sujet même de la querelle ?
De toute façon, à l'époque, Pelléas s'était durablement imposé au répertoire lyrique et il se séparait la même année de Georgette Leblanc (qu'il trompait avec une autre actrice… née l'année de la première rencontre avec Debussy !), ce qui rendait sans doute l'admission de ses torts plus aisée.
¶ Quelques semaines avant la création (avril 1902), il écrit une lettre ouverte où il proteste de la malhonnêteté de ses interlocuteurs, conteste son ostracisation de la création, et souhaite la chute « prompte et retentissante » de l'opéra.
La lettre est en elle-même contradictoire avec son argumentaire précédent, puisqu'il explicite la raison de son ressentiment (le refus de la seule interprète qu'il souhaitait pour Mélisande), alors qu'il avait récusé les coupures (comme défigurant son œuvre) devant les tribunaux.
3. Deux aspects de Mélisande
Tout cela, c'est de l'histoire et de l'anecdote. Fascinantes peut-être, surtout que Maeterlinck semble avoir fait grand cas d'un engagement de sa maîtresse (qui faisait une belle carrière sans cela), et perdu la mesure à un point difficile à se figurer, surtout pour un homme mûr et jouissant déjà d'une grande réputation – sensiblement plus grande que celle de Debussy. Un moment d'irrationnalité publique et très durable (deux paramètres relativement rares) qui passe plutôt le sens commun.
Mais ce qui est intéressant, c'est que le choix d'Albert Carré (et celui de Maeterlinck), indépendamment des enjeux de maîtresses, révèlent deux orientations esthétiques très différentes pour Mélisande… et qui se retrouvent aujourd'hui encore dans les distributions du rôle.
Mary-Thaÿs-et-non-Margueryte, simple parvenue quand même ; et Georgette-Vanna, qui va bientôt tout perdre, jusqu'à son manteau (sous lequel il n'y a rien).
Les amateurs les plus chevronnés de Pelléas, ou simplement les possesseurs du coffret Desormière dans certaines rééditions EMI, ont déjà entendu Mary Garden : elle a laissé quelques traces avec Debussy au piano (en 1904, donc dans un état vocal très proche de la création), dont quelques mélodies (Beau soir, Spleen, Green) et une chanson de la Tour.
Début de l'acte III de Pelléas.
Elle a laissé aussi d'autres témoignages dans des répertoires plus lyriques (Traviata, Thaïs, Salomé d'Hérodiade, Louise) :
Salomé (Massenet), Thaïs en 1907, Violetta en 1911, Louise en 1912.
Moins célèbres, les traces laissées par Georgette Leblanc :
Amadis de Lully (acte II), et le même extrait de Thaïs.
L'auditeur profane (que nous sommes tous plus ou moins, face à la rareté des témoignages de cette période, et à son éloignement dans les usages linguistiques) ne peut qu'être frappé par la proximité de ces deux témoignages d'un autre temps. D'abord, la très faible intelligibilité : on se figure qu'on articulait mieux autrefois, parce qu'on se fonde sur les témoignages (effectivement extraordinaires de ce point de vue) des années 30 à 60… mais au début du vingtième siècle, l'esthétique était plutôt aux voix très lisses et homogènes, sans arêtes (très peu de mordant), presque blanches (peu vibrées, ou légèrement et irrégulièrement), très « couvertes » (avec des voyelles assez peu différenciées), et des consonnes très peu proéminentes (effet peut-être accentué par la prise de son). Quelqu'un ferait ça aujourd'hui, on considèrerait immédiatement qu'il chante mal.
S'il y a bien une preuve qu'on ne peut absolument pas se figurer comment on chantait en 1840…
Néanmoins, on a bien affaire à deux formats différents : Mary Garden est une voix de lyrique (qui pourrait paraître léger en écoutant Mélisande), s'inscrivant dans la tradition française de l'époque même pour des rôles à l'origine ou désormais tenus par des voix des grands lyriques, voire lyrico-dramatiques (Violetta, Thaïs, Louise, Katyucha de Risurrezione d'Alfano – le modèle en est devenu Magda Olivero –, Tosca, Salomé de Massenet… et de R. Strauss !), mais aussi des rôles graves qu'elle chantait avec sa voix légère (comme on le fait avec le baroque aujourd'hui), tels le Prince Charmant de Massenet, Carmen, Charlotte, Dulcinée… tous d'authentiques rôles de mezzo, témoins d'une autre façon de penser les catégories vocales au début du XXe siècle en France.
Ses grands succès ont été faits sur la scène de l'Opéra-Comique, comme première soprano – d'où sa distribution naturelle en Mélisande, d'ailleurs (indépendamment des questions de format).
Georgette Leblanc a partagé certains rôles (Carmen, Thaïs, Fanny de Sapho de Massenet), néanmoins la voix est audiblement plus sombre et chaleureuse, plus dramatique. Il n'est pas sûr du tout que la voix ait été plus glorieuse, puisque Garden semble particulièrement bien projetée, mais qu'elle ait créé Ariane et Barbe-Bleue de Dukas est assez révélateur sur une nature de voix plus large : on peut donner Salomé à une voix souple et relativement légère, si elle est suffisamment dynamique ; pour Ariane, il faut vraiment de l'assise, c'est un rôle isoldo-brünnhildien, sorte de mezzo avec de grands aigus. L'extrait d'Amadis révèle assez bien ce fait : Garden, dans le grave, sonne comme une soprano avant le passage, tandis que Leblanc s'approche vraiment du mezzo-soprano.
Certains témoignages attribuent d'ailleurs le refus de Leblanc par Carré (outre la position de Garden dans la maison et sa relation avec Messager) à son caractère vocal plus corsé, pas assez évanescent pour Mélisande.
Mais, techniquement, personne n'a jamais contesté que Leblanc (qui ne l'a pas fait ensuite semble-t-il, pour les raisons de bouderie qu'on se figure aisément, vu la durée de la querelle) pouvait chanter Mélisande.
4. Coïncidences avec les distributions du rôle
Ainsi, dès l'origine, deux potentialités de Mélisande, soprano et mezzo, coexistent. Et si le profil soprano dramatique façon Leblanc a finalement été très peu employé (Los Ángeles et Duval ont chanté ces rôles, mais n'appartiennent pas exactement à la catégorie), les représentations et enregistrements, à toute époque, alternent toutes les tessitures.
Je me limite à celles qui ont été captées par le disque ou la radio (date de première captation que j'aie eue entre les mains, rien de scientifique), et la liste n'est bien sûr pas exhaustive :
¶ soprano léger colorature : Yvonne Brothier (1927), Marthe Nespoulous (1928), Irène Joachim (1941), Éliane Manchet (1988), Cécile Besnard (1999), Patricia Petibon (2005), Natalie Dessay (2009)
¶ soprano lyrique léger : Bidu Sayão (1945), Suzanne Danco (1952), Jeannine Micheau (1953), Erna Spoorenberg (1964), Jeannette Pilou (1969), Colette Alliot-Lugaz (1987), Allison Hagley (1992), Christiane Oelze (1998), Marie Arnet (2004), Karen Vourc'h (2010)
¶ soprano lyrique : Mary Garden (1904), Elisabeth Schwarzkopf (1954), Los Ángeles (1956), Anna Moffo (1962), Denise Duval (1963), Helen Donath (1971), Michèle Command (1978), Rachel Yakar (1979), Mireille Delunsch (1996), Véronique Gens (2003), Isabel Rey (2004), Sophie Marie-Degor (2007), Elena Tsallagova (2012)
¶ soprano (lyrico-)dramatique : Georgette Leblanc (-), Liuba Welitsch (1948), Elisabeth Söderström (1970)
¶ mezzo-soprano lyrique léger : Anne Sofie von Otter (2000), Magdalena Kožená (2002), Lorraine Hunt-Lieberson (2003), Angelika Kirchschlager (2006), Monica Bacelli (2013), Stéphanie d'Oustrac (2014)
¶ mezzo-soprano lyrico-dramatique : Micheline Grancher (1962), Frederica von Stade (1978), Anne Howells (1978), Marie Ewing (1990)
¶ mezzo-soprano grave : Marta Márquez (2010)
Bien sûr, il est impossible de tirer des conclusions sérieuses de cela : même si l'on relevait tous les noms de toutes les titulaires (ce que je suis loin d'avoir fait), pour brosser un tableau plus réaliste des tendances (sans doute différentes selon les pays, je devine un tropisme léger en France, par exemple), on ne pourrait faire la part de ce qui relève de la circonstance (une bonne chanteuse disponible) et de ce qui relève de la conviction profonde sur ce que doit être Mélisande (puisque l'on trouve de grandes titulaires dans toutes les catégories, le paramètre tessiture n'est pas forcément déterminant dans le recrutement, un des rares rôles pour lesquels on ait cette liberté).
