[[]]
Le premier mouvement du Quatuor
en mi mineur par le St. Lawrence String Quartet.
Le Prince
des professeurs
Quoique grand pianiste, Carl Czerny a commencé une carrière de professeur à
l'âge de quinze ans, et a tôt renoncé aux concerts qui lui rapportaient
beaucoup moins – il expliquait ses refus d'engagements en concert par
la nécessité de soutenir et nourrir sa famille. Élève de Salieri,
Beethoven et Hummel, professeur de piano de la reine Victoria, Liszt
(les Études d'exécution transcendante
ont d'ailleurs été dédiées à Czerny !), Kullak (le prof de Moszkowski),
Leschetizky (le prof de Schnabel et de la profe de Prokofiev), il se
retrouve ainsi l'ancêtre en technique pianistique de gens comme
Rachmaninov, Arrau ou Barenboim !
Czerny est surtout resté célèbre pour ses œuvres pédagogiques, pour certaines
toujours en usage ; elles ne représentent cependant qu'un fragment de son legs et ont
beaucoup contribué à occulter sa qualité propre comme compositeur. En
effet, parmi le millier d'œuvres qu'il a composées, autant on peut
trouver des tombereaux d'enregistrements de L'École de la Vélocité ou de L'Art de la Dextérité, autant son
œuvre sérieuse n'est que très fragmentairement représentée au disque,
avec de nombreuses pièces qui n'ont même jamais été imprimées !
Pourtant la qualité de son inspiration en fait, à mon sens, un compositeur important de son temps.
L'essentiel de son corpus ambitieux (qui ne soit ni
œuvres pédagogiques, ni pièces accessibles pour élèves, ni pièces
brillantes de concert) date des années 1840-1850, lorsqu'il se consacre
exclusivement à la composition.
Compositeur :Carl CZERNY
(1791-1857) Œuvre : Quatuor à cordes en mi
mineur(185?) Commentaire 1 : ♣
Ce quatuor, comme les autres (un Quatuor à cordes en ré mineur est
également présent dans ce coffret de trois disques), est écrit dans une langue totalement beethovenienne
malgré sa date bien plus tardive – il faut bien voir que non seulement
Beethoven était très en avance, non seulement son empreinte a très
durablement marqué ses successeurs, mais surtout que Czerny se met
massivement à la composition d'œuvres de musique pure dans les deux
dernières décennies de sa vie, issues d'un apprentissage qui remonte
aux toutes premières années du XIXe siècle. ♣ Je suis
toujours frappé, par Czerny, par le mélange de l'ardeur beethovenienne, des
structures de développement ambitieuses (même si les développements y
sont plus mesurés et moins fous que chez le maître) et une chaleur, une
évidence dans lamélodie qui évoque plutôt Mendelssohn. Vous imaginez si
Beethoven avait eu le sens des longues mélodies ? Eh bien vous
vous figurez le talent de Czerny. Ce quatuor n'est pas sans parentés de
ton avec le Sixième de
Mendelssohn, par exemple ; mais on y retrouve aussi des formules plus
ramassées, des pizz structurants, des réemplois de motifs, des ponts
travaillés comme des thèmes, qui montrent bien de qui il procède. ♣ Par
ailleurs, je trouve ici chaque mouvement extraordinaire et doté d'un
caractère propre : la grande forme élancée du I, le recueillement
bouillonnant du II, les tourbillons farouches du III, la fureur du IV… ♣ J'aurais
aussi bien pu choisir la Première Symphonie,
absolument exaltante, de la même époque – mais j'en ai déjà parlé dans ces pages (en 2012 !) en tant que
« Disque du jour », et je ne voulais pas trop déséquilibrer les genres
représentés : j'avais besoin de musique de chambre. ♣ Le
coffret contient ici un large éventail
du legs de Czerny : le Deuxième Trio piano-cordes, le Premier Quatuor piano-cordes, un
autre superbe quatuor (en ré mineur), deux pièces fuguées pour
quintette à cordes, des lieder, deux ouvertures orchestrales, un motet
d'Offertoire, une pièce pédagogique, des Variations brillantes à six
mains sur un thème de Bellini
(« Deh, con te li prendi », le second duo Norma-Adalgisa), et la Grande Sérénade concertante pour
clarinette, cor, violoncelle et piano (avec ses réjouissantes
variations d'un quart d'heure sur La
Molinara de Paisiello)… Un très bon moyen de disposer d'une vue
générale et de haute qualité de son legs – même s'il me manque, parmi
ses pièces les plus inspirées, le Nonette
et la Première Symphonie.
Interprètes :St. Lawrence String Quartet Label :Doremi (2011) Commentaire 2 : ♣
Il existe deux versions de ce quatuor. Ici, le St. Lawrence String Quartet joue
avec beaucoup de vibrato
et dans un son qui ne déborde pas de couleurs, mais avec un
enthousiasme communicatif, qui rend justice à l'élan mélodique et
structurel des deux quatuors joués pour la première fois sur ce disque.
On peut sans doute faire plus « informé » ou (encore) plus beau, mais
on ne passe pas à côté de la spécificité et des qualités de ces pages.
(Je trouve ces quatuors tellement extraordinaires que je considère
qu'ils méritent autant de versions que les Beethoven, Schubert et
Mendelssohn, et qu'il y a donc de la place pour encore mieux.) ♣ L'autre
version disponible, par le Sheridan
Ensemble chez Capriccio, a le mérite d'ajouter deux quatuors
inédits (la mineur et ré majeur) à ces deux-là, mais leur son n'est pas
très cohérent (sans doute lié au fait que ce soit un ensemble à
géométrie variable plutôt qu'un quatuor constitué) et leur approche
manque d'abandon, quelque chose ne se produit pas aussi bien du côté de
l'urgence qui sourd chez les St. Lawrence, sans que je puisse
déterminer quoi – sans doute une articulation moins pensée, ou en tout
cas moins efficace. C'est donc un (double) disque à recommander pour
explorer le reste du corpus, mais qui n'est pas en recommander en
première approche pour ressentir tout le potentiel de ces quatuors. ♣ Le reste
du coffret Doremi est assez
généreusement servi par des artistes de premier plan ; on retrouve par
exemple chez les pianistes les vedettes (et défricheurs) Anton Kuerti, le duo Tal & Groethuysen, Stéphane Lemelin…
Les précédents numéros de la série, que je n'étais pas parvenu à
alimenter depuis 2021, se trouvent dans le chapitre dédié (lien également en haut de la
colonne de droite).
[[]]
Fin de l'acte I, avec ses mélodies proches de La Traviata, ses trémolos
dramatiques qui évoquent Il Trovatore…
(Christine maudit les amants cachés et leur promet de les tenir séparés
à jamais.)
Les
chefs-d'œuvre des années 1840
Mon premier choix pour illustrer la période des
anées 1840 se serait évidemment tourné Les
Diamants de la Couronne
d'Auber,
le meilleur opéra de son auteur (qui n'en a pas commis beaucoup
d'indispensables) et (de loin) le meilleur opéra comique du XIXe
siècle, feu d'artifice de récitatifs intelligents, d'ensembles aux
dispositifs originaux, d'une intrigue atypique et jubilatoire, qui
existe de surcroît au disque dans une distribution étourdissante
(Raphanel, Einhorn, Arapian !) et en vidéo (régulièrement vidéodiffusée
la nuit par TF1, mais non commercialisée) dans une mise en scène de
Pierre Jourdan, tradi mais pleine d'esprit. Brigands, grottes secrètes,
faux moines, fonderies d'or, joyaux impériaux volés, ministre de Police
roulé, impostures multiples et bons sentiments se mêlent dans une
cavalcade musicale inspirée de bout en bout, en particulier pour son
premier acte, une des plus belles choses jamais produites par un esprit
français.
Mais… le disque Mandala de la fin des anées 90 est
indisponible depuis le début des années 2000, et le label, sans doute
disparu, ne publie rien en ligne et en dématérialisé ou flux… je crains
que ce ne soit vraiment difficile à trouver pour ceux qui n'habitent
pas à proximité d'une médiathèque bien achalandée. Aussi, le propos de
la série étant de proposer une découverte du répertoire par le disque,
je ne souhaite pas transformer l'exercice en chasse au trésor. Si
toutefois vous voyez le disque passer (ou mieux encore, la vidéo
rediffusée), jetez-vous dessus ! Que vous aimiez ou pas le genre
de l'opéra comique alla Scribe
(car c'est bien sûr lui, le maître-d'œuvre de ces folies), vous ne
trouverez pas mieux.
Le second choix logique se serait tourné vers leslieder
de Clara Wieck-Schumann,
qui recèlent quelques bijoux absolus du genre. Mais j'en ai déjà parlé
ici à plusieurs reprises (il y a même une catégorie dédiée
dans la colonne de droite, et j'apprête à redonner quelques éléments
biographiques sur sa vie !), et elle commence à être bien documentée
par
le disque et les concerts (son Concerto
pour piano,
pourtant plutôt une jolie chose qu'un chef-d'œuvre sans égal, est donné
deux fois cette saison à Paris !), à devenir emblématique du retour en
grâce des compositrices, comme Louise Farrenc – étrangement (faute de
fonds unifié et lisible ?), Alma Schindler-Mahler ne semble pas
bénéficier de cet engouement, contrairement à Luise-Adolpha Le Beau,
Henriëtte Bosmans, Charlotte Sohy ou Ethel Smyth, à juste titre en
cours d'exploration et réhabilitation.
Par ailleurs, à part la poignée gravée sur le fameux
disque de Cristina Högman & Roland Pöntinen (avec d'autres lieder
de Mesdames Mendelssohn-Hensel et Schindler-Mahler), je n'ai pas
nécessairement de disque incontestable à proposer, même s'il existe
plusieurs très belles propositions : Loges formidable
(Gritton-Loges-Asti chez Hyperion), et sinon de très valeureuses
propositions (Craxton-Djeddikar chez Naxos, Fontana-Eickhorst chez
CPO).
Foroni
s'est
donc imposé, parce que moins connu des lecteurs de CSS, et parce qu'il
apporte aussi une lumière intéressante sur l'histoire de la musique
telle que nous la percevons. J'y reviens dans la présentation.
[[]]
Le splendide air de baryton (Frederik Zetterström, ici) du début
de l'acte II.
(Carl Gustav arrive dans l'île de la Baie de Saltsjön par une nuit
illuminée par la lune.
Il sera bientôt informé – et horrifié – du complot contre Christine.)
Un peu de
contexte – a – Foroni avant Cristina
Jacopo Foroni avait tout pour réussir une grande
carrière musicale : fils d'un compositeur et chef d'orchestre, né pré
de Vérone et étudiant à Milan,
il s'y produit comme chef et pianiste
dès 1846 et reçoit commande d'un opéra créé en 1848 à la Scala, créé
alors qu'il n'a que 23 ans – Margherita. Il ne s'agit pas
encore d'un grand opéra sérieux mais d'un melodramma semiserio – dans le goût
du Déserteur de Monsigny et
de L'Elisir d'amore de
Donizetti (les lazzi
en moins) : Margherita aime un soldat, accusé à tort d'avoir attaqué le
Comte (Rodolfo, comme tous les comtes…) et jeté en prison par son
colonel. Celui-ci extorque le consentement au mariage de Margherita en
échange de la libération de l'amant, mais le Comte reconnaît dans la
personne du colonel son agresseur, et tout est bien qui finit bien.
Les dons du jeune homme sont admirés, mais dix jours
plus tard, ce sont les Cinq Journées
de Milan (aboutissement d'une
effervescence anti-autrichienne des élites nord-italiennes),
insurrection (inspirée par celle de février 1848 en France) à laquelle
participe activement le jeune homme. Pour échapper à la répression, il
part en tournée en tant que chef d'orchestre.
Pendant ce temps, à Stockholm, la troupe de l'impresario Vincenzo
Galli rencontre des difficultés : son partenariat avec l'Opéra Royal a
été rompu – les accès de colère du baryton Gian Carlo Casanova (le futur
librettiste de Cristina !)
et le mépris ostensible pour le répertoire italien (et les Italiens
eux-mêmes) de la part du chef local, Johan
Fredrik Berwald (cousin du Franz resté célèbre), a conduit le
groupe à retourner dans un théâtre secondaire de la capitale. Comble de
malheur, le chef d'orchestre de la compagnie part.
C'est ainsi que Jacopo Foroni, en quête
d'engagements, se retrouveen
décembre 1848 chef permanent de
ce petit équipage de chanteurs italiens en terre suédoise. Il dirige
avec grand succès Rossini (Il
Barbiere di Siviglia), Donizetti (Lucia di Lammermoor, Lucrezia Borgia, Lida
di Chamonix, Parisina d'Este…), Bellini (Beatrice di Tenda), Verdi (I Lombardi alla prima crociata).
Et dès mai 1849, il se présente au public local comme
compositeur, en donnant cette Cristina
qui nous occupe aujourd'hui. Il est piquant d'observer que pour cette
carte de visite, il adopte un livret
en miroir de sa propre
situation : Christine de Suède abdique et quitte son pays devenu
hostile pour
l'Italie, tandis que Foroni abandonne l'Italie où il risque la
condamnation pour des délits politiques – et se réfugie en Suède.
Un peu de
contexte – b – Foroni en Suède
Jusqu'à sa mort prématurée du choléra, la vie
artistique de Foroni est essentiellement constituée de succès : il
écrit des musiques de scène,
une « tragedia lirica » I Gladiatori(à l'origine un Spartaco, sujet un peu audacieux
écrit pour Milan et censuré comme tel par les autorités autrichiennes),
et une opérette comique suédoise Advokaten Pathelin (d'après La Farce de Maître Pathelin) ; il
reçoit d'une manière générale un accueil très favorable du public,
comme chef et comme compositeur.
Il faut dire qu'il a
très vite maîtrisé le suédois,
ayant une aisance pour les langues, ce
qui a sans doute grandement favorisé son intégration à la communauté
musicale locale – en plus de son
image d'enfant prodige de la grande nation musicale d'alors. Son
caractère était réputé avenant, sa personne plutôt
charismatique, son
travail orchestral exigeant (notamment vis-à-vis du travail personnel
des musiciens en amont des représentations).
[[]]
Imprécations de Christine contre son favori lorsque le complot
visant à la renverser est dévoilé.
(L'acidité assez nilssonienne de Liine Carlsson est particulièrement
audible dans ce passage !)
Compositeur :Jacopo FORONI
(1825-1858) Œuvres :Cristina,
regina di Svezia(« Christine, reine de Suède »)(1849) Commentaire 1 : ♣
Cet opéra a le mérite de documenter l'écriture d'opéra italienne hors
du belcanto à airs fermés (qui restait toujours implanté dans
ces
années) : en effet la plupart de ce que montre la discographie hors
Rossini-Donizetti-Bellini-Verdi est écrit dans une perspective plutôt
belcantiste et purement vocale que dramatique, façon Verdi. Si l'on se
fie à ce qui est publié, Verdi est le seul à utiliser certains
procédés, et surtout une gestion du temps dramatique aussi urgente et
resserrée, où de longues scènes récitatives ont une réelle substance
musicale et servent de pivot à l'action, voire de sommet à l'œuvre,
plutôt que les seuls moments d'épanouissement vocal. ♣Le livret, très dense en action, est
centré, comme vous l'auriez deviné sans me lire, à la fois sur
l'abdication (forcément) de
Christine de Suède, et sur (évidemment) ses
amours – ici son favori Magnus
Gabriel de la Gardie, qui aime en secret
la cousine de Christine. Le poème compacte, pour des raisons
dramaturgiques
évidentes, des événements qui se déroulent sur une dizaine d'années, et
pas nécessairement dans cet ordre – la Reine accepte le mariage de son
favori des années avant que l'abdication ne se profile. ♣ Foroni,
d'une douzaine d'années le cadet de Verdi, donne à entendre un langage
qui se rapproche bien plus de cette esthétique nouvelle que du belcanto
traditionnel : on y retrouve les trémolos et trépidations, les
ensembles bousculés, les duos d'affrontement asymétriques (où les
personnages ne font pas seulement leur stance à tour de rôle puis leur
joli duo homorythmique), et surtout les grandes « scènes » récitatives
où la musique et le drame sont bien plus libres… Dès son premier opéra,
au demeurant, on discute de ses influences, celle de la tradition
italienne transmise par son père Domenico, et celle issue de l'étude
des maîtres allemands (son maître, Alberto Mazzucato, lui a
enseigné
Bach et Beethoven). Clairement, il ne se situe plus dans la seule
tradition italienne belcantiste, conçue pour la glorification des voix,
qui s'étend du seria-à-castrats
du début du XVIIIe jusqu'à ce milieu du XIXe. Peu de choses
spectaculaires du point de vue du chant dans Cristina, on sent que l'énergie de
la composition est tout entière tournée vers la crédibilité des
psychologies et le rythme du drame. ♣ Foroni
peut donc simultanément être considéré comme le symptôme du prestige de
l'Italie à travers l'Europe, dont la norme, au moins en matière
d'opéra, irradiait ensuite toutes les autres écoles nationales… et
réciproquement comme le signe d'une perméabilité
de l'enseignement
italien aux nouveautés introduites par les écoles allemandes. ♣ Surtout,
j'y perçois une belle veine mélodique (d'un style évoquant le Verdi de Nabucco, du Trouvère…), un livret trépidant, un
véritable sens du rythme dramatique, des ensembles réellement mobiles
et inspirés : cet objet opéra mérite pleinement l'écoute,
indépendamment de sa place à la croisée des histoires du genre.
Interprètes : Liine
Carlsson, Daniel Johansson, Frederik Zetterström, Kosma Ranuer,
Ann-Kristin Jones, Anton Ljungqvist – Opéra
de Göteborg, Tobias RINGBORG Label :Sterling (2010) Commentaire 2 : ♣
De belles voix dans l'ensemble : en particulier le baryton clair et
noble Frederik Zetterström en
Carl Gustav, successeur de Christine, et le ténor Daniel Johansson en Gabriel, amant
de la reine. Liine Carlsson,
dans le rôle-titre, a la particularité de conserver une petite acidité
des attaques et du timbre qui évoquent assez Nilsson ou Caballé
– bien sûr le reste de l'émission, plus ronde et pas du tout aussi
large, n'est pas du tout pensé sur le même patron. ♣ Mais le
véritable prix de cet enregistrement – outre que c'est le seul, et
qu'il est bon de surcroît – réside dans la présence de l'Orchestre de l'Opéra de Göteborg,
qui apporte une finesse de trait et une précision d'exécution (avec des
timbres très nets), telles qu'on n'en entend pas très souvent dans les
exécutions d'opéra italien en Italie, en France et quelquefois en
Allemagne. Très belle réussite de ce point de vue, à laquelle s'ajoute
une prise de son agréable, avec de l'espace et un peu de réverbération,
mais qui laisse entendre très nettement les détails – les voix sot un
peu en avant de l'orchestre, mais sans le couvrir et pas trop proches
de nos oreilles.
… Nous arriverons donc, pour la prochaine livraison, en 1850. J'ai bon
espoir de parvenir à traiter la décennie 2020 (tout les disques sont
déjà sélectionnés !) avant que la dernière dose de rappel de vaccin ne
parcoure la dernière veine d'Afrique centrale.
Les années 1840 sont
particulièrement
riches (et plutôt bien représentées au disque) : c'est à la fois une
période où le romantisme de la
deuxième génération (la fameuse fournée
des 1810, autour de gens comme Mendelssohn, Chopin, Schumann, Liszt)
explore des voies nouvelles (sans parler de leur aîné Berlioz…)
et où
l'ancienne garde s'épanouit réellement et commence enfin, d'une
certaine façon, à tirer les leçons du choc des symphonies de Beethoven.
On y rencontre aussi bien des œuvres dans un style pas si éloigné de
l'avant-garde des années 1810, mais avec une forme de décantation et de
densité musicales qui rendent enfin caduque la comparaison avec
Beethoven… que de réelles œuvres d'avant-garde, qui changent la donne
(l'harmonie de Chopin, l'orchestration de Berlioz n'ont pas leurs
pareils en Europe).
J'avais ainsi le choix entre un grand nombre de
bijoux. J'aurais pu proposer les
lieder de Clara Wieck-Schumann, des
miniatures d'une inspiration mélodique – et presque paysagère – qui
n'ont que peu d'exemple, vraiment des sommets du genre. Mais j'en ai
souvent parlé ici, je voulais profiter de cette série pour mettre
d'autres choses en lumière. De même, les Ballades de Chopin, le Liederkreis Op.24
de Schumann, quels ambassadeurs de la vitalité des années 1840 !
– mais
vous n'avez pas besoin de moi pour les écouter, ni en trouver
(d'abondantes) grandes versions.
Je brûlais évidemment de proposer Les Diamants
de la Couronne d'Auber,
peut-être le meilleur opéra comique du XIXe siècle, sur un livret où
l'art de l'intrigue et du sarcasme propre à Scribe s'épanouissent de
façon tout à fait spectaculaire, sur une musique où, là encore, Auber
donne de la science et de la fantaisie comme on n'en croyait que
Meyerbeer capable ! (L'écriture chorale de la ballade des Enfants
de la Nuit, le final autour du chœur monacal au I, les parodies de
virtuosité au II, les ensembles de stupeur au III, que de
merveilles.) Hélas, le label Mandala a disparu depuis fort
longtemps, et il est devenu difficile, hors médiathèque bien fournie,
de trouver ce disque, aussi je craignais de vous conseiller en vain.
(Je le fais donc – et comme vous le voyez, très vivement – ici.)
Je me suis ainsi tourné vers un autre opéra rare,
lui aussi emblématique à plus d'un titre (mais en italien), et vers ces
pièces de Schumann.
Pourquoi Schumann ? Parce que ces trois cycles
sont des bijoux, pour commencer ; par ailleurs ils incarnent, de façon
très
contrastée, plusieurs aspects de la
musique pour clavier de cette
génération. Le piano et l'orgue ; les nouveautés de facture ;
les
pièces « strophiques » pour piano (presque de salon) comme les écrivait
souvent Schumann (pour les Esquisses)
; les expérimentations formelles des Romantiques (ces « canons » très
libres dans les Études)
; la fascination retrouvée pour Bach (les fugues sur son nom lui
doivent en outre beaucoup dans l'harmonie). En un seul disque, ce sont
plusieurs pans de l'âme romantique que vous pourrez embrasser.
Et je dispose d'un très bon disque-ambassadeur à
proposer !
[[]] Esquisse n°1.
Piano-pédalier droit, directement intégré dans les cordes du
piano.
Un peu de
contexte – a – Un compositeur
Robert Schumann est un critique allemand de la première moitié du XIXe
siècle, mieux connu pour avoir été l'époux de la compositrice et
virtuose
Clara Wieck. L'œuvre de Robert n'est cependant pas épigonale, et mérite
grandement d'être écoutée.
Un peu de
contexte – b – Aux origines du piano-pédalier
Le piano-pédalier paraît une évidence (on dispose de clavicordes à
pédalier dès 1460…), mais l'histoire de son idée demeure amusante. Il
était couru qu'en cohabitant avec d'autres instruments à clavier, à
commencer par l'orgue, qui dispose depuis longtemps de façon standard
d'un pédalier, l'idée viendrait tôt ou tard d'essayer l'adaptation au
piano – en particulier lorsqu'il devint l'instrument par excellence du
compositeur (et de la bonne société).
On ne dispose pas de certitude sur ce qui poussa les facteurs à lancer
la production, mais les Norvégiens aiment à raconter l'anecdote que je
vous livre. En 1842, le fils de l'organiste de la cathédrale de
Trondheim, arrive (claveciniste et organiste lui-même) à Paris pour y
recevoir les cours de Frédéric Chopin. Notre Thomas Tellefsen est
effaré de constater qu'en guise de musique sacrée, les organistes
parisiens se régalent de marches et autres danses ou pièces brillantes,
avec des traits plutôt pianistiques, sans tirer parti du pédalier. Par
ailleurs, il demande à son père de lui emprunter son pédalier, car il
n'en trouve pas de facture convenable pour lui, notamment pour
pratiquer le clavecin.
(Je n'ai pas poussé plus avant l'investigation, mais
je me demande s'il faut en déduire qu'on utilisait encore des pédaliers
à la française en 1840, c'est-à-dire des pédaliers qui ne permettent
que d'utiliser les pointes et pas du tout les talons, réduisant
grandement les possibiités de phrasé et de legato par
rapport aux pédaliers à l'allemande qu'on connaît désormais – ou si
c'est seulement que la facture en était trop imprécise, ou simplement
trop différente, pour l'usage de Tellefsen Jr.)
Dans ses lettres à son père, Thomas Tellefsen évoque
en 1844 son désir de pouvoir jouer Bach avec un pédalier, lorsqu'il
pratique le piano. De là, les exégètes norvégiens extrapolent qu'il
aurait pu être celui qui a soufflé l'idée à Érard et Pleyel. (Sans
preuves concrètes, mais son effroi devant la pratique parisienne est
assez amusant et je vous l'offre.)
Dans tous les cas,
le pédalier au clavecin et au
clavicorde était depuis longtemps utilisé comme moyen de
travail pour
les organistes, qui n'avaient pas toujours leur église à disposition.
(J'imagine, là non plus sans avoir effectué les recherches nécessaires,
qu'entre les distances plus longues du fait de l'absence de transports
efficaces comme aujourd'hui, et les offices sans doute plus nombreux,
les moments de répétition étaient plus réduits / contraignants à
l'intérieur d'une église ?)
Dès que le piano devint l'instrument dominant, il
était logique que les organistes souhaitent y travailler leur orgue, ou
essayer d'y étendre leurs habitudes. (Car le clavecin lui est
décidément beaucoup plus proche, dans les modes de jeu et de phrasé,
que le piano – outre l'absence de nuances dynamiques individualisées,
la réponse même du toucher est plus comparable, ne requérant pas la
force importante mais canalisée du piano.)
Ces premiers types de piano-pédalier chez Érard et
Pleyel reliaient le
pédalier aux cordes de l'intérieur du
piano, que
l'on pouvait déjà actionner par les touches. D'autres modèles plus
tardifs ont repris le principe, déjà connu au clavecin, du pédalier
autonome qui actionne ses propres cordes – autorisant le choix
d'un timbre un peu différent, comme sur les orgues.
Le Conservatoire de Leipzig fait l'acquisition dès
les débuts de la facture, vers 1844, d'un modèle Pleyel. Il
enthousiasme Schumann, qui aime passionnément l'orgue et
souhaite ainsi
s'entraîner, mais y voit aussi
la possibilité d'étendre les
frontières techniques et expressives du piano, si bien qu'il
loue,
dès avril 1845, un pédalier (et non un piano-pédalier, si j'ai bien
compris), qui l'enthousiasme au point qu'il écrit dans la foulée deux
cycles qui lui sont consacrés – et qu'il envoie immédiatement à son
éditeur : les Esquisses et
les Études en forme de canon.
Les Fugues sur le nom de BACH,
de 1846, sont prévues pour l'orgue ou piano-pédalier, et semblent déjà
acter le peu d'équipement de la population musicienne en pédaliers pour
piano.
Un peu de
contexte – c – Les impasses de la facture
L'instrument, hors de Schumann, et côté français
Alkan et Koechlin, a connu une fortune
limitée chez les compositeurs.
Aussi, d'emblée, Schumann a prévu et
autorisé les accommodements : ses
pièces pouvaient être jouées avec le concours d'une troisième main (ou
à quatre mains, à la convenance des interprètes). Clara en a réalisé
des arrangements pour deux mains (au prix d'extensions parfois
acrobatiques), Bizet
pour quatre mains, et Debussy
pour deux pianos. De son vivant existaient déjà des arrangements pour
trio piano-cordes.
Ce paraît dommage, mais il existe un certain nombre
d'explications très pratiques au
faible succès du piano-pédalier – pas
l'encombrement en tout cas : il se déclinait aussi en version piano
droit !
→ Par essence, le pédalier occupe… les
pieds ! Or, le piano dispose
aussi de ses propres pédales, pour
divers types d'effets (les cymbales de la « pédale du janissaire », sur
certains modèles des années 1800 et suivantes !). Et en particulier la
pédale forte, qui soulève
tous les étouffoirs du piano pour permettre une résonance longue. Cette
dernière est devenue, à l'époque où le pédalier pour piano est produit
pour la première fois, un auxiliaire
puissant pour le type de jeu
qu'affectionnent les Romantiques : elle offre davantage de
fondu,
facilite le legato, et permet
d'oser des traits de type arpège dans les aigus, sans sacrifier
l'homogénéité du spectre, la continuité du flux musical. Cette pédale
n'était pas du tout aussi puissante que sur les pianos d'aujourd'hui,
certes, mais observez et vous verrez que très peu de pianistes, même
les plus virtuoses, savent s'en passer lorsqu'il s'agit de jouer Chopin
ou Schumann – quelques-uns, justement, attirent l'admiration de leurs
pairs lorsqu'ils parviennent à créer l'illusion de son usage sans y
recourir, preuve suprême d'une maîtrise technique surnaturelle. (Coucou
Giovanni Bellucci.) Mais on n'en demande pas tant, et les
éditions des œuvres de Chopin, par exemple, indiquent les appuis et
lâchers de pédale – imaginez le Prélude n°17
sans pédale : les notes répétées seraient forcément disjointes, et
l'effet d'enveloppement poétique pensé par le compositeur serait
impossible.
→→ Une
des solutions envisagées était
de jouer d'un seul pied le pédalier
(la partie n'est pas très exigeante
chez Schumann, qui avait qu'une petite expérience organistique) et de
manipuler les pédales de l'autre pied, ce qui restait assez technique
et inconfortable.
→ Le pédalier pour piano d'époque n'était pas du tout réglé avec la
même finesse que le clavier (apparemment il nécessite de
grosses, grosses
clefs d'accord, et on ne pouvait pas fournir la même qualité de
finition), ce qui
rendait le jeu à la dynamique juste assez difficile – doser une nuance
avec ses pieds, difficulté additionnelle ! Et même avec un jeu
irréprochable, il semble (je me fonde sur les propos de Martin
Schmedig, qui a joué les Schumann sur piano-pédalier d'époque) que le
rendu final soit resté aléatoire. Cette impossibilité d'un résultat
prévisible et propre a
aussi dû décourager les interprètes et les compositeurs. (D'ailleurs le
disque de Martin Schmeding montre effectivement des phrasés et nuances
assez rigides et cassants.)
[[]] Fugue n°4.
Le piano-pédalier de 1853 chez Érard, tel que présenté à
l'Exposition Universelle.
(Photo Gérard Janot, au Musée de la Musique à Paris.)
Compositeur :Robert SCHUMANN
(1810-1856) Œuvres : 4 Esquisses pour piano-pédalier
Op.58 (Vier Skizzen für den
Pedal-Flügel, 1845),
6 Études en forme de canon pour piano-pédalier Op.56 (Studien
für den Pedal-Flügel– Sechs
Stücke in kanonischer Form, 1845),
6 Fugues sur le nom de BACH pour orgue ou piano-pédalier Op.60 (Sechs Fugen über den Namen BACH für Orgel
oder Pianoforte mit Pedal, 1846) Commentaire 1 : ♣ Trois
cycles écrits dans la foulée de cet enthousiasme de Schumann pour cette
extension nouvelle de l'instrument, pleine de promesses, et qui
abordent des aspects très différents du répertoire pour clavier.
