Décor du second tableau de l'acte III de Robert le Diable : procession des
nonnes damnées (et lubriques), scénographie d'Henri Duponchel et décors
de Pierre-Luc-Charles Cicéri pour
la création salle Le Peletier en 1831.
1. Point de départ
La question paraît pourtant évidente, mais il se révèle difficile d'y
trouver des réponses, même partielles, dans la presse du temps ou les
bibliographies spécialisées.
Comment les opéras de Scribe (totalement incontournable à l'Opéra : il
fallait lui proposer une collaboration ou à tout le moins lui demander
sa bénédiction pour pouvoir être joué, d'où procèdent tant de
partenariats avec d'autres librettistes), et en particulier ceux écrits
pour Meyerbeer, ont-ils pu connaître cet
accueil enthousiaste, manifestement sans
mélange ?
Je ne nie pas leurs
qualités
exceptionnelles, bien au contraire : on à affaire à des œuvres
qui figurent
à la fois parmi les plus
neuves et audacieuses du temps (dans les sujets aussi bien que
dans la musique)
et parmi les plus
séduisantes pour un vaste public
(ambitus vocal, virtuosité, couleur locale, danses, grands effets
théâtraux, orchestration colorée et solos, évidence mélodique, motifs
populaires, le tout servi sur un rythme dramatique assez effréné).
Meyerbeer les mûrissait longuement (il a finalement bien peu produit
pendant son long règne parisien, là où d'autres proposaient un à deux
opéras par an, ou bien se partageaient avec d'autres genres…), et leur
impact n'est pas du tout immérité : leur qualité de finition et leur
nouvelle vision de l'art lyrique avaient tout pour modeler le cours de
l'histoire de l'opéra dans l'Europe entière.
Néanmoins, cette fois-ci, au lieu d'expliquer
les
raisons de son succès colossal, qu'on peine à mesurer aujourd'hui
(et de
son
désamour au cours du XXe siècle), j'aimerais
poser la question à rebours.
On voit bien tout ce que la musique a de neuf, d'exaltant,
d'accessible, de pittoresque ; on voit aussi la nervosité et la variété
des trames, assez peu stéréotypées, loin du schéma canonique des
amoureux empêchés par le jaloux : Scribe prêtait même attention à ne
pas reproduire les mêmes ensembles aux mêmes endroits, ainsi qu'en
témoigne sa correspondance avec Auber à qui il refuse un trio
soprano-ténor-basse final à cause des similitudes possibles avec
Robert.
Cependant, on ne peut s'empêcher de se demander comment, dans la France
de 1831, à peine sortie de la censure grandissante de l'ère de Charles
X, on a pu représenter
un tel sujet,
sur la scène éminemment officielle
de l'Opéra de Paris (successivement Académie Royale, Théâtre Impérial,
Théâtre National, Opéra National)… sans susciter de polémique.
Car, tout de même, nous avons
le héros
(rôle-titre, ténor, amoureux, soucieux de sa gloire, respectueux de ses
parents, tout ce qu'il faut),
rejeton
d'un démon, qui envoie une jeune fille à une
tournante
organisée par ses camarades de jeux de hasard, et qui va dérober sur le
tombeau d'une sainte une relique sacrée en culbutant une nonne damnée
sur l'autel… et tout cela se déroule
sur
scène, pas sous forme de récit horrifié et réprobateur par un
messager quelconque. Par ailleurs,
le
personnage le plus accessible et sympathique reste le diable,
très émouvant dans ses sentiments paradoxaux de père (damner son fils
pour le retrouver en Enfer), et pourvu d'un solide sens de l'humour –
on voudrait représenter le Mal comme un jeu badin qu'on ne s'y
prendrait pas mieux.
Pis, ce fut
le ballet des nonnes
damnées (et en particulier le rôle d'Hélène, l'abbesse lascive)
qui
remporta le plus de suffrages
de la part du public et de la critique.
Comment est-il possible qu'il n'y ait pas eu au minimum un débat sur la
moralité du sujet, sur la corruption ?… on projetterait ça dans les
salles aujourd'hui, ce serait interdit aux plus jeunes, et pourtant
tout le monde désormais se moque comme d'une guigne du blasphème.