Néanmoins, on peut relever, avec toutes les réserves nécessaires, quelques petites choses.
Globalement, les sopranos lyriques restent une valeur très prisée.
Il est intéressant de remarquer que les formats sont assez également répartis au fil du temps. Néanmoins, la tendance est globalement l'éloignement des formats très légers majoritaires à l'origine, vers des formats toujours légers, mais plus centraux (des mezzos de type « second soprano », ce qui est peut-être l'emploi le plus logique vu l'écriture du rôle). Seule catégorie manquante, les sopranos très dramatiques, pour des raisons évidentes de lourdeur et de grain – sans compter les physiques de cinquantenaires aux larges hanches, souvent peu compatibles visuellement avec la femme-enfant, l'oiseau hors d'haleine du livret…
Du fait de la tessiture basse et des valeurs précises, en tout cas, les formats les plus larges sont exclus. Mais le rôle n'est jamais concurrencé par l'orchestre (c'est un peu moins vrai pour Pelléas par exemple), il n'y a donc pas d'impératif de recruter une mezzo – même si, hors baroqueuses, les sopranes ne sont plus forcément à leur aise dans les œuvres largement écrites sous le passage.
De fait, l'emploi de Mélisande, sans impératifs de volume (l'orchestre joue rarement simultanément, et toujours discrètement), sans grande extension (pas de graves, très peu d'aigus, et jamais très haut), peut être distribuée à n'importe quelle voix capable d'articuler suffisamment dans cette tessiture-là, même sans grande projection.
Pour ma part, j'avoue que j'ai beaucoup d'intérêt pour les mezzos légers, parce que le confort est maximal et permet plus d'expression, sans que la couleur ne soit ternie. Mais c'est sans doute lié aussi au fait que cela correspond à une esthétique d'aujourd'hui (ils entrent plus récemment dans la danse que tous les autres !), liée aux progrès extraordinaire en matière de baroque et de lied — autant pour l'opéra, on peut vraiment discuter de l'évolution vocale (engorgement, opacification, volapük) depuis cinquante ans, autant pour le baroque et lied, le progrès ne fait pas un pli. Et ce sont ces timbres limpides et ces dictions généreuses que l'on retrouve en Mélisande, bien souvent, ce qui explique sans doute, plus que le format, le taux de réussite dans ce type de voix.
5. Pourquoi Mary Garden ?
Manière de boucler la boucle, on peut considérer un autre paramètre intéressant que je n'ai pas abordé de front, mais qui ouvre d'autres possibilités. Mary Garden avait les bons réseaux, Mary Garden occupait déjà un poste à l'Opéra-Comique, Mary Garden avait la voix et le physique juvénile qu'on attendait.
Pourtant, le public lui a reproché son accent écossais — franchement tout sauf évident, mais si vous écoutez les descentes vers le grave de sa Salomé d'Hérodiadeci-dessus (« Ah ! quand reviendra-t-il ? »), vous entendrez effectivement des sonorités que ne produirait pas une francophone (le [t] légèrement adouci, le [i] qui tire un peu sur le [ü]), même si d'une manière générale tous les paramètres de diction sont très peu distincts de n'importe quelle francophone de l'époque. (C'est flou comme les copines, mais ça ne sonne pas anglais.)
En mettant de côté un probable zeste de mauvaise foi chauvine, il faut considérer cependant qu'elle venait à peine de percer en France (1900 est son premier grand succès, en remplaçant au pied levé la titulaire de Louise à l'Opéra-Comique), que Mélisande est un rôle très exposé du côté de la déclamation, et qu'à l'époque, le public n'entendait que des opéras écrits ou traduits en français, interprété par des chanteurs francophones devant un public français. Son oreille était sans doute plus chatouilleuse que la nôtre — sans compter tout un tas d'implications morales sous-jacentes, ce n'était pas la même chose pour un écolier d'avoir un accent étranger qu'aujourd'hui.
On aurait donc pu choisir quelqu'un d'autre, même si on ne voulait pas Leblanc.
C'est là où la consultation des témoignages et entretiens de l'artiste se révèlent intéressants.
D'abord, Mary Garden postule le respect absolu de la partition, et en particulier des rythmes écrits par le compositeur, qui a toujours raison. Je ne suis d'accord avec ni l'un ni l'autre postulat, puisque les rythmes de Pelléas doivent être assouplis pour ne pas rendre raide une prosodie déjà étrange, avec ses répétitions, ses intervalles soudainement inattendus, ses successions brutales de binaire et de ternaire ; par ailleurs, que le compositeur ait toujours raison, ce peut être une position éthique (fort respectable), mais certainement pas esthétique, car les choses ne sont jamais aussi simples (on se rapproche de l'histoire-bataille de bien des Histoires de la Musique, où un compositeur, voire une œuvre, inaugure un nouveau système musical).
À cette époque où la rigueur d'exécution n'était pas une qualité aussi répandue ni aussi maîtrisée qu'aujourd'hui, on peut supposer que ce désir de bien faire (Garden ne m'a pas parue si nette que cela dans les différentes captations…) a été fortement apprécié, surtout pour de la musique contemporaine, très neuve et assez difficile.
À cela, Mary Garden ajoute une caractéristique intéressante, qu'il est difficile de mesurer, vu l'absence de Mélisande captées, me semble-t-il, entre son extrait de 1904 et les scènes enregistrées par Piero Coppola (1927) et George Truc (1928). Elle déclamait en effet, dans ces parties graves, avec sa voix de tête, la même voix qu'au-dessus du passage, effet indispensable pour ne pas obtenir une Mélisande poitrinant lourdement (je crois n'en avoir rencontré qu'une, sur une soixantaine de versions écoutées) ; ce parti pris de légèreté, c'est ce que j'entends chez ses contemporaines, le poitriné étant plutôt à la mode en Italie vers les années 40, mais il y avait peut être une qualité de coloris particulière, assez limpide, qu'on craignait de ne pas retrouver chez Georgette Leblanc ou d'autres titulaires potentielles.
Garden affirme en tout cas que Debussy l'avait hautement félicitée, parce qu'elle touchait à une forme d'idéal dans ce compromis particulier entre netteté de la déclamation et clarté de la voix de tête.
6. Prolongements potentiels
Rien qu'avec ces éléments de dispute et ces fragments de son, il y a donc beaucoup de fils à tirer à propos de l'évolution de l'élocution (et pas seulement lyrique) ; on n'est même pas près d'en avoir seulement mentionné tous les enjeux.
Pour entendre en intégralité une voix forgée sur une esthétique un peu similaire, on peut écouter les témoignages de Victoria de los Ángeles (comme Tito Gobbi dans un autre répertoire, et dans une moindre mesure Teresa Stich-Randall, elle dispose d'une formation technique qui reflète une autre époque que la sienne) : studio Cluytens en 56, Morel au Met en 60, Fournet au Colón en 62. Même type de voix un peu blanche au vibrato irrégulier, elle aussi étrangère. Clairement pas ma Mélisande de chevet, mais ça documente un style, dans un son beaucoup plus audible – et finalement plus proche de l'original que Sayão, par exemple.
D'ailleurs, il y aurait peut-être de quoi dire sur les autres créateurs — dont les voix sont à mon avis plus intéressantes, comme Jean Périer et, surtout, Hector Dufranne. À voir.
En attendant, vous pouvez retrouver toutes les notules autour de Pelléas et Mélisande dans le chapitre adéquat de CSS. Quelques autres sont en préparation.
Représentations et retransmission très attendues. La soirée reste audible sur le site de France Musique.
Le résultat est intéressant, et pas du côté prévu.
La surprise n'émane pas des deux barytons : le premier, Armando Noguera, est un peu robuste pour le rôle (et son français coloré d'un accent qui ne l'aide pas), pas particulièrement subtil dans les intentions – étant difficile d'auditionner pour Pelléas, il a dû impressionner grandement par son la 3, d'une sûreté et d'un éclat admirables en effet.
Quant à Jean-François Lapointe, il doit être marquant en salle, comme souvent, mais en retransmission, la voix paraît forcée, comme si ce Pelléas s'efforçait sans cesse d'entrer dans les chaussures de Golaud – le déplacement forcé du centre de gravité est audible. Sinon, son portrait de Golaud, vif et assez brutal, à l'élocution directe et claire rejoint de près celui d'un autre métamorphosé, François Le Roux – sans la même variété d'intentions, mais il est probable, vu l'instrument et les habitudes du style, que ce devienne un grand Golaud, à l'instar de Laurent Naouri (qui avait fort mal commencé, d'ailleurs, comme en témoigne le terne disque Naïve).
Stéphanie d'Oustrac était un vrai pari : serait-elle trop incarnée dans un rôle évanescent, trop charnue pour le mystère, trop affirmative pour l'absence de réponse ? On pouvait espérer que sa générosité tire Mélisande du côté d'un personnage fascinant par son verbe et sa présence, quitte à être plus décidé qu'à l'ordinaire. À l'écoute (mais ici encore, prise de rôle), c'est plutôt l'hypothèse négative qui se confirme : la voix est vraiment celle de Geneviève plutôt que d'une Mélisande mezzo-soprano ; d'abord techniquement, car les transitions sont audibles dans le médium aigu, et les allègements impossibles ; la diction aussi est intimement liée à l'émission lyrique, et pas « indépendante » comme chez la plupart des grands interprètes de Pelléas, ce qui rend la mobilité expressive plus difficile, alors qu'elle est capitale en Mélisande. Pis, les contrainte vocales mènent parfois d'Oustrac à adopter un ton d'autorité, voire d'agressivité, que je peine à relier à Mélisande malgré mes bonnes dispositions envers son inspiration d'interprète. Dans le grave, la lourdeur de l'instrument (terni par la tessiture) n'a plus grand rapport avec les aphorismes d'un rôle conçu pour la touche légère des sopranos pépiants (Mary Garden).
Néanmoins, pour qui l'a entendue en salle, on devine, malgré un petit abus de couverture (sans doute la prudence des premières représentations), la présence physique de la voix, toujours très saisissante.
En somme, pas de quoi faire un disque sans doute (il reste de toute façon pas mal de décalages des chanteurs dans les moments les plus touffus, tout à fait normaux en débutant dans une partition de cette difficulté tout en jouant sur scène), mais ce devait être très dépaysant et très chouette dans la salle.
Certes, on a pris la peine de distribuer Geneviève à un instrument plus sombre, grâce à l'excellent mezzo grave Cornelia Oncioiu, mais on se retrouve finalement avec une Mélisande-Geneviève et une Geneviève trop héroïque, là où la partition requiert peu de volume au profit d'une déclamation délicate.
Mais la soirée reste fascinante, contre toute attente du côté orchestral : l'Orchestre National des Pays de Loire, malgré sa modestie en virtuosité et timbres, joue impeccablement une partition qu'il possède à la perfection, et la familiarité avec la partition de Daniel Kawka, spécialiste de la musique contemporaine, est complètement audible. Transparence maximale qui n'est pas seulement due à l'effectif réduit, je ne crois pas avoir déjà entendu une telle radiographie de Pelléas, où les motifs sont exaltés sans être jamais soulignés, et où la mise en valeur de chaque plan n'empêche pas une poussée permanente. Il faut au moins écouter la scène de la grotte (II,3), miraculeuse... chaque détail est saillant, et pourtant on a l'impression d'être sans cesse rejeté par l'avant. Et quelle élégance suprême dans le grand duo de l'acte IV – par exemple le hautbois dans « on dirait qu'il a plu dans mon cœur », qui prend son temps avec liberté, ineffable comme jamais.
Les équilibres, les respirations, tout force l'admiration. Une des grandes directions de Pelléas, j'aurais peine à citer un chef qui m'ait davantage satisfait ici alors même qu'on dispose au disque des plus grands noms et orchestre, et de très belles réussites.
La parution de cet album chez Actes Sud a fait quelque bruit : à présent le phénomène des instruments anciens, qu'on croyait nécessairement voir s'arrêter à l'orée du XXe siècle, vu les évolutions relativement réduites de la facture instrumentale – et l'existence d'enregistrements par les artistes créateurs, ce qui rend toute velléité de reconstruction sans objet – touche la génération Debussy.
Le phénomène n'est pas tout à fait une nouveauté : Gardiner a déjà joué Stravinski avec l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique, La Mer a été gravée à la fois par Immerseel et Roth avec leurs orchestres sur instruments anciens, l'Opéra-Comique a programmé Pelléas par l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique et par l'Orchestre des Champs-Élysées... Mais le mouvement semble s'accélérer d'autant plus que des chefs emblématiques de l'exploration du répertoire baroque, comme Gardiner, Minkowski et Niquet, semblent mettre leur énergie au service d'un XIXe siècle de plus en plus tardif. Bon nombre de résurrections se font désormais par le truchement d'Hervé Niquet et François-Xavier Roth, devenus partenaires privilégiés du Palazzetto Bru Zane.
Dukas
Les extraits (ci-dessous) donnaient une image très attirante de l'Apprenti Sorcier (1897), mais au disque, je suis frappé par l'excès de chatoyance : l'orchestration étant déjà extrêmement colorée, la disparité des timbres masque la dimension harmonie au profit du pittoresque des couleurs. C'est intéressant, mais confirme plutôt le gain des interprétations avec fondu d'orchestre. En revanche, pour l'Ouverture de Polyeucte (1891), la légère astringence des timbres procure un relief très particulier – et, Roth étant un grand chef, on est bien sûr intéressé par la conduite du discours.
On était en droit d'espérer une découverte marquante, mais on s'habitue à l'esthétique imposée par le Prix de Rome : cette cantate (Velléda, 1888 – Second Prix, derrière Camille Erlanger) ressemble à celles de Saint-Saëns, G. Charpentier, Debussy, Caplet et tant d'autres. Toujours la même structure : petit décor dramatique, duo d'amour, événements catastrophiques qui l'interrompent. Et largement la même musique. Dans cette période, celles d'Ollone et de Ravel se dégagent par leur personnalité plus saillante ; Dukas, lui, interroge la tradition de façon beaucoup plus feutrée.
De belles couleurs harmoniques, une orchestration traditionnelle mais bien fonctionnelle... on est loin des explosions de couleurs de la maturité, mais cela s'écoute sans déplaisir. Pour compléter le tableau, la distribution est de grande valeur : Chantal Santon (avec un chant et un français beaucoup plus fermes que ne le laissent entendre les extraits ci-dessus), Julien Dran (à la limite de sa largeur, mais qui chante fort bien), Jean-Manuel Candenot (jamais phonogénique, mais doté d'un charisme dans le registre grave particulièrement prégnant, en vrai).
En somme, quoique plaisantes, les impressions s'effacent vite.
Debussy
Le disque Debussy, paru un peu auparavant, était autrement marquant.
D'abord pour une Mer (1905) remarquablement vive et détaillée, parmi les plus intéressantes et originales gravées jusqu'ici. (Pour ma part, sinon, je vais du côté d'Elder-Hallé, Cantelli-Philharmonia, Bernstein-New York, pour des qualités très différentes ; versions auxquelles il faudra joindre désormais celle de Roth.)
Les instruments anciens sont utilisés de façon à éclaircir le spectre : chaque partie est audible individuellement – et contrairement à l'Apprenti Sorcier, ce n'est pas au détriment d'une pâte plus générale et cohérente.
Mais le gros point fort du disque réside dans la Première Suite pour Orchestre (1883), qu'on croyait perdue et qui est gravée pour la première fois. Il s'agit réellement de sa première œuvre pour orchestre (Le Triomphe de Bacchus de 1882, n'a été orchestré qu'en 1928, et pas par lui), en dehors sans doute de travaux d'étudiants qui n'apparaissent pas dans les catalogues.
Et déjà, quelle maîtrise ! Certains ont pu s'écrier, tout à la stupeur de lui découvrir un prédécesseur inattendu, qu'il devait beaucoup à Fanelli (qu'il n'a pas forcément entendu, au demeurant)... mais ce coup d'essai le place déjà très en avance, harmoniquement et orchestralement. On voit aussi que le chemin emprunté n'est pas celui d'un impressionnisme un peu naïf harmoniquement, comme Fanelli, mais plutôt d'une complexification progressive d'un langage qui serait plus proche de Massenet, au départ.
Les chatoiements orchestraux et la densité harmonique sont remarquables dans l'absolu, indépendamment de son âge (21 ans !). Et la personnalité des mouvements particulièrement forte, avec des atmosphères extraordinairement variées : on débute avec les échos de « Fête », par le balancement qui clôt Daphnis (30 ans plus tard) ; on passe, dans le « Ballet », par l'orientalisme à la mode chez Bizet, Massenet ou Rabaud, mais à son plus haut degré de concentration musicale, vraiment pas un alibi par la couleur locale ; on découvre déjà, dans le « Rêve », les vibrations régulières et fantastiques des Nocturnes pour orchestre, leurs balancements harmoniques improbables et leurs moirures orchestrales inédites (l'orchestration de ce mouvement étant manquante, Philippe Manoury a peut-être un peu trop anticipé le « vrai » Debussy qu'il a étudié).
Le final « Cortège et Bacchanale », plus académique (mais encore inventif et personnel), passe aussi par des épisodes de toute beauté, même s'il ne réalise pas l'apothéose que Debussy aurait sans doute écrite avec quelques années de plus.
C'est, en ce qui me concerne, l'une des plus belles œuvres de Debussy, tous genres confondus, et l'une des plus intensément séduisantes. Et d'autant plus précieuse qu'en plus de documenter la jointure entre le romantisme tardif et l'impressionnisme, elle fait entendre une nouvelle pièce pour orchestre. Or, il en existe finalement très peu de la main de Debussy : la plupart, très bien orchestrées au demeurant, et par de grands noms (Büsser, Caplet, Roger-Ducasse, Koechlin – je n'aime pas vraiment Ansermet en revanche). En dehors de Pelléas, de la Mer et des premiers Nocturnes, on dispose surtout d'œuvres dont l'orchestration est davantage tournée vers le XIXe siècle, ou l'intérêt moindre (je ne suis pas fanatique des Images).
Bref, un véritable événement.
Bonus
Par ailleurs, vu qu'un tel bijou, appartenant à l'un des compositeurs les plus haut placés au panthéon, a pu dormir impunément, je suis devenu curieux sur les pièces orchestrales manquantes, que je me figurais mineures : qu'en est-il de Zuleima (de jeunesse également : ode symphonique de 1885, d'après Alcansor de Heine), de La Saulaie (avec baryton, sur un poème de Rossetti traduit par Louÿs – 1901) et particulièrement des Trois scènes au crépuscule (1893) ? Avec un titre pareil et ces talents de coloriste qu'on peut désormais faire remonter à sa plus tendre jeunesse professionnelle, voilà qui fait rêver...
Le lendemain, on l'enterra, et il n'y eut plus d'événements extraordinaires à Bethléem cette semaine-là. Mais le dimanche suivant, des loups affamés parcoururent le pays, après la grand'messe, et il neigea jusqu'à midi ; puis le soleil brilla soudain et les paysans rentrèrent dîner comme d'habitude et s'habillèrent pour le salut. [...]
À ce moment il n'y avait personne sur la place, car il gelait cruellement ; seuls, les chiens et les poules vaguaient sous les arbres, où des moutons broutaient un triangle de gazon; et la servante du curé balayait la neige dans son jardin. [...]
Alors une troupe d'hommes armés passa le pont de pierre au bout du village et s'arrêta dans le verger. [...]
L'aubergiste et le barbier sortirent de leur maison et demandèrent humblement aux soldats ce qu'ils désiraient ; mais ceux-ci n'entendaient pas le flamand et entrèrent afin de chercher les enfants.
Redécouvrir Pelléas : après avoir écouté 42 des 46 versions officielles, plus une quinzaine de témoignages radio, je m'étais réservé depuis longtemps, pour une première approche sur scène dans des conditions idéales. L'œuvre est tellement particulière, tellement suggestive et délicate, que je ne voulais pas laisser ternir cette occasion par une interprétation pataude ni surtout une mise en scène systématique, forcée ou prosaïque. Non pas que Pelléas ne soit pas souvent donné, ni avec soin, mais je voulais être sûr de sortir satisfait ; chacun ses caprices.
La production de l'Opéra-Comique (complète lors de la première série en 2010) offrait ces garanties. L'expérience est intéressante, parce qu'elle fait porter un autre regard sur l'économie générale de l'œuvre et ses équilibres.
L'interlude de l'acte IV ce lundi.
1. Éphiphanies
¶ On se rend compte, avec les baissers de rideau systématiques de Braunschweig : alors que la musique paraît très continue, même d'un acte à l'autre, le drame est extrêmement fragmenté, en très courts tableaux d'une quinzaine de minutes. C'est plutôt un point faible à la scène par rapport au disque, mais évité dans la plupart des mises en scène par le décor unique ou, grâce à l'ingénierie actuelle, les changements à vue. Je me suis d'ailleurs demandé pourquoi Braunschweig, qui maîtrise son sujet, avait besoin de ces délais, et même de précipités entre les actes, parfois pour ajouter quelques meubles... Car mis à part le phare qu'il faut mettre ou enlever de l'élément de décor principal, le reste s'escamote facilement dans la plupart des mises en scène actuelles. Il y a sans doute une raison (peut-être la volonté de laisser la musique parler dans les interludes... mais les précipités ?).
Pour ma part, j'aurais attendu, de la part d'un grand metteur un scène, des interludes habités scéniquement, qui permettent de développer les sous-entendus et d'effectuer les transitions, voire d'ajouter des éléments nouveaux.
¶ Le rapport des dynamiques est étonnant aussi : toujours douces, ce qui est accentué par l'effectif limité et les instruments d'époque. Les chanteurs peuvent murmurer, l'orchestre bruisse plus qu'il n'accompagne. C'est aussi un choix musical, parce que même dans les interludes, on n'a pas toujours l'impression que la musique prenne la parole. Mais l'équilibre entre les voix et un orchestre aussi généreux est passionnant : malgré sa chatoyance, les voix n'ont jamais besoin de rivaliser avec lui, ce qui autorise des tessitures basses, des timbres plus naturelles, et une infinité de nuances dans les couleurs vocales et les détails textuels.
¶ Dans le détail, la scène est l'occasion de remarquer telle ou telle allusion – et j'en ai thésaurisé quelques-unes pour compléter la série. Je cite simplement celle-ci, en lien avec la présence physique dans la salle de spectacle : je me suis toujours demandé la raison de cette citation particulièrement audible de la marche de Montsalvat tirée de Parsifal ; le lever de rideau (indiqué juste après dans la partition, ce qui explique sans doute que je ne l'aie pas remarqué jusqu'ici) le rattache à l'atmosphère du sombre château d'Arkel. Et, de fait, cette marche sied parfaitement à la description de l'atmosphère simili-médiévale qui y règne... la parenté wagnérienne s'éloigne d'autant plus d'une possible coïncidence, évidemment.
C'était un moment de la saison attendu de tous, une œuvre qui ne déçoit jamais pour son potentiel dramatique, mettant en valeur une distribution de feu, et mise en scène par un spécialiste en vogue des allusions chrétiennes.
