[Sélection lutins] Une brassée de bons opéras contemporains, classés par courants
Par DavidLeMarrec, lundi 23 juillet 2012 à :: Goblin Awards, Sélection Lutins & Putti d'incarnat - Discourir - Musicontempo - Genres - Opéras des écoles du vingtième siècle :: #2023 :: rss
1. Le besoin
Comme manifesté encore récemment, mais depuis longtemps, l'opéra contemporain rencontre un certain nombre de difficultés structurelles : musicales (techniques de composition inappropriées à la voix), culturelles (défiance face à la grande forme), économiques (peu de remplissage, donc peu de créations possibles, et par conséquent peu d'entraînement pour les compositeurs), librettistiques (recrutement aléatoire des librettistes, souvent des potes pas très préparés).
Alors qu'il existe tout de même un certain nombre de pièces instrumentales (ou vocales !) très réussies dans le répertoire récent, l'opéra semble avoir totalement dévissé. Après avoir longuement disserté sur les causes de cette traversée du désert, il était temps de regarder sous l'angle opposé : que faut-il écouter en théâtre lyrique contemporain ?
Voici donc une tentative de liste et de parcours expliqué pour pouvoir faire son choix. Avec inévitablement sa (ma) part de subjectivité, mais, je l'espère, avec suffisamment d'explicitation pour en faire son miel.
Comme j'ai été éhontément bavard, un peu de musique pour accompagner la lecture :
Extrait d'Ocean of Time (2003) de Lars Ekström, capté salle Berwald à Stockholm.
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2. Principes
Pour faire simple, disons d'après 1950. J'écarte, pour éviter d'être hors de l'objectif visé, les opérettes et comédies musicales, même si certaines manifestent de toute évidence un goût pour la recherche musicale.
On peut les répartir aisément en deux catégories : les tradis, et ceux qu'on appelle habituellement "contemporains" - à quand un autre terme, parce que la plupart des contemporains étant morts...
Néanmoins, il existe plusieurs façons d'être conservateur (le livret creux et moralisateur étant devenu un standard de l'avant-garde depuis fort longtemps, par exemple), et on va détailler tout cela.
Quelques remarques avant de commencer :
a) La liste est d'abord classée par ordre chronologique, elle comporte pêle-mêle des oeuvres passionnantes ou seulement notables, j'exprimerai plus loin les nuances.
b) J'ai inclus deux oeuvres de la fin des années quarante, souvent présentées (à tort bien sûr !) comme de l'opéra contemporain, pour mettre en perspective. Ce n'est pas totalement illégitime dans la mesure où ces compositeurs ont d'autres oeuvres lyriques postérieures (pas forcément aussi réussies).
c) L'astérisque indique la publication au disque ou DVD - y compris, dans certains cas, des publications épuisées mais parfois trouvables en médiathèque. Les simples radiodiffusions ou vidéodiffusions ne sont pas mentionnées, la plupart l'ont été de toute façon (mais allez retrouver une radiodiffusion des années 70 que vous n'avez pas captée, sauf à avoir de bons réseaux...).
d) Les dates indiquent la fin de composition de la première version de l'oeuvre (qui peut avoir débuté plusieurs années auparavant). Dans les cas (rares) où je ne les ai pas trouvées, j'ai donné la date de première exécution, dans les deux ans qui ont suivi la fin de l'écriture.