♣♣ Les Esquisses sont
chacune écrites selon la forme d'un
scherzo : forme ABA', avec un grand contraste entre les sections
– et certaines portions de texte littéralement répétés, comme dans
beaucoup de cycles pianistiques de Schumann (Kreisleriana, Scènes d'enfants, Carnaval de Vienne, etc.). Elles
ont la double particularité d'utiliser une écriture assez homorythmique (en accords
principalement) et une matrice commune
(le petit mouvement pointé audible dès le début de la première pièce se
retrouve dans le thème principal de chacune). Je leur trouve
personnellement beaucoup de caractère,
et leur passage à l'orgue permet de flatter au mieux les timbres et
résonances des instruments, plutôt que la polyphonie toujours délicate dans ces acoustiques.
♣♣ Les Études en forme de canon
ne conservent que peu audiblement le projet de la forme canon (en
entrées décalées, comme la première le montre très bien) ou de l'étude
abstraite ou virtuose. Elles sont finalement plutôt des pièces essentiellement mélodiques,
développant de jolis thèmes légers et lyriques sur des accompagnements
assez simples. ♣♣ Tout à l'inverse, les Fugues sur le nom de
BACH, dont Schumann était persuadé qu'elles seraient l'œuvre qui
lui survivrait le mieux, développent un
grand sens de l'abstraction : très redevables à Bach, mais osant
également des chromatismes hardis qui annoncent, par certains aspects,
le langage de Franck. Elles sont parfois vraiment longues (la deuxième,
à tempo vif, atteint cependant six minutes), et explorent des chemins tortueux, variant le nombre
de voix (!) ou le mode de traitement – abandonnant par endroit la
polyphonie pour des effets à la romantique, et revenant ensuite creuser
les possibilités purement contrapuntiques. Édifice considérable et plus
difficile d'accès, que Schumann (déjà conscient du manque d'équipement
en pédaliers pour piano ?) a conçu
directement pour l'orgue ou piano avec pédalier
(avec quelques passages au legato assez
délicat à réaliser sur un orgue), contrairement aux deux autres cycles
dont les traits pianistiques réclament nécessairement arrangements et
virtuosité aux organistes.
♣ Je demeure très touché par ces
pièces, assez nues et directes,
sans les habituels effets pianistiques (octaves, traits, arpèges…).
Elles flattent en réalité particulièrement bien les propriétés des
orgues, et leur poésie, les couleurs harmoniques suscitent une émotion
assez franche, que ce soit dans les pièces les plus simples, qui ne
réclament pas beaucoup d'exégèse, ou dans ses fugues retorses, qui ne
paraissent jamais immobiles ou inaccessibles, toujours pudiquement
frémissantes et chantantes.
Interprètes :Andreas ROTHKOPF, l'orgue Walcker de
Hoffenheim (1846), Label :Audite (1988, réédition 2010) Commentaire 2 : ♣
Œuvre très souvent enregistrée par les organistes, plus rarement par
les pianistes. Je n'ai pas trouvé de version réellement convaincante
pour piano, et n'ai pas voulu aller du côté des arrangements de Bizet
ou Debussy, pour conserver l'esprit de la série. L'enregistrement le
plus authentique, celui de Martin Schmeding chez Ars Produktion, ne me
convainc pas du point de vue interprétatif, très raide, ni du côté de
l'instrument, très sec, sans plus-value forte de coloris. Il faudrait
donc se tourner vers les versions sur piano-pédalier modernes, mais
elles sont le fait d'organistes pas toujours très délicats au piano
(Guillou) ou simplement par extraits (Latry).
Aussi, Schumann ayant lui-même initialement pensé le piano-pédalier
comme un entraînement pour l'orgue, ayant conçu son troisième cycle
comme d'emblée organistique, et ayant même approuvé les arrangements de
son vivant permettant la diffusion de ces pièces… je vous propose tout
simplement le meilleur disque que je connaisse de ce corpus… et il est
à l'orgue.
♣ Beaucoup
davantages dans ce disque :
●
il contient toutes les pièces de
Schumann comportant une ligne de pédalier, ●
la captation Audite est
comme toujours réaliste dans sa réverbération mais particulièrement
nette pour l'auditeur, ●
l'orgue Walcker de
l'église évangélique de Hoffenheim (entre Francfort-sur-le-Main et
Stuttgart, près de Mannheim) est contemporain de la composition des
fugues (1846)… ●
… et Rothkopf réalise
des merveilles.
♣ J'admire
en particulier la limpidité de la
registration (jamais lourde, beaucoup de fonds, pas trop de
mutations à la fois, et cependant une couleur qui varie de pièce en
pièce) et la qualité
particulièrement exemplaire des
détachés : la plupart des versions manquent un peu de rebond,
s'empâtent, n'avancent pas en permanence. Lui paraît au contraire d'un
naturel, d'un élan et d'une nécessité absolument évidents. Une version
que je fréquente beaucoup depuis très longtemps – même si mon goût,
aujourd'hui, privilégierait sans doute des interprétations uniquement
sur les jeux de fonds, avec un contrechant d'anche çà ou là…
Lisible, simple, persuasif : tout simplement le meilleur interprète que
je connaisse pour ces pièces. Ce qui a facilité le choix.
Alternatives
?
Je vous laisse chercher parmi les versions pour
piano celles qui vous conviendraient. Je trouve de toute façon le
résultat moins exaltant au piano – on gagne plus avec les couleurs de
l'orgue qu'avec les dynamiques du piano, pour une fois ! –, et côté
orgue, pour en avoir écouté beaucoup, je n'ai pas énormément
d'alternatives à suggérer.
Olivier Vernet (au
Stiehr-Jacquot de Saint-Michel de Wisches, chez Ligia) est assez
irréprochable. Un peu moins coloré et élancé, mais son intégrale est
convaincante de bout en bout. DanielBeckmann (Dreymann de 1837 à
Sankt-Ignaz de Mainz, chez Aeolus) tire sans doute moins vers le style
schumannien et davantage vers l'aspect organistique de l'exercice, mais
mérite largement l'écoute.
Pour les Esquisses
: Keith John (Kleuker du
Chant d'Oiseau de Bruxelles, chez Priory), et bien sûr Guillou à Rotterdam (avec une
registration totalement différente pour chaque pièce, chacune très
typée).
Pour les Études :
Michelle Leclerc, sur le
formidable Bätz baroque (1761) de l'église évangélique luthérienne de
La Haye.
Pour les Fugues :
Bowyer (au Marcussen d'Odense).
… La prochaine fois, si je ne me ravise pas d'ici là, ce sera de
l'opéra italien très mal connu… et assez réjouissant.
Mais plusieurs aventures nous attendent d'abord autour de quelques
autres sujets !
--
(Pour retrouver toute la série depuis 1580, c'est par ici.)
Un peu de
contexte – a – Les symphonies d'un violoncelliste européen
Petit-fils d'un musicien militaire, fils d'un
bassoniste & violoncelliste, Bernhard Romberg fut très tôt prodige,
et considéré comme le violoncelliste
majeur de son temps – parfois présenté comme le « Paganini du
violoncelle », et pas loin d'être considéré comme tel.
Formé à Münster
dans les années 1770, il opère immédiatement des tournées dans les
régions voisines de l'Europe, passant par Amsterdam, Leipzig, Frankfurt-am-Main, Paris (où il donne plusieurs concert
au Concert Spirituel). Il joue dans l'orchestre de la Cour à Cologne en 1778, obtient un emploi
permanent à Bonn en 1790, puis
à nouveau à Cologne en 1791
(où il est à la fois musicien et compositeur). L'attaque des Français
sur le Rhin le conduit à s'installer du côté de Hambourg en 1793. Il voyage ensuite
énormément, notamment en Italie
(passage par Rome évidemment),
Vienne (où il joue, en 1796-7,
la partie de violoncelle des Sonates Op.5 de Beethoven), fait des
tournées en Espagne, reste un
an à Paris comme professeur au
Conservatoire récemment établi, puis s'engage dans l'orchestre de la
Cour prussienne à Berlin
(1804), avant de repartir pour de longs périples, Vienne en 1808 (dans l'orchestre du
prince Kinski), son grand voyage russe sur plusieurs années (Moscou dès 1809, beaucoup de
concerts à Saint-Pétersbourg,
des incursions en Suède et
dans les pays de la Baltique).
En 1814, on retrouve sa trace à Berlin,
où il se lie avec Weber, avant d'en partir lorsque arrive Spontini,
direction Vienne encore cette
fois. Dans les années 1830, il s'établit à nouveau à Hambourg, d'où il part pour d'autres
tournées jusqu'en 1840 – où, âgé de soixante-douze ans, il semble aux
dires (féroces) de Fétis avoir perdu ses doigts (puissance, couleur,
intonation sont prises en défaut).
Un peu de
contexte – b –Les frères
Romberg étaient cousins
Il passe une grande partie de sa jeunesse et de sa
carrière dans des doubles tournées
avec son cousin violoniste Andreas, de six mois son aîné (mais
dont le langage est beaucoup plus ancré dans le classicisme, comme s'il
était de la génération précédente – moins intéressant à mon gré, bien
qu'il soit mieux servi au disque),
avec lequel il co-compose en outre des œuvres pour violon et
violoncelle : 3 quintettes pour flûte et quatuor à cordes, un double
concerto, des duos.
Ils parcourent ainsi ensemble une bonne partie de
l'Europe musicale, se séparant occasionnellement pour se retrouver
ensuite, si bien qu'on les présentait quelquefois de façon erronée
comme les « frères Romberg ».
L'écart de langage entre les deux cousins se vérifie
sur l'ensemble de leur carrière, mais est sans doute aussi biaisé, à
l'écoute, par le fait que Bernhard Romberg se met tard à la symphonie –
Andreas écrit sa dernière en 1806, Bernhard écrit sa première en 1811 –, si bien que les
formules musicales à la mode ont sensiblement évolué.
Mais en réalité, on sait bien que le plus important,
pour comprendre l'écriture d'une pièce, est moins son année de
composition que les années de formation
– la date de naissance, en somme – du compositeur. Leur âge est le
même, mais d'emblée, la sensibilité diffère, notre vedette du jour se
montrant plus sensible à une certaine
sophistication de l'écriture proprement
musicale, en plus de la virtuosité et des formes de son temps.
En tout cas, je trouve audible cette différence jusque dans les pièces
de chambre : les duos violons-violoncelle d'Andreas sont moins
inventifs que ceux qu'ils ont écrits à deux, eux-même moins que les
duos de violoncelles de Bernhard.
(Ne confondez pas non plus avec Sigmund Romberg
(1887-1951), compositeur américain, d'origine hongroise, d'opérettes à
succès dans le Broadway des années 1920 – on trouve aisément The Student Prince au disque, le
plus grand succès local des années 20 : le titre tourna pour plus de
représentations que Show Boat !)
Un peu de
contexte – c –Le pote de
Ludwig van
Sa relation avec Beethoven serait un sujet en soi :
à Bonn (où il rencontre également Rejcha), il forme en 1792 un quatuor à cordes avec son cousin
Andreas, Franz Anton Ries (le père du compositeur Ferdinand Ries)… et
le jeune Beethoven à l'alto. Lorsqu'ils se retrouvent à Vienne, notre
Bernhard Romberg joue les sonates (Op.5)
de Beethoven, et celui-ci lui propose
même de lui écrire un concerto – ce que Romberg refuse !
Il semble que notre héros ait trouvé l'écriture pour violoncelle du
grand bougon un peu trop étrange dans ses quatuors à cordes, et n'ait
pas été enthousiaste à l'idée d'assumer le concerto biscornu que
n'aurait pas manqué de lui proposer son compère.
Un peu de
contexte – d –Au delà du
crin-crin
Le legs de Romberg se
concentre sans surprise sur le
violoncelle, l'instrument dont il était le virtuose et qui l'a
habité et nourri pendant toute sa vie, étant en tournée jusqu'à l'année
qui précède sa mort, alors qu'il avait déjà atteint soixante-douze ans
: je n'ai pas trouvé d'œuvre qui ne contienne pas l'instrument, au
moins via l'orchestre.
Nombreuses œuvres concertantes pour violoncelle et orchestre (10
concertos et 10 à 20 pièces concertantes en sus), ou
brillantes pour violoncelle et piano, des duos de violoncelles (à la
visée potentiellement pédagogique, mais aussi largement assez aboutis
et virtuoses pour être joués en concert), des formats intermédiaires (Grande Fantaisie pour violoncelle
accompagné de quatuor ou de piano, Potpourris
pour violoncelle et quatuor à cordes), mais aussi des pièces pour
violoncelle et harpe, pour violoncelle et guitare, pour violoncelle,
violon, alto et contrebasse, et même une Fantaisie sous forme de nonette
(quatuor à cordes, contrebasse, les quatre bois)…
Pour autant, son répertoire est vaste et ne se
limite pas aux œuvres de solo ou de démonstration violoncellistiques :
il écrit aussi 11 quatuors à cordes
(hélas aucun ne semble avoir été publié au disque à ce jour ?), des
trios à cordes (dont certains pour un alto et deux violoncelles), un
Quatuor piano-cordes, un Quatuor harpe-cordes, au moins un Divertissement pour trio avec
piano, et même un Concerto pour flûte et un Concertino pour deux cors.
Côté symphonique, quelques ouvertures de concert.
Plus inattendu pour un virtuose de son instrument,
il compose (un peu comme Rodolphe Kreutzer !) trois singspiele
(équivalent allemand de l'opéra comique, alternant numéros musicaux
composés et dialogues parlés) pour Bonn. À Berlin, ce sont même deux opéras sérieux qui lui sont
commandés : Ulysses und Circe
(1807) et Rittertreue (1817).
Un peu de
contexte – e – les 4 symphonies
Quoique compositeur de grand intérêt pour son
instrument – je vous recommande particulièrement la qualité mélodique
et les gradations réussies de ses duos de violoncelles, hélas peu
représentés en disque et pas toujours dans des interprétations très
palpitantes –, Romberg a laissé son
meilleur, je crois (je n'ai pas encore lu les partitions des
opéras pour vous en dire plus de ce côté-là…), dans ses symphonies, doit les trois
premières figurent (uniquement !) sur le disque ici présenté.
¶ Trauer-Symphonie
en ut mineur Op.23, composée à l'occasion de la mort de la reine
Louise de Prusse (épouse de Frédéric-Guillaume III) en 1810 (première
exécution en 1811), encore marquée par le classicisme, ainsi que par
son programme. Trois mouvements seulement.
¶ La Deuxième
Symphonie en mi bémol majeur Op.28 (composée vers 1813
Stockholm, jouée pour la première fois à Berlin en 1815) partage son
numéro d'opus avec un Capricciosur des airs nationaux suédois
(ses titres sont souvent en français…) pour violoncelle et piano. Je ne
suis pas sûr qu'il y ait en réalité un lien entre les deux œuvres,
probablement plutôt une erreur de catalogue : la symphonie est en
elle-même très bien bâtie et se partage entre les héritages formels du
classicisme et les goûts du contraste soudain apportés par Beethoven.
(Un petit bijou que cette symphonie.)
¶ La Troisième
Symphonie en ut majeur Op.53 est publiée et jouée en 1830. J'en
reparle tout de suite.
¶ Une Symphonie burlesque Op.62, en réalité une symphonie des jouets. Publiée
pour la première fois en 1852, bien après la mort de Romberg, je
l'imagine assez antérieure dans sa carrière, considérant l'existence de
la mode plutôt au XVIIIe siècle qu'au milieu du XIXe… La nomenclature
contient notamment un coucou, un rossignol, un triangle, des cloches,
un hochet, un tambour en bandoulière ! Le tout n'est accompagné
que de 2 trompettes, des violons 1 & 2, et de la basse. Aucun
enregistrement à ma connaissance.
Compositeur :Bernhard Heinrich ROMBERG
(1767-1841) Œuvres :Symphonie n°3 en ut majeur, Op.53 (1830 ?) Commentaire 1 : ♣ Il existe
une réelle incertitude quant
à la date de composition de cette œuvre – ce dont je ne me suis aperçu,
pardon, qu'après avoir largement écrit cette notule (heureusement qu'on
propose désormais deux
notules par décennie, sans quoi j'étais irréparablement gameoverisé !).
Elle est publiée en jouée en 1830, mais il était fréquent en ce temps,
et notamment chez les Romberg, de le faire à retardement. Parmi les
arguments en faveur d'une composition sensiblement plus ancienne, les
spécialistes proposent :
– l'introduction lente (alors qu'il n'y
en a pas dans la n°2), argument faible à mon avis puisque la Trauer- écrite deux ans avant la
n°2 débute, elle, par une introduction lente… et ce n'est absolument
pas un incontournable du style classique, on trouve un introduction
lente dans Beethoven 7 ou Schumann 2 & 4, tout de même… ;
– plus intéressant, l'absence de clarinettes dans la nomenclature,
alors que Romberg les utilise d'ordinaire.
À l'inverse, je remarque tout de même la présence
d'un Scherzo (et en deuxième position, alla Beethoven 9 ou Schumann 2 !),
au lieu du Menuetto de la n°2, et de surcroît un scherzo qui doit un
peu à celui de la Septième de
Beethoven… en 1830 ou vers la fin des années 1820, ce ne serait pas du
tout rétro que de faire cela.
Il est amusant de remarquer que les commentateurs d'époque étaient
eux-mêmes partagés : à Prague on loua la modernité, la solidité, le
brillant de la composition ; à Vienne on fit remarquer que ça sentait
son Haydn-Mozart plutôt que son Spohr-Onslow (ces derniers considérés
comme plus exigeants à jouer). ♣ Pardon,
donc, d'avoir introduit un possible intrus dans cette série… Pour autant, l'œuvre a réellement été créée
en 1830, a été accueillie comme
contemporaine et a nourri le débat d'alors : même si elle n'a
pas été composée exactement à ce moment, elle fait indéniablement
partie de la vie musicale de 1830, et c'est en ce sens qu'elle s'inclut
très bien dans cette série qui n'entend pas tant reproduire
l'histoire-bataille des innovations (celles qu'on trouve dans les
Histoires de la Musique généralistes) mais plutôt témoigner de belles
choses qu'on peut trouver au fil des décennies, qui témoignent de leur
temps.
♣ Pourquoi
avoir retenu cette œuvre ? Un des rares cas où une symphonie post-beethovienne
ressemble un peu à l'original, et se hisse à niveau, sinon de génie, du
moins d'excellente. Et entendre une (autre) symphonie dans le style de
Beethoven réussie, c'est toujours une bénédiction. ♣ Vous
aurez le loisir de remarquer les beaux dialogues du couple
hautbois-basson avec le reste de l'orchestre (à la façon de Beethoven 2
dans les I & II, où c'est parfois clarinette-basson) dans le premier mouvement, les
questions-réponses un peu mutiques dans le Scherzo (qui évoquent les
transitions du Trio dans Beethoven 7), et surtout la fièvre de ce final qui mêle certains traits et
coups soudains des extrêmes de Beethoven 4, un peu des escaliers de
cordes du scherzo de Schumann 2, une poussée motorique comme les
symphonies postgluckistes (du type de La
Casa del Diavolo de Boccherini), quelques fugaces élans
weberiens et des cadences qui semblent parfois tout droit sorties de Don Giovanni. Mélange assez
grisant, qui évoque plus qu'il n'emprunte, et chevauche à bride abattue
vers notre propre plaisir. L'Andante con moto,
d'apparence plus anodine, évoque davantage l'ambiance d'un menuet
post-haydnien (très beethovenisé) à variations, mais dont les
modifications deviennent progressivement plus dramatiques et
menaçantes, avec cors et basson qui rugissent souterrainement…
Interprètes :Kölner Akademie, Michael Alexander WILLENS Label :Ars Produktion (2007) Commentaire 2 : ♣
Unique disque à ce jour contenant des symphonies de (Bernhard) Romberg.
Mais (et c'est la règle de cette série), c'est un excellent disque. ♣ La «
Kölner Akademie, Orchester Damals und Heute » (orchestre d'alors et d'aujourd'hui)
n'est pas un orchestre d'étudiants mais un ensemble permanent de
Cologne (depuis 1996), qui joue à tant sur instruments anciens que
modernes (ici clairement anciens – à part peut-être les cors, qui
sonnent vraiment magnifiquement ?), et a énormément pratiqué avec son
fondateur et directeur musical M.-A. Willens le répertoire symphonique
de la sphère germanique sur la frontière classicisme-romantique :
Stamitz, Eberl, Crusell, Wilms, Danzi, Neukomm, (Ferdinand) Ries,
Kalliwoda… ! Notamment chez Ars et… CPO. ♣ Dans ce
disque, le spectre d'orchestre joue vraiment sur la typicité et la dissociation des timbres,
plein de verdeur, permettant à la fois le dynamisme des cordes
(alacrité de jeu et netteté d'attaque) et la mise en valeur des vents.
À la clef, des œuvres rehaussées par
le mouvement, la couleur, la lisibilité du spectre, et une mise
en valeur des ruptures beethoviennes déjà présentes dans la partition.
Je serais ravi de les entendre ailleurs, même dans le grand répertoire
– ils ont commis quelques concertos de Mozart avec Brautigam chez BIS,
je suis curieux d'oberver les choix opérés.
Poursuivre
Romberg
Je ne cache pas que le reste de la discographie
n'est nécessairement du même tonnel : même les concertos pour
violoncelle ne m'ont pas paru particulièrement saillants – même si le
n°5, en fa dièse mineur, a quelque chose des concertos et symphonies en
mineur de Mozart… Je recommande donc en priorité :
◊ le Concertino pour 2 violoncelles
dirigé par Goebel, et édité par Sony (!) en 2020 avec Bruno Delepelaire,
Stephan Koncz, la Philharmonie de la Radio de Saarbrücken &
Kaiserslautern pour une interprétation très informée, avec finesse de
timbre et élan. Concerto réussi en tout point dans ses dialogues entre
solistes et orchestre, ainsi qu'entre solistes, mais particulièrement
marquant pour son mouvement lent plus sombre, inhabituellement
tourmenté
(sans agitation pourtant), qui se termine dans un rondeau aux rythmes
de
cabalette dont la mélodie invite à la danse !
◊ les 3 Trios Op.38
par Fukai-Stoppel-Dzwiza (Christophorus 2007), écrits à l'origine pour
alto et deux violoncelles, le second changé ici en contrebasse pour
nourrir ce récital de bassiste. L'étonnant effet symphonique obtenu par
l'alliance de ces trois cordes graves mérite le détour – on ne dispose
pas de disque incluant la version originale pour comparer ;
◊ le Duo de
violoncelles Op.9 n°1 en rémajeur,
qui combine toutes les vertus de construction, de lyrisme (aspects
opératiques par endroit), de virtuosité électrisante, une œuvre de
pédagogie et de démonstration qui produit de la vraie musique ; en
concert (Coin & Melkonyan), j'en suis sorti assez bouleversé.
Hélas, impossible à trouver au disque à ce jour, restons attentifs ;
◊ la Sonatepour 2 violoncelles Op. 43 n°2en ut majeur, probablement le plus
intéressant des duos parus au disque (tous ne sont pas de la même
qualité), même si l'interprétation des Ginzel chez Solo Musica (dans un
disque mêlant transcriptions de Bach, Chopin, Elgar…) n'est pas
exactement la plus frémissante émotionnellement ;
◊ les Duos pour
violon et violoncelle co-écrits par les cousins, pour la
curiosité – ils sont beaux, mais pas aussi prégnants que les duos pour
violoncelles, peut-être à cause même de la nature moins ambiguë de
l'équilibre de l'effectif. Citations d'opéras de Mozart (Se vuol ballare, Bei Männern…), le final de leur
opus 1 commun est même fondé sur des variations autour du premier air
d'Osmin de L'Enlèvement au Sérail
! Interprétation très tradi, pas particulièrement exaltante, par
Barnabás Kelemen et Kousay Kadduri (Hungaroton 2002).
Il existe beaucoup d'autres disques ou d'œuvres
semées au fil d'anthologies et récitals, j'ai essayé d'en sélectionner
les plus intéressants à mon sens : essayez vraiment le Double
Concertino et les Duos de violoncelles, univers très différent de la
symphonie (plus ancien aussi), et non dépourvu de qualités purement
musicales en plus de la virtuosité fascinante.
Quant à Andreas
Romberg, si vous vous intéressez également à lui, je vous
recommande chaudement le disque de (Kevin) Griffiths chez CPO en
décembre dernier (2020) : symphonies 1 & 2, Ouverture Die Großmut der Scipio, avec
l'excellent orchestre néerlandais de Gelderland &
Overijssel. Très belles œuvres postclassiques, d'une grande fluidité,
pourvues de belles intuitions mélodiques. Kevin Griffiths y est
beaucoup plus convaincant que l'autre Griffiths qui officie chez CPO
(avec une tendance à l'interprétation tradi un peu trop prononcée). Bel
orchestre aussi, plein de moelleux, et splendidement capté comme
toujours chez CPO.
… La prochaine fois, nous partons pour 1840, décennie bénie
d'interstice entre les deuxième et troisième pandémies de choléra en
Europe. Ne me remerciez surtout pas de vous changer les idées.
Choisir 1830
Nous pénétrons dans une période où beaucoup de
nouveaux genres se sont développés et produisent leurs meilleurs fruits
(sonates pour clavier, musique de chambre plus ambitieuse formellement,
lieder, symphonies…), par rapport aux XVIIe et XVIIIe siècles où la
production la plus densément musicale se trouvait à l'opéra et dans la
musique sacrée. Difficile d'opérer des choix. J'ai tâché d'équilibrer
au maximum les genres et les aires d'influence au fil du XIXe siècle,
tout en ne proposant que des disques extraordinaires (œuvres comme
interprétations), et en privilégiant les œuvres moins connues – bien
sûr que j'aurais pu proposer les Sonates de Beethoven, les Lieder de
Schubert et les Symphonies de Mendelssohn pour ces premières décennies
du XIXe siècle… mais vous les avez très bien découverts sans moi.
Même en doublant le nombre de disques par décennie,
terrible de donner une image aussi partielle de la richesse musicale de
ces années.
Pour 1830, j'avais notamment songé à l'Ernani inachevé de Bellini, au Diluvio universale de Donizetti
(deux très grandes créations belcantistes, plus riches qu'à
l'accoutumée), Robert le diable
de Meyerbeer, les premiers lieder de Clara Wieck-Schumann, l'esquisse
de symphonie « Zwickau » de Schumann (ou bien ses fantasques cycles
pour piano Fantasiestücke et Faschingsschwank aus Wien), les Quatuors 3,4,5,6 de Cherubini (ou
bien son second Requiem ?)
ou celui de Fanny Mendelssohn-Hensel… Pour le second volume de 1830,
j'hésite entre la très méconnue Troisième
Symphonie de Romberg (témoignage de ce qu'on écrivait encore de
beethovenien après Beethoven, très dramatique !) et les Mélodies polonaises de Chopin
(permettant de varier les langues…).
Choisir
Mendelssohn
Pour cette première livraison, c'est décidé, c'est
Mendelssohn. Un Mendelssohn qu'on connaît mal, aussi pas de symphonique
ni de musique de chambre, des chœurs. Ce qui représente une très large
part de son catalogue ! La musique sacrée tient en 12 volumes
chez Bernius, la plupart de très haute volée.
Difficile choix à opérer entre les splendides chœurs
profanes,
moins bien servis au disque (beaucoup de versions aux timbres gris, ou
très sèchement chantées, ou au contraire très lyrique et peu précises
en diction, ou encore faites de cycles incomplets) et les motets cappella et cantates orchestrales
de plus grande ampleur (comme ses fameux Psaumes), sans parler de tout ce
qu'il existe d'intermédiaire, chœurs de femmes accompagnés à l'orgue,
courtes pièces du Propre (prévues pour des moments spécifiques de
l'année liturgique)… La plupart en allemand, mais, choix « commercial »
ou usage de la licence luthérienne d'utiliser le chant en latin si les
communautés sont conservatrices, s'il y a des étudiants en théologie,
etc., on trouve aussi des œuvres en latin qui suivent des textes de
l'ordinaire catholique – son fameux Magnificat,
typiquement.
[[]]
Surrexit Pastor (3 Motets Op.39, n°3).
Compositeur :Felix MENDELSSOHN
(1809-1847) Œuvres :Symphonie à grand orchestre, en ré (1824) Commentaire 1 :Herr, sei
gnädig(1833), 3 Motets Op.39 (1830), etc. [Vol. 7 de
l'intégrale Bernius] ♣ Du fait
de la qualité des versions et du caractère particulièrement varié des
œuvres, mon choix s'est donc porté sur la musique sacrée, avec ici
quantité de pièces a capella
ou simple accompagnement d'orgue, dont un grand nombre pour voix
féminines. ♣ On y
rencontre de petits cantiques pour voix solo (les Geistliche Lieder Op.112), des
pièces purement a cappella(Herr, sei gnädig, d'une calme
plénitude qui n'a rien de la plainte), des chœurs féminins avec orgue
qui, débutés en vibrant chant d'assemblée, s'achèvent en brillant fugato (Surrexit Pastor Op.39 n°3, où l'on
sent la fascination pour les vibrionnantes codas de motets de Bach)…
Une diversité très bienvenue, sur des œuvres qui, quoique toutes
parentes dans l'harmonie et l'esthétique générale, sont publiées de
1830 à 1868. (La plupart d'entre elles datent des années 1830, ce qui
motive aussi mon choix.)
Interprètes : Ruth
Ziesak (soprano solo), Sonntraud Engels-Benz (orgue) ; Kammerchor Stuttgart, Frieder Bernius Label :Carus (2006) Commentaire 2 : ♣ Un disque aux multiples
avantages. D'abord, comme précisé, le choix des œuvres, cohérent dans
le ton mais très varié dans ses formats. ♣ Ensuite
les forces en présence : l'exécution très nette et cristalline du Chœur de Chambre de Stuttgart, sans
sopranos opaques ni altos tassés ou tubés, offre une lisibilité
formidable de l'écriture sobre et raffinée de Mendelssohn, tout en
procurant par la clarté des timbres un véritable sentiment d'élévation.
Compromis par le haut entre la conscience musicologique et la volupté
vocale. S'y ajoute le bonbon de Ruth
Ziesak dans les deux Chants Sacrés Op.112, l'une des interprètes
les plus touchantes du lied mondial convoquée pour deux lieder avec
orgue de trois minutes chacun. ♣ Pour
finir, même si l'on peut trouver à peu près aussi bien ailleurs (le
Mendelssohn sacré, en particulier les Psaumes-cantates et les
oratorios, a été exceptionnellement servi au disque !), ce volume a
l'avantage d'appartenir à une intégrale de qualité absolument
constante, toujours au même degré extrême de finition. Très complète,
répartie intelligemment en albums variés mais sans impression de
disparité, interprétée avec un soin musicologique constant, une
véritable éloquence verbale et une spectaculaire clarté de timbres.
Pour les Psaumes avec
orchestre et Elias, vous
pouvez trouver encore mieux, mais vous pouvez très bien écouter toute
la musique sacrée de Mendelssohn par ce prisme. (La très honnête
intégrale de Nicol Matt et du Chœur de Chambre d'Europe chez Brilliant
est beaucoup plus opaque, les mots disparaissent, et moins complète.
Pas sûr qu'il y en ait beaucoup d'autres sur le marché.) ♣ Pour
poursuivre, je recommande vraiment le volume n°3 puis pourquoi pas le
n°6.
… Oui, pour une fois une notule courte dans cette série : présenter le
texte et l'écriture de chaque motet, ainsi que Mendelssohn lui-même,
serait l'objet d'une série complète ou d'un livre… J'ai été contraint,
par l'impossibilité même de la tâche, à la raison. Je compte néanmoins
produire quelque chose dans cet esprit (et ai déjà largement avancé)
pour les Méditations pour le Carême
de Charpentier, dont l'absence à peu près totale de documentation, le
genre, le texte, la dramaturgie et l'écriture harmonique &
contrapuntique le méritent bien !
Un peu de
contexte : le prodige Arriaga
Cette
symphonie est l'œuvre
d'un compositeur de 18 ans.
Remarqué à Bilbao pour ses dons (de son seul opéra, donné sur place, Los esclavos felices, admiré pour
sa grâce et son originalité par Fétis, seule nous est parvenue
l'Ouverture, très belle), il est envoyé à Paris où il se lie, au cœur
de la querelle qui les oppose sur l'enseignement du contrepoint, à la
fois avec Fétis et Reicha.
Sa maîtrise du contrepoint dans
la musique sacrée impressionne tant Cherubini que celui-ci l'appointe professeur
assistant au Conservatoire de Paris, à l'âge de dix-sept ans.
Ses trois quatuors, encore
enregistrés et donnés en concert (en particulier le troisième), sont
regardés comme d'excellents témoins de l'influence du style
beethovenien (de l'opus 18) à Paris.
À l'exception des motets qui l'ont fait remarquer de
Cherubini et de son recueil d'Ensayos
líricos-dramáticos, fragments de livrets d'opéras préexistants
(notamment la Médée de
Cherubini-F.B.Hoffmann) qu'il met en musique sous forme de scènes
autonomes (Ma tante Aurore, Œdipe,
Médée, Herminie, Agar dans le
désert), très peu de chose nous est parvenu, puisqu'il meurt,
vraisemblablement de tuberculose, à 19 ans.
Sa Symphonie à grand orchestre, son chef-d'œuvre avec Herminie (sa dernière œuvre
achevée, Agar laissant
percevoir les compléments d'une main étrangère), n'est exécutée pour la
première fois qu'en 1888, sous l'impulsion de ses héritiers, très
actifs jusqu'au XXe siècle – où le nationalisme basque va aussi nourrir
l'intérêt pour les artistes locaux.
Compositeur :Juan Crisóstomo de ARRIAGA
(1806-1826) Œuvre :Symphonie à grand orchestre, en ré (1824) Commentaire 1 : ♣
Bien que couramment désignée comme « Symphonie en ré » et
achevée en majeur sur ses dernières mesures, elle se trouve clairement
écrite en ré mineur dans ses
mouvements extrêmes (et non ré majeur comme son nom pourrait le laisser
supposer) ; dans ce cadre, Arriaga tire des possibilités du mode mineur
beaucoup d'effets dramatiques et d'événements harmoniques. ♣ Première
particularité : cette seule symphonie qu'il ait eu le temps de composer
manifeste une grande ambition formelle.
À part le Menuet, tous les mouvements consistent en des formes sonates (l'organisation
musicale la plus sophistiquée en dehors de la fugue, qui n'est jamais
rigoureusement employée dans les symphonies). Pas de juxtapositions, de
variations, de rondeaux… Arriaga vise d'emblée le plus difficile. Plus
encore, les thèmes sont très parents
d'un mouvement à l'autre (ceux du premier et du dernier mouvement en
particulier) comme dans les meilleurs Haydn ; et, chose plus étonnante,
peuvent circuler d'un mouvement
à l'autre – ainsi, dans le développement de l'Andante se trouve cité
incidemment le premier thème du premier Allegro ! ♣ Côté
influences, l'armature générale reste assez haydnienne (il demeure même un
Menuet), avec un sens post-gluckiste
du drame (battues de cordes, ponctuations de cuivres), mais aussi une
veine mélodique immédiate et un sens de la modulation colorante qui
évoquent beaucoup Schubert (dont
il n'a pu, d'après Stig Jacobsson, connaître la musique). Bien sûr,
l'ambition générale et les ruptures soudaines attestent son étude
admirative de Beethoven.
Ainsi, une véritable symphonie du début du romantisme, mais qui combine
à un assez haut degré les qualités des grands représentants d'alors de
l'art symphonique. ♣ Pourquoi
l'avoir choisie ? Outre la beauté de son geste général et sa qualité de finition (vraiment
remarquable, la partition fourmille de trouvailles, de petites
attentions…), plus intimement, je suis séduit par son sens du geste dramatique, son goût pour les
tuilages favorisant un contrepoint
expressif, et surtout pour sa veine
mélodique extraordinaire – le thème B de l'Andante s'impose à
vous d'une façon incroyable, vous l'entendez pour la première fois et
vous croyez entendre une mélodie qui vous accompagne depuis l'enfance,
le tout sur une carrure pas du tout évidente rythmiquement, qui ménage
une sorte d'instabilité, évite la lassiture de la rengaine.
Interprètes :Le Concert des Nations, Jordi SAVALL Label :Astrée / Auvidis (1994), réédition
numérique sous Alia Vox (2009) Commentaire 2 : ♣ Cette version Savall, sur
instruments anciens, combine le meilleur de tous les mondes :
les couleurs sont très chaleureuses, l'individualité des pupitres très
audible (assurant un relief impressionnant du spectre sonore), sans
pour autant rien céder (malgré l'impression d'aération) sur la qualité
de legato ni de fondu. Tout à
fait idéal. Les fulgurances d'Arriaga y apparaissent avec plus de
netteté encore que dans les versions plus conservatrices.
[[]]
I. Premier mouvement.
Un peu de détail
: guide d'écoute À quoi
faut-il prêter attention dans la symphonie ? Quelques beautés.
I. Après
l'ouverture en accords qui évoque Beethoven 2, notez les frottements de
seconde dans les accompagnements (dès le début, les accords sont
tendus), la doublure des violons I par les bois, les reprises variées
des thèmes avec flûte, hautbois ou clarinette, les longs ponts entre
thèmes ; et si le développement reste court à cette époque, il convoque
tout de même un beau fugato
où le thème B en mineur domine, traversé de quelques traits simultanés
assimilables au A. La coda presto, façon Egmont ou Beethoven 5, s'emballe
interrompue par des violons dans le suraigu qui annoncent déjà les
effets d'orchestration de Berlioz.
II. Andante d'emblée tendu et dramatique lui aussi,
mais son second thème, ineffable, paraît apaisé et lumineux. Si vous
essayez de le chanter, vous aurez peut-être quelques difficultés de
rythme : sa carrure n'est pas régulière et le jeu sur les valeurs est
assez sophistiqué, évitant la régularité de la rengaine.
III. Jeux de syncopes, d'échos avec les bois,
méchants sauts d'octave entre sections (alla Beethoven), traits aux altos.
Le trio avec flûte solo est au contraire très chantant, sur des pizz
dansants, et met en valeur l'aisance de l'inspiration mélodique
d'Arriaga.
IV. À nouveau un mouvement dramatique, où le
martèlement des vents à contremps, les violoncelles et
contrebasses divisés, l'absence de répétition immédiate des cellules,
la codetta assez développée
(petite conclusion à la fin de l'exposition) qui mêle déjà des éléments
des deux thèmes principaux, le développement court conçu à nouveau en fugato laissent tout de la place à
des solutions créatives qui magnifient la forme sonate et, malgré le
lumineux thème B (miroir majeur du A), maintiennent une tension
permanente – qui se résout dans une dernière page entièrement sur
l'accord de ré majeur.
Discographie : ♣ Arriaga, malgré sa notoriété
limitée chez le grand public et sa très rare exécution en concert (hors
quatuors, çà et là donnés par des ensembles en général espagnols et/ou
basques), se révèle très bien servi au disque, depuis la musique de
chambre jusqu'aux cantates profanes, airs isolés et motets. Sa Symphonie est particulièrement
fêtée. Tout particulièrement convaincu, pour ma part, outre Savall, par
Zollmann, qui traite avec beaucoup de soin les articulations des
phrasés et d'équilibre l'étagement du son. Vous remarquez que Savall
est, d'assez loin, le premier à avoir mis cette symphonie à l'honneur.
Chez les tradis moelleux :
→ Orquestra de Cadaqués, Neville MARRINER (Tritó 2013)*
→ Hispanian SO, Enrique García ASENSIO (IBS Classical
2014)** → BBC PO, Juanjo MENA (Chandos 2019) ** Chez les tradis légers
:
→ Orchestre National Basque, Cristian MANDEAL (Claves
2006) *** Chez les « informés » : → Chambre de Suède, Ronald ZOLLMANN (Bluebell
1997)*** Sur instruments
d'époque : → Le Concert des Nations, Jordi SAVALL (Astrée
1994) *****
→ Il Fondamento, Paul DOMBRECHT (Fuga Libera 2006)***
♣
(Le reste d'Arriaga mérite complètement le détour aussi, même si
la Symphonie reste à mon
sens son œuvre la plus frappante. Essayez par exemple la cantate Herminie chez Mena et les autres
pièces vocales chez Dombrecht.)
[[]]
Le réveil de Juliette, ses grands récitatifs et ses ariosos
interrompus typiques de la partition de Vaccaj.
Almerares, Trullu, Opéra de Jesi, Severini.
Un peu de
contexte : pourquoi cet opéra ?
Bien sûr, comme représentant du
belcanto de l'ottocento, il
était loisible de puiser parmi les grands aboutissements de Bellini (Norma, I Puritani) ou Donizetti (Il Diluvio universale plutôt que
ses reines et autres folles à escalier), voire dans le bouffe avec les
bijoux absolus que constituent Il
Turco in Italia ou L'Elisir
d'amore ; cependant, outre la prime à la découverte qu'essaie de
proposer cette série, on y gagne aussi la fréquentation d'un carrefour
d'esthétiques fondamentales à la compréhension de l'opéra italien du
début du XIXe siècle. En effet, en tant que professeur de chant, Vaccaj
s'incrit comme dernier représentant de l'école de chant napolitaine qui
marque la fin du XVIIIe siècle européen ; tandis que stylistiquement,
son opéra marque au contraire par la modernité de sa continuité et de
son souci du texte et du drame (certes en cela précédé de Zingarelli,
auteur également d'un Roméo
antérieur), dans un goût mélodique qui annonce Bellini.
Compositeur :Nicola VACCAJ
(1790-1848) Œuvre : Giulietta e Romeo–
Dramma serio per musica (1825) Commentaire 1 : ♣
Écrit entre le dernier opéra italien de Rossini (Semiramide, 1823) et la conquête du
Nord de l'Italie par Bellini (Il
Pirata, 1827), l'opérade
Vaccajconserve les recitativi secchide l'esthétique rossinienne
(récitatifs de liaison accompagnés du clavier, sans orchestre, comme
dans l'opera seria). L'époque des castrats s'est achevée
il y a peu, mais il confie tout de même Roméo à une mezzo-soprane travestie, et le père
Capulet, très développé (réellement le troisième personnage de l'opéra,
devant Frère Laurent et Tybalt), à un ténor assez héroïque et agile –
pas du tout un rôle de caractère
à confier à un interprète déclinant et confiné à un médium prudent. ♣
Pour l'auditeur du XXe siècle, on est frappé par son intensité dramatique en tant
qu'opéra de style belcantiste : il s'y consomme une grande quantité de texte, assez peu
souvent répété ; les ensembles y sont nombreux, les airs et duos jamais
longs, en général interrompus par la
suite de l'intrigue plutôt que conclus proprement par une
cadence close (ce qui, pour ce qu'en documente maigrement le disque,
est très rare dans cette esthétique belcantiste). Tout y est très mobile, et quoique la veine
mélodique soit belle, assez bellinienne, elle est le plus souvent
éclipsée par le geste théâtral, la continuité de l'action, la tension
vers l'avant, l'enchaînement des situations. ♣Le
livret, du plus grand
librettiste italien de son époque, Felice Romani – accumulant les
chefs-d'œuvre sérieux comme bouffes (Il
Turco in Italia, Norma,
L'Elisir d'amore) et en
signant d'autres moins aboutis littérairement mais qui ont traversé les
époques (Aureliano in Palmira, Il
finto Stanislao, Bianca e Falliero, Il Pirata, Anna Bolena, Parisina,
Lucrezia Borgia…) –, concourt aussi à cette impression
d'urgence, saisissant d'emblée le spectateur par le col. Le fils de
Capulet vient de mourir, Roméo entre sous une fausse identité pour
obtenir la main de Juliette tout en menaçant ses ennemis, tandis que le
mariage de celle-ci s'empresse… et les retrouvailles amoureuses se font
entre deux préparatifs autour de Tybalt et du père Capulet. ♣ L'ensemble texte et musique était
tellement abouti que les théâtres ont pendant un temps remplacé la fin de l'opéra de Bellini adapté
du même livret (I Capuletti ed i
Montecchi), moins intense, par
celle de Vaccaj (que je préfère très nettement). Il faut dire
qu'en termes de rythme théâtral, Vaccaj ne s'attarde pas du tout comme
Bellini dans les tendresses amoureuses, mais privilégie l'avancée du
drame – en ce qui me concerne, j'en trouve la veine supérieure, même
musicalement, au Catanais. Toutes bonnes raisons pour distinguer cet
opéra qui échappe aux faiblesses du
genre, notamment en matière d'avancée dramatique et de
renouvellement des situations.
Interprètes :Paula Almerares, Maria José Trullu, Dano
Raffanti, Armando Ariostini, Enrico Turco ; Orchestra Filarmonica
Marcheggiana (Opéra de Jesi), Tiziano SEVERINI Label :Bongiovanni (1996) Commentaire 2 : ♣ Contrairement à la plupart du
legs Bongiovanni, cette représentation est non seulement très
clairement captée, bien accompagnée par un orchestre tout à fait
correct (juste, en rythme, timbres non dépareillés, entrain
raisonnable)… et superbement chantée. On peut trouver l'articulation
(verbale et musicale) un peu évanescente chez Almerares (Giulietta),
mais pour le reste, le brillant de Raffanti (Capellio), la majesté
charnue de Turco (Lorenzo) et le fruité extraordinaire des médiums de
Trullu, toujours électrisante (Romeo), nous emportent vers ce que la
Péninsule a produit de plus varié et enthousiasmant durant ces
dernières décennies. Nettement préférable à la seule autre version
(Dynamic, parue l'année dernière en CD et DVD), qui n'est pas horrible
par ailleurs, mais n'atteint pas du tout ces mêmes frissons. [Si votre coffret Bongiovanni ne contient pas le livret, n'hésitez pas à me le demander, il est évidemment libre de droits…]
Un peu de
contexte : l'œuvre méconnue d'un théoricien superstar
Si Vaccai (dans sa variante
orthographique courante, non dialectale) demeure un nom familier, c'est
que son Metodo Pratico di Canto
(1832) demeure toujours prisé des professeurs de chant, et donc
familier à bien de jeunes apprentis chanteurs. Suite de vocalises
progressives pour assouplir l'émission dans les phrases vocales les
plus courantes, puis des airs courts écrits sur des poèmes de Métastase
(et même des récitatifs !) dans le but de servir de support à la
formation. Il s'agit donc bien de la même personne qui composa ce Giulietta e Romeo, avec un talent
de créateur que ne laisse pas nécessairement supposer (comme pour Czerny !) sa réputation limitée à la
pédagogie.
Compositeur :Luigi CHERUBINI
(1760-1842) Œuvre : Requiem (n°1) en ut mineur – (1816) Commentaire 1 : ♣
Écrit sans voix solistes
(et sans flûtes ! – quant aux
violons, ils sont exclus de l'Introitus, du Kyrie et du Pie Jesu), tout
ce Requiem, commandé pour
commémorer la mort de Louis XVI, met l'accent sur les appuis prosodiques
de la messe des morts : chaque verset est mis en musique au plus près
des inflexions du texte latin, et la musique semble découler de cette
déclamation. On trouve bien quelques fugues (en particulier, comme
c'est la tradition, dans l'Offertoire), mais l'expression reste
majoritairement homorythmique, une exaltation de la prière très
soigneuse – et cependant particulièrement éloquente, car ravivant le sens et la présence de mots
qui sont en général très intégrés dans un exercice plus purement
musical. C'est ce qui rend l'œuvre si touchante. Le Dies iræ, dans
cette économie de moyens, est tout particulièrement saisissant par sa
rage contenue. ♣ En
1820, à l'occasion de la cérémonie funèbre pour le duc de Berry,
Cherubini adjoint un In Paradisumconclusif,
particulièrement suspendu, tendre et vaporeux, très rarement enregistré
(ce que fait Spering dans ce disque). [Ce Requiem, admiré jusqu'à Berlioz
lui-même, peu suspect de complaisance… fut aussi donné aux funérailles
de Beethoven !]
Interprètes :Chorus Musicus Köln, Das Neue Orchester,
Christoph Spering Label :Opus 111 (1999) Commentaire 2 : ♣ L'interprétation
la plus articulée de toute la
discographie, sur instruments d'époque,
en latin gallican restitué,
avec la Marche initiale et l'In
Paradisum ajouté. ♣ Pour
plus de couleurs (et un peu moins de relief structurel et verbal), la
proposition d'Hervé Niquet est
passionnante pour son grain sonore (et son couplage avec l'assez beau Requiem de Plantade pour
Marie-Antoinette, en regard de celui de Cherubini pour Louis XVI). ♣
Si
vous souhaitez davantage de fondu (il est vrai que ces deux versions
manquent peut-être un peu de liant, d'enveloppement sonore d'église),
je recommande très vivement la version de Matthias Grünert
(Chœur de Chambre de la Frauenkirche de Dresde, Philharmonique
d'Alterburg-Gera, chez Rondeau), couplé avec non seulement la Marche,
mais aussi le Chant sur la mort de Haydn, où l'on
entend plusieurs idées musicales que Verdi a réutilisées un demi-siècle
plus tard (dans les actes I et V de Don
Carlos notamment).
Malgré les couleurs assez uniformes, cette version permet de profiter
de l'ampleur et du fondu des instruments modernes, sans rien renier de
la tension et de la présence des phrasés. Autre excellent choix
possible !
[[]] Introitus & Dies iræ de la version Grünert.
Un peu de
contexte : a) Qui est Cherubini ?
Cherubini, en 1816, est arrivé
au faîte de sa réputation :
après avoir
composé pour le roi d'Angleterre dans les années 1780, pour le Théâtre
de Monsieur avant la Révolution, des opéras italiens, une tragédie en
musique (Démophoon, sur le
même sujet que Vogel, qui fut la dernière tragédie en musique
représentée pour
l'Ancien Régime), des hymnes et drames sous la Révolution (dont Lodoïska et Emma), puis sous l'Empire (Les deux Journées tant admiré par
Goethe, Médée, les Abencérages), et même son dernier
opéra, plus lyrique et ambitieux, marqué par le grand opéra, Ali-Baba ou les quarante voleurs.
Il est aussi l'auteur de quatuors tout à fait remarquables dont je
parlerai dans la suite de la série. Et bien sûr, à partir de 1822,
directeur du Conservatoire, pour 20 ans.
L'Empire est en revanche une période difficile pour le
compositeur, les
commandes officielles étant plutôt confiées à Paisiello et Spontini –
on rapporte même quelques échanges un peu vifs avec Bonaparte (dont je
n'ai pas eu le loisir de vérifier la véracité). Cette relative disgrâce
constitue une des raisons,
semble-t-il, qui le poussent, lui le membre de loges maçonniques dès
avant la Révolution (dont
l'Olympique qui commanda les symphonies parisiennes de Hayn !), vers la
musique sacrée officielle.
Depuis la Restauration, la
coutume a été établie, chaque 21 janvier, de jouer dans unRequiem
à la mémoire de Louis XVI. En 1815, c'est même dans plusieurs
églises
de Paris que se produit la manifestation. À Notre-Dame, on joue le
Requiem de Jommelli. En 1816, à Saint-Denis, celui de Martini. Pour
janvier 1817, on commande à Cherubini – qui vient d'être nommé
surintendant de la Chapelle Royale – la composition d'une nouvelle
œuvre : c'est ce Requiem en
ut mineur, prévu pour la dévotion plutôt que le concert et, chose rare
alors, écrit pour chœur seulement, sans soliste. [Ce qui témoigne sans
doute de la vocation avant tout spirituelle, et dans une moindre mesure
concertante, de la pièce.]
(Lithographie d'après un portrait peint.)
Un peu de
contexte : b) Requiem officiel
des monarchies restaurées
L'œuvre remporte un vif succès,
aussi bien chez l'assistance, pour sa
ferveur, que chez les musiciens. Schumann et plus tard Brahms disent
leur admiration ; Beethoven écrit qu'il l'aurait volontiers signée ;
Berlioz, qui n'est pas suspect de complaisance envers Cherubini, loue
hautement « l'abondance des idées, l'ampleur des formes, la hauteur
soutenue du style, [...] la constante vérité d'expression ».
Il devient même le Requiem de
prédilection pour les grandes
cérémonies funèbres officielles : duc de
Berry en 1820 (le fameux assassinat qui provoque la destruction de
l'Opéra de la rue Richelieu, suivi de l'édification dans l'année de
l'Opéra de la rue Le Peletier), occasion pour laquelle Cherubini
compose et adjoint une marche funèbre d'ouverture et un In Paradisum
conclusif, un nouveau service à la mémoire de Louis XVI en 1824, les
obsèques de Louis XVIII la même année, celles des victimes de
l'attentat de Fieschi en 1835, puis celles du maréchal Lobau en 1838,
et, à rebours de cette tradition,
en 1840 pour les victimes des journées de 1830 !
Cependant, son usage (et son
absence) sont aussi profondément
révélateurs des débats qui agitent la capitale, et même toute la
chrétienté, en matière de musique sacrée.
Détail de l'attentat de Fieschi vu par Eugène Lami.
Un peu de
contexte : c) la redécouverte du plain-chant
Une fois créé, ce Requiem
rythme donc la vie monarchique française de la Restauration, et survole
tout un débat, particulièrement fondamental et intense, autour de ce
que doit être la musique d'église.
Il faut bien concevoir que, dans les
années 1820, on redécouvre le répertoire sacré de la Renaissance.
À la Sorbonne, à partir de 1824, le Pr (Alexandre) Choron rejoue
Josquin et Palestrina, pour la messe, puis en concert. Le succès en est
tel qu'il concurrence les « concerts spirituels », d'un tout autre
genre, donnés (jusqu'en 1828) par l'Opéra de Paris !
Le phénomène ne se limite pas à Paris : à partir de 1830, Spontini est
chargé par le pape de renouveler le style palestrinien – Rome interdit
même les instruments dans les églises en 1843 ! Mais pour le
sujet restreint du Requiem
qui nous concerne, je vais me limiter au périmètre parisien.
Il se produit du milieu des années 1820 jusqu'au début des années 1840,
un véritable basculement des sensibilités, parfois chez les mêmes
théoriciens : ainsi Fétis, qui
considérait le Requiem de
Mozart comme l'horizon indépassable et prônait en 1827 des exécutions en grands effectifs,
pour atteindre la « majesté » requise dans l'expression sacrée,
change-t-il totalement d'avis en considérant, en 1835, que les instruments servent à exprimer les
passions humaines, et ne sont donc pas
adéquats pour la prière. Le théoricien, pourtant hardi à ses
heures (explorant la microtonalité !), se ravise tellement qu'il publie
en 1843 une Méthode élémentaire de
plain-chant.
Cette évolution, qui ne se voit pas chez la plupart des débatteurs de
ces années, attachés à leur camp, reflète assez bien celle des termes
du débat.
La figure emblématique du regain d'intérêt pour la sobriété musicale du
culte fut Félix Danjou. Organiste
(formé par François Benoist, le premier à avoir jamais enseigné l'orgue
au Conservatoire de Paris) à Saint-Eustache à partir de 1834 puis
Notre-Dame dans les années 1840, il n'est que dans sa vingtaine
lorsqu'il prend le parti de s'opposer aux grandes messes musicales,
reprochant leurs tournures d'opéra à Mozart, Beethoven et même Haydn
(1839).
À partir de 1845, il fonde une revue qui fait la promotion de ses idées
et du plaint-chant grégorien, mal connu alors, mais qui le passionne
comme modèle, si bien qu'il part en
voyage en Italie à la recherche de sources, et finit par
découvrir en 1847, à la bibliothèque de la Faculté de Médecine de
Montpellier, le Tonaire de
Saint-Bénigne de Dijon. Cette découverte capitale permet de déchiffrer les neumes
(dont on cherchait en vain le sens exact), et préside à la première
édition moderne de chant grégorien dans le Graduel Romain de 1851.
Persuadé que ce mode d'expression austère touche au plus près du sacré
et permet de servir au mieux le culte, Danjou
compose lui-même des harmonisations destinées à permettre de
donner ces chants pendant les offices (1835) – c'est ce que l'on
appelle le plain-chant en faux-bourdon
(qui n'a donc rien d'authentique, mais dont l'intention puise à la
tradition, avant que n'advienne cette exhumation du Tonaire).
Il n'existe, à ma connaissance, aucun enregistrement de ces œuvres,
sans doute pas particulièrement intéressantes pour le mélomane (du
plain-chant médiéval sis sur de l'harmonie XIXe conservatrice…), mais
qui marquent un réel tournant à la fois dans la compréhension et dans
la réception du grégorien.
On perçoit aussi à quel point cette démarche, passionnante au
demeurant, entre en contradiction avec
les innovations musicales sophistiquées des messes à grand spectacle dans
la lignée Mozart-Beethoven-Berlioz. Les débats du temps furent très
vifs à ce sujet, entre les deux camps.
Le salutaire tonaire
de Saint-Bénigne de Dijon découvert par Danjou !
Un peu de
contexte : d) un Requiem au centre de la
vie musicale
Cette opposition entre musique dépouillée « l'ancienne » pour le
recueillement et musique de pompe où la musique s'exprime avec grandeur
se retrouve en divers moments des années 1830, et culmine à plusieurs
reprises autour de funérailles… où l'on utilisait le Requiem le plus à la mode avec
celui de Mozart : celui de Cherubini en ut mineur.
En 1834, Boïeldieu, élève de Cherubini, meurt
prématurément. Ses obsèques sont préparées à Saint-Roch, avec le Requiem
du maître. Apprenant que des chanteuses professionnelles devaient se
joindre au chœur, l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen, interdit
l'exécution de l'œuvre. La pompe est finalement organisée dans la
chapelle des Invalides, qui dépendait du gouvernement et où
l'interdiction de l'archevêque n'avait pas cours.
En réalité, ce n'est pas tant la présence de femmes que celle de femmes
de théâtre, réputées
(exagérément mais non sans fondement) de
mauvaise vie, qui a motivé l'interdiction. Pourquoi ne pas avoir
mandaté des dames pies
(=pieuses) provenant des maîtrises d'autres paroisses ? Je n'ai
pas de réponse éclairée à fournir, mais je suppose que les paroisses ne
prêtaient pas leurs chœurs, n'avaient pas nécessairement envie
d'accueillir n'importe quelles funérailles, et surtout que les
musiciens qui organisaient l'événement n'avaient pas nécessairement
envie d'entendre des œuvres ambitieuses mal chantées, préférant recourir à
des professionnelles.
[Certaines remarques moqueuses d'époque laissent en effet supposer que
les maîtrises ne chantaient pas aussi bien que les chœurs profanes de
professionnels, et que les chanteurs souhaitaient participer à la
cérémonie.]
Le 3 août 1835, la cérémonie
officielle des 18 victimes mortelles (et 42 blessés) de l'attentat de Fieschi
– Giuseppe Fieschi, ancien soldat de l'Empire, petit faussaire et
indicateur pour la Monarchie de Juillet, était l'exécutant d'un complot
républicain contre Louis-Philippe, mis en œuvre Boulevard du Temple,
pendant un passage en revue des troupes – se déroule aux Invalides
comme il se doit, avec le même Requiem
de Cherubini, sans objection de l'archevêché. Il faut dire que la
dimension politique de l'attentat imposait une unité sur l'essentiel
(la monarchie), même de la part d'un archevêque légitimiste, peu
favorable aux Orléans.
Mais lorsque vient le tour des funérailles de Bellini – Cherubini, Rossini, Paër
et le Prince Carafa portaient le cercueil –, en octobre 1835, pourtant organisées dans le
même lieu, ce même Requiem
se voit à nouveau banni. Mgr Quélen utilise en effet une stratégie
nouvelle : il n'a aucune autorité sur le lieu, mais commande haut et
fort au clergé, qui dépend de lui, de se retirer de la cérémonie à la
vue de la première chanteuse.
Il faut donc improviser en juxtaposant des pièces pour voix masculines
constituant un Requiem – Panseron
(élève de Gossec et Salieri, violoncelliste, Prix de Rome, maître de
chapelle d'Estherázy, professeur de chant…) avait arrangé, en guise de
Lacrimosa, le final des Puritains
(en fait de religiosité, c'est l'opéra qui s'invite, et même pas le
chant religieux hors scène du début du I !), changé en quatuor pour
deux ténors (dont Rubini), baryton (Tamburini) et basse (Lablache !)
qui remporta un vif succès (manifestement en raison de la qualité du
chant). Je suppose qu'un ténor tenait le rôle du soliste, l'autre
remplaçait la soprano héroïque, et que le chœur (à quatre parties en
réalité, mais assez peu dense, beaucoup d'unissons) était dévolu aux
deux voix graves. J'ignore si toute la section concertante avait été
conservée avec ses contrastes (5 minutes), ou seulement l'air réaménagé
(3 minutes).
[[]]
« Credeasi misera » et son ensemble, dans les dernières minutes
des Puritains de Bellini,
version Bonynge 1973 (Sutherland, Pavarotti, Ghiaurov ; Chœur de Covent
Garden, LSO – studio Decca). J'aime davantage Di Stefano, (Gianni)
Raimondi, ou des choses hors commerce (Kunde, Groves…) là-dedans, mais
cette version a l'avantage de sa netteté et de son exactitude.
Un peu de
contexte : e) un second Requiem de Cherubini
Il faut savoir que, par la suite, le Requiem de Berlioz peut être donné en 1837
(avec succès), peut-être, supposé-je, parce qu'il s'agit ici encore
d'une commande gouvernementale (Gasparin, ministre de l'Intérieur), en
commémoration de la Révolution de Juillet (cérémonie finalement annulée
et création reportée pour les soldats tombés à Constantine).