Tout le monde voulait le voir (et le théâtre était plein comme un œuf, vraiment, comme si on avait joué un grand titre de Mozart, du belcanto ou de Verdi), tout le monde y était, et à peu près tout le monde en est sorti ravi. Les moins convaincus semblent ceux qui ont vu le plus de Dialogues et sont donc susceptible de comparer de près d'autres très belles productions.
1. Une œuvre
D'abord, les Dialogues, c'est immanquable. Quel que soit le style qu'on aime, on y trouve généralement son compte : les amateurs de théâtre sont suffoqués, les amateurs de musiques simples y trouvent une forme d'accompagnement très nu de la déclamation, les amateurs de musiques complexes peuvent y explorer une rare science harmonique, les amateurs de voix y trouvent des moments de bravoure mettant remarquablement en valeur les instruments féminins.
Et tout cela est très loin de l'essentiel de la production de Poulenc, un hapax.
¶ La langue très soignée du livret, aucun personnage, fût-ce dans les affres les plus violentes, ne semble se départir de son quant-à-soir ; c'est aussi ce qui fait la couleur très particulière de cette pièce, qui évoque avec tant de force la réserve propre aux communautés religieuses, où l'introspection et l'effusion sont fortement codifiées. En cela, ce texte peut aussi bien être vu comme l'exaltation de l'héroïsme paisible de femmes de foi, qu'en tant que peinture d'un monde de pénitence très noir, rempli de chausse-trappes où la perdition guette tandis que Dieu se dérobe. Une grande part des échanges consiste en réprimandes contre de fausses évidences (résolues par des paradoxes douteux) sur la façon de chercher Dieu, avec un sentiment affolant que l'inverse pourrait tout aussi bien être soutenu sans contredire davantage les Écritures ; ces questions sont volontairement laissées sans résolution – ainsi la controverse de Mère Marie de l'Incarnation avec Madame Lidoine à propos du caractère délibéré ou fortuit du véritable martyre.
¶ Du côté de la musique, la cohérence force l'admiration : la pulsation lente et régulière (il suffit de regarder les violoncelles et contrebasse jouer sans cesse des rythmes de type noire-noire-noire-noire) épouse le train de la vie religieuse, l'accablement de pénitences dont l'objet n'est pas toujours sûr. Les motifs (dont celui qui ouvre l'opéra, l'une des introductions les plus marquantes de l'histoire du lyrique, saillante et irrésistible) mutent avec clarté et élégance au fil des scènes, de pair avec une musique de plus en plus lyrique après le second parloir (celui avec le Chevalier).
¶ En salle, la ressemblance avec Pelléas est frappante, en particulier à cause cet accompagnement qui laisse souvent la voix complètement à nu, et complète à coups de grands accords complexes, sans grandes mélodies évidentes. Et puis les récitatifs omniprésents, la prosodie étrange, la langue anti-naturelle, les riches interludes...
Évidemment, on trouvera beaucoup moins de couleurs dans la musique de Poulenc, très homogène, très grise, parfaitement adaptée à son sujet. Je trouve d'ailleurs la prosodie assez mauvaise (ce qui n'est pas le cas dans Pelléas, malgré sa bizarrerie), très terne, ménageant peu de variations de hauteur, accentuant à côté ou de façon monotone, comme le feraient de mauvais acteurs.
Et puis, au fil de l'œuvre, c'est la cohérence d'ensemble qui subjugue, créant un univers pénétrant et sans discontinuité, qui ne s'achève qu'avec le dernier baisser de rideau. Chaque fois, on commence un peu dubitatif, et on rend les armes sans même s'en rendre compte, jusqu'au bouleversement.
Donné dans un couplage généreux et particulièrement intense (Le Roi des Étoiles de Stravinski et la Cinquième Symphonie de Sibelius), le Philharmonique de Berlin avait proposé, en septembre 2007, une très belle version du Martyre de saint Sébastien, dans des dimensions respectables (soixante minutes de musique, la plupart du texte conservé étant déclamé pendant la musique).
L'œuvre en elle-même est assez bancale, avec ses numéros très fermés, souvent à plusieurs (solistes ou chœurs, si bien que le texte en est peu intelligible) et ses tirades enflammées, à la fois mystiques et très théâtrales – ce qui est toujours difficile à conjuguer, à plus forte raison à une époque où les auditoires ne sont plus nécessairement acquis à la cause sacrée.
La bande radio inédite, en attendant qu'elle soit (potentiellement) publiée.
Certains récitants prennent le parti de l'hystérie façon Jeanne d'Arc (on pourrait presque les qualifier de lecture « critique »), d'autres d'un certain hiératisme, au risque de paraître un peu formel et figé.
Le parti pris de Sophie Marceau me séduit beaucoup, alors même que les acteurs habitués de l'amplification m'ont rarement paru adéquats dans ce genre d'exercice. Elle assume la présence de micros en ne se lançant pas dans une émission théâtrale projetée, mais reste très timbrée et n'abuse pas des murmures ; la posture est celle de la confiance extatique, et c'est sans doute la plus difficile à tenir, car elle réclame une adhésion intellectuelle (même feinte) sans faille de la part du récitant, sous peine de voir se briser l'illusion et de sombrer dans le ridicule de la fausse extase mal jouée. Et je dois dire que cette douce ardeur est réussie avec une assez belle constance et une maîtrise de l'équilibre, jamais emphatique, jamais empesée...
Dans le détail, on remarque la précision apportée au débit, pour que chaque syllabe sonne, ainsi que la perfection (rare) des consonnes.
Il est probable aussi que, bien que s'exprimant devant un public germanophone (trois soirs successifs à la Philharmonie de Berlin), elle avait beaucoup plus travaillé son texte que la moyenne des récitants, qui abusent trop souvent du privilège de conserver un pupitre pour ne pas trop les ouvrir avant la représentation. Le texte fragile de Gabriele D'Annunzio n'autoriserait pas les bafouillages, mais on est au delà de la simple netteté : pour obtenir le juste poids, et le réussir sur le vif devant un vaste public, il est vraisemblable que beaucoup de soin a été apporté à la préparation.
Afin d'éclairer le propos, je précise que je ne suis pas à compter au nombre des inconditionnels de Sophie Marceau, dont j'ai trop peu fréquenté le legs pour avancer un jugement raisonné. En l'occurrence en tout cas, elle tient son rang mythologique. Cela n'empêche pas quelques écarts çà et là, en particulier à la fin – la mort de Sébastien peut paraître un peu affectée, sans doute à cause d'un manque d'abandon à ce moment-là, la récitante semble s'interdire de tout à fait incarner ce que ses accents suggèrent – mais la composition d'ensemble demeure fortement charismatique.
Lorsque nous découvrons Pelléas et Mélisande, nous sommes tous frappés, je crois - et quelle que soit notre adhésion ou notre répugnance -, par le caractère très étrange des paroles échangées.
Cela tient bien sûr à l'écriture de Maeterlinck, parcourue de silences, de répétitions, d'échos, de petits mots apparemment déconnectés du réel mais signifiants. Le clair-obscur, le mystère... il y aurait de quoi dire, et le sujet a déjà été très abondamment traité par d'autres - et même un peu ici.
Mais pourquoi ces personnages paraissent-ils s'exprimer plus étrangement que les autres héros de Maeterlinck, qui recourent pourtant sensiblement aux mêmes procédés ?
La prosodie de Debussy, et singulièrement dans cette oeuvre, nous donne une première clef.
1. Accents
Le plus important, pour le naturel d'une prosodie, repose sur l'accentuation. Pour donner à ces appuis toute leur force, non seulement Quinault écrivait des vers irréguliers, mais en plus Lully modifiait les métriques au fil de ses grands récitatifs.
Sur ce point, Pelléas est assez conforme à la norme : les accents de la langue tombent sur les temps.
Essayons de le vérifier avec un contemporain de Debussy qui continue à écrire dans un langage tonal traditionnel (malgré un style protéiforme comme personne), Massenet.
Exemple d'accents : Thaïs de Massenet
[[]] Roger Bourdin (Sebastian 1952).
Malgré la disposition des croches, nous sommes supposément en 4/4. Pour les moins solfégisants d'entre nous, en rouge figurent tous les appuis forts, en orange les appuis secondaires. On constate que tous les accents du texte sont servis par la mise en musique - et lorsqu'ils sont sur un temps secondaire (par exemple le quatrième dans la dernière mesure), la construction rythmique les présente aussi comme point d'arrivée, donc forts (ou une 'levée' importante, pour la deuxième mesure).
En principe, les débuts de phrase atones sont sur un temps secondaire, ou font la moitié de celui-ci (en l'occurrence, les croches aux mesures 2,3,4).
Quelques entrées sont un peu plus difficiles, comme celle-ci (un quart de temps), mais la subtilité est surtout musicale : les appuis linguistiques sont toujours sur les syllabes fortes.
Thaïs de Massenet
[[]] Roger Bourdin (Sebastian 1952).
A présent Debussy :
Pelléas et Mélisande de Debussy : I,1
[[]] Gilles Cachemaille (Dutoit).
On remarque une assez grande fidélité à la langue. La musique se contorsionne souvent entre rythmes binaires et ternaires, parfois au sein du même phrasé, mais c'est en réalité pour permettre des appuis sur les syllabes fortes.
Néanmoins, déjà quelques discordances étranges : mise en valeur d'accents secondaires ("maintenant") ou de mots normalement atones ("me", alors que situé à proximité du verbe). Cela fait certes sens, mais décale aussi l'accentuation naturelle, avec de petits effets de retards, des moments flottants ou en léger déséquilibre. Premier facteur d'étrangeté, qui passerait presque inaperçu sans le reste.
A suivre...
2. Mélodie
Le cas de la mélodie est plus complexe. Car, dans les œuvres traditionnelles, elle ne suit pas forcément très fidèlement les chemins de la voix parlée.
On peut cependant déterminer deux lignes de conduite possibles :
=> les mélodies mimétiques de la voix parlée :
Le Roi de Lahore de Massenet : premier récitatif de Scindia
[[]] Vladimir Stoyanov (Viotti).
On le voit nettement : beaucoup de notes répétées, dans un ambitus court, plutôt dans le grave, et progressivement élevées au fil de la colère et des révélations.
Second cas :
=> les mélodies paraissant naturelles (voire prévisibles), car fondées sur des enchaînements musicaux évidents (arpèges sur des successions harmoniques simples, par exemple) :
Iphigénie en Tauride de Gluck : récitatif & air de Pylade
[[]] Yann Beuron (Minkowski) - avec une petite appoggiature non écrite (mi pour ré) sur le dernier accord.
Ici, chaque réplique est constituée quasi-exclusivement des notes de l'accord (dans des rapports de type dominante-tonique, donc la base du langage tonal, très facile à suivre d'oreille), ce qui la rend naturelle musicalement et, s'appuyant sur les accents prosodiques de la langue parlée, donne l'illusion d'épouser la mélodie de la voix parlée (alors qu'on en est très loin).
Dans Pelléas, ce sera évidemment moins facile.
Même si les harmonies sont moins simples que chez ses prédécesseurs, on trouve des moments plus évidents mélodiques, où la déclamation chantée ne fait que « remplir » l'accord de soutien :
Pelléas et Mélisande de Debussy : I,2 (lecture de la lettre)
[[]] Nadine Denize (Karajan studio).
Et effectivement, la plupart du temps le chant des personnages reste tout à fait dans l'harmonie. Evidemment, cela peut contribuer à l'étrangeté, puisque celle de Pelléas reste tout de même profondément singulière.
A cela s'ajoutent différents traitements mélodiques spécifiques :
Pelléas et Mélisande de Debussy : I,3 (prochain orage sur la mer)
[[]] Arlette Chedel, Eric Tappy (Auberson).
exemple A - Beaucoup de notes répétées, plus que chez la plupart de ses contemporains et prédécesseurs. Debussy est capable de renoncer à la mélodie pendant des mesures entières.
exemple B - On trouvera aussi un grand nombre de petits intervalles, qui ne créent pas de mélodies, qui bougent à peine de la hauteur de voix initiale, et la plupart du temps dans le bas de la tessiture : comme on le fait dans la voix parlée. Dans ces cas, ces intervalles suivent tout simplement la note la plus proche dans l'accord de soutien.
exemple C - Certains mouvements mélodiques sont au contraire exagérés. C'est aussi le cas dans les oeuvres traditionnelles, mais leur soudaine apparition dans un contexte plus sobre (voire morne) les rend immédiatement perceptibles. Même pour dire "sombre", personne ne ferait plonger sa voix ainsi, fût-ce en recherchant un effet comique ("sombr-EE").
exemple D - Par moment, des mélodies (pas forcément des hits non plus) émergent, de façon contraire à la prosodie, comme ici ce balancement "depuis quelque temps", qui ne correspond à rien dans la voix parlée - et ne met même pas en valeur un groupe de mots particulièrement important ou signifiant.
3. Rythme
Après m'être longtemps interrogé sur ce qui faisait la différence de Pelléas, je crois que l'aspect rythmique, bien plus que mélodique (où la fantaisie est certes palpable, mais ne fait qu'accentuer, au sein d'une harmonie mouvante, des procédés préexistants), est déterminant.
Faust de Gounod : acte II
[[]] Roger Bourdin (Beecham).
A l'époque de Pelléas, le langage rythmique standard n'est pas au delà de ceci. Au maximum des triolets (ici, fait rare, sans appui initial sur le temps), utilisés de façon très mesurée et ponctuelle, et des valeurs qui se dédoublent gentiment en suivant la logique de débit du discours. Les doubles-croches voisinent en général avec des croches pour compléter un temps, les croches avec des noires, etc. En France, sauf chez les imitateurs de Wagner, pas de formules syncopées, de tenues bizarres, de cohabitations entre rythmes très brefs et très longs...
Dans Pelléas, il en va un peu autrement :
Pelléas et Mélisande de Debussy : II,2
[[]] Henri Etcheverry (Desormière).
Les rythmes sont plus difficiles, les successions de paradigmes brutales. Des valeurs très différentes (courtes-longues, binaire-ternaire) sont juxtaposées, parfois fugacement, parfois martelées.
Pelléas et Mélisande de Debussy : II,2
[[]] Armand Arapian (Casadesus).
Debussy superpose volontiers le binaire et le ternaire, mais aussi dans le sens inverse de la coutume : ici, on voit le binaire à la voix, en plus en rythmes doubles, ce qui fait du 4 pour 3 au chant, discordance inhabituelle dans ce sens - généralement, on trouve essentiellement du 3 pour 2.
Pelléas et Mélisande de Debussy : II,2
[[]] Michel Roux (Inghelbrecht 1962).
Sans cesse dans la partition, le binaire et le ternaire se côtoient, comme si Debussy bousculait la musique pour placer ses mots. Le but est sans doute d'approcher les fines variations de débit de la voix parlée, mais cela produit une forme d'instabilité étrange dans la musique. Cela peut se faire successivement (premier exemple), simultanément entre chanteur et orchestre (deuxième), ou, plus troublant, au sein de mêmes phrasés comme ici. La même phrase voit se succéder, et sur des temps aléatoires, les deux métriques. Avec des durées parfois assez différentes, on ne passe pas forcément de croches binaires à des croches ternaires.
Ce télescopage de valeurs crée une impression de prosodie mouvante, insaisissable, des mots qui semblent se ramasser pour entrer dans la musique, ou une musique qui se distend pour laisser passer les mots. Les appuis deviennent plus imprévisibles.
Je crois qu'on tient là le principal facteur d'étrangeté de Pelléas, paradoxalement (vraisemblablement) voulu pour s'approcher des infimes variations de la parole véritable, mais qui mis en musique paraît redoutablement instable.
4. Interprétation
Je crois que les interprètes constituent potentiellement un facteur aggravant de cette bizarrerie.
Deux options s'ouvrent à eux.
a) Respecter scrupuleusement ce qui est écrit. Etant peu habituel, cela les oblige à une sorte d'ânonnement solfégique, qui paraît encore moins naturel. On trouve cette tendance par exemple dans l'enregistrement de Desormière (même si Henri Etcheverry n'est, de loin, pas le plus touché).
b) Prendre ses libertés avec le rythme. La plupart des chanteurs le font, par faiblesse solfégique ou par volonté de donner la priorité à l'expression. Michel Roux le fait avec beaucoup de bonheur, tout semble parfaitement évident avec lui. Il ne change pas forcément grand'chose, mais il gomme un peu le fossé entre binaire et ternaire, dispose de petites irrégularités (selon le "poids" des mots) lors des grands aplats de rythmes identiques.
A mon humble avis, non seulement la seconde solution est plus facile à réaliser et plus agréable à entendre, mais elle est plus respectueuse de l'esprit général ; il est tout à fait évident que Debussy a voulu une oeuvre où le texte avait un rôle primordial ; il n'y a aucune raison de le corseter, alors qu'il a essayé d'approcher la flexibilité désinvolte de la langue parlée.
On peut sans doute défendre une position inverse, mais je vois plutôt ces rythmes très précis comme l'essai de la traduction d'une parole libre, et non comme un raffinement musical qu'il s'agirait de respecter absolument au même titre que l'harmonie. Si l'on veut respecter le texte, on est de toute façon obligé de tordre légèrement le solfège, quel que soit le degré de complexité de l'oeuvre originale. Alors pourquoi en exempter Pelléas, à son détriment qui plus est ?
5. Méditations
Que conclure que cette aventure hardie ?
Pelléas sonne différemment, c'est un fait, et je ne peux pas apporter de réponse certaine sur une volonté d'étrangeté poétique ou d'imitation (pas tout à fait réussie) de la langue parlée.
A la fois proche et discordante, la prosodie de Pelléas contribue en tout cas considérableement au pouvoir de fascination de cette oeuvre et de son texte.
Cela ne se fonde pas tant sur les accents (moins systématiques, mais très respectueux de la langue) qu'on aurait pu l'attendre. La mélodie a effectivement ses particularités, tantôt absente, tantôt émergeant sans cause ou sans lyrisme ; son contour peut être minimal ou outré, selon les moment (jamais "vocal" au sens glottophile, en revanche).
Mais l'essentiel repose sur l'intrication de rythmes précis où se mêlent de façon très troublante binaire et ternaire, juxtaposés, simultanés ou mêlés, qui, bien loin d'approcher la vérité de la parole naturelle, crée une forme de roulis particulièrement déstabilisant.
Volontaire ou non, voilà qui concorde idéalement avec les révélations obscures, les silences éloquents, les lyrismes sans prégnance et les trivialités sublimes qui caractérisent Pelléas et Mélisande.
Comme d'habitude, l'épreuve de la scène est l'occasion de s'interroger sur l'oeuvre, et sur certains détails qui deviennent particulièrement saillants, ou qui s'altèrent selon le support.
Version avec Karen Vourc'h, l'Orchestre de chambre de Paris, direction Juraj Valčuha.
On entend beaucoup La voix humaine, davantage à cause de son dispositif, à mon sens, que de sa qualité intrinsèque : elle met en valeur les qualités (plus déclamatoires que purement vocales, il est vrai) d'une seule interprète, et fait entendre à l'envi dans un seul vaste monologue son seul grain de voix. Une sorte de rêve glottophile absolu, qui permet en outre aux théâtres de jouer la carte du prestige, tout en économisant sur les cachets par rapport à un opéra traditionnel.
Le prosaïsme étudié de Cocteau y est moins affecté que de coutume, et concorde bien avec ce sujet de la conversation informelle mais contrainte. Le traitement musical (postérieur - La voix humaine était prévue pour la seule parole) hésite entre la ponctuation de récitatifs à nu et le soutien (un peu lyrique au besoin) de la déclamation. Si bien que la musique s'organise en sorte de sketches, quasiment en forme d'électroencéphalogramme : ses agitations, sa mélancolie, souvent en contradiction avec la parole, communiquent au public les émotions véritables d'Elle.
Par ailleurs, la matière musicale se répète beaucoup, en ressassant les mêmes enchaînements harmoniques, d'une couleur lancinante et grise très proche du ton des Dialogues des Carmélites.
Autre aspect frappant, l'insertion dans son époque : les harmonies lors du dialogue avec Joseph évoquent la fin de L'Héritière de Damase - qui écrivait Colombe, dans un langage similaire, exactement la même année que La voix humaine (1958). Et les accompagnements lyriques du manteau se fondent presque trait pour trait sur l'entrée de la Mère dans L'Enfant et les Sortilèges.
Plus volontaire, la parodie de Pelléas (III,1) :
J'ai le fil autour de mon cou. J'ai ta voix autour de mon cou.
Salle Favart, le 29 mars 2013 :
D'abord frappé par la coupure de la tirade du chien (ça se fait, de grosses coupures, dans ce type d'oeuvre ??), quand un des moments les plus pathétiques, où le personnage-serpillère commence à s'encrasser méchamment.
Le parallèle onomastique n'est pas forcément une coïncidence : comme Mélusine, Mélisande est un être aquatique (profondément lié aux fontaines), fascinant, entouré de mystère, et capable de porter le malheur au lieu du bonheur promis. Dans le phénomène d'échos qui caractérise le poème de Maeterlinck, la parenté est probablement délibérée.
A l'occasion des représentations à l'Opéra Bastille (auxquelles je n'ai pas assisté), j'ai discuté ou lu autour de la question du sourire à la fois sarcastique et satisfait, assez malsain, qui trône la plupart du temps sur le visage de Mélisande dans cette mise en scène. Jusque dans la scène de l'outrage (IV,2) où elle continue à jubiler.
Bien sûr, la thèse de la manipulation fonctionne très bien, puisque Mélisande dispose clairement d'un pouvoir sur les hommes, dont elle peut se servir redoutablement (en II,2, elle abuse complètement Golaud à propos de la bague perdue), mais manifestement sans plaisir (l'aveu tout franc à Pelléas en IV,III : « Non, je ne mens jamais, je ne mens qu'à ton frère. » ).
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La vidéo de cette mise en scène se trouve depuis hier sur Medici.tv, qui a considérablement augmenté son ergonomie, même pour les configurations peu performantes.
Je crois qu'elle donne la réponse dès la première image :
A l'occasion d'un essai de représentation à l'Amphithéâtre Bastille, quelques mots sur les enjeux et les nombreuses tentatives de reconstitution de cet opéra inachevé. Archive d'une version récente de la radio-télévision néerlandaise (avec rien de moins que Henk Neven et Yves Saelens) :
Concernant le spectacle parisien du 3 mars, assez déçu par ce patchwork (esquisses mêlées du texte de Poe et de mélodies dépareillées de Debussy), qui fonctionne certes en tant que tel, mais n'a pas le potentiel de fascination de la version restituée et orchestrée de la Maison Usher - ces extraits avec piano sont certes de loin les plus intéressants de la soirée, mais le déséquilibre entre le piano, le récitatif ultra-ascétique et volume sonore assez considérable des chanteurs ne comble pas totalement.
Ce n'est cependant pas un pari illégitime, dans la mesure où ces deux courts opéras avaient vocation à constituer un diptyque pour la même soirée américaine (il signe un contrat à l'été 1908 avec le Met, pour ses deux Poe à venir).
Maeterlinck est surtout resté célèbre pour son Pelléas et Mélisande, grâce à la surface médiatique de Debussy, mais on associe souvent abusivement, de ce fait, sa poésie dramatique à un univers uniquement allusif.
Certes, le silence, les réseaux symboliques horizontaux, la puissance de l'imaginaire stimulé par les "blancs" dans ce que signifie le texte, tout cela y a le plus souvent sa part (si l'on excepte certaines pièces un peu hors de la norme comme son Oiseau bleu).
Néanmoins, dans d'autres pièces, et pour s'en tenir à l'opéra, dans les livrets pour Dukas et Février, il en va autrement. Le livret d'Ariane développe au contraire une succession d'actions et d'opinions très nettes, même si Maeterlinck ménage un assez grand nombre d'interstices. Il ne s'agit pas vraiment un poème dramatique chargé de représenter une vignette, une part de vie ou de réalité humaine, mais davantage d'un apologue plus ou moins clos pour lui même, qui amène une démonstration.
Evidemment, une démonstration façon Maeterlinck, avec tout ce que cela suppose de parentés avec les fromages savoyards.
Maeterlinck le considérait comme un libretto d'opéra féérique, sans prétention, et il est un fait que sa portée reste plus limitée que d'autres de ses ouvrages, malgré son très grand sens de l'atmosphère. Le titre complet nous renseigne au demeurant fort bien sur son caractère de fable : Ariane et Barbe-Bleue ou La Délivrance inutile. L'oeuvre a en effet tout d'une représentation, sur un mode à la fois allégorique et domestique, de la servitude-volontaire.
La différence serait encore plus flagrante avec Monna Vanna, puisqu'il y est question assez ouvertement de viol (l'épouse de Guido Colonna, gardien d'une place assiégée et clairement située géographiquement, dont se livrer nue sous un manteau au chef ennemi pour permettre de sauver la ville), et que les scènes d'amour ont quelque chose des bluettes sentimentales qu'on voyait sur les écrans en France dans les années trente, à coups de souvenirs nostalgiques d'enfances à la campagne.
Sans parler du final de transfiguration des amants : bref, la recette de Pelléas n'est pas unique chez Maeterlinck, même si plusieurs traits, en particulier dans l'expression verbale, perdurent.
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2. Une musique
Sans que je puisse m'expliquer tout à fait pourquoi, je rencontre toujours une grande difficulté à caractériser la musique de cette oeuvre, assez loin des habitudes de Dukas, et tout à fait singulière bien que parfaitement inscrite dans le courant des novateurs français de l'époque.
Le langage est tout à fait classable esthétiquement : on est dans ce postwagnérisme transcendé par le nouveau goût français, celui des opéras de Chausson, d'Indy, Lekeu, Debussy, Dupont, Fauré, Cras, Ropartz, Février... et dans un registre moins onirique (pour les sujets ou pour les musiques) les opéras de Bruneau, Lazzari, Magnard, G. Charpentier, Bloch, Hirchmann...
La lecture de la partition montre elle aussi beaucoup de similitudes avec Pelléas, montrant des alternances d'aplats - où tout passe par l'harmonie et l'orchestration - avec des tournures rythmiques plus complexes (notamment le goût pour les surpointés, les fusées qui ne démarrent pas sur le temps, et bien sûr l'alternance fréquente, voire la superposition, entre binaire et ternaire). Ici aussi, la déclamation est réinventée pour être la fois "vraie" prosodiquement (ce n'est pas tout à fait réussi) et liée à la musique, détachée des inflexions quotidiennes.
Pourtant, quelque chose (m')échappe dans cette oeuvre. Toujours tendue, continue, sombre, avec quelques rayons aveuglants de clarté (en symbiose impressionnante avec la question centrale du retour à la lumière dans le livret), mais si difficile à décrire : ça ne sonne pas comme du Wagner bien que ça hérite totalement de sa conception du drame (longues tirades, continuité absolue, prééminence de l'orchestre, "abstraction" de la prosodie avec des mélodies assez disjointes, invention continue de l'harmonie, expressivité majeure des timbres instrumentaux), ça ne sonne pas non plus comme du Debussy bien que ça en soit totalement parent (couleurs harmoniques, carures rythmiques, type mélodique, conception de l'orchestre, et même des citations de Pelléas[1]). C'est peut-être bien le versant français qui est le plus fuyant, plus difficile à organiser en critères vérifiables : au fond, on pourrait penser en en écoutant des extraits que cette musique est tout aussi bien allemande (pas si lointaine du Barbe-Bleue de Bartók non plus, dans l'invention et la chatoyance orchestre des ouvertures de portes).
Bref, la densité, la pesanteur de son ton ont quelque chose d'assez singulier, qui sonne homogène mais qui se trouve comme déchiré par différents moments toujours radieux et étonnants : l'ouverture des portes, l'amplification spectaculaire du chant des femmes prisonnières depuis le souterrain, quand la porte interdite est ouverte (un choeur toujours plus nombreux et toujours plus soutenu par l'orchestre), les apparitions de la lumière, l'entrée des paysans au III, et d'une façon générale l'ensemble de l'acte III (caractérisations de chaque épouse, ou encore la fin).
Une vraie personnalité là-dedans, même si, me concernant, j'avoue volontiers que cet opéra est, parmi la première partie de la liste (des postwagnériens "oniriques") que je proposais plus haut, bien moins prenant que la moyenne (au niveau de Pénélope de Fauré et d'Antar de Dupont, deux opéras dans lesquels je me laisse un brin moins transporter). Il me faut à chaque fois l'ensemble de l'acte I pour être réellement plongé dans l'oeuvre.
Mais il est vrai qu'ensuite, et à plus forte raison en salle, lorsqu'on débouche sur les folies musicales de cet acte III, nourri au demeurant par un livret qu'il épouse d'assez près... ce n'est pas une petite impression qui se ressent.
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3. Problèmes d'interprétation
D'abord, il faut dire le bonheur de tous les lutins du monde d'entendre cette musique en concert. Ceux qui s'y sont prêtés ne sauraient être assez remerciés.
Notes
[1] On entend bien sûr la citation du motif de Mélisande dans l'oeuvre de Debussy, dans la même orchestration, lorsqu'elle est présentée à Ariane, puis lors de l'éloge de ses cheveux, de façon plus ostentatoire aux cordes. On retrouve au passge quantité de liens dans le livret avec le traumatisme aquatique, le moment de midi... Mais on entend aussi à plusieurs reprises des motifs musicaux qui font songer aux entrées subites de Golaud aux actes III et IV, ou bien aux souterrains. La composition d'Ariane débute en réalité un an avant la création de Pelléas, commencé bien auparavant, d'où l'hommage évident et les influences sous-jacentes.
La nature d'Allemonde est un grand sujet, pas le premier qui vient à l'esprit, mais pas le moins important si l'on veut situer l'univers dans lequel évolue Pelléas. On a déjà parlé de la question prosodique chez Debussy ; on a déjà questionné les interstices du texte chez Maeterlinck, et ce qu'on peut y mettre ; de même pour l'organisation des métaphores. Il nous resterait aussi à montrer de façon plus étayée l'usage de véritables leitmotive dans sa mise en musique.
Mais en attendant, voyons un peu dans quel contexte s'enchâsse cet univers symbolique.
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Ce qui entoure Allemonde n'est pas le monde quotidien, le monde réel. On y rencontre des jeunes filles mystérieuses et couronnées qui pleurent au bord de fontaines ; on y entre'aperçoit des princesses Ursule. Bref, cet univers, de près ou de loin, ressemble à Allemonde, qui n'est pas un royaume merveilleux, mais tout simplement une partie d'un autre monde ou d'une autre époque que celle que nous vivons. Les costumes de la création de l'opéra montrent qu'on a plutôt appuyé l'hypothèse moyenâgeuse, modérément vraisemblable (et qui fixe sans doute trop ce qui doit rester abstrait), mais qui peut se justifier à la lecture du texte, malgré tout. [Ne serait-ce que cet amour courtois bizarre.]
On aurait tendance à penser, vu le peu de personnages, tous de la même famille à l'exception du berger et du médecin, et appartenant tous directement au château, qu'Allemonde est un lieu quasiment abstrait, où tout n'est que symbole.
Il n'en est cependant rien. Et ce sont de nombreuses preuves qui viennent le confirmer.
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1. Le texte original
Dans le texte original de Maeterlinck, la première scène consiste en une espèce de prologue où trois servantes et un portier donnent une sorte de cadre au drame, en présentant la porte fatale qui se referme, laissant à découvert l'amour et la mort à l'acte IV.
La porte du château.
LES SERVANTES, à l’intérieur : Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte !
LE PORTIER : Qui est là ? Pourquoi venez-vous m’éveiller ? Sortez par les petites portes ; sortez par les petites portes ; il y en a assez !…
UNE SERVANTE, à l’intérieur : Nous venons laver le seuil, la porte et le perron ; ouvrez donc ! ouvrez donc !
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