Affiche annonçant la création, avec le nom des chanteurs et
danseurs.
2. Ce que
disent les textes
Or, lorsqu'on parcourt la presse du temps (et les exégètes
d'aujourd'hui), il n'est question de rien de tout cela. Globalement,
c'est un immense enthousiasme qui accueille
Robert le Diable,
en particulier à propos de l'acte III (l'acte infernal, où Bertram
invoque les démons aux sons d'une valse souterraine, persécute la sœur
de lait de Robert qui s'accroche sans effet à une grande croix, pousse
Robert à commettre le sacrilège et invoque les nonnes damnées !),
effectivement saisissant sur tous les plans, qui se manifeste.
De même pour
Les Huguenots,
où la France catholique applaudit tout de même le pire miroir de sa foi
; ou encore pour
Le Prophète,
qui fonde un nouveau culte autour d'un pauvre aubergiste, tout en
approuvant d'une certaine façon son ambition à changer une société dont
rien ne régule l'injustice… et ne dissimulant guère le jubilatoire
potentiel destructeur de ce pouvoir nouveau. On pourrait attendre, de
la part d'une France quand même catholique, quelques réticences à
applaudir ces sujets.
Pourtant,
on loue les qualités
théâtrales,
la nouveauté
formelle (notamment de la musique),
l'union des styles (grande
déclamation française, airs ornés à l'italienne, richesse harmonique et
orchestrale issus d'une formation germanique),
la qualité
de la musique, du spectacle visuel…
Les critiques portent
essentiellement
sur la qualité de la
langue (syntaxe douteuse, vers malhabiles – ce qui n'est pas
faux, les forces de Scribe résident ailleurs), soit
sur le manque de noblesse de son
traitement, sur ses raccourcis (amours de vaudeville dans les
Huguenots – « Ciel ! mon mari »,
presque littéralement –, et plus étrangement le manque d'ancrage
historique). Mais
on ne parle jamais
du sens.
Croquis de Pierre-Luc-Charles Cicéri pour les tombeaux de l'acte
III de Robert le Diable ; 1831.
3. Détail
des remarques portées sur
Robert le Diable
Vu qu'il s'agit à la fois de son sujet le plus osé et de son succès le
plus spectaculaire, j'ai fait le choix de m'attarder sur
Robert (1831) : si ça passe pour
lui, ça passe logiquement pour les autres.
Au sein du concert d'éloges, quelles réserves furent donc formulées,
et, pour ceux qui ont protesté
(beaucoup de compositeurs
jaloux, disons-le tout de suite…), à partir de quels critères ?
Je ne vais pas reproduire ici de critiques d'époque : d'une part, je
n'ai pas pu les réunir toutes et m'en suis donc largement remis aux
exégètes plus récents qui ont fait cet effort à temps complet ; d'autre
part, celles que j'ai consultées ne sont pas très intéressantes, se
perdant en considérations superficielles et en formules toutes faites,
finalement très peu descriptives (d'où mes préventions, lorsqu'on
s'appuie sur des témoignages aussi imprécis, pour ceux qui veulent en
faire le support d'
un
dogme d'interprétation ou un étalon de la vérité des
formats
vocaux).
Globalement, la presse se montre très favorable : les détails
habituellement moqués, comme les ratés de mise en scène (la Taglioni
près d'être écrasée par le couvercle de son cercueil ; les nuages qui
se détachent et tombent aux pieds d'Alice ; pis, Nourrit en Robert
descend avec Bertram dans le sous-sol à la fin de l'opéra alors qu'il
est censé être sauvé !),

sont
mentionnés sans perfidie, et les
réserves assez marginales.