Mais en 1842, aux funérailles
du duc d'Orléans, alors qu'on planifie un
grandRequiem de Mozart
dirigé par Habeneck (250 exécutants), et que tout le faste des
draperies et du tout-Paris est réuni (Louis-Philippe s'étant laissé
convaincre, contre la volonté de son fils, d'organiser une cérémonie
très officielle), la partie musicale de l'événement est subitement
annulée, et n'en subsiste que… la messe en plain-chant grégorien, avec
harmonisation en faux-bourdon de Félix
Danjou
! La presse loue la richesse des ornements visuels et le
recueillement véritable imposé par cette musique. Les musiciens établis
sont beaucoup moins tendres (Liszt avait parlé en 1835, à propos de
l'exécution du faux-bourdon Danjou, de chant de « braillards ivres »),
et assez amers de se voir ainsi remplacés par des bricolages issus de
rêves vaporeux sur la musique du passé – Danjou ne trouve la « pierre
de Rosette » du grégorien qu'en 1847, en 1842 tout le monde fait du
bricolage fantasmatique.
La querelle s'apaise au fil des années
1850, alors que s'établit une distinction
entre la musique religieuse prévue pour les offices et la musique
sacrée de concert, qui est appelée à connaître encore de très beaux
jours du côté de l'oratorio, chez Gounod, Saint-Saëns ou Massenet…
Cependant dès 1836, décidé par
cette double mésaventure de 1834 et et 1835, Cherubini publie un nouveau Requiem,
en ré mineur, encore plus austère que le premier (qui ne comportait
pourtant pas de solistes et suivait de très près la prosodie latine !),
écrit pour un chœur masculin seulement
(avec orchestre, à nouveau sans solistes), à destination de sa propre
mise en terre. Il est toutefois joué de son vivant : pour les
funérailles du maréchal Lobau en 1838,
de Plantade en 1839
(compositeur du Requiem à la mémoire de la mort de Marie-Antoinette),
pour la commémoration du dixième
anniversaire des journées de Juillet 1830… et pour lui-même en 1842.
Il se coule réellement dans les exigences du temps, très peu spectaculaire
(hors du Dies iræ, guère de grands contrastes), chœur à trois voix
(deux de ténor, parfois trois, et une de basse), beaucoup de sections a cappella
(Graduale, Pie Jesu), et un Introitus-Kyrie accompagné seulement aux
violoncelles-contrebasses-bassons. Tout en recueillement austère,
malgré sa réelle animation musicale souterraine.
[[]]
Le « Dies iræ » du second Requiem
de Cherubini, par la Philharmonie Tchèque et Markevitch (studio DGG qui
fouette remarquablement !), le seul mouvement vraiment animé de cette
nouvelle composition encore plus décantée.
… pardon d'avoir tant fait patienter pour la suite de la série… Le
sujet politco-esthétique était tellement passionnant, et ses
ramifications si lointaines et diverses, que j'ai choisi, pour ma
propre satisfaction personnelle, de prendre le temps de fouiner un peu
sur le sujet – et plutôt que de poster une simple recommandation
discographique, de l'habiller d'un peu de ce contexte insolite. Le
mélomane connaît très bien le bannissement des femmes dans les églises
romaines du XVIIe siècle ; beaucoup moins, j'ai l'impression, cette
lutte de pouvoir parisienne qui exclua pendant quelques décennies les
femmes (du moins les professionnelles du chant) des cérémonies
religieuses, lorsque le clergé n'était pas entravé par des
commandements royaux !
Soyez bien assurés de ma détermination à mener ce parcours, qui me
paraît utile aux curieux, à bien ! Mais ayant décidé de dédoubler
les recommandations pour couvrir au mieux les différents domaines
(l'essor de la musique de chambre et de la musique
symphoniqueambitieuses rend difficile de se limiter à un disque par
décennie tout en variant les genres et les nations), nous sommes partis
pour pas mal de mois encore. Ce qui vous laisse tout le loisir
d'écouter le début du voyage !
[[]]
Variation n°4 : traits de harpe d'une liquidité lumineuse et
ponctuations récitative de l'orchestre en accords.
☼
Je m'interroge,
après le précédent essai, pour dédoubler les propositions
discographiques à partir de 1800… cela permettrait d'oser bien
davantage de genres différent, sans trop alourdir la série.
[[]]
Variation n°10 : trombones
mystérieux, dramatiques et romantiques en diable,
auxquels répondent des roulements de timbales
(et de caisse claire),
puis des arpèges brisés de flûte
(comme dans les figurations d'orage,
plutôt plus tard chez Verdi que chez ses contemporains Beethoven et
Rossini !)
Un peu de
contexte : les trois postérités de Salieri
◊ Salieri fut vedette en son temps, figure incontournable de la musique
viennoise, joué et accablé d'honneurs
à travers l'Europe
: il triomphe auprès de l'impitoyable public parisien qui ne jurait que
par Gluck et Piccinni, il devient membre de l'Académie de Suède, de
l'Institut de France, reçoit même la Légion d'Honneur ! Pourtant,
par la suite, sa perception par le public évolue considérablement…
Compositeur :Antonio SALIERI (1750-1825) Œuvre : 26 Variations
d'orchestre sur le thème de la « Folia di Spagna » – (1815) Commentaire 1 : Ces Variations . ♣Contient
aussi deux ouvertures
(au matériau largement commun) dont c'était alors le premier
enregistrement mondial (les trépidantes Semiramidede 1782 et Les
Horaces de 1786), ainsi que
deux concertospour piano
de 1773 dont les traits d'une vigueur plus beethovénienne que
mozartienne peuvent étonner (dans le Concerto en ut uniquement, et
peut-être parce que le tempo lent choisi par Spada incite au
martèlement des figures de virtuosité). ♣ Ces
variations orchestrales reposent sur un véritable paradoxe : écrites à
une époque où la forme de la variation
renvoie plutôt au passé,
progressivement supplantée par la forme-sonate (opposition et mélange
de thèmes plutôt que répétition ornée d'un même thème), utilisant un
thème qui n'est plus très à la mode (utilisé par Frescobaldi, LULLY,
d'Anglebert, Corelli, A. Scarlatti, Couperin, Marais, Vivaldi et
quantité d'autres compositeurs baroques, il l'est ensuite plus
épisodiquement par C.P.E. Bach, Cherubini, Liszt, Sor, Nielsen,
Rachmaninov, non sans une certaine distance ludique…), elles proposent
pourtant une série d'études
orchestrales aux alliages assez neufs.
Plus
encore, l'idée même de varier
l'orchestration pour changer le caractère
d'une pièce (et de l'inclure comme élément
principal d'une suite de variations) est elle-même tout à fait
insolite : en l'état de ma
connaissance (évidemment parcellaire) du répertoire, c'est la première
œuvre qui affirme de façon aussi nette l'importance
de l'orchestration
et la liberté du compositeur en la matière, au delà des traditions (à
l'ère classique, on met des cors et trompettes exclusivement pour
renforcer les forti des
mouvements extrêmes, par exemple). En dehors des symphonies de
Beethoven, qui proposaient déjà des effets originaux (solos de basson, de timbales…),
les autres approches relevaient davantage de l'instrumentation, du
choix de tel instrument solo, sur un patron globalement comparable d'un
compositeur à l'autre. Ces Variations
proposent au contraire un
catalogue d'essais,
parfois particulièrement expressifs ou plutôt hardis. ♣Avec
une
nomenclature de symphonie (vents par 2, sauf les trombones – 3 –,
timbales, et en sus harpe, caisse claire & tambour de basque),
Salieri offre des procédés, couleurs
et climats très variés. Comme il n'est pas possible de présenter
tout, j'ai choisi quatre variations.
♣♣n°4 : traits de harpe d'une
liquidité lumineuse et ponctuations récitative de l'orchestre en
accords ; ♣♣n°10 : trombones mystérieux,
dramatiques et romantiques en diable,
auxquels répondent des roulements de timbales (et de caisse claire),
puis des arpèges brisés de flûte (comme dans les figurations d'orage,
plutôt plus tard chez Verdi que chez ses contemporains Beethoven et
Rossini !) ; ♣♣n°22 : dialogue de hautbois et
clarinette entrelacés, sur fond de cordes ; ♣♣n°25 : violon et harpe solos
sur tapis de cordes, avec interventions
des premières chaises de bois, assez suspendu, mais avec une
progression dramatique.
[[]]
Variation n°22 : dialogue de hautbois
et clarinette entrelacés, sur
fond de cordes.
Un peu de
contexte : Salieri, l'assassin compositeur
◊
Sa réputation a ensuite, très vite après sa mort (en 1830, cinq ans
après icelle, paraît la pièce de Pouchkine), pâti du hasard des nécessités dramaturgiques
de quelques auteurs qui l'ont, hélas pour lui, distingué comme un nom
suffisamment célèbre pour servir de miroir (et de repoussoir) leur
Mozart.
◊ En
voulant faire de Mozart le parangon du génie naturel (et presque
inconscient de lui-même), Pouchkine
a besoin d'un personnage qui
incarne au contraire le travail minutieux, laborieux – ce qui n'est pas
nécessairement faux, Salieri était un garçon très appliqué, qui
composait vite mais n'avait peut-être pas la facilité d'invention
déconcertante de Mozart (je doute cependant que Pouchkine en ait su
quoi que ce soit, ce type d'information ne nourrissait pas les journaux).
Et le ressort dramatique devient : l'étonnement, l'envie, la jalousie,
le crime. Pouchkine a tant de succès que sa pièce (loin d'être sa
meilleure, vraiment), se nourrissant sans doute aussi, comme son Convive de Pierre,
de l'engouement exceptionnel de sa génération pour Mozart, connaît un
large succès et répand, auprès d'un public sans doute moins musicien –
ou qui n'a, contrairement aux derniers Mozart, sans doute plus très
souvent
l'occasion d'écouter des œuvres de Salieri –, la légende urbaine de
l'assassinat de Mozart, par un confrère ; par ce confrère.
◊ La cause de la
mort de Mozart reste sans explication à ce jour, ce qui nourrit les spéculations les plus diverses,
de l'accident par procuration à la rencontre hofburgeoise avec Lucifer.
Celle-ci, simple et romanesque, a survécu, entretenue par le statut
tutélaire de Pouchkine sur la littérature mondiale, avec un renouveau
en 1979 lors des représentations de la pièce Amadeus de Peter Shaffer (et
surtout en 1984, avec le film de Miloš Forman qui en est directement
inspiré), qui réactive la légende fantaisiste de la rivalité entre les
deux hommes, avec pour cause la médiocrité et la vilenie de Salieri.
◊ Dans la réalité, Salieri a
au contraire aidé Mozart, l'appuyant pour composer la Clémence de Titus
qu'on lui avait d'abord proposée, formant son fils Franz Xaver à sa
mort… Par ailleurs, en matière d'honneurs et de charges, Salieri ne
boxait pas dans la même catégorie, et n'était nullement menacé par
Mozart – on dispose de surcroît d'assez nombreux témoignages illustrant
une certaine bonté chez lui, aidant
volontiers
les compositeurs désargentés ou moins bien installés dans les honneurs
et les commandes que lui-même. (Le hasard des injustices littéraires
fait qu'il s'agit d'un des fort rares compositeurs à sembler, dans le
privé, assez sympathique !)
Interprètes :Philharmonia Orchestra, Pietro Spada Label :ASV (1994) Commentaire 2 : Le
tempo de l'Ouverture des Horaces permet
de bien mesurer la distance avec une exécution conforme aux pratiques
d'époque : on dispose des minutages de Tarare
tel que représenté à l'Académie Royale de Musique, et ils sont
sensiblement identiques (à peine moins rapides) que ceux employés par
Rousset dans son enregistrement. Or ici, le tempo de Spada se révèle vraiment
plus lent, ce qui ôte leur efficacité à un certain nombre de figures
qui deviennent mélodiques alors qu'elles étaient conçues pour créer un
sentiment d'agitation et de danger. On est davantage habitué à ce
traitement dans les concertos
de Mozart, et ceux de Salieri sont proposés ici assez amples et romantisants ;
Pietro Spada (lui-même au piano) y joue au demeurant avec une jolie
rondeur assez délicate.
Le même problème se pose pour les Variations : nous n'avons
clairement pas affaire à une exécution musicologique. Cependant Spada
et le Philharmonia restent engagés
et nous font profiter d'un véritable grain,
intéressant dans la perspective de ces études d'orchestration. Les
autres choix, Peskó avec le
LSO (tout aussi monumental, mais vraiment pas propre) et Bamert avec les London Mozart
Players
(très lisses, orchestre de chambre tradi même si la pâte est
sensiblement plus légère – on perd beaucoup sur les effets de rythme et
de timbre) – qui a beaucoup fait pour ce répertoire sans toujours le
servir avec l'acuité qu'on pouvait espérer pour ces pages – se révèlent
moins satisfaisants.
Oui, ce n'est peut-être pas le disque le plus
accompli de cette série, mais en l'absence de version musicologique (le
Freiburger Barockorchester le jouait pendant la tournée de l'album
Salieri de Bartoli… mais sur le disque, il fallait laisser la place aux
airs), cela reste un témoignage indispensable si l'on s'intéresse un
peu à l'histoire de l'orchestration et à l'évolution des formes
musicales.
[[]]
Variation n°25 : violon et harpe solos sur tapis de cordes, avec
interventions
des premières chaises de bois, assez suspendu, mais avec une
progression dramatique.
Un peu de
contexte : Salieri, l'homme de l'avenir
◊
Troisième étape de sa postérité : depuis la fin des années 1980, le
regain d'intérêt pour le répertoire ancien (i.e. pré-1800) dans des
interprétations « informées » permet, en les exécutant correctement, de
rendre leur lustre à des corpus qui n'étaient pas restés au répertoire
comme les Mozart. Le disque documente
ainsi progressivement de plus en plus de ses œuvres : musique
pour vents, concertos, Requiem, oratorios, lieder, ouvertures
d'opéras (vraiment pas le meilleur de son œuvre, c'est sûr qu'il ne
faut pas comparer ça avec les Mozart…), airs
d'opéra (Bartoli, Damrau) et opéras intégraux (dans des conditions
d'enregistrement de plus en plus luxueuses, témoin les trois opéras
français chez Aparté et les derniers bouffes parus chez Deutsche
Harmonia Mundi), il en existe de plus en plus (plusieurs dizaines si
l'on compte les disques non-monographiques). Et parfois en plusieurs
versions (pas toujours bonnes, comme en attestent justement ces Variations sur la Follia)
; on commence à se pouvoir se représenter, en tout cas, certaines des
(nombreuses) raisons du succès de
Salieri en son temps et au delà – les
strophes du raccourcissement génital de Calpigi ont ainsi servi à de
d'illustres chansonniers dans les décennies suivantes (dont Béranger,
par trois fois !).
◊
Lorsque, ainsi que les colons anglais de Delibes réunis en quintette,
on raisonne froidement : l'observation du corpus disponible de Salieri
révèle un legs inégal (celui
de Mozart l'est aussi), avec des œuvres qui sont réellement d'un
intérêt mineur (des opéras italiens en général plutôt bons, mais pas
tous pourvus du même relief, et aucun d'un niveau comparable aux Da
Ponte de Mozart) mais aussi et surtout des
gemmes d'une valeur inestimable, qui traversent les époques et annoncent le drame durchkomponiert (Tarare),
osent des pas de côté étonnants dans la gestion dramaturgique et musicale (La Grotta di Trofonio, Les Horaces), ou bien instaurent
une conception de l'orchestration
moderne qui apparaît, telles ces 26 Variations orchestrales.
Véritablement l'un des compositeurs majeurs de son temps, ni plus ni
moins que Gossec, Haydn, Mozart ou (Pavel) Vranický.
[[]]
[[]]
Début de l'oratorio : la prière de Jésus.
☼
Je n'étais pas satisfait du précédent épisode sur Cartellieri, trop
ancré dans les années 1790. J'ai donc longuement cherché et
hésité.
■ Sémiramis de Catel ? Assurément un des
chefs-d'œuvre de la décennie, dans un style qui est au delà de Gluck,
tout en en conservant le modèle, et le disque Niquet est supérieurement
accompli. Mais l'opéra français est un des sujets les plus traités sur
CSS, on en trouve déjà beaucoup de représentants dans ce parcours, je
ne voudrais pas biaiser ma liste plus qu'il n'est nécessaire. [Vous
remarquerez que son écriture chorale pour chœur d'hommes est très
similaire à celle du Christ au Mont
des Oliviers !]
■ Méhul ?
□
La Première
Symphonie,
sa plus intéressante, est certes tempêtueuse, mais quoique plus hardie,
moins séduisante et atmosphérique que Cartellieri que je viens de louer
– et aucune version, même Minkowski, ne me convainc pleinement. □
Joseph ?
Cas très intéressant d'opéra comique subverti (fable religieuse tout à
fait sérieuse), avec
ses véritables fulgurances, mais il n'en existe que deux versions
anciennes (Josef Traxel !) traduites en allemand et sans les dialogues
; ou bien une version française avec Lawrence Dale, réussie mais aux
numéros totalement bouleversés en lien avec les représentations de
Compiègne qui redéployaient le livret dans un sens différent.
□ Uthal ?
Très bel opéra, dont la particularité, pour créer une atmosphère
ossianique adéquate, est de n'utiliser aucun violon, dont il a
abondamment été question sur CSS. Mais ce n'est pas forcément un
chef-d'œuvre absolu en soi, quoique passionnant.
□ Quant à Adrien,
bijou superlatif, sommet de la pensée dramatique française, il a été
représenté en 1799 mais achevé dès 1791.
■ Le Quatuor clarinette-cordes de Hummel,
les Quatuors à cordes de Krommer,
les Quatuors à cordes et Trios piano-cordes du mémorialiste Gyrowetz ? Il existe de très
belles choses dans ces corpus, encore très marquées par le style
classique, et les enregistrements de Gyrowetz, toujours haydnien mais
déjà un peu plus tourné vers une esthétique lyrique, disposent d'une
finition extraordinaire (Pleyel Quartett Köln chez CPO, plus encore
Fortepiano Trio chez NCA). Après avoir préparé une notule, j'y ai
finalement renoncé : le projet de la série est de proposer des disques
extraordinaires ; or la musique, quoique très bien écrite, n'en est pas
forcément singulière au point de lui confier une décennie entière.
(Oui, la charnière 1800 est assez mal documentée, il manque énormément
de jalons majeurs au disque.)
■ Reste Beethoven, bien sûr. Je
me suis interdit de mentionner les Quatuors
; je pourrais toujours recommander une des intégrales incroyables
(Takács, Pražák, Leipziger, Italiano, New Orford, Belcea, Cremona,
Lindsay…) ou des anthologies à couper le souffle (Jerusalem,
Terpsycordes, Borodin-Virgin, Brentano), mais à quoi bon, vous les
connaissez ou les connaîtrez sans moi. J'en suis donc venu au
répertoire moins fréquenté chez lui, la formidable Messe en ut et… le Christ au Mont des Oliviers.
Édition antérieure, avec un visuel probablement plus proche de
la douceur de ton de l'œuvre.
[[]]
[[]]
Chœurs de soldats.
Alors Jésus s'en
vint avec eux en un lieu appelé Gethsémané ; et il dit à ses Disciples
: asseyez-vous ici, jusques à ce que j'aie prié dans le lieu où je vais.
Et il prit avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, et il commença
à être attristé et fort angoissé.
Alors il leur dit : mon âme est de toutes parts saisie de tristesse
jusques à la mort ; demeurez ici, et veillez avec moi.
Puis s'en allant un peu plus avant, il se prosterna le visage contre
terre, priant, et disant : mon Père, s'il est possible, fais que cette
coupe passe loin de moi ; toutefois non point comme je le veux, mais
comme tu le veux.
(Matthieu 26;36-39. Traduction Martin 1744.)
Un peu de
contexte : synopsis
Le sujet est simple : l'agonie
du Christ à Gethsémani.
Il se recueille en proie à l'angoisse de la mort. L'ange compatit avec
lui depuis les nuées (duo). Les soldats interviennent ; les disciples
sont effrayés, Pierre fou de rage veut s'interposer mais Jésus le
retient. Il accepte son sort, est emmené, et le chœur chante la louange
de son courage et le sens de son sacrifice. Ceci occupe cinquante-cinq
minutes. Trois solistes
pour trois personnages
seulement : un ténor (Jésus pas dans sa meilleure forme),
une soprane (un séraphin – ange biblique à trois paires d'ailes)
et un baryton (Pierre toujours vénèr). Le
chœur incarne tour à tour les anges (déconnectés de la réalité), les
soldats (méchants), les disciples (veules).
Compositeur :Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) Œuvre : Christus am Ölberge – « Le Christ au Mont des Oliviers
» (oratorio, 1803) Commentaire 1 : La
partition se distingue par son ton inhabituellement
méditatif pour du Beethoven, bien qu'évoquant en de nombreuses
instances Fidelio. Sans
insister sur l'angoisse de cette nuit, elle souligne cependant, de
façon assez lumineuse, la part humaine (ou l'essence, je
n'entre pas dans ces débats, je tiens encore un peu à la vie)
de Jésus, et se limite, dialogue avec l'Ange excepté, à l'explicite de
l'Évangile : appréhension, prière, soldats, Pierre. La grâce suspendue
de ces moments (ou le caractère très motorique et entraînant, quoique
hostile, des interventions des soldats – qui n'est pas sans
ressemblance avec les opéras à venir de son admirateur Schubert) est
assez particulière, d'un mélodisme pas toujours évident, mais toujours
élancé et prégnant. Une sorte d'abstraction qui prend chair – tiens,
tiens.
Il s'agit d'une composition particulièrement atypique chez
l'emporté et solennel Beethoven, pleine d'une tendresse qu'on lui
connaît peu, sans doute parce qu'il reste un peu de Haydn çà et là,
mais comme assoupli par le romantisme naissant. Pour autant,
l'inspiration en est très réelle ; rien de neuf ou de fondateur ici, et
cependant l'intensité qui lui est propre demeure – on peut en dire
autant, dans une tout autre veine, des chants des Îles Britanniques.
Interprètes : Keith
Lewis, Maria Venuti, Michel Brodard ; Stuttgart Gächinger Kantorei, Stuttgart Bach Collegium, Helmuth Rilling Label : Hänssler (1993) Commentaire 2 : Cet
oratorio a finalement été peu enregistré pour du Beethoven (une
douzaine d'enregistrements, et seulement trois dans les 25 dernières
années : Spering, Nagano, Segerstam). Et Rilling est mieux qu'une
valeur sûre : je ne vois pas d'oratorio ou de messe, de Bach à Britten
en passant par Mendelssohn et Bruckner, où il n'ait touché juste : orchestre informé
(net, mais pas sans moelleux au besoin), chanteurs superlatifs
(sopranos toujours limpides et fruités, et ici en sus le moelleux
infini et l'éloquence de Keith Lewis, réellement d'un autre monde), chœur sûr comme le
sont les ensembles allemands, mais offrant une chaleur moins
accoutumée… Ici, de surcroît, il réussit particulièrement l'atmosphère
nocturne, avec cette impression que la musique émerge du silence.
Alors il était
nuit et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc ainsi qu'un mort de son linceul ;
Les disciples dormaient au pied de la colline.
Parmi les oliviers qu'un vent sinistre incline
Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ;
Triste jusqu'à la mort ; l'oeil sombre et ténébreux,
Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe
Comme un voleur de nuit cachant ce qu'il dérobe ;
Connaissant les rochers mieux qu'un sentier uni,
Il s'arrête en un lieu nommé Gethsémani :
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre,
Puis regarde le ciel en appelant : Mon Père !
(Vigny, Le Mont des Oliviers)
Un peu de
contexte : un livret
L'œuvre illustre à la perfection le genre
intermédiaire de l'oratorio :
contrairement aux pièces de la liturgie, une œuvre qui ne s'insère pas
dans un office, mais qui raconte un épisode sacré, avec une action
dramatique. Dans le même temps, cette action reste embryonnaire et ne
satisfait pas au besoin d'intrigue
qu'on trouverait dans un opéra.
Beethoven était tout à fait insatisfait du livret de Franz
Xaver Huber (et son éditeur,
Breitkopf, concordait), mais s'était trouvé face à la difficulté de
retoucher à la marge le texte – cela ne réglait pas les problèmes. Il
exprime dans une lettre, vingt ans plus tard, qu'il aurait préféré
mettre en musique Homer, Schiller ou Klopstock : si ces poètes ont une
syntaxe difficile, au moins ils valent les efforts pour les mettre en
valeur.
Un peu de
contexte : création
En tant de fraîchement résident au Theater an der Wien – il
habitait dans le théâtre – fondé par Schikaneder (lieu de
création de la Flûte Enchantée),
Beethoven a présenté plusieurs concerts de créations particulièrement
importants dans ces murs, notamment la Troisième Symphonie (1805), la
première version de Fidelio (1805),
le Concerto pour violon (1806) et bien sûr le fameux concert du 22
décembre 1808 où étaient programmés le Quatrième Concerto pour piano,
la Fantaisie Chorale, les Cinquième et Sixième symphonies !
Cette soirée du 5
avril 1803 était au moins aussi importante, puisqu'il
présentait, outre son Troisième Concerto pour piano, ses deux premières symphonies !
Les musiciens, épuisés comme on peut l'imaginer par ces musiques assez
denses (les deux symphonies étant assez éloignées des standards de
l'époque, en particulier la Seconde, exigeante et très originale), ont
dû être amadoués par des boissons offertes par le prince Lichnowsky
pour accepter d'opérer un nouveau filage, non prévu, de l'oratorio !
La réception mitigée n'a pas empêchée l'œuvre d'être
reprise plusieurs fois jusqu'à l'année suivante, avant sa publication
seulement en 1811, avec quelques corrections.
Complément
discographique :
Il aurait aussi été possible de mentionner, pour
cette décennie, la fougueuse (quoique plus suspendue que la déferlante Missa Solemnis en ré) Messe en ut. Il en existe en
particulier un enregistrement de Richard Hickox avec son ensemble sur
instruments anciens – contrairement à ce que pourrait laisser préjuger
sa dilection pour le répertoire anglais du XXe siècle plein de vapeurs
et de courbes, Hickox dirige Beethoven, comme en témoigne son intégrale
des symphonies avec le Northern Sinfonia, avec la meilleure qualité
d'articulation possible.
Ainsi le divin
fils parlait au divin Père.
Il se prosterne encore, il attend, il espère,
Mais il renonce et dit : Que votre Volonté
Soit faite et non la mienne et pour l'Eternité.
Une terreur profonde, une angoisse infinie
Redoublent sa torture et sa lente agonie.
Il regarde longtemps, longtemps cherche sans voir.
Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir.
La Terre sans clartés, sans astre et sans aurore,
Et sans clartés de l'âme ainsi qu'elle est encore,
Frémissait. — Dans le bois il entendit des pas,
Et puis il vit rôder la torche de Judas.
(Vigny, Le Mont des Oliviers)
Dans une perspective tout à fait opposée à celle de Huber,
évidemment (on est à la fin des années 1830, aussi).
[[]]
L'entrée en matière tempêtueuse de la Première
Symphonie.
☼ Je m'aperçois, en complétant mes recherches pour cette notule,
que la date de première édition, inscrite sur la publication des Première et
Deuxième Symphonies, est de 1793.
Les deux autres étant stylistiquement
proches, il est probable qu'elle aient aussi été composées dans les
années 1790 – les dates de composition exactes des quatres symphonies
sont inconnues. Néanmoins, considérant que je souhaitais à la fois
éviter
de multiplier exagérément les œuvres vocales dans ce parcours (déjà
abondantes sur CSS) et m'en
tenir à des œuvres considérables, le choix discographique dans la
décennie 1800 n'était pas considérable. Cartellieri est de la
génération de Beethoven (voire Méhul), et ces symphonies partagent une
forme d'ardeur assez étrangère au style classique, même le plus
gluckisé. Cartellieri étant mort à 34 ans dans la décennie 1800, je me
permets donc cette extrapolation
– stylistiquement, il se situe à la confluence, à la fois baigné de ses
maîtres et doté de quelques caractéristiques d'avant-garde pour les
années 1790. Disque formidable par ailleurs, vous ne me blâmerez pas de
ma hardiesse, je crois.
Un peu de
contexte : génération 1770
Antonio Casimir Cartellieri naît à Gdańsk (encore polonaise pour
quelques années), d'une mère lettonne
au patronyme germain (Mlle
Böhm) et d'un père milanais.
Il étudie à Berlin et Vienne, fréquente Beethoven d'assez près pour
être dans l'orchestre lors de la création de l'Héroïque (au violon) et du Triple Concerto… Ses biographes
estiment possible / probable qu'il ait étudié avec Salieri.
Sa musique est encore de style classique – que ce soit dans
ses concertos pour clarinette parents de Mozart et Krommer, mais aussi
dans ses finals haydniens de symphonies, ou dans la forme de ses
mouvements lents (mélodies accompagnées, variations, part des
instruments solistes) comme rapides (développements brefs dans les
formes-sonates, assez proche des canons).
Pourtant il laisse aussi percevoir un sens du contraste et une agitation passionnée qui évoquent,
en certains endroits, des propositions de Beethoven (qui n'arriveront,
dans le domaine symphonique, que dix à quinze ans plus tard).
Compositeur :Antonio Casimir CARTELLIERI
(1772-1807) Œuvre :4 Symphonies
– à partir des années 1790 Commentaire 1 : La première symphonie, en ut mineur,
est à mon sens la plus marquante – la plus enflammée, la moins
classique, ou du moins la plus marquée par le classicisme fiévreux du
théâtre postgluckiste. Son premier mouvement fait entendre, au sein
d'une forme traditionnelle, des fusées descendantes de cordes &
bassons comme part thématrique, des sforzando
insistants, quelques transitions harmoniques un peu plus romantiques,
ou cette incroyable montée & descente en notes répétées, pendant
neuf mesures de la fin du premier Allegro.
Beaucoup de débuts semblent très marqués par Mozart
(ou ces unissons des menuets en mineur !), comme celui de la Quatrième,
très parent des « Linz » et « Prague », de finals par Haydn, mais
pas d'épigone ici, cette musique possède sa saveur propre – celle de la
jeunesse ? –, et une qualité mélodique absolument remarquable. Si vous
êtes lassés des meilleurs Haydn, Mozart et… Vranický, si vous aimez les symphonies de Méhul…
vous devriez être enchantés.
Interprètes :Evergreen Symphony Orchestra, Gernot
Schmalfuss Label : CPO (2012) Commentaire 2 : L'énergie,
la verdeur, la conscience stylistique sont admirables, dans cet
enregistrement une fois de plus remarquablement capté par CPO – a fortiori pour un orchestre aussi
jeune (2001 !), recruté dans un aussi petit pays (et on peut se figurer
qu'il est compliqué pour un orchestre taïwanais de recruter alentour
avec l'influence chinoise à l'œuvre), et qui n'est pas du tout
spécialisé dans ce répertoire. Le résultat est tout à fait remarquable,
au niveau des orchestres européens les plus rompus aux symphonies de
cette période.
La fin de la partie de violon I de l'Allegro de la Première
Symphonie.
[[]]
La qualité mélodique et les solos délectables de
l'Adagio de la Première Symphonie
Un peu de
contexte : orchestres taïwanais Le cas des orchestres
taïwanais pourrait aisément rejoindre ceux de Berlin, Francfort ou des
Pays-Bas, déjà traités dans la série consacrée aux noms & lieux
(ambigus) des orchestres. En effet, il existe beaucoup de formations,
et aux noms très similaires.