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3. La liste
1942 - Blacher - Der Großinquisitor*
1948 - Dallapiccola - Il Prigioniero*
1954 - Britten - The Turn of the Screw*
1955 - Poulenc - Dialogues des Carmélites*
1955 - Landowski - Le Fou*
1955 - Floyd - Susannah*
1956 - Bernstein - Candide*
1958 - Barber - Vanessa*
1961 - Prodromidès - Les Perses (oratorio)
1961 - Damase - Colombe
1962 - Malipiero - Don Giovanni*
1964 - Britten - Curlew River*
1964 - Henze - Der junge Lord
1965 - Henze - The Bassarids*
1967 - Udo Zimmermann - Die Weiße Rose (version oratorio de 1986)*
1969 - Penderecki - Die Teufel von Loudun*
1973 - Damase - L'Héritière
1973 - Britten - Death in Venice*
1981 - Zafred - Kean*
1983 - Messiaen - Saint-François d'Assise*
1984 - Daniel-Lesur - La Reine Morte
1985 - Landowski - Monségur*
1986 - Menotti - Goya*
1988 - Dusapin - Roméo & Juliette*
1990 - Rautavaraa - Auringon Talo*
1991 - Hersant - Le Château des Carpathes*
1991 - Rihm - Die Eroberung von Mexico*
1994 - Jarrell - Cassandre*
1998 - Holliger - Schneewittchen*
1998 - Previn - A Streetcar Named Desire*
1999 - Amy - Le Premier Cercle*
1999 - Boesmans - Wintermärchen*
2000 - Silver - The Thief of Love*
2000 - Cavanna - Raphaël, reviens !*
2000 - Adams - El Niño (oratorio)*
2001 - Manoury - K.
2002 - Reverdy - Médée*
2002 - Maw - Sophie's Choice
2002 - Aboulker - Douce et Barbe-Bleue
2003 - Dusapin - Perelà, Uomo di Fumo*
2003 - Henze - L'Upupa und der Triumph der Sohnesliebe*
2003 - Ekström - Ocean of Time
2004 - Hosokawa - Hanjo
2004 - Adès - The Tempest*
2004 - Dean - Bliss
2005 - Maazel - 1984*
2005 - Boesmans - Miss Julie*
2005 - Jarrell - Galileo
2005 - Adams - Doctor Atomic*
2005 - Brewaeys - L'Uomo del fiore in bocca*
2006 - Mantovani - L'Autre Côté
2006 - Dusapin - Faustus, The Last Night*
2007 - Cosma - Marius & Fanny*
2008 - Fénelon - Faust
2010 - Turnage - Anna Nicole*
2010 - Dellaira - The Secret Agent
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4. Biais
En essayant de constituer cette liste pour partager mes expériences positives d'opéra contemporain, je m'aperçois de plusieurs biais considérables :
=> Un certain nombre de titres sont cités pour telle ou telle qualité particulière... mais ne sont pas forcément passionnants sur la durée... Wintermärchen en est un excellent exemple : premier acte d'une densité folle, mais la suite, avec ses patchwork stylistiques laborieux, est presque (inter)minable.
Si j'avais dû me limiter à ceux aussi réjouissants que les meilleurs opéras du reste du répertoire, la liste se serait limitée à une quinzaine... On reparlera un peu plus loin des priorités.
=> Même dans les éditions commerciales, beaucoup de ces opéras ne disposent pas de livret ! (Et ne parlons pas de traductions, il ne faut pas être trop frileux sur ce point.) Ainsi, parmi ceux que j'ai cités, certains livrets me paraissent très mauvais, et pour un nombre conséquent, je n'ai même pas pu le lire ! On est alors à la fois tributaire de l'écriture prosodique du compositeur, de la lourdeur de son orchestration, de la clarté de la captation, de l'articulation des chanteurs et de sa propre compétence linguistique !
On voit tout ce que cela peut fausser sur la perception de la qualité d'un opéra, menant à écarter des bijoux (1984 sonne assez banalement en le prenant par hasard à la radio) ou à valoriser de jolis objets musicaux qui ne fonctionnent pas sur scène (c'est pourquoi j'ai hésité pour Written on Skin desservi par son livret, ou ai cité Anna Nicole, entendu seulement à la radio mais appétissant musicalement...).
=> Enfin, je remarque l'absence de grandes aires culturelles. Les compositeurs les plus à l'aise à l'opéra étant souvent aussi plus "modestes" dans leur attitude et leurs moyens compositionnels, s'adaptant donc plus facilement aux voix, on les trouve régulièrement sur des scènes moins prestigieuses. A part Covent Garden, je ne vois pas vraiment de grande scène internationale qui soit un moteur de création lyrique réussie.