On cite souvent les chiffres (quasiment sans exemple) des
représentations parisiennes, mais pour mesurer
l'universalité de son appréciation,
on peut aussi considérer l'échelle mondiale : présenté à la fin de
l'année 1831 à Paris, il est donné à Londres, Berlin, Liège,
Strasbourg, Dublin en 1832 (année où la Légion d'Honneur est remise à
Meyerbeer, alors qu'il s'agissait de son premier opéra français !) ; à
Vienne, Bruxelles, Copenhague, Anvers et Marseille en 1833, à
Amsterdam, Budapest, Saint-Pétersbourg, New York, La Haye, Bratislava,
La Haye, Brünn et Lyon en 1834, à Bucarest et Prague en 1835, et même
notamment à La Nouvelle-Orléans et Calcutta en 1836 ! En 3 ans,
ce sont 10 pays, 77 théâtres ; en 8 ans, on atteint les 1843 théâtres
(européens) paraît-il, en tout cas toutes les grandes villes du
continent (Rome, Milan, Florence, Venise, Bologne, Turin, Stockholm,
Varsovie, Lisbonne, Ljubljana…). Si le grand opéra est déjà
l'équivalent du
blockbuster,
alors
Robert est le décalque
assez parfait de
Star Wars
(vu partout, références universelles qui marquent toute la production
postérieure et la culture populaire, niveaux de lecture accessibles au
profanes ou propres aux esthètes…).
Outre les reproches sur
le style des
vers de Scribe, on a surtout évoqué le
temps assez éclaté entre les actes
et le pivot du
Prince de Grenade,
qui n'apparaît guère et qui n'est pas très détaillé. Le
caractère indécis de Robert
a fait gloser, pas forcément par la négative (Heine pousse même le
zèle, ambigu mais pas ouvertement hostile, jusqu'à l'interpréter comme
le miroir de l'incertitude du temps).
Le
caractère « fantastique » du
livret a aussi suscité quelques réserves, mais davantage sur le
principe (de la part de ceux qui n'aiment pas ce type de matière) que
sur son usage précis par Scribe et Meyerbeer. Parmi ceux-là,
Mendelssohn témoigne en 1832 : « Le sujet est romantique, c'est-à-dire
que la diable y joue un rôle, cela suffit aux yeux des Parisiens pour
constituer le romantique, la phantaisie. » En revanche, il est
assez marqué par les deux scènes de séduction (je suppose qu'il est
question de séduction infernale, donc les deux grands duos avec
Bertram, au III et au V, sommets effectivement).
Reste, bien sûr, le biais des jalousies de compositeurs et de
l'antisémitisme : Auguste Villemot rapporte en 1858 (je n'ai pas
vérifié le fondement éventuel de l'anecdote) que Rossini aurait dit
qu'il reviendrait sur la scène musicale « lorsque les Juifs auront fini
leur sabbat ». Et puis, bien sûr, Wagner – et ce, alors même que
Tannhäuser avait été programmé à
Paris notamment grâce à l'influence de Meyerbeer (mais qui
l'horrible
Richard Wagner poignardait-il, à part ses amis ?).
Peu de chose, en somme, même en cherchant. Oh, il y a bien dû y avoir
des prêcheurs un peu exaltés, sortes d'abbés Bethléem en liberté, qui
ont dû épiloguer sur le signe avant-coureur d'Apocalypse que constitue
la mise en scène de la débauche au milieu des pires sacrilèges, mais
ils ont manifestement eu suffisamment peu d'influence pour ne pas faire
surface dans les sources les plus significativesde l'actualité
artistique du temps.
Esquisse de Charles Cambon pour la tente de Robert au premier
acte ; 1831.
Précédemment, gravure d'Alexandre Lacauchie figurant Julie
Dorus-Gras en Alice – créatrice du rôle, qu'on distribuait alors à un
format plus léger et agile qu'aujourd'hui, manifestement, puisqu'elle
tenait aussi Eudoxie dans La Juive
et Marguerite de Valois dans Les
Huguenots.
4. Hypothèses
Vient maintenant le temps des hypothèses : pourquoi le scandale facile
(surtout lorsqu'on voit les querelles ridicules sur les décors des
productions d'opéra à cette époque) qu'on pouvait supposer n'a pas eu
lieu ?
Au demeurant, Louis Véron, qui proposait là, après sa nomination suite
aux « Trois Glorieuses », sa première véritable nouvelle production,
devait bien se douter que ce n'était pas jouer à pile ou face ; ni
l'expert Scribe ; ni le patient Meyerbeer. Alors ?
¶ D'emblée, on peut
écarter la piste
de la vénalité,
entretenue par quelques contemporains (et sans doute confortée par un
fonds d'antisémitisme) ; on a éventuellement quelques traces de
transactions, mais les carnets personnels de Meyerbeer nourrissent la
suspicion dans deux cas maximum, ce qui est bien peu pour acheter un
succès planétaire.
De toute façon, quelques éditorialistes achetés n'auraient pas fait
taire une salle indignée, surtout à propos de sujets aussi essentiels
que la vertu et la foi.
¶ J'ai beau essayer de rester informé, je ne suis pas spécialiste de la
période : sans doute m'abusé-je, tout simplement, sur la
nature du ressenti catholique
dans la première moitié du XIXe siècle. J'avais le sentiment que la
Révolution et les changements incessants de régime avaient au minimum
exacerbé sa dimension politique, mais cet angle n'a manifestement pas
été soulevé à l'époque – ou alors de façon très marginale.
¶ C'est peut-être aussi que l'Opéra a atteint
une telle réputation de lieu de perdition,
de divertissement sans substance – où l'on va éventuellement voir
danser ses protégées subventionnées avant de les faire sauter sur ses
genoux dans un fond de loge de la salle Le Peletier (qui précède le
lupanar de Garnier, où
Robert
sera aussi abondamment joué) – que personne ne songe à s'insurger que
les spectacles n'y soient pas parfaitement moraux.
¶ Plus intéressant, il est bien possible que le sérieux du sujet n'ait
pas été surestimé par le public : certes, les effets de scénario et de
mise en scène ont dû saisir violemment l'assistance,

mais,
après tout,
Robert le Diable était
un
conte médiéval bien connu,

transmis en
particulier par la Bibliothèque Bleue et les pantomimes – de la même
façon que
Don Giovanni était
un sujet de théâtre à marionnettes à la fin du XVIIIe, et que ses
situations pouvaient être utilisées dans un drame semi-sérieux.
Les démons de Robert
restent des représentations
très
archaïques pour les croyants du XIXe siècle, avec ces
formes très concrètes, présentes dans la
vie quotidienne sous des aspects trompeurs, à combattre presque
physiquement – dans le goût de ces histoires de diables dupés (comme
les différents Pont-du-Diable, où l'âme du premier passant, prix de
l'ouvrage, est finalement celle d'un chien), des entrelacements du
surnaturel avec le naturel (la naissance de Merlin par Boron)…
Nous sommes habitués à voir le XIXe siècle par sa littérature, avec les
personnages de Scott, avec
Faust…
pourtant ces figures étaient déjà, bien sûr, exotiques, et le rapport à
la moralité et à la religion qu'on y lit sont déjà des représentations
fantasmatiques, sans lien avec les croyances réels. En somme,
Robert était
si loin de la vraisemblance pour le
XIXe siècle qu'il ne pouvait pas choquer.
¶
Le public avait au demeurant
été préparé : le
Freischütz n'avait, certes, pas
encore été donné dans la version respectueuse de Berlioz (en 1841, et
le
Robin des bois de
l'adaptation Castil-Blaze ne brillait pas exactement par son sens du
fantastique nébuleux), mais
la mode
du fantastique démoniaque n'était pas neuve, l'année précédente
Nerval, puis Musset et Vigny l'année de la création de
Robert (1831) publient des textes à
dominante diabolique ;
l'atmosphère
médiévale coïncide avec l'hystérie Scott ; enfin
la structure du livret de Scribe
proviendrait d'une pièce allemande autour du
Petermännchen, autre sujet fantastique dont le
public français n'était peut-être pas familier, mais qui ne constituait
donc pas non plus une nouveauté absolue. Bref, le romantisme était déjà
là depuis quelque temps, même si sa transposition aussi explicite et
paroxystique sur scène était une première : changement de degré plutôt
que de nature, disons.
¶ Je m'interrogeais aussi, outre l'aspect sacrilège de ce qui est
montré, outre les blasphèmes éventuels des démons et des héros égarés
sur scène, et qui peuvent être perçus, manifestement, comme de pures
figures de fable, sans aucun impact réel,
sur la critique systématique des cultes par
Scribe : les catholiques sanguinaires des
Huguenots, la farce mystique du
Prophète (qui suscite plusieurs
massacres), l'oppression des Inquisiteurs ennemis du savoir dans
L'Africaine… Cela ne se limite pas
à l'institution religieuse, on voit bien les fidèles bornés (comme le
brave Marcel) quelle que soit la religion, depuis la réforme douteuse
des Anabaptistes en Westphalie jusqu'aux Églises majoritaires
traditionnelles. Ici,
ce n'est plus
de la fable, on sent un propos, une suspicion contre la bonne
volonté et les excès de pouvoir (la question de la foi étant toujours
secondaire par rapport à celle de l'appartenance à un clan ou du
service d'un dessein politique) de la part des cultes et de ceux qui
s'en réclament.
Je n'ai pas vraiment de réponse là-dessus, mais
l'unanimité qui accueille les opéras de
Scribe m'étonne, puisque dans ces années, attaquer les Églises
(et les fidèles !) tenait vraiment d'une prise de position politique,
dans le cadre d'oppositions violentes, pas du tout consensuelles – et
Scribe était au contraire celui dont le savoir-faire satisfaisait tout
le monde. Je doute que cela puisse passer inaperçu seulement lorsqu'il
s'agissait d'une fiction sur sur une scène d'opéra… La question reste
entière, et tient sans doute dans la perception exacte de ces
phénomènes, sur lesquels doit exister une documentation abondante.
[On fait grand cas des positions anticléricales de Verdi, par exemple,
et qui sont pourtant en général bien moins violentes – leur
manifestation la plus évidente, si l'on passe la raillerie sévère de
Stiffelio en 1850 (pasteur
protestant trompé par son épouse), se trouve bien sûr chez
l'Inquisiteur hautement politisé et les moines fanatiques de
Don Carlos,
sur un livret (du Locle & Méry) très typé Scribe… mais cela date de
1866 !]
¶ Enfin, et c'est peut-être le plus important, on mesure sans doute
mal, à l'écoute ingénue par un spectateur du XXIe siècle, quelle fut
l'impression dominante.
Les
spectateurs semblent surtout avoir été émus, en réalité,
par les intercessions féminines
(Alice au pied de la croix, Isabelle suppliant Robert d'abandonner ses
pouvoirs magiques, Alice lisant la dernière lettre de la mère de
Robert…), et en particulier par la foi naïve d'Alice, sœur de lait de
Robert, qui remet le salut de son âme dans les mains de la Providence.
Et ce n'est pas seulement uné émotion de grisette, on la trouve vantée
sous des plumes éminentes (les prières d'Alice sont ce que George Sand
loue le plus). Pour le ténor Mario, Meyerbeer avait même ajouté une
prière de Robert, à l'acte II, où il demande la bénédiction de sa mère
défunte (« C'est que j'ai de ma sainte mère oublié les leçons, source
du vrai bonheur !… Oh ! ma mère, ombre si tendre… ») ; et, à l'acte V,
coupé dès avant la première, une longue adresse paternelle de Bertram «
Robert, ô mon fils ».
Le spectateur d'aujourd'hui est probablement plus intéressé par le
déchirement de Bertram ou de Robert que par les figures de saintes qui
les entourent, leur soufflant la voix de la raison et la volonté du
Ciel ; mais en fin de compte, il est probable qu'on ne voie que ce
qu'on veut bien voir : pour le public de la création, c'est
manifestement ce pathos religieux à la mode, mélange de foi naïve et de
piété filiale, qui a surtout suscité l'admiration. Tout cela signifie
que
là où nous apprécions un spectacle
bien complaisant sur ses aspects démoniaques, avec un diable au
verbe brillant et quantité de manifestations infernales somptueusement
composées,
les gens auxquels il était
destiné ont perçu l'ensemble comme
une démonstration (certes tapageuse) à la
gloire de la décence, de la famille, de la foi. Et, par
conséquent, les personnages et scènes à rebours de la morale
constituent de nécessaires repoussoirs, et non des modèles.