♦ National Taiwan Symphony Orchestra,
le plus ancien (1945), sis à Wufeng (les autres, sauf mention
contraire, résident à Taipei).
♦ National
Symphony Orchestra (1986), celui qui est en résidence à l'Opéra
et dans la grande salle de concert, connu par quelques enregistrements
à l'étranger sous le nom de Taiwan
Philharmonic (d'assez beaux disques du grand répertoire avec
Herbig).
♦ National Chinese Orchestra
Taiwan (1984), dépendant du Ministère de l'Éducation.
♦ Taipei Chinese Orchestra (1979),
dépendant du Ministère de la Culture.
♦ Taipei Century Symphony
Orchestra (1968).
♦ Taipei
Symphony Orchestra (1969), le second orchestre le plus
important, à en juger par ses chefs étrangers et plus prestigieux.
♦ Taipei Philharmonic
Orchestra (1985).
♦ Chamber Philharmonic Taipei
(2008).
♦ Kaoshiung City Symphony
Orchestra (1981), privatisé depuis 2009.
Un peu de
contexte : orchestres d'entreprises
L'Evergreen Symphony Orchestra,
bien qu'il joue pour large part de la musique
traditionnelle orchestrée en version symphonique, ne tire pas
son nom de son répertoire mais de la société
qui l'a créée, un consortium d'entreprises spécialisées dans la
livraison (voire l'hôtellerie). Ce n'est pas un cas unique dans l'île,
il existe aussi le Chimei Symphony
Orchestra, créé en 2003 par le groupe Chimei, installé dans
l'industrie du plastique !
Un peu de
contexte : les chefs d'orchestre étrangers à Taïwan Gernot
Schmalfuss, ancien hautbois solo du Philharmonique de Munich,
membre de l'excellent ensemble chambriste Consortium Classicum, chef de
l'orchestre du Conservatoire R. Strauss de
Munich, ancien directeur du Conservatoire de Detmold, fait partie des
assez nombreux chefs centre-européens à avoir occupé des fonctions de
directeur musical dans les orchestres de Taipei. Car, après les
fondateurs locaux, on trouve beaucoup de noms qui ont aussi exercé à
des postes assez importants à l'Ouest (on peut supposer qu'il s'agit
d'une charge attractive, bien rémunérée et avec des musiciens très
compétents) : András Ligeti, Eliahu Inbal (et Fischer-Dieskau Jr) pour
le Taipei SO, Günther Herbig pour le Taiwan National SO (Taiwan
Philharmonic)…
Complément
discographique :
Les concertos pour
clarinette (au nombre de trois, et au moins un double concerto)
méritent définitivement le détour, parmi les plus beaux de leur
génération – leur élan et leur veine mélodique les placent largement, à
mon sens, au niveau de Mozart, Krommer ou Weber (ils ont même ma
préférence, je dois dire). C'est par là que Cartellieri a été restitué
au public, avant la parution de ces symphonies (chez Gold MDG, que vous
ne trouverez pas en dématérialisé).
Il existe aussi de jolis divertimenti gravés, justement, par
le Consortium Classicum (chez CPO) où officiait notre chef du jour,
plaisants sans être majeurs, et un oratorio
(en italien) consacré à la Nativité (chez Capriccio), qui ne m'a pas
paru particulièrement singulier ni saillant. À l'heure actuelle, on
attend toujours la remise au théâtre de ses opéras…
À noter également : un
ensemble de trio (piano-cordes) a pris le nom du compositeur,
mais n'a pour l'heure rien gravé de lui ! (Pas sûr qu'il en ait
composé d'ailleurs, ce n'est vraiment pas la formation reine de ces
années-là.) Il existe au moins un disque d'eux, consacré à Turina,
Takács et Piazzolla.
… oups :
Alors que cette notule est déjà bien avancée, à force de réécoute du
corpus, de plongée dans la partition, je m'aperçois que l'on entend
tout de même très bien la veine certes post-Mozart,
mais vraiment pré-1800 de ces
symphonies. Je suis un peu gêné de l'avoir proposée pour cette
décennie. Je me ferai peut-être pardonner en publiant une véritable
entrée pour 1800. Ce n'est pas un drame, voilà fort longtemps que je
souhaitais distinguer Cartellieri – c'est notule faite.
[[]]
Laurette et Thomas entraînent toute l'assistance dans leur
chanson patriotique (et quand même surtout à boire).
☼ Déjà souvent mentionné dans ces pages, mais jamais commenté en
détail, ce bijou irrésistible m'accompagne à chaque élection – quel que
soit le résultat, je fais sonner Le
Triomphe de la République. Parce qu'il est toujours bon de se
rappeler ses privilèges de citoyen libre, dans un monde où ils ne sont
pas majoritaires ; mais aussi (d'abord ?), il faut bien l'avouer, parce
que toutes les occasions sont bonnes pour se blottir les oreilles dans
ce petit concentré de jubilations diverses.
[[]]
Étonnant hymne au soleil pour trois voix a cappella (avec quelques
ponctuations de basson).
(On rencontre le même procédé plus loin pour la grâce
faite aux ennemis vaincus.)
Compositeur :François-Joseph GOSSEC (1734-1826) Œuvre :Le Triomphe de la République ou le
Camp de Grand-Pré (1792) Commentaire 1 : Cet oratorio profane célèbre la victoire
de Valmy (titres provisoires : Le
Triomphe de la Liberté, La
Trêve interrompue). Des militaires y racontent le combat, des
villageois viennent faire des danses de fraternité avec les ennemis
vaincus (les adversaires sont des hommes victimes des tyrans) ; domine
surtout une couleur locale folklorique, des airs à danser et des
chansons à boire, des hymnes (au soleil !)… entrecoupé de quelques
récitatifs issus du grand genre tragique (l'annonce de la victoire par
le Maire, le récit figuratif du Général, la bénédiction de la Déesse de
la Liberté), et épousant de très près les images convoquées dans le
discours (nombreux coups de canon – l'Ouverture figure même, par des
fusées descendantes, la fuite des ennemis !).
Ce qui devrait être une grande foire se trouve
sublimé par la plume de Gossec,
qui fait de chaque récit un moment de bravoure, de chaque danse un tube
irrésistible. Il pousse particulièrement loin l'inclusion de la veine folklorique à
la veine épique – ce qui est quasiment la seule caractéristique
musicale propre à la Révolution Française. La joie
incantatoire qui se dégage de cette œuvre pourtant très didactique
(jusque dans la dramaturgie : Laurent et Thomas passent cinq minutes à
expliquer pourquoi ils sont là, comment ils ont écrit les couplets, par
quel artifice ils connaissent par cœur une chanson alors que la
bataille est à peine finie… la vraisemblance à son degré ultime et
fastidieux) surprend par sa force immédiate de persuasion : chaque
section est à la fois très individualisée (avec sa couleur propre au
sujet de chaque danse, hymne, récit) et façonnée d'un soin mélodique,
baignée d'une lumière… intense.
Une des œuvres les plus densément gaies que je connaisse.
Et l'on pourrait s'arrêter sur la quadrature du cercle de chaque
numéro, tous sont à la fois immédiatement séduisants et très finement
écrits. Cet assemblage hétéroclite (certaines portions sont d'ailleurs
tirées de compositions antérieures) ne ressemble à rien d'autre, ni aux
tragédies, ni aux opéras comiques, ni aux cantates peu dramatiques, ni
aux oratorios, ni même aux opéras de la période révolutionnaires, plus
souples. Ce serait le Tarare de
la musique de circonstance, en quelque sorte – mais dans un style plus
champêtre-sautillant que dramatique-explosif.
[[]]
Divertissement final d'un opéra mythologique ou air de guerre ?
Interprètes : Salomé
Haller (Laurette), Antonella Balducci (Déesse de la Liberté),
Guillemette Laurens (Aide-de-Camp), Makato Sakurada (Thomas), Claudio
Danuser (Général), Philippe Huttenlocher (Vieillard), Arnaud Marzorati
(Maire) ; Chœur de la Radio Suisse Italienne de Lugano, Coro Calicantus, I Barocchisti, Diego FASOLIS Label :Chaconne, la déclinaison baroque de
Chandos (2006, enregistrement 2002-2005) Commentaire 2 : Il
n'existe qu'une seule version de
l'œuvre ; les Arts Florissants l'ont donnée à l'occasion du
Bicentenaire de la Révolution, avec beaucoup d'autres pièces de
circonstance de Gossec ou Méhul, mais cela n'a jamais été publié.
Ce qu'en font I Barocchisti tire le meilleur parti
de l'œuvre : l'orchestre est
d'une grande vivacité (sans ce sens vigoureux de la danse, tout
s'effondrerait probablement), les
chanteurs tous pénétrés de la circonstance et très engagés. La
saveur étrange de Guillemette Laurens et l'éloquence limpide de Salomé
Haller sont tout particulièrement délectables, mais même ceux qui ont
davantage de difficulté avec l'accent français le disent avec beaucoup
de conviction et sans grimacer.
Une aussi belle exécution pour une œuvre aussi
singulière et roborative, voilà qui concourt à un disque de l'île
déserte – ou en tout cas, compatible avec chaque célébration, chaque
élection. Ce que je ne me prive pas de faire, et puis vous inviter, si vous aimez la danse, à accourir
tous, boire du vin de France et
danser avec nous.
[[]]
La bénédiction de la Déesse de la Liberté.
Un peu de
contexte 1 : le style révolutionnaire
Une notule entière
tente d'expliciter pourquoi – pour des raisons liées à la fois à la
nature de cet art, et à l'Histoire elle-même – il n'a pas existé à
proprement parler de style
révolutionnaire
en musique. J'aurais tendance à nuancer mon propos désormais, dans la
mesure où les chansons populaires y occupent tout de même une place
telle que la hiérarchie des genres s'y trouve profondément brouillée,
et où la veine mélodique et rythmique s'ajustent grandement au fil des
années 1790.
Mais il est vrai que cette musique ne diffère en
rien
fondamentalement de celles des 1780,
et que la documentation
discographique dont nous disposons ne permet pas réellement de juger
finement de ces changements sur un vaste corpus. (Les partitions, du
fait de leur courte durée de vie – œuvres de circonstance, et de toute
façon changements rapides de régime –, sont difficilement accessibles
pour la plupart, à moins d'être chercheur.)
Toutefois, s'il existe une œuvre parangon d'un hypothétique style
révolutionnaire, c'est bien ce Triomphe
de la République
: langage postgluckiste mais libéré de sa gangue hiératique, quantité
de chansons et danses populaires… Et bien sûr ce livret pompeux de
Marie-Joseph Chénier, un délice d'outrances matamores servies au fil de
farandoles guillerettes – et de protestations d'amitié entre les
peuples.
Un peu de
contexte 2 : Gossec Contemporain de Haydn, Gossec est déjà un
homme mûr lorsque sa carrière s'épanouit dans les années 1770 – Sabinus,
sa première tragédie en musique, date de 1773, et manifeste déjà le
style dit « gluckiste » avant même la présentation du premier
ouvrage
de Gluck à Paris ! (ce qui soulève beaucoup de questions) Directeur général de l'Opéra à
partir de 1782, Gossec dont le Te Deumde 1779avait
été très remarqué… est adopté par la Révolution comme le grand musicien
des cérémonies officielles – il écrit même un autre Te Deum pour la Fête de la
Fédération (!) du 14 juillet 1790, puis la première orchestration de la Marseillaise en
1792 (sous une forme dramatisée appelée Offrande à la Liberté,
une cantate incluant d'autres numéros). Son grand âge lui permet de
connaître également la Restauration, sous laquelle il achève sa
carrière… avec un Te Deum
(1817).
Ses symphonies,
inhabituellement fouillées et polyphoniques (telle
la célèbre « Symphonie à 17 parties » de 1809), marquent aussi un
tournant du genre vers une substance musicale supérieure (et ton plus
sérieux / romantisant) – comme pour sa Messe des mortsde 1760, beaucoup plus sombre et « subjective » que ses
équivalents
contemporains (qui n'hésitaient pas à écrire de jolis Requiem en majeur
avec des sections sautillantes comme du seria).
En somme un très grand représentant de tous les genres, même si ses
Quatuors ne marquent pas une rupture aussi nette que dans les autres
domaines. Un peu de
contexte 3 : une commande
C'est ainsi tout naturellement qu'à l'occasion de la
victoire de
Valmy, le choix du compositeur de la célébration se porte sur
Gossec,
pour undivertissement lyrique
destiné à être joué sur la scène de
l'Opéra. Côté livret, c'est Chénier
cadet (Marie-Joseph) qui est mandaté ; il est passé de mode
aujourd'hui
– il faut dire qu'il survit, le vilain, à la période –, mais il était
alors une figure proéminente. Politique d'abord : membre duClub des
Cordeliers (celui de Marat, Danton, Desmoulin, Fabre
d'Églantine,
Laclos… farouchement contre la royauté), député votant la mort du roi.
Littéraire ensuite : outre des épîtres en vers et autres textes
engagés, on lui doit beaucoup de pièces
historiquesà visée
émancipatrice / édifiante, souvent en
délicatesse avec la censure : sous l'Ancien Régime avec Charles IX ou la Saint-Barthélémy
(autorisé seulement à l'automne 1789), Caïus Gracchus
(1792, interdite – « Des lois, et non du sang ! » fut lu comme une
critique envers le nouveau pouvoir), et toutes sortes de sujets très
connotés « Lumières » — Brutus et
Cassius, Jean Calas, Fénelon… Ainsi que diversestentatives d'adaptation de la
tragédie grecque (Œdipe-Roi, Œdipe à Colone) ou de Shakespeare (Brutus & Cassius, précisément)
au patron de la tragédie (néo)classique.
Ce parcours, malgré les controverses qui
l'entourent, laisse
figurer la facilité avec laquelle le poète a pu se couleur dans
l'exercice d'un divertissement idéologique de commande, en faveur des
vainqueurs de Valmy.
Seulement dix représentations, l'accueil critique
fut un peu dépité eu égard aux noms engagés et aux promesses faites,
mais le public (à cause de l'œuvre, de l'exaltation de la victoire ou
de la pression sociale, je n'en sais rien, il existe sans doute de la
documentation plus approfondie sur ce sujet) très chaleureux.
[[]]
Le très-primesautier « Mort, frappez les rois d'épouvante ! ».
[[]]
Le long, spectaculaire, prégnant Adagio d'un quart d'heure.
Compositeur :Pavel VRANICKÝ (1756-1808), mieux connu sous son
équivalent allemand Paul WRANITZKY Œuvre :Symphonie en ré majeur Op.52 (1786) Commentaire 1 : Pavel
Vranický, né en Moravie, exerçant à
Vienne, fut une figure considérable de
cette ville, admiré de Mozart, Goethe (qui voulut collaborer avec lui),
Haydn, Beethoven (qui l'appréciaient comme chef), et plus tard Fétis.
Il n'est pas inconnu aux lecteurs de CSS (du moins ceux qui en font
lecture depuis une dizaine d'années) : j'ai déjà mentionné avec une
intense admiration un de ses opéras et proposé ses symphonies pour réfuter (très partiellement) la thèse selon
laquelle seuls Haydn et Mozart auraient écrit des symphonies classiques
de premier plan – autant il est vrai qu'ils planent très au-dessus de
l'immense majorité des compositeurs de symphonies du temps, autant
celles de Vranický s'y mesurent sans rougir.
Celle-ci est peut-être sa plus belle (l'opus 11, en ut
mineur, est fabuleux aussi). De forme tout à fait traditionnelle (tel
ce grand adagio pointé avant le premier mouvement rapide), elle se
distingue cependant par la qualité
individuelle des mouvements : la veine mélodique est
immédiatement prégnante (et vraiment proche du dernier Mozart ou, selon
les cas, du plus grand Haydn), les bois y effectuent un beau travail de
coloration comme dans les dernières symphonies de Mozart, et il explore
aussi des éclats plus martiaux qu'on associe beaucoup moins aux autres
(les batteries de cordes et échos de trompettes en réponse aux rebonds
syncopés des cordes dans le rondeau final, ou ces étonnants contrechants de trompette très présents dans le menuet). La virtuosité et la joie
qui s'exhalent des montées furieuses de violoncelle ou de l'enflement
de l'adagio varié évoquent aussi le ton de la Première Symphonie de
Beethoven (voire, pour la partie en mineur de l'Adagio, l'explosion au
centre de la Marche funèbre de l'Héroïque
!), sans en atteindre le point de rupture. Une très grande œuvre de son
temps, pas aussi hardie qu'Oberon,
mais une sorte de résumé de ce qui se produit alors de plus abouti,
jusque chez les meilleurs compositeurs d'alors, et non dépourvu de son
charme singulier.
Interprètes :Dvořákův komorní orkestr (Orchestre de chambre Dvořák), Bohumil Gregor Label :Supraphon
(1988) Commentaire 2 : Malgré
la parution plus récente de la Radiophilharmonie de Hanovre
(Griffiths), la plus belle version demeure celle de l'Orchestre de
chambre Dvořák, chez Supraphon. Certes, on est avant la Chute du Mur,
et la notion d'exécution musicologique n'a pas encore atteint cette
portion de l'Europe, mais cette version bénéficie de timbres très
serrés et vivaces typiquement tchèques, qui compensent très bien le
geste peut-être moins mordant de l'interprétation. Vibrato serré, bois
plein de verdeur, beaucoup de caractère – et investissement palpable
des interprètes dans le geste et le son.
J'ai choisi de mettre en grand la pochette d'origine
de la parution de 1990 (plus séduisante), mais je vous conseille plutôt
la réédition de 2006, qui
combine les deux albums des symphonies de P. Vranický par cette équipe
– la symphonie Op.36 et la grande en ut majeur Joie de la nation hongroise ne
sont pas aussi marquantes, mais considérant la faible représentation du
corpus au disque et la qualité des interprétations, il ne faut pas s'en
priver.
(Il existe aussi des symphonies gravées par Matthias
Bamert et les London Mozart Player, dans un genre
orchestre-de-chambre-confortable peut-être un brin mou.)
Compléments
discographiques :
La Symphonie en ut mineur Op.11
(composée en 1790), présente sur ce même disque, constitue aussi un
beau bijou, à écouter en priorité
– les autres publiées à ce jour sont belles, mais me paraissent moins
singulières et abouties que ces deux-là. Pavel
Vranický a aussi écrit des opéras,
dont un fabuleux Obéron, roi des Elfes,
singspiel ambitieux qui évoque davantage l'Oberon de Weber que la Flûte de Mozart, au livret de
laquelle il servit pourtant de modèle. Hélas pas encore édité au
disque, mais on trouve en revanche de très beaux quatuors.
La musique de son demi-frère Antonín (ou Anton en allemand) est à
peine moins remarquable, dans une veine assez comparable : symphonies,
quatuors, ce mérite aussi le détour !
… mais bien évidemment, pour la décennie 1780, si je ne vous en avais
pas déjà rebattu les oreilles pendant des années, sachez que c'est ce disque, à
paraître dans deux semaines, sur lequel je me précipiterais :
[[]]
Premier des deux mouvements de la Sonate en ut de 1775 (Wq.
65/47, H. 248).
☼
Nous arrivons à une période où les genres commencent à se
multiplier : il va devenir de plus en plus cruel d'arbitrer entre de
davantage de genres (musique de chambre ambitieuse, lied…) et d'écoles
nationales (opéras de langue allemande, éclosion du répertoire russe…).
Je tâcherai de diversifier au maximum, quitte à laisser de côté des
corpus essentiels. Le but restant de dresser une histoire de la musique
sous un maximum d'aspects… et de vous surprendre aussi (donc en
laissant de côté les titres que vous avez / allez forcément entendre,
voire ceux dont j'ai déjà beaucoup parlé dans ces pages). ☼
Privilégiant en général la densité musicale (ou le rapport au
texte) sur la virtuosité, il risque de manquer de piano prioritaire
dans la portion XIXe (surtout en excluant Chopin qui n'a pas besoin
d'être aidé…) ; aussi, en cette décennie capitale pour l'histoire de
l'opéra (imposition du langage classique dans le seria en Europe, réforme gluckiste
en France…), je propose un peu de musique pour clavier.
Un peu de
contexte : 1770 et C.P.E. Bach :
Deuxième fils du premier mariage de J.S. Bach,
C.P.E. Bach s'est illustré également dans la musique sacrée avec de
fort nombreux Motets, Cantates, Oratorios, Passions, mais son rayonnement reste surtout lié à lamusique pour clavier – claveciniste
et clavicordiste émérite. Il est l'auteur d'une méthode importante sur le jeu au
clavier (Essai sur l'art véritable de
jouer du clavier) incluant aussi bien les doigtés (par accord et
par enchaînement d'accord) que l'ornementation et l'improvisation. Sa
musique instrumentale solo ne fut pas particulièrement fêtée par les
commanditaires, pour ce que j'en ai lu, mais admirée des autres
compositeurs, dont Haydn.
Second sujet d'admiration, dont il ne sera pas
question dans cette notule : Emanuel Bach est le premier compositeur (célèbre) à
avoir écrit ce qui s'apparente à des
lieder au sens du XIXe siècle (voix accompagnée au clavier). Son
œuvre la plus célèbre dans ce domaine a même la particularité d'être
écrite sur des poèmes d'édification religieuse (les Odes du philosophe Gellert) – mis
en musique à son tour par Beethoven. Point de départ d'un genre entier.
Compositeur : (Carl Philip) Emanuel BACH (1714-1788) Œuvre :Sonate en utH.248 (1775, publication posthume) +
Sonate en la H.146 (1765,
publication 1779) Commentaire 1 : Les
Sonates d'Emanuel Bach peuvent s'expliquer comme des héritières de
celles de Domenico Scarlatti, souvent une idée mélodique / rythmique
répétée, et réexposée dans une seconde tonalité avec des modifications
mineures. Elles sont en revanche en plusieurs mouvements (deux ou
trois), dans un style de plus en plus clairement lié à l'écriture
classique (nature des rythmes et de la virtuosité, patrons
harmoniques…).
La Sonate en ut se distingue par un caractère
profusif, presque errant (on songe, toute distance stylistique bue, à
l'esprit des Fantaisies de Mozart, à certaines Sonates de Mendelssohn), ses tentations du silence
(énoncés nus comme un départ de fugue…), au sein d'un langage qui
demeure formellement assez austère, une étonnante rencontre, l'une de
ses sonates les plus surprenantes et nourrissantes. Celle en la est
plus simplement séduisante, mais là aussi une grande réussite dans
l'union de mélodies immédiatement séduisantes et d'un sens de la
poussée (notamment en agilant les rythmes par des triolets ou
sextolets), de l'harmonie aussi (qu'on sent dû par endroit à
l'influence de la pensée harmonique riche de son père-professeur).
Dans le cadre de la sonate (pré)classique, le corpus
de C.P.E. Bach contient un peu ce qu'on peut trouver de plus varié et
marquant (par rapport à Galuppi par exemple). De surcroît, on n'y souffre
pas encore des sommaires basses d'Alberti et autres platissimes accords
brisés dont abusent Haydn et Mozart…
Interprètes :Christopher Hinterhuber Label : Naxos
(2004) Commentaire 2 : Le
choix est vaste au disque, mais contraint par les pièces que je
souhaitais inclure. J'aurais volontiers recommandé le revigorant
mouvement liminaire de la Sonate en la H.133, pas exclusivement
engistrée par les organistes, mais elle n'était pas dans la bonne
décennie, et aucun disque ne contenait simultanément la H.248, d'un
intérêt musical supérieur si je mets de côté mes inclinations intimes
et mes madeleines santeuillées.
J'aurais évidemment été ravi de suggérer un
enregistrement sur pianoforte, mais il se trouve que le gigantesque
Hinterhuber (qui réapparaîtra en fin de parcours, dans un classique du
dernier quart du XXe siècle) prête son goût très sûr à ses doigts
d'airain : malgré le piano moderne surdimensionné, il offre une lecture
d'une limpidité et d'une netteté remarquables, au discours très
clairement organisé, sans fondu de pédale forte, sans rubato hors de saison, un diamant
qui va droit au but. Et la sélection des pièces est très avisée.
Complément
discographique :
Pourquoi ne pas aller voir du côté de l'orgue
? Il existe une superbe intégrale de Jorg-Hannes Hahn (chez
Cantate), sur des orgues historiques chaleureux et parfaitement
adaptés, dont le volume II contient mouvements de danse (Menuet,
Marche, Polonaise…), pièces isolées (Prélude, Fantaisie, Allegros,
Adagios), fugues et la fameuse sonate H.133.
[[]]
Premier mouvement de la symphonie par The English Concert.
Compositeur :Joseph HAYDN (1732-1809) Œuvre :Symphonie n°6 (1761) Commentaire 1 : Cette
symphonie constitue une étape importante à plusieurs titres.
♦ Elle marque un tournant assez
flagrant entre deux styles.
→
La forme générale est celle de la symphonie
classique : en quatre mouvements, menuet avec trio, usage du
développement de forme sonate dans les mouvements I et IV – c'es-à-dire
que deux thèmes
s'enchaînent reliés par des ponts, avant de se déformer et de se
mélanger, base de toute la musique instrumentale de Haydn jusqu'au
post-postromantisme du milieu du XXe siècle, par opposition aux
juxtapositions ou aux variations de l'époque baroque… →
Dans le même temps, la nomenclature est celle d'un concerto
grosso baroque : 1 flûte, 2 hautbois, 1 basson, 2 cors en ré, qui
prennent fréquemment le devant de la scène dans des traits exposés
quand ce n'est pas dans de véritables solos, comme dans le trio du
menuet (solos simultanés de basson et de contrebasse !). Le violon et
le violoncelle solos occupent aussi beaucoup d'espace, renvoyant à la
forme du concerto multiple très prisé du premier XVIIIe italien. Il
reste même une ligne de basse continue.
♦ À l'échelle de la carrière de Haydn,
elle marque le début de la résidence chez les Erterházy. Le thème donné
par le Prince était lié aux heures du jour, et l'effet d'illumination
du début (entrées en tuilages des vents sur une batterie lente de
cordes) évoque immanquablement un lever de soleil – procédé repris au
début de La Création, à
l'autre extrémité de sa carrière créatrice.
Par ailleurs, tout simplement, cette œuvre est un bijou – outre la surprise des
solos osés, d'une générosité qui n'est pas commune dans le baroque, et
encore moins dans la symphonie classique, la veine mélodique s'y montre
particulièrement prégnante et roborative. Et, déjà, à l'aube de son
corpus symphonique, on admire la
science des jeux de réponse, des effets de couleur en alternant
les interventions de bois, les doublures ponctuelle de la même ligne,
les effets tuilés d'entrées en contrepoint… On est frappé par le fait
qu'au sein de cette forme assez contrainte, Haydn ne laisse jamais
courir la plume en laissant la même disposition d'orchestration durer pendant le thème
entier, il apporte toujours une touche de couleur, interrompt le
soutien ou renforce l'effectif, si bien qu'un thème n'est jamais
présenté en lui-même, toujours enrichi d'apports, de touches, de clins
d'œil… et évolue dans des développements déjà assez joueurs pour une
époque aussi précoce.
Interprètes : The
English Concert, Trevor Pinnock Label : Archiv
(1996) Commentaire 2 : Dans
la discographie qui déborde de propositions, et quelquefois exaltantes,
il fallait choisir un seul disque. J'en ai réécouté (et découvert)
beaucoup pour préparer (parmi lesquelles des propositions aussi
diverses que Leitner, Marriner, Hogwood, Müllejans, Haselböck…), et la
sélection ne reflète évidemment que mon goût personnel.
J'ai beaucoup aimé Kuijken
avec la Petite Bande d'une part, mais le traitement en est
vraiment baroque, très mince
et incisif, avec un spectre sonore aéré (ou troué, si l'on n'aime pas)
; par ailleurs les soli sont
un peu rudes si l'on n'a pas une grande tolérance au jeu sur boyaux
sans vibrato.
Autre proposition exaltante, Thomas Fey avec les Heidelberger Sinfoniker
(son intégrale sans doute à jamais interrompue par sa grave
chute d'escalier contient à mon sens les meilleures symphonies
de Haydn jamais gravées), sur orchestre traditionnel (me semble-t-il à
l'oreille, mais comme il a été fondé par Fey pour jouer de façon «
informée », je me trompe peut-être), en conséquance sans la même
netteté de trait, mais avec un esprit incroyable : chaque motif, chaque
détail d'orchestration est mis en valeur et prend sens au sein de la
grande architecture. [Évidemment, on peut détester ça et le trouver
trop intrusif si on veut du Haydn majestueux plutôt que joueur. Dans ce
cas, Leitner est un choix vraiment attachant.] Pinnock et
l'English Concert, plus apaisé
sans doute, a l'avantage de présenter à la fois un fondu agréable qui
laisse sentir la distance par rapport au style baroque, et un grain
instrumental assez extraordinaire (la saveur généreusement fruitée des
flûtes et des hautbois n'a que peu d'exemple !), le tout dans une belle
cohérence d'ensemble et une véritable vivacité. Le tout autorise la
poésie sans se priver de la vie ou des couleurs des versions «
informées », le meilleur de tous les mondes en quelque sorte – et
certainement pas poli ou terne, comme on accuse parfois très
abusivement Pinnock de l'être.
Du côté des intégrales, Hogwood et l'Academy for Ancient Music,
enfin réédités il y a peu, apportent une conscience musicologique et un
investissement dans chaque recoin, une grande valeur sûre – même
si, pour ces trois symphonies des heures en particulier, j'ai suggéré
d'autres références qui me paraissent encore plus abouties.
Cœli enarrant : « In sole posuit
tabernaculum suum ». Solo suspendu de basse-taille, à la lente colorature,
miraculeusement articulé par Jérôme Correas.
[[]]
Venite exultemus : «
Quoniam ipsius est mare »(Jérôme
Correas). Cette fois, vocalisation rapide, avec un contrechant de hautbois
concertant et des cordes palpitantes typiques de la manière italienne…
et des orages à la française.
[[]]
Venite exultemus : «
Hodie si vocem »(Catherine
Padaut). La voix juvénile de Catherine Padaut mêle sa sobre prière à un
chœur d'hommes, dispositif très inhabituel dans le répertoire français
documenté (on songe plutôt à la
Passion selon saint Jean de Bach).
[[]]
Cœli enarrant gloriam Dei,
chœur liminaire.
Grand début en majesté, typique du genre.
Compositeur :Jean-Joseph CASSANÉA de MONDONVILLE (1711-1772) Œuvre : Cœli enarrant gloriam
Dei (1750) et autres grands motets Commentaire 1 : Bien que
défenseur du style français aux côtés de Rameau dans la
Querelle des Bouffons (contre Rousseau et tous les philosophes – qui
n'entendaient manifestement rien à la musique et voulaient de
jolies
ritournelles), Mondonville illustre, pour l'auditeur du XXe siècle, un
tournant spectaculaire dans le style français, en réalité amorté
dès la
fin du XVIIe siècle avec la vogue de l'opéra-ballet, tandis que toutes
les les tragédies, pourtant jamais aussi travaillées, tombaient les
unes après les autres devant un public instatisfait.
En effet, quittant le hiératisme et la primauté
prosodique des
genres lyriques français, Rameau et Mondonville adoptent un style
beaucoup plus mélodique et souple,
qui fait la part belle aux
coloratures (vocalisations sur
une seule voyelle à l'intérieur d'un
mot) et à une orchestration généreuse
et volontiers spectaculaire.
Un
style plus purement musical, plus brillant et généreux, que l'auditeur
d'aujourd'hui qualifierait volontiers… d'italien. Mais ce n'était pas
du tout ainsi qu'on le percevait alors – la notion d'italianisme varie
considérablement selon les périodes (à la fin du XVIIe cela désigne le
contrepoint et la surprise harmonique, au milieu du XVIIIe l'imitation
d'ariettes simples à la façon des intermèdes bouffe, au début du XIXe
l'influence du bel canto et
donc la mise en valeur de la voix devant
tous les autres paramètres musicaux).
Interprètes : Catherine
Padaut, Guillemette Laurens, Rodrigo del Pozo, Jérôme Correas ; Les
Chantres de la Chapelle, Ensemble Baroque de Limoges, Christophe Coin Label : Astrée – Auvidis
(1997) Commentaire 2 : Les
meilleurs représentants historiques du renouveau baroque français sont
présents, en particulier la saveur capiteuse de Guillemette Laurens et
le verbe de Jérôme Correas, imperturbablement posé sur un timbre
mordant et résonant… L'Ensemble Baroque de Limoges, comme toujours, et
dans ce disque plus encore que dans les autres, n'a rien d'un ensemble
de niveau provincial et sert avec chaleur et beaucoup de style ce qui
est, après l'opéra, le genre matériellement le plus exigeant de la
musique du XVIIIe siècle.
Une merveille de chaque instant, des voix fines et
calibrées pour ce répertoire, des phrasés intelligibles et expressifs,
un orchestre très coloré et tout à fait précis… le meilleur de tous les
mondes à la fois.
Un peu de
contexte : Mondonville
Mondonville est un autre exemple (Boismortier pour
la décennie précédente) de provincial
(né à Narbonne) dont la fortune
s'est faite à Paris : d'abord violiniste & chef à Lille, puis au
Concert Spirituel à Paris, il épouse une claveciniste, se lie avec
Rameau. Il est celui qui crée le label « Pièces de clavecin en concert
», plusieurs années avant Rameau. Il est aussi le premier, à ma
connaissance (je n'ai pas trouvé d'éléments sur le sujet, je livre
simplement un constat personnel sur la petite partie du répertoire qui
m'est accessible), à être publié de façon méthodique en numéros d'opus.
Sa musique de
chambre, en grande quantité, jouit
d'une belle réputation – mais demeure essentiellement décorative, comme
à peu près tout le répertoire instrumental baroque, à l'exception de
quelques Germains fanatisés. Ses opéras
se caractérisent aussi par leur
rondeur, leur moelleux, dans une veine où l'intrigue est devenue
complètement secondaire et essentiellement le prétexte à ballets et
ariettes.
Ce sont donc ses
grands motets (compositions sur les psaumes avec orchestre,
solistes et chœurs, contrairemnet aux petits motets qui sont écrits
pour un à trois chanteurs, basse continue et parfois un ou deux
instruments mélodiques) qui lui valent cette belle
notoriété, en raison de leur grande variété au sein d'une même mise en
musique, de leur orchestration brillante, de leurs effets inédits ou
saisissants, de leur veine mélodique immédiate. Sur les 17 attestés, il
ne nous en reste que 9.
Complément
discographique :
… ce qui nous amène à la recommandation
complémentaire. Le disque standard, recommandé par tous (et à bon
droit), est celui des Arts Florissants,
avec trois autres grands motets : le majestueux Dominus regnavit, le très figuratif
In exitu Israel (avec les
flots en furie de « Super flumina Babylonis »), et le De profundis. Attaques fines,
mobilité, c'est un univers différent de la recherche de l'atmosphère et
de la couleur du disque de l'Ensemble Baroque de Limoges – dans les
deux cas, le soin apporté à la déclamation est très réel, témoin d'une
forme d'âge d'or dans l'intérêt pour la rhétorique des interprétations
baroques. Complément absolument évident au présent disque.
Première scène : Sancho est
poursuivi par un monstre. Voyez plutôt la prodigalité de cette
exposition de deux minutes ! Et précisons que tous les effets
orchestraux, bruit du monstre excepté (mais la tradition comprenait
assurément des bruitages), sont notés par Boismortier, ces cors
furieux, ces trilles…
[[]]
Acte II : Venus délivrer Dulcinée de la Grotte de Montésinos,
les deux héros croisent un hostile nanique qui se change soudain en
géant.
[[]]
Acte III : Devant l'acharnement de l'enchanteresse jalouse
Altisidore (qui les a prétendument transformés en ours et en sapajou –
la cour du Duc fait semblant de les percevoir sous cette forme), don
Quichotte chante un air espagnol.
Compositeur :Joseph BODIN de BOISMORTIER (1689-1755) Œuvre : Don Quichotte chez la
Duchesse (1743) Commentaire 1 : Ballet
comique en III actes mais qui
tient tout entier en 1 heure (il
servait d'intermède au Pouvoir de l'Amour
de Pancrace Royer et avait été donné à la Cour le même soir que la Ragonde de Mouret), et qui est,
quoique parcouru de courtes danses (souvent chantées !), clairement à
classer parmi ce que nous appelons opéra,
cette œuvre est sans doute le plus grand bijou de concision et de
drôlerie que recèle tout le répertoire.
Le livret de Favart
fusionne de façon assez fidèle deux
épisodes du Quichotte
(Favart va jusqu'à conserver la manie des proverbes de Sancho !),
l'épisode de la Grotte de Montésinos étant fondu dans la mystification
organisée par le Duc (qui fait croire à des prodiges aux deux
crédules), mais avec une concentration en action assez incroyable. Les
actions se succèdent d'autant plus rapidement que les airs et danses
font entre 1 et 2 minutes (!), et la veine mélodique superlative
de Boismortier peut ainsi s'écouler sans jamais se répéter, les
fulgurances se succédant à un rythme proprement étourdissant.
Le style vocal (souvent orné, quoique très ciselé
sur les récitatifs qui sont presque des ariosos) et orchestral tire clairement sur Rameau, mais
avec une rondeur et une grâce qui empêchent toute confusion – Rameau a
quelque chose de plus tranchant et élancé, là où Boismortier ne se
départit jamais d'une beauté mélodique instantanée et d'accompagnements
colorés.
Si je ne devais, pour faire aimer l'opéra, ne citer qu'un titre sans rien
connaître des goûts de mon interlocuteur, ce serait assurément, sans
hésiter, Don Quichotte chez la
Duchesse. Je n'ai jamais rien rencontré de tel, et je suis à la
vérité assez triste que le rythme dramatique et musical de la plupart
des opéras ressemble davantage aux Reines Tudor ou à Tristan qu'à ce Boismortier-ci !
Interprètes : Stephan
Van Dyck (Don Quichotte), Richard Biren (Sancho), Meredith Hall
(Altisidore), Paul Gay (Le Duc, Merlin, un Japonais), Marie-Pierre
Wattiez (une paysanne), Patrick Ardagh-Walter (Montésinos), Paul
Médioni (un traducteur), Akiko Toda, Brigitte Le Baron, Nicole
Dubrovitch, Anne Mopin ; Chœurs et Orchestre du Concert Spirituel, Hervé Niquet Label : Naxos (1996) Commentaire 2 : Distribution
au sommet, le meilleur du chant baroque est là. Stephan Van Dyck
possède la grâce élancée des meilleurs haute-contre, avec cette
excellente gestion de l'équilibre entre l'héroïsme, la galanterie et le
second degré, sans prêter lui-même à rire (et splendide français).
Richard Biren, baryton aussi clair que possible, joue lui aussi des
poses sans façon de son
personnage. Tandis que la substance même des voix d'Ardagh-Walter et
Médioni impressionne. Seul point noir, Meredith Hall, voix beaucoup
plus mûre et opaque, au français moyen, qui sans être réellement
déplaisante dépare ce plateau parfait. (Mais elle chante avec beaucoup
de conviction la méchante et cela fonctionne très bien.)
Très beau chœur intelligible, orchestre toujours
aussi rond et coloré, direction haletante qui ne relâche jamais cette
course permanente à l'action, à travers géants menaçants, magiciennes
furieux, coups de bâtons, métamorphoses et princesses lointaines. Un
modèle pour tous.
Un peu de
contexte : Boismortier
Boismortier mérite un mot, car il est un personnage.
Un ambitieux talentueux qui semble avoir produit ce chef-d'œuvre un peu
par hasard, au sein d'un catalogue (parmi les plus importants du XVIIIe
français, ai-je lu sous des plumes sérieuses – sans avoir le temps de
le vérifier dans le cadre de cette très courte notule) qui se
caractérise davantage par son abondance que par son exigence ou sa
sophistication.
Quittant Metz pour Perpignan (il y voit
manifestement un marché prometteur) comme confiseur, comme son père, il
fait un beau mariage avec l'héritière d'un orfèvre (qui meurt bientôt,
leur léguant de beaux biens), envoie ses airs à Ballard, « monte » vers
la capitale et fréquente Bernier, Gervais, Mouret à la Cour de Sceaux…
Bientôt très à la mode dans les salons parisiens, prisé pour sa
séduction immédiate et son talent à improviser des vers, il écrit
beaucoup de musique de chambre (lui-même grand flûtiste), mais aussi un
assez grand nombre de motets. Face aux critiques, il avouait volontiers
qu'il écrivait pour l'argent.
Lorsqu'il compose Don
Quichotte, c'est un vieux compositeur (55 ans) qui rencontre un
librettiste qui vient de connaître la gloire (33 ans, Favart a écrit la
fondatrice Chercheuse d'esprit
deux ans plus tôt). Boismortier avait beaucoup composé pour les
théâtres de la Foire, en avait dirigé des représentations, là où Favart
exerçait aussi ses talents de librettiste. Mais comme on le voit ici,
sur des scènes plus officielles, leurs talents se sont combinés et
nourris de façon tout à fait exceptionnelle.
Compléments
discographiques :
Il existe de beaux extraits dedanses du Quichotte par l'ensemble Les Boréades de Montréal (couplé
avec la cantate L'Hyver des Saisonsavec la jeune
Karina Gauvin), très bien interprétés, pour renouveler le plaisir. (Ces
Cantates, gravées avec un accompagnement plus prudent par Isabelle
Desrochers, méritent tout à fait le détour.)
Ne surtout pas débuter avec la version vidéo de Niquet (mise en
scène des époux Benizio), faite à 20 ans d'écart : la partition est «
remplie » pour tenir une soirée et « rendre accessible » par diverses
pitreries qui auraient été bienvenues dans un opéra italien à numéros
(je verrais très bien des saltimbanques au milieu d'un opéra un peu
mineur de Porpora ou Jommelli), mais qui ici distendent complètement
une action dont la densité est précisément le point fort de toute
l'œuvre. Pitreries pas tellement plus drôles, à mon sens, que le livret
lui-même (qui en contient grande quantité).
À cela s'ajoute que le plateau vocal n'est pas du
tout aussi exaltant que dans le studio, et que le Concert Spirituel,
moins souvent réuni alors que la carrière de chef romantique d'Hervé
Niquet a déjà décollé, n'a pas du tout la même ardeur, la même griserie
de jouer cette musique.
J'ai beau adorer l'œuvre, je ne parviens pas à être
intéressé par cet objet.
En revanche, n'hésitez pas à écouter Daphnis
& Chloéégalement chez Naxos par le Concert
Spirituel, dans les mêmes années : une grande réussite dans cette
pastorale vraiment inspirée (culminant notamment dans sa rare chaconne à quatre temps). C'est à mon sens le plus
intéressant du legs de Boismortier, les motets et la musique de chambre
étant d'essence beaucoup plus galante et, comme le laissent supposer
les commentaires du temps, peut-être délibérément plus superficiels.
Compositeur :Jan Dismas ZELENKA (1679-1745) Œuvre :Requiem en
ré majeurZWV 46 pour le Prince-Électeur
Friedrich August Ier (1733) Commentaire 1 : Couplé avec un Office pour les Défunts complet
(constitué de 3 Leçons et 9 Répons – les 6 autres leçons étant, sauf
erreur, simplement lues), ce Requiem
(on en a au moins retrouvé 4, dont un seul en mineur) présente de
nombreux traits originaux qui justifient sa mise en avant pour cette
décennie 1730.
Sa lumière
d'abord, une vision réellement radieuse de la mort, clairement inspirée
par l'idée de Résurrection… le faste de Contre-Réforme dans ses chatoyances les
plus expansives. Plus largement ensuite, on est frappé par le nombre de
solos instrumentaux, d'airs lumineux, de contrepoints très mélodiques,
d'effets orchestraux.
Et pourtant, cela ne se transforme pas en opéra
déguisé, en prétexte à virtuosité… la forme
en est singulière, aussi
éloignée de l'opera seria que
possible : chaque section dispose de son caractère, sans répétitions
systématiques ni formes réellement closes. En revanche, débauche musicale qui a peu
d'exemple, comme ce Tuba mirum
pour deux basses solo, dont les tuilages sont augmentés de sonneries de
trompette, comme grand solo de clarinette, rare pour l'époque, en
contrepoint de l'alto et du ténor dans le Recordare (de même pour le soprano
solo du Christe eleison et
l'alto solo de l'Agnus Dei),
ou comme cette fugue pour la reprise du Kyrie, interrompue par des échos de
la section de vents, comme si un concerto grosso de plein air venait
interrompre la fugue finale du Messie.
Le style harmonique et mélodique n'est par ailleurs pas sans parentés
avec celui de Bach (qui appréciait ce confrère), que ce soit pour les
chœurs avec trompettes (façon oratorios de Noël ou de Pâques), pour les
airs ornés ou pour les chromatismes choraux (tels ceux, ascendants, du Lacrimosa, qui évoque les chœurs
d'action des Passions).
Une sorte de réservoir
d'idées assez originales, qui couvre une bonne partie des
pratiques du temps et les outrepasse – tout à fait jubilatoire à
l'écoute.
Interprètes : Hana
Blažíková, Markéta Cukrová, Sébastian Monti, Tomáš Král, Marián Krejčík
– Collegium Vocale 1704, Collegium 1704, Václav Luks Label : Accent Commentaire 2 : Luks et son ensemble me paraissent
tout simplement les meilleurs interprètes de la musique de cette
période – du moins pour la zone d'influence germano-anglaise. Animation
et sobriété, grand soin de la rhétorique verbale, tout claque mais sans
à-coups ni discontinuités, et sans chercher à multiplier, comme
beaucoup d'ensembles spécialistes, les effets. Tout est au cordeau,
mais pensé pour la musique elle-même, sans recherche de la surprise,
mais toujours dans une forme d'équilibre sophistiqué qui profite à
l'éloquence.
Par ailleurs, il n'a pas été chercher ici des chanteurs de seconde zone : outre le
chœur excellent, Hana Blažíková (exemple-type du soprano finement
focalisé à la tchèque) est souvent recrutée pour des solos d'oratorio
ou des parties de madrigal par les plus grands (Lassus et Gesualdo de
Herreweghe dernièrement, mais ses enregistrements sont nombreux !),
Sébastian Monti (découvert dans le plain-chant de la Messe de Boutry
remontée par Martin Robidoux, et présent dans plusieurs productions
importantes de tragédie en musique), Tomáš Král… Les deux basses
tchèques mêlent verticalité de l'assise et clarté du timbre d'une façon
absolument délectable.
Une belle version animée et interprétée à très haut
niveau, donc, qui parachève l'expérience.
Un peu de
contexte : Zelenka
Zelenka est une redécouverte récente de la
musicologie. Depuis les années 1980, il est passé d'inconnu à pilier du
répertoire discographique, abondamment documenté. Né en Bohême, formé à
Prague et à Vienne, il a exercé à Prague et surtout à Dresde, dont il
constitue la grande figure musicale du début du XVIIIe siècle, en
particulier sacrée (mais aussi instrumentale). Catalogue extrêmement
riche, explorant des styles assez variés, qui reflètent largement les
tendances de son temps. Zelenka a la particularité d'avoir écrit hors
des contingences des services liturgiques réels : ses dernières messes,
beaucoup plus longues et exigeantes en effectifs, paraissent
fantaisistes pour l'insertion dans une célébration, et, nommées Missæ ultimæ par lui-même, on
soupçonne qu'elles constituent une sorte de testament-démonstration
plus qu'une réponse à un besoin concret de commanditaires.
Ses Répons pour l'office des Ténèbres, ou bien ses
œuvres instrumentales parfois d'une assez grande liberté, donnent une
image de son originalité et de son talent, aussi bien dans
l'instrumentation que dans le contrepoint, le tout servi par une veine
mélodique qui, sans être la plus forte de son temps, soutient
immanquablement l'intérêt. (Mais je crois vous avoir sélectionné son
plus beau disque disponible à ce jour. Contre-propositions acceptées en
commentaires…)
Alternative
discographique :
Il existe une autre version, sur instruments
modernes avec l'Orchestre de
Chambre de Berne, parue chez Claves en 1985, dirigée par Dähler dans
une distribution de grands chanteurs (Brigitte Fournier, Balleys, Ishi,
Tüller), évidemment beaucoup moins affûtée stylistiquement (quoique
tout à fait opérante).
Singet dem Herrn ein neues Lied
par le Scholars Baroque Ensemble
Compositeur :Johann-Sebastian BACH
(1685-1750) Œuvre :Singet dem Herrn ein
neues Lied « Chantez au Seigneur un chant nouveau » (1726 ou
1727) Commentaire 1 : À mon
sens, les motets incarnent le sommet
de l'art de Bach, le lieu où sa science
contrapuntique sans exemple (quantité de doubles et triples
fugues dans ces motets à double chœur) rencontre une sensibilité moins évidente pour moi
dans ses œuvres les plus ambitieuses, dont l'objet paraît plus formel.
Quelque chose du frémissement des meilleurs moments des Passions
intégré dans une hymne à la polyphonie la plus expansive.
Et au sommet de ce corpus figure Singet dem Herrn, d'une folie
musicale étourdissante, mais aussi d'une gourmandise prosodique qu'on ne
connaît pas souvent à ce degré chez Bach – les volutes du mouvement
d'entrée, les réponses « chantez ! » (les ensembles les plus inspirés
utilisent le troisième temps pour faire claquer les « t » finaux de «
singet ! » comme cithares et cymbales !), les vocalisations de voyelles
et les tourbillons de consonnes, les appuis des entrées fuguées sont
très étudiés, et secondent véritablement le texte. Tout en chantant le
chant et la danse, le chœur crée du chant et de la danse, invite au
chant et à la danse. Deux psaumes (149
et 150, Cantate Domino et Laudate Dominum, dans leurs
déclinaisons latines habituelles) pour les fugues aux extrémités, avec
fusion des deux chœurs dans la dernière. Au centre, une partie apaisée
avec un choral sur un cantique de
louange (mais évoquant la mort) de Poliander (de 1548, le
premier jamais écrit pour le culte luthérien !), auquel répond un chant
de type aria, le tout en
alternance entre les chœurs (qui chantent tous deux des chorals et des arie). Même la structure générale,
donc, alternant les Écritures et les textes de célébration
semi-récents, l'homorythmique et le contrapuntique, les groupes séparés
et réunins, dit quelque chose du texte, de la religion.
Je trouve, dans ce corpus, avec le même vertige
d'aboutissement formel que pour ses plus grandes œuvres, une générosité avenante, immédiatement
accessible et grisante, plus que dans n'importe quelle autre pièce de
Bach.
Interprètes : Anna
Crookes, Kym Amps (sopranos), Angus Davidson, David Gould
(contre-ténors), Robin Doveton, Julian Podger (ténors), Matthew Brook,
David van Asch (basses) ; Jan Spencer (violon), Pal Banda
(violoncelle), Terence Charlston
(orgue positif) ; le tout nommé Scholars
Baroque Ensemble, « coordination artistique » par David van Asch (Naxos, 1996). Commentaire 2 : Au
sein d'une discographie évidemment fort généreuse, quelques critères de
choix. Je trouve que le chant à « un
par partie » (dont la véracité historique fait l'objet d'âpres
débats, et je crois plutôt en perte de vitesse), c'est-à-dire à quatre
chanteurs pour un chœur (donc huit chanteurs pour les motets à double
chœur, chacun tenant une ligne spécifique) apporte un avantage décisif
par rapport à n'importe quelle autre grande version, même à deux par
partie : le texte est articulé par un individu et quitte cette
abstraction collective, chaque inflexion devient personnellement
expressive. Dans les chorals, ce n'est pas spécialement un enjeu, mais
dans les fugues, cette singularité des voix (qui rend en outre les
lignes plus audibles) a un prix très particulier, que je ne suis pas
prêt à céder.
Cette version, outre d'être très bien chantée et dite, avec une réelle
saveur, jouit d'un atout supplémentaire : pas de doublures instrumentales –
qui, là aussi, tendent à occulter les chanteurs et à accaparer les
couleurs. Seulement une basse continue (violoncelle et positif), et
déjà je m'en passerais volontiers – mais il n'existe pas de versions
discographiques sans (croyez bien que j'ai activement cherché). Ce
qu'on en sait historiquement est, là aussi, en faveur de doublures des
parties vocales lorsque des instruments étaient disponibles – et
rationnellement, cela rend les lignes plus lisibles et évite aux
chanteurs de dévisser dans les parties les plus difficiles
solfégiquement. Mais en termes de résultat, celle-ci l'emporte, hymne
au Verbe triomphant !
Seule toute petite réserve : les ténors et surtout
les contre-ténors (là aussi, un bon choix pour éviter des femmes dans
leurs mauvaises notes, et proposer des timbres bien différenciés) sont
un peu pâles, pas très colorés.
Un peu de
contexte : le genre du motet
Le mot de cantate ou de motet ne recouvre pas le
même genre selon
les aires stylistiques, au début du XVIIIe siècle : les Français ont
essentiellement des cantates
profanes, les Italiens les deux (les cantates sacrées étant souvent des
paraphrases des écritures par des librettistes, façon Brockes-Passion),
les Allemands aussi (les cantates sacrées ont une structure en forme de
mini-opéra, avec ouverture, récitatifs, airs, chœurs figuratifs,
chorals, dans lesquels peuvent se combiner des Écritures et leur
paraphrase / commentaire / reconstitution dialoguée).
Il en va de même pour le motet
: il s'agit en réalité d'une composition plus libre, hors de
l'ordinaire de la messe. En France, il est presque toujours en latin
(en général des Psaumes ou en tout cas des textes de la grande
tradition des prières « officielles »), tandis que dans l'Allemagne
réformée où exerce Bach, ce sont des pot-pourris de textes tirés des
Psaumes, des Épîtres, d'hymnes plus récemment écrites… Qui peuvent être
assemblés par le compositeur lui-même – bien que ce point soit sujet à
débat chez Bach.
Les témoignages laissent à penser qu'on en a perdu
un assez grand
nombre chez Bach. Ceux qui nous sont parvenus et dont nous connaissons
l'occasion sont liés à des événements funèbres(obsèques, funérailles,
commémorations…).
Alternatives
discographiques :
Mon idéal existe, mais pas au disque. Complètement a
cappella par Voces8lors de ce concert filmé lors du
festival de Vaisons-la-Romaine. La vivacité, la typicité des timbres
(même si, la aussi, surtout vrai pour les sopranos et les basses), le
sens du rythme (ils font beaucoup d'arrangements jazzy, filmiques,
etc.), et, donc, l'absence de toute interférence instrumentale,
l'émotion verbale et vocale brute.
Sans surprise, donc, les versions que je trouve les
meilleures sont celles à un par partie : le disque de Voces8 précisément, avec les
Senesini Players (Signum), que je recommande vivement, une explosion de
saveurs (grâce aux doublures instrumentales très réussies ; difficile
arbitrage avec le disque Naxos pour cette présentation du disque de la
décennie), la seconde version de Kuijken
(chez Challenge Classics), celle de Kooij (moins
vive), Junghänel (peut-être à
2PP, à vérifier)…
Ensuite viennent d'excellentes versions en petits
ensembles, Norwegian Soloists,
Hermann Max ou même en grands
chœurs : Gardiner bien sûr,
mais aussi, plus étonnants, Sourisse
(très, très convaincant), Hiemetsberger
(Chœur Sine Nomine), Holten
(Radio Flamande)…
Je ne suis pas là pour dire du mal, mais signale
tout de même que, si jamais vous étiez attirés par la promesse de leur
nom, Harnoncourt, Bernius, Fasolis, Higginbottom, Jacobs, Reuss,
Herreweghe ou Ericson ne sont pas forcément au niveau de leurs
meilleurs standards (sans être infâmes, je les ai trouvés un peu trop
épais et en tout cas pas tellement touchants). Reuss, Suzuki,
Herreweghe II, voire Jacobs (mais attention avec grand chœur,
acoustique très réverbérée et exécution un brin molle…) restent
cependant très agréablement écoutables, mais je crois qu'on peut
réellement trouver mieux, même avec grand chœur.
« Venti, turbini, prestate
Le vostri ali a questo piè ! » Renaud (Vivica Genaux) court sauver
Almirène,
la fille de Godefroy et sa promise, enlevée par Armide,
en commençant par un duel épique contre un bassoniste insolent.
Compositeur :Georg-Friedich HÄNDEL (1685-1759) Œuvre :Rinaldo Commentaire 1 : Outre
son statut historique particulier (cf.
infra), Rinaldo est aussi l'un des meilleurs titres de tout
Haendel, et de tout le répertoire de seria.
Galerie de tubes très variés
et brillants, sur un livret nettement plus caractérisé que la moyenne,
qui évite notamment les statismes (et les plaintes omniprésentes…) de Giulio Cesare, son opéra le plus
joué avec Alcina. Le
rôle-titre est particulièrement bien servi, avec sa rage (« Abbrucio,
avvampo » et ses allitérations, « Il tricerbero » en unisson), ses
élans (« Venti, turbini » avec concertato
de basson), ses éclats (« Or la tromba ») et bien sûr sa grande
plainte, une des plus senties de tout Haendel (« Cara sposa »). De même
pour les méchants – airs d'Armida avec hautbois obligé, duos de
clavecins solos, d'Argante avec trompettes et timbales… À cela
s'ajoutent des inhabituelles Sirènes en duo, mage chrétien, symphonies
de bataille ; on ne fait pas plus varié dans ce répertoire, et au
meilleur niveau d'inspiration.
Interprètes : Vivica Genaux, Inga Kalna, Miah Persson, Lawrence Zazzo, Christophe Dumaux, James Rutherford, Dominique Visse, Freiburger Barockorchester, René Jacobs (Harmonia Mundi, 2003) Commentaire 2 : Ce
n'est à la vérité pas un véritable disque coup de cœur comme les
autres, davantage un document
incontournable. Mes disques de seria
fétiches (Haendel-Ariodante-Minkowsi,Vivaldi-Motezuma-Curtis,
Graun-Cleopatra-Jacobs…) renvoyaient tous à des dates où d'autres
disques, d'autres genre me paraissaient plus fondamentaux. Mon choix
s'expliquera mieux après lecture, plus bas, de la mise en perspective
discographique, mais il se résume assez simplement : la version Jacobs
est la plus instructive dans le cadre d'un parcours découverte, car les
chanteurs exécutent de réelles diminutions très riches lors des reprises
(Jacobs les écrit très précisément, à rebours de l'esprit improvisé
d'époque, mais cela assure aussi une réelle richesse qu'on ne
retrouverait pas si aisément – et à en juger par les traités d'époque,
Jacobs, pourtant assez radical, se montre plutôt économe en réalité),
et même les instrumentistes dans certaines ritournelles.
Par ailleurs, pour qui voudrait aborder ce
répertoire, la variété des timbres
instrumentaux (usage très généreux des flûtes à bec, du violon
solos, des archiluths) peut rompre la possible monotonie. Chanteurs par
ailleurs remarquables : Genaux, moelleuse et agile comme personne, la
jeune Persson, ou encore le timbre délicieux de Lawrence Zazzo (l'un
des rares falsettistes dotés d'un minimum de fruité et de diction).
Jacobs ajoute aussi quantité d'effets, de bruitages, qui ne sont pas
arbitraires mais inspirés des témoignages sur les représentations.
C'est donc une très belle version, au-dessus de tout
reproche, même si, passé l'enchantement de la découverte, je lui trouve
un petit côté contrôlé et « studio », guère dansant ni furieux,
accentué par la prise de son un peu confortable, qui présente pas les
instruments d'époque comme à distance, sans toute leur franchise
rugueuse.
Un peu de
contexte : a) la naissance de l'opera
seria
Lorsque, à Florence, la Camerata Bardi projette de
redonner vie au principe de la tragédie musicale à la grecque, le
projet est celui d'une parole
mélodieuse, rehaussée de musique pour plus d'expression. Et, de
fait, dans les premières décennies de l'opéra, hors quelques ariettes
où la musique prend clairement le pouvoir (rien que chez Monteverdi, on
peut songer à « Vi ricordi, o boschi ombrosi » d'Orfeo, « Lieto camino » d'Ulisse ou « Pur ti miro » de Poppea), la musique demeure sobre,
essentiellement une notation de rythmes et de hauteurs sur une harmonie
assez simple, sorte de déclamation codifiée, avec un ambitus et des
effets, grâce au chant, simplement exagéré par rapport à la déclamation
parlée standard.
Pourtant, très
vite, la fascination pour la voix humaine et ses possibilités
(d'ambitus, de couleur, d'agilité) va conduire vers une pente plus
hédoniste, jusqu'à devenir l'exact
inverse du recitar
cantando, une fête purement musicale et vocale, où l'agilité est
reine, sur des textes-prétextes où les héros de l'Antiquité et des
romans de chevalerie s'expriment dans les mêmes métaphores
stéréotypées. Dans un premier temps, la génération de Legrenzi (dernier
quart du XVIIe siècle) propose des œuvres où la musique est en même
temps plus variée et audacieuse qu'auparavant (témoin l'oratorio de
Falvetti que je recommandais pour la décennie 1580).
Mais, au bout du compte, les opéras d'Albinoni en
témoignent dès les années 1690, le XVIIIe siècle voit le triomphe de l'air à da capo(qui persiste jusque dans le style
classique et, d'une certaine façon, dans le belcanto romantique) : deux
strophes courtes, dont la première, reprise, est ornée de variations
spectaculaires (appelées diminutions
car les traits sont en général plus rapides et donc les durées des
notes plus courtes). Les récitatifs ne sont que des ponts utilitaires
destinés à faire progresser l'action, tandis que les airs clos (qui
peuvent régulièrement côtoyer les 10 minutes sur 8 vers à partir des
années 1730), qui expriment les émotions paroxystiques des personnages
constituent le clou du spectacle ; au moins autant à cause de leur
virtuosité technique (longueur de souffle ou rapidité des coloratures)
que de leur expressivité exacerbée.
Un peu de
contexte : b) Haendel à Londres
Lorsque Händel (Handel pour les anglophones, Haendel
pour les francophones) arrive à Londres en 1710, après avoir déjà fait
ses preuves en Allemagne et étudié en Italie, Bononcini vient de
composer et de faire représenter le premier
opéra intégralement en italien jamais donné sur une scène
anglaise. Le jeune compositeur propose alors son Rinaldo, dès 1711, qui lui fait
immédiatement une place de choix sur la scène britannique, et contribue
à y installer le seria
italien pour longtemps – puisque c'est paradoxalement par lui que
l'opéra en langue s'impose, à partir des années 1730, comme un
divertissement de premier plan (il en a toujours existé, mais sans le
prestige des productions italiennes, à ce qui m'en a semblé dans mes
lectures – je ne suis pas spécialiste de la question). Rinaldo
n'est pas le seul à emprunter à la matière
médiévale, mais il appartient à la minorité d'opéras qui y
puisent au lieu des figures historiques de l'Antiquité romaine ou, déjà
moins nombreux, mythologiques grecques. Il en existe un certain nombre
d'exemples postérieurs (Ricardo
Primero, Amadigi,divers Orlando…),
mais je ne suis pas certain qu'il y en ait beaucoup avant. En tout cas
le livret fut sujet de débat – puisque régidé non à partir de
l'original, mais d'une traduction anglaise du Tasse.
De surcroît, sa matière use d'une source assez récente et non d'un
véritable roman de chevalierie (la Jérusalem
délivrée de Tasso), qui a déjà fait les beaux jours de l'opéra
français (Tancrède de Danchet
& Campra – 1,2).
Alternatives
discographiques :
Le choix est assez étendu au disque, et dans de
bonnes versions. Pour autant, le choix est difficile. Si l'on laisse de
côté les versions anciennes loin du style (où brille par exemple
Marilyn Horne, mais dans un entourage moins glorieux, et dans un style
qui paraît désormais tellement monumental, assez lourd et plat à la
fois), on a vu éclore depuis le renouveau baroqueux un assez solide
nombre d'intégrales valables de Rinaldo,
sans même mentionner les bandes de concert aisément disponibles.
Mon véritable coup de cœur va à l'une des premières
intégrales d'opéra sur instruments anciens, où je retrouve un esprit
similaire au fameux Orfeo de
1969 d'Harnoncourt : certes, on a appris depuis, et fait plus mobile…
pourtant il y a là une ferveur, un frémissement de la rédécouverte, une
sorte de vérité de l'émotion, du plaisir, qui me rendent cette version
plus présente et touchante qu'aucune autre (ou presque, j'y reviens). Malgoire en 1977, avec des grains de
voix comme on n'en fait plus : Watkinson, Scovotti, Cotrubas (!),
Esswood, Brett, (Ulrik) Cold, Arapian ! La grande réserve pour
l'auditeur qui voudrait explorer le répertoire transversalement comme
dans cette série, c'est que les da
capo ne sont pas variés (et une reprise est même coupée à cause
du manque de place sur le vinyle !), ce qui fait perdre de vue l'un des
piliers de ce répertoire, la fascination pour la virtuosité et
l'inventivité vocales : Malgoire vaut en lui-même comme un merveille,
mais je doute qu'il ouvre les portes de la compréhension de ce
répertoire.
Très habité et fonctionnel, Hogwood (avec Daniels, Orgonašová,
Bartoli, Fink, Taylor, Finley…), que j'ai écarté un peu pour la même
raison : les da capo sont
timidement ornés. Plus récent, Kevin
Mallon manque un peu de contrastes mais reste irréprochable
stylistiquement, et sans falsettistes (c'est son Israel in Egypt qui est fabuleux
!). Plusieurs DVDs également (dont Harry
Bicket avec David Daniels, très réussi musicalement, mais le
visuel bigarré de Christopher Alden peut incommoder, et j'ai essayé de
parler de disques ici).
Il existe cependant une version quadrature du
cercle, sans falsettistes (pas vraiment adaptés à ce répertoire, et en
tout cas pas du tout les équivalents physiologiques et vocaux des
castrats), avec diminutions étourdissantes, chanteurs inspirés,
continuo généreux, musiciens survoltés, et un sens du texte sans effet
mais toujours électrisant ; Václav
Luks, qui a été capté, mais pas commercialisé. La
vidéo se trouve néanmoins en ligne, et c'est peut-être par là que
vous devriez commencer.
Trois extraits significatifs :
¶ grand récit accompagné dans Pyrame
& Thisbé (Fouchécourt) ;
¶ air concertant dans La Muse de
l'Opéra (Rime) ;
¶ air d'imprécations & de morale dans La mort d'Hercule (Rivenq).
Compositeur :Louis-Nicolas CLÉRAMBAULT
(1676-1749) Œuvre :Cantates
profanes françaises
– (Orphée, 1710 ; Pirame & Tisbé, 1713 ; La mort d'Hercule, 1716 ; La Muse de l'Opéra, 1716) Commentaire 1 : Chez
Clérambault comme chez les autres, la cantate est une action dramatique très resserrée,
partagée entre des récitatifs brefs, assez mélodiques, et des airs qui
explorent des émotions galantes, des désespoirs pathétiques, ou
proposent des moralités amères ou piquantes. (En général des propos
assez stéréotypés sur l'Amour.)
Bien qu'il utilise volontiers les airs concertants
avec contrepoint
de dessus instrumental (violon ou flûte) obligé, et soit un exemple de
contrepoint et d'audace harmonique à l'italienne (en matière de langage musical), Clérambault
ressortit au style français
de la cantate : ses récitatifs sont très vivants et sophistiqués,
parfois de réelles scènes convoquant un ou deux instruments mélodiques
en sus du chanteur, et le format des airs varié, aussi bien des airs
italiens ABA' que des airs de forme AA', ou de grands ariosos assez
libres.
Le choix de cet album couvre la plus grande variété possible de
voix (dessus, haute-contre, basse-taille) et de caractères ; le lyrisme
d'Orphée (sans doute la
cantate française la plus enregistrée et donnée, depuis cet album), le
récit haletant (et les splendides ariettes) de Pirame, le ressentiment amer au
Mont Œta et ses maximes désabusées, le cas particulier de la cantate
sans drame et très figurative La
Muse de l'Opéra, qui liste tous les épisodes attendus sur scène
(trompettes de triomphe, tempête, sommeil, Enfers…).
Interprètes : Noémie Rime, Jean-Paul Fouchécourt, Nicolas Rivenq ; Les Arts Florissants (Hiro Kurosaki
& Bernadette Charbonnier aux violons, Éric Bellocq à l'archiluth,
Élisabeth Matiffa à la basse de viole, William Christie au clavecin) ;
William Christie Label :Harmonia Mundi – « Musique d'abord
» (1990) Commentaire 2 : Outre
que je tiens Pirame et Tisbé
pour la plus belle cantate de
tous les temps et que je souhaitais l'inclure dans la sélection (il en
existe trois autres bonnes versions, avec Ragon, Lesne, Wilder), il faut
dire qu'on trouve assez difficilement
de bons disques de cantates. Très souvent trop vocaux, pas très
tendus, on entend de jolis timbres et un continuo riche, mais le drame
et la multiplicité des personnages imposent rarement leurs présence,
même chez des artistes d'ordinaire très aguerris. Par ailleurs, les
deux tiers sont chantés par des anglophones dont la phonation est tout
simplement douloureuse à des oreilles françaises (ainsi, malgré les
très beaux programmes, impossible de recommander les disques Centaur
autrement qu'en mode découverte à
tout prix).
Ainsi, en plus du panorama
très complet qu'il propose, ce disque constitue surtout un
témoignage capital de l'art le plus
élevé de la déclamation française. Non seulement chaque mot est
articulé, mais l'intensité, l'expression fine de chaque syllabe est
dosée… Les vers, servis par la musique mais aussi par la parole,
prennent alors, bons ou mauvais, une intensité hors du commun. C'est ce
travail qui ne se fait plus que marginalement dans le baroque et qui
manque cruellement, en particulier pour le répertoire français qui met
toujours le poème à l'honneur. J'espère que les jeunes artistes pas
encore totalement en pleine lumière
mais qui excellent dans ce répertoire (Cécile Madelin, Eva Zaïcik,
Paul-Antoine Benos…) serviront de norme pour une nouvelle génération.
À cela s'ajoute la singularité extrême des timbres –
Rime au bord du cri, Fouchécourt planant sur ces accents naïfs, et le
grain d'une nonchalance non sans âpreté, si français, de Rivenq… Côté continuo, j'admets qu'on a fait plus
riche et varié depuis, mais le goût est assez parfait, altier et
limpide (Bellocq est particulièrement admirable).
Un peu de contexte – a) La
naissance de la cantate :
En ce début de siècle, le foisonnement de styles,
qui s'étend à de
plus en plus de nations et de genres, rend le choix difficile – je
devais initialement présenter une Passion
nord-allemande tellement méconnue qu'on n'en connaît pas l'auteur… Mais
comment passer devant l'événement
qui agite toute la France ? En 1706,
Jean-Baptiste Morin, maître de
chapelle à Orléans et Chelles, ayant connu quelque succès pour ses
petits motets, publie le premier
recueil de cantates françaises.
Le format existait
en Italie dès le début du XVIIe siècle
(Carissimi !), et Morin doit se
justifier et s'excuser de son audace
dans sa préface, où il souligne à quel point il écrit bel et bien de la
musique française et ne fait pas entrer le loup ultramontain dans la
bergerie gallicane – ce qui était, à en juger par la proximité
des formes et le nombre de cantates italiennes qui seront ensuite
écrites par des compositeurs français, objectivement faux. Quoi
qu'il en soit, le genre connaît un engouement immédiat, et tous les
musiciens un peu ambitieux en produisent plusieurs livres : Campra,
Bernier, Montéclair, Clérambault, Jacquet de La Guerre s'en emparent
dans les années qui suivent, et la cantate conserve sa vitalité
par-delà les années 1720 (moins nombreuses dans les années 1730, mais
Lefebvre en écrit jusque dans les années 1740).
Un peu de contexte – b) Concurrences de formats :
La forme est théorisée
par le poète Jean-Baptiste
Rousseau,
une figure singulière réputée pour sa misanthropie active – battu par
La Motte pour l'élection à l'Académie Française (un peu la honte, c'est
vrai), il perd la mesure et écrit des couplets vengeurs allant jusqu'au
blasphème, ce qui lui vaut notamment, avant l'exil, d'être rossé par La
Faye, capitaine aux gardes, qui était poète à ses heures et à qui on
avait attribué ces vers – à ne pas confondre avec La Fare (qui était
protecteur de Rousseau, au contraire), lui aussi poète et capitaine des
gardes de Philippe d'Orléans, et même son librettiste pour les « opéras
du Régent », j'en parlerai bientôt.
Ce personnage profondément antipathique et
supérieurement amusant avait proposé une transposition simple de la forme de la cantate italienne
(alternance récit-air-récit-air-récit-air). Chez Morin, Bernier,
Batistin (Stuck), la musique est aussi tout à fait conforme à l'usage
transalpin : le récitatif est toujours en 4/4 et les airs, assez longs,
systématiquement à da capo
(couplet central et reprise ornée de la première partie).
Pourtant, dès Campra (1708, deux ans plus tard !),
la forme prend plus de liberté,
aussi bien dans l'enchaînement assoupli des récits et airs (chez
Clérambault, les récits plus « arioso », de forme cursive mais plus
chantés, accompagnés de figuralismes, etc., sont monnaie courante) que
dans la forme musicale même, avec des airs de types divers, en général
plus courts, et des récitatifs de type LULLYste
(changements de mesure constants, selon les besoins du vers et de
l'expression de la déclamation, beaucoup de ruptures).
Un peu de contexte – c) Pourquoi Clérambault :
Bien que son premier livre de cantates date de 1710
(et que les suivants, également représentés sur ce disque,
appartiennent à cette décennie), j'ai fait le choix de considérer que
certaines d'entre elles avaient probablement été élaborées au cours de
l'année 1709 : la cantate est un engouement de la décennie 1710, mais
surtout un événément fondamental de la décennie 1700, et cela me permet
commodément de proposer au moins un titre d'opéra seria dans le parcours, qui
apparaîtrait dans le cas contraire étrangement défectif.
Pour autant, les bons disques de cantates sont rares
et Clérambault
m'en semble (sa fortune discographique et en concert laisse supposer
que je ne suis pas seul à le sentir ainsi) le représentant le plus
inspiré, ce qui m'a poussé à une entorse de six mois afin de présenter
un disque exceptionnel.
Alternatives discographiques :
Elles ne sont pas légion. Pour Clérambault, les témoignages déjà mentionnés de Poulenard-Ragon-Amalia, Lesne-Seminario, Wilder-Bostonades. Je n'ai réussi à mettre la
main sur aucun disque de Morin
(pas un compositeur immense dans le reste de son legs au demeurant,
ceci expliquant sans doute cela), même s'il y en a forcément. Je trouve
Campra et Montéclair assez raides, peu
mélodiques, pas très marquants – et les disques Christie ne sont pas du
tout aussi bien chantés et dits
qu'ici. Jacquet de La Guerre,
l'une des représentantes les plus intéressantes du genre, est jouée
quelquefois en concert (Le sommeil
d'Ulysse essentiellement), encore assez mal servie au disque,
deux cantates par ci, deux autres par là. Les deux seuls à être
correctement prononcés sont deux avec Isabelle Desrochers, sans être
électrisants non plus malgré les grandes qualités, la science du
répertoire et la voix parfaitement adéquate de la chanteuse
(privilégiez le disque Alpha, meilleur accompagnement).
Que reste-t-il ? Les cantates de Bernier par Gérard Lesne (même si sa
technique est celle d'un contre-ténor et non d'une haute-contre, ce qui le conduit souvent – je n'ai
pas vérifié dans ce disque-ci – à transposer les pièces),
expressivement chantées et très bien accompagnées, avec un beau choix.
Aussi un disque largement consacré à Lefebvre,
compositeur méconnu qui écrit anachroniquement ses cantates (passées de
mode) en 1740 dans le style 1710, qui doit paraît ces jours-ci par Eva
Zaïcik et le Taylor Consort – entendus en concert, les cantates sont
très complètes et marquantes, et les interprètes assez fabuleux.
Dialogue sur les grands jeux,
l'Amen conclusif de l'hymne Veni
Creator Spiritus.
Compositeur :Nicolas de GRIGNY
(1672-1703) Œuvre :Prermier Livre d'orgue
– 1699 Commentaire 1 : Cet
unique legs de Grigny (mort à l'orée de sa trentaine) constitue aussi
l'un des massifs les plus passionnants de la musique d'orgue française
avant la fin du XIXe siècle… Écrit dans les formes canoniques (grande messe d'une part ; 5 hymnes plus brèves d'autre part,
composées pour des fêtes spécifiques), il s'en distingue cependant par
sa qualité musicale exceptionnelle. Harmonie plus
audacieuse (son univers sonore est sensiblement plus colorée que
ses contemporains ; et ces marches harmoniques très inhabituelles dans
le langage d'orgue français d'alors pour faire progresser un thème !), contrepoint sophistiqué (ces
nombreux mouvements fugués qui paraissent s'épanouir sans contrainte
mélodique), lignes de basse originales
(des fusées assez libres dans les Dialogues jusqu'à l'opposé, l'immense
bourdon du Point d'orgue sur les grands jeux qui clôt l'hymne A solis hortus), véritable sens mélodique, il n'est
pas considéré sans raison comme l'un des plus grands représentants de
l'orgue français et universel.
Exemple parmi d'autres, mais parlant pour nous
rétrospectivement, Bach avait recopié pour lui-même l'intégralité
de son livre d'orgue, comme il le faisait pour les pièces d'intérêt
qu'il étudiait et dont il s'inspirait. En ce qui me concerne, ce livre,
et en particulier les Hymnes, concentre toutes les vertus de l'orgue
baroque français, le petit frisson de l'audace en sus.
Interprètes : Vox
Gregoriana, Orgues de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, Sven-IngvartMIKKELSEN Label :CDklassisk (2013) Commentaire 2 : Ce
double disque paraît un conseil évident à de multiples titres. Il
contient l'intégralité du livre
(et non, comme certaines parutions, deux volumes séparés ou, pour
d'autres, seulement une moitié), inclut
les parties de plain-chant (et très bien exécutées, ce qui fait
respirer l'enchaînement de pièces qui étaient prévues pour ponctuer et
non se succéder, en particulier probant dans la Messe), utilise un instrument adéquat
(Saint-Maximin n'est pas mon chouchou, mais il reste l'instrument le
plus emblématique pour jouer ces musiques), et fait sonner avec
évidence son contenu. Mikkelsen utilise les qualités de fondu de
l'orgue Isnard de 1774 (peu développées chez les instruments français
du temps) et, tout en phrasant sans
négliger la danse, assure une
lecture lumineuse et peu heurtée, propice à l'écoute en continu
et sur la longue durée. Ce n'est pas le plus audacieux, mais il est à
l'usage, je trouve, la meilleure compagnie, dont on ne se lasse guère.
Les orgues de la basilique du couvent royal de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, dans
le Var, sont installées dans l'église gothique (du milieu du XVIe
siècle) la plus vaste de Provence, si bien que l'instrument dispose de
dimensions inhabituellement vastes, lui autorisant son profil sonore plus « symphonique »
que ses contemporains. J'avoue être plus sensible aux sons plus typés
des orgues antérieures (Quoirin de Bordeaux refait d'après le Dom Bedos
de 1748, Le Picard de Beaufays livré en 1742, Boizard de
Saint-Michel-en-Thiérache en 1714, voire le Tribuot de Seurre en 1699),
dotées d'anches plus nasillardes et de mutations aux résonances plus
centrales, avec pour résultat un fondu bien sûr moindre. Pour autant,
il s'agit d'un instrument exceptionnel dans une esthétique parente, et,
considérant le peu d'instruments du XVIIe siècle, son usage est
parfaitement licite et bienvenu.
Un peu de contexte :
Nicolas de Grigny, en dépit de son nom, est né et
mort à Reims, où il a exercé à la tribune de la cathédrale jusqu'à sa
mort, après un bref passage par la basilique Saint-Denis près de Paris.
Il m'a fallu arbitrer entre les livres d'orgue de
cet âge d'or de la plomberie française, parmi ses contemporains Pierre
du Mage, Louis Marchand, et bien sûr François Couperin, qui publie ses
deux messes dans la même décennie ! Les équilibres entre les
nations et les genres m'ont fait écarter du Mage, et je donne
volontiers la préséance à Grigny, un standard de l'orgue, mais moins
célèbre que Couperin chez les mélomanes non spécialisés – par ailleurs,
si la Messe de Grigny est
moins immédiatement séduisante que celle des Paroisses de Couperin, elle me
paraît encore plus riche, et les Hymnes
sont d'une personnalité et d'un relief que, je crois, personne n'égale
dans ces années.
Alternatives discographiques :
Grigny constituant en réalité un standard de ce répertoire, les
versions ne manquent pas !
Pourla Messe, je
recommande volontiers Marina
Tchebourkina sur le Boizard de Saint-Michel-en-Thiérache, des
timbres et une ardeur hors du commun, tout cela rugit superbement. Deux
réserves qui ne me l'ont pas fait recommander prioritairement : il n'y
a pas d'alternatim en
plain-chant (pas déterminant, mais dommage), et les Hymnes ne sont pas
très bien captés à Saint-Croix (Dom Bedos de Bordeaux), la
réverbération masque un peu le détail – alors que le lieu n'est pas si
difficile et que les disques de Chapelet, Leonhardt ou Kei Koito ne
souffrent pas de ce problème. Olivier
Vernet, dans un genre au contraire avant tout élégant, est
recommandable aussi.
Pour lesHymnes,
le disque du titulaire historique de Saint-Maximin (depuis 1961 !), Pierre Bardon, est à découvrir
absolument : sa registration permet une audition d'une netteté
inégalée, et ses explosions d'anches sont absolument terribles (cet
Amen du Veni Creator Spiritus,
ou ces mouvements fugués !). Si je ne l'ai pas proposé, c'est qu'il ne
propose pas de plain-chant, que l'intégrale est en deux volumes séparés
(Pierre Vérany, donc pas toujours faciles à trouver), que la Messe est
moins marquante à mon sens, et surtout que, dans le cadre d'une série
qui ne s'adresse pas aux amateurs exclusifs d'orgue baroque français
(qui ont déjà testé tout ça), l'écoute sur la durée est assez vite
fatigante, à force d'anches tonitruantes. Mais j'en recommande très
vivement l'écoute, une expérience qui n'a pas d'équivalent. Autre très
belle version, Jean-Pierre Lecaudey sur
le Tribuot de Seurre, orgue bourguignon inauguré l'année de la
publication du Livre de Grigny, donc exactement dans le même air du
temps, aux timbres plus légers et acidulés, servi par un jeu orné avec
beaucoup d'expressivité, une expérience différente du spectre sonore de
ces pièces, qu'il faut tenter.
Pour le reste, je n'ai pas cité plusieurs versions
de noms considérables, mais qui ne disposent vraiment pas du même
intérêt : Isoir est très sage et lisse, Coudurier bien tranquille,
Chapuis assez raide (ça a vraiment vieilli) et sur des orgues pas du
tout adaptées qui sonnent vertes, crues, tristes ; à tout prendre,
Marie-Claire Alain a ses vertus très réelles, une valeur sûre dans un
goût qui n'a rien d'authentique, mais qui a le mérite de fonctionner
malgré tout.
Première piste : prière de
Noé et Madame, conversation animée avec Dieu. Seconde piste : air à
coloratures de Dieu, sinfonia
figurative du Déluge, chœur des noyés (avec cet
orchestre douteusement authentique de sacqueboutes, on croirait un
oratorio de Mendelssohn ! ♥ Hilf, herrrr ! ♥),
apparition en fugato de
l'Arc-en-ciel d'Alliance.
Compositeur :Michel'Angelo FALVETTI (1642-1693) Œuvre :Il Diluvio (universale)
/ « Le Déluge (universel) »
– 1682 Commentaire 1 : Cette
période du répertoire italien est très
peu documentée par le disque, alors qu'elle est à mon sens sa
plus exaltante
(je ne vois rien d'aussi libre et profusif dans la Péninsule avant
Verdi, qui était d'ailleurs une exception, voire le XXe siècle).
Cet oratorio, consacré au Déluge et écrit par un
prêtre, explore une multitude
d'atmosphères les plus diverses et incongrues
(Noé y dispute avec Dieu qui fait des airs à coloratures quand il est
fâché, la Mort danse la tarentelle au lieu de nous parler de
rétribution, un chœur entier périt sous les eaux et même la Nature
Humaine ne peut finir ses mots en buvant la tasse !), à travers une
forme originale : pour chaque partie (le Ciel, la Terre, le Déluge,
l'Arche), les dialogues sont en forme de récitatif accompagné (du moins dans
l'arrangement de García-Alarcón, je suppose qu'il y avait du sec aussi), on y trouve bien sûr
des airs ou duos, et à chaque fois un chœur final (de forme assez
savante).
Dans cet univers totalement fantaisiste (et assez
discutablement orthodoxe) conçu pour édifier les fidèles de Messine
lors d'expansives célébrations, l'inspiration
musicale
se situe au plus haut niveau et les pépites se bousculent : duos
extatiques, figuralismes aquatiques, dialogues très expressifs et
mélodiques, airs à coloratures qui ne sont jamais détachés de la
prosodie (contrairement à ce que sera le seria du siècle suivant), grands lazzi de la Mort, et par-dessus
tout de merveilleux chœurs à imitations et tuilages (si vous avez aimé Rubino…).
Le but est donc atteint : montrer ce dont le cœur du
XVIIe italien (tellement moins documenté que son début, ou que le
siècle suivant) est capable, ici
concentré avec une densité qu'on peine à croire.
Interprètes : Mariana
Flores (Rad, épouse de Noé), Caroline Weynants (une victime), Evelyn
Ramírez Muñoz (la Justice Divine), Fabián Schofrin (la Mort), Fernando
Guimarães (Noé), Matteo Bellotto (Dieu) ; Keyvan Chemirani (percussions
iraniennes), Thomas
Dunford,Francisco Juan Gato (théorbes) ; Chœur de Chambre de
Namur, Capella Mediterranea ; Leonardo García-Alarcón Label :Éditions Ambronay (2011) Commentaire 2 : La
réussite du disque doit beaucoup à l'équipe et à la démarche de
García-Alarcón ; ce concert a
d'ailleurs fait de lui une vedette en Europe et auprès des mélomanes
intéressés par ce répertoire : il s'est produit depuis dans les plus
grandes maisons, jusque dans des lieux absolument non spécialistes
comme Garnier, et il débute aussi une carrière de chef).
Outre des
chanteurs véritablement excellents (un peu plus détaillés ici) et les
meilleurs instrumentistes de la jeune génération (Thomas
Dunford, Margaux Blanchard…), sa proposition évolue sur une ligne de
crête très délicate, entre
interprétation informée qui entend raviver les couleurs de ces
témoignages du passé, et fantaisie
d'une grande liberté : orchestre fourni, instruments archaïsants
(les cornets à bouquin, dans années 1680), inclusion de percussions
iraniennes (zarb, notamment ; assez réussi, s'agissant de percussions à
hauteurs indéfinies, pas de conflits de couleurs ni de gammes, cela
procure simplement plus de relief et de rythme), choix d'animer le
discours en mélangeant les parties solistes et chorales, chacun pouvant
s'emparer temporairement de la partie de l'autre… [Pour des détails sur
la nomenclature, voyez la notule de fond.]
Ce qui aurait pu se révéler un grand cirque apparaît
au contraire, grâce à la qualité des musiciens et au goût très adroit
de l'arrangeur, comme une évidence,
accentuant encore la variété de la partition, et d'un foisonnement
jubilatoire, réellement accessible à tous les publics – ce qui n'est
pas communément le cas des musiques de cette époque, même de Nabucco, l'autre Falvetti restitué
par cette même équipe.
La sélection 1680 :
À l'origine, pour les décennies 1670 et 1680, je
souhaitais faire alterner LULLY (Alceste ou Roland)
et Giovanni Legrenzi…
Compositeur à Bergame, Ferrare, puis Venise, où il manque à un vote
près de succéder à Cavalli (il succède finalement à son successeur,
mais peu avant sa mort du mal di
petra,
c'est-à-dire à une époque où il n'était plus guère en état de composer)
; cela ne l'empêche nullement, dans son exercice musical à des
fonctions plus secondaires dans la ville, de se montrer constamment à
la pointe de l'invention (formelle, prosodique, musicale).
Mais en vérifiant l'état
de la discographie, il
n'existe
toujours que fort peu de chose : de la musique instrumentale, mais dans
la musique vocale, sacrée comme profane où il excella, le choix demeure
chiche parmi les œuvres, et leur réalisation particulièrement modeste.
On dispose donc d'un disque de Messe et d'un autre de Vêpres par le
chœur amateur Cori Spezzati,
de motets épars, d'un oratorio très intéressant, Il Sedecia
(1671), que je ne peux pas décemment conseiller tant l'enregistrement
Dynamic se révèle médiocre sur tous les paramètres (orchestre pâteux,
chanteurs limités, prise de son sèche et peu réaliste), et côté opéra, Il Giustino
(1683) a certes été remonté (un génial mélange des meilleurs aspects de
la déclamation et des couleurs monteverdiennes avec la fougue et
l'agilité vocale du futur Vivaldi), mais jamais publié.
Il existe certes des choses plus décentes, une
Séquence par le Ricercar Consort, un oratorio par les Suonatori della
Gioiosa Marca, mais ce ne sont pas nécessairement ses œuvres les plus
innovantes et on demeure loin, très loin, du fonds qu'on peut attendre
pour illustrer le compositeur italien le plus fulgurant depuis
Monteverdi – c'est même, à mes yeux, le
compositeur italien le plus
constamment génial du XVIIe siècle (et donc du XVIIIe et du plus clair
du XIXe, mais une comparaison n'aurait plus grand sens à cette échelle
!).
Faute de disque satisfaisant, donc (le catalogue
s'étoffe, trop lentement), je propose Falvetti
qui dispose, dans cet
oratorio (Nabucco est
sensiblement moins marquant, plus rigide, moins varié, peut-être aussi
plus tourné
vers l'attrait XVIIIe pour la voix pure), de qualités assez comparables
!
Prolonger sur CSS :
L'œuvre fut présentée en détail à
l'occasion de la tournée qui a suivi la recréation de 2010, lors d'un
concert qui a déjà plus de cinq ans : structure, contexte, détails de
la partition, interprètes, vous y trouverez beaucoup de portes d'entrée
pour y
guider et éclairer, je l'espère, votre écoute. J'ai aussi profité de
l'occasion pour la compléter avec des éléments que j'ai pu amasser dans
l'intervalle.
[[]]
La plainte d'une Femme Affligée coryphée (Lucía Martín-Cartón), et ses
chœurs éplorés (acte III).
Compositeur :Jean-Baptiste LULLY (1632-1687) Œuvre :Alceste
(1674) Commentaire 1 :Alceste est la deuxièmetragédie en musique de LULLY,
l'avènement d'un véritable opéra à intrigue en langue française ;
victime d'une cabale de tous
les scribouillards inquiets de voir des cargos ultramontains se
déverser dans leur belle nation (Boileau et Racine notamment),
l'accueil mêle à ce débat (surtout littéraire) violent une réception
émerveillée de la Cour et du public, devant un type de spectacle
nouveau.
Car c'est vraiment dans Alceste que se fixe le récitatif LULLYste, beaucoup plus lyrique et
amplement accompagné, parfois avec l'orchestre tout entier, que dans Cadmus où sa sècheresse (quoique
déjà joliment mélodique) évoque davantage Monteverdi et Cavalli.
Je trouve aussi que c'est l'un des opéras de LULLY
où la constance de l'inspiration
est la plus élevée, aussi bien dans les récitatifs (très souples et
intégrés, traversés d'interventions multiples, de chœurs, quasiment des
« scènes », comme les appellent les romantiques), comme les regrets
d'Alcide au début de l'acte I, l'annonce de la mort d'Alceste au début de l'acte III (par
un coryphée féminin auquel fait écho un chœur mixte), et du côté des «
numéros » le duo d'adieu à Admète mourant (fin du II), le chœur
d'annonce de la mort d'Alceste (hors scène, peut-être une première , en tout cas
un effet rarissime qui a dû saisir l'auditoire d'alors – amplifié dans Thésée, l'opéra suivant, avec ces combats
décisifs qui envahissent, depuis l'extérieur, le temple où est réfugiée
l'héroïne, et l'opéra le plus repris en France jusqu'à 1730 au moins,
même recomposé par Gossec sur le même livret), les
marches funèbres d'Alceste à la fin de l'acte III. On peut y ajouter
l'irrésistible duo maritime de Tritons « Malgré tant d'orages / Et tant
de naufrages / Chacun, à son tour, / S'embarque avec l'Amour. » lors
des réjouissances de l'acte I.
C'est également l'opéra de LULLY où l'humour est le plus présent (il
devient rare après le fiasco courtisan d'Isis qui conduit à l'exil de
Quinault, cf. tableau synoptique ici ; mais c'était aussi une
composante, ai-je cru comprendre dans les témoignages du temps, qui
avait moins la faveur du roi que la grandeur et le pathétique) : les
amours de valets et confidents aux actes I et II (les rivaux, la
coquette rouée, le chantage au mariage), le comique de caractère (le
vieux guerrier qui arrive en retard à la bataille et rate le combat
ainsi que la victoire), et bien sûr le grand hit, le principal air à être resté
au répertoire au XXe siècle avant les mouvements musicologiques, avec (étrangement) « Bois épais » d'Amadis, l'air de Charon « Il faut
passer tôt ou tard dans ma barque », refusant le passage aux âmes de
l'Érèbe comme un vieil avare qui veille sur son trésor. En revanche,
contrairement au drame satyrique d'Euripide, l'humour ne porte pas du
tout sur les personnages principaux (Admète n'est pas un pleurnichard
avant sa mort et après celle d'Alceste, ses familiers ne sont pas des
pleutres qui ont peur de mourir…), simplement sur les sous-intrigues ou
des figures de caractère.
Si l'on met de côté les trois derniers opéras, plus
complexes et riches (Amadis, Roland, Armide), Alceste est assurément l'opéra de LULLY
qui m'impressionne le plus par sa succession
de trouvailles et son renouvellement
constant. Oui, avant même Atys
– qui n'est pas bien loin, mais dans lequel je trouve des affleurements
italiens plus évidents, tous les récitatifs et divertissements n'ont
pas le même relief mélodique et déclamatoire que dans Alceste.
Interprètes :Wanroij, Gonzalez-Toro, Crossley-Mercer, Martín-Cartón, Tauran, Bré, de Hys,
Bazola, D. Williams ; Chœur de Chambre de Namur, Les Talens Lyriques, Christophe Rousset Label :Aparté (2017) Commentaire 2 : Il
n'existait jusque là que deux
enregistrements officiels, Malgoire 1974 chez CBS (Palmer,
Brewer, van Egmond) et Malgoire 1992 chez Montaigne (Alliot-Lugaz,
Crook, Lafont). Le premier introuvable, le second épuisé mais pas
inacessiblement, simplement très frustrant (complètement hors-style,
lourd, terne et empesé ; Malgoire a depuis donné une version
merveilleuse en 2007 avec Gens, Crook et Rivenq, captée par la radio
mais jamais commercialisée).
La parution de ce
disque Rousset change tout : il s'agit non seulement d'une belle
version, mais même de l'un des plus beaux enregistrements d'un opéra de
LULLY , qui ne laisse aucune beauté de côté. J'avais
trouvé en salle que les chanteurs manquaient un peu de
soin dans la déclamation, mais les
timbres sont beaux et variés,
les incarnations fortes, le
style orchestral tellement parfait (à la fois hiératique et
dansant), les contrechants ducontinuo de Rousset vertigineux, la délicatesse du Chœur de Chambre
de Namur (dans un grand jour) tellement délicieuse…
Petite satisfaction glottophilique additionnelle, Lucía Martín-Cartón, une révélation
bouleversante (cela s'entend un peu moins au disque qu'en salle), la
seule à déclamer réellement (elle sort du Jardin des Voix, à peu près
le seul lieu désormais où l'on dispense cet enseignement au plus haut
niveau) et elle marque les appuis de la langue d'une façon
remarquablement naturelle et éloquente, avec un timbre clair mais des
couleurs capiteuses, qui évoque même en salle (mais pas du tout au
disque, pardon…) le fruité de la jeune Mellon – c'était assez
spectaculaire, cet effet de réincarnation.
En enregistrement, la voix paraît plus malingre qu'elle n'est en
réalité, mais la beauté de la diction et de la ligne demeurent. Rousset
ne s'y est pas trompé, et lui a confié les plus belles parties de
l'œuvre : la Nymphe de la Seine qui ouvre le Prologue et la Femme
Affligée qui annonce la mort d'Alceste, ainsi que d'autres personnages
moins clairement nommés (Nymphe, Ombre) mais qui disposent de
quelques-unes des plus belles pages musicales de l'opéra.
Ainsi à la fois un
jalon dans l'histoire du genre opéra et dans celle de la
discographie LULLYste (le meilleur volume de
l'intégrale Rousset manifestement en cours), le tout dans un son remarquablement aéré et des
équilibres réalistes qui méritait bien mention dans ce parcours.
Prolonger sur CSS :
Le concert a été commenté en temps réel, comme j'en
ai fait mon usage, sur le compte Twitter du site (qui me permet
d'écrire les comptes rendus dans les transports et de consacrer le
reste de mon temps aux recherches pour des notules à l'objet un peu
plus durable).
Parmi les nombreuses notules consacrées à LULLY et à la
tragédie en musique, celle-ci vous permettra de remettre Alceste
dans le contexte des autres opéras écrits par le maître (les
moments forts de chaque opéra sont présentés, avec tableau synoptique
des sujets, des éléments comiques et des dénouements en sus).
Compositeur :Louis-Nicolas LE PRINCE (~1637-1693) Œuvre :Messe « Macula non est in te »
(1663) Commentaire 1 : J'aurais
pu choisir un disque de petits ou grands motets (les duos de du Mont de
1668, par exemple, des merveilles d'éloquence italianisante), mais ce disque a l'intérêt
supérieur de documenter la composition d'œuvres sacrées en Province ; à
la fois plus archaïque dans la forme
encore totalement polyphonique, et d'une
originalité, d'une richesse assez hardies, tout à fait en
accord, en tout cas, avec le sens baroque de la rhétorique – chaque
voix tenant un réel discours prosodique
et mélodique.
Le titre « Tu es sans tache » se rapporte évidemment
à la Vierge (et plus particulièrement à la notion d'Immaculée
Conception, tiens tiens) ; il s'agit d'une messe (le genre angulaire de la
liturgie, par opposition aux motets sur des paraphrases ou des textes
tirés des Écritures, qui n'appartiennent pas à l'ordinaire fixé par le
Concile de Trente) à six voix,
écrite sans accompagnement instrumental.
Alors que la discographie documente surtout les
pièces écrites pour Paris (celles les plus accessibles par les
partitions multi-recopiées, imprimées, les compositeurs les plus en
vue, celles aussi qu'on peut relier à la Cour et à de grandes
institutions sur lesquelles il existe des études multiples, qui sont
aussi plus avenantes à commercialiser…), et plutôt des motets, grands
(avec grand orchestre, solistes et chœurs, d'une vingtaine de minutes)
ou petits (pour 1 à 3 solistes, sans trompettes & timbales, en
général plutôt de cinq minutes)… ce disque a le mérite de documenter ce qu'on pouvait jouer en
Province (en l'occurrence, la Normandie), et révèle à la fois
une musique avancée en termes de contenu, très raffiné, et regardant
vraiment vers le passé en matière formelle – cette messe polyphonique à
voix seules évoque beaucoup l'héritage d'Antoine Boësset (†1648) et Henry Frémart (†1651),
deux représentants majeurs du règne de Louis XIII, qui appartenaient à
un autre univers esthétique que le début du règne personnel de Louis
XIV, marqué au contraire par le triomphe de la monodie et la forte
influence italienne sur la prépondérance de formes qui laissent
beaucoup plus de liberté à la mélodie.
Pour une anthologie à un disque par décennie, on
peut contester le choix d'une niche, mais considérant que ce sont alors
les musiques italienne et française qui dominent largement la
production européenne, je trouve intéressant de s'interroger sur ce que
pouvait être l'ordinaire du
répertoire,
possiblement moins en pointe de la mode qu'à Paris – par
ailleurs, Le Prince était semble-t-il reconnu, puisque deux recueils,
dont cette messe, ont été publiés sous
forme imprimée par Ballard, le seul disposant du privilège royal
pour la musique. Les pièces de compositeurs secondaires, et même de
certains tout à fait considérables, circulaient sous forme de copies
manuscrites.
Interprètes : Chœur et
Ensemble du Concert Spirituel,
Hervé Niquet Label :Glossa (2013) Commentaire 2 : Unique
version disponible, on s'en doute, mais très réussie : Niquet y imprime
sa poussée habituelle, procure un élan
permanent à une forme qui pourrait en d'autres circonstances
paraître un peu formelle ou figée à des oreilles habituées au langage
du baroque plus qu'à la Renaissance. Les voix ont en outre été choisies
avec le plus grand soin – on y trouve notamment les spécialistes de premier intérêt Agathe
Boudet (haut-dessus), Julia Beaumier (dessus) et Eva Zaïcik (dessus),
qui devait graver là son premier disque, longtemps avant la fin de ses
études – et concourent aussi bien à la netteté d'ensemble (dix
chanteuses pour six voix) qu'à la beauté individuelle des timbres.
Ce disque, pour voix de femmes uniquement, se veut
le pendant à l'album
consacré à Pierre Bouteiller (un Requiem chanté par des hommes
seulement) – qui est à mon sens (et, en survolant la critique, je
m'aperçois que l'avis est plutôt partagé) moins nourrissant et
convaincant, aussi bien concernant la substance musicale d'origine que
le résultat après interprétation, que ce Le Prince.
L'énigme Le Prince :
On n'est en réalité pas certain de l'existence de
Louis Nicolas Le Prince. Disons que nous disposons de cettte Messe
publiée chez Ballard en 1663, écrite par Louis Le Prince, prêtre, chapelain
et maître de chapelle à la Cathédrale de Lisieux. Et, par ailleurs, nous
disposons de documents sur Nicolas
Le Prince (signatures d'actes de sacrements, son acte de décès, un
mention par Brossard), curé (donc promu ecclésiastiquement parlant) à Saint-Hylaire de Ferrières
(aujourd'hui Ferrières-Saint-Hylaire), également en Normandie, et
compositeur d'airs spirituels parus également chez Ballard, en 1671.
Du fait de la proximité des lieux, des dates (et de
leur cohérence, je suppose : poste secondaire dans une grande maison,
puis poste principal dans une plus petite), des styles, les
musicologiques ont supposé qu'il s'agissait d'une seule personne, qu'on suppose
alors être un Louis-Nicolas.
L'hypothèse est retenue par Fétis dans sa Biographie universelle des Musiciens(1841), dans une notice de
Jules Carlez (1892) sur Nicolas Le Vavasseur (prédécesseur de Le Prince
à Lisieux), ainsi que par l'un des grands spécialistes actuels de ce
répertoire, Jean-Paul Montagnier, dans sa somme sur la Messe
polyphonique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La pochette du
disque, elle, ne prend pas de tel parti, et nomme simplement le
compositeur comme le fait la partition – car on est plutôt assuré que
le compositeur de Lisieux de la Missa
« Macula non est in te » se prénommait au moins Louis. On
pourrait se figurer qu'on dispose de toutes les archives nécessaires du
XVIIe, mais en bonne logique, plus l'on s'éloigne des centres du
pouvoir, plus les réseaux de documents deviennent lâches, a fortiori lorsqu'il s'agit de
personnages jugés sécondaires par leurs contemporains.
Le choix musicologique du
disque:
Bien que le disque n'inclue que des voix féminines
(à une ou deux par partie, 10 chanteuses pour 6 voix), doublées par des
instruments, la partition ne spécifie
rien de tel : simplement 6
parties vocales mixtes séparées – dessus 1, dessus 2, haute-contre, taille,
basse-taille, basse.
Mais on sait d'assez près, par les témoignages du
temps (et certains théoriciens, comme Jacques de Gouy, dans un recueil
de 1650), qu'on avait tout loisir
d'adapter à l'effectif présent : remplacer les voix manquantes
par des instruments, ou tout faire rien qu'avec des femmes comme ici,
et même doubler par des instruments disponibles. Hervé Niquet
a ainsi choisi de faire entendre une version qui aurait pu être donnée
par des religieuses, avec seulement
des voix féminines, et des doublures
assez généreuses d'instruments (sept cordes de la famille du
violon, basson, orgue positif, qui renforcent et stabilisent le spectre
sonore – et sans doute, à l'époque, la justesse des chanteurs s'ils
étaient religieux avant que d'être musiciens !
[[]]
[[]]
Altière chaconne en fa et foisonnante Passacaille en ut.
Compositeur :Louis COUPERIN (~1626-1661) Œuvre : « Suites » pour clavecin
(années 1650) Commentaire 1 : Dans le
répertoire galant du clavecin français, Louis Couperin (l'oncle du grand-François) figure parmi les
représentants les plus originaux,
explorant volontiers des teintes plus
sombres, des harmonies plus subtiles que ses contemporains – et
que bien d'autres qui suivront.
Il fut réputé en particulier pour ses Préludes non mesurés (tout en rondes
groupées par des liaisons), à l'imitation des luthistes (et de
Froberger, ayant tout deux écrit un Tombeau pour le luthiste
Blancrocher tué dans un escalier), mais je trouve en ce qui me concerne
un charme tout particulier dans ses Courantes denses, ses amples
Passacailles ambitieuses et ses Chaconnes assez solennelles, où
s'exprime une forme de vérité musicale qui outrepasse la danse et la
forme fixe, pour nous parvenir de façon très directe – tout en
paraissant assez peu préoccupée de plaire.
Les disques sont organisés en suites
(prélude-allemande-courante-sarabande-pièces de caractère-chaconne),
mais les trois manuscrits qui
nous sont parvenus, tous postérieurs à sa courte vie (l'usage était de
compiler des « Livres » de clavecin ou d'orgue au bout d'un certain
moment) agencent les pièces de façon aléatoire au pire, par danses et
tonalités au mieux (manuscrit Bauyn, la source principale), sans que
Couperin ait semble-t-il prévu de combinaisons prédéfinies.
Interprètes :Laurence Cummings Label :Naxos (1993) Commentaire 2 : Comme
pour ses Rameau et Couperin, les pièces gravées par Laurence Cummings
bénéficient de nombreux avantages.
La copie du
Ruckers de Colmar par Mackinnon & Waitzman (préparé par
Claire Hammett) a pour lui une richesse
qui n'exclut pas la clarté
(loin des sons aigrelets désagréables ou très riches un peu fatigants
au disque, qui peuvent gâcher le plaisir d'un récital), et s'épanouit
dans la discrète réverbération de Forde Abbey, sans aucun flou – à
l'époque où Naxos avait encore beaucoup à apprendre en matière de son,
une captation de John Taylor
qui incarne une forme d'absolue perfection.
Par ailleurs, Cummings use de ses libertés de phrasé (le
clavecin ne disposant pas de nuances dynamiques autres que celles du
nombre de notes simultanées, la puissance et l'expression passent par
le léger décalage des arpèges d'accords et de la mélodie) avec une élégance souveraine, privilégiant
toujours une forme de retenue poétique à la prévisibilité ou même à la
danse.
Très belle sélection également parmi les pièces
(certes toutes belles) : un disque assez idéal.
--
Pour le plaisir de l'anecdote :
L'existence de Louis Couperin fut courte mais exemplaire : repéré fortuitement par
Chambonnières en 1650
(claveciniste du Roy, le grand compositeur pour
l'instrument d'alors), il s'installe immédiatement à Paris (1651), avec
succès. Organiste de Saint-Gervais,
il attire l'attention du roi tout en lui refusant de remplacer
Chambonnières (chassé pour n'être plus adapté au goût, ne sachant pas
accompagner une basse continue) comme claveciniste, par loyauté pour
son bienfaiteur – contraignant le souverain à créer un poste nouveau, pardessus de viole à la Cour.
Violemment talentueux et rigoureusement vertueux.
[Le pardessus de viole est l'instrument le plus aigu
de la famille, spécifique à la France, qui surmonte le dessus lorsque
apparaît le besoin de disposer d'un instrument dans la tessiture du
violon, à la fin du XVIIe siècle.]
Discographie alternative :
Les deux albums récents de Christophe Rousset (le studio de
2014 chez Aparté, puis le
double-disque de concert paru en août dernier chez Harmonia Mundi) sont aussi des
merveilles, poussant plus à fond la logique rhétorique de ces pièces et
la dominant comme personne, sur des instruments beaucoup moins
aigrelets que ceux qu'il a pu privilégier pour ses (François) Couperin,
Royer ou Rameau : le flamand de Ioannes Couchet de 1652 (avec
ravalement français en 1701), et plus encore le Louis Denis de 1658
pour Aparté se distinguent par leurs teintes sombres, sans surcharge
métallique, très organiques et inquiétants. On ne fait pas plus conscient ni plus éloquent,
assurément. (J'ai un petit faible pour la luminosité de Cummings et sa
prise de son moins sèche par Taylor, pour son détachement aussi, mais
c'est un choix impossible, deux lectures immenses qu'on ne peut
qu'admirer éperdument.) Gustav Leonhardt
a aussi proposé une vision saisissante, dans son style propre à la fois
hiératique et sophistiqué, d'un Couperin très grognon et presque
inquiétant – où se livre à mon sens le meilleur de son art.
Pour prolonger :
On a par ailleurs retrouvé en 1953 un manuscrit
contenant 70 pièces d'orgue de
Couperin, dont 68 inédites… elles sont encore assez peu présentées sous
forme monographique au disque, mais c'est une piste de découverte
nourrissante.
[[]]
Le merveilleux earworm du Lauda Jerusalem final de ces Vêpres.
La pochette représente le simulacrum de l'Immacolata Concezione conservé dans
l'église (aujourd'hui basilique) San Francesco d'Assisi à Palerme, lieu
de la création de l'œuvre.
Compositeur :Buonaventura RUBINO (1600-1668) Œuvre :Vespro per lo Stellario
della Beata Vergine
(1644) Commentaire 1 :
Figurez-vous Chiome d'oro, Sound the Trumpet ou une grande
chaconne à polychœurs contrapuntiques qui durerait pendant une heure…
voilà
ce que sont ces Vêpres de Rubino.
L'office musical est constitué d'une suite de motets (chants sacrés hors
liturgie stricte de la messe), pour la plupart des Psaumes, que Rubino avait destinés
à une exécution en étoile,
avec le continuo au centre et les musiciens rayonnant autour, comme une pièce de Boulez
comme les étoiles qui couronnent la Vierge (voir ci-après).
Ni polyphonie stricte de madrigal, ni sobre
déclamation du recitar cantando
qui prévaut encore, dans les mêmes années, pour les cantates (textes
inspirés des écritures mais récrits, « dramatisés » mais sans action
réelle comme les oratorios, et chantés à une ou deux voix) de Rossi ou
Cavalli ; ce n'est pas non plus du seria
malgré la tendance aux tirades en coloratures. On se situe en plein
dans le style intermédiaire,
ce que l'Italie baroque a laissé de plus beau à mon gré : alternance de
soli et de chœurs spatialisés,
beaucoup de réponses en imitation et de contrepoint (seulement deux ou
trois parties, pour laisser de la liberté à la mélodie, qui prime), de
belles modulations, tout cela virevolte et jubile, préfigurant d'assez
près, par endroit, le style français – les encore italianisants et très dansants Jubilate Deoomnis Terra de Lalande, ou Domine salvum fac regem de LULLY,
par exemple.
Cette ivresse culmine dans les deux chaconnes à quatre temps, qui
couronnent l'exultation ininterrompue de cette action de grâce.
Cette œuvre avait déjà été présentée, dans d'autres termes, lorsque nous
l'avions vue en action dans une cathédrale par des étudiants
palermitains.
Interprètes :Ensemble Elyma, Gabriel Garrido Label :K617 (1994) – réédition par Phaia
Music Commentaire 2 : Il
s'agit, sauf erreur, de la seule verison jamais commercialisée de cette
œuvre. Garrido a pour l'occasion dû reconstruire la partition, à partir
d'éditions incomplètes conservées dans plusieurs villes du Nord de
l'Italie.
On peut trouver les voix des solistes un peu
blanches (une signalisation spécifique Chapons en liberté et une Alerte petits braillards ont été
mises en place), les
chœurs pas idéalement précis, mais l'ensemble vit et danse suffisamment
bien (splendide orchestre, très varié et dynamique) pour qu'on n'ait
pas de raison de ne pas recommander ce témoignage
assez considérable des célébrations musicales expansives de l'Italie
méridionale du milieu du XVIIe siècle.
Un peu de contexte :
Rubino, probablement né en Lombardie près de
Bergame, est maître de
chapelle de la cathédrale de Palerme à partir de 1643. Il écrit
donc
probablement des musiques pour célébrer saint Rosalie (coucou
l'actualité), et quantité d'autres œuvres attachées aux traditions et
lieux palermitains. Ces Vêpres (données en 1644, publiées en 1645)
constituent sa première œuvre publiée,
à un âge plutôt avancé, et se
réfèrent au Stellario dell'Immacolata
(« couronne d'étoiles de l'Immaculée ») – un culte marial très en vogue
en Italie au XVIIe siècle, en lien avec le texte de l'Apocalypse.
En effet, en 12,1 : « Un grand signe apparut dans le
ciel : une femme vêtue de soleil, avec la lune sous ses pieds et douze
étoiles sur sa tête ». Ce personnage mystérieux était associé à Marie
par les exégètes et sous l'influence des Franciscains, un rituel
spécifique s'est développé, avec notamment une prière du XVe siècle. À Palerme
plus précisément, une Compagnia dédiée
à l'Immaculée Conception est créée en 1575 – un prêtre fait prisonnier
par les barbaresques, qui avait fait un vœu s'il était libéré – elle
existe toujours. Le Concile de Trente et les papes successifs, s'ils
réaffirmaient le principe de l'Immaculée Conception, désapprouvaient
son culte public. Les souverains espagnols de la Sicile avaient à
plusieurs reprises écrit au pape pour lui demander l'autorisation
d'établir un brillant culte spécifique,
très populaire dans le Sud de l'Italie. Il finissent par l'obtenir en
1622, et lorsque la peste
éclate en 1624, la tradition locale raconte que les Palermitains,
bravant la contamination, effectuent une grande procession – qui bien
sûr, soigne la ville et
fait ressusciter les morts.
Au début des années 1640, l'Inquisition interdit la prière
spécifique du Stellario, et annule les indulgences qui y étaient
associées. Pour autant, Palerme fonde
une confraternité et une fête en 1643, à l'église
Saint-François-d'Assise où sont créées, en 1644… ces Vêpres en hommage
au Stellario.
L'église a depuis été promue basilique par Pie XI, et tous
les 8 décembre, la statue de la Vierge couronnée d'étoiles circule dans
les villes de Palerme, entourée de chants rituels (on n'entend pas le
Stellario franciscain sur cette
vidéo, mais je n'ai pas vérifié s'il était toujours récité). Ce
n'en est au demeurant pas la seule représentation, une autre statue de
la Vierge stellaire entourée d'une dévotion similaire se trouve dans
une autre église de la ville, à Saint-François-de-Paule.
Tout cela pour situer à quel degré cette composition
s'inscrit au point de départ d'une
tradition toujours vivace de célébration musicale en grande
pompe et dansante de cette représentation particulière de Marie.
Discographie alternative :
LOL. (T'as trop cru la vie c'était un opéra de Verdi.)
[[]] Canticum B.Simeonis,
la fin des Musikalische Exequien.
Compositeur :Heinrich SCHÜTZ Œuvre :Musikalische Exequien
(1636) Commentaire 1 : Du
richissime catalogue de Schütz, j'ai retenu ce bijou absolu, peut-être
son plus haut chef-d'œuvre. Exequien
est un mot allemand dérivé du latin pour funérailles, il s'agit en réalité
d'un office des morts, version protestante (avec psaumes dans tous les
coins). Schütz le réalise sur les instructions précises du Comte de
Reuss-Gera, l'un des multiples qu'il devait servir pour assurer son revenu.
La pièce est issue de la commande directe de ce prince, prévoyant sa mort
prochaine, si bien qu'il put l'entendre non seulement pour ses
funérailles (la qualité acoustique du Paradis reste cependant en
débat), mais aussi avant sa mort, à la fin de sa composition.
En trois parties de très inégales longueurs : 20'
pour l'office proprement dit, 3' pour le Psaume 73, 4' pour le Cantique
de Syméon (le vieillard qui accueille Jésus au Temple et se considère
en paix : Nunc dimittis etc.).
Schütz y déploie le meilleur de son art le plus
sophistiqué, dans les homorythmies comme dans les polyphonies, dans les
imitations et répons en double chœur (comme dans le Cantique de
Syméon). Certes, tout cela demeure austère, mais d'une subtilité qu'il
n'a lui-même jamais poussée, je crois, si loin.
Interprètes :La Petite Bande, Sigiswald Kuijken. Label :Accent (2014) Commentaire 2 : 2
chanteurs par tessiture (dont Stéphen Collardelle, ténor
miraculeux, membre permanent de l'Ensembles Correspondances, dans ces
parties très plastiques, qui s'étendent de la basse 1 à l'alto 1 ♥),
2 violons, viole de gambe, basse de violon (par S. Kuijken lui-même),
orgue (Benjamin Alard !). Limpidité extraordinaire du résultat, avec un
grain fort de chaque voix, de chaque ligne.
Discographie alternative :
Rademann (chez Carus), Akadêmia-Lasserre ou les American Bach Players
sont remarquables également, quoique pas à ce degré de finesse de
touche et d'éloquence. En revanche, prudence avec certains noms qui
inspirent confiance, Herreweghe y est assez vaporeux et mou, et
Sixteen-Christophers évoque tout de bon l'ère Leppard !
[[]] Melissa (Gabrilla Martellacci) vient réveiller Ruggiero
(Mauro Borgioni) de son sommeil enchanté au pouvoir d'Alcine.
Compositeur : Francesca CACCINI Œuvre :La Liberazione di
Ruggiero dall'isola di Alcina (1625) Commentaire 1 : Francesca
Caccini est la fille de Giulio Caccini – compositeur de L'Euridice qui dispute à celle de
Peri le prix du premier opéra conservé (le premier jamais créé étant La Dafne de Peri, perdu), présent
avec toute la famille (dont sa filles) aux fastueuses noces d'Henri IV
et de Marie de Médicis.
Elle est cependant beaucoup plus qu'une héritière :
polyglotte, poétesse en latin, compostitrice dès dix-huit ans,
pratiquant les cordes grattées et le clavecin, chanteuse, professeur de
chant ayant fondé sa propre école (avec un beau taux d'insertion
professionnelle, considérant le nombre d'anciens élèves qui
apparaissent dans des distributions), elle est la musicienne la plus
payée de Florence, la seule
compositrice professionnelle du temps (dont nous ayons trace),
et son opéra est le premier à traiter la matière de l'Arioste et,
semble-t-il, le premier à avoir
voyagé hors d'Ialie – pour une création à Varsovie en 1628 ! La Liberazione,
commande officielle pour le carnaval florentin de 1625, constitue l'un des fleurons du recitar cantando
: peu de lyrisme et d'effets, mais une
sensibilité très fine aux inflexions du texte et à ses nombreux
retournements de situation – dans les chants VI à X de l'Orlando furioso, Ruggiero est sauvé
des sortilèges d'Alcina (qui chante les chevaliers prisonniers en
plantes) par l'enchanteresse Melissa, envoyée par sa fiancée
Bradamante. Avec tout ce que cela suppose d'illusions, d'amours et de
désespoirs successifs.
L'œuvre ne serait donc pas si exaltante si le poème
de Ferdinando Saracinelli
n'était lui-même l'un des tout
meilleurs livrets, littérairement parlant, de toute l'histoire de l'opéra italien
; des situations très variées et agiles, servies dans une belle langue,
sans céder aux formules stéréotypées, et explorant à loisir les
psychologies au moyen de belles images. Rien à voir avec les textes
hiératiques des premiers opéras ou les métaphores automatiques du seria, ici chaque tirade est
l'occasion d'explorer une possibilité, de formuler des réflexions qui
échappent à la forme sentencieuse habituelle. Un bijou.
Interprètes : Elena
Biscuola (Alcina), Gabriella Martellacci (Melissa), Mauro Borgioni
(Ruggiero) // Ensembles Allabastrina
et La Pifarescha (pas les
mêmes instruments rares) // Elena
Sartori (clavecin & direction) Label :Glossa (2016) Commentaire 2 :
Très sobre malgré la fusion de deux ensembles
baroques, la plupart du temps soutenus par un clavecin seul ou deux
théorbes, éventuellement avec l'adjonction d'un orgue positif, la
version d'Elena Sartori ne cherche pas à esquiver la difficulté
d'exécution majeure posée par cette œuvre : la musique n'est là que
pour servir et exalter la déclamation du (beau) texte. Il faut donc un
spectre sonore clair, et surtout des chanteurs très expressifs, à la
prosodie exacte. L'équipe entièrement
italienne, de belles voix peu amples mais aux saveurs capiteuses
et très différenciées, est aussi rompue que possible à l'exercice, et
réussit à emmener l'auditeur pour le voyage au pays où l'opéra est du texte pur… Vraiment une approche
exemplaire qui ne cède jamais aux tentations de mise en valeur du génie
des interprètes ou de fantaisies pour pimenter l'écoute : confiance
dans l'œuvre, servie au plus juste.
Discographie soudaine :
Alors qu'il n'a longtemps rien existé (hors une
bande pirate de Garrido
de la fin des années 90 échangée entre forcenés), voici qu'entre
mi-2017 et début 2018 ont paru trois
intégrales
de cet opéra ! Effet « compositrice », nouvelle édition enfin
lisible,
prise de conscience en cascade de l'importance de cette œuvre ?
Je ne
sais, mais l'abondance est là !
La version parue chez Bongiovanni
(Ensemble Romabarocca
dirigé par Lorenzo Tozzi,
capté à l'Oratorio del
Gonfalone, à Rome) a les caractéristiques habituelles du label : ce
n'est pas mal, mais enfin, ça ne joue pas très juste et la captation
paraît vraiment sèche et pauvre, comme dans un placard (la
réverbération ne diminuant pas vraiment l'impression). Par ailleurs
l'édition ressemble assez à ce qu'on faisant dans ce répertoire dans
les années 80, pas beaucoup d'invention instrumentale, très peu de
musiciens, un peu gris. C'est un bon point de départ quand on n'a rien
d'autre.
Celle de Deutsche
Harmonia Mundi,
également captée sur le vif, mais lors d'une tournée (passée notamment
par le Salon d'Hercule à Versailles en janvier 2017) est beaucoup plus
prestigieuse, par Paul van
Nevelet son ensemble
Huelgas. Le point de vue, inverse de Sartori, est celui d'une
instrumentation riche, d'un « rétablissement » de parties
intermédiaires supposément manquantes. Néanmoins, on
entend assez nettement la moindre habitude du baroque chez cet
ensemble inapprochable en musique ancienne : une recherche de
continuité dans l'accompagnement, de fondu orchestral, augmenté d'un
moindre rebond des récitatifs, éloigne un peu du projet de déclamation
brute des premiers opéras – de fait, Francesca Caccini écrit dans des
tessitures très resserrées, au besoin ornementées, mais toujours dans
la mesure qui permet la parfaite intelligibilité. Néanmoins très beau,
la réelle réserve provient en réalité des accents germains (néerlandais
?) assez
évidents et envahissants, qui sont un peu frustrants dans du répertoire
de déclamation pure et sur un si beau livret.
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées en séries.
Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées.
N'hésitez pas à réclamer.