Carnets sur sol

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jeudi 16 septembre 2021

Les paradoxes de l'orgue : le mauvais répertoire pour le mauvais instrument


Récit

Sur les routes du Forez et du Livradois, en direction des fresques XIe et du cloître roman de Lavaudieu. la route la plus brève nous mène, comme tout bon carrefour de France, au pied d'une autre prestigieuse abbaye – mère de nombreuses – aux contours partiellement fortifiés.

Le temps de descendre de monture, nous percevons, dès l'abord du chevet, les vibrations qui transpirent des pierres.

En paisible hâte, nous poussons le portail Ouest… et se produit alors un miracle comme seule l'apparition de la Foi peut en dispenser : ma compagnonne d'aventure, plutôt rétive d'ordinaire aux abstractions bruyantes de l'orgue, tombe à genoux et s'écrie devant l'assistance des pèlerins en bure, massés autour du jubé où plane le Christ glorieux et crucifié,

« JE CROIS ! ».

Ce prodige, que Dieu accomplit par le truchement des jeux d'anches à la française, est révélateur, non seulement de Sa puissance et de Son goût assuré, mais aussi de quelques-unes des tensions internes à l'orgue. Tensions qui expliquent sa place singulière, à la fois le plus accessible des instruments, audible en personne et gratuitement rien qu'en poussant une porte voisine, et le répertoire le plus ésotérique, très éloigné des autres genres, complexe, souvent tourné vers la musique pure…

Cet épisode authentique de ma vie – ne croyez surtout pas que j'aie eu le front d'y apporter quelques enjolivements insincères – m'incite à l'Espérance, et tout en vous transmettant mes réflexions métaphysiques sur la Double Nature (de l'orgue), me fait aspirer à donner quelques pistes à ceux qui n'ont pas encore accepté la (toute divine) Grâce de ce répertoire.



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Extrait de la Chaconne en sol (inédite) de Pachelbel qui nous accueillit en la Casa Dei.

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La chaconne complète par le même Jürgen Essl, le seul organiste à l'avoir enregistré, sur les orgues de Simmern (chez CPO).



mendelssohn motets féminins orgue bernius
L'orgue Dom Bedos – Quoirin de Sainte-Croix de Bordeaux, où je vécus moi-même semblable révélation.



Le plus accessible des instruments ?

    L'orgue devrait pourtant être un instrument qui nous demeure des plus familiers : quoiqu'il ne soit pas le plus ancien des instruments qui ont encore cours en Europe, ce doit être celui dont les exemplaires les plus anciens nous soient parvenus – il reste quelques buffets et tuyaux du Moyen-Âge.
    Il est tellement emblématique de la musique européenne qu'en arabe, le terme pour désigner l'instrument est plus ou moins – si j'ai bien compris ce que les locuteurs m'ont expliqué – le terme « romain », sous-entendu « l'instrument romain / européen / chrétien ».

    Outre sa présence familière au sein de la liturgie pour les pratiquants – créant une exposition mécanique pour toute une population qui n'est pas nécessairement mélomane –, il a aussi la particularité d'être audible gratuitement. La plupart des concerts et auditions d'orgue se déroulent ainsi en entrée libre ou au chapeau. Dans les quelques cas où il sont payants, les tarifs sont rarement élevés… et il reste toujours possible de contourner la chose en allant écouter les pièces de sortie jouées en fin d'office ou les répétitions des organistes en journée…
    Je pourrais vous narrer en hautes couleurs les chocs vécus en entrant par hasard à l'heure où l'organiste de Saint-Gilles d'Étampes répète du Boyvin sous les insolites fresques honorant les artisans-mécènes du XVIe siècle, ou, comme vous le savez désormais, à l'instant où Jürgen Essl s'essaie à une chaconne à la française de Pachelbel sur l'anonyme-Carouge de La Chaise-Dieu.

    Et cette expérience peut advenir pour n'importe quel néophyte qui pénètre par hasard dans une église pour prier, visiter, se reposer… Surtout qu'il s'y ajoute la dimension la plus évidente : l'impact physique de l'instrument. La technique à vent, la largeur des tuyaux, leur spatialisation dans l'instrument, la réverbération des voûtes produisent immédiatement une expérience sensorielle très concrète, très physique : il n'est pas besoin d'être initié pour sentir le son toucher notre peau, l'espace se remplir des échos, pour percevoir le contraste entre les timbres des jeux…
    Quand vous avez des anches ou des chamades qui se mettent à crépiter, il n'est plus question de musicien savant ou d'auditeur innocent, tout le monde perçoit ce qui se passe.

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Chant des Marseillais & Ah ça ira arrangés par Balbastre. (Interprétation de Michel Chapuis à Saint-Roch, chez Natives.)
C'est en jouant ainsi des airs révolutionnaires que Balbastre, organiste des rois, sauva l'orgue de Notre-Dame.


    Prenez deux récitals de pianistes ou d'orchestres différents : il faut être un peu informé pour bien sentir la différence entre les deux. Entre deux orgues, n'importe quel visiteur ingénu percevra immédiatement les différences de timbre, de volume, d'acoustique. De là découle le caractère immédiatement accessible de cet instrument, ludique aussi avec toutes ses tirettes, ses jeux qui portent des noms imitant d'autres instruments…

    De surcroît, les organistes répètent régulièrement, et par la force des choses, souvent en public – bien sûr, ils ont la clef et peuvent aussi le faire aux heures de fermeture –, il est donc très facile de se faire plaisir ou d'être surpris par la musique. Par-dessus le marché, considérant le nombre d'églises au km², en France et dans pas mal de pays d'Europe, il suffit d'être dans une ville pour disposer d'un choix particulièrement vaste de paroisses… et donc d'instruments. À cela s'ajoute qu'il n'y a pas d'horaires universels pour les concerts d'orgue, et qu'on peut aussi bien en trouver le dimanche midi que le jeudi soir, ce qui permet à chacun de trouver un moment compatible…

    Voilà, l'orgue est le plus accessible des instruments, tous les Européens l'adorent, il est tellement facile d'accès et réjouissant. Fin. Notule suivante.



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Le Dialogue sur les grands jeux qui clôt la première hymne du Livre d'orgue de Grigny, Veni Creator, tel que joué à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume par Pierre Bardon (chez Pierre Vérany). Le paradis des anches rugissantes !



Le moins accessible des répertoires

    … Vous aurez cependant sans doute noté que, malgré toutes les observations pourtant assez évidentes ci-dessus… les gens qui aiment la musique classique ajoutent en général plutôt « je fais du piano », « les voix de ténor me donnent des frissons » ou « j'adore le Philharmonique de Berlin », et plutôt rarement « j'ai passé le week-end au Prytanée de La Flèche ».

    Car l'orgue constitue bel et bien une niche au sein de la niche musique classique : énormément de mélomanes n'aiment pas l'orgue, ne le connaissent pas bien ou ne s'y intéressent pas. Et malgré les avantages pratiques effleurés supra, ce n'est pas sans raison. En effet le répertoire d'orgue est possiblement le plus intellectuel de toute la musique classique.

    Bien sûr, il existe aussi le lied ou le quatuor, dont le public est probablement encore plus chic et éduqué. Cependant le tarif d'entrée du lied, pour une bonne part de son répertoire, tient davantage à la maîtrise de l'allemand et à la culture poétique qu'à la difficulté proprement musicale ; et le quatuor utilise malgré des tout des formes qui restent plutôt intuitives (les scherzos, les rondeaux finaux, les variations, même la forme sonate lorsqu'elle n'est pas trop sophistiquée…) par rapport à la quantité de variations et de fugues du répertoire d'orgue.
    Car l'orgue, lui, dispose d'un public probablement un peu moins intellectuel au sens littéraire, mais constitué de véritables passionnés particulièrement érudits sur la musique même, sur les instruments (sans comparaison avec les esthètes plus touche-à-tout passionnés d'architecture, de poésie et de cinéma qu'on trouvera dans les soirées de lied), incluant énormément de praticiens, amateurs de bons niveau. Il faut dire que les compositeurs tutélaires de l'orgue ne correspondent pas du tout aux « grands compositeurs » célèbres dans tous les autres répertoires… Haydn, Beethoven, Brahms, Mahler, Debussy, Ravel, Stravinski… vous pouvez oublier ces noms, ça n'existe pas ici en dehors des transcriptions – enfin, si, ça existe un peu mais ce n'est pas vraiment intéressant ni emblématique. L'orgue français, ce n'est pas Gounod-Bizet-Fauré-Debussy-Ravel, mais plutôt Boëllmann-Widor-Vierne-Alain-Langlais-Messiaen…

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L'« Amen » de l'hymne Verbum supernum de Nicolas de Grigny (orgue Tribuot de Seurre, 1699) par Lecaudey, exemple typique de contrepoint écrasé par la registration (et dans bien d'autres occurrence l'acoustique), même si le résultat en est assez excitant (quels timbres !).

    Se pose alors la question du pourquoi ?  Pourquoi cet instrument que tout prédispose à la plus grande popularité demeure-t-il admiré essentiellement par ceux qui le pratiquent et quelques autres passionnés un peu monomaniaques – vous trouverez peu d'amateurs d'orgue tièdes, on bascule vite de « j'aime bien un ou deux disques que j'écoute une fois dans l'année » à « je connais la composition des principaux instruments d'Europe et la registration précise de toutes les symphonies de Widor ».
    Je vois quelques pistes, structurelles et/ou historiques.

    Structurellement, l'instrument a ses limites. Certes, il jouit de couleurs presque infinies grâce à ses jeux, mais il ne dispose pas de nuances dynamiques individualisées. Sur tous les instruments (à part le clavecin), on peut varier l'attaque, et en particulier l'intensité du son, doux ou fort, ce qui crée des phrasés expressifs, qui imitent la parole. Sur l'orgue, non. La touche actionne un tuyau, le processus est binaire : souffle dans le tuyau ou pas de souffle dans le tuyau. (Imaginez une symphonie de Mahler sans contrastes non seulement entre les phrases, mais entre les notes d'un thème, sans progression possible…)
    Cette remarque fait en général hurler à la mort les organistes – mais je me permets de le souligner, ayant déjà joué sur quelques vénérables de ces instruments –, et pourtant : pour varier l'intensité, on peut ajouter ou retirer des jeux, mais pas timbrer ou attaquer différemment une note, une partie de phrasé. Les Romantiques ont bien ajouté des pédales d'intensité à leurs orgues, mais il s'agit d'une aimable plaisanterie : la pédale va réguler la puissance de tous les jeux à la fois (il existe peut-être des modèles où ce peut être fait clavier par clavier, mais impossible sur une note en particulier), ce qui permet de souligner les équilibres structurels… et n'agit absolument pas sur les phrasés.
    Le seul paramètre dont peut disposer un organiste tient dans le lié ou le détaché, comme au clavecin, qui permet de mettre en valeur telle ou telle note, de créer des appuis. C'est pourquoi il est souvent difficile de faire la différence entre les organistes : on entend très fort le timbre et les caractéristiques de l'orgue qu'ils jouent, mais leurs qualités propres tiennent dans la netteté et la finesse de leurs détachés entre les notes… il faut être déjà un peu savant, voire un peu praticien, pour vraiment faire la différence. (Honnêtement, entre Marie-Claire Alain qui joue sur un orgue baroque et Michel Chapuis sur un orgue moderne, on peut vite prendre l'un pour l'autre si l'on n'est pas un brin érudit. Alors qu'Oïstrakh, Starker ou Karajan, on les repère tout de suite au son, aux manières…)

    [Bien que ce n'ait pas de rapport direct avec notre propos d'aujourd'hui, cette absence de nuances dynamiques individuelles sur les orgues explique aussi pourquoi les organistes qui se tournent occasionnellement vers le piano jouent souvent de façon très brutale, parce qu'ils n'ont pas l'habitude de surveiller la force avec laquelle ils appuisent sur les touches : sur un orgue à traction mécanique il faut appuyer fort, et sur les autres c'est indifférent, mais il n'y a pas d'enjeu à modérer l'attaque pour effectuer des nuances douces ou timbrer le son. Ça s'entend chez énormément d'organistes, professionnels ou amateurs, qui jouent du piano de temps à autre en dilettante. Au disque, on peut s'en apercevoir à la marge chez Guillou, dans sa Sonate pour piano de Reubke. Et, bien sûr, ce n'est pas une remarque universelle, certains grands organistes jouent divinement les pièces les plus virtuoses du répertoire de piano, avec moirures et nuances, comme Georges Delvallée dans les 12 Préludes-Poèmes de Tournemire, monumental cycle d'envergure lisztienne. Mais cela réclame un travail tout à fait spécifique – c'est être virtuose de deux instruments parents mais bien distincts.]
  
    En quoi est-ce un problème ?  Cette caractéristique tend à uniformiser les phrasés, entre les organistes, mais aussi dans une œuvre. Si vous vous êtes déjà demandé pourquoi les arrangements d'extraits de Wagner, de symphonies de Bruckner ou du Sacre du Printemps ne fonctionnaient jamais parfaitement dans les arrangements pour orgue, vous tenez votre réponse : il n'est pas possible de faire monter en intensité un phrasé, de moduler des dynamiques au sein de la phrase. On peut produire un gros crescendo collectif des tuyaux, et c'est tout. Cette impossibilité d'individualiser l'attaque impose immédiatement une sorte de raideur au résultat, et participe fortement à l'impression de distance, de froideur intellectuelle, que peut ressentir le néophyte face à l'orgue : tout est un peu raide, un peu sur le même plan, et c'est à notre esprit d'aller chercher les structures, les progressions en écoutant le détail de l'harmonie ou du contrepoint – ce qui n'est pas toujours facile, pour des raisons aussi bien de formation musicale que de conditions pratiques. J'y viens.

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Dans cette (magnifique) transcription d'Yves Rechsteiner pour le Rigaudon du Castor & Pollux de Rameau, on entend bien la nature des nuances, qui tient aux nombres de jeux accouplés, et ne peut changer au cours du phrasé.
(Pour autant, je n'ai mis que des exemples d'une singularité et d'une beauté suffocantes, vous ne serez donc pas gênés !)

    Ce ne serait pas bien gênant si l'orgue consistait essentiellement en œuvres à base de grands accords, dont la lisibilité serait évidente et l'impact physique tout à fait immédiat. Et pourtant, contre toute logique, le répertoire d'orgue, censé prolonger la célébration de la Foi, et donc accompagner des fidèles qui ne sont pas nécessairement des mélomanes (et encore moins nécessairement des mélomanes érudits), développe plus qu'aucun autre le contrepoint et la recherche harmonique. Contrepoint, c'est-à-dire que plusieurs mélodies simultanées s'entrecroisent ; recherche harmonique, c'est-à-dire que l'enchaînement entre les accords, au lieu d'emprunter des schémas connus, ménage beaucoup de surprises, de bifurcations, qui soutiennent l'intérêt, créent des mondes nouveaux, mais sont aussi beaucoup plus difficiles à suivre et comprendre. Je suppose que c'est là le fruit de la formation des maîtres de chapelle, élevés dans une sorte d'abstraction musicale – où la contrainte de plaire au public comme à l'Opéra, où l'on va insister sur les jolies mélodies, ou comme pour les concertos, où la virtuosité doit être très extérieurement visible par le déplacement des doigts (tandis que l'organiste est caché ou, à tout le moins, de dos), n'a pas cours –, qui les a conduits à fouiller la musique même plutôt que de rechercher l'accessibilité pour le public. On parle aussi d'un temps où la messe était célébrée en latin par l'officiant de dos : une forme d'inaccessibilité mystique, une perception de mondes souterrains qu'on n'appréhende pas totalement, n'étaient pas nécessairement déplacés dans la mentalité collective.
    Dommage que cela tombe sur l'instrument dont les concerts sont le plus aisément à la disposition à tous.

    Mais ce ne serait pas réellement un problème s'il était possible de se former patiemment l'oreille… car, non-sens des non-sens, ce répertoire, le plus raffiné de tous dans ses recherches contrapuntiques et harmoniques… se joue dans des acoustiques la réverbération du son ne permet… que d'entendre la mélodie supérieure !  Et c'est ce qui me fascine dans le répertoire d'orgue : les gars (parce qu'ils en avaient la liberté ou, comme je l'ai supposé ici, parce que cela faisait écho à une perception transcendantale de la religion) ont écrit des pièces d'une parfaite complexité… sur l'instrument où l'on ne peut pas l'entendre !  La plupart du temps, les églises sont trop grandes, les acoustiques pas adaptées, et beaucoup d'instruments – c'est là où j'arrive à mon sujet véritable – ont des timbres tellement fondus et épais qu'il est quasiment impossible, sans la partition dans la main (et même avec, j'ai testé pour vous…), d'entendre les contrechants et parfois même la mélodie principale !

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Je poursuis mon exposé de contre-exemples avec les timbres tellement différenciés, très pincés, acides, colorés, capiteux du Cavaillé-Sals de l'abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert.
Ici, le Troisième Noël de Daquin, par Falcioni (chez Brilliant Classics), variations sur des noëls populaires. Aussi éloigné que possible de la facture XIXe qui veut homogénéiser les jeux.

    De là provient mon scepticisme face aux Cavaillé-Coll : certes, ils font du gros son, mais les timbres des jeux sont très peu individualisés par rapport aux orgues baroques (ou même néoclassiques du XXe, qui n'ont pourtant pas ma faveur non plus), et surtout les mixtures (assemblages standards de jeux formant une grande densité timbrale) saturent l'espace sonore et rendent le contrepoint (voire des parts entière du spectre sonore) complètement inaudible et masqué. À la Madeleine, en registrant bien, on peut s'en tirer ; à Saint-Sulpice, dès qu'on part sur les grands jeux, c'est fini, on n'entend plus qu'une masse.

    Pas étonnant, donc, que les néophytes n'aiment pas toujours l'orgue : la raideur dynamique, on ne peut rien y faire (à part jouer sur les détachés, la registration, alterner entre les claviers…), c'est le cahier des charges de l'instrument ; mais évidemment, si ce sont les œuvres les plus complexes du répertoire, pas vraiment conçues pour être comprises par le public, et qu'on les joue sur les instruments et dans des acoustiques où l'on n'entend rien, il faut beaucoup de patience pour comprendre cet univers.
    Je l'avoue, cet écart me fascine : avoir choisi justement l'instrument et le lieu le moins propice pour produire tout ce répertoire très largement fait de contrepoints abondants et de progressions harmoniques subtiles – qu'avaient-ils dans la tête, les organistes ?  (Peut-être une conception particulière du sacré inacessible ou une ivresse de leur liberté créatrice par rapport aux compositeurs dont le métier était de plaire à la presse et au public, je ne sais.)



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Corrette, Noël « À minuit fut fait » sur l'orgue d'Orgelet (dans le Jura), par Meylan.
Contre-exemple de composition simple où l'on entend.




Conversions

Une fois tout ceci posé, comment aborder l'orgue ?  Comment convertir ou se convertir ? 

Il y aura ceux qui se sentent immédiatement attirés, fascinés par la puissance et l'impact physique, ou qui aiment les pièces très figuratives des Romantiques, façon final de la Symphonie n°5 de Widor ou Carillon de Westminster de Vierne. Ceux-là sont déjà sauvés et pourront grossir le rang des amateurs d'orgue. Ou les adorateurs de Bach, qui sont des gens bizarres, en général assez peu sensibles à des contingences telles que « c'est trop compliqué, je n'y comprends rien » ou « c'est trop réverbéré, je n'entends pas », et resteront enthousiastes « parce que Bach c'est le sang ».

Mais tous les réticents qui trouvent ces grosses machines insupportablement bruyantes et superficielles, qui tiennent l'orgue pour du gros pouêt-pouêt censé impressionner la foi du charbonnier plutôt que la mélomanie de l'honnête homme… il existe des médications – comme vous l'a laissé supposer mon récit liminaire.

Si vous n'aimez pas l'orgue ou voulez convertir à l'orgue, tous les passionnés vous confirmeront que le choix de l'instrument (et de la captation, si vous le faites par le disque) est capital. Il faut vraiment donner accès à une grande variété de factures, et dans les bonnes conditions sonores. J'ai ainsi été témoin de conversions – à commencer par la mienne, indifférent que j'étais à ce répertoire tellement centré sur ses propres compositeurs – liées à des portions précises du répertoire d'orgue.

Peuvent influer :
a → Bien sûr le style du répertoire, du baroque au contemporain.
b → La forme de la pièce : les grands accords sont plus immédiatement physiques et lisibles, mais il existe aussi des pièces avec un jeu de fond + un jeu d'anche qui tient la mélodie, de grandes variations (chaconnes & passacailles notamment), des toccatas conçues pour une virtuosité plus digitale (avec un résultat plus vif et « liquide » en général), et bien sûr mainte fugue pour les amateurs de contrepoint !
c → Le type d'orgue. Capital : les orgues baroques ont des timbres beaucoup plus différenciés, en particulier en France, où les jeux d'anches ont une saveur assez incroyable, très nasals, très verts. Ils font souvent la différence chez ceux qui ne connaissent que les gros Cavaillé-Coll ou les néoclassiques un peu froids.
d → La registration : le plein-jeu est très brillant et saturé (utilisé pour les pièces d'ouverture en général), les jeux d'anches très mordants et puissants (on parle de « grands jeux » lorsqu'on les regroupe, en général avec de la mixture), les jeux de fond très doux et transparents… on peut être sensible plutôt à l'une ou l'autre composante.

Il faut tout essayer avant d'admettre, que, vraiment, il n'y a rien à faire, votre victime n'aime pas l'orgue.

Mais, j'insiste, avec l'orgue baroque français, il y a de quoi changer radicalement les perceptions. Particulièrement en vrai, où leur impact est très physique. Regardez dans votre région, et faites un tour au Dom Bedos de Bordeaux (33), à Sarlat (24), à Poitiers, à Cintegabelle, au Prytanée de La Flèche, à Bolbec, à Houdan, à la Chapelle Royale de Versailles, à Fresnes, à Beaufays (Belgique), à Saint-Michel-en-Thiérache, à Seurre, à Dole, à Champagnole, à Orgelet, au Sentier (Suisse), à La Chaise-Dieu, à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, à Saint-Guilhem-le-Désert…



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Les mélodies toujours très verbales, comme un récitatif d'opéra ou une prosodie de Leçon de Ténèbre, de Boyvin. Ici un dialogue de récit de Cromorne sur l'orgue de Champagnole, par Delor.



Mes exemples ont prolongé l'idée de départ : l'orgue à la baroque-française, aux timbres très typés et dépareillés, qui rompt brutalement avec la représentation des choses harmonieuses et monumentales qu'on se représente dans l'imaginaire collectif – et qui peuplent, il est vrai, la plupart des vastes églises.

Pour autant, si l'on veut contourner l'orgue à la Bach ou à la Widor – j'aime beaucoup Widor au demeurant, même comme organiste, je l'ai souvent joué et avec plaisir, qu'on ne se méprenne pas (je pense seulement qu'il ne faut pas se limiter à cette perception de l'orgue) –, on peut tout à fait élire domicile ailleurs. Le XXe siècle a produit, bien évidemment, quantité de propositions originales, que ce soient les impressionnistes Pastels du Lac de Constance de Karg-Elert, les diverses périodes de Messiaen (où les accords augmentés produisent en réalité une consonance nouvelle et enrichie, très accessible dans L'Ascension ou La Nativité), les trois livres de Promenades en Provence de Reuchsel, les pièces intimes (Laudes) ou gigantesquement ambitieuses (Debout sur le soleil, La Croix du Sud) de Florentz… sans parler des expérimentations de Cage (les accords qui durent plusieurs années, plusieurs églises dans le monde l'exécutent en ce moment) ou Ligeti (il faut repousser la tirette le jeu alors qu'il est en train de souffler, pour un effet d'aspiration-effondrement assez singulier !).

Tout cela pour m'émerveiller de ce paradoxe angulaire : la musique la plus complexe écrite pour être donnée là où on l'entendra le moins précisément. Et pour tenter d'expliquer ce désamour d'une large frange du public – non sans fondement, donc. Mais aussi pour suggérer des pistes d'exploration. Il faut essayer. Divers styles. En acceptant les limites de l'instrument et la grande typicité du répertoire.

J'avais en projet de clore par une discographie de choix alternatifs / d'orgues typés / de coups de cœur personnels / de versions marquantes et/ou bien captées pour aider à ce parcours, mais ce sera un véritable travail de notule en soi. Je le garde pour la semaine prochaine ou pour un peu plus tard. (Je passe déjà une partie de ma nuit à vous entretenir de ces choses absolument pas indispensables au Salut de l'Humanité.)



Et pour ceux qui craignent de ne savoir patienter, ce petit texte dissimule 47 noms de jeux d'orgue.

Excellente semaine à vous, à célébrer la grandeur de l'anche française, célèbre à juste titre à travers toute l'Europe !

vendredi 19 juillet 2013

Charmant


Traditionnelle devinette : qu'est-ce ?

Suite de la notule.

mardi 23 octobre 2012

Carnet d'écoutes - Bruckner, la Huitième Symphonie pour orgue


Extraits ici.


En réécoutant encore cette symphonie (au demeurant celle que j'aime le moins chez Bruckner) dans la transcription pour orgue de Lionel Rogg, je suis frappé par le caractère à la fois vrai et faux de l'assertion qui décrit l'utilisation brucknérienne de l'orchestre comme fondamentalement organistique.

Je ne reviens pas sur les raisons de cette affirmation discutable, elles ont déjà été débattues ici même. Il ne s'agit pas vraiment de "pans" d'orchestre, comme on le dit souvent, mais plutôt de l'adjonction de registres. Donc, pourquoi pas à l'orgue, pourquoi ne pas revenir à la source de son inspiration ?

Pourtant (et la chose est fort logique), cela ne fonctionne pas. Du tout.

A l'orgue, il manque un effet essentiel de l'écriture orchestrale de Bruckner,

Suite de la notule.

dimanche 24 juin 2012

Le disque du jour - L - Gustav Adolf MERKEL, Sonates pour orgue


Pour ce cinquantième disque du jour, un petit corpus d'orgue paru chez l'excellent label norvégien Simax.


Sonate pour orgue n°4 en fa mineur Op.115.


gustav merkel orgue simax gustav merkel orgue simax gustav merkel orgue simax gustav merkel orgue simax gustav merkel organ works simax
Merkel n°1 Merkel n°2 Merkel n°3 Merkel n°4 Chanel n°5


Gustav Merkel naît en 1827 près de Zittau, au point le plus oriental de l'Allemagne actuelle. Il passe sa carrière à l'orgue, et l'essentiel de sa vie à Dresde, comme chef de choeur ou organiste : Waisenhauskirche, Kreuzkirche, Hofkirche...

Les notices insistent généralement sur les quelques leçons prises avec Schumann qui ne semblent pas, ni biographiquement, ni stylistiquement, avoir été décisives. (Sans doute parce qu'il faut bien situer ces obscurs tâcherons dans une histoire de la geste musicale telle qu'on la pratique souvent.)

Suite de la notule.

dimanche 25 mars 2012

Pourquoi dit-on que Bruckner orchestre comme un organiste ?



L'orgue de la branche Ouest du transept de l'ancienne cathédrale Saint Ignace de Linz (Alter Dom, aujourd'hui Ignatiuskirche), occupé de 1856 à 1868 par Bruckner.


Ou qu'il orchestre « par pans », sans jamais le justifier.

Extrait sonore suit.

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1. Une question de mots...

Suite de la notule.

mercredi 18 mai 2011

Messiaen et la messe


1. Messiaen et la foi

On lit souvent que Messiaen est indissociable de sa vocation spirituelle. C'est à la fois vrai - comment saisir la portée de ses oeuvres sans leur programme et même plus, leur méthode ? De la même façon que les chants d'oiseaux (qui dialoguent également avec la foi de Messiaen) constituent une structure signifiante pour une partie considérable de son oeuvre. ... et à la fois inexact, puisque son oeuvre a des charmes en musique pure dans la plupart des cas.

Mais je voulais poser la question d'un point de vue plus pratique : est-ce réellement une musique spirituelle ? Dans sa conception, le doute n'est pas permis. Mais sous un jour plus fonctionnel, je ne suis pas convaincu.

Messiaen, et plus généralement l'orgue chargé harmoniquement, est la plupart du temps ressenti comme une bizarrerie par les fidèles ; souvent de façon négative - on perçoit les dissonances surtout, qui contrastent avec le désir d'harmonie recherché en se rendant au culte.

2. Messiaen et les contraintes de l'orgue

Il faut dire que l'orgue est particulièrement violent dans ses dissonances, puisque les notes d'un accord conservent toute leur intensité de l'attaque à l'extinction (cas unique dans les familles d'instruments), si bien que tout frottement dure. Par ailleurs, il n'est pas possible de maîtriser la nuance dynamique des touches individuellement (au plus une pédale d'expression qui vaut pour un clavier ou l'orgue entier), ce qui rend toutes les notes égales, et les chocs d'autant plus rugueux.

Par ailleurs, pour la majorité des fidèles comme pour la majorité de la population, et cela ne saurait leur être reproché puisque la religion chrétienne fait l'éloge des simples d'esprits et des humbles, un accord qui n'est pas parfait majeur ou mineur est forcément agressif. Alors les enrichissements de Messiaen !

3. Messiaen et moi

Pour ma part, j'entends systématiquement au début de mon écoute ces frottements très vigoureux. Je parviens cependant (grâce à une longue fréquentation de la musique du second vingtième ?) à me plonger avec délices dans la logique sonore de Messiaen, que je ne trouve plus alors dissonante ou agressive, qui a sa propre couleur riche, mais pas du tout menaçante, pessimiste ou violente. Au contraire, intensément lumineuse.

Pourtant, j'y ressens un plaisir hédoniste qui est totalement détaché de toute spiritualité, et même incompatible. Ca s'apparente plus, chez moi, au plaisir que je peux prendre - pardon - à écouter les oeuvres sirupeuses d'Elgar, qu'au Via Crucis de Liszt ou à la Missa Solemnis de Beethoven, qui me mènent sensiblement plus loin dans la méditation (sans forcément appeler au mysticisme, d'ailleurs).

C'est une jouissance infraverbale, infrasignifiante, la beauté de se fondre tout entier dans ces sons. A cet instant, je cesse en partie de développer une pensée verbale, si bien que les émotions mystiques, qui sont tout de même en partie narratives (les religions nous racontent avant tout des histoires), en sont tout à fait bannies.

Je dirais même qu'il y a là quelque chose de très égoïste, aussi bien pour le compositeur qui creuse son univers sonore sans vraiment s'inquiéter de la possibilité du fidèle moyen pour l'appréhender, que pour l'auditeur qui se noie avec délices dans un univers de musique pure, déconnecté du monde et de ses semblables et prochains.

4. Messiaen et les fidèles

Suite de la notule.

dimanche 24 avril 2011

Effluves antiques - les Leçons de Ténèbres de Couperin à Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux


Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux (Paris) proposait le jour adéquat les trois Leçons de Ténèbres pour le Mercredi Saint de François Couperin, concert annoncé ici même.

On avait déjà émis l'hypothèse d'une exécution atypique, et c'est en effet une petite séquence doucement régressive qu'on a pu vivre.

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Le concept économique




L'abside illuminée en pleine journée de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux.


Première remarque : j'ai noté la présence très fréquente à Paris de concerts "à entrée libre avec participations aux frais".

Une formule assez habile qui motive par le mot gratuit, et qui rend difficile, une fois le spectateur entré, de le voir refuser (ce serait une petite violence sociale) une petite contribution. Tout le monde y gagne sur le principe : les organisateurs reçoivent plus de fonds que pour un petit concert payant et vide (souvent, les présents donnent tout de même l'équivalent d'un billet entier, ou plus, souvent 10 ou 20€, puisqu'on ne rend pas la monnaie !), et les spectateurs sont libres de ne donner que quelques euros ou rien du tout.

Enfin, rien du tout, pas toujours : quelquefois on se poste à la porte de sortie avec la corbeille sous le nez du spectateur. Ce soir, c'était sous forme de quête, proposée par le prêtre, sans qu'il soit tout à fait claire si la somme était destinée à l'hôte ou aux musiciens - ce qui est dans les deux cas entièrement légitime, mais l'information aurait été appréciée du public, j'imagine.

Toujours est-il que le principe est assez souple, sympathique et efficace, qu'il y a une forme de décontraction qui rend les deux parties gagnantes (en plus, les spectateurs seront moins exigeants que s'ils ont payé à l'entrée !).

Hier soir cependant, il était annoncé, du moins sur l'excellent Musique-Maestro, un concert tout à fait gratuit, ce qui constituait une petite déformation sémantique, et évidemment tout organisateur est tenté de jouer sur cette ambiguïté qui profite à tous.

C'est ce petit biais qui me permet de commenter malgré tout ce concert (toujours difficile de critiquer un produit offert !). Même en rendant compte de ses aspects négatifs, je me dis aussi que c'est une publicité qu'ils n'auront pas, autrement, et qu'un compte-rendu mitigé vaut toujours mieux qu'une absence de recension. Donc :

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Le concept artistique

Le principe est simple : jouer ces oeuvres pour le jour où elles sont écrites. De ce point de vue, j'ai regretté l'absence de la mise en scène afférente, avec extinction des quatres cierges symbolisant le nom hébreu de Dieu, puis réapparition de la lumière laissée derrière l'autel, pour symboliser la Résurrection à venir et l'espoir que porte malgré tout la sombre Semaine Sainte.

Il est vrai que le public était essentiellement constitué d'amateurs de musique, à en juger par les applaudissements, même entre les Leçons - je ne venais pas moi-même pour le recueillement, et je n'ai évidemment rien contre les spectacles profanes dans les églises, mais j'ai ressenti comme une gêne confuse. Premièrement, oui, parce que ça me semble (sans rapport avec la dimension "sacrée", d'ailleurs) un tout petit peu à côté du lieu, comme si on mettait les coudes sur la table ; mais aussi parce que ces applaudissements sont tellement en contradiction avec le propos de ces Leçons, texte et musique, qui se tendent et se désespèrent jusqu'à l'apparition de la lumière restante... J'aurais trouvé, même d'un point de vue uniquement musical, plus adéquat le silence.

Les textes français étaient distribués au public (y compris, très gentiment, entre les Leçons pour les retardataires), et lus par le prêtre. Vu les problèmes d'articulation des chanteurs, on aurait pu y adjoindre les textes latins originaux.

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Première Leçon

Mathieu Cabanès officiait ici. Le son, bien qu'un peu engorgé, est assez rond et doux, et l'acoustique de cette église le sert idéalement : le son s'y diffuse de façon harmonieuse, sans que la source du son ne soit très localisée, comme si elle se "vaporisait", mais sans perdre en puissance. De surcroît, la diffusion sonore y est unidirectionnelle, si bien qu'on entend parfaitement depuis la nef le chanteur au pied de l'autel, mais qu'on ne perçoit pas nettement les bruits parasites émanant du public (pourtant bien plus proches !).

L'articulation du texte est assez moyenne, voire faible, avec une voix très couverte (les voyelles sont donc peu différenciées, et les consonnes pas toujours très incisives), mais l'interprétation à pleine voix, coulante et intense, produit quelque chose d'assez glorieux, et pour tout dire incantatoire, qui cadre très bien avec le propos de ces leçons.

Ainsi, malgré tout ce qu'il y a ici en termes de format vocal, de style, de rapport au texte qui peut s'éloigner des goûts de CSS, cette première Leçon avait quelque chose de très prenant.

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La voix du prêtre de la paroisse était sonore sans micro, mais assez sèche et rugueuse, servant une lecture vindicative, de façon un peu univoque, des Lamentations de Jérémie : il y avait de surcroît un décalage avec ce que nous dit la musique de ces textes. Mais l'exercice était dans l'ensemble réussi, et l'initiative excellente.

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Deuxième Leçon

Pierre Vaello, excellent ténor d'opéra comme on l'avait déjà signalé, lui succédait.

Il est vrai que la seconde Leçon reprend chez Couperin, de façon moins inspirée et éloquente, les recettes de la Première, et qu'elle est à ce titre moins valorisante.

Néanmoins, il me faut bien avouer avoir passé sans plaisir cette partie. En effet, les voyelles toutes identiques et les consonnes quasiment absentes produisent un résultat si flou qu'aucun mot n'est identifiable (même en étant familier de l'oeuvre). L'égalité des voyelles provoque aussi de la monochromie, mais le timbre très lourd (du même type, mais sans la clarté ni la rondeur que Mathieu Cabanès), de même que le manque profond d'expression verbale, de césure des phrasés, ne permettent pas d'animer le propos.

En réalité, ce timbre (et cette voix) est conçu pour "tenir" un orchestre et non pour être gracieux : il se doit d'être efficace. L'artiste, par choix pragmatique ou faute de mieux, n'a pas cherché la beauté ni l'élégance, mais l'efficacité mécanique.

Dans le répertoire à plus forte contrainte sonore, on l'a vu, la voix est belle, mais ici, elle sonne assez plaintive, et pas au meilleur sens du terme.

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Troisième Leçon

Comme il est de coutume, l'interprète de la première Leçon tient la partie haute (de tessiture équivalente), et celui de la deuxième (de tessiture équivalente aux deux autres) tient la partie basse.

Les deux voix, très proches, se fondent étrangement, Pierre Vaello prenant souvent le pas sur la partie I. Au point que je me suis demandé, ici ou là, s'ils alternaient les parties, tant il était difficile, acoustique aidant, de repérer qui chantait quoi. Ici encore, c'est une question de dynamisme des harmoniques propres à la technique lyrique, et pas de volume sonore des chanteurs - ce n'est pas leur faute.

Pour la même raison, tout au long du concert, indépendamment de petits écarts de justesse réels, on pouvait remarquer à plusieurs reprises que le son émis par l'un ou l'autre ténor était si chargé en harmoniques "lourdes" qu'on pouvait hésiter sur la hauteur de la fondamentale. Autrement dit : en principe, on entend la note qui correspond à l'harmonique la plus basse, renforcée par des partiels plus aigus. Alors qu'ici au contraire, il arrivait qu'on entendît sous la note chantée comme une autre note plus grave, tant le mécanisme de production du son était lourd et riche...

La grande lenteur de l'exécution nous plongeait dans une façon assez millésimée de concevoir le baroque, ce qu'on attendait effectivement de ce concert. Mais ajoutée à la mollesse de la diction et au peu d'habitude évident de l'organiste pour ce répertoire (rectiligne, voire fébrile), Raphël Tambyeff (dont le CV impressionnant n'est pas mis en cause), on peinait à se sentir passionné par le drame, pourtant considérable, que rapportent ces pièces magnifiques.

On devine aussi un petit manque de répétitions, avec des coutures (pas seulement lors des prises de parole du prêtre) pas toujours nettes, ce qui ne devait pas aider à la décontraction des uns et des autres.

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Sur Radio-France

Ce concert aura été très intéressant pour saisir de plus près comment, en recrutant des voix aussi chargées et opaques, le choeur de Radio-France peut sonner pâteux : la puissance individuelle est inutile dans un choeur, et le trop-plein d'harmoniques qui s'entrechoquent, ainsi que la mollesse du phrasé, ne peuvent que produire un résultat un peu visqueux.
Erreur de recrutement, donc, et pas qualité des artistes. Il suffit d'entendre certes voix si acides qu'elles en deviennent aigres, dans certains fantastiques choeurs baroques (y compris le Monteverdi Choir !), pour voir qu'il n'est pas recommandé de recruter des Otello ou des Siegmund pour produire un résultat choral gracieux - d'où le problème de nombreux choeurs d'opéra, en particulier en France, de haut niveau individuellement, mais peu adaptés à la production d'un son harmonieux commun.

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En fin de compte

Suite de la notule.

jeudi 29 avril 2010

Grandes orgues portatives

[vidéos]

Avec une salle un brin réverbérée, l'illusion est saisissante.

Et on peut aussi faire des choses impossibles avec un orgue si on a une bonne coordination : faire plusieurs souffles par accord tenu.

Suite de la notule.

mercredi 7 avril 2010

Notice sur... Charles-Marie WIDOR (1844-1937)


Widor est mal connu. Le public n'a pu l'entendre, faute de legs discographique décent, qu'à travers ses Symphonies pour orgue, et en particulier la Toccata qui clôt la Cinquième Symphonie.



1. Biographie

Widor succède à Lefébure-Wély à la tête des orgues de Saint-Sulpice, poste prestigieux et convoité s'il en est. Au Conservatoire, c'est à César Franck qu'il succède. Et il aura l'occasion d'enseigner la glorieuse jeune école d'orgue française : Louis Vierne, Charles Tournemire, plus tard Marcel Dupré, et même quelques autres plus généralistes comme Honegger et Milhaud. (Pour l'anecdote, il a aussi été le prof d'Albert Schweitzer...)

La principale curiosité biographique qu'on lui prête est son mariage (dans un cadre intimiste) à 76 ans avec Mathilde de Montesquiou-Fézenzac, qui avait pourtant vu quarante printemps de moins.


Le Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice.



2. Organiste et professeur

Widor est considéré comme un point tournant dans la conception organistique. Il vénérait César Franck, qu'il considérait comme un aboutissement, en particulier dans le travail de l'improvisation, qu'il poursuivit dans sa classe du Conservatoire.

Il a amplement contribué à tirer l'orgue de son langage avant tout polyphonique pour permettre une gamme de traitements plus variés et virtuoses, en exploitant les possibilités de l'instrument de façon très variée, à la façon d'un orchestre - on voit le pourquoi des titres de Symphonie, donc.

Voyez par exemple la Toccata, pas du tout contrapuntique, des traits virtuoses à la main droite (à l'orgue, il faut que ce soit très lié, on ne peut pas mettre de la pédale comme au piano ou détacher comme au clavecin), et un accompagnement rythmique occasionnel et entraînant à la main gauche. On comprend bien que la registration est fondamentale ici : il faut que le dessus soit brillant, et que les rythmes 'claquent' de façon plus sombre.


Le Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice.

Widor fait aussi partie de ceux qui ont mis en valeur l'importance de ce paramètre, autrement que de façon décorative.


Widor à Saint-Sulpice.



3. Compositeur

Contrairement à ce qu'on peut penser, Widor n'est pas majoritairement un compositeur d'orgue. Outre ses dix symphonies (pour orgue, donc), il a assez peu composé pour l'instrument, ou du moins peu publié (et énormément improvisé).

Il a en revanche composé dans absolument tous les genres, piano (un ou deux), musique de chambre, mélodies, musique orchestrale, musique vocale sacrée... et même opéra. Pour un compositeur réputé uniquement pour son legs organistique et éventuellement pour ses talents chambristes, on peut tout de même relever au moins huit oeuvres scéniques (ballets, opéras, musiques de scène).

Le disque n'en laisse à peu près rien paraître, tout juste trouve-t-on dans quelques couplages un peu de musique de chambre (souvent de pair avec d'autres contemporains français, D'Indy par exemple).

Son langage est vraiment séduisant, parce qu'il a à la fois quelque chose de la richesse de ses successeurs (on peut ranger Vierne, Tournemire, et même le Chausson et le Pierné chambristes dans une esthétique proche), et quelque chose de plus naïf et direct. Il faut dire qu'il a très peu composé après 1900 (et à peu près rien au delà de 1924).


Extrait de la Première Symphonie. On en perçoit d'un coup d'oeil les raffinements chromatiques, pas toujours si perceptibles à l'oreille, mais très réels. On se trouve bien dans l'ascendance de Tournemire.



4. Discographie à l'orgue

Pour les Symphonies, on peut débuter avec le disque d'Olivier Latry à Notre-Dame (Cinquième et Sixième Symphonies). Clarté de la composition et éclat du résultat, tout ce qu'il faut.


Et pour la seule Toccata, encore plus aisant et ostentatoire, le fabuleux disque de Kalevi Kiviniemi, surhumain comme d'habitude, dans un très beau programme français varié aux orgues d'Orléans, et qui contient notamment des improvisations très réussies.


Il existe aussi ce disque au contenu très comparable :


Et un autre très beau programme à Chicago, avec du Pierné, du Dupré...

Concernant les intégrales, il y en a beaucoup, mais celle de Ben van Oosten chez Gold MDG sur les grands Cavaillé-Coll français est comme d'habitude remarquablement captée chez ce label, et nettement articulée.

Je peux aussi citer quelques disques décevants, comme Frédéric Ledroit (Angoulême, l'orgue comme le jeu sonnent un peu cheap), et puis la sévérité proverbiale de Marie-Claire Alain, qui ne rend pas toujours pleinement justice aux tons souvent très pastoraux des oeuvres de Widor, bien qu'il y ait amplement de quoi se satisfaire chez elle par la probité de l'interprétation. (Elle a tout enregistré sauf les 7 et 8.)

Une intégrale avec Olivier Vernet est en cours.

5. Discographie des autres oeuvres

Ici, il n'en existe pas deux versions, ce qui simplifie grandement le choix : on en est réduit à louer avec ferveur les interprètes qui nous donnent, parfois d'ailleurs avec grand talent, ces pièces autrement inaccessibles.

Le Göbel-Trio Berlin, grand ensemble défricheur (qui publie aussi des couplages Onslow / Czerny, par exemple) a mis Widor au programme dans deux de ses disques de la fin des années 80 chez Thorofon. Il faut passer outre les sonorités ingrates (piano gros, cordes un peu aigres, fondu moyen), il s'agit des seuls enregistrements disponibles, et pour longtemps !


Couplage avec Bruch et Hiller (!).
Les Quatre Pièces en trio sont quelque chose d'assez étrange, elles sembleraient du Fauré qui imite Schubert. C'est gai, léger, délicieux, un peu bizarre par sa franche naïveté.

Toujours avec Horst Göbel (Hans Maile joue du violon), couplage avec la magnifique Seconde Sonate pour violon et piano, Op.59 de Vincent d'Indy.
Et ici, Widor se révèle sous une face certes toujours accessible, mais plus âpre, une sorte de tourment esthétisé qui n'est ni l'emphase codifiée des romantiques, ni la franche dépression "fin de siècle" façon Chausson-Vierne-Magnard-Roussel - dans cette Seconde Sonate pour violon et piano, Op.79.
Rien d'ostentatoire dans ce violon, tout y est pure musique.


A la lecture de la partition, on reste tout ébaubi. Le piano est tout discret, mais qu'est-ce que ça tricote ; la mélodie du violon est aimable et évidente, mais qu'est-ce que ça module, et qu'est-ce que ça peut changer de tessiture ; la structure paraît simple, mais qu'est-ce qu'il y a comme changements de carrure, comme ruptures ! L'Adagio central est comparable aux Goldberg : cela commence très doucement (quoique très tarabiscoté, beaucoup de rythmes décalés, de contrechants, d'indications de jeu)... mais après, les variations sont d'une complexité déroutante.
La Sonate de d'Indy est plus violonistique, intensément lyrique, et très belle aussi. Un disque indispensable dans une discographie de sonates pour violon et piano, à l'avis des lutins. A l'exception de quelques jalons éverestiques comme la Seconde Sonate de Roussel ou celles de Huré et de Koechlin, on ne voit pas bien ce qui pourrait atteindre cet intérêt (dépourvu de complaisance) dans le répertoire français pour violon et piano. Même les grandes beautés de Le Flem sont loin de cette personnalité-là.
Il est vrai que peu de choses sont disponibles, mais on touche véritablement à des sommets. Et deux d'un coup sur un seul disque ! Certes, on pourrait trouver un plus beau son de piano et une lecture plus nette structurellement, mais en l'état de la discographie, c'est vraiment véniel.

Enfin, la Messe pour deux orgues et deux choeurs, plus trois motets, chez Hyperion, couplé avec des oeuvres similaires de Vierne et Dupré.


C'est physiquement impressionnant, une présence terrible. Là aussi, un style peu diffusé, beaucoup moins austère que les oeuvres les plus sophistiquées de Franck ou Chausson, mais très prenant.

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Voilà pour un rapide portrait de Widor et vous donner envier de partir à sa découverte en solitaire.

Un autre portrait d'organiste méconnu comme compositeur complet.

vendredi 21 novembre 2008

Franz Liszt - VIA CRUCIS - IV, To organize or not to organize ?

5. La question de l’orgue.

La partition propose deux leçons différentes simultanément : l’orgue ou le piano. Il existe également une version ultérieure pour piano solo (qui a été gravée par Leslie Howard dans son intégrale paisible), mais nous l’écartons délibérément, car elle met nécessairement de côté toute la dramaturgie qui nous paraît faire le prix de l’œuvre.

L’alternative est intégrée à la partition définitive, si bien qu’on pourrait jouer selon les stations, si l’envie en prenait, à l’orgue ou au piano au cours du même concert.

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D’emblée, CSS annonce sa prise de position, on pourra donc affûter tout à loisir des arguments contraire au cours de son parcours en notre compagnie : les lutins ont de sérieuses réserves sur l’usage de l’orgue pour cette œuvre.

La première raison, et peut-être la raison principale (rendant par là même la suite de notre entreprise caduque), est que nous disposons au disque d’une version absolument magnétique, d’une profondeur à la fois mystique et dramaturgique sans égale, celle accompagnée et dirigée du piano par Reinbert de Leeuw. Celle que nous vous recommanderons en toute priorité à l’issue du parcours discographique.

Mais ce n’est pas la seule raison, car il existe des versions intéressantes à l’orgue ; nous pouvons argumenter un peu, partition (et extraits sonores) en main.

1. Première raison : l’orgue, et c’est même la principale faiblesse de l’instrument (avec son encombrement), ne connaît pas les nuances dynamiques, à l’exception des changements de registration, qu’on ne peut évidemment pas utiliser à tout moment dans le morceau, d’autant que l’opération demande une main libre (ou un assistant) et change également le timbre de l’instrument.
Les nuances et, peut-être pis, les accents notés sur la partition de piano ne peuvent donc pas être exécutés. Les bons organistes y suppléent par des détachés adroits, mais il n’en demeure pas moins une certaine homogénéité de ce côté, qui nuit à l’aspect direct de l’expression et aux à-coups émotionnels du drame.

2. L’orgue ne dispose pas de pédale forte. Ici aussi, les bons organistes (et même les bons pianistes…) savent s’en passer, c’est même tout le sens de leur formation technique spécifique. Néanmoins, certains effets de fondu, comme sur les moitiés de mesure de la marche claudicante du Christ chargé de la croix – pour la rendre moins régulière –, certaines variations de texture sont impossibles. Le rubato (écart de tempo) les pallie, et se montre déjà nécessaire au piano, mais c’est encore une possibilité expressive de moins.

3. L’orgue a un ambitus plus réduit que le piano. Ici, impossible de creuser les basses dans les moments recueillis ou révoltés – ce que Liszt trouve en revanche nécessaire dans sa version pour piano. Il est vrai qu’ici, le son majestueux et imposant de l’orgue tient tout à fait la comparaison côté basses impressionnantes, fût-ce à l’octave supérieure.

4. Liszt ne sollicite pas le pédalier, peu nécessaire dans cette œuvre assez peu polyphonique. Ce qui fait perdre, du coup, l’un des moyens supplémentaires de l’orgue par rapport au piano (bien qu’il soit possible d’en équiper les pianos, on n’en dispose que pour les œuvres déjà rares de Schumann qui le requièrent explicitement, et qui sont de plus très souvent jouées au piano standard sans ajout de pédalier).

5. L’orgue n’a pas la capacité de percussion du piano. Pour les moments de forte intensité tragique, comme les cris de la foule (Crucifige !), on perd nettement en tranchant et en violence.

Suite de la notule.

lundi 28 mai 2007

Lieder de Max REGER - recommandations discographiques (oeuvres et disques)

En appoint de la notule sur Max Reger, voici quelques-uns des rares disques à céder une place significative à ces lieder. Dans des interprétations de qualité, peu chères et disponibles, si possible...

Un petit tour aussi auprès d'oeuvres vocales rares.

Suite de la notule.

jeudi 28 décembre 2006

Charles TOURNEMIRE


1870 (Bordeaux) – 1939 (Arcachon)


Charles Tournemire est surtout connu pour sa musique pour orgue, et pourtant, il a réellement écrit, et dans un volume a peu près égal, pour tous les genres. [mode biographique on] Contemporain de Louis Vierne et de Guillaume Lekeu, il a été l’élève de César Franck et a succédé comme organiste a Gabriel Pierné. [/mode biographique]


1. Musique pour orgue

L’œuvre pour orgue est en effet écrasante, et a pour mérite non négligeable, dans le recueil L’Orgue Mystique, de proposer la musique des 51 messes de la liturgie catholique.

Ces œuvres ont un parfum mystérieux, mues par quelque force intérieure, regorgeant de surprises, de petites voix incidentes qui apparaissent et disparaissent. Véritablement de la belle musique.

Cette œuvre a été enregistrée en nombre, et je recommande l’intégrale de Georges Delvallée (label Accord, 10 disques à tarif honnête), qui fait par ailleurs référence, ou les anthologies du même qu’on doit trouver.



2. Musique de chambre (piano seul, petits ensembles)

Beacoup de pièces pour piano, des pièces caractéristiques aux noms évocateurs, des feuillets d’album.
De la musique de chambre où, à part « Pour une épigramme de Théocrite » (trois flûtes, deux clarinettes et harpe), les effectifs sont tout à fait traditionnels.

La musique pour piano seul (peut-être d’un intérêt limité), n’a à ma connaissance guère été enregistrée. Impossible de l’affirmer avec certitude, une pièce est si vite glissée dans un programme, et je pense bien que cela doit exister, mais je n’ai jamais pu mettre repérer de musique de chambre de Tournemire (piano solo compris), contrairement à Franck ou Vierne, en dehors du disque INA-Mémoire vive, épuisé depuis longtemps.




3. Musique vocale (hors symphonies)

De nombreuses mélodies un peu pittoresques, beaucoup de Samain (l'auteur de Polyphème, repris et coupé pour façonner l’opéra de Jean Cras) et de Verlaine.

Aussi l’étrange Fresque du Saint Graal pour orchestre et chœur de femmes invisible. Plusieurs opéras : Le Sang de la Sirène, Nittetis, Les Dieux sont morts, Trilogie mi-orchestrale Faust/Don Quichotte/Saint François d’Assise (vers l’Idéal, naturellement), La Légende de Tristan.

Il y a bien sûr la partie plus franchement religieuse : un Pater noster dédié à Widor, la mise en musique des Psaumes LVII et XLVI, une Apocalypse de saint Jean (triologie sacrée en trois partie), La Douloureuse Passion du Christ (oratorio pour chœur, sept coryphées, grand orgue et orchestre), Il Polverello di Assisi (« Le petit pauvre d’Assise », cinq épisodes lyriques en sept tableaux), sans parler de sa Sixième Symphonie sur laquelle je m’empresse de revenir plus loin.

En dehors de la mélodie « Sagesse » Op.34 sur texte de Verlaine (par Bernard Plantey et Henriette Puig-Roget, disque épuisé INA-Mémoire Vive), aucune de ces œuvres n’a jamais été enregistrée.


4. Musique symphonique

Quelques poèmes symphonies en dehors des huit symphonies qui sont elles aussi mal connues. 1ère « Romantique », 2e « Ouessant », 3e « Moscou », 5e « De la Montagne », 7e « Les Danses de la Vie », 8e « Le Triomphe de la Mort » (titre ambigu, tout de même !). Elles ont été, comme en attestent les numéros d’opus, composées dans une quasi-continuité.

Toutes ont été enregistrées par Antonio de Almeida et l’Orchestre Symphonique d’Etat de Moscou (label Marco Polo), en dehors de la Sixième, dont il existe une version dirigée par Pierre Bartholomée à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Liège, le Chœur Symphonique de Namur, le Chœur Polyphonia de Bruxelles et le Chœur de Chambre de Namur (ces deux derniers dans la notice, et ces trois derniers dirigés par Denis Menier).
Avec Daniel Galvez-Vallejo en soliste et Luc Ponet à l'orgue : chez Valois (difficile à trouver, du moins à prix honnête), et une réédition plus récente, dont je m’aperçois seulement de l’existence, chez Naïve.

Incontestablement, ces œuvres ne jouent pas dans la même catégorie que leurs contemporaines de Roussel ou Ropartz ; celles de Tournemire sont beaucoup plus inventives quant à l’orchestration, beaucoup plus complexes du côté des textures.

Je ne les commente pas toutes, aussi je le précise en début de paragraphe pour les Première, Troisième, Sixième et Huitième que j'aborde.


    4.1. La Première Symphonie, « Romantique » Op.18


Commentaire DLM

Composée en 1900, bien plus tôt que les autres, elle est sans doute la plus séduisante, en quatre parties traditionnelles (le deuxième mouvement étant le Scherzo) avec des miroitements qui laissent entendre la filiation debussyste, mais aussi des rythmes plus déhanchés comme pouvaient en écrire Bizet ou Ravel, et une charpente qui dans les tutti paraît plus nettement bruckerienne.
Pour autant, cette variété est d’une grande grâce. Au fond, on peut penser assez nettement à Weingartner, mais la symphonie me semble mieux construite et plus riche dans le cas de Tournemire, avec des couleurs tout à fait imprévues. Chaleureusement recommandé.


Couplée avec la Cinquième dans le disque Marco Polo.


    4.2. La Deuxième Symphonie, « Ouessant »

L'oeuvre est dédiée « A Mme Charles Tournemire ». Déjà une grande forme de cinquante minutes, composée de 1908 à 1909 ; le compositeur en explique la genèse (c'est le cas de dire) : « Cette oeuvre a été inspirée par le fantastique d'Ouessant. Elle tend à la glorification de l'Éternel. »


    4.3. La Troisième Symphonie Op.43, « Moscou »


Commentaire DLM

Cette symphonie en mouvement continu (1912-1913, inspirée par la tournée de concerts en Russie de Tournemire) exploite, comme celle de Franck, un motif unique qui parcourt longuement toute l’œuvre. Avec le même risque de lassitude (ici évité), elle réussit à mon sens mieux que Franck, ne serait-ce que par l’invention de l’orchestration, pas très orthodoxe et sans doute inspirée par sa pratique d’organiste plus que par les traités en vigueur. Belle œuvre.


Couplée avec la Huitième dans le disque Marco Polo. Voir plus bas.


    4.4. La Quatrième Symphonie Op.44

Vous percevez à présent à quel point tous ces numéros d'opus sont proches. Composée exactement à la même époque que la Troisième, cette oeuvre est conçue comme une collection de « Pages Symphoniques », censées « exlater la poésie de la Bretagne ».


    4.5. La Cinquième Symphonie Op.47

1913-1914. Sans précision sur le programme, on s'accorde pour y reconnaître des éléments alpestres et c'est pourquoi elle est parfois surnommée « De la Montagne ». Dans la tonalité significativement bucolique de fa majeur (je ne vous fais pas l'outrage de vous rappeler Vivaldi, la Pastorale & Cie), elle est dédiée, comme la Deuxième, à sa femme.


    4.6. La Sixième Symphonie Op.48

Il s’agit, de son propre aveu, de « la première de mes œuvres de guerre ». Composée de 1915 à 1918 (oui, longuement car nécessairement entre deux séances d’organiste si pas de mobilisation). Elle emploie un ténor solo, des chœurs en grand nombre, un grand orgue et un grand orchestre.

Commentaire DLM

L’œuvre se fonde très largement sur les chœurs, et le ténor n’intervient que dans la seconde moitié de la seconde partie de l’œuvre, peu avant la conclusion. Les deux parties cumulées durent un peu moins d’une heure.
Le livret est rédigé par Tournemire lui-même, d’après les psaumes de Jérémie, Esaïe, Osée et Jean. Toute l’œuvre est conçue en tension autour de ces textes, avec de grandes ponctuations orchestrales dans le goût d’un Déluge de Saint-Saëns un peu plus instable harmoniquement. La couleur de l’ensemble rappelle considérablement, en réalité, les cantates du Prix de Rome de Ravel. A la fois cette limpidité encore romantique du propos, et une forme d’intranquillité latente, qui peut se déchaîner à tout instant – exactement comme lorsque le Barde porte-glaive interrompt le badinage insensé de Braïsyl. On y retrouve le même ton, le même lyrisme – et même des accents de Daphnis, lorsque, au terme de l’œuvre, le chœur perd le langage, ne poussant plus que des « a » extatiques dans le tonnerre de décibels de la fin.

Les deux parties, chacune divisée en plusieurs sections, telle une symphonie, mais sans aucune interruption à l’intérieur de chacune d’elles, développent comme souvent dans la musique symphonique de Tournemire des motifs répétés cycliquement et déformés, à la manière de César Franck, mais avec une subtilité et une grâce tout autres – et pas seulement du côté de l’orchestration. Quelques interludes déploient des miroitements debussystes saisissants qui attestent du cheminement (certains motifs sont même proches de Petrouchka, mais c’est à Daphnis qu’on pense le plus volontiers) vers la Huitième Symphonie, de ton bien plus spécifiquement français que les précédentes
La première partie contemple la dévastation du pays, tandis que la seconde emploie une traduction française du célébrissime psaume De profundis clamavi, où l’espérance en ce Dieu qui sauva déjà Israël est proclamée. Passée la moitié de la seconde partie, le ténor entre pour confirmer cette espérance en prononçant des paroles du Christ : « Je suis venu dans le monde, moi qui suis la lumière », et achevant ainsi : « Je vous donne la paix, je vous donne ma paix », le tout ponctué (et conclu) par des glossolalies en « a » du chœur.

L’œuvre, si on passe sur des mesures finales tonitruantes qui évoquent du Mahler mal compris, est très bellement orchestrée, avec des recherches de couleur, dans les modes de jeu des cordes (beaucoup de surprises écrites en pizzicato), dans l’usage colorant des bois, dans la présence très important des cuivres pour des configurations dynamiques piano. Au milieu de la seconde partie, une impressionnante apparition subito de l’orgue alors que l’orchestre se réduit et que semble s’ouvrir un abîme – ou s’illuminer le Ciel.
Le ton est farouchement épique, avec la déploration collective et combattive de la première partie « Nous souffrons au dedans de nos cœurs », mais aussi les interludes passionnés de Seconde Partie, qui disposent, avec un langage plus « moderne » cependant, du souffle des meilleurs passages du Roi Arthus de Chausson – un Chausson qui a entendu Richard Strauss.
Le mélange d’affliction et de combattivité – plus que de religiosité – qui parcourt l’œuvre lui donne une saveur toute particulière, et le relief procuré par l’ajout des chœurs et du sens est tout à fait délectable. Les interludes orchestraux, eux aussi, tirent toute leur force de ce contexte en exploitant un lyrisme qui, paradoxalement, transparaît moins dans les parties chantées.

Côté interprétation, on est surtout stupéfait par la clarté de la diction d’un chœur épique aux voix presque naturelles, peu vibrées, mais parfaitement en ton. L’intelligibilité, sur un texte pourtant arrangé par Tournemire, est quasiment totale, et c’est là un tour de force qu’on se plaira à louer encore et encore.
L’enthousiasme insufflé par Pierre Bartholomée est tout à fait communicatif, et nous lui en rendrons grâce, surtout que l’Orchestre Philharmonique de Liège semble parfois un peu prudent dans une partition totalement méconnue et manifestement difficile pour lui.
Comme Daniel Galvez-Vallejo a vite perdu sa voix à la douceur inimitable ! Ici, le timbre est assez nasal, un peu aigre, mais on retrouvera toujours la fraîcheur de ton qui le caractérise immanquablement.
Résultat parfaitement enthousiasmant. Chapeau et grand merci à la curiosité des interprètes !


(chez Valois)


(chez Naïve)


La suite.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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