On remarque ainsi l'absence scandaleuse de littérature soviétique, je suis certain qu'il y en a de superbes dans la lignée des grands Chostakovitch, Deshevov et Prokofiev. Je regrette encore plus de ne pas avoir mis la main sur les opéras intégraux des grands compositeurs slovènes et serbes, et d'avoir eu peu accès aux créations scandinaves et finnoises, où je suis sûr de trouver des merveilles. Je donnerais cher, par exemple, pour le Brand de Rosing-Schow, une association d'excellence qui promet beaucoup si le livret est efficacement adapté.
Mais à moins d'y passer beaucoup de temps, il est compliqué de remonter ces pistes depuis la France, même à l'heure de la dématérialisation généralisée qui a considérablement changé la vie des mélomanes curieux.
Sur le même principe, il est assez difficile de trouver des opéras dodécaphoniques au sens strict (on trouve en revanche un certain nombre d' "impurs", comme Aleksis Kivi de Rautavaara, fondé des séries de douze accords d'origine tonale). Mais leur inadéquation fondamentale à la prosodie est cela dit assez facile à concevoir, donc le manque n'est peut-être pas trop considérable.
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5. Courants
A présent, si l'on observe un peu dans le détail les grandes tendances. On ne peut parler que par opéra et pas par compositeur, les oeuvres d'un même créateur appartenant parfois à des catégories assez différentes...
Avant de poursuivre : je préviens les lecteurs que cet essai de classification est parfaitement arbitraire et inopérant. Il me sert seulement à m'interroger sur les catégories qu'on peut faire : au delà des étiquettes qu'ils s'attribuent eux-mêmes et que chacun peu lire n'importe où, qui est avant-gardiste, qui est spectraliste, qui est néo, qui est nouveau-simple, qui est postmoderne ?
Avec les déclarations de chacun, il est facile de le reconstituer, mais dans les faits à l'écoute (les partitions étant presque plus difficiles à trouver qu'à décrypter !), cela n'a pas beaucoup de sens, et je trouve par exemple bien plus de points communs entre Hersant et Manoury qu'avec des membres de leurs clans supposés. Gilbert Amy, proche de Boulez, a écrit un opéra qui en écoute à l'aveugle à la radio, me l'a (réellement) fait prendre pour la bande-son d'un film des années quarante !
Aussi, cette présentation, bien que complètement bancale, et contestable en tout point, doit servir de support à quelques tentatives de remises en perspective. Et de point de départ de conversations aux couteaux si certains lecteurs le souhaitent.
5.1. Tradis ou considérés comme tels
5.1.1. Attardés
1955 - Poulenc - Dialogues des Carmélites*
1956 - Bernstein - Candide*
1958 - Barber - Vanessa*
1961 - Prodromidès - Les Perses (oratorio)
1961 - Damase - Colombe
1962 - Malipiero - Don Giovanni*
1964 - Henze - Der junge Lord
1973 - Damase - L'Héritière
1981 - Zafred - Kean*
1986 - Menotti - Goya*
1999 - Amy - Le Premier Cercle*
2000 - Silver - The Thief of Love*
2004 - Adès - The Tempest*
Dans cette liste, on observe des compositeurs qui poursuivent dans le style qu'ils ont pratiqué (Poulenc, Barber, Malipiero), qui écrivent encore dans le style de leurs maîtres (Damase, Henze malgré sa réputation d'alors, Zimmermann), et des gens carrément hors du temps, versant dans une sorte de néo-romantisme italien largement inspiré du langage des véristes (Kean, Menotti, Silver). Concernant Adès, c'est plutôt du néo-Britten, position très répandue outre-Manche (chez les excellents Anderson ou Maw, par exemple), mais qui se manifeste ici de façon particulièrement saillante. Enfin Prodromidès, lui, refait dans Les Perses la Salamine de Maurice Emmanuel, avec laquelle les points communs sont très nombreux.
Néanmoins, si on les écoute sans songer aux dates, on ne peut qu'être frappé par la beauté et la maîtrise de l'écriture. Je suis plus ému tout de même par ceux qui donnent avec naturel leur style ou leur héritage. Autrement dit, les trop-consonants-pour-être-honnêtes, que j'ai cités pour mémoire, ne sont clairement pas bouleversants (Malipiero, Zafred, Menotti, Silver), comparé aux sommets de Poulenc, Barber, Prodromidès, Damase ou Henze.
Dans cette section, on trouve quelques chefs-d'oeuvre absolus de l'histoire de l'opéra, à mon sens, comme Vanessa de Barber, Colombe de Damase, abondamment losangiée en ces lieux (1,2), ou, dans le genre mixte de la célébration et du théâtre, Les Perses de Prodromidès.
Même si je suis plus circonspect sur sa grisaille et sa prosodie, Dialogues des Carmélites est aussi une réussite atmosphérique majeure.
5.1.2. Les post-
D'autres, quoique en décalage avec leur temps, écrivent une musique d'après leurs prédécesseurs, mais dont on sent bien que l'époque n'est plus la même.
1942 - Blacher - Der Großinquisitor*
1948 - Dallapiccola - Il Prigioniero*
1954 - Britten - The Turn of the Screw*
1955 - Landowski - Le Fou*
1955 - Floyd - Susannah*
1964 - Britten - Curlew River*
1965 - Henze - The Bassarids*
1967 - Udo Zimmermann - Die Weiße Rose (version oratorio de 1986)*
1973 - Britten - Death in Venice*
1984 - Daniel-Lesur - La Reine Morte
1985 - Landowski - Monségur*
1998 - Previn - A Streetcar Named Desire*
2002 - Aboulker - Douce et Barbe-Bleue
2002 - Maw - Sophie's Choice
2005 - Maazel - 1984*
2005 - Boesmans - Miss Julie*
2010 - Turnage - Anna Nicole*
Il faudrait ici préciser pour chacun... On a les postromantiques comme Floyd, les postdebussystes comme Daniel-Lesur, les post-berguiens comme Boesmans... tous avec un petit décalage par rapport à leur modèle, une version individualisée, personnalisée de leur héritage, sans forcément aller plus loin.
J'ai fait le choix de regrouper par méthode d'héritage, mais en termes esthétiques, on y trouve aussi bien les avant-gardistes un peu imitateurs que les conservateurs évolutifs... Et finalement, on pourrait aussi bien considérer que le style néo-romantique-sans-romantisme américain de Previn fait date malgré son langage "traditionnel", et que le style "Covent Garden" (Adès, Maw, Maazel, Turnage) impose aussi une forme de référence commune, une nouveau mètre-étalon, même si le langage en est relativement conventionnel.
5.1.3. Les filmiques
2007 - Cosma - Marius & Fanny*
Sur les grandes scènes semble avoir éclos un genre nouveau, confié à des compositeurs assez éloignés de l'économie dramaturgique de l'opéra. Compositeurs néo-romantiques "naïfs" ou auteurs de BO, ils sont de plus en plus fréquemment invités à écrire des opéras "grand public", aux confins de la musique de film, de l'opérette et de l'opéra sérieux.
Au milieu de Goldschneider, Shore, Catán ou D. Alagna, Cosma est le seul à avoir réellement su créer un univers en recyclant les thèmes écrits pour les téléfilms pagnolesques commandés par la télévision publique ! L'opéra est bâti, comme toujours dans ces cas-là, en séquences juxtaposées, la prosodie est bizarre (la musique est manifestement écrite avant le texte en bien des endroits), le livret assez calamiteux (vers mal faits et nunuches)... et pourtant il se dégage quelque chose d'un folklore très réussi, une façon de traiter l'oeuvre comme une fresque dansante, de la vraie musique de caractère (au sens musical du mot).