Il n'est pas certain, par exemple, qu'on aurait pu représenter des
vampires ou zombies
aimables ou
sympas, véritables héros
incompris, comme cela se fait dans la production cinématographique
d'aujourd'hui.
Jenny Lind en Alice, au pied de la croix à l'acte III de Robert le Diable. Lithographie
anglaise de 1847.
Précédemment, Nicolas-Prosper Levasseur, créateur de Bertram,
dans son costume de scène (gravure de Maleuvre).
5. Vers un bilan
Il reste bien des éléments à ajouter ou confirmer – et notamment,
je n'ai pas fait de recherches sur le sujet, sur la réception des
catholiques vis-à-vis du miroir peu amène tendu par
Les Huguenots (je suppose que la
vertu de Valentine sert d'emblème à tous les catholiques de bonne
volonté) –, mais il semble, en fin de compte, que si ce qui me semblait
hardi n'a pas dérangé, c'est que
l'œil
du XXIe siècle se méprend peut-être sur les lignes de force perçues par
les spectateurs de 1831.
==> Les récits faisant appel aux démons étaient assez communs, et
les horreurs déjà bien familières du théâtre (témoin les mélodrames de
boulevard et leur modèle Pixerécourt). Ajoutez à cela le caractère
archaïsant du conte médiéval, déjà perçu comme lointain. L'Opéra était
de toute façon un lieu de divertissement, considéré par principe comme
immoral et dont on ne prenait pas le propos trop au sérieux.
==> La dominante de l'œuvre est plutôt, du point de vue de 1831, le
triomphe de la vertu – là où, en 2015, nous sommes surtout frappés par
la séduction du mal, autrement plus
stylé.
S'il s'agit d'une histoire exemplaire, alors il n'y a pas lieu de
s'effaroucher des crimes qui y sont commis.
On pourrait tenir le même raisonnement pour
Les Huguenots ou
Le Prophète : la vogue du roman
historique, du drame romantique (et son mélange des genres), les élans
de générosité qui terminent les ouvrages (Nevers meurt pour protéger
des innocents qui ne sont pas de son culte, les autres se sacrifient
pour ne pas renoncer à leur foi, et dans
Le Prophète, une fois la piété
filiale revenue, tous ceux qui ont péché sont immolés) l'emportent sur
tous les contre-modèles temporaires qui les parcourent.
Voilà pour ces quelques hypothèses, incomplètes, mais le sujet n'est,
étrangement, jamais abordé de front par les commentateurs d'époque ou
d'aujourd'hui que j'ai pu parcourir.
Deux friandises en sus :
Plusieurs tableaux existent par Manet et Degas (ici le second),
preuve de la vivacité de la perception de l'œuvre comme symbole même de
l'opéra en France, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les
bassons sont judicieusement mis en évidence (exécutant des duos très
exposés lors de la procession des nonnes damnées), mais au fond de la
fosse, sont-ce aussi des bassons (les doublait-on alors ? il doit
exister des études sur ce phénomène, largement en vogue au milieu du
XXe pour interpréter les compositeurs de l'époque classique ou du début
du romantisme, face à des effectifs importants en cordes) ou simplement
les hampes des harpes ?
Lithographie de Jules Arnout représentant la salle Le Peletier
vers 1850, lors d'une représentation de Robert le Diable. Particulièrement
familière, allez savoir pourquoi.
Quelques autres notules autour de
Robert
:
mais aussi autour d'autres opéras français de Meyerbeer :
et plus généralement, autour de l'œuvre et de la place de Meyerbeer :
pour finir, voir aussi le
chapitre « opéra romantique français et grand opéra »,
qui regroupe les notules abordant les opéras du XIXe français, dont
beaucoup sont conçus sur le patron meyerbeerien.