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mercredi 13 décembre 2023

Sur la voie ferrée (en activité) de Mareuil-sur-Ourcq



(Pour une meilleure mise en forme, voir Carnets sur sol (boueux).)

Suite de la notule.

samedi 18 novembre 2023

Reconstituer les œuvres perdues : une lutte à mort entre le patrimoine et l'IA


feat. Schubert 8 & Beethoven 10

duni œillet

(Non, pas du tout à mort comme vous verrez, mais si j'avais mis comme titre « Andromeda de Marco Scacchi, un opéra lituanien du XVIIe siècle qui était perdu », auriez-vous ouvert ma notule ?)

C'était pourtant bel et bien mon projet à l'origine, une rapide étape de la série « 1 jour, 1 opéra » qui vous emmène à travers le monde et le répertoire pour découvrir des œuvres étonnantes sur des sujets inédits dans des lieux insoupçonnés. Et puis tout est parti hors de contrôle. Je me suis plongé dans l'histoire de la Lituanie pour retracer la généalogie complexe des lieux utilisés par l'Opéra National, et, voulant simplement rappeler quelques jalons dans la relation IA / composition, je me suis laissé emporter.

Bien que l'objet de départ ait profondément été remanié, il reste des bizarreries dans la structure, qui débouche non sur un magnifique acmé argumentatif ou réflexif, mais sur la petite histoire de cette recréation lituanienne. Navré pour ça.



    Cette playlist contient, au delà de l'album Beethoven X, les musiques évoquées dans cette notule, dans leur ordre de citation. (Et j'ai plutôt choisi de très belles versions !) 
    Le Schubert de Lucas Cantor pour Huawei n'a pas été enregistré en disque, j'ai donc seulement proposé la tentative de Mario Venzago de compléter l'Inachevée avec des arguments un peu fantasques (mais son interprétation emporte tout !).
    Quant à Andromeda imitant Scacchi, il est trop tôt pour un disque évidemment – la création a eu lieu il y a un mois et demi ! Je l'ai remplacé par une autre lecture du même XVIIe siècle (un peu plus tard) du mythe d'Andromède par LULLY (en flux, on ne trouve que le remaniement de 1770 par la génération Dauvergne !), et y ai adjoint quelques œuvres de Scacchi qu'on trouve au disque, pour se faire une idée du style à imiter. Pour couronner le tout, un disque de l'étonnant Imants Kalniņš (compositeur culte en Lettonie, notamment connu pour ses chansons folk !), dirigé par Māris Kupčs, le musicologue du projet Andromeda.



1. La fièvre de la reconstitution

Les œuvres perdues nous font rêver. En bonne logique, les musiciens ne sont pas en reste et ne se sont pas privé de reconstituer ou réinventer certaines partitions perdues

On peut penser aux restitutions musicologiques.
¶ Par exemple pour Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach : la remise en ordre de Bonynge, les emprunts aux Reinnixen d'Oeser et la restitution de l'apothéose finale, les airs alternatifs de Kaye, les innombrables variantes (opéra comique, grand opéra…) de Keck… Une notule vous le résumait plus précisément.
¶ Ou la Dixième Symphonie de Mahler : Křenek & Jokl, Willem Mengelberg & Cornelis Dopper, Derick Cooke I, Derick Cooke II, Derick Cooke III, Remo Mazzeti, Clinton Carpenter, Joseph Wheeler, Rudolf Barshai, Nicolas Samale & Giuseppe Mazzuca, Yoel Gamzou, Castelletti – je ne peux m'empêcher de m'interroger sur tout le répertoire qu'on aurait pu restituer avec la même énergie que pour cette seule symphonie…

D'autres, plutôt compositeurs que musicologues, sont allés du côté de la rêverie, comme Berio avec Rendering, libre invention à partir du matériau laissé en esquisse par Schubert pour une Dixième Symphonie.
Certains assument tellement leur fascination pour l'original mais aussi leur incapacité à le recréer qu'ils s'emparent du livret d'une œuvre disparue pour la réinventer en un hommage à leur manière, qui n'a plus de lien au style d'origine que par allusions – témoin la Dafne de Wolfgang Mitterer, qui réutilisait le livret d'un opéra perdu de Schütz (réputé le premier opéra de langue allemande, 1627) pour écrire sa propre œuvre (exemple de recension dans la presse).

Certaines réinventions peuvent être réellement abouties – j'avais dit toute mon admiration pour la démarche et le résultat de Roland Wilson, imaginant cette œuvre détruite à partir d'extraits de musique qui nous sont parvenus – et ressemblent à ce qui aurait pu être écrit à l'occasion.
Voici ce que j'en disais à la sortie du disque, l'an passé.

Dafne
Compositeurs : Schütz, Gagliano, Marini, Grandi & Roland Wilson
Chanteurs : Werneburg, Hunger, Poplutz…
Ensembles : La Capella Ducale, Musica Fiata
Direction : Roland Wilson
CPO 2022 (nouveauté) (coup de cœur)

Si la reconstruction d’un opéra perdu peut paraître une pure opération de communication – la preuve, je me suis jeté sur ce disque alors même que je savais qu’il ne contenait pas une mesure de Dafne ! –, le projet de Roland Wilson est en réalité particulièrement stimulant.

En effet, partant de l’hypothèse (débattue) qu’il s’agissait bel et bien d’un opéra et pas d’une pièce de théâtre mêlée de numéros musicaux, il récupère les récitatifs de la Dafne de Gagliano (qui a pu servir de modèle), inclut des ritournelles de Biagio Marini, un lamento d’Alessandro Grandi (ami de Schütz), et surtout adapte des cantates sacrées de Schütz sur le livret allemand qui, lui, nous est parvenu. (Wolfgang Mitterer a même fait un opéra tout récent dessus…)

Le résultat est enthousiasmant, sans doute beaucoup plus, pensé-je, que l’original : énormément de danses très entraînantes, orchestrées avec générosité, un rapport durée / saillances infiniment plus favorable que d’ordinaire dans ce répertoire (même dans les grands Monteverdi…). Ce n’est donc probablement pas tout à fait cohérent avec le contenu de l’original, mais je suis sensible à l’argument de Wilson : c’est l’occasion d’entendre de la grande musique du temps que, sans cela, nous n’aurions probablement jamais entendue !  (Et dans un cadre dramatique cohérent, ajouté-je, ce qui ne gâche rien.)
Les deux ténors sont remarquables, l’accompagnement très vivant, et surtout le choix des pièces enthousiasmant !

→ Bissé.



2. Pourquoi ce besoin ?

J'imagine que cette tentation de la reconstitution a pu se répandre sous les effets combinés de deux causes.

D'abord l'opéra se trouve progressivement remplacé au XXe siècle par d'autres genres plus grand public – l'opéra était le principal grand divertissement musical scénique ambitieux au XIXe siècle, mais il est radicalement concurrencé par le cinéma assez tôt dans le XXe siècle ; de même pour la musique pure, concurrencée par les nouvelles possibilités de la musique amplifiée, davantage propre à servir à la danse, aux fêtes de plein air… La « musique classique » devient donc exclusivement une musique d'élite, ce qu'elle était déjà, mais perd sa composante qui était davantage tournée vers le grand public. De ce fait, il n'y a plus la même incitation à produire de la musique neuve et accessible ; faute de public suffisant pour financer la création, on se tourne vers le patrimoine, qui devient une marque de culture pour l'honnête homme.

Simultanément, et sans doute non sans lien causal (dans les deux sens), la complexité accrue du langage, chez les compositeurs les plus largement diffusés – et pas seulement l'atonalité de la Seconde École de Vienne, tous ceux qui suivent les traces de Wagner et Debussy produisent des langages de plus en plus touffus – rend vraiment difficile au dilettante ou à l'auditeur occasionnel de comprendre ce qui est en jeu.

Je suppose que tout cela, devant une création musicale en crise – ou du moins restreinte à un public de niche –, donne envie de trouver des œuvres plus accessibles parmi les chefs-d'œuvre du passé. Là-dessus se greffe la démarche musicologique (qui était portée plutôt par des anarco-communistes que par des conservateurs, à son origine) des mouvements « baroqueux », et le désir de restituer un passé perdu s'explique peut-être mieux.

Ce ne sont que des hypothèses extrapolées à partir de ce qu'on peut observer dans la musique diffusée, je ne garantis en rien l'exactitude de ma proposition – je fais un peu du Venzago (ou de l'argumentation d'enfant de dix ans), « imagine un peu, si ça se trouve ça s'est passé comme ça ».

Ce que je cherche à dire par là que cette obsession de la partition inédite, du chef-d'œuvre oublié est devenue bien plus intense que l'intérêt pour la dernière création à la mode – cela existe, mais pas du tout au même degré d'engouement. Le dernier opéra de Saariaho, Heggie ou Escaich est attendu avec intérêt, mais ne suscitera pas du tout le même degré d'hystérie que si l'on retrouvait un Monteverdi, un Mozart ou un Wagner qu'on croyait perdus !
Cette passion prioritaire pour le passé est un phénomène récent (qui s'installe au fil du XXe siècle et cristallise après la seconde guerre mondiale), et il faut sans doute le relier à des phénomènes de fond que j'ai tenté d'approcher superficiellement. L'absence de musique accessible du présent, et l'absence d'enjeu à en produire au sein d'un marché de niche, font que les mélomanes se sont sans doute davantage tournés vers les périodes précédentes. Mais ce n'est assurément pas le seul moteur de cet engouement-là.

L'idée était surtout de brosser un tableau qui nous permette de mieux appréhender pourquoi nous sommes prêts pour le dernier type de reconstitution.



3. La valse des IA – La Dixième Symphonie de Beethoven

Je laisse à vos lectures anthroposociologiques le soin de vous éclairer sur la raison de notre fascination collective pour les « intelligences artificielles », qu'elles soient bénévolentes ou malignes. La mode fait en outre que là où l'on aurait parlé, il y a un lustre à peine, de « programme informatique », il est tout de suite question d'intelligence artificielle, avec plus ou moins de pertinence.

Toujours est-il qu'en musique, la capacité de modèles informatiques à recueillir des données et à les réexploiter de façon ordonnée donne bien sûr l'idée de tenter de recréer des styles musicaux. La démarche paraît d'autant plus pertinente que le système musical est très normé, fermé sur lui-même, avec une combinatoire moins large que les langues humaines – en tout cas dans les périodes pré-XXe siècle, disons.
Cette caractéristique permet déjà d'expliquer pourquoi les styles musicaux ont du retard sur les styles littéraires (Gaetano Pugnani met en musique Werther sur une musique mozartienne), ne peuvent pas évoluer instantanément (il n'existe pas vraiment de « style révolutionnaire » en musique française), et bien sûr pourquoi il a été impossible d'imposer les nouveaux systèmes (du type sérialisme) par la seule volonté des artistes et du public.

Et le même caractère lentement acquis, profondément culturel-collectif (parce que le but de la musique est initialement de pouvoir chanter et danser ensemble ?), partiellement fermé de l'écriture musicale… explique aussi pourquoi il peut y avoir de l'intérêt à faire mouliner les règles d'harmonies et de contrepoint à un logiciel, et mieux, désormais, avec l'apprentissage autonome des machines : lui proposer un corpus de compositions réelles à ingurgiter. Si bien que le logiciel ne produira pas simplement le résultat des règles que nous nous sommes fixés, mais bien une composition qui intègrera aussi les écarts les plus courants à ces règles, la façon dont elles s'incarnent dans la réalité de la pratique musicale à une époque donnée.

duni œillet

Évidemment, il faut que le modèle d'apprentissage soit à la hauteur. Le scherzo et le final de la Dixième Symphonie de Beethoven ont ainsi été extrapolés par une alliance de professeurs en informatique, de musicologues, d'historiens (pourquoi ?) et de compositeurs, à partir d'une part des esquisses laissées par Beethoven (de tout petits fragments épar    s de 3-4 mesures), d'autre part d'un corpus en millefeuille.
La première étape a été de faire intégrer à cette IA des modèles d'œuvres qu'un compositeur né au XVIIIe siècle avait pu entendre : Bach, Haydn, Mozart… Sur cette première couche, les concepteurs ont ajouté des  œuvres de Beethoven (Sonates pour piano, Concertos, Quatuors et Symphonies). Ce ne sont donc pas des règles théoriques de composition, mais bel et bien un apprentissage machine, sur des corpus réels, qui a prévalu.
Pour qu'il subsiste une cohérence entre mélodie, harmonie, orchestration, chaque paramètre a été entré séparément : pour apprendre à écrire une mélodie au goût de Beethoven, à harmoniser une mélodie à la façon de Beethoven, à orchestrer à la mode de Beethoven. Un véritable travail méthodique pour obtenir un résultat crédible.

Le résultat
Un disque a paru par l'Orchestre Beethoven de Bonn. Si le procédé est techniquement impressionnant, car le résultat ressemble par son aspect général plus ou moins à une symphonie de Beethoven (en particulier le scherzo ; la forme du rondo final est beaucoup plus élusive), artistiquement en revanche… l'objet a laissé tout le monde assez perplexe.

Dans le scherzo, le plus cohérent, passé le motif de base qui pourrait être beethovenien (et qui provient vraisemblablement des esquisses ?), tout le reste (harmonie prévisible, orchestration épaisse, absence de surprises) fait davantage penser au style des symphonies de Schubert – mais un Schubert sans l'inventivité harmonique, sans la séduction mélodique, sans la touche de mélancolie. Quelqu'un qui aurait entendu les inventions de Beethoven, mais n'en aurait pas vraiment compris la force et n'en aurait en tout cas pas du tout le talent. Pas très marquant donc.

Quant au rondo-final, j'y entends tantôt des morceaux de Haydn (l'algorithme a manifestement mouliné le Concerto pour orgue en ut Hob. XVIII n°1, plutôt un maillon de la succession vivaldienne chez Haydn qu'une influence constitutive du style de Beethoven !), tantôt un langage romantique un peu lisse, plus tardif et presque postmoderne, évoquant un Brahms délavé, voire de la musique de film pas très inspirée. Quant à l'orgue solo : l'idée surprend et on a envie de lui laisser sa chance – mais que Beethoven, à la fin de sa vie, couronnant son œuvre démiurgique, ait écrit une symphonie concertante, genre passé de mode depuis plus plus de 20 ans, et pour ne rien en faire d'étonnant, de personnel, de saisissant, voilà un résultat hautement improbable.

On conçoit qu'une IA n'ait pas pu imaginer la subversion des modèles comme le réalisait sans cesse Beethoven, puisqu'elle se fonde sur des modèles préexistants. Mais le résultat lui-même ressemble assez peu à du Beethoven du rang. C'était en 2021, beaucoup de progrès ont été faits depuis, une IA pourrait peut-être créer assez bien une simili-Septième Symphonie – toutefois pour imaginer les points de rupture et de continuité qui puissent précisément plaire à un cerveau humain, la marche paraît encore haute – et le résultat n'est pas très intéressant à écouter, bien qu'enregistré par de réels musiciens de haut niveau, témoin la belle Huitième qui complète le disque.

Limites
La faiblesse provient peut-être aussi du corpus retenu par l'équipe d'Ahmed Elgammal, le computer scientist à la tête du projet : en entrant des œuvres antérieures comme sous-couche (plutôt que des contemporains et successeurs), on se retrouve nécessairement avec ce biais archaïsant. Je n'ai pas été surpris d'y trouver du Haydn après avoir entendu le final (mais je devine qu'il n'a pas uniquement inclus le dernier Haydn le plus sophistiqué), davantage d'y trouver Bach – qui n'est vraiment pas spécialement la base technique ou stylistique de Beethoven, et de surcroît dans la période où sa musique a le moins été à la mode. Il y avait beaucoup d'autres sources possibles, qui auraient peut-être orienté le résultat de façon moins rétro, chez ses compositeurs contemporains de Beethoven, quitte à ce qu'ils soient un peu plus jeunes (Dupuy, B. Romberg, Czerny…). Ce n'aurait pas produit un résultat exact non plus (Beethoven n'utilise pas toutes les tournures des générations suivantes, bien évidemment), mais ça aurait au moins eu des allures davantage de son temps.

Un des aspects frustrants est que l'on sent aussi le poids d'œuvres existantes et précises de Beethoven dans le résultat final – le corpus est un peu petit pour que le modèle ait assez de liberté, je pense : le Scherzo a vraiment des allures de parodie un peu laborieuse des scherzos de la 5 et de la 9 (j'ai l'impression que le motif a juste été décalé dans ses intervalles), on reconnaît très bien le « pom pom pom pom » par exemple. Et c'est assez logique, la récurrence obstinée du motif de la Cinquième Symphonie a dû submerger l'algorithme et lui faire considérer que c'est une fondement important de tout Beethoven, à cause de sa surconcentration dans une seule symphonie.

Il faut tout de même dire à la décharge des concepteurs du projet que la restitution du premier mouvement de la Dixième Symphonie par le musicologue Barry Cooper, dans les années 80, plusieurs fois enregistrée, paraît tout aussi fade. Plus cohérente que le final par IA, mais plutôt moins convaincante que le scherzo… Avec des esquisses très lacunaires et sans l'esprit (parti ailleurs) de Beethoven, on ne peut pas faire de miracles.

Et j'ajoue que le résultat reste cohérent : c'est un bel aboutissement pour un travail d'apprentissage machine, à défaut d'être musicalement intéressant. Il faut rappeler que le principe (outre, je suppose, d'attirer les financements avec un projet compréhensible par tous et intégrant des chefs-d'œuvre bien connus) était non pas de recréer la Dixième Symphonie (puisqu'on n'a presque rien de ces mouvements-là), mais de voir ce qu'une IA pouvait proposer et extrapoler à partir du corpus préexistant. En l'état des choses, ce n'est pas totalement probant, et ça restera sans doute toujours insatisfaisant, faute d'un nombre de données suffisant – le catalogue de Beethoven entier ne règlerait pas le problème, énormément d'œuvres d'allure très traditionnelle y figurent, et il est clair qu'il n'aurait pas mis dans son ultime symphonie la substance des songs des îles britanniques ou de son Trio pour deux hautbois et cor anglais…

Pour autant, le résultat évoque Beethoven à défaut de lui ressembler, on est donc sur un chemin très intéressant pour les développeurs : cela signifie qu'avec une quantité énorme de données, on pourrait recréer des œuvres dans le style de. Il me semble évident qu'on pourrait écrire à la chaîne de la musique de chambre baroque ou des motets (minus la question textuelle, plus délicate) en entrant l'intégralité des œuvres des centaines de compositeurs d'une période et d'un lieu précis. Par exemple en intégrant tous les motets français disponibles des années 1670-1730, ou toutes les ouvertures d'opéra seria de 1690 à 1760… Comme le langage en est très normé et proche d'un compositeur à l'autre, même avec les IA d'aujourd'hui, le vrai travail serait surtout de recopier et saisir des quantités astronomiques de musique… mais techniquement, on obtiendrait sans doute des résultats très crédibles.
Est-ce que cela revêtirait un intérêt artistique, quand tant de musique réellement écrite par des artistes du temps sommeille dans les cartons ?  Pas sûr. L'IA paraîtrait plus intéressante pour des panachages, des inventions de chemins inédits. Cependant la possibilité de le réaliser techniquement demeure stimulante. Et pourrait aussi, potentiellement, faciliter des re-créations d'œuvres existantes, s'il n'y a plus besoin de récrire manuellement les parties intermédiaires perdues, par exemple – ça sera toujours moins fiable qu'un musicologue, et il faut bien les nourrir, mais je m'imagine un monde totalement imaginaire où le but serait la mise à disposition permanente d'un maximum de patrimoine.

Comment cela a-t-il été accueilli ? 

¶ Avec un certain enthousiasme sur le concept, en pleine effervescence sur les possibilités ouvertes par l'intelligence artificielle ; beaucoup de journaux et magazines ont tenté de rendre compte de la démarche, en citant ou invitant les explications d'Ahmed Elgammal, qui a donné beaucoup d'explications enthousiastes sur son projet dans les médias. C'est, de toute évidence, un nouveau domaine qui s'ouvre, aussi bien sur la technique elle-même (comment concevoir des modèles qui sont capables de reconstituer de façon crédible les résultats de compositions humaines et de satisfaire les attentes d'un auditeur non artificiel) que sur les applications possibles (sera-ce plutôt pour créer des choses impensées par l'esprit humain, pour reconstituer des partitions dans un style existant, ou simplement pour faire gagner du temps aux compositeurs, voire, horresco referens, de l'argent aux commanditaires ?).

¶ Avec beaucoup plus de tiédeur et de prudence sur le résultat. Ce n'est pas inattendu, puisque, comme je le formulais plus haut, l'œuvre produite soulèvera difficilement d'enthousiasme le néophyte, et n'importe quel mélomane sera en mesure d'y reconnaître les emprunts juxtaposés, et réagencés d'une façon qui n'aurait pas pu être produite au début du XIXe siècle – ce final en forme de concerto pour orgue sans aucune idée mélodique, rien de tout ça n'aurait pu être proposé ; même le langage harmonique, probablement le plus facile à singer pour une IA, n'est pas celui de cette période ni même de Beethoven.
    Par ailleurs, quelques autres arguments, plus instinctifs et plus subjectifs, se mêlent souvent à ces commentaires : est-il bien moral de confier ce que l'humain a de plus humain a des machines ?  Selon les auteurs, soit on peut lire qu'il « manque la sueur », les traces de l'apprentissage humain et de l'expérience d'une corporéité, d'émotions personnelles pour que ce soit réellement émouvant, soit on rencontre des réflexions plus générales sur l'immoralité de mettre les compositeurs au chômage et de dépouiller l'humain de ce qui le fait si singulier. (Et, il faut bien le dire, un des rares traits avenants de notre espèce invasive, violente et destructrice.)  Ce sont des positions de principe, davantage philosophiques ou éthiques que réellement musicales, mais elle méritent d'êtres lues, même si c'est moins mon objet ici.

Quelques sources à lire (en anglais) sur le projet et sa réception :
→ entretien d'Elgammal avec le magazine BBC Science Focus ;
→ retranscription d'un autre entretien sur la radio publique étatsunienne (NPR) ;
→ éléments divers sur le sujet avec liens vers d'autres articles sur Classic FM ;
→ recension par VAN Magazine ;
→ recension sur les carnets de Dynamic Piano Studio ;
biographie d'Elgammal ;
→ le site promotionnel du projet.



4. Achever Schubert sur un smartphone

Dans le même esprit, Huawei avait proposé en 2019 de démontrer les performances de la double unité de traitement neural de son Huawei Mate 20 Pro en lui demandant d'extrapoler les deux mouvements manquants de la Symphonie inachevée de Schubert, là aussi avec l'aide d'un musicologue (Lucas Cantor).

duni œillet

Vous pouvez l'écouter en entier ici.

Le résultat est plus persuasif que pour Beethoven X, mais sans doute surtout parce qu'on n'attend pas la même maîtrise formelle et la même subversion d'une symphonie de Schubert – où il est acceptable d'entendre des tournures déjà connues.

Certains endroits ressemblent vraiment aux autres symphonies de Schubert, mais on retrouve les mêmes limites que pour le projet Beethoven X : on entend clairement le réemploi d'autres œuvres – en particulier la réutilisation du thème A du premier mouvement dans le nouveau scherzo, et en particulier sa récapitulation / extinction à la fin, très explicite, usage cyclique qui ne correspond pas du tout à la forme d'un scherzo habituel, encore moins chez Schubert.

Ces quasi-citations ne sont par ailleurs pas nécessairement de Schubert. Par exemple, à 33'40, on croirait clairement entendre le trio du Scherzo de la Neuvième de Beethoven ; et plus troublant, à 31'40, cette transition en gammes descendantes répétées et ralenties et complètement pompée de… l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski ! (11'45 de la version Oslo-Jansons) De même pour les pizzicatos au début du dernier mouvement, qui font assez ouvertement échos à ceux du scherzo de la Quatrième Symphonie du compositeur russe.
D'autres endroits évoquent aussi les moments méditatifs de Star Wars, les rebonds de Pirates of the Caribbean, les éclats de l'hymne soviétique (43'10), l'explosion de la fin des Variations Haydn de Brahms (43'20, avec les fusées de flûte) ou les couleurs caressantes, mélancoliques et absolument XXe des Stagioni di Venezia de Reverberi pour Rondò Veneziano (40'40)… Et cette fin tonitruante martelée aux timbales, façon Schumann 2 ou Mahler 3, pas très schubertienne non plus… Je ne sais pas ce qu'on lui a donné à manger, mais apparemment pas uniquement de la musique des premières années du XIXe siècle !

Pour autant, contrairement à Beethoven, on entend certaines très belles mélodies (le début du final !), qui pourraient très avantageusement être réutilisées par des compositeurs. Le résultat, quoique formellement étrange, pourrait être joué en public et serait très séduisant. Sans doute parce que l'enjeu n'est pas du tout le même quand on est dans une attitude Schubert – on peut laisser passer des incohérences de forme et se laisser entraîner par la mélodie et les jolies modulations.

Plus convaincant donc, mais les mêmes écueils.



5. Un opéra lituanien du XVIIe siècle réinventé par IA

Nous arrivons (enfin) à l'initiative qui a suscité cette notule.

🔵 Ce 2 octobre 2023, l'Opéra de Vilnius donne la première série connue d'un opéra co-composé avec une intelligence artificielle, dans le but de restituer l'Andromeda de Marco Scacchi, donnée lors d'une grande fête pour Ladislas Vasa.

duni œillet

Le Grand-Duc avait rencontré le librettiste Virgilio Puccitelli en Italie, qui lui fournit aussi pour cette fête deux autres livrets (une Hélène ravie et une Circé). On dispose toujours de son texte pour cette Andromède, mais la musique est perdue.

Aussi, pour restituer ce maillon du patrimoine national, le compositeur Mantautas Krukauskas a été mandaté pour recomposer une version possible de cette œuvre ; pas la sienne, mais celle de Scacchi, en se fondant sur une IA – développée par le musicologue spécialiste de musique ancienne (et compositeur) Māris Kupčs (letton comme vous voyez), à partir d'un modèle d'IA plus général, dû à Martin Malandro.

[Une petite vidéo permet d'entendre un peu le style monteverdien de la chose, mais on n'entend que des fragments en fond, difficile de se faire une opinion sur la qualité globale et de la cohérence du résultat. En activant le sous-titrage anglais, vous pourrez suivre les explications en lituanien.]

Autrement dit, si j'ai bien suivi les chiches informations disponibles, on a nourri l'IA des œuvres connues de Scacchi, on lui a fourni le livret et demandé de respecter la prosodie, Krukauskas ajustant ensuite le résultat. Spontanément, je me demande comment (a fortiori s'il n'y a pas d'autres opéras dans le corpus), l'IA peut réellement imiter le style du compositeur en tenant compte de la prosodie et de l'impact des mots dans une intrigue dramatique ; l'intervention humaine doit être encore très forte.

Mais dans l'absolu, pour imiter un langage fermé comme la musique (particulièrement pour de cette époque, bien plus normée), ce doit être assez efficace, et nous aurons peut-être prochainement affaire à certains répertoires où l'IA prendra la relève au moins partiellement, ou permettra d'écrire plus vite.

Je vous fais grâce de l'argument / synopsis – Andromède promise à la décoration d'un monstre marin et sauvée par Persée sur Pégase, et ce n'est même pas ce qu'on appelle un « opéra à sauvetage » !  (L'opéra à sauvetage, c'est un sous-genre d'opéra comique français, comme Le Déserteur de Monsigny ou Léonore de Gaveaux, mieux connue sous sa version germanisée mais très proche – Fidelio.)

En revanche je peux parler de la compagnie de l'Opéra National de Lituanie, comme le veut la tradition dans cette série 1 jour, 1 opéra.



6. La compagnie lituanienne nationale d'opéra

En Lituanie, on jouait de l'opéra en lituanien depuis 1906 – création de Birutė de Petrauskas –, mais la fondation de la compagnie date de 1920.

Une histoire d'abord politique
Le pays, depuis 1795 et les partages successifs de la Pologne à laquelle il était intimement lié, n'existe plus et se trouve absorbé par l'Empire russe. Mais entre 1918 et 1941 (début de l'occupation nazie, à laquelle succède en 1945 l'occupation soviétique), la défaite russe permet la courte existence d'une République lituanienne indépendante – régime présidentiel à une chambre – immédiatement envahie par l'Armée rouge. Le Traité de Versailles y met un terme en 1919 et les Russes se retirent. Mais les Polonais revendiquent une partie du pays (il y avait 50% de Polonais à Vilnius) et annexent la capitale – qu'ils nomment pour leur part Wilno, créant une République fantoche de Lituanie Centrale qu'ils incorporent bientôt à la Pologne.

duni œillet

En réalité, la Société des Nations avait demandé aux Polonais de se retirer de Vilnius, mais les garants militaires ne sont pas intervenus : la France parce qu'elle voulait conserver l'alliance polonaise contre une revanche allemande, le Royaume-Uni parce qu'il ne voulait pas se mouiller seul.

Cette concentration de guerres successives en deux paragraphes n'est pas tout à fait gratuite : le détail n'est pas capital pour notre histoire artistique, mais elle permet de conmprendre pourquoi, en 1920, lorsque la Société des Artistes Lituaniens crée la première maison d'Opéra de Lituanie, elle le fait à… Kaunas, deuxième ville de Lituanie.

duni œillet

Le premier opéra donné est La Traviata de Verdi, et la radio a tout de suite une part importante dans la diffusion des spectacles – une représentation sur deux (vraiment ?  pas plutôt un spectacle sur deux ?) était radiodiffusée, à ce que j'ai lu en sources secondaires (je serais curieux d'aller vérifier dans les archives de la Radio, mais cette notule m'occupe déjà depuis un mois et demi).

En 1944, la Lituanie est libéroccupée par les Soviétiques. La nouvelle République comprend Vilnius comme capitale, et l'année suivante, le théâtre national y déménage, dans les bâtiments du Théâtre dramatique russe lituanien.

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La maison actuelle est investie en 1974 par la compagnie. Il faut attendre les années 2000 pour un rayonnement réellement international – coproduction de Mme Butterfly en 2006 avec l'English National Opera et le Met. Je trouve la salle très belle, tout est capitonné bois  et doit très bien sonner (mais pourquoi diable ces sièges matelassés derrière la tête qui doivent arrêter le son ?). Et je reste fasciné par l'énigmatique question de la construction d'opéras par les Soviétiques ; maisons où l'on ne jouait pas que du répertoire de commande, mais tout de même beaucoup d'œuvres du grand répertoire issu de la société bourgeoise occidentale du XIXe siècle.

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Le Théâtre russe, lui (où l'on joue toujours des pièces en russe surtitrées en lituanien, et quelquefois des pièces en lituanien), a été renommé en 2022, suite à l'invasion de l'Ukraine, Vieux Théâtre.



7. Un opéra au palais

Je vous ai raconté l'histoire de la compagnie qui la programme… mais… ce n'est pas dans ses locaux qu'a lieu Andromeda !  La (re)création se tient dans le palais des Grands-Ducs (Jagellon puis Vasa) de Lituanie, un château médiéval refait au goût de la Renaissance et du baroque, mais incendié au moment de la reprise de la ville aux Russes par les Polonais, en 1661.

vilnius opera ai andromeda scacchi

Au début des années 1990, lorsque advient l'indépendance, on réfléchit à ce que l'on fait des murs restants (qui avaient, combiné à d'autres fortifications, servi de caserne) et des fondations exhumées par les fouilles archéologiques.
¶ La première option était de recouvrir les fouilles.
¶ La deuxième d'ériger un immeuble moderne qui laisse visible les fondations anciennes – mais le problème était alors la cohérence visuelle avec le reste du centre-ville de Vilnius, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO.
¶ C'est donc la troisième option qui a été retenue : la reconstruction du palais à l'identique – vu son allure, je suppose que c'est l'état composite au moment de la destruction qui a été retenu.

Le projet de reconstruction complète a été choisi largement grâce à l'intérêt des hommes politiques, et en 2000 une loi de financement est votée.  Les spécialistes du patrimoine étaient, comme souvent vis-à-vis de ces reconstructions, plus partagés. Leurs arguments sont globalement bien connus : beaucoup d'autres bâtiments toujours existants manquent de fonds pour être entretenus ; le projet ne correspond pas aux standards académiques en matière d'histoire de l'art – on utilise des matériaux qui n'existaient pas à l'époque pour le reconstruire, et surtout on recrée artificiellement un paysage qui n'a jamais existé, puisque le centre de Vilnius a évolué sans le château pendant 350 ans.
D'autres aspects plus pratiques ont été soulignés, notamment en matière de perspective : la Tour de Gediminas (qui, elle, est toujours restée debout) ne serait plus visible depuis la cathédrale, et la cathédrale elle-même serait écrasée par la silhouette (et l'ombre ?) du château. En somme, un aspect de la ville nouveau, peut-être pas optimal, et qui n'a jamais historiquement existé.
Des réticences qui sont assez habituelles chez les professionnels du patrimoine à propos de ce type de reconstruction ; je n'ai pour ma part pas d'avis complètement tranché sur la question – puisqu'il s'agit quand même de questions d'urbanisme, d'utilité et de goût, donc pas seulement de rigueur scientifique. Les règles pour la préservation du patrimoine (notamment le principe de revenir au dernier état attesté) ont toute leur logique et leur légitimité, mais s'agissant de monuments totalement disparus et de lieux de vie, on a tout de même la possibilité d'avoir d'autres priorités – qui ne détruisent au demeurant rien du bâti existant. Je comprends bien les débats autour du changement de paysage et de la création d'un centre-ville chimérique, c'est assurément un véritable choix profond qu'il n'est pas facile de trancher.
 
vilnius opera ai andromeda scacchi

On s'est aussi demandé l'usage qui serait fait du bâtiment :
→ Palais présidentiel ?  Mais entre 1990 et l'achèvement en 2018, il a bien fallu l'installer ailleurs et cette hypothèse a été abandonnée.
→ Le Musée National des Beaux-Arts ?  Là aussi, il est bien installé dans l'ancien Musée de la Révolution.
→ Et finalement simplement un palais ouvert au public, comme c'était assez évident dès le départ pour ce type de projet.

Les travaux ont commencé en 2000 et ont été achevés en 2013 pour la première partie, en 2018 pour la seconde.

Et c'est dans ce lieu où eurent réellement lieu les représentations d'opéra payées par les Grands-Ducs que s'est déroulée cette recréation à l'image du château, une restitution du passé dont l'authenticité peut être débattue, et avec des moyens résolument d'aujourd'hui.



8. L'avenir de l'IA en musique

L'entreprise lituanienne m'est assurément très sympathique : mettre en valeur un compositeur très peu documenté au disque, restituer une œuvre importante dans l'histoire locale (et qui témoigne de la place de l'opéra italien à la cour des Grands-Ducs), recréer une œuvre perdue, proposer un dispositif nouveau, faire travailler des musicologues et des compositeurs vivants… cela pique tellement la curiosité !  Bon ou pas bon, rien que de l'énoncer et de le rêver tient du voyage.

Sur l'intelligence artificielle proprement dite, je dois à l'honnêteté d'avouer que je connais et conçois trop peu comment fonctionnent intimement ces modèles pour avoir un avis véritablement éclairé. Vu de l'extérieur, il me paraît assez logique que pour un langage aussi normé que la musique on puisse, encore mieux que pour le langage, créer des illusions saisissantes, écrire dans un style donné, automatiser certains processus, ou ouvrir des portes que l'esprit humain n'avait pas encore poussées.
Pour autant, avant de pouvoir identifier ce qui émeut vraiment les auditeurs, la trouvaille qui justifie l'envie de composer ou d'immortaliser son improvisation, il va falloir entrer beaucoup, beaucoup de données dans les modèles, et pas seulement quelques œuvres-phares de compositeurs célèbres.

Se posera ensuite une question un peu similaire aux objets dans les musées : pourquoi sommes-nous moins émus devant une reproduction à l'identique ?  Nous perdons sans doute l'idée merveilleuse que l'objet nous est parvenu intact en traversant tant de catastrophes qui auraient dû le détruire, lui qui était si vulnérable. Et de même, savoir que l'on écoute une génération automatique de contenu sonore, cela ne nous privera-t-il pas de l'impression de partager quelque chose de fondamentalement humain entre humains ?
Il y a sans doute de belles choses à produire avec l'IA, mais je ne sais pas du tout si, ne serait-ce que sur le principe, on peut en tirer la même satisfaction. Un peu de la même façon que nous avons tous les disques du monde, mais que nous continuons à prendre du plaisir à apprendre le piano pour jouer Mozart et Chopin, et que cette satisfaction n'a rien de commun…

Il n'est pas impossible que ce soit un sujet qui se développe dans les années à venir et m'amène à mettre le nez d'un peu plus près (quand on aura les données) dans les principes de ces modèles et leurs implications potentielles sur l'avenir. Tant que ça ouvre une autre perspective que l'écoute des Sonates de Schubert et des Valses de Chopin en 2123, je suis intéressé !

jeudi 18 août 2016

Quand les mots empêchent de penser


Le nouvel earworm de l'été.

Tandis que le monde va comme il va, la France met ses voisins dans la bonne humeur en inaugurant une jolie polémique à caractère estival, parfaite pour meubler les JTs de l'été où il est bien sûr défendu de parler de ce qui se passe à plus de 50m d'une plage ou d'un bouchon. Et de manière plus générale de parler de choses importantes : les guerres et les tendances du monde ne peuvent pas s'exercer pendant le mois d'août, c'est bien connu. Après la tradition antique de la trêve hivernale, elles sont suspendues par le concept plus récent d'aveuglement estival.

Et quoi de mieux que de passer l'été à causer de tenues de plage, surtout si cela permet de faire semblant de parler politique (car on est des gens sérieux, tout de même). La corrélation entre attentats (par des fumeurs de spliff et buveurs d'alcool) et tenue religieuse constitue déjà un biais assez surprenant, et plutôt déplaisant – les mêmes qui recommandent en façade de ne pas faire d'amalgame proposent le meilleur raccourci entre une pratique religieuse active et ostensible (dont on peut au demeurant discuter les préceptes autant qu'on veut) et la destruction de la société au nitrate d'ammonium.
Mais que les hommes politiques soient de mauvaise foi et les journalistes complaisants en y donnant un écho superflu pour vendre du papier, il n'y a pas là grande nouveauté.

En revanche, ce qui n'est pas une nouveauté non plus, mais entre davantage dans les attributions habituelles de CSS, c'est l'usage des mots. Le vocable burkini est repris par tous, et guère interrogé. Or :

¶ Le mot est un néologisme très adroit (quelle juxtaposition !), mais il ne reflète pas du tout la réalité du vêtement. Il s'agit d'une combinaison de plongée avec un foulard un peu bouffant, des manches un peu amples ; dans la rue, ça ressemblerait à une chemise et un vêtement amples pour femme, avec un foulard par-dessus. Alors que la référence à la burqa suggère qu'il s'agit de cacher l'entièreté de la femme (et, fait déterminant, son identité en supprimant le visage), on a simplement affaire à un vêtement à manches longues.

¶ Qu'il soit conçu, acheté et porté en revendication religieuse, très certainement, et là encore, il peut y avoir matière à débat (en France, la liberté d'expression religieuse dans l'espace public, garantie par la loi de 1905, est de plus en contestée pour pousser la pratique vers l'espace privé). C'est néanmoins, en l'état actuel, parfaitement légal – cette tenue, dans la rue, sorte de chādar moulant (voire de simple association chemise ample / pantalon léger ou moulant), ne ferait même pas tourner la tête. Elle devient choquante manifestement par contraste avec ce que l'on attend d'une tenue de plage (il doit assurément faire chaud là-dessous, a fortiori avec les couleurs souvent sombres !), et d'une certaine façon indécente à l'envers, puisque éloignée de la norme. [Et indécent jusqu'à ce qu'on lui attribue de causer des violences, qui n'auraient jamais eu lieu si l'on avait pris des photos de gens dénudés plutôt qu'habillés ?]

¶ Le plus gênant, c'est que le mot est repris en chœur par tous ceux qui commentent la chose, pour ou contre, sans la moindre explicitation ou mise à distance. Ce qui suppose, si l'on est pour, l'affirmation de la nécessité d'occulter les femmes (des filles, pouah), et si l'on est contre, une infraction à la loi sur le voile intégral (et donc, qu'on a pour soi Dieu et mon droit).

¶ Pour couronner le tout, on peut lire des articles entiers, écouter des émissions d'une heure, sans que l'origine du négologisme soit jamais indiquée. Ce qui est important, tout de même, considérant le biais qu'il induit, suggérant non pas une légitime pudeur, mais l'occultation complète de la femme dans l'espace public.
D'après ce que j'ai pu trouver, le mot n'est à l'origine ni le fruit d'une prescription religieuse, ni l'effet d'une description hostile : il s'agit tout simplement d'un nom de marque déposé en 2006 par une styliste australienne d'origine libanaise (« burkini » et « burqini »), donc d'un nom délibérément marquant (et même légèrement catchy), qui ne cherchait pas la précision du concept mais plutôt la facilité de l'appropriation. Elle avait d'ailleurs commencé en proposant le hijood (soit « sweat à foulard »), autre très joli néologisme tout aussi imprécis – c'est un hoodie sans hood, précisément…

Il y a donc bien un projet religieux dans la tenue, mais on ne réprouverait pas la même chose dans la rue ou porté par quelqu'un qui ne voudrait pas montrer son corps pour des motivations évangélistes ou personnelles, ce qui revient à remettre l'équité entre les fragiles mains de l'interprétation des symboles. Non pas pour ce qui est fait, donc, mais pour ce que cela pourrait éventuellement signifier.

Si l'on passe le sujet totalement futile — a-t-on le droit de laisser les femmes bronzer ou se baigner trop couvertes, sérieusement, les épidémies se succèdent en Afrique de l'Ouest, les régimes stables du Proche-Orient menacent d'imploser, le patrimoine mondial est systématiquement détruit par des illuminés, nos alliés bombardent des hôpitaux, les enfants meurent dans les fabriques de tissu bangladaises, la Corée du Nord fourbit ses ogives, il n'y a plus de saisons… et c'est l'urgence du moment ? —, c'est un débat assez passionnant. Quelle est la place de la norme dans une société (et spécifiquement une démocratie, donc garantissant les droits individuels tout en obéissant aux tendances de l'opinion majoritaire), quelle coercition exercer sur le libre arbitre, quel est aussi le contour du consentement (comment prouver que ces femmes qui se disent volontaires ne le seraient pas ?), quelle place donner au symbole dans l'exercice des libertés (se couvrir serait permis, sauf motivation religieuse à établir ?)…

Je n'ai pas forcément de réponse à tout ça – et plutôt partisan de laisser les gens tranquilles en ne s'embrouillant pas dans une série de coercitions contradictoires –, mais il serait tellement plus facile de s'en occuper, même sans retirer la mauvaise foi, si l'on utilisait simplement des termes exacts et dépourvus de trop grands biais.

À part ça, c'est un joli nom de marque, félicitations.

mercredi 3 février 2016

Voir la mort de la liberté


Tenez, je parcours le recueil de discours d'urgence de Manuel Valls.


saint-just







D'accord, d'accord, je ne lis pas le recueil de Valls. Je feuilletais tranquillement des ouvrages autour de la Convention, et je trouve ce rapport célèbre de Saint-Just. La possibilité de substitution est impressionnante (il est ensuite question de l'Europe qui doit accepter qu'elle ne peut abattre la démocratie, il suffit de remplacer son nom par l'ennemi du jour).

Ce qui est intéressant est que ce rapport de l'automne 1793 entend expliquer la suspension de la Constitution – très libérale, incluant le mandat impératif et un contrôle très étroit de la chambre sur l'exécutif. On y retrouve la plupart des arguments qui prospèrent désormais pour inscrire l'état d'exception dans l'ordinaire de la Constitution : « Il n'y a point de prospérité à espérer tant que le dernier ennemi de la liberté respirera. [...] Si les conjurations n'avaient troublé cet empire, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justices éternelles ; ces maximes sont bonnes entre les amis de la liberté, mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus rien de commun que le glaive. »

Il est particulièrement troublant de lire ceci et de croire, à quelques effets de vocabulaire antiquisants (et à la qualité syntaxique) près, entendre les discours les plus récents sur les sujets les plus actuels. Un peu comme lorsque, ces dernières semaines, on entendait la Marseillaise en ayant l'impression qu'elle avait écrite la veille, alors qu'elle paraissait terriblement datée deux jours plus tôt. De même pour l'Hymne aux trois couleurs de Damase : « Le noir de la piraterie, / Le noir qui drape les cercueils / Le noir, ce n'est pas la patrie / – Pourquoi prendre le deuil ? » – il s'agissait des anarchistes, certes, mais alors que le texte parle de la première moitié du XIXe siècle, on cherchera difficilement ses premières rides (hélas, ce n'est pas tant parce qu'il est intemporel que parce que la situation est ce qu'elle est).
Autrement dit : bienvenue il y a longtemps.

La nuance, concernant ces discours, est que le parallèle n'est pas simplement celui du patriotisme : institutionnellement, elle nous tend le miroir d'un régime éphémère qui, après avoir détruit les libertés mêmes qu'ils avait contribué à établir, s'est effondré dans son propre sang, en proie au mépris de ses propres citoyens. Voilà qui est engageant.

Non pas que la France, sous prétexte d'un état d'exception passager, cèdera à la dictature du vigoureux et sanguinaire tribun Hollande Ier, mais les précédents montrent combien libertés que l'on concède, parfois pour apaiser des peurs autour de sujets mineurs, sont difficiles à récupérer. Et combien il ne faut les abandonner qu'avec la plus grande prudence.
Or, en l'occurrence, je vais tranquillement travailler le lundi matin, et en ouvrant le journal le soir, je m'aperçois que 48h après un fait divers spectaculaire, on a décidé dans la journée de changer la Constitution – et pas en ajoutant une jolie phrase pleine de bons sentiments dans le Préambule, mais tout de bon en généralisant la législation d'exception. Que ce soit nécessaire ou utile, il est toujours possible d'en discuter, mais ce n'est pas exactement le fruit d'une calme clairvoyance, disons.

Une pointe de mélancolie (l'effroi étant inutile, on a bien dit qu'on n'avait pas le droit de céder à la peur) m'envahit alors : ne suis-je pas en train de contempler la fin d'un monde, le début d'une nouvelle ère, où ce qui nous semblait évident autrefois ne sera peut-être plus aussi simple. « Mes enfants, j'y étais, lorsque nous convînmes tous ensemble de la mort de la liberté. Étions-nous vraiment en danger ? Je n'en suis pas sûr. »
Peut-être que l'inertie, le quotidien reprendront le dessus et que, comme pour les précédents niveaux de Vigipirate, chacun reprendra ses habitudes, qu'on fera semblant de regarder les sacs, qu'on affichera qu'on n'accepte que les sacs à main tout en accueillant les valises avec le sourire ; peut-être aussi qu'aucun homme politique, avec les meilleures intentions du monde, ne voudra rendre les libertés que nous avons suspendues, de peur d'être tenu pour responsable de nouveaux malheurs aux yeux de sa population et de l'histoire. Il n'y a pour l'instant rien de très grave, mais en quelques jours seulement, on a ouvert tellement de brèches dans l'État de droit qu'à ce train, un gouvernement moins innocent ou un état de crise plus violent pourraient réellement mettre à mal un grand nombre d'équilibres et de libertés.

Plus rageant encore, l'impression d'assister à une collection de contes de fées écrits pour les nourrissons terroristes, le genre de chose qu'un honorable chef de katiba pourrait croire n'exister que dans les livres. Un événement ponctuel et limité (aussi épouvantables que leurs actes soient, les malveillants ne sont pas en mesure de mener une véritable guerre en France, simplement de causer très ponctuellement des dommages dont la gratuité nous suffoque) parvient à altérer profondément la perception de ce que doit être la société. C'est la définition (et l'objectif) même du terrorisme : les militants violents n'ont absolument pas les moyens de changer le quotidien et le danger comme dans une société réellement en guerre, mais la perception des citoyens s'infléchit suffisamment pour provoquer un changement de modèle.
Finalement, lorsqu'on voit les violences subséquentes contre des musulmans (ce qui facilite le recrutement), et qu'on entend des défilés de spécialistes tous d'accord pour dire que c'est la faute des gens qui rognent sur l'armée (le plus vertueux des corps sociaux), rechignent à être filmés ou contrôlés en permanence, voire qui sortent trop dans les cafés (© Mathieu Guidère), on se dit que l'objectif est atteint au delà de toute espérance : on fabrique de toutes pièces des oppositions, on réalise ses propres prophéties autour d'une société oppressive et militarisée, on interdit aux gens la promiscuité insouciante.

En somme, même si je vois bien l'intérêt de pouvoir invoquer la légitime défense devant les instances internationales, je crois que les mots posés sur le problème l'ont été à l'envers de ce qui aurait été profitable au pays. Au lieu de parler de guerre (ce qui n'est, objectivement, pas le cas, et doit faire doucement rigoler les survivants de 40, d'Indochine ou d'Algérie), si on avait simplement dit les choses comme elles sont – un groupe d'asociaux, basé à l'étranger, est capable de retourner certains de nos jeunes, qui cause des faits divers de plus en plus violents –, on se serait épargné des sacrifices probablement superflus, et potentiellement coûteux ou dangereux dans l'avenir.
Cela fait partie des dangers de la société d'aujourd'hui, statistiquement pas du tout les plus importants, mais participant d'un inconfort permanent, comme aux temps anciens de la grande impunité des criminels citadins dans les ruelles non éclairées. C'est un risque mineur, mais hautement déplaisant, parmi d'autres. La police y travaille, elle ne peut pas tout arrêter, mais on s'adapte à la menace. Bonnes gens, ne vous alarmez pas plus que nécessaire. Quelque chose comme ça. Certes, ça ne produirait pas la même satisfaction dans l'opinion, mais je crois que le pays s'en porterait mieux.

Ce n'est pas nécessairement la faute des hommes politiques ni du bon peuple, au demeurant : la présence de vidéos, exactement comme pour le 11 septembre 2001, transmute un fait divers en événement intime à chaque citoyen, et change la face du monde telle que nous la voyons, et, réactions aidant, change également la face du monde tel qu'il est.



À cela s'ajoutent quelques jolis paradoxes (pas trop réjouissants). La catégorie Vaste monde et Gentils aurait pu être renommée en l'occurrence Le village mondial et les apostats, mais ne changeons pas nos catégories de pensée pour si peu. 

¶ Le paradoxe purulent de l'argumentation des officiels semble passer assez inaperçu : « la liberté est précieuse, des gens sont morts pour l'obtenir ou la protéger » sert de justification à des mesures qui, précisément, réduisent le périmètre des libertés ordinaires. Alors que la semaine précédente, publier une loi au BO malgré une grève était considéré comme un déni de démocratie
Là encore, indépendamment de ce qui est avisé ou utile, la mécanique est bien celle du terrorisme classique : rendre concevable une société différente, qui paraissait inaccessible dans un quotidien paisible.

¶ Pendant ce temps, les médias sont saturés et le bon peuple est amusé avec les débats autour de la déchéance de nationalité après condamnation définitive de kamikazes, objet de toutes les gloses, de toutes les déclarations d'allégeance… emblème risible et repoussoir bouffon, puisque, par définition, la mesure ne peut concerner personne. Pendant ce temps, le périmètre des libertés est débattu informellement, à la marge, alors qu'il annonce autrement le visage à venir de nos sociétés, quel que soit le choix fait.

¶ Nous sommes plus que jamais dans le siècle de George Bush II. Et pas seulement parce que la politique internationale (et les trésoreries mondiales) doivent tout à son sens aigu de l'entropie. Alors que les français s'enorgueillissent encore de leur opposition à la war on terror, voilà que le discours officiel est désormais complètement celui de la guerre contre le terrorisme. [Note à nous-mêmes pour l'avenir : ne jamais se faire le plaisir de croire que nous valons mieux que les autres.] Cette tribune de David Van Reybrouck en rend compte assez finement.
Je me demande si les livres d'histoire se laisseront abuser par sa médiocrité personnelle et manqueront de lui rendre justice sur son impact dans la structure du monde, un peu comme Jésus, Colomb ou Hitler.



Je ne souhaitais pas évoquer tout cela ici, mais en tombant sur les écrits de Saint-Just, j'ai été frappé de constater comme tout se déroule aisément, finalement ; et, sans crier à l'imminence de la fin de la société, peut-être conserver un œil circonspect sur notre propension à ne pas trop nous interroger en – exagérons un peu – voyant la mort de la liberté. Pas aujourd'hui, naturellement, mais autant ne pas lui préparer, par notre complaisance, un terreau favorable à cause d'une mode violente d'une poignée d'asociaux donc la nuisance potentielle demeure concrètement, sur notre sol, assez marginale.

dimanche 13 décembre 2015

Condorcet et les mauvais systèmes


Je conserve d'ordinaire ce genre de révélation discutablement lumineuse pour moi-même, mais quelques spécialistes de la question fréquentant ces lieux, peut-être ma remarque me vaudra-t-elle quelques réponses éclairantes.

Lorsqu'on constate que les électeurs n'ont aucune visibilité sur l'utilité arithmétique de leur vote (en l'occurrence, si l'on veut surtout éviter l'un des trois présents au second tour, pour lequel des deux autres faut-il voter ?), on s'intéresse un peu à la solution des systèmes de type Condorcet – pas seulement utopiques, l'Australie a le sien par exemple. Autrement dit, à un bulletin de vote établissant des préférences relatives, ce qui permet de mettre à distance les candidats ou les formations trop clivants.

Tout en me disant que ce serait bien pratique de temps à autre, je vois immédiatement quelques effets pervers :

¶ la favorisation du plus grand consensus, donc le risque d'une absence de prises de position audacieuses, voire de la démagogie (certes, les deux existent déjà largement) ;

¶ beaucoup d'électeurs n'ont pas forcément d'informations sur tous les partis, ce qui signifie que le milieu de leur liste serait hiérarchisé de façon très aléatoire ;

¶ surtout, le risque du dévoiement du système, qui repose sur la bonne foi des électeurs. On ne veut absolument pas tel parti, donc on le met dernier de façon à diminuer son score, en plus de voter pour quelqu'un d'autre, soit. Mais si l'électeur devient stratège (et nul doute que les partis diffuseront très bien ce genre de consigne), il peut être tenté de placer en fin de liste non pas le parti qu'il abomine le plus, mais celui qui est le plus directement en concurrence avec le sien. Donc un parti pas forcément repoussoir ou dangereux, et éventuellement un parti proche des convictions de celui qui vote.
Exemple simple : mettons que je veuille voter pour un parti conservateur. Je mets sur mon bulletin LR en première position, et je devrais mettre en bonne logique LO, LCR, PG et PCF en fin de marche. Mais, dans les faits, le succès de mon suffrage dépend plutôt de la distanciation de partis plus puissants et immédiatement contigus dans le spectre politique : FN, UDF, voire PS. J'ai donc tout intérêt à les mettre le plus bas possible dans mon bulletin, étant donné que LO n'atteindra jamais les 50%.
On peut encore raffiner la finesse, et se dire que les partis trop petits n'auront pas assez d'influence sur le vote : j'irais donc mettre PCF en deuxième position pour ralentir le PS. Sauf que, si tous les électeurs conservateurs appliquent cette logique, le PCF pourrait se retrouver plébiscité, si les électeurs de gauche ont été plus sincères dans l'expression de leurs préférences ! PC premer parti de France.

En fin de compte, le gain de lisibilité, dès que les électeurs se seront emparés de la logique, n'est pas si évident. Certes, ce serait plus ludique (possibilité de « déqualifier » certains partis) et encouragerait peut-être la participation, mais pour le reste, je doute que ce puisse lever les problèmes d'incertitudes autour de ce que l'on appelle le vote utile (les sondages le conditionnant de façon parasite, mais aidant aussi les électeurs à ne pas verser leurs suffrages dans un gouffre sans représentation).

Si des habitués du système Condorcet ont des lumières sur ces questions, qu'ils ne s'en privent pas.

dimanche 15 février 2015

Hiérarchie


Entendu il y a quelque temps dans un média grand public :

Les Français ont reçu des messages de soutien de Nouvelle-Zélande, et même de Hongrie.

Belle leçon d'exotisme comparé — au moins en Nouvelle-Zélande, ils n'accentuent pas leurs mots au début et n'enferment pas leurs femmes derrière des portes.

Et ils n'ont pas les yeux bridés, et ils ne vénèrent pas les destructeurs de l'Europe…


mercredi 7 janvier 2015

Nous ne sommes pas seuls


La consolation de la journée, c'est de voir Al Jazeera essayer d'expliquer le positionnement de Charlie Hebdo et les nuances entre liberté d'expression, anticléricalisme et irréligion, en essayant de faire entendre qu'il s'agit d'une sorte d'esprit français pas du tout vindicatif.
L'attentat français monopolise d'ailleurs leur flux (sur un ton sans complaisance et même très empathique), alors que circulent en bandeau l'annonce de 38 morts au Yémen et 7 en Afghanistan. Idées reçues, bonsoir.

Dans ces cas, on serait tenté de croire que l'Univers s'esclaffe dans notre dos, mais je trouve assez touchant de voir le monde, à commencer par ceux que nous suspectons comme nos ennemis plus ou moins cachés, essayer de se figurer les spécificités de l'esprit français — et Dieu sait que pas grand monde, même en France, arrive à suivre celui de la niche Charlie Hebdo.

De cette très vilaine journée, qui va sans doute servir d'alibi à tous les agités du bocal (et, plus dangereux, à tous les opportunistes à l'intérieur du système), qui servira de mètre-étalon de la violence civile dans les prochaines années, on peut au moins retirer ces instants de compassion planétaire mêlée de curiosité un peu dubitative, presque amusante et plutôt émouvante — un de ces instants fugaces où l'humanité cesse de se diviser.

[Fin des bonnes nouvelles. À présent, vous pouvez retourner déprimer dans votre coin en attendant que l'acte de deux ou trois paumés ne nous serve d'alibi pour un patriot act maison.]

mercredi 15 octobre 2014

Lexicologie (2)


Trompeusement dépaysant, cette fois.


Dans le journal des Matins de France Culture le 14 octobre, reportage d'Omar Ouahmane, correspondant permanent à Beyrouth.


Pourtant, il était tôt, j'étais pressé… mais en entendant ça, j'ai été frappé : toutes les expressions semblent provenir (exaltation par la proximité du terrain aidant, je suppose) des actualités de guerre… d'il y a longtemps.

Les ennemis cruels qui veulent « resserrer l'étau pour achever dans un bain de sang cette bataille », « surpris » car il n'avaient « pas compté », dans cette « zone stratégique », sur les « raids aériens de plus en plus précis » et, au sol, les « contre-attaques meurtrières » dues « au courage et à la détermination des combattants des Unités de Protection du Peuple » « résolus à se battre jusqu'à la première balle ».
On se croirait dans ces journaux de bonnes nouvelles qui racontaient toujours des victoires (ou des résistances héroïques et autres replis stratégiques astucieux et très temporaires) ; pas tant dans le contenu (qui évoque bien l'encerclement de la ville) que dans les mots utilisés, qui prennent très nettement non seulement le parti d'un camp (ce qui, en l'occurrence, peut se comprendre) mais expriment de surcroît davantage des espérances que des informations.

J'étais déjà dubitatif, lors de la guerre en Afghanistan de 2001, sur son automaticité et sa légitimité, du moins par rapport à nos standards habituels — renverser un régime parce qu'un terroriste a élu domicile dans son pays, on ne l'a pas fait pour des nuisances beaucoup plus sérieuses et structurelles, en s'appuyant justement sur la sacralité de la souveraineté.
De même ici, l'insistance à nommer, chez les meilleurs spécialistes, terroristes des combattants réguliers (manifestement auteurs de crimes de guerre, voire de crimes contre l'humanité, mais qui ne répondent pas à la définition du terrorisme), le refus obstiné d'appeler État un territoire contrôlé par une armée et un semblant d'administration (même s'ils nous déplaisent plus que farouchement), de se contenter de désigner comme barbares marginaux un groupe qui semble tout de même relativement large (et non dépourvu d'amis) rappelle à quel point, même dans une démocratie pacifique et vraiment pas nationaliste, il est facile d'être intoxiqué par la propagande de guerre.

Et là, franchement, en entendant les prêches de journaux de qualité qui annoncent que grâce à leur dévouement et à leur juste cause, nos alliés désarmés vaincront une armée riche et solidement fournie, on a l'impression de revivre des époques qu'on n'a pourtant pas vécues.

Lexicologie


Une affiche après une élection municipale dans une ville du val d'Oise, en 1908 (les caractères sont grassés sur l'affiche) :

Chers concitoyens,

Vous avez approuvé, dimanche dernier, à une très imposante majorité, les décisions prises au cours des quatre dernières années par la majorité du conseil municipal sortant.

Vous avez affirmé, une fois de plus votre volonté de ne placer à la tête de l'administration communale que des Républicains sincères.

Vous ne vous êtes pas laissé prendre aux manœuvres cléricales et déloyales de dernière heure.

[Etc.]

Ça dépayse joliment, on croirait retrouver les diatribes de Bottazzi.

mardi 24 juin 2014

Nuance


[À propos du vol, de la contrefaçon & des malversations en politique.]

Dans un registre où CSS ne s'est pas aventuré depuis longtemps, quelques remarques sur des choses entendues ces derniers temps — où le sophisme le plus grossier semble très en cour.

Il a tapé dans la caisse, mais après tout il n'y a pas eu d'enrichissement personnel.

Étonnant comme les journalistes & commentateurs, voire les honnêtes gens avec qui l'on parle (non pas que les précédents ne soient pas honnêtes, bien sûr), peuvent gober cet argumentaire larmoyant de prétoire, tout juste bon à faire semblant de brouiller le jugement d'un jury.

Outre le fait que voler — même un petit pot de beurre pour sa mère-grand qui est malade, dit-on — reste illégal, on ne peut que remarquer que cet argent sert à favoriser le camp du voleur. Ce qui est non seulement tricher (et tout le monde conviendra que c'est mal ; a fortiori lorsqu'il s'agit de prendre possession d'un pays supposément régi par des règles démocratiques), mais aussi se servir tout aussi directement qu'avec un enrichissement personnel : si le parti obtient un bon score, alors l'homme politique obtient un bon poste, ce qui lui importe plus que l'argent (mais va généralement de pair avec un bon salaire, de toute façon).
Bref, ce n'est peut-être pas un enrichissement direct, mais ça le devient très vite — ou ce serait prétendre que la chevillette n'a rien fait à la bobinette.


Certes, il a racketté des entreprises privées, mais au moins il n'a pas volé d'argent public.

Ici encore, c'est se rassurer à peu de frais : à regarder de plus près mère-grand, elle a de bien grandes dents.

Sans même aller considérer ce que de semblables avantages peuvent coûter à la collectivité en surfacturation, en dissimulation d'impôts, il reste deux faits auxquels un parti politique ne peut se soustraire, une fois qu'il a fait entrer le peuple dans son lit.

D'abord, toute tentative d'améliorer frauduleusement la visibilité du parti (puisqu'il est beaucoup question de comptes de campagne dernièrement), ce qui a potentiellement un impact sur le vote par rapport aux concurrents de moindre notoriété, aboutit à l'extorsion de fonds publics destinés au financement de la vie politique — et qui ne seraient donc pas forcément allés à celui-ci. On a beau mettre un bonnet, les oreilles dépassent toujours.

Plus pernicieusement encore, lors de l'invalidation de comptes de campagne, les contributions individuelles spontanées, au-dessus de tout soupçon, ne sont pas plus dénuées de conséquence que cueillir des noisettes ou courir après des papillons sur le chemin. Car, tout don étant défiscalisable, l'impéricie et la malhonnêteté des comptes seront finalement compensés par une subvention collective financée par les impôts de tous. Les remboursements ont beau être suspendus, à la fin des fins, c'est toujours le contribuable qui paie indirectement ; et tous les détours mènent à la fin à la même bouche.

MORALITÉ
On voit ici que d'honnêtes votants,
Font mal d’ouïr nombre de charlatans ;
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les électeurs candides
Jusque dans les maisons et dans les cerveaux vides ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux.

dimanche 20 avril 2014

Décapitations


Du fond de l'abîme, aux confins de l'oppression la plus noire, nous appelions un héros. Il est venu.


Suite de la notule.

mercredi 9 avril 2014

Euphémisme


Je n'ai malheureusement pas pu entendre l'original derrière le doublage, mais voici la traduction du commentaire d'Angela Merkel sur l'Ukraine, au Bundestag :

Nous avons suivi les événements de ces derniers jours, et malheureusement à de nombreux endroits il est difficile d'évaluer dans quelle mesure la Russie contribue à l'apaisement des tensions.

Si la traduction est exacte, cette déclaration tient du chef-d'œuvre, celui qu'il faudra citer dans tous les cours de rhétorique pour les quarante prochaines années – alors que plus personne ne se rappellera ce qu'est l'Ukraine, vraisemblablement.

jeudi 30 janvier 2014

Derniers jours


Considérant que je l'ai suggéré sensiblement avant qu'ils ne le disent, je me considère favorablement pour le poste de consultant, si quelqu'un veut me faire un pont d'or.

Et hop, un recyclage de notule.

mercredi 22 janvier 2014

Dire du mal d'Abbado


Avec un bon titre comme cela, si vous n'ouvrez pas la notule, c'est à désespérer des bienfaits du racolage.

Suite de la notule.

dimanche 19 janvier 2014

Décentrement


Nous vivons, sans même nous en apercevoir, un processus assez fascinant, et relativement peu fréquent à l'échelle d'une décennie.


Gravure de Walter Crane pour une édition de 1886 de Schneewittchen des Grimm.


Il y a un peu plus de dix ans, on pouvait ne pas très bien voir le rapport entre une dizaine de paumés qui réussissent, par une succession de défaillances et de chances successives, un gros attentat, et l'invasion d'un État. Du moins ne pas voir en quoi il s'agissait d'une évidence, pour ne pas dire d'une équivalence (peut-être parce que « nous » aussi, on aurait des raisons de tuer des civils pour faire valoir nos opinions ?).
Néanmoins, on voyait très bien de quel côté se trouvait le mal : ces gens qui voulaient nous détruire, alors qu'on ne leur avait rien fait, juste parce qu'on était différents et tolérants. Pendant des années, même si tout le monde n'était pas d'accord sur les solutions, personne ne soutenait le point de vue des terroristes –– ce qui, d'une certaine façon, marquait une profonde nouveauté après des années de minorités militantes dans les deux blocs idéologiques.

Et puis voilà qu'adviennent, il y a peu, des soulèvements dans des pays musulmans, secondés par les mêmes terroristes qui détestent notre liberté, mais qui se mettent à abattre les tyrans. On commence par se rassurer en se disant qu'ils cherchent à profiter cyniquement d'un mouvement d'émancipation pour imposer leur propre domination – et le constat est loin d'être erroné, naturellement.
Mais l'on voit nos gouvernements hésiter à désavouer les dictateurs (pour toutes sortes de bonnes raisons, puisqu'on ne peut pas converser qu'avec ses semblables). Et l'on découvre que, loin de se chercher à venger sur nous, la franchise terroriste la plus célèbre concentre toutes ses forces sur les contrées syriennes, pour atteindre son but le plus profond : établir un État-modèle qui ferait triompher leurs idéaux. Une sorte de Commune tenue par la droite religieuse.

Pour la première fois, on commence à être informés des projets réels de ces gens. Non, leur but n'est absolument pas de nous détruire ; et peut-être même pas, ultimememnt, de nous convertir. La logique est simple, pourtant : ils veulent se « libérer » (selon une norme discutable, mais qui est la leur), et nos gouvernements, qui sont plus forts qu'eux, soutiennent les régimes qui tiennent leur peuple, leur terre, ou ce qu'on voudra. Dans leur histoire, on a quand même donné leur terre pour draîner notre culpabilité.
Ils ne peuvent donc que mener une guerre asymétrique, certes injuste, pour mener les peuples « occidentaux » à protester contre les puissants, de la même façon que l'abeille pique la main pour activer les pieds d'un agresseur.

On découvre qu'en fait d'Antéchrist, le projet ultime de cette organisation aux contours lâches n'a jamais été de raser la surface de la terre, et que l'offensive envers « nous » n'a été une priorité qu'épisodique, liée à des circonstances géopolitiques. Pour odieuse et méprisable que soit l'atteinte aux civil, cela rapproche donc tout à fait ces diables du militantisme d'extrême-gauche telle que l'Europe l'a connu... et humanise grandement ces hommes en leur conférant une logique. Non, ce ne sont pas des ogres ; ils ont un idéal que nos relations extérieures, pour satisfaire notre confort, piétinaient allègrement. N'a peut-être pas lancé la première pierre qui croit.

Ce n'est pas tant une justification des principes (j'en suis loin : je ne suis pas en extase en évocant les Résistances européennes, justement à cause d'opérations assassinant de pauvres conscrits allemands qui seraient volontiers restés chez eux – mal nécessaire sans doute, mais vu depuis une société en paix, j'ai peine à parler de héros malgré tout) qu'une prise de conscience de l'aveuglement de chacun lorsqu'il s'agit de morale. Ou plus exactement, car nous le savions, à quel point cet aveuglement peut être radical, au point d'affecter pendant dix ans un hémisphère entier. Jusqu'à ce que nous nous retrouvions du même côté et que nous nous rendions inévitablement compte que, non, notre destruction n'était pas leur but ultime – et, plus grave encore, que nous ne sommes pas le centre du monde.

Cette expérience de décentrement complet, jusqu'à nous voir comme nous voyaient nos ennemis il y a dix ans, remet vraiment l'église au milieu du village : nous sommes les amis d'Assad, les amis des tyrans, les amis des répressions totalitaires – pour satisfaire nos commodités commerciales et notre petit train de vie privilégié, en laissant le reste du monde s'écharper pour des frontières que nous avons mal tracées ou pour des denrées que nous leur vendons à prix d'or en les ayant rendus dépendants.
Sans rien justifier de ces poignées de parasites incultes qui manient sabre et goupillon pour éviter de se frotter à la vraie vie, le miroir que nous nous tendons nous-mêmes laisse songeur.

Plus profondément, cela ne laisse pas de nous interroger sur l'importance de la morale elle-même. Si elle est tellement trompeuse, tellement divergente d'une année à l'autre, comment lui faire confiance ? Et pourtant, comment mener nos vies si nous n'avons pas ce repère-là, cette certitude, fût-elle erronée ? Les Romains n'étaient pas meurtrier en exposant leurs enfants aux bêtes sauvages, et dans notre société certains considèrent qu'un embryon n'est pas non plus un être humain complet, d'autres au contraire qu'il s'agit d'un meurtre aussi insupportable que celui d'un nourrisson. C'est une question d'une gravité fondamentale, et pourtant la réponse a une date d'expiration.
Je suppose qu'à l'échelle de notre espèce, l'essentiel est le consensus social – nous avons davantage conscience de ces disparités du fait de la simplication des voyages et communications, mais nous ne pouvons pas nous dispenser pour autant de ces normes. Elles sont impermanentes et manifestement rien moins qu'absolues, mais il faut s'en contenter.

À défaut d'avoir rien dit de profond ou d'apporter une doctrine qui nous sauvera tous par l'amour, j'aurai contribué à vous délester de quelques minutes où vous n'aurez pas eu à tester votre sens moral.

... sauf si vous me lisez au boulot ou si le petit dernier a pleuré depuis « on découvre qu'en fait d'Antéchrist » (je suis tellement palpitant à lire), auquel cas votre conscience vous aura torturé également, et vous aurez, cette fois, tout à fait perdu votre temps.

Bon lundi.

jeudi 26 décembre 2013

Sieglinde McDuck


Dans la généalogie proposée par Don Rosa, et destinée à remettre du sens dans les innombrables aventures et parentés accumulées par différents auteurs depuis Carl Barks, il demeure un problème.


Helene Werth (Sieglinde) et Torsten Ralf (Siegmund) dans le premier acte de la Walkyrie.
Orchestre de la Suisse Romande, Robert Denzler, 1951.


Tout à son allégorie ansériforme, on y croise les Goose, Grebe, Coot (foulque), Gadwall (chipeau), Gander (jars), Mallard (colvert) – on remarque la variété de becs et de faciès, congruents avec l'espèce d'origine. On passe sur la coïncidence du clan écossais McDuck s'alliant à leur arrivée en Amérique avec la souche américaine Duck, peut-être le symbole des vagues d'immigrations (je ne crois pas que l'origine des Duck soit jamais explicitée chez Don Rosa). Malgré la virtuosité du collage et de la restitution, Don Rosa n'a pas pu tout résoudre :

Suite de la notule.

dimanche 8 décembre 2013

Éthique de la corruption


Du fait de l'efficacité de la propagation virale des informations sur la Toile, les organisateurs de concert visent depuis une poignée d'années (deux ou trois, guère plus) les relais d'opinion qui permettent de faire une promotion gratuite.

Cette promotion a une diffusion fortement aléatoire, mais elle est en revanche qualitativement plus forte qu'une affiche ou un flyer, parce qu'elle se pare à la fois de l'autorité de celui qu'on a l'habitude de lire et de l'indépendance de l'amateur qui n'est pas rémunéré par la salle.

Aussi, les carnets musicaux ont été progressivement sollicités lorsqu'il s'agit de finir de remplir une salle.

Mais, m'émerveillant, de la maladresse de certains départements de communication, j'ai fini par prendre la plume lorsqu'un semblable courrier a atterri chez moi.

À la relecture, je crois que je j'ai probablement paru un peu cassant, mais je suis parti du principe que je rendrais plus service à un professionnel en lui exposant sans ambages l'effet produit par ce type de courriel (plutôt indignation qu'attendrissement), qu'en lui dorant la pilule. Ce n'était peut-être pas suffisant, j'ai un peu honte de montrer ce que j'ai dit... quelques arrondissements d'angles n'auraient peut-être pas été superflus, on a beau être professionnel, on n'en est pas moins homme.

Nous organisons le concert du jeune violoniste F*** qui aura lieu Salle V*** le mardi xx décembre prochain, et nous vous serions ravis si vous pouviez communiquer sur cet événement sur votre blog. Vous trouverez ci-dessous les informations utiles, et en pièce-jointe le visuel.

Ce qui produisit :

Suite de la notule.

dimanche 1 décembre 2013

[Da Vinci Chord] – Le piano qui fait du violon : la 'viola organista' de Léonard de Vinci


Le monde musical bruisse d'une nouvelle exaltante : on a enfin reconstruit un (autre) instrument inventé par Léonard de Vinci lui-même. Plus encore, ce travail n'avait jamais été mené à bien par son créateur ni par personne d'autre.

Le matériau relayé par les sites d'information (essentiellement la reprise des dépêches d'agence) étant un peu allusif, l'envie prend de regarder l'objet de plus près. (Extraits sonores plus bas.)


1. Le pitch

Dans le Codex Atlanticus de Leonardo da Vinci, le plus vaste recueil de l'auteur, on trouve quantité d'esquisses sur des sujets incroyablement divers, dont les plus célèbres concernent les machines de vol ou de guerre, mais qui contient également des recherches mathématiques ou botaniques, notamment. Et aussi des projets d'instruments de musique.

La légende prête déjà à notre bon génie l'invention du violon en collaboration avec un luthier de son temps. Il faut dire que la concordance des dates est assez bonne : Vinci meurt au moment (1519) où les premiers protoypes de violon européen apparaissent. Le potentiel premier violon d'Amati, qu'on suppose fait en 1555, n'était pas forcément le premier : Montichiaro, dalla Corna, de' Machetti Linarol, de' Micheli, Fussen sont aussi sur les rangs, et certains proposent même de confier le rôle de père du premier violon à Gasparo da Salò, donc à une date plus tardive (né en 1542). Quoi qu'il en soit, ce premier violon avait été précédé, dès les années 1510, de nombreuses autres tentatives mêlant déjà rebec, vièle à archet et lira da braccio (parente des violes, mais dont la caisse approche déjà grandement de la forme du violon), par exemple des violette (pluriel de violetta, « petite viole ») à trois cordes, ou encore les lire (pluriel de ''lira) vénitiennes.
On peut supposer que la grande manœœuvrabilité du violon, ses possibilités techniques, son son éclatant lui ont permis de s'imposer sans partage –– ainsi que, sans doute, des contingences plus matérielles et des jeux d'influence : une fois tous les grands interprètes convertis au violon, on aurait beau avoir eu de meilleurs instruments, ce n'aurait rien changé.
Toujours est-il que la postérité richissime de l'instrument fait naître un besoin d'origines qu'on puisse nommer et célébrer ; Vinci était le client parfait, dans sa fin de vie, pour en être le parrain, une sorte de legs ultime, agréablement concordant avec son génie visionnaire. Nous n'en avons évidemment aucune preuve.

Mais cet instrument-ci, nommé viola organista, existe bel et bien dans les feuillets du Codex Atlanticus (et quelques-uns du Second Codex de Madrid), avec diverses études mécaniques préparatoires en forme de croquis isolés, qui détaillent des fragments de la mécanique. Pas suffisant pour construire un instrument complet, mais assez pour lancer un projet.


Son facteur, Sławomir Zubrzycki (un pianiste soliste également versé dans d'autres aventures instrumentales, comme l'usage extensif du clavicorde) ne dit pas autre chose :


En plus de ce qu'il évoque, il existe quelques détails épars sur certains mécanismes de l'instrument :


2. La polémique

En réalité, Sławomir Zubrzycki (prononcez : « Souavomir Zoubjétski ») a surtout réalisé un superbe exemplaire, en joue très bien, et l'a admirablement vendu, avec sa réunion semi-publique (petite salle forcément favorable, mais belle prise vidéo), en forme de dévoilement d'une preuve nouvelle du génie de Vinci –– jouer du violoncelle avec un clavier !

En revanche, ce n'est absolument pas le premier exemplaire. Au vingtième siècle, plusieurs tentatives de reconstruction ont eu lieu, en particulier celles d'Akio Obuchi (quatre tentatives depuis 1993 !). La version d'Obuchi n'a clairement pas la même séduction sonore, l'instrument est encore très rugueux et geignard, et mérite sans doute beaucoup d'ajustements pour être audible en concert.


On y entend toutefois avec netteté la possibilité de jouer du vibrato sur le clavier, selon la profondeur d'enfoncement de la touche, ce que ne montrent pas les extraits captés de Zubrzynski (mais son instrument le peut).

Plus profondes, plusieurs objections musicologiques ont surgi, car la réalisation de Zubrzycki évoque un instrument tout à fait documenté, et qui a existé en plusieurs exemplaires : le Geigenwerk (peu ou prou l'équivalent de « simili-violon » ou « le machin qui fait crin-crin », la notion péjorative en moins), inventé en 1575 par un organiste de Nuremberg (Hans Heiden/Heyden) et construit au moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle. Cet instrument était une alternative au clavecin avec un son qui pouvait être soutenu indéfiniment (comme l'orgue) et la possibilité de vibrato.


Le Geigenwerk, tel qu'apparaissant dans le deuxième volume de l'incontournable recueil Syntagma musicum de Michael Praetorius (1619). Référence et source d'inspiration inépuisable pour la facture d'instruments anciens, Zubrzycki inclus.


Ainsi, plusieurs musicologues ont objecté que Zubrzycki aurait en fait construit une version nouvelle du Geigenwerk, entreprise pas beaucoup plus méritoire que copier un clavecin historique comme le font couramment les facteurs, et en tout cas fort distante de la prouesse de co-inventer un instrument ébauché par Vinci.

Le seul Geigenwerk historique qui subsiste est un modèle de 1625 de Raymundo Truchado, conservé au MIM (Musée des Instruments de Musique) de Bruxelles ; il était vraisemblablement prévu pour des enfants à la Cour d'Espagne, et en plus de son assise très basse, il est, contrairement à l'original de Haiden, mû par une manivelle à l'arrière d'un instrument –– ainsi que les grandes orgues d'autrefois, il fallait donc être plusieurs pour pouvoir jouer l'instrument.
Cet instrument n'est plus jouable (complètement muet), aussi l'on se représente assez mal à quoi pouvait ressembler le son, en dehors de descriptions forcément très évasives (lorsqu'on voit les écarts entre les critiques faites par des musicologues d'aujourd'hui beaucoup plus aguerris, et la réalité...). Une immense part du vocabulaire de la critique musicale réside dans des métaphores visuelles (aspects, couleurs... « son pointu », « voix blanche », « couleurs chaudes »...), et contient donc une très large part de subjectivité, chez celui qui écrit comme chez celui qui lit.

Bref, spécificités techniques exceptées, il est difficile de dire ce qui ressemble à quoi et qu'il aurait fallu faire.

Par ailleurs, Sławomir Zubrzycki ne nie absolument pas cette filiation, et laisse au contraire dans ses écrits une trace assez précise des éléments manquants chez Vinci (un projet global et des détails de mécanique, pas de manuel complet), des réalisations ultérieures. Il mentionne ainsi les avantages techniques qu'il emprunte au Geigenwerk ; également la présence au XIXe siècle du Claviolin (surnommé « piano bossu » par son facteur, à cause de l'emplacement des cordes autour des roues) du père Jan Jarmusiewicz (musicien, facteur, théoricien et même peintre) à l'origine de ses recherches, dont il ne reste aucun exemplaire ; et même les expériences de l'autre constructeur vivant (Obuchi, audible ci-dessus), dont il salue la recherche autonome mais relève l'absence d'adaptation au concert.
Certes, la presse internationale ne mentionne pas ces étapes (manque de place, et il n'est pas son intérêt de relativiser ses nouvelles), mais les commentaires laissant planer le doute sur l'honnêteté intellectuelle de Zubrzynski n'ont guère de fondement : il fournit lui-même tous les éléments utiles à la remise en perspective de son instrument.

Par ailleurs, son instrument est réellement le seul exemplaire vraiment jouable qui ait jamais été donné d'entendre à n'importe quel homme vivant aujourd'hui. En cela, l'événement n'est pas factice, Léonard ou non !

Outre les variantes Geigeninstrument ou Geigenclavicymbel pour désigner l'instrument de Heiden, j'aime beaucoup la dénomination astucieuse adoptée par C.P.E. Bach, Bogenklavier (« clavier à archet », l'exacte traduction de l'ambition de l'instrument).

3. L'instrument

Toutes ces discussions sont intéressantes si l'instrument construit est d'un intérêt médiocre : on s'interroge alors sur sa qualité historique.

Qu'en est-il ?

Suite de la notule.

samedi 30 novembre 2013

Jeux de mots – inversions de courbes


Nous vivons une période passionnante. Faute d'avoir des solutions immédiates sur le réel (quand les élections, elles, sont toutes à court ou moyen terme), il faut bien se résigner à l'habiller de mots pour convaincre de sa réussite.

Les gourmands de la langue, à défaut des autres, en ont donc pour leurs impôts.

Je m'avoue complètement fasciné par l'inversion de la courbe du chômage. Le genre de syntagme soigneusement préparé à l'avance pour pouvoir concorder avec toutes les situations possibles.

Qu'est-ce que ça voudrait dire, inverser la courbe du chômage ? Faire une courbe en miroir, avec un nombre négatif de chômeurs ? Changer 3000000 chômeurs en 1/3000000e de chômeur ?

Je ne crois pas que ça ait un sens mathématique, ce qui fait toute l'astuce : on est forcément mené à en faire une interprétation plus littéraire, pour ne pas dire métaphorique. L'inversion de la courbe du chômage, c'est quand ça va un peu moins mal.

Car j'ai essayé de me demander (à dessein sans le secours des économistes, qui ont tous leur petite idée là-dessus), en toute ingénuité, ce que ça pouvait vouloir dire, simplement, pour le français qui vote (moi, en somme).

Baisse du nombre de chômeurs ?

2000 chômeurs en moins en novembre => 2000 autres chômeurs en moins en décembre => 2500 chômeurs en moins en janvier

C'est évidemment ce qu'on veut essayer de nous faire croire. Et ce serait l'idéal. Mais avec cette formulation, on peut s'estimer satisfait à moins.

Baisse du nombre de nouveaux chômeurs ?

1000 nouveaux chômeurs en novembre => 800 nouveaux chômeurs en décembre => 550 nouveaux chômeurs en janvier

Le chômage continue néanmoins d'augmenter. Rien ne permet de dire si la situation est celle d'un retour vers la création d'emplois, ou simplement d'un avancée moins rapide vers la catastrophe : si vous êtes à 200 m du précipite et que vous faites du 20 km/h, passer à 10 km/h ne va vous sauver qu'à très court terme.

Baisse du facteur d'augmentation du nombre de nouveaux chômeurs ?

1000 nouveaux chômeurs => 2000 nouveaux chômeurs (x2) => 2950 nouveaux chômeurs (x1,5)

Ou encore, comme ici, non seulement le chômage continue d'augmenter, mais en plus le nombre de nouveaux chômeurs chaque mois est plus important que le mois précédent. Néanmoins, le facteur de multiplication du nombre de nouveaux chômeurs baisse d'un mois à l'autre, ce qui fait toujours un événement positif (!) sur lequel communiquer.

Évidemment, tout cela n'est que de l'apprêt communicatif : une situation économique ne se mesure pas à la nécessaire variation de chiffres (davantage ceux du nombre d'emplois que du nombre de chômeurs, au demeurant) d'un mois sur l'autre, mais à une direction générale sur le long terme. Et il est tellement facile de changer une ligne du mode de calcul à telle ou telle échelle (ou de faire des emplois aidés), pour que les données soient grandement altérées.

Par ailleurs, indépendamment de cette sémantique chiffrée, il possible de segmenter le nombre (il a été question de l'inversion de la courbe du chômage des jeunes – pourquoi pas la courbe du chômage des membres honoraires de l'Amicale Laïque du Point-de-Croix de Saint-Léon-sur-Vézère sud ?) voire d'ignorer les paradoxes économiques (baisse du nombre de chômeurs, mais augmentation du nombre d'emplois détruits).

Bref, le réel étant désespérant, l'action impossible et les chiffres incertains, les mots habillent le monde. La situation est triste, certes, mais son spectacle peut être jubilatoire.

dimanche 27 octobre 2013

Racoler n'est pas jouer


Cela n'a pas toujours été abondamment relevé dans les journaux européens, mais la crise aux États-Unis a menacé très directement les institutions artistiques. Le modèle, fondé sur le mécénat, est instantanément soumis aux fluctuations de richesses, contrairement aux budgets institués par la collectivité publique, dont il faut discuter puis voter la suppression, et qui disposent d'une inertie (au sens cinétique) rassurante, garantie d'une certaine stabilité.

Le New York City Opera, institution beaucoup plus modeste (et sensiblement plus audacieuse) que le Metropolitan Opera, et qui faute de prestige draine beaucoup moins les sympathies des riches mécènes, l'a ressenti vivement ces dernières années.


Depuis 2003, les difficultés financières s'accumulent. À l'automne 2008, avec des effectifs déjà réduits au minimum, il avait dû annuler la venue et les projets de Gérard Mortier, trop coûteux – ce qui nous a entre autres privés d'une reprise d'Einstein on the Beach dans la production de Wilson, d'un nouvel opéra de Glass sur Disney (ô désespoir !), d'une adaptation de Brokeback Mountain pour Wuorinen, d'une version de concert d'Anthony and Cleopatra de Barber, et de la première scénique américaine de Saint François d'Assise de Messiaen. Mortier souhaitait rénover l'acoustique de la salle et enhardir la programmation. Tout cela à partir d'un budget de 36 millions de dollars (source : Los Angeles Times en 2008) – ce qui représente, à date égale, une somme plus petite qu'à peu près n'importe quelle maison d'Opéra en France, et environ un dixième du budget de l'Opéra de Paris.
Mais l'argent manquait malgré les licenciements et restrictions ; tout a été annulé. Mortier, lui, s'est sans difficulté trouvé une solution de repli (Madrid, en l'occurrence).

En 2011, le NYCO quitte sa salle habituelle au Lincoln Center – résidence également du Metropolitan Opera, du New York City Ballet, du New York Philharmonic Orchestra –, à cause de coûts fixes trop élevés (source : New York Times). En 2012, le chœur et l'orchestre perdent 80% (!) de leur salaire.

Or, il y a à peine quelques jours, le New York City Opera vient d'annuler sa saison et de se déclarer en faillite. Il manquait 7 millions de dollars pour soutenir la saison (source : Business Insider), ce qui n'est pas énorme pour une telle institution ; pourtant la situation était si désespérée qu'une page Kickstarter avait été ouverte en vue de collecter 1 million. Kickstarter est l'un des sites de référence du crowdfunding, qui ne valide les dons que si la somme définie pour mener à bien le projet est atteinte : ce n'est ni plus ni moins qu'un appel à la générosité publique. 301000 dollars ont été offerts (source : Wall Street Journal). Pas assez.

Et pourtant, sur la page du projet Kickstarter, Plácido Domingo lui-même est convoqué, rappelant l'importance accordé aux jeunes chanteurs, et comment sa propre carrière en avait, en son temps, bénéficié. Les parrainages les plus prestigieux , les motifs les plus nobles et les arguments les plus émoustillants n'ont pas été épargnés.


... ainsi qu'en témoigne l'artwork de la page.

Au demeurant, musicalement, l'Anna Nicole de Mark-Anthony Turnage est une très belle chose, de l'opéra contemporain accessible, lyrique et expressif, assez dans la veine des post-britteniens/berguiens/chostiens programmés à Covent Garden (où l'œuvre à été commandée et créée, avec Westbroek dans le rôle-titre), un peu comme The Tempest d'Adès, Sophie's Choice de Nicholas Maw, 1984 de Lorin Maazel qui y ont vu le jour, et à proximité Heaven is Shy of Earth de Julian Anderson (création aux Proms en 2006). De l'atonalité douce, pas dépourvue de tension ni de consonance (aussi bien musicale que verbale). Et une belle orchestration assez chatoyante et variée.

Les taux de remplissage, dans cette maison réputée pour ses prix abordables, a même été fort bon pour cette œuvre récente, donnée jusqu'en août dernier. Seulement – et c'est ici que le système de mécénat joue son rôle décisif –, c'était un (très) mauvais choix en interne, du côté du financement.

Car le plus gros mécène de la maison est David H. Koch (des immenses Industries Koch), qui a donné son nom, après en avoir financé la restauration, à la salle du City Opera au Lincoln Center. George Steel (le General Manager, qui avait quelques autres projets passionnants dans sa besace), allant le solliciter pour sauver la maison, s'est rendu compte, sans doute avec horreur, que le mécène avait pour actionnaire à 16% James Howard Marshall II, magnat du pétrole. Ou plutôt ses héritiers, puisque James Howard Marshall II est décédé en 1995... deux ans après avoir épousé Anna Nicole Smith, héroïne de notre opéra.
Or, la lutte assez violente pour la succession a laissé d'assez mauvais souvenirs à la famille du défunt, et l'empathie apportée envers l'héroïne par le livret de Richard Thomas, ainsi que le ridicule général qui frappe les différents personnages, ont dû être (indépendamment même de la désagréable impression de revoir le trépas d'un proche) assez peu agréables aux héritiers. Le New York Times rapporte (édition du 5 octobre) que David Koch aurait évoqué le lien de cause à effet entre la programmation de cet ouvrage et le déplaisir qu'il causerait à ses actionnaires en continuant de financer la maison.

Quelle ironie... un titre audacieux musicalement, mais choisi pour remplir largement, est possiblement à l'origine de l'arrêt définitif d'une institution déjà en posture délicate.

Voilà qui repose évidemment la question du modèle de financement : on pourrait se dire que le principe du mécénat garantit la conformité de la programmation aux œuvres du public, mais cela explique aussi pourquoi les maisons d'Opéra d'Amérique du Nord répliquent si souvent les mêmes titres, et même les grands classiques du vingtième siècle en sont largement absents – essayez de voir un Strauss rare, un Schönberg, un Berg, un Ligeti, un Henze... le sommet de l'audace se rencontre à peu près avec Le Château de Barbe-Bleue, présent de temps à autre. Et puis les compositeurs anglophones accessibles : Britten, les minimalistes (Glass, Adams) et les « folkloristes » (je veux dire ceux qui écrivent dans un style américain lyrique et assez tonal, comme Previn, Susa, Picker).
Cela induit donc aussi une certaine mollesse conformiste de la programmation, pour ne pas déplaire aux mécènes – qui, du fait de leur métier rémunérateur, ont des responsabilités qui ne leur laissent peut-être pas à tous le temps d'être des esthètes réceptifs aux styles les plus exigeants.

Un fait révélé à son paroxysme par cette anecdote qui, dans une fiction, paraîtrait furieusement invraisemblable : comme par hasard la famille de l'héroïne de la fiction détient justement le capital du bon mécène...
Cela ne résout pas pour autant la question du coût et de la pertinence parfois discutable du théâtre et de la musique subventionnés – qui, en voyant des expérimentations spécieuses et médiocres devant une salle clairsemée, ou tout simplement en ouvrant une brochure du Théâtre de la Ville farcie de références absconses et prétentieuses ne s'est pas senti pénétrer d'une petite ivresse poujadiste ?
Mais cela éclaire assurément sans complaisance le système du mécénat majoritaire.

mardi 6 août 2013

Épiphanie


Il est des moments où une phrase anodine révèle davantage sur une société que toutes les exégèses. Ainsi, il y a quelques jours, en entendant Desmond Tutu rendre hommage à Nelson Mandela :

He makes us feel more tall.

j'ai pris conscience avec une violence particulière du caractère tout à fait éclaté des langues dans cette nation. On pourrait croire que l'anglais sert de ciment entre les autres groupes linguistiques, mais si un archevêque ouvert sur le monde et sans cesse sollicité, anglican de surcroît, ayant fait des études supérieures et même formé comme instituteur, n'a que cette maîtrise rudimentaire, je sous-estimais sans doute le cloisonnement linguistique en Afrique du Sud.

Étonnant comme un tout petit détail syntaxique, sans aucune importance sur le fond, pose une question vive et révèle peut-être quelque chose.

jeudi 11 juillet 2013

Exclusif : les Chinois ont la tête en bas


On vous l'a toujours dit, et vous avez toujours cru que les Chinois tête en bas tenaient d'un bizarre préjugé qui négligeait à la légère les réalités physiques. Ou émanaient d'une crainte supersticieuse de la vindicte des Tasmaniens, c'est selon.

Il n'en est rien.

Règle n°1 : on ne peut pas leur faire confiance. Non, pas parce qu'ils sont jaunes et sournois (autre préjugé, veuillez le noter). Mais parce qu'à leurs yeux ceci :

Suite de la notule.

dimanche 23 juin 2013

Les (vrais) ruraux existent-ils encore ?


Je n'en suis pas sûr ; et le pire, c'est que c'est manifestement le cas depuis très longtemps.


Portion des lieux.


Petit citadin élevé pour partie dans la campagne profonde, je n'avais jamais ressenti aussi nettement, pour ainsi dire dans ma chair, le paradoxe rural.

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samedi 25 mai 2013

Elégance et micro-expression


Il a déjà beaucoup été question, en ligne et ailleurs, du tweet de Pascal Nègre, patron d'Universal :

Avec Georges Moustaki c'est une des dernières légendes , artiste et poète , qui disparaît ! Ses plus grands succès sont chez Universal ! RIP

On dit moins qu'il avait commencé à s'entraîner quelques heures auparavant, créant un véritable style tripartite (faute d'orthographe au nom concerné en sus).

L'occasion de ne pas participer tout de suite à son lynchage - on se réservera pour le jour où les majors du classique sombreront dans l'abîme ouvert par leur cupidité.

Suite de la notule.

samedi 18 mai 2013

Boucle systémique


Je n'ai pas souvent l'occasion d'être exposé à la publicité - du moins en comparaison avec ce que je devrais être, vivant dans la société dans laquelle je vis ; mais cette fois, j'ai pris peur.


Vu par hasard un spot télévisé vantant un jeu Facebook gratuit. Le vertige m'a saisi.

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Auditorium de Bordeaux : premiers retours d'expérience


Le lieu a enfin ouvert, après des années de retard - certaines utiles, comme l'ouverture au public de cette bribe de quartier romain au moment de l'établissement des fondations, qui laisse augurer des vestiges qu'on pourrait retrouver en rasant le centre-ville (pas de l'ordre de Pompéi, mais sans doute un ensemble d'une richesse comparable à Ostie, par exemple). Et ouverture, alors qu'il n'était pas correctement terminé, témoin le parquet pas encore verni et abîmé lors de l'inauguration.

L'horrible Palais des Sports, une des pires acoustiques de la planète - un lieu entièrement gris et bétonné, peuplé de sièges en plastiques, et où le son s'évanouit dès les premiers rangs, devenant une sorte de bruit tout aussi puissant que la source, mais complètement diffus -, peut donc enfin être relégué à l'endroit qui sied parmi les instruments de torture antiques, aux côtés du lit de Procuste et de la chaise à clous.


Cliché de Thomas Sanson pour la Mairie de Bordeaux.


Fait assez rare pour être relevé, la salle reçoit son nom d'un compositeur vivant - Henri Dutilleux. Au train où allaient les choses, je devine que quelques-uns auront craint une ouverture posthume - et son âge n'est pas en cause !

L'événement ne peut être correctement commenté qu'après avoir éprouvé les qualités du nouvel espace, dans différentes condigurations. C'est pourquoi il est temps à présent. Après avoir entendu divers échos pas toujours concordants, Carnets sur sol a humblement prié un témoin privilégié de nous faire part de son sentiment, après avoir assisté aux premiers opéras, ainsi qu'aux premiers récitals symphoniques et baroques.

Voici ce qu'Olivier Lalorette, auteur du très-clairvoyant site de conseils discographiques Discopathe Anonyme, nous écrit. Nous ne saurions trop le remercier pour avoir assumé cette mission périlleuse malgré ses exigeantes activités :

Suite de la notule.

mercredi 10 avril 2013

Revue de Toile


Une brassée d'amusettes trouvées dans les journaux et sur la Toile, qui auront peut-être échappé à mes honorables lecteurs.

Bizarreries, bien public et bonne musique sont au programme.

Bizarreries

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mercredi 3 avril 2013

Air inédit de Lambert




Extrait de l'oeuvre de Jean-Claude Boulard (maire du Mans) et Alain Lambert (président du Conseil Général de l'Orne, et lorsque député à l'origine de la fameuse LOLF) : la République est peut-être en danger, mais les règlementations n'en rendent pas tout à fait compte.

Ce rapport (dont le dessein de sobriété est excellent) permet de se repaître de douces extases poujadistes autour de la clairvoyance du législateur et des régulateurs, à qui nous confions nos destins (et surtout nos sous). Par les temps qui courent, il n'y a pas de petits plaisirs. \o/


Rapport intégral (oui, on a les lectures qu'on peut pour se divertir) disponible sur le site de l'auteur. Evidemment, c'est moins le détail des recommandations que l'esprit général qui est important, la fin de la mitose des normes baveuses.

mercredi 6 mars 2013

Les nouvelles modes de l'information


Non, rien de profond à dire (un peu plus structurant, il y a ceci), mais un brin d'émerveillement devant quelques tendances (respectivement comique, préoccupante et futile).

Hier, à l'occasion du décès de Jérôme Savary, étonnamment relayé avec une certaine abondance dans les médias généralistes :

Bonjour [Quel-qu'ait-été-son-prénom], vous êtes en direct de l'Opéra-Comique.

C'était mardi, 15h. Evidemment la place était vide, on ne pouvait pas même interroger le spectateur ébaubi.

La mode de l'hendécaplex est très sympathique, mais aller jusqu'à dépêcher un journaliste pour couvrir une rubrique nécrologique en direct d'un lieu désert où le défunt ne travaillait plus depuis près de six ans, c'est peut-être pousser le zèle un peu loin.

A l'inverse de cet ultra-professionnalisme, il semble que Twitter soit devenu un alibi formidable pour faire dire tous les gros mots et toutes les outrances qu'on ne peut en principe jamais proférer à l'antenne ou dans les journaux. Le temps passé à lire, ou la place occupée par les captures d'écran, émanant d'anonymes qui ont seulement l'heur de parler avec excès (ou d'avoir la même opinion que celui qui écrit le papier), devient particulièrement pénible.
Il faut dire que c'est commode, par le pouvoir de la citation, on peut traîner les gens dans la boue en donnant en pâture des déclarations à l'emporte-pièce (souvent sans intérêt, et de toute façon pas conçues pour être lues à grande échelle), sans bien sûr n'avoir rien dit soi-même. Le chef-d'oeuvre de la prétérition. Le comble simultané de la complaisance et de la lâcheté.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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