Alors que j'avais été un peu réticent en entendant les coutures et maladresses de l'oeuvre, je dois bien admettre y être revenu souvent, avec beaucoup de plaisir. C'est un changement assez complet de paradigme pour la construction de l'opéra, sans numéros ni récitatif continu...
5.2. Les « innovateurs »
5.2.1. Gentils modernes
Ceux-ci créent une musique rugueuse (Penderecki) ou originale (Messiaen), mais dans un cadre assez intelligible, souvent des consonances ou des références au passé se glissent dans leurs oeuvres.
1969 - Penderecki - Die Teufel von Loudun*
1983 - Messiaen - Saint-François d'Assise*
1988 - Dusapin - Roméo & Juliette*
1990 - Rautavaraa - Auringon Talo*
1991 - Hersant - Le Château des Carpathes*
1991 - Rihm - Die Eroberung von Mexico*
1998 - Holliger - Schneewittchen*
1999 - Boesmans - Wintermärchen*
2000 - Cavanna - Raphaël, reviens !*
2001 - Manoury - K.
2002 - Reverdy - Médée*
2003 - Ekström - Ocean of Time
2005 - Adams - Doctor Atomic*
2010 - Dellaira - The Secret Agent
Faute de mieux, ici, on pourrait regrouper les "modérés" de l'innovation - avec tout ce que cela a d'idéologique comme présentation, en faisant une hiérarchie (bonne ou mauvaise) selon la
Mais je trouve encore plus incongru de classer par chapelle : Manoury s'écoute assez facilement, bien plus que Henze réputé être désormais à l'arrière-garde ou que certains Adams.
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5.2.2 Méchants modernes
J'y réunis des musiques plus touffues, souvent plus contrapuntiques, plus exigeantes au niveau du langage, moins typées tension-détente.
1994 - Jarrell - Cassandre*
2000 - Adams - El Niño (oratorio)*
2003 - Dusapin - Perelà, Uomo di Fumo*
2003 - Henze - L'Upupa und der Triumph der Sohnesliebe*
2004 - Hosokawa - Hanjo
2004 - Dean - Bliss
2005 - Jarrell - Galileo
2005 - Brewaeys - L'Uomo del fiore in bocca*
2006 - Mantovani - L'Autre Côté
2006 - Dusapin - Faustus, The Last Night*
2008 - Fénelon - Faust
On remarquera que ce ne sont pas les courants les réputés les plus hermétiques qui me paraissent plus denses... Il faut dire que lesdits courants ne pratiquent pas beaucoup l'opéra (et pas bien !).
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6. Les absents
Un certain nombre de compositions méritent d'être écoutées en cette ère mal servie par le disque (rarement deux enregistrements d'une oeuvre, et des béances considérables dans les corpus), et proportionnellement moins réussie que les autres périodes, du fait des expérimentations de langage, impropres aux impératifs de l'élocution et de la scène.
J'en cite donc quelques-uns, pour la plupart plus sympathiques que considérables, mais qui méritent d'être écoutés :
1949 - Vaughan Williams - The Pilgrim's Progress*
1958 - Pizzetti - Assassinio nella cattedrale*
1989 - Fénelon - Les Rois (version révisée de 2005)
1994 - Sousa (Conrad) - Les Liaisons Dangereuses
1996 - Prodromidès - Goya
2002 - Chtchédrine - Le Vagabond Ensorcelé
2006 - Picker - An American Tragedy
2010 - Catán - Il Postino
2012 - Benjamin - Written On Skin
Pour Chtchédrine, je suis bien embarrassé : l'apparition de Groucha est un moment d'ineffable rare, peut-être une des plus belles représentations esthétisées du coup de foudre. Mais le reste de l'oeuvre dure assez longtemps...
Et vous aurez remarqué qu'il manque de grandes figures, dont je ne nie pas l'importance, mais qui ne me plaisent pas. Parmi les succès récents, j'ai écarté :
- L'Amour de loin de Saariaho, peut-être le livret le plus lent de tout le répertoire, avec une musique qui semble également se suspendre à l'infini. En revanche le cycle de mélodies que la compositrice a tiré de l'oeuvre est très beau sous cette forme plus courte.
- Trois Soeurs d'Eötvös. J'ai eu beau écouter tous les opéras de Eötvös (au moins jusqu'à une date récente, je crois que je n'ai entendu un dernier qui a peu d'années), je me heurte sans cesse à cette impression d'une musique et d'un drame qui se revendiquent comme moches. Impression complètement subjective, mais cette façon d'exalter l'incongruité ne me séduit pas du tout. La presse et les amateurs ont visiblement révisé à la baisse la réception assez enthousiaste de cette oeuvre - qui avait aussi fait son petit effet en utilisant trois falsettistes au faîte de la countertenormania.
- Elephant Man de Petitgirard. C'est incontestablement plutôt bien écrit, et fonctionne assez bien, quelque chose de plus subjectif se bloque étrangement chez moi, comme si cette musique d'un autre temps me faisait dire "à quoi bon ?". Tant qu'à écouter quelque chose d'aussi moelleux et légèrement sirupeux, je me tourne plutôt vers les originaux début-de-siècle, un peu plus lumineux et vénéneux à la fois. Ce n'est pas non plus une oeuvre incontournable, bien sûr.
Parmi les grandes oeuvres qui ont marqué ou révolutionné le XXe siècle, il en manque aussi :
- Die Soldaten de Bernd-Alois Zimmermann, une sorte d'über-Wozzeck. Et comme je trouve déjà Wozzeck éprouvant malgré tout ce qu'il a de magistral, j'avoue ne jamais avoir étudié à fond cette oeuvre. Le reste de l'oeuvre de Zimmermann, beaucoup moins physique, ne m'enthousiasme pas vraiment en général non plus.
- Le Grand Macabre de Ligeti, censé représenter le sommet de l'humour osé mais profond. Je ne parviens pas à suivre le livret, et je ne suis pas du tout amusé par sa bouffonnerie, supposée au-dessus de toute vulgarité, mais que mon éducation sans doute trop corsetée ne me permet pas d'apprécier à sa juste valeur. Il en va de même pour la musique : il est évident, et l'étude de la partition le confirme très vite, que la maîtrise et l'audace sont extrêmes... mais cette sorte de mickey-mousing inintelligible permanent ne me fait pas prendre beaucoup de plaisir. Je réessaie périodiquement, persuader de manquer un jalon considérable de l'histoire de la musique, sans succès jusqu'ici : j'entends quelque chose d'aussi moche et grossier que le ressentirait le fan de Yann Tiersen en première écoute de Nouvelles Aventures. En revanche j'aime beaucoup la petite pièce instrumentale avec trompette qui en est tirée, Mysteries of the Macabre, inconstestablement beaucoup plus tradi et d'ambition moindre.
- Enfin, ce n'est un secret pour personne, Philip Glass est ma victime préférée, j'aime beaucoup de me moquer de son oeuvre. Il a indubitablement marqué profondément le paysage musical européen, mais un langage aussi sommaire perclus de fautes d'harmonie (sans nul doute volontaires, mais quand on écrit trois accords parfaits brisés, autant éviter les quintes directes et les fausses relations de triton), et surtout qui tourne sans arrêt sur les mêmes cellules, cela finit par être physiquement douloureux. Même si je l'estimais, je n'aurais pas le cran de le supporter. Le plus extrême et douloureux - même les amateurs que j'ai rencontrés ont admis ne pas l'écouter en entier, loin de là - est bien sûr le pionnier Einstein on the Beach, avec adjonctions de sons synthétiques à leur adolescence (donc tout boutonneux). Le pire que j'aie entendu, du point de vue de la faiblesse de contenu, est Les Enfants Terribles. Au contraire, Akhnaten a quelques jolies couleurs (et un livret original), j'aurai tout dit et rien dit en lui reprochant que ça se répète trop...
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7. Les sources
Outre la surveillance active des programmes radio du monde (fatigant), il existe des possibilités d'élargir son champ de connaissance en matière d'opéra contemporain. En particulier, le label Albany fournit un très grand nombre d'oeuvres de compositeurs vivants absolument obscurs, avec livret (au moins en VO ou en traduction anglais). Pour ce que j'ai pu en juger, un certain nombre sont intéressants, mais je n'ai pas pu encore m'y plonger assez profondément pour émettre un avis un tant soit peu informé.
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8. Par où commencer ?
Perdus en rase campagne ?
Il est à peu près impossible de conseiller autrement que personnellement, avec quelques éléments des inclinations musicales de chacun. Ma première liste est déjà totalement tributaire de cela : ce ne sont jamais que les conseils que je m'adresserais si je devais me mettre à l'opéra contemporain !
Mais je peux toujours mentionner ceux que j'écoute régulièrement ou intensément, au même titre que je le ferais pour des opéras d'autres périodes :
1955 - Poulenc - Dialogues des Carmélites*
1958 - Barber - Vanessa*
1961 - Prodromidès - Les Perses (oratorio)
1961 - Damase - Colombe
1973 - Damase - L'Héritière
1984 - Daniel-Lesur - La Reine Morte
1994 - Jarrell - Cassandre*
2003 - Ekström - Ocean of Time
2004 - Hosokawa - Hanjo
2005 - Maazel - 1984*
2007 - Cosma - Marius & Fanny*
Et j'en suis désolé, un nombre important n'a jamais été publié, parce que ce sont des esthétiques ou un peu rétro (Damase), ou assez transversales (typiquement Ocean of Time, un véritable creuset de Zemlinsky à Ligeti).
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... n'hésitez pas à partager vos propres suggestions, surtout si vous avez des disques ou des bandes radio à indiquer !
Commentaires
1. Le lundi 23 juillet 2012 à , par Gilles
2. Le lundi 23 juillet 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le lundi 23 juillet 2012 à , par Gilles
4. Le mardi 24 juillet 2012 à , par DavidLeMarrec
5. Le lundi 6 août 2012 à , par Ugolino le Profond
6. Le lundi 6 août 2012 à , par DavidLeMarrec
7. Le lundi 6 août 2012 à , par rhadamisthe :: site
8. Le lundi 6 août 2012 à , par DavidLeMarrec
9. Le lundi 6 août 2012 à , par rhadamisthe :: site
10. Le mardi 7 août 2012 à , par DavidLeMarrec
11. Le mardi 7 août 2012 à , par rhadamisthe :: site
12. Le mercredi 8 août 2012 à , par DavidLeMarrec
13. Le dimanche 12 août 2012 à , par Ouf1er
14. Le dimanche 12 août 2012 à , par DavidLeMarrec
15. Le dimanche 12 août 2012 à , par Ugolino le profond
16. Le lundi 13 août 2012 à , par DavidLeMarrec
17. Le lundi 13 août 2012 à , par Ugolino le profond
18. Le mardi 14 août 2012 à , par DavidLeMarrec
19. Le vendredi 21 septembre 2012 à , par Palimpseste
20. Le dimanche 23 septembre 2012 à , par DavidLeMarrec
21. Le mardi 25 septembre 2012 à , par Palimpseste
22. Le mercredi 26 septembre 2012 à , par DavidLeMarrec
23. Le lundi 7 septembre 2015 à , par Palimpseste
24. Le mercredi 9 septembre 2015 à , par David Le Marrec
25. Le lundi 17 juillet 2023 à , par Thomas LAFEUILLE
26. Le samedi 29 juillet 2023 à , par DavidLeMarrec
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