Carnets sur sol

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dimanche 10 décembre 2023

Masterclass CNSM – Véronique Gens ossia la prosodia in trionfo

Au Conservatoire Supérieur de Paris, cette semaine, Véronique Gens donnait deux journées de masterclass. Au programme pour les étudiants : un air du XVIIIe français (quelques exceptions avec du XVIIe français ou italien) et une ou plusieurs mélodies françaises.

Je me suis débrouillé pour m'y rendre : c'est une chanteuse dont je révère le galbe verbal, et j'étais curieux de la nature de ses conseils – plutôt techniques, plutôt esthétiques ? Vous allez le découvrir.

1. S'appuyer sur le texte pour chanter

Sans surprise, Véronique Gens reprend les chanteuses sur leur diction, leur demande de dire le texte en l'énonçant d'abord en parlant – pour reproduire les appuis sur les syllabes longues ainsi mises en évidence –, insiste sur la continuité du legato, certes, mais surtout sur celle la syntaxe (pas de césure entre sujet et verbe), souligne l'importance de l'arche créée par le du texte, félicite l'une pour la qualité de ses [on], dit très gentiment à l'autre qu'on ne comprend pas bien ce qu'elle dit… C'est une posture qu'on pouvait légitimement attendre d'elle, et elle ne déçoit pas de ce point de vue !

Je ne suis nullement capable de chanter comme Véronique Gens, mais je suis amusé de constater que lorsqu'il m'arrive de coacher des chanteurs, c'est en substance particulièrement proche de ce que je leur suggère : prendre en compte la logique propre du texte parlé, mettre en valeur ses appuis accentuels, se donner de l'élan grâce à l'articulation des consonnes, ramener la voix vers l'antériorité du « masque » en prononçant plus précisément et plus expressivement, toutes choses qui nous rapprochent de réflexes bien ancrés, et permettent d'approcher une émission plus naturelle, plus efficace, plus en phase avec le texte mais aussi plus facile et confortable pour le chanteur.

Ces principes ont de surcroît l'avantage d'être utiles aux chanteurs confirmés, manifestement – on entend bien la différence avant et après, ce qui n'est pas du tout systématique dans les classes de maître (je trouve même souvent que les jeunes musiciens y perdent en spontanéité sans y gagner tout de suite en pertinence / profondeur) – qu'aux chanteurs amateurs, voire débutants. C'est un bon point d'accroche, qui peut vraiment améliorer le confort du chanteur, et changer totalement l'expérience de l'auditeur – ce qui, à la fin des fins, est un peu le but de la manœuvre… S'appuyer sur les consonances de la langue en allongeant / timbrant les syllabes fortes du vers, respecter la logique de la syntaxe et y déposer la musique plutôt que de sortir le robinet à notes en suivant vaguement les mots (elle a gentiment repris la chanteuse que faisait ça), faire la démarche de dire son texte en parlant pour sentir les appuis, les couleurs, bref chanter un texte et non chanter des voyelles, tout cela est compréhensible quel que soit le niveau du chanteur (contrairement aux métaphores ou aux noms de muscules), et apporte réellement une différence.

Je suis toujours étonné qu'il faille l'expliciter à des chanteurs professionnels – mais ce n'est clairement pas du luxe, dans cette maison comme ailleurs.

Il est ensuite nécessaire, bien évidemment, équilibrer ces conseils avec les impératifs d'ambitus, de joliesse, de tension… mais Véronique Gens ne dit pas autre chose (elle laisse justement une soprane relâcher le texte dans des aigus inconfortables de Debussy, et en effet c'est là un sujet technique de longue haleine qu'on ne peut pas enseigner en trois quarts d'heure de conseils), et le principe premier demeure la mise à disposition du texte, en déposant ensuite la musique par-dessus. C'est réellement plus facile ainsi, surtout dans le baroque français, la mélodie ou le lied.

2. Les étudiants et la place du texte

Il faut dire qu'à part Thaïs Raï-Westphal (passée par le CRR de Paris, où la vibe baroque est intense avec l'enseignement d'Isabelle Poulenard et Howard Crook, les projets de Stéphane Fuget, les partenariats avec le CMBV…), qui est déjà présente dans des productions de tragédie en musique (et même au disque, avec Vénus et Dorine dans le Thésée de LULLY des Talens Lyriques), les chanteuses programmées ne sont pas du tout des spécialistes du répertoire classique français, ni du répertoire baroque en général.

Pis encore, leur tropisme est celui de leurs profs, et il est plutôt incompatible avec les attendus de ce répertoire : concentration en harmoniques du médium, mais beaucoup de rondeur, de fondu, de couverture – donc des voix très en bouche, peu puissantes, peu tranchantes, avec une diction toujours secondaire par rapport à la joliesse et l'homogénéité de l'instrument. C'est joli (enfin, moi je n'aime pas beaucoup, mais il y a clairement une finition de timbre…) ; en revanche ce n'est guère efficace pour la projection (ce qui limite en général leur carrière malgré l'énorme accélérateur que constitue le CNSM) ni pour la diction. 45 minutes de Véronique Gens ne suffiront évidemment pas pour régler tout cela, d'autant que pour certaines d'entre elles, la difficulté provient de choix techniques dans la construction de la voix, très en amont de tout ce qu'on pourrait leur enseigner sur la diction dans telle ou telle pièce.

J'ai toutefois entendu de belles voix aujourd'hui (j'aime assez Clara Penalva par exemple), mais aussi d'autres à la fois molles et stridentes, même pour celles qui disposent d'une carrière déjà bien engagée.

(source de la photographie)

3. Tons de la classe de maître

Pour répondre à ma propre interrogation, la dominante de l'enseignement de Gens a été, durant ces séances, surtout prosodique, davantage que stylistique (c'est un travail de plus longue haleine chez des non spécialistes) ou technique – comme le font Finley (legato, éclairage et assouplissement par le falsetto, qualité du [i]…) ou Hampson (équilibre musculaire), par exemple.

[Quand on est intéressé par la technique vocale, les masterclasses de Finley représentent une sorte de croisement entre le caractère utile d'un manuel de technique et la tension narrative d'une fiction policière, avec ses incroyables retournements de situation – de voix, je veux dire ! Je pourrais regarder ça en mangeant du popcorn et en m'agrippant à mon siège.]

J'ai aussi beaucoup aimé le positionnement d'enseignante de Véronique Gens dans cet exercice : elle ne tutoie pas les étudiants comme c'est souvent le cas, mais elle ne se pose pas en source unique de savoir, ne se met pas en vedette (rien de pire que les profs invités qui racontent leur carrière, donnent des exemples au lieu d'écouter et d'expliquer, bref qui voient la classe publique comme leur spectacle, quand ce n'est pas un support promotionnel…) Ça parle sérieusement du contenu des œuvres, pas de fanfreluches.

Surtout, elle s'assurait régulièrement du bien-être des étudiants (les remarques en public, ce peut vite être violent, surtout quand le prof a l'assistance dans la poche) : « ça te va si on fait comme ça ? », « tout va bien ? », et elle prenait beaucoup de précautions verbales pour que ses remarques ne paraissent pas des reproches, les amenait habilement en indiquant ce qu'elle voulait atteindre plutôt qu'en soulignant les faiblesses des chanteuses. Certes, elle ne fait pas copain-copain, mais je l'ai trouvée particulièrement respectueuse et très concentrée sur l'efficacité de son travail. Ça fait la différence avec beaucoup de masterclasses aussi prestigieuses qu'inutiles.

4. Les chanteurs, ces musiciens à part

Pour finir, cette pépite dans un récitatif de Gluck :

« On s'en f* du demi-soupir, c'est là pour avoir le bon nombre de temps dans la mesure, tu fais ce que tu veux. Personne ne joue en même temps que toi, tu peux prendre tes aises, le chef et l'orchestre t'attendront. »

Pas de toute, Véronique Gens est une chanteuse – et même une soprano.

La remarque m'a amusé, à cause du stéréotype (vérifié dans la réalité) du chanteur arythmique ou narcissique qui considère que l'orchestre est une contingence qui doit suivre et qui n'a pas de valeur autre que de le servir. Mais en réalité, en contexte, elle a raison : c'est un récitatif, l'orchestre ne fait que ponctuer tandis qu'elle ne chante pas et la nécessité première est de faire sonner le texte. Se préoccuper de tomber au bon moment est clairement un souci secondaire parmi les tâches qui incombent à un chanteur dans ce type de section.

Cela dit, à l'usage, je trouve que l'exactitude rythmique, y compris dans les scènes et récitatifs, dynamise beaucoup le résultat, et par ricochet le texte, tout rebondit bien mieux. Je ne suis pas très enthousiaste des alanguissements des récitatifs (Phaëton par Rousset m'avait un peu impatienté de ce point de vue, par exemple). Mais ce qu'elle dit, pour libérer l'esprit de la chanteuse et la concentrer sur l'essentiel, paraît tout à fait justifié.

Voilà pour ce retour qui, je l'espère, vous aura permis d'entrevoir par procuration ce qui se déroula salle Ravel !


mercredi 1 novembre 2023

L'Antique Conservatoire et le Concours Nadia & Lili Boulanger – II – l'état de l'art


boulanger_laureats.jpg
Les lauréats du concours 2023 (photo Marie-Noëlle Robert).



1. Des nouvelles du lieu

Grâce aux investigations minutieuses de Philippe Laigre, je dispose enfin de la réponse (pas si évidente à trouver sans se plonger un peu dans les textes) sur le décor de la salle de l'Ancien Conservatoire de la rue Bergère : les fameux médaillons de compositeurs, tout à fait anachroniques pour 1811 ont été réalisés lors de la rénovation de 1865.
À l'origine, la salle de 1811 était, si je comprends bien, plutôt bleue, avec des tentures vertes dans les loges qui « nuisaient au teint des dames ».

Je vous livre le texte du critique Arthur Dandelot (1864-1943) que M. Laigre m'envoie, et qui raconte cette réouverture :

« Le premier concert de 1865 est consacré À la mémoire de Meyerbeer.

    Cette même année, le jour du Vendredi saint, le Requiem de Mozart est exécuté intégralement.

    Pendant les vacances, aussitôt après la distribution des prix aux élèves du Conservatoire, la salle des concerts est livrée aux ouvriers pour d'importants remaniements. Toutes les places debout sont supprimées, le parterre transformé en prolongement des fauteuils d'orchestre, un deuxième rang de fauteuils ajouté à la galerie du premier étage et l'éclairage au gaz enfin installé. Sur le fond de la salle, de couloir ivoire, ressortent des peintures à la cire ; au balcon du premier étage sont inscrits les noms des maîtres du théâtre littéraire ; la seconde galerie est réservée aux compositeurs : Cherubini, Mendelssohn, Weber, Méhul, Boïeldieu, Grétry, Spontini, Donizetti, Hérold, Halévy, Meyerbeer, Rossini ; sur la voûte, sorte de velum semé d'étoiles où planent des génies ailés, figurent les noms des grands maîtres : Bach, Haydn, Mozart, Gluck, Haendel, Beethoven ; enfin, la scène, hémicycle de forme polygonale, est de style archaïque, et sur la cloison du fond les neuf muses semblent tenir conseil.

    Cette réparation, qu'on ne pouvait plus différer, ne fut pas sans causer quelques mécomptes ; les locataires des places disparues réclamèrent contre la mesure qui les privait d'un privilège très recherché. Il fallait promptement aviser afin de leur donner une légitime satisfaction, c'est ce qui fut fait. Une nouvelle série d'abonnement fut créée avec des droits en tous points semblables à la première, et l'on décida que le même concert serait exécuté deux fois, à huit jours d'intervalles, ce qui portait le chiffre des séances à quatorze (y compris les Concerts Spirituels).

    Les places disponibles furent rapidement enlevées et bientôt il fut aussi impossible de pénétrer dans le sanctuaire que lorsqu'il n'y avait que sept séances.

    Le concert d'inauguration de la salle, organisé par la direction du Conservatoire, devait avoir lieu le 24 décembre 1865, mais par suite de la mort de Prévots (professeur de Déclamation) il fut reculé au 4 janvier 1866. Le programme comprenait :

    Ouverture, de M. Th. Dubois.

    Les Rivaux d'eux-mêmes (comédie en 1 acte), de Pigault-Lebrun.

    Renaud dans les jardins d'Armide (cantate), de M. Ch. Lenepveu.

    C'est avec cette œuvre, composée sur un livret de M. Camille du Locle, que M. Lenepveu avait obtenu le prix de Rome au concours de 1865. »
La Société des Concerts du Conservatoire de 1828 à 1897, les grands concerts symphoniques de Paris, par Arthur DANDELOT, 4ème Edition, G. Havard Fils, Paris 1898 (p. 68-70)




2. Dire son avis

Après avoir dit un mot général sur la salle, les principes du concours et les lignes de force des esthétiques vocales présentes pour cette édition, je touche tout de même un mot des candidats eux-mêmes.

Faute d'avoir eu les partitions sous les yeux, il est très honnêtement plus difficile d'émettre un avis fiable sur les pianistes. Pour certains, l'originalité de la proposition, la quantité de détails mis en valeur, la pertinence des choix de structure sautent aux oreilles ; mais pour beaucoup, je dois admettre avoir entendu d'excellents interprètes plus ou moins habités et/ou contrastés,sans pouvoir réellement me prononcer sur une hiérarchie. C'est assez normal, puisque l'écart entre deux voix (qui mêlent le rapport très instinctif au timbre, et l'émotion dans l'élocution du texte) et deux pianistes (ils ont tous le même instrument, et pas un rapport aussi direct au texte du poème)n'est pas comparable.
Je crois que c'est une précision importante, car 5 membres du jury sur 9 sont des chefs de chant ou chambristes, et ils auront clairement un autre angle que le mien. J'ai d'ailleurs eu l'impression que certains duos étaient conservés surtout grâce à un pianiste exceptionnel, tandis que certains chanteurs remarquables n'avaient pas été retenus à cause d'un pianiste plus émotif en situation de concours ou plus terne / moins charismatique.

Aussi, je parlerai des deux, mais n'aurai pas nécessairement un mot à proposer sur chaque pianiste ; au lieu d'en dire des platitudes, je me tairai.



3. Palmarès de l'édition 2023

Prix du jury

Grand Prix de duo (18.000€)
Tomas Kildišius
& Gustas Raudonius
Prix de mélodie (6.000€)
Florian Störtz
& Mark Rogers
Prix de lied (6.000€) Hanne Marit Mordal Iversen
& Revaz Abramia
Meilleure interprétation
de la commande contemporaine (2.000€)
Camille Chopin
& Héloïse Bertrand-Oleari

Comme souvent, j'ai l'impression que les prix secondaires sont distribués un peu comme on peut pour compléter, et non pour réellement récompenser ce qu'ils sont censés récompenser : Störtz a clairement brillé avant tout dans le lied, très charismatique (même si son français est très bon), mais si l'on voulait distinguer l'(étrange et) impressionnant duo Iversen-Abramia, on ne pouvait clairement pas leur donner le prix de mélodie… De même pour le prix de la nouvelle mélodie de Pesson : la chanteuse avait vraiment besoin de sa partition et n'a pas du tout dispensé le même humour ni la même facilité que d'autres concurrents (notamment les deux hommes lauréats) ; surtout, sa voix ronde la desservait structurellement pour cette longue énumération très vive – c'était un très bon exercice pour pouvoir séparer ceux qui sont capables de mettre le mot en premier, et ça a sans doute servi à la sélection pour la finale… mais ça ne se reflète pas dans le prix attribué, sans doute pour récompenser la qualité par ailleurs incontestable des deux interprètes !

Mon palmarès à moi :

Opinion de CSS

Meilleur duo
1. Tomas Kildišius & Gustas Raudonius
2. Benoît Rameau & Johan Barnoin
Meilleur duo de mélodie
1. Clarisse Dalles & Guillem Aubry
2. Clara Barbier-Serrano & Joanna Kacperek
3. Lyriel Benameur & Hugo Peres
4. Shafali Jalota & Jack Redman
Meilleur duo de lied
1. Benoît Rameau & Johan Barnoin
2. Florian Störtz & Mark Rogers
Meilleure interprétation
de la commande contemporaine
1. Tomas Kildišius & Gustas Raudonius
2. Florian Störtz & Mark Rogers
Meilleur chanteur
(catégorie caduque depuis 2021)
1. Tomas Kildišius
2. Arvid Eriksson
Meilleur pianiste
(catégorie caduque depuis 2021)
1. Gabriel Durliat
2. Anne-Louise Bourion
3. Johan Barnoin
4. Joanna Kacperek




4. Liste des duos présents

Plutôt que par ordre alphabétique, j'utilise à titre indicatif mon ordre de préférence approximatif.

Ceux que j'ai adorés :
Tomas Kildišius & Gustas Raudonius
Benoît Rameau & Johan Barnoin
Arvid Eriksson & Johannes Bolmvall
Clara Barbier-Serrano & Joanna Kacperek
Lyriel Benameur & Hugo Peres
Florian Störtz & Mark Rogers
Megan Moore & Francesco Barfoed
Elana Bell & Corey Silberstein
Bastien Rimondi & Timothée Hudrisier

Ceux que j'ai beaucoup aimés :
Michèle Bréant & Gabriel Durliat
Shafali Jalota & Jack Redman
Clarisse Dalles & Guillem Aubry
Dick Dutton & Michael Lewis
Hanne Marit Mordal Iversen & Revaz Abramia
Elia Cohen Weissert & Josquin Otal
Anna Trombetta & Koenraad Spijker

Ceux que j'ai aimés avec des réserves :
Brenda Poupard & Anne-Louise Bourion
Camille Chopin & Héloïse Bertrand-Oleari
Svitlana Vlasiuk & Marie-Louise Tocco
Daria Mykolenko & Lidiia Vodyk
Theano Papadaki & Alexia Mouza-Arenas
Margaux Loire & Joseph Birnbaum
Marianna Nomikou & Alvaro Madariaga
Axelle Saint-Cirel & Mao Hayakawa

Ceux que je n'ai pas aimés :
Maud Bessard-Morandas & Alice Pepek
Annouk Jobic & Antoine Sorel
Jeanne Lefort & Pierre Joud

Pour information, les artistes classés par tour où ils ont été admis :

→ Premier tour
Clara Barbier-Serrano & Joanna Kacperek
Elana Bell & Corey Silberstein
Bastien Rimondi & Timothée Hudrisier
Shafali Jalota & Jack Redman
Clarisse Dalles & Guillem Aubry
Dick Dutton & Michael Lewis
Elia Cohen Weissert & Josquin Otal
Anna Trombetta & Koenraad Spijker
Svitlana Vlasiuk & Marie-Louise Tocco
Theano Papadaki & Alexia Mouza-Arenas
Margaux Loire & Joseph Birnbaum
Marianna Nomikou & Alvaro Madariaga
Axelle Saint-Cirel & Mao Hayakawa
Maud Bessard-Morandas & Alice Pepek
Annouk Jobic & Antoine Sorel
Jeanne Lefort & Pierre Joud

→ Demi-finale
Benoît Rameau & Johan Barnoin
Arvid Eriksson & Johannes Bolmvall
Lyriel Benameur & Hugo Peres
Megan Moore & Francesco Barfoed
Daria Mykolenko & Lidiia Vodyk

→ Finale
Michèle Bréant & Gabriel Durliat
Brenda Poupard & Anne-Louise Bourion

→ Lauréat
Florian Störtz & Mark Rogers
Hanne Marit Mordal Iversen & Revaz Abramia
Camille Chopin & Héloïse Bertrand-Oleari

→ Vainqueur
Tomas Kildišius & Gustas Raudonius

Comme vous pouvez le voir : pas de divergence sur les candidats problématiques ; convergence sur pas mal de meilleurs jusqu'en demi-finale ; mais beaucoup de divergences en finale (je pense que certains duos ont été portés par leur pianiste exceptionnel), en dehors des deux premiers qui étaient en effet remarquables.



5. Revue des candidats : principes

Je précise aussi que j'essaie d'expliciter les termes techniques autant que possible ; mais si d'aventure je ne le fais pas ou que ce n'est pas clair, les commentaires sont bien sûr là pour ça. Le but du site est précisément de pouvoir partager ces notions-là, certainement pas d'utiliser du vocabulaire de niche pour prendre l'air d'être savant.

Je trouve amusant (et significatif) que la quasi-totalité des candidats français soient issus du CNSM (Conservatoire Supérieur) de Paris. Il faut y voir non leur supériorité technique absolue (le niveau est très haut, mais il y a aussi beaucoup d'autres chanteurs fabuleux qui passent par le CNSM de Lyon, simplement par des CRR, ou par des cours privés), mais sans doute leur très bonne insertion dans le milieu, très bien préparée par l'école – ils ont l'habitude de la scène et connaissent les portes auxquelles frappées, les concours auxquels se présenter. Ce fait très souvent une différent, et la plupart font de belles carrières, parfois même sans voix exceptionnelle !
Pour vous donner une idée : Benoît Rameau, Clara Barbier-Serrano, Florian Störtz (à peu près sûr de l'avoir vu pendant qu'il devait être en échange Erasmu), Bastien Rimondi, Clarisse Dalles, Brenda Poupard, Camille Chopin, Margaux Loire, Axelle Saint-Cirel !
Seules Lyriel Benameur (CRR de Lyon), Michèle Bréant (Hochschule de Leipzig), Maud Bessard-Morandas (CNSM de Lyon et Haute École de Genève), Annouk Jobic (CNSM de Lyon), Jeanne Lefort (CMBV et CRR de Paris) n'en proviennent pas. Seules trois candidates n'ont donc pas été élèves d'un CNSM, et une seule n'a pas fait une école supérieure.
De même parmi les lauréats des éditions précédentes, une proportion considérable d'anciens élèves de cette école.



6. Revue des candidats chanteurs : les chouchous:

Tomas Kildišius, le grand vainqueur totalement mérité : à l'aise dans toutes les langues (allemand, français, anglais, suédois et bien sûr lituanien…), une voix de baryton parfaitement saine, glorieusement projetée, franche et sans épaisseur superflue, capable d'allègements magnifiques (et indispensables dans ce répertoire). Et une façon incroyable d'habiter la scène. Dans l'énumération de personnages fantastiques (farfadets, sylphes, dryades, faunesses, moines bourrus…) du poème de Ravel mis en musique dans la commande de Pesson, il parvient à une saveur comique incroyable, multipliant les événements avec une rare justesse. (Il le chante d'ailleurs de tête, contrairement à beaucoup de Français…) Déjà une personnalité capitale de la scène européenne, à mon sens. [audio Wolfram]

Benoît Rameau (ténor), l'incarnation du poète. Tous les lieder ne paraissent qu'un jeu soumis à son verbe… il parvient à en mettre en valeur le texte comme s'il était simplement en train de parler, un magicien. Il a sans doute été desservi par une voix au timbre assez banal (typique d'une certaine école française, on entend l'armature solide des formants mais le timbre reste assez blanc), et qui, je l'ai déjà remarqué, fatigue vite. Ça ne lui permettra pas une carrière très ambitieuse à l'opéra, où la voix peu puissante ni endurante lui interdira les grands rôles, mais en récital, il n'y a pas meilleur que lui, en particulier en allemand. Vous voulez montrer que le lied n'est pas fait que pour les snobs qui font semblant de comprendre l'allemand ?  Faites écouter Benoît Rameau. [vidéo Rihm]

Arvid Eriksson (baryton), une voix qui paraît sortie de la Suède des années soixante-dix, avec cette rondeur claire assez caractéristique, un délice dans toutes les langues, il se coule dans tous les genres en choisissant à son gré des couleurs de baryton ou de ténor. Excellente projection de surcroît, il pourra faire ce qu'il voudra – et je courrai l'entendre dans n'importe quoi. [vidéo Mahler, Um Mitternacht]

Clara Barbier-Serrano [vidéo Schubert, Lied der Mignon], Lyriel Benameur [vidéo Mozart, Dans un bois] & Shafali Jalota [audio Debussy Ariettes], trois profils similaires : je n'adore pas la substance de leur voix, d'une pâte assez épaisse (même si j'ai fini par trouver un petit côté Crebassa à Benameur !), mais leurs talents de diseuse, en français en particulier (et même en allemand pour Barbier-Serrano, puis Benameur en demi-finale seulement), leur effort d'antérioriser l'élocution, font merveille et on levé toutes mes réserves, totalement emporté par leurs talents de conteuse.

Florian Störtz
(baryton), malgré une émission que je n'aime pas (bâtie par le bas, très pharyngée, saturée d'harmoniques par une haute impédance, artificiellement sombrée, ce qui lui autorise peu de variation dans les couleurs), est doté d'une présence sonore, verbale et scénique incontestable. Il fait partie ce ceux (sans partition !) qui ont rendu haletante et pleine de surprises la création de Pesson, il maîtrise remarquablement l'anglais et le français, et ses choix de lieder le mettent souvent en valeur (les Schubert en particulier, Der Zwerg ou le rare Der Wanderer D.493). [vidéo Mahler Gesell]

Megan Moore est une autre surprise, une mezzo américaine dont la voix très fondue semble calibrée pour l'opéra… mais qui parvient, dans les mélodies lentes, à créer un univers enveloppé dans sa voix. Très impressionnant, je me suis laissé prendre à chaque fois.
[vidéo Boykin]

Elana Bell (mezzo-soprano) peut paraître de prime abord exagérément tubée et grossie, mais en réalité son timbre étonnant permet toutes sortes d'irisations, et n'entrave pas du tout l'intelligibilité. Horrifié les premières secondes, j'ai fini par adorer cette voix et cette personnalité hétérodoxes.
[vidéo page Stéphano]

Bastien Rimondi, un ancien du CNSM, fait plutôt carrière ces jours-ci dans des solos du baroque français ou de l'opéra français début XXe (le médecine de La Chute de la Maison Usher, tout récemment), mais avec une approche qui assume son ténorat, il tire son parti de l'exercice chambriste ; son Strauss est très opératique, très Di rigori armato il seno, mais ses Trois Princesses de Marguerite Canal adoptent au contraire un ton détaché de titi parisien qui tranche avec les attitudes de conteur de salon et touchent paradoxalement très juste ! 
[vidéo Ravel grec]

Je pourrais encore parler de Michèle Bréant, soprano colorature très franche et claire, délicieuse voix (qui rappelle par endroit la chouchoute absolue Ghyslaine Raphanel), mais qui, à mon sens, reste très littérale dans son interprétation. Le plus piquant est que l'émission la plus typiquement française de toute la session a été formée… à Leipzig !  Il est vrai qu'en Allemagne, on forme des sopranos assez francs dans certaines écoles, je l'ai quelquefois remarqué. J'ai tout beaucoup aimé, et à l'opéra ce serait parfait (elle chante d'ailleurs étonnamment bien Bellini pour son format vocal !), mais il manque un petit coup de pouce dans les inflexions verbales pour soutenir l'attention sur la durée dans la mélodie – une armure à fendre, peut-être.
[vidéo Green]

Il existe aussi des cas spécifiques plus étonnants, comme Clarisse Dalles, dont la voix s'illumine en français, expressive, irisée, pleine de ce naturel sans façon et de cette émission légèrement amollie qui est souvent liée à l'image que les étrangers se font de la langue française, cette sorte de douceur traînante, d'affaissement gracieux. Mais, dans les langues étrangères, tout se dérègle, le timbre devient opaque, l'émission forcée, la diction relâchée… Ça a toujours été chez elle, à l'opéra comme dans la mélodie, vraiment une princesse du genre, mais sorti du français, tout semble aller de travers, contraste très impressionnant. Mais pas anormal :  chaque langue a son placement spécifique, et les discours des profs de chant « universalistes » qui prétendent qu'il n'existe qu'une seule technique sont battus en brèche à la fois par la science (il existe diverses postures efficaces pour chanter) et par la simple audition (il est immédiatement audible qu'une voix italienne, une voix tchèque, une voix russe, une voix américaine, une voix suédoise n'ont pas les mêmes fondements) ; chose assez logique également, puisque les langues ne s'articulent pas au même endroit, que les voyelles n'ont pas exactement la même aperture d'une langue à l'autre…
[Je ne mets pas de vidéo, celles que j'ai trouvées, même en français, exposent plutôt les faiblesses que je décrivais pour les autres langues.]

Hanne Marit Mordal Iversen, instrument large mais timbre un peu nasal et étroit, comme un voix de colorature greffée sur une soufflerie de grand lyrique !  (Bien que la voix ne soit pas du tout aussi dramatique, cette construction du son paradoxale m'a évoqué Gertrud Grob-Prandl.) La diction n'est pas parfaite, ce qui fait que je me suis moins attaché à sa proposition qu'à celles d'autres candidats, mais elle propose un vaste choix de langues (avec notamment norvégien, russe, suédois) et dans le lied, elle est assez impressionnante, en particulier dans son Frühlingsfeier final, une pièce rare et très difficile (mais mon lied avec piano préféré de Strauss !) totalement glorieux et incantatoire, que je n'avais pas entendu aussi convaincant depuis… Edda Moser !  (c'était même, à la réécoute comparée, nettement plus timbré et verbal qu'Edda Moser)
[vidéo R. Strauss, Freundliche Vision]

J'ai beaucoup aimé également Dick Dutton, très bon baryton de Philadelphie, une voix saine et un effort de diction dans toutes les langues. J'aurais beaucoup aimé pouvoir l'entendre au delà du premier tour pour mieux en juger. (D'une manière générale, on le sait, l'émission en voix de poitrine avantage structurellement les hommes dans le répertoire du lied : le texte est tout de suite plus naturellement mis à disposition, puisque dans la vie courante, même les femmes parlent en voix de poitrine, à des fréquences beaucoup plus basses qu'en chant lyrique, ce qui est l'un des nombreux facteurs expliquant la différence d'intelligibilité.)
[vidéo Margaret Bonds]

Parmi les propositions qui m'ont le plus intéressé en langue anglaise, les Quilter et Vaughan Williams de Florian Störtz, où l'interprète plein de gouaille trouve un ton insoupçonné dans ses lieder, et surtout des couleurs beaucoup plus radieuses, absentes dans les autres langues. La mezzo américaine Anna Trombetta, avec une voix en arrière très douce, façon Sally Matthews, se révélait aussi en anglais : sa mélodie d'Amy Beach était une intense magnétique… c'était la dernière candidate des éliminatoires, j'étais épuisé, j'avais laissé filer mon attention pendant son beau Bizet (mais la mélodie en question est peu passionnante), et j'ai été soudain totalement pris par la main dans ce morceau de rêve, avec une très belle conduite de ligne et des mots déposés avec beaucoup d'intensité.
[vidéo Schönberg, Erwartung]

Pour finir avec les propositions qui m'ont le plus intéressé, Elia Cohen Weissert, soprano par certains aspects problématiques ; l'allemand n'est pas fabuleux (elle est allemande pourtant), l'émission bien antérieure (mais pas sans irrégularités ni duretés) fonctionne bien en français, mais dans les Feſtes Galantes par Debussy, part un peu vite en mixant le registre de flageolet (l'émission spécifique au suraigu des femmes) dès le milieu de la tessiture. Cependant je suis très sensible à sa proposition d'artiste, elle murmure notamment la mélodie de Marguerite Canal, et se coule vraiment de son mieux dans la délicatesse d'un exercice intimiste, là où d'autres concurrentes essaient plutôt de démontrer la qualité de leur timbre et de leur ambitus. La sincérité de la démarche, très adaptée au répertoire, m'a touché.
[vidéo Schubert, Delphine]
(Je découvre aussi, sur sa chaîne YouTube, qu'elle chante remarquablement le belcanto, avec beaucoup de projection, de présence et de sensibilité.)



7. Revue des candidats chanteurs : quelques cas partagés

Il existe plusieurs raisons pour lesquelles les autres candidats m'ont moins séduit. Certains sont de grands artistes, mais désavantagés par une émission vocale trop en arrière et trop peu projetée – Brenda Poupard, un enchantement pour son intelligence musicale, sa maîtrise expressive des langues… mais aussi un déchirement, car tout est bloqué dans la bouche, et on l'entend vraiment mal en salle. Je l'ai très souvent entendue pendant et après ses études au CNSM, c'est vraiment un problème structurel qui me fait beaucoup de peine, car elle a tant à dire, et sa technique la retient en partie. Je reste très attaché à elle parce que l'intelligence prime tout, et dans le lied on peut accepter cette petite frustration, mais à l'opéra dans des rôles de mezzo qui doublent d'autres rôles (Mercedes dans Carmen récemment), on n'entend presque rien, même avec piano.
[vidéo Rita Strohl]

Dans le même esprit, certaines chanteuses que j'adore par ailleurs peuvent être désavantagées par leur technique (là aussi, plutôt en arrière et en bouche) et ne pas trouver leur marque dans le lied – Margaux Loire, chanteuse exceptionnellement charismatique aussi bien dans l'opéra que le musical, n'arrivait pas vraiment à timbrer les nuances douces et les lignes sans tension du répertoire de mélodie et de lied ; en méforme probablement, car je l'ai entendue le faire très honorablement en d'autres circonstances, mais clairement, son répertoire, c'est l'opéra (ou au minimum le lied orchestral).
La réserve que j'ai reste tout de même identique (et j'en parlais encore récemment à propos de la fulgurante Margaux Poguet) : avoir une voix qui s'épanouit dans les grands formats, c'est formidable, mais avec une émission pas assez faciale, le problème est que dès qu'on ajoutera un orchestre plus que mozartien, la voix va sonner petite ou être absorbée. Mes réticences sur les modes esthétiques actuelles en matière d'enseignement du chant ne sont pas seulement une affaire de goût (que j'assume tout à fait, et pour le coup chacun a le droit de vouloir entendre ce qui lui fait plaisir !), mais posent aussi ce genre de question sur une carrière : une émission pas assez antérieure, c'est aussi se limiter en termes de rôle et ne jamais pouvoir percer le plafond de verre au-dessus de, disons, La Traviata. (Ce qui est déjà très bien, mais pour des voix qui sonnent plus sombres ou des instruments larges ou au tempérament dramatique, peut être une frustration aussi bien pour les interprètes que pour le public fidèle.)
[Je n'ai pas trouvé de vidéo ou de son en ligne.]

Axelle Saint-Cirel combinait les deux désavantages d'une voix trop douce et empâtée, qui ne trouvait par ailleurs pas vraiment sa place dans l'exercice – alors que là aussi, c'est une voix singulière et une artiste remarquable que j'ai souvent admirée dans des répertoires très dissemblables.
[vidéo Niklausse]

Camille Chopin était comme Brenda Poupard en finale. Il faut dire que leur pianiste est, dans un cas comme l'autre (Anne-Louise Bourion & Héloïse Bertrand-Oleari), assez exceptionnelle, ce qui a nécessairement favorablement contribué, à égalité dans l'esprit du concours, avec le chant lui-même.
J'ai beaucoup admiré Camille Chopin en la découvrant au CNSM il y a deux ans : vraiment une voix impeccable, où tout est timbré, où rien ne semble difficile, et très intelligemment phrasée dans le lied. Cependant, les dernières fois où je l'ai entendue, et en particulier dans ce concours – est-ce que j'avais initialement exagéré mon ressenti devant l'aboutissement technique, si jeune, de la voix ?  est-ce l'évolution de récente de sa technique et l'influence de ses professeurs ? –, je me suis un peu ennuyé. Tout simplement parce que, si la voix est très bien calibrée, l'émission très ronde met tout à égalité (c'était particulièrement audible dans la création contemporaine, où les mots avaient tous la même saveur), et même la pensée du phrasé m'a paru particulièrement homogène et peu portée sur le mot. C'est beau (quoique, encore une fois, très arrondi, exagérément à mon sens pour porter un sens, une expression, et obtenir une projection maximale), mais assez uniforme pour ce répertoire. À l'opéra, situation dramatique et tension de l'écriture aidant, ce serait sans doute parfait, d'autant qu'elle darde des aigus glorieux, particulièrement doux, pleins et amples pour sa catégorie (actuelle) de lyrique plutôt léger ; pour de la mélodie et du lied, j'avoue avoir eu de la peine à soutenir mon attention, surtout dans le contexte stakhanoviste de 4h de récital par jour, avec une concurrence souvent plus contrastée et expressive.
[vidéo en soprano dans un chœur brahmsien]

L'état de l'art et le Grand Déclin de la Civilisation
Clairement, avec ces trois précédents exemples (il y en aurait beaucoup d'autres au CNSM et à peu près partout ailleurs), je retrouve les traces de cette tendance qui m'attriste dans le chant lyrique actuel : des constructions vocales contre-productives, où tous les autres paramètres (aisance, projection, intelligibilité, couleurs, marges expressives) semblent sacrifiés à la recherche d'une certaine rondeur sombrée.

Et, ce donne l'impression d'être fou, c'est que si vous interrogez les professeurs, tous prétendront – de Grenade à Turku – enseigner la véritable technique italienne héritée du XVIIIe siècle napolitain et des grands chanteurs italiens des années trente. J'imagine que toute la pression sociale à ne pas parler trop fort, l'exemple des voix de cinéma et quelques autres paramètres conditionnent inconsciemment les chanteurs (indépendamment de l'enseignement reçu), mais clairement, pour avoir assisté à un certain nombre de cours publics, on met très souvent la couverture avant les bœufs, le fondu avant même la base de l'émission dynamique, et les professeurs semblent peu enclins à corriger la tendance.

Ce qui est très dommageable, à plusieurs titres :
→ les voix en arrière / en bouche sont plus fragiles et sensibles à la fatigue et au vieillissement ;
→ elles sont limitées en projection, ce qui affecte les rôles envisageables par les artistes et borne artificiellement leur carrière (alors qu'en sortant du CNSM, ils ont en général une entrée immédiate dans la carrière… si la voix était construite autrement, ils pourraient s'installer dans des premiers rôles prestigieux) ;
→ leur émission moins efficace rend la diction plus floue, ce qui met à distance le texte pour le public, en particulier en français ;
→ ce même problème d'émission moins dynamique rend les voix moins sonores et abolit l'impact si singulier de la voix lyrique (qui vous caresse directement la peau), ici aussi au détriment du public.

Or il s'agit réellement d'un choix idéologique – délibéré chez certains, ce que je respecte dans ce cas, c'est un arbitrage entre plusieurs paramètres, et le chant est toujours affaire d'équilibre et de compromis, jamais de grands principes uniques et absolus – mais le plus souvent, j'ai l'impression, plutôt impensé. Et j'ai le souvenir assez troublé d'avoir assisté à des cours ou reçu des témoignages sur des professeurs qui enseignent la couverture des sons avant même la respiration (!), qui veulent absolument étendre l'ambitus sans s'occuper sérieusement du timbre ou de l'effort produit… ce n'est certainement pas le cas au CNSM (qui sélectionne de toute façon des voix déjà bien faites), les professeurs choisis y ont une grande expérience, et même une réelle science (Yves Sotin est par exemple un formidable pédagogue de l'histoire de la voix), mais cela existe – par peur, je crois, du « son ouvert », le grand tabou du chant.


Le son ouvert
Second excursus – mais c'est un peu le but, que la notule puisse apporter des pistes au delà la liste des règles du concours et des accomplissement des candidats.

Pour une définition et des exemples de ce qu'est un son ouvert (et sur l'usage de la « couverture vocale »), je vous renvoie à la double notule sur le sujet. Disons simplement que pour ne pas se blesser en émission lyrique (avec larynx bas, contrairement à la variété et à la comédie musicale qui utilisent le larynx en position haute) et pouvoir monter dans les aigus, si l'on chante les voyelles telles que nous les parlons (en particulier les voyelles dites ouvertes, [a] antérieur, [o] ouverture ou celles qui sont très étroites comme les [é] et les [i], en particulier de couleur française), on se met en danger. Il faut donc (je le redis, le chant est toujours affaire d'équilibres et de compromis entre des paramètres concurrents) accommoder un peu les voyelles, déplacer leur point d'émission pour les « arrondir ». C'est ce que l'on nomme la couverture vocale – c'est donc un peu différent de l'opposition phonologique « voyelle ouverte » / « voyelle fermée », même si cela conduit aussi à

À cela s'ajoute ensuite le choix esthétique d'essayer d'obtenir une patine homogène sur la voix, en particulier pour le belcanto italien des XVIIIe et XIXe siècles, où les grandes lignes qui parcourent toute l'étendue de la voix requièrent une certaine continuité du timbre. Si bien que la couverture vocale se pratique aussi, selon les écoles de chant, en-dessous du passage – je n'aime pas trop ça personnellement (la couverture a tendance à sombrer le timbre et mettre à distance le texte), mais ce peut être très bien réalisé, et surtout très utile suivant les répertoires visés, afin d'éviter les ruptures brutales dans le timbre !
On peut cependant tout à fait couvrir et disposer d'une voix claire – on rencontre ce cas chez beaucoup de chanteurs qui mixent fortement (mixer les registres réclame cet ajustement des voyelles) –, comme Carlo Bergonzi, Alain Vanzo, John Aler… Et je dois dire que dans ce cas le texte reste superbement servi, car ce qui est déformé dans les voyelles peut être récupéré par l'expression grâce à la clarté et l'émission beaucoup plus souple.

Pour un professeur de chant, il faut donc tout de suite intervenir pour éviter les blessures et recommander ces ajustements dans les aigus. Par ailleurs, chanter des aigus ouverts appartient à l'esthétique hors-lyrique, et peut même manifester dans certains cas une « voix inculte ». Je me figure que c'est une raison de l'empressement qu'étudiants comme professeurs ont à investir ce paramètre en priorité ; mais je crains que ce ne soit pas toujours bien réalisé.

C'était mieux avant
Je me trouve ainsi dans la position assez désagréable du promoteur d'un supposé « âge d'or », et cela me met de fort mauvaise humeur, car par ailleurs je trouve que dans tous les autres domaines de l'interprétation musicale on n'a jamais fait aussi bien : les instrumentistes et les orchestres n'ont jamais été d'un tel niveau, l'approche respectueuse des langues et des partitions, l'inclusion du savoir musicologique n'ont jamais été à un niveau tel – oui, jamais – dans l'histoire de la musique occidentale.
Je sais que tous les mélomanes ne sont pas d'accord sur la qualité du niveau actuel, mais il se trouve que c'est quantifiable assez objectivement en comparant la finition instrumentale de n'importe quel disque des années 60 à ce qui se fait aujourd'hui : le Philharmonique de Vienne fait plus de pains et commet davantage de décalages en 1973 que l'Orchestre des Pays de la Loire en 2023. Qu'on aime davantage une esthétique que l'autre, bien sûr, c'est permis (et ce peut être quelquefois mon cas), mais le niveau technique ascendant, lui, me paraît difficile à contester.
On n'est même pas obligé d'y adjoindre une connotation morale sur les humains s'avançant vers le Progrès universel : tout simplement, aux époques où nous disposons d'enregistrements, les orchestres ont été décimés par deux guerres mondiales successives, qui n'ont pas épargné les musiciens. On a donc des orchestres où le recrutement est contraint par la mortalité, et de même pour la transmission : ce n'étaient pas nécessairement les meilleurs qui officiaient ni enseignaient. Par ailleurs XIXe siècle, on sait bien que les compositeurs se plaignaient que leurs œuvres ne soient pas jouées correctement.

Et donc, pourquoi le chant serait-il moins performant ?  Est-ce seulement parce qu'il s'agit d'une de mes marottes ?
D'abord, tout simplement, parce qu'il ne peut pas y avoir de progrès dans la facture instrumentale – sauf par sélection génétique des couples voulant enfanter un chanteur, mais je ne suis pas sûr que nous voulions collectivement nous engager dans cette aventure. Ensuite, parce que la voix est complètement intégrée à nos modes de vie : son évolution influe sur notre psychologie et l'attente sociale vis-à-vis des sons que nous émettons – notre façon de percevoir et d'être perçu, comme dirait Berkeley.
Enfin, c'est tout simplement ce que je constate de façon tout à fait empirique. Typiquement, dans le répertoire baroque, on disposait de voix très singulières, aux timbres plus étroits, mais correctement projetées et très efficaces pour phraser ; aujourd'hui, on recrute plus volontiers des voix initialement formées au répertoire du XIXe siècle – ce qui pose toutes sortes de problèmes pratiques.

Je ne me réjouis pas du constat, et ne fais pas de grands discours graves sur le déclin de l'Art, je me désole au contraire je ne plus pouvoir apprécier, comme il y a encore dix ans, les émissions vocales (avec mes préférences mais) dans leur diversité. La fréquentation des salles d'opéra, au fil des quinze dernières années, m'a (hélas pour moi) permis de mesurer la différence d'efficacité entre les types d'émission. Marc Mauillon et Jonas Kaufmann sont sans contredit deux immenses artistes ; mais le premier, en dépit de son timbre presque grêle, est audible du fond des plus grands vaisseaux sans aucun effort pour l'auditeur, tandis que le second, malgré ses allures de voix dramatique, peut être concurrencé par un orchestre et n'a pas du tout le même impact physique dans une salle.
D'une manière générale, les voix nasales, qui paraissent disgracieuses au disque, sont les plus efficaces en salle. On entend mieux Mime que Siegfried en général, parce que Siegfried ne s'autorise pas ces sons-là et cherche une belle patine héroïque… qui freine sa projection. Et le disque, qui permet au plus vaste public de se familiariser avec les chanteurs à la mode, accentue cette discordance : Simon O'Neill paraît ridiculement nasal en retransmission ; pourtant en salle, la voix est très bien équilibrée (et bien projetée). Ou bien sûr Klaus Florian Vogt, une des voix les plus aisément audibles dans n'importe quelle salle de concert, alors que le timbre en paraît enfantin. La pression du disque (et l'illusion des enregistrements) incite sans doute énormément les chanteurs à aller dans le sens inverse.

Ayant constaté cela, je l'avoue, il m'est devenu difficile de ne pas ressentir du regret en écoutant des artistes formidables, des voix globalement bien faites, qui se privent elles-mêmes de leur vrai potentiel. Et de pouvoir extrapoler combien on pourrait profiter de leurs inflexions textuelles, de leur timbre, si le curseur de l'équilibre choisi était un peu plus en avant, un peu moins dans la gorge ou dans la bouche.
Cela ne veut pas dire qu'il soit mal de faire cohabiter des esthétiques différentes, vive la diversité !  Et j'adore certaines voix pourtant très en arrière (Sally Matthews, Charles Workman, Endrik Wottrich…), dont la singularité de timbre ne serait équivalent dans une autre position. Par ailleurs, la dominante est celle-là pour l'instant au niveau mondial, mais rien ne dit que les goûts ne changeront pas. (Du moins si le genre opéra survit, mais c'est un sujet pour uneautre notule, c'est assez de discours afférents pour aujourd'hui.)

Parmi les candidates que j'ai aimées (car je me plains, mais je trouve que ce sont de bonnes chanteuses, au delà de mes réserves ponctuelles !), les deux candidates ukrainiennes avaient un profil comparable : de bonnes voix, solidement charpentées, incisives, plutôt calibrées pour l'opéra. J'ai cependant été séduit par le français très correct (pas évident pour les slaves orientaux, d'ordinaire !) de Svitlana Vlasiuk [vidéo Debussy, Green] et le côté un peu appliqué de l'ensemble, on sentait le grand soin apporté. À ce titre, j'ai été surpris par la sélection en demi-finale de Daria Mykolenko. La maîtrise de l'instrument est là, cependant peu à l'aise dans les langues étrangères (la voix se met à rayonner soudain extraordinairement pour le Lysenko final, clairement optimisée pour l'opéra slave) – ce qui se confirme dans l'exécution de la création, le nez dans la partition, beaucoup d'erreurs sur les mots, et une difficulté à accentuer de façon expressive. La maîtrise linguistique était sans doute insuffisante en amont. [vidéo Lesya Dychko]
Cependant dans les deux cas, des techniciennes solides que j'entendrais avec beaucoup de plaisir à l'opéra, en particulier dans le répertoire de leur aire culturelle !  (Je serais de toute façon partisan, dans l'absolu, de faire chanter les opéras en langue originale uniquement si l'on a de véritables locuteurs.)

Pour clore la section des bonnes voix, deux Grecques, Theano Papadaki, voix assez mate, un peu acide (j'ai pensé quelquefois à une émission alla Druet), qui imprime une véritable respiration au Strauss, vraiment bien construit. Le reste m'a moins touché – à commencer par Skalkottas, une mélodie qui n'est pas le sommet de sa production, et où le timbre sonnait désagréablement à mes oreilles. [Vidéo Viardot où la voix est bien mieux focalisée, et même franchement séduisante.]
 Plus partagé sur Marianna Nomikou, voix un peu pesante et dotée de peu de legato, avec un vibrato de voix mûre – il est possible que l'exercice du lied soit trop étroit pour sa technique et sa voix et c'est pour cela que, sans avoir été convaincu par sa proposition, je pense qu'elle doit pouvoir donner satisfaction dans d'autres répertoires ; j'espère qu'elle trouvera sa voie dans Wagner, où l'on accepte ces contraintes si la voix est suffisamment large. [vidéo Pijper]



8. Revue des candidats chanteurs : celles que je n'ai pas aimées

J'ai longtemps hésité avant de rédiger cette section. Je ne veux surtout pas nuire à leur carrière – et la vérité est qu'elles en ont déjà une bien lancées, et ne sont donc assurément sans compétences ni qualités ! Dans le même temps, ma loyauté doit-elle aller à des chanteuses qui se produisent publiquement, ou aux lecteurs que je souhaite informer ?  Je veux dire, si je ne parle que de ce que j'ai aimé, est-ce qu'on peut se rendre compte de l'éventail, des enjeux éventuels ?
Par ailleurs – toutefois je crains d'être un peu prétentieux à l'espérer –, est-ce qu'il n'est pas judicieux, d'une certaine façon, de les prévenir des voies d'amélioration, des potentielles limites sur le moyen terme pour leur instruement ?  Idéalement, ce type de conseil devrait plutôt se faire en privé, à supposé qu'ils soit audible ou utile ; car, une fois dans la carrière, on n'a pas le loisir de retravailler sa technique au fond. Les cas existent, mais ils sont rarissimes.

Je pense toutefois intéresser de publier cet avis, qui reste celui d'un petit site isolé, avec des goûts de niche qui ne prétendent pas faire autorité ; et de le rédiger de la façon la moins dépréciative possible. Il s'agit davantage de mettre en lumière certains écueils, et c'est évidemment compliqué à formuler sans exemple.

Maud Bessard-Morandas me donnait l'exemple d'un profil fréquent et un peu douloureux pour moi : les sopranos coloratures qui émettent le son en arrière. Le timbre s'abîme vite dans ces conditions, alors que la matière de la voix et l'essentiel de la technique permettrait tout à fait des sons francs, brillants et doux. Certaines font de brillantes carrières et remportent d'immenses succès avec ce type de profil – je pense à Marie-Ève Munger en France, et Brenda Rae sur les plus grandes scènes du monde. Mes camarades de concert ne sont pas nécessairement sensibles à mes réticences sur ce point (il faut dire que c'est aussi affaire de timbre, la chose la plus subjective du monde).
On peut assez bien en juger sur cette vidéo où elle interprète la même mélodie d'Aboulker que lors du concours ; elle est certes ici beaucoup plus détendue, en situation de concert, mais on entend les caractéristiques de la voix – de façon beaucoup moins frappante qu'en salle je trouve, je n'aurais pas été très incommodé en entendant le résultat en retransmission.

J'ai peu à dire sur Annouk Jobic (mezzo-soprano) : l'émission m'a paru largement appuyée sur la gorge, donc épaisse, opaque, peu projetée, très peu intelligible, et difficile à phraser ensuite. Je trouve que pour une chanteuse française, le compte n'y est vraiment pas dans sa propre langue. Il aurait sans doute beaucoup de travail pour changer cela (et elle fait déjà carrière, donc tout va bien), il faudrait changer tout l'équilibre et toutes les priorités de la voix.
[Mélodie Viardot, feat. Anne Le Bozec]

Pour finir, Jeanne Lefort. Je pense qu'elle était malade : ce jour-là, tout paraissait poussé par la gorge et doté d'un vibrato de fin de carrière assez préoccupant pour une aussi jeune chanteuse. Or, si la voix est bel est bien placée assez en arrière [vidéo Bousset] et opaque, difficile à contrôler, on entend tout de même une technique beaucoup plus cohérente dans l'extrait de Previn présent sur son site.
En l'entendant, avec le timbre terrible, le texte incompréhensible qui se dissout dans des sortes de sons indistincts, les [i] à la française très étroits et l'impossibilité, avec tous ces handicaps, de proposer véritablement une interprétation, j'ai sincèrement pensé que tout était à reprendre dans sa voix, et qu'elle aurait intérêt à reprendre du départ tous les éléments – ça va plus vite quand on a déjà pratiqué, évidemment – constitutifs d'une technique saine.
Pourtant avant d'écrire ceci, j'ai regardé sa biographie, elle est issue du CMBV (donc a priori pas du tout ce type d'esthétique et de technique), et elle a réellement des engagements réguliers. Je me suis donc interrogé, et en effet en écoutant les extraits disponibles en ligne, certes je n'aime pas beaucoup ce que j'entends, mais ce n'est pas du tout aussi préoccupant que lors du concours.
→ Une leçon, donc, pour tous les auditeurs : la méforme peut affecter tellement une voix qu'elle en paraît défectueuse. Souvent, on s'aperçoit de la différence entre la laryngite qui assèche progressivement le timbre puis l'émission elle-même, et une technique mal conçue. Mais pas toujours. Il faut aussi bien avoir conscience, en particulier pour les femmes, que la périodicité de leur physiologie peut affecter très significativement la voix – à présent que ces sujets sont audibles dans l'espace public, un assez grand nombre de chanteuses (dont certains, comme Elsa Dreisig, paraissent pourtant tout le temps en forme vocalement !) ont raconté comment, chaque mois, elles ont l'impression de perdre leur voix et en tout cas leurs repères physiques pendant quelques jours. C'est pourquoi la cruauté ne saurait être justifiée envers les chanteurs, et encore plus les chanteuses – la méforme est une réalité tangible.

En somme, je n'ai pas aimé ces voix-là ; je pense même qu'elles devraient retravailler certains aspects fondamentaux de leur technique, mais elles sont de toute évidence, quelle que soit ma conviction, capables de soutenir une carrière naissante plutôt prometteuse.



9. Revue des pianistes

Comme mentionné initialement, je ne pourrai parler de tout en détail concernant les pianistes, n'ayant pas eu les partitions sous le nez et leur travail s'articulant spécifiquement en écho avec celui de leur partenaire. Bien que je sois plus souvent moi-même pianiste accompagnateur que chanteur, je dois admettre que le mythe d'un duo à égalité n'a pas réellement de sens – tant un timbre de voix peut être immédiatement séduisant ou répulsif, et surtout à cause de la puissance d'évocation des mots, qui sont, qu'on on en die, à la merci du seul chanteur.

Cependant j'écoute beaucoup les accompagnateurs lors des récitals de lied, comment ils font soudre l'atmosphère ou le sens de simples flux d'articulation, d'accents soigneusement pensés, de contrastes de textures… et si le niveau était fort haut, on peut tout de même distinguer quelques individualités.

Gabriel Durliat était sans doute celui qui inventait le plus de contrastes subtils, permettant à l'implicite de certains mots une éclosion imprévue. Particulièrement frappant dans la création de Pesson, très variée et graphique sous ses doigts, là où les procédés pouvaient paraître un peu d'un bloc chez d'autres candidats.

L'autre désité de la session, c'est Anne-Louise Bourion, une réalisation technique d'une précision et d'une facilité incroyables, avec beaucoup d'idées, capable de faire tinter son piano avec une pureté rare… On se situe à un niveau rare chez des accompagnateurs, même pour une compétition de cette qualité.

Johan Barnoin m'a stupéfait dans les pièces très difficiles de la demi-finale (« Ce sont des villes » des Illuminations de Rimbaud, à peine jouable ; et en feu dans la création de Pesson !), son engagement et la franchise de son jeu ont renforcé l'excitation du moment. Fauré translucide (Reflets dans l'eau) très réussi également, en couronnement du programme. J'ai été très surpris que son duo avec Benoît Rameau n'atteigne pas la finale – et potentiellement la victoire.

Sensible aussi l'éloquence des phrasés délicats de Joanna Kacperek ; je retrouve Héloïse Bertrand-Oleari, que j'admire depuis des années déjà, mais qui ne m'a pas paru aussi saillante que d'ordinaire ; beaucoup aimé aussi le galbe imprimé par Marie-Louise Tocco (visuellement immédiatement reconnaissable : elle a une mimique adorable, avançant sa mâchoire pour rythmer ses phrases).

J'ai globalement été impressionné très favorablement par tous les autres pianistes. Parmi ceux qui sont allés loin, Johannes Bolmvall, plus littéral, a aussi été un peu fébrile dans la demi-finale (expliquant peut-être que son duo n'ait pas été retenu, alors que leur proposition était l'une des plus singulières et marquantes pour moi). Et je n'ai pas été passionné par l'exécution très droite, pas très frémissante, chez Mark Rogers – très valeureux, sans la plus-value des autres pianistes présents.

Il faut évidemment mentionner pour conclure le cas particulier de Revaz Abramia : énorme niveau digital, agitant tout son corps, comme s'il jouait un concert de Rachmaninov, avec un son très bien fondu et une grande maîtrise des dynamiques. J'ai été comme mes camarades partagé entre l'intérêt pour ses choix originaux et un peu moins convaincu par l'aspect quelquefois un peu apprêté des nuances. Profil très atypique pour un accompagnateur de lied, on l'imaginerait plutôt dans un grand récital Chopin, mais il propose précisément autre chose, de cohérent et abouti.



10. Ce qu'apprennent les concours

J'espère que ce petit parcours aura permis d'identifier quelques jeunes noms appétissants d'interprètes déjà pleinement mûrs, mais aussi de poser quelques questions sur les lignes de force et les préférences dans l'enseignement du chant, le rapport au texte, l'esprit du temps… C'est en cela que les concours sont passionnants, aussi bien pour la diversité des profils qui se succèdent que pour ce qui est révélé par les choix de jurys.

(On voit beaucoup de jeunes chanteurs empiler les concours inlassablement, parfois recalé dès les premiers tours, jusqu'à ce qu'ils conviennent à l'esthétique d'un jury qui les couronne. Souvenir d'Anna Kasyan, par exemple, qui avait fait une carrière solo tout à fait honorable par la suite. Pas mal de compétiteurs du Concours Boulanger étaient dans ce cas, ayant déjà écumé les concours de mélodie et de lied en France et en Allemagne.)

L'ensemble de la demi-finale et de la finale est toujours visible sur RecitHall, et sera sans doute prochainement disponible, duo par duo, sur la chaîne YouTube du Centre International Nadia et Lili Boulanger – où vous pourrez entendre les duos  des précédentes éditions, fascinants également.

Bonnes écoutes !

dimanche 27 novembre 2022

Les méthodes de chant aux XVIIIe et XIXe siècles : messa di voce, larynx bas, ut de poitrine et autres révolutions


http://piloris.free.fr/css/images/methodes_chant_xixe_2.png
Commande :
a painting in the style of Jacques-Louis David
depicting a tenor singing in a vast opera
with little glottis flying around,
digital art.


Il y a assez longtemps que je n'ai pas proposé une notule de glottologie – un des sujets qui a un lectorat fidèle ici. Je suis en train de préparer, sur commande, une petite notule sur la nomenclature des barytons, mais elle prend plus de temps que prévu (il faut l'illustrer d'un maximum de noms et d'extraits pour que ce soit parlant), et cette conférence me donne l'occasion d'aborder quelques sujets que je n'avais pas encore explicités ici.



1. Dispositif

Ce mardi, troisième volet d'une série consacrée à l'enseignement du chant dans les périodes passées : séance dévolue aux méthodes de chant utilisées au Conservatoire de Paris de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle.

D'ordinaire, les conférences m'ennuient assez vite : ou trop généralistes (si on s'intéresse au sujet, on sait déjà à peu près tout), ou au contraire obsédées par des micro-détails de méthode si bien que le public non universitaire ne peut pas en retirer de connaissances générales.

Ici, c'était tout l'inverse, Yves Sotin est clairement – au moins dans ce format, je n'ai jamais assisté à ses cours proprement dits –  un grand pédagogue : simple, précis, beaucoup d'exemples, il définit clairement les concepts principaux et apporte progressivement nuances et complexités de façon très facile à suivre. Voix parlée très bien timbrée, agréable à écouter, élocution régulière (il ne cherche jamais ses mots, je l'envie).

Comble du bonheur, les exercices des méthodes de chant étaient exécutés par ses élèves : Hermione Bernard, Margaux Poguet, Joseph Pernoo, Charles Fraisse et Félix Merle.


La parenthèse interprètes
Margaux Poguet fait les beaux jours des productions du CNSM (Fidélio dans la Léonore de Gaveaux, le Laurier dans La Conjuration des Fleurs du Prix de Rome Bourgault-Ducoudray, ou encore tout récemment le concert Gervais & friends dirigé par Haïm en partenariat avec le CMBV…) et mène déjà une petite carrière (entendue dans Le Poème de l'Amour et de la Mer avec l'orchestre Ut Cinquième) – la voix est très ronde, peut-être un peu trop unifiée pour le bien de la diction, mais elle monte avec aisance assise sur un timbre relativement sombre et très homogène, et surtout son expression est toujours d'une force incroyable – actrice hors normes aussi, même lorsque ce n'est pas à elle de chanter – clairement, aussi bien de la voix que de l'expression, elle vole immédiatement la vedette lorsqu'elle est sur scène.

J'ai aussi eu le plaisir d'entendre Félix Merle plusieurs fois, que ce soit dans les spectacles du Conservatoire ou comme il y a peu dans le Barbe-Noire d'Ambroise Divaret.

Les autres élèves étaient plus audiblement en cours de formation : même si Hermione Bernard a déjà d'excellentes bases, on sent qu'elle va développer encore plus de qualités dans les mois à venir ; Joseph Pernoo vient même de changer de catégorie vocale et de basculer en ténor en septembre !

Tout le monde était accompagné par Yann Molénat, qui excelle en particulier à remplacer à lui seul les orchestres et le chef, avec beaucoup d'inspiration… mais dans des accompagnements de méthode de chant, on n'en a pas énormément profité comme vous vous en doutez.   

Parmi ses élèves passés, Paul Figuier et Ambroisine Bré font de belles carières. (Avec une technique qui n'est clairement pas mon absolu, mais son propos demeure éclairant, et assez peu normatif. Je note tout de même sa vive admiration pour Caruso et ses références incessantes à Anna Bolena, assez révélatrices de ses goûts et des miens.)

Pour une lecture moins fastidieuse, je mêle mes observations à la matière qu'il fournit sans toujours délimiter clairement l'une et l'autre. Si jamais vous désirez savoir, les commentaires sont là à votre service.



2. L'ambiguïté de la voix mixte

Avant de me lancer dans le contenu proprement dit de la communication, j'attire votre attention, estimés lecteurs, sur les termes voix de poitrine / voix mixte / voix de tête. Ce sont des termes dont la pertinence physiologique est discutée, et qui ont par conséquent une surface floue. Une notule est déjà consacrée au sens le plus habituel, qu'on utilise pour décrire les voix… mais dans leur travail, un certain nombre de professeurs, dont Yves Sotin, l'utilisent différemment.

Dans l'emploi le plus courant (et grand public, comme les critiques musicales) :
voix de poitrine → la voix parlée, plus ferme, dure, sombre
voix de tête → la voix de fausset (parfois renforcé), claire et un peu molle
voix mixte → voix de poitrine assouplie ou voix de tête élargie

Chez Yves Sotin, Jean Laforêt et autres professeurs :
voix de poitrine → la voix avant le passage
voix de tête → la voix après le passage
voix mixte → la voix après le passage qu'on fait ressembler à de la voix de poitrine

La différence peut paraître mince, mais elle est énorme : dans le langage courant, la voix mixte désigne un mécanisme allégé (façon Alain Vanzo), utilisé par une minorité de chanteurs (et peu accessible aux femmes, même s'il existe), alors que dans la bouche de ces professeurs, la voix mixte concerne absolument tous les chanteurs qui veulent accéder aux aigus sans faire complètement du fausset.

Physiologiquement, ils ont raison : il y a vraiment deux mécanismes antagonistes avant et après le passage (la « bascule » de la voix après les aigus), et avant les Napolitains du début du XIXe siècle, tous les chanteurs faisaient vraiment entendre cette jointure. Il a fallu inventer des subterfuges pour faire sonner la voix de tête comme une voix de poitrine, tout le nom de voix mixte.
En revanche, en matière d'observation, ça ne décrit rien sur l'organisation vocale, et l'expression est bien utile, dans son sens traditionnel pour comprendre ce qui se passe chez certaines voix « souples ».

C'est pourquoi, avant de résoudre ce problème lexical pour moi-même, je prendrait bien soit de préciser « voix mixte-légère » (sens traditionnel) ou « voix mixte-lourde » (comme Sotin) si je suis mené à employer ce vocable dans cette notule…




3. L'unification des registres masculins
 
a) Avant 1830

Jusqu'aux années 1830, les hommes émettaient toutes leurs notes aiguës en fausset : il existait une rupture nette après le passage (le point de bascule de la voix), et l'on passait immédiatement de la voix de poitrine au mécanisme léger. Il pouvait être gracieux, souple et même sonore, mais la nature de la voix changeait radicalement. On essayait, bien sûr, d'unifier au maximum la chose, de masquer les ruptures, mais l'aigu, même bien projeté projeté, n'était jamais sombre ni véritablement puissant.
(La voix de tête est celle utilisée par défaut par les femmes dans le lyrique, leur voix de poitrine arrive bien plus bas dans la voix et ne pas maîtriser les changements de registre a donc moins de conséquence, d'autant que leur voix de tête est, elle, très sonore.)

Il est donc possible que les rôles de ténor du XVIIIe siècle (vous savez, ces rôles mozartiens qui ne dépassent que rarement le sol, à un diapason 440 Hz, c'est-à-dire culminant à l'époque au fa dièse…) aient majoritairement été tenus par des barytons, pour disposer de ce grave riche qui était sollicité. (Ce me paraît poser des problèmes en matière d'endurance pour les rôles construits assez haut dans le médium, et de couleur pour certains rôles, mais Yves Sotin l'a juste mentionné au détour d'une phrase, je ne sais quelles sont ses sources ou ses déductions pouren arriver à cette proposition.

La révolution arrive en deux temps.


b) Gilbert Duprez et l'ut de poitrine


D'abord Gilbert Duprez : après un début de carrière infructueux, il part étudier à Naples et, un soir où il chante Guglielmo Tell à Lucques, au début de 1831… émet un ut de pleine poitrine. Délire immense dans la salle. Il reproduit l'exploit à Paris, tant et si bien qu'il supplante instantanément tous ses rivaux. Berlioz parle, en l'écoutant, d' « un saisissement physique proche de la crainte ». On image aisément le choc culturel immense, l'aspect surnaturel et inquiétant qui pouvait émaner de ce gigantesque changement paradigmatique – implicant la nature même de l'humain !
Lorsqu'il est engagé à l'Opéra pour alterner avec Adolphe Nourrit, celui-ci démissionne d'emblée. La carrière de Duprez, peut-être à cause de ces rôles lourds interprétés à toute force, se termine tout de même très tôt, à 43 ans.

En réalité, lorsqu'on dit « ut de poitrine », la voix de poitrine ne peut pas monter si loin du passage (il suffit de voir ce que font les chanteurs de comédie musicale en belting, c'est-à-dire en voix de poitrine avec larynx haut… clairement le contre-ut n'est pas possible) : il s'agit d'un artifice pour faire ressembler la voix au delà du passage (donc la « voix de tête ») à la couleur de la voix de poitrine.

Duprez explique dans ses Mémoires que devant chanter un rôle au caractère héroïque dans un grand théâtre, il s'était pénétré de l'intensité du rôle et de l'énergie nécessaire pour lui rendre justice, et que cela avait produit ce son-là. Ce n'est pas illogique, cela signifie qu'il a essayé de sombrer davantage et obtenu un soutien vigoureux (appoggio) au niveau du diaphragme, soit les gestes qu'on recommande désormais pour obtenir ce type de son.


c) Manuel Garcia II et la place du larynx

Fils du grand chanteur et pédagogue Manuel Garcia, Manuel Garcia (II) découvre le fonctionnement de la voix (jusqu'alors on imaginait des tas de choses… fausses) et Bichat lui-même postulait, à la fin du XVIIIe siècle, que c'était là une vérité inaccessible. 

Parmi les découvertes : la mobilité du larynx, indépendante des aigus – on croyait que le larynx était nécessairement haut quand la voix montait.

Son Mémoire (sur la voix humaine) et son Traité (de chant) des années 1840 bouleversent la compréhension de l'instrument vocal… et permettent d'expliquer le phénomène Duprez (bientôt imité par ses collègues). L'ut de poitrine s'obtient notamment par l'abaissement du larynx, qui reste stable en bas comme c'est la norme aujourd'hui – au lieu d'être mobile (quelques rares chanteurs utilisent le larynx mobile, comme les rossiniens du type Juan Diego Flórez). Le larynx haut fait soulever le voile du palais, procurant plus de clarté et projetant davantage le son par le nez, tandis que le larynx bas offre plus de place de résonance en amont de la bouche et aboutit sur des sons plus sombres. (L'obssession univoque et uniforme du larynx bas est d'ailleurs l'origine de certains désordres ou contre-performances vocaux actuels, y compris chez certains anciens élèves de Sotin, trouvé-je).

À partir de cette époque, la rupture entre les registres devient quasiment taboue, et tous les professeurs enseignent la continuité du « registre de poitrine » (même si, on l'a vu, la rupture existe toujours physiologiquement), tandis que la majorité des compositeurs romantiques pensent leurs œuvres pour ces nouvelles émissions héroïques, en phase avec les affects paroxystiques qu'ils souhaitent mettre en valeur ; la technique vocale et l'inspiration littéraire évoluent conjointement à ce moment-là, et les nouvelles possibilités vocales sont adoptées d'autant plus rapidement qu'elles correspondent exactement aux besoins expressifs des compositeurs et du public.

Tous les traités prévoyaient déjà une recherche de l'unification des registres au XVIIIe siècle, mais ces découvertes vont accentuer l'obsession pour un passage (passaggio) le moins audible possible entre les différentes parties de la voix.



4. Les exercices d'autrefois

Nos vocalises d'aujourd'hui (qui, certes, ont souvent été inventées avant le milieu du XIXe siècle) sont souvent de grandes montées et descentes pour unifier le son.

Mais, dans la première moitié du XIXe siècle, les trois exercices-maîtres étaient différents – et je dois avouer qu'instinctivement, ils me paraissent vraiment utiles, car ils impliquent davantage de bien chanter et d'utiliser efficacement son instrument (alors qu'on peut vocaliser en beuglant). Je n'ai pas testé sur des élèves, ce n'est donc qu'une intuition : le plus important est évidemment le conseil qui accompagne ces vocalises, et comment on s'en sert pour bâtir la voix !

a) Messa di voce

Le principe de la messa di voce est de faire enfler le son puis de le dégonfler : c'est un travail qui met en valeur le souffle, son soutien, le contrôle du timbre et de la puissance.
(Exemple ici.)

b) Transition voix de poitrine / voix de tête

Là aussi, chanter la même note, mais en changeant le registre, dans la mesure du possible sans faire entendre la couture. Pour travailler la bascule du passage et éviter les cassures dans la voix, bien sûr, mais aussi un excellent exercice, il me semble, pour faire sentir les mécanismes à l'œuvre dans son propre corps. C'est important ensuite pour avoir de la maîtrise sur les processus et choisir son esthétique, son phrasé, sa couleur…

c) Portamento

Le portamento, ou « port de voix », est un glissando chanté : d'une note à l'autre (parfois d'une voyelle à l'autre, je ne sais si ces traités prévoyaient cela, mais les parties d'opéra le requièrent en tout cas), on passe par les notes intermédiaires. Je ne sais s'il s'agissait d'un portamento-gamme (qui fait entendre les notes traversées) ou plutôt d'un portamento-glissando (où la hauteur n'a pas d'importance).

Ici aussi, c'est un moyen intéressant de sentir les tensions et coutures de la voix, de percevoir où l'émission change et de l'unifier (ou du moins de la maquiller) – même s'il est sans doute plus difficile de progresser simplement en utilisant cet exercice très exigeant.

d) Trille

J'avais dit trois, mais cet exercice-ci, moins structurant pour la matière de la voix elle-même, était incontournable au XIXe siècle : on ne pouvait pas faire carrière, dans énormément de grands emplois, sans un beau trille. On le travaillait donc – mais l'implication est dava,tage ornementale que structurelle (on devine tout de même la souplesse requise, mais il n'y avait pas de segment de répertoire prévu pour les voix wagnériennes comme au XXe siècle, bien évidemment).




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5. Les méthodes

Cinq méthodes étaient présentées. Je vais faire plus vite sur cette partie : je ne les ai pas lues et je pense que ce sera moins utile aux lecteurs. Les exercices étaient exécutés par les élèves chanteurs, luxe incroyable d'entendre la pratique (à haut niveau) en même temps que la théorie clairement énoncée.

1795 – Martini, Mélopée moderne ou l'art du chant
En réalité une traduction du traité de Hiller. Elle se fonde sur les principes déjà pratiqués au XVIIIe siècle : recherche de l'unification des registres (appelés « voix de poitrine / voix de gosier / voix de tête piquée » – poitrine / tête / flageolet-sifflet, dirions-nous), éloge du souffle maximal (prendre le plus grand volume d'air et maîtriser sa conservation, typique des maîtres Italiens du seria XVIIIe, alors que d'autres écoles peuvent préconiser de ne pas prendre plus d'air que nécessaire).
Il écrit, dans son traité, des Sonates pour voix (des airs sans texte).

1839 – Panseron, Méthode de vocalisation
Compositeur et non chanteur, mais pédagogue très efficace, enseignant le chant au Conservatoire de Paris. Il pratique donc la messa di voce (sur 18 secondes !) comme premier exercice, mais laisse entendre que peu de chanteurs trouvent « la jointure mixte » (autrement dix, les aigus « de poitrine » chez les hommes). Il fait monter les ténors jusqu'au fa3 en voix de poitrine (normal), mais les sopranes jusqu'au sol4 ! (C'est très haut, il devait faire monter le larynx et ça devait ressembler à du belting de comédie musicale énervée, façon Defying Gravity.)

1846 – Duprez, L'Art du chant
Dans sa méthode, Duprez n'explique pas comment il a lui-même trouvé sa voie. Ses exercices sont assez traditionnels, avec simplement la mention « exemple de chant large d'expression et de force » pour pousser ses disciples à trouver leur chemin vers l'aigu de poitrine. Ses « Morceaux d'expression », qu'ils compose lui-même avec de jolies modulations, servent d'exercices pratiques. Il collecte aussi les cadences célèbres, à travailler pour pouvoir les utiliser en scène lorsque nécessaire (toutes les vedettes du temps y passent, Pasta, Cinti-Damoreau, Malibran, Viardot, Garcia, Tamburini, Levasseur…).

1874 –  Delle Sedie, L'art lyrique : traité complet
Baryton verdien devenu professeur de chant au Conservatoire de Paris (1867-1871). Son traité prend en compte les découvertes de son temps. Par exemple, l'influence des voyelles pour travailler le passage – le [i] aide à trouver sa voix mixte-lourde.
J'ajoute que c'est souvent un signe très probant de la qualité technique d'une voix que la teneur de ses [i]. Lorsqu'ils sont grêles, bouchés, trop transformés en [u], [eu], [é] ou [è], l'instrument est déséquilibré, et l'interprète doit sans cesse jouer à l'équilibriste pendant qu'il chante. (Ici, Kaufmann en Radamès fait tous ses [i] aigus en [è].) Si au contraire les [i] sont très pleins et beaux, alors la voix est en général saine et équilibrée (ici, Alagna en Nemorino) – un des avantages des slaves est que leurs [i] sont naturellement larges et timbrés (ici, Dunaev en Lenski).
Il recommande les vocalises d'Alary et Cinti-Damoreau (autrice également d'une Nouvelle méthode de chant).

1886 – (Jean-Baptiste) Faure, La voix et le chant et Mes exercices du matin
Baryton à succès, capable de tenir des rôles de ténor (Iago chez Rossini) comme de basses chantantes (Malipieri d'Haÿdée d'Auber, Méphisto chez Gounod), créateur de Posa (Don Carlos) de Verdi. Il était réputé pour son médium sombre et son aigu doux (mais aussi pour ses excès d'effets) a aussi été compositeur de mélodies – la plus célèbre étant Les Rameaux, pour la fête chrétienne correspondante, toujours populaire chez les anglophones  –, au sens mélodique et lyrique toujours très élancé.
Il en a très peu été question, les deux heures étant écoulées.




6. Bilan

Je trouve particulièrement intéressante cette remise en perspective, qui ouvre d'autres horizons de pédagogie et de pratique, avec ces exercices inusités, et cette prise de conscience sur l'existence d'un chant précédent notre propre pensée vocale…

J'en retire notamment l'importance d'expérimenter la cassure physiologique des registres et la mobilité du larynx, pour bien comprendre les possibilités que chacun que peut explorer selon son goût, ses aptitudes, l'esthétique de l'œuvre.

J'espère que tout ceci vous aura intéressé. Pour ma part j'ai été, c'est rare dans une conférence, magnétisé de bout en bout par le compteur Sotin, pédagogue hors du commun – je le dis d'autant plus volontiers que nous ne partageons pas les mêmes présupposés sur ce que doit être le chant lyrique, ni sur la technique optimale pour y parvenir (c'est un héritier de Miller). Il n'empêche, même pour quelqu'un qui ne cherche pas à suivre cette voie, c'était absolument passionnant et nourrissant.

lundi 30 août 2021

Josef Metternich – ou ce que la technique lyrique n'est plus


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Alors que je soutiens volontiers que le niveau instrumental a extraordinairement augmenté depuis l'apparition du disque (il faut dire qu'arrêter d'envoyer sa jeunesse nourrir les canons a sans doute aidé…) – et ce, de façon très mesurable, il suffit de voir le nombre d'inexactitudes et de sorties de route, même pour Berlin ou le LSO, dans les années 50, et de les comparer à ce qu'on fait aujourd'hui dans les mêmes œuvres (certaines parvenaient difficilement à être jouées proprement, comme Sibelius !), pour pouvoir mesurer très concrètement qu'en effet, il n'existe pas de décadence, bien au contraire.

Sur l'interprétation (vraiment de l'ordre de la sensibilité personnelle), sur les modes de technique (le piano doux et peu projeté qui s'est répandu ces dernières décennies), on peut tout à fait discuter. D'autant qu'on peut aussi bien ressentir vivement le caractère plus policé de beaucoup d'exécutions d'aujourd'hui que vanter la conscience stylistique qui permet désormais aux mêmes artistes de jouer les répertoires sur divers instruments aux propriétés parfois assez différentes (en boyau, avec clétage totalement distinct, etc.). C'est un débat très stimulant, mais où prévaut la sensibilité individuelle – et, souvent, nos années de formation, nos premiers émois musicaux, les disques qui nous ont forgé, les concerts qui ont été des révélations… ou tout simplement le répertoire que l'on aime : clairement, si l'on vénère Monteverdi ou LULLY, il est probable qu'on considère l'existence d'avancées substantielles avant / après l'adoption des instruments d'époque (très rares sont les fanatiques de ces répertoires qui ne jurent que par Bruno Maderna et Nadia Boulanger !).

Cependant il est un instrument sujet à d'autres fluctuations, et où je suis un peu moins à l'aise de me retrouver (partiellement) en phase avec le discours de la décadente : la voix. Peut-être parce qu'il n'est pas possible d'améliorer la facture (ça s'appelle la vie sentimentale, et d'une manière générale les spécialistes s'accordent à dire que c'est compliqué), et plus sûrement encore parce que beaucoup de paramètres externes influent sur la voix : celui qui chante est une personne qui utilise son cerveau et son corps comme dans toutes ses autres actions d'individu pensant et ressentant… on ne peut pas laisser reposer la voix dans sa boîte, la déconnecter des émotions parasites, etc.

Tout en mettant en garde face aux fantasmes de l'Âge d'Or nébuleux, j'ai déjà émis à votre intention, estimés lecteurs, quelques hypothèses expliquant que, pour le chant, les progrès ne soient pas si évidents – pour ne pas parler de régression sur certains répertoires emblématiques. Par exemple l'extension de la vie urbaine, où l'on est encouragé à ne pas parler fort, pour ne pas déranger, alors qu'en plein air la voix doit être efficace ; ou encore le changement très net de sociologie des chanteurs, jadis on accueillait des bergers (Tony Poncet) ou des garagistes (Robert Massard) somptueusement dotés, aujourd'hui on ne trouve plus que des étudiants en musicologie, en lettres, en langues, en mathématiques, très savants mais pas nécessairement ceux qui ont le rapport le plus naturel à leur corps en quelque sorte – il n'y a pas de règle à ce sujet, je souligne simplement que les voix naturelles de plein air ne sont plus du tout un vivier de recrutement, ce qui est symptomatique d'un rapport plus intellectuel au chant, favorisant moins les grandes voix que les têtes bien faites.
    On peut aussi émettre l'hypothèse des compétences annexes, qui favorisent notamment le solfège plus qu'autrefois (même s'il reste le fameux – et infamant – « solfège chanteur », comprenez « solfège simplifié parce que c'est dur de réfléchir pour un chanteur ») ou encore la maîtrise des langues étrangères, puisque tout se chante désormais en langue originale. (Autre sujet hautement débattable, même si la bataille semble perdue pour l'instant.)

Si je résume ce qui n'est que mon observation (certes sur de larges échantillons) et mon appréciation : dans certains répertoires, le progrès est évident (la précision de l'expression des chanteurs de lied, le sens des mots et des textures vocales en musique baroque – même si, dans le répertoire baroque français, je remarque une baisse dernièrement, pour de multiples raisons). Pour Mozart, je dirais que selon ce qu'on attend, on peut être diversement satisfait : globalement des musiciens plus fins, plus conscients du style, mais moins de grandes voix et de techniques bien faites. Pour Wagner et surtout Verdi, clairement le niveau n'est plus comparable : on arrive à trouver (quelques) chanteurs qui tiennent avec vaillance les rôles, mais plus du tout autant. Et souvent, c'est au prix d'un renforcement du métal et des formants, pour faire du son, mais avec un véritable manque de grâce, un effort audible, un aigu certes vaillamment émis mais dont tout le timbre a été sacrifié…

En vieillissant, contrairement à ce que j'avais espéré, je deviens moins patient avec les émissions vocales mal conçues – ce qui n'empêche pas d'être un artiste sensible et de faire une très grande carrière, que je ne conteste du reste pas du tout. (Coucou Jonas.)  Je suppose que, plutôt que l'aigrissement que je ne me souhaite pas, c'est l'effet d'avoir entendu in vivo beaucoup de techniques différentes, et d'avoir pu constater de première main ce qui fonctionnait bien et ce qui fonctionnait mal, simplement en termes de propagation sonore.

En tombant sur un ancien enregistrement, je voulais appuyer cette observation sur quelques exemples concrets.

(Dois-je préciser qu'il ne s'agit pas d'une démonstration universalisable : j'ai choisi un enregistrement que je trouve incroyable, et j'y confronte un autre qui n'est pas du tout ce qui se fait de mieux aujourd'hui – j'aurais pu prendre Cura en Otello, c'était une autre histoire, qui illustrerait au contraire la précision expressive et la souplesse vocale !  N'oublions jamais qu'aujourd'hui on enregistre tout, alors que dans les années 50 on n'enregistrait que la crème de la crème…)

Voici donc le duo de la fin de l'acte II d'Otello de Verdi, « Sì, pel cielo marmoreo giuro ».

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D'abord Franco Farina, grand titulaire du rôle à une période charnière où, entre les règnes de Plácido Domingo et de José Cura, peu de grandes figures soutenaient de façon probante le rôle à la scène. Les difficultés du rôle sont vaillamment affrontées, mais l'on remarque :
→ un grand flou sur la diction, les consonnes sont effacées pour permettre l'émission des voyelles ;
→ dans l'aigu, outre le vibrato (il chantait le rôle depuis longtemps, il est normal que le vibrato indique un peu de fatigue vocale), on remarque que la charpente de la voix prend le pas sur le timbre, et qu'il ne reste plus que la robustesse : le timbre agréable a disparu ;
→ l'émission n'est pas totalement en avant, ça « pleure » un peu à l'arrière, d'où l'effet de « traînée » dans les aigus, plus difficiles à sortir qu'avec une émission parfaitement antérieure.

Au demeurant, j'insiste, malgré la mauvaise réputation du chanteur, souvent conspué par les amateurs et les critiques (parce qu'il n'était, de fait, pas aussi extraordinaire que Domingo ou Cura…), c'est réellement bien chanté, avec une solide technique. Il manque seulement l'impression d'aisance, la petite finition qui fasse qu'en plus d'être assurée, la tierce aiguë dispose d'un beau timbre.

En Iago, Franz Grundheber, là encore on peut contester l'impartialité de mon choix : clairement, l'italien ne le met pas très à l'aise et ne l'aide pas (il a fait l'essentiel de sa carrière internationale dans des rôles dans sa langue maternelle) à trouver une belle couleur. La voix sonne d'ailleurs remarquablement dans les grandes salles, bien timbrée, très bien projetée, pouvant même détacher les consonnes avec grande netteté.
Ce qui m'intéresse ici est que la voix résonne beaucoup à l'intérieur, dans tous les résonateurs, avant de sortir, avec une haute impédance : c'est une façon de construire le son propre aux décennies récentes, qui n'existait guère dans les années 60. Elle est très efficace mais très lourde, et en général pas très gracieuse – comme ici.
Là encore, c'est bien chanté.

Si l'on veut plus problématique, davantage à la frontière du « pas bien » :

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Aleksandrs Antonenko, insubmersible, mais émis davantage en bouche, si bien la voix perd de son timbre (et de son impact), jusqu'à gémir pas très gracieusement, paraître une émission poussée au lieu de claquer comme espéré.
Željko Lučić, fin musicien, excellent belcantiste, mais la voix claire limite son potentiel dans le forte, et la voix détimbre franchement ici, à vouloir chanter fort et tendu alors que son instrument peu puissant est plutôt bâti pour les cantilènes belcantistes. Là aussi, la voix n'est pas assez en avant – et, de plus, manque de métal dans ses résonances formantiques (c'est-à-dire dans le réseau dense des harmoniques qui permettent de passer un orchestre), si bien que pour avoir l'impression de puissance, le chanteur force sur ses cordes vocales inutilement, alors que le soutien et surtout la résonance du son sont déjà à leur maximum (avec sa technique du moins).

On est déjà davantage du domaine du « bravo, vous avez réussi à chanter ces rôles impossibles, même si c'était pas très agréable à écouter ».

Ce que j'évoquais et qui semble un passé définitivement révolu (j'aurais aussi bien pu invoquer les Golaud d'Henri Etcheverry, Heinz Rehfuss, Michel Roux…) repose sur d'autres éléments techniques :

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Oui, là c'est hallucinant. Que se passe-t-il ?

Rudolf Schock et Josef Metternich émettent tous leurs sons très en avant, avec beaucoup de métal mais avec une impédance basse (on sent bien le peu de résistance du son avant de sortir), ce qui leur permet une grande clarté de diction.
Le cas de Metternich est particulièrement impressionnant : alors qu'il dispose clairement d'une grande extension aiguë (d'un potentiel de ténor, possiblement !), le son demeure très timbré même dans le grave, très en avant du visage.

Ce que je trouve exceptionnel chez lui, c'est l'impression qu'aucune résistance ne s'exerce dans la gorge, la bouche, le nez, comme si le souffle n'acquérait son timbre que sur la surface du visage, une fois sorti. Je crois que le phénomène repose notamment sur sa gestion de l'aperto-coperto : seule l'attaque est couverte (protégée, arrondie pour ne pas se casser la voix dans l'aigu sur les voyelles ouvertes), l'espace d'un instant, puis le reste de la voyelle est entièrement émis de façon libre, naturelle, conforme à la parole. De là provient aussi le petit halo, l'impression de frémissement, comme s'il était toujours habité par une forme de colère, quel que soit le rôle.

La liberté de l'émission, le naturel du verbe me laissent pantois. Et quand je vois, quelquefois, comment les professeurs abordent le chant lyrique, en commençant par laisser leurs étudiants couvrir et tuber leurs sons (avant même d'avoir commencé à placer leur voix et produire du volume !) pour « faire opéra », voire à les inciter dans cette voie, clairement la pensée de l'émission vocale n'est pas comparable.
Pour y parvenir, commencer par chanter dans la langue que l'on maîtrise le mieux me paraît une évidence (comment conserver liberté et obtenir couleur adéquate en essayant de chanter ce qu'on ne peut même pas gérer en parlant ?). En tout cas, de mon observation, chez les débutants, cela change tout.

Et, globalement, les voix aussi claires, naturelles, tranchantes et projetées sont très minoritaires aujourd'hui, a fortiori chez les barytons – il y a bien des exemples, comme Martin Gantner (plus nasal que la moyenne) ou Marc Mauillon… mais à la vérité ce n'est déjà plus la même technique que celle de nos aînées, qui semble perdue pour de bon. Alors que ses vertus, en particulier dans les répertoires où il faut faire « claquer » le sons, ne semblent pas avoir été remplacées par les nouvelles modes techniques, plus en bouches, moins nasales, moins franches, qui cherchent à unifier et sombrer d'une façon contre-productive (je l'entends tous les jours dans les salles) ne serait-ce qu'en matière de volume sonore… et même d'accès aux aigus !

Pour autant, il ne faut pas être malhonnête. À l'époque de Rudolf Schock, on avait aussi, comme partenaires de Josef Metternich, Peter Anders (très larmoyant et bien plus en arrière, une sorte de Christian Elsner des années 50), ou, ici, Hans Hopf (excellent chanteur, y compris dans Otello, mais manifestement dans un mauvais soir) :

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Beaucoup moins impressionnant tout d'un coup, n'est-ce pas ?  (Il a fait d'autres Otello excellents, mais ce soir-là, à Cologne avec Solti en 1958, ne le voit pas à ses standards habituels.)



Pourquoi cette notule ?  Pour partager le choc renouvelé d'entendre Josef Metternich (où que ce soit : son expression ne varie pas beaucoup d'un personnage à l'autre, mais l'électricité de la voix et la clarté de l'élocution sont telles !), et ici Rudolf Schock à son sommet… Et aussi pour essayer d'aider à saisir ce qui a changé dans les voix d'hier et d'aujourd'hui : pourquoi certains sont nostalgiques, qu'est-ce qui a été perdu.

Et si, sur beaucoup de paramètres, le gain est réel chez les chanteurs de notre temps (rigueur solfégique, précision de l'expression, respect des styles), il existe également des éléments importants, voire fondamentaux en matière de technique vocale, qui peuvent être retrouvés dans ces enregistrements et mener à réfléchir sur les esthétiques et les méthodes de chant d'aujourd'hui – ou, tout simplement, pour les auditeurs, à comprendre ce qui est si différent entre deux époques.

Puissé-je avoir agréablement tenu votre main émue pendant ce parcours où le chemin est escarpé et où il fait très sombre.

jeudi 16 mai 2019

Comment déterminer sa tessiture ? (et, mieux encore, gloser sur celle des autres)


Trois questions m'ont été posées à ce sujet en cinq jours… l'occasion peut-être de proposer un léger viatique ?
 
Comment savoir si je suis baryton ou ténor ?  J'ai des graves, suis-je basse ?  Mon passage est bas, suis-je vraiment soprano ?



1) Définitions multiples
 
 Il faut d'abord s'entendre sur le terme de tessiture, qui regroupe au moins trois sens distincts, utilisés assez fréquemment sans forcément plus de précision.
 
 a) Au sens large, la tessiture désigne l'étendue (terme également employé) d'une voix – ou d'un instrument, mais dans ce cas, elle est indiquée sur la notice du fabriquant, ce que vos parents négligent quelquefois de faire une fois procédé à la conception, les inconscients. Pour connaître sa tessiture, c'est alors assez facile, il faut faire des gammes : on a une idée précise de jusqu'où ça descend et (moyennant un peu plus de travail) d'une hauteur maximale approximative. C'est assez facile.
 
 b) La tessiture désigne aussi la zone de confort de la voix, les parties de l'étendue exploitables (en timbre, en volume) dans un morceau. C'est sa définition plus restreinte : on peut avoir des contre-notes mais stridentes, des notes graves existantes mais trop petites pour être entendues derrière un instrument, elles n'entrent pas en compte. Ce sont les notes qu'on évoque en parlant de professionnels, celles qu'on montre en audition et sur scène (même si on peut éventuellement avoir d'autres notes aux extrêmes).
 
 c) Par extension, la tessiture désigne l'emploi d'une voix : chaque voix est unique, éventuellement à cheval entre plusieurs identités (Jessye Norman est-elle soprano dramatique ou grand mezzo lyrique, Jacques Jansen baryton aigu ou ténor paresseux – il confessait lui-même être sans doute le second –, Ruggero Raimondi basse ou baryton selon qu'il chante Filippo-Fiesco ou Scarpia-Iago…), la tessiture est alors une référence standard. « Je suis ténor », « c'est un rôle de ténor », voilà qui assigne une identité, permet d'étiqueter et de choisir des rôles ou des interprètes – c'est un autre usage du mot tessiture.
Cela conduit parfois à des collisions passablement fendardes entre l'identité vocale de l'interprète et le nom de la partie interprétée. Je ne vais pas m'attarder davatange sur cet usage du vocable, autour duquel j'ai déjà proposé une notule amusée il y a une dizaine d'années : « Pourquoi Kurt Moll est-il crédité comme baryton et Cecilia Bartoli comme contralto ? ».

[[]]
tessiture ambiguë jessye norman
Tessiture ambiguë.
Jessye Norman (en Sieglinde, rôle de soprano dramatique écrit dans les notes d'un mezzo-soprano),
acte III de la Walkyrie – studio de Levine.

 


2) Pourquoi la question a-t-elle cette place dans le répertoire lyrique ?

La tessiture a dans la plupart des traditions vocales une part annexe : elle ne conditionne pas toujours votre répertoire, et elle n'est pas autant une carte d'identité que votre timbre, votre couleur (claire / sombre), le type de technique utilisé (dans la chanson, avec du souffle qui passe entre les cordes ou non, par exemple).

Cette obsession de la tessiture, cette nécessité pour les apprentis chanteurs « d'avoir les notes » et pour les professionnels d'être classés (les Germains ont même une tradition totalement arbitraire de grilles inter-styles pour chaque catégorie de voix, la Fach, qui vout dit quel rôle mozartien-verdien-wagnérien vous avez le droit de chanter…) ne repose pas sur rien.

D'abord la musique classique est une musique écrite ; et pas seulement écrite pour indication, à partir de 1770 environ : la partition contient tout ce qui doit être fait. Et la tradition est de ne pas y toucher – lorsqu'on récrit un bout de Gluck, de Schumann, de Bruckner, on publie une édition critique, on justifie les manques, bref on ne badine pas avec le papier gribouillé.
De ce fait, si un compositeur écrit que vous devez produire une note que vous n'avez pas dans votre voix, pas question de la remplacer par une autre formule : vous beuglez s'il le faut, mais vous la faites.

La tradition vocale italienne est plus libérale sur les bidouillages, mais en réalité elle n'est pas plus mansuétudineuse, bien au contraire : elle se permet d'interrompre des musiques en flux continu (typiquement « Nessun dorma »), mais c'est pour laisser applaudir le ténor ; elle se permet d'abaisser d'un demi-ton les airs (« Di quella pira », « Che gelida manina » sont régulièrement transposés), mais c'est afin de s'assurer que le chanteur produise les contre-uts (optionnels, voire non écrits !) que tout le monde attend. Ainsi à la fin de « Di quella pira » le ténor cesse-t-il de chanter avec le chœur (pourtant un très beau passage où Manrico répond par ses alarmes filiales au cri de guerre de ses soldats qu'il envoie à la défaite), afin de se ménager pour émettre un beau contre-ut (souvent un si en réalité)… que le compositeur n'avait pas prévu (c'est un sol, une quarte plus bas, qui a d'ailleurs un effet suspensif assez unique dans le répertoire, rarissime cas où la mélodie d'un air italien ne se termine pas sur la tonique, on sent que l'action est interrompue au moment décisif – baisser de rideau).
On traficote allègrement, donc… mais toujours dans la perspective explicite de mettre en valeur l'aigu de l'interprète, la beauté de son timbre, l'éclat de sa projection : cette liberté ne permet pas du tout de négocier si le chanteur est fatigué ou n'a pas été suffisamment pourvu par sa nature ou sa technique pour émettre telle note. Quelle que soient par ailleurs ses qualités de musicien, il ne trouvera pas d'emploi s'il ne peut pas se conformer aux notes écrites par le compositeur.

Il existe une seconde raison, plus concrète et davantage indiscutable : l'absence d'amplification. De ce fait, il est indispensable de chanter dans « ses bonnes notes ». Autant une voix aiguë peut tout à fait oser des graves voilées émises en friture vocale, pour de beaux effets sombres / déchirants, avec un micro… autant lorsqu'on fait sans, il faut en plus de la technique utiliser la zone de la voix la plus sonore, si l'on veut passer l'orchestre et remplir la salle !  Un ténor peut faire de très beaux graves, mais dans des tutti du type Requiem de Verdi, ce serait absolument inutile.
De ce fait, il est capital de bien déterminer sa tessiture pour pouvoir « sortir sa voix », comme l'on dit, c'est-à-dire arriver à la fois à la timbrer et à la projeter efficacement.
 


3) D'où ces différences entre voix proviennent-elles ?
 
Physiologiquement : La hauteur de la voix (puisque c'est de cela, en définitive, qu'il s'agit) dépend de la longueur (et de l'épaisseur, pour la couleur et le type d'emploi léger / lyrique / dramatique) des cordes vocales. Selon un processus physique immuable, plus elles sont courtes, plus elles peuvent opérer de vibrations par seconde, plus leur fréquence sera élevée, et, par conséquent, plus la voix sera aiguë. C'est exactement le même principe que pour les instruments à cordes externes : plus on raccourcit la longueur de corde vibrante (typiquement en posant ses doigts au milieu), plus on obtient un son aigu.
Les phoniatres peuvent même, en exécutant quelques examens, établir par l'observation les possibilités d'étendue d'une voix. (Avec la réserve majeure que, selon la technique utilisée, elle peut largement varier, évidemment : on imagine très bien le chanteur qui engorge et ne peut monter, ou celui qui au contraire utilise le fausset et accède à des notes inaccessibles autrement).

Le passage (ou passaggio) : Le passage désigne le point de « bascule » de la voix, la hauteur où l'on passe d'un mécanisme I (celui également employé pour la voix parlée) au mécanisme II. Dans le mécanisme II, on est obligé d'adapter son émission pour ne pas se blesser – d'où l'usage du belting dans la pop (un soutien très renforcé au niveau du diaphragme pour compenser la tension), du fausset, de la couverture vocale. Chez le novice, cela se traduit en général par un basculement immédiat en voix de fausset chez les hommes (aux 3/4 de la voix en partant du bas chez les barytons, aux 2/3 chez les ténors). Chez les femmes, la bascule s'effectue en réalité dans la même zone de fréquences, mais leurs voix étant décalées d'une octave vers l'aigu, cela veut dire que leur passage arrive très tôt, dans leur première octave !  C'est le même où elles passent de la voix de poitrine à la voix de tête.
[Le terme italien passaggio est parfois utilisé par les professeurs – pour frimer, mais a aussi l'avantage, comme vocable étranger, de n'avoir que ce sens unique (alors qu'en français, passage peut être employé dans beaucoup d'autres contextes).]
Pourquoi en parlé-je ici ?  Le passage est ce qui va déterminer l'identité de la voix : on peut avoir une étendue très vaste (certains ténors descendent très bas, certains barytons ont une grande extension aiguë…), mais pour déterminer la tessiture (aux sens b et c), on s'appuie sur cette charnière : c'est la zone à partir de laquelle la voix est la plus sonore, la plus efficace. Ce qui est en-dessous est par essence moins tonique. Et considérant les contraintes de projection évoquées dans le §2, cela permet donc de mieux identifier le type de voix et son efficacité optimale.

Ces considérations sous-entendent que chaque voix a un profil unique, et qu'on peut en réalité chanter autre chose que ce qui entre dans sa catégorie (et pas forcément confortablement tout ce qui appartient à sa tessiture théorique). Mais cette classification permet néanmoins de cerner une zone de force, disons, de circonscrire les rôles et emplois les plus adaptés.
 


4) « Si tu peux, tu es »

À présent, comment se détermine concrètement la tessiture ?  Je veux dire, une fois qu'on s'est mis à vocaliser, comment cela se passe-t-il ?

À l'œil, il est vrai qu'il existe des statistiques : les personnes grandes ont plus souvent des voix plus graves (logique, on peut supposer que leurs cordes vocales sont proportionnelles à leur corps, et comme on l'a vu, plus elles sont longues, plus elles sonnent grave), et les personnes larges des voix plus sombres / sonores / dramatiques. Ce ne sont toutefois que des statistiques, et il existe des sopranes d'1m75, des ténors d'1m85, des basses d'1m75. Certes, au-dessous d'1m70, il y a peu de barytons, d'1m60 peu de mezzos… Les pommes d'Adam saillantes (signes d'un larynx large ?) sont souvent associées aux basses « sèches », mais je ne suis pas sûr que ça ait un fondement physiologique sérieux (peut-être plus lié au fait d'être grand + mince qu'à autre chose, à mon avis). Bref, on peut s'amuser à regarder, mais on ne sait vraiment qu'une fois la bouche ouverte et la glotte en action.

Quand on écoute quelqu'un parler, on ne dispose pas de la localisation de son passaggio, et l'on peut donc avoir des surprises une fois mis au chant (on peut avoir pas mal de graves, ou un timbre voilé et sombre, mais une zone de bascule haute, si bien qu'on sera soprano tout en parlant avec une voix assez basse et chaleureuse).
Toutefois, chez les voix d'hommes, il existe quelques constantes : les basses ont en général tout de suite un timbre grave et on sent l'espace, la résonance (ces graves ne sont pas râclés pour sortir, c'est leur vraie voix, pas une posture sociale de virilité supposée – car depuis Roberto Alagna, chacun sait que les ténors…) ; les barytons, même ceux qui ont une voix chantée claire, ont aussi un minimum d'assise, de « grain » lorsqu'ils parlent ; les ténors, au contraire, ont une forme de pureté (pas de « base » solide sous leur voix).
Tout cela ne peut servir que d'indices indicatifs, évidemment.

Concrètement, lorsqu'on effectue ses vocalises de « détection », un chanteur débutant a tout de suite ses graves : c'est la longueur maximale de corde vibrante « à vide » ; bien sûr, avec des techniques spécifiques, telles les basses russes octavistes, qui dans la liturgie orthodoxe descendent sous l'octaves des basses profondes de l'opéra occidental (!), ou la « friture vocale » (le fry), qui dans les musiques amplifiées permet de descendre plus bas sur des notes qui ne sont pas projetées (on ne les entendrait pas à quelque mètres, sans micro), on peut allonger sa voix, mais dans le grave en chant lyrique, globalement, ce qu'on a au début est tout ce qu'on aura.
Ce peut donc être un indice sérieux – si vous avez tout de suite un ut 1 (la note la plus grave du violoncelle !) qui ronfle comme une basse d'orgue, on peut supposer sans trop de risque que vous êtes basse. Mais pour la plupart des autres chanteurs, qui descendent jusqu'à un petit sol1, par exemple (la deuxième corde grave du violoncelle), il faut réellement effectuer des tests.

Et c'est là qu'intervient la règle d'or. Comme une voix bien émise est mécaniquement plus sonore dans les aigus, si après avoir un peu travaillé, vous pouvez aussi bien chanter les tessitures de mezzo que de soprano, de baryton que de ténor, alors vous êtes de la tessiture la plus aiguë – car c'est elle qui sonnera avec le plus d'éclat. « Si tu peux, es. »
Je parle bien de tenir une tessiture, pas d'avoir quelques aigus qu'on émet avec fatigue – beaucoup de barytons lyriques ont des la et des si bémol, ce n'est pas pour autant qu'ils seraient à leur aise dans une tessiture de ténor sur un rôle complet. Mais si vous pouvez chanter Leonora et Azucena, Roméo et Mercutio… alors vous êtes soprano ou ténor.
 


5) Terrain de jeu

Grâce à CSS, vous pouvez désormais, dans vos dîners en ville, gloser à l'infini sur tel chanteur qui (bien qu'ayant fait une carrière universelle avec succès) est de toute évidence hors de sa tessiture. C'est un débat tellement plus riche que de se disputer sur le binaire chante juste / chante faux (ce qui, comme déjà exposé dans ces pages, peut tenir de l'illusion auditive selon la densité en harmoniques, voire de l'emplacement dans la salle, toutes les harmoniques ne nous parvenant pas) !  Et vous avez maintenant beaucoup d'outils pour briller.

Au demeurant, je persifle, mais il existe quelques exemples de chanteurs très insérés dans le circuit professionnel dont on peut se demander réellement s'ils chantent dans la bonne tessiture. Lorsqu'une voix supposément centrale ou grave produit des médiums qui sont très peu projetés, la question se pose : si leur technique est solide et efficace (voix qui ne sonne pas trop « à l'intérieur » du corps mais se projette vraiment à l'extérieur), alors il est possible qu'ils chantent « hors de leur nature ». Pour un amateur, cela ne pose pas vraiment de difficulté ; ni pour les chanteurs de lied (au contraire, mieux vaut une jolie voix confidentielle que quelqu'un qui lutte pour pétarader). Mais à l'opéra avec orchestre, cela devient vite une limite considérable.

Je vous livre quelques noms (sur lesquels je n'ai aucune certitude, ne les ayant pas fait vocaliser !), simplement quelques (très bons !) chanteurs sur lesquels je me suis posé la question. D'ailleurs, on le sait, les architénors Lauritz Melchior, Carlo Bergonzi et Chris Merritt ont débuté leur carrière comme barytons, on a même des bandes de Melchior qui montrent une voix certes peu tendue, mais très belle et maîtrisée, il était suffisamment bon pour enregistrer à une époque où l'on ne le faisait qu'avec parcimonie ! 

[Tous ces chanteurs peuvent être observés sur YouTube, je manque de temps pour mettre tous les liens, il vous suffit de faire votre marché là-bas.]

Jacques Jansen l'a avoué lui-même en entretien : il estime qu'il aurait probablement pu faire une carrière de ténor, mais la pression mise sur les aigus (comme exposé en §2 à propos du répertoire XIXe) est telle que pour une voix qui, pouvant tenir les barytons, n'avait peut-être pas de facilité excessive dans l'aigu (pour un ténor s'entend), il avait délibérément choisi de se limiter à ce qu'il pouvait faire sans crever de frayeur à chaque étape. De fait, en l'écoutant, il dispose d'une assise suffisante pour tenir avec vaillance les barytons, mais on sent bien la souplesse (et l'absence de tension) de l'aigu !
D'une manière générale, l'étiquette baryton-Martin, censément exceptionnelle (reliée à un interprète historique, qui avait semble-t-il une facilité dans l'aigu malgré des graves tout à fait conséquents), est une très mauvaise idée de la part des professeurs : on peut être baryton léger, ou attendre un peu avant de décider entre baryton et ténor, mais consacrer immédiatement une voix longue et claire parce que l'étudiant n'a pas accédé à tous ses aigus offre souvent une mauvaise porte de sortie à une difficulté vocale – en plus, l'employabilité est médiocre dans cette catégorie spécifique (les rôles de baryton à l'opéra sont ceux d'opposants, on attend un minimum de grain et de même de couleur sombre). Je recommanderais, de mon (ridiculement petit) poste d'observation, de ne l'appliquer qu'une fois l'apprentissage achevé et la carrière entamée, si vraiment elle est la seule possible. Fischer-Dieskau a enregistré des rôles de baryton-basse avec sa voix claire (le Hollandais, Wotan de Rheingold, chanté en concert les adieux de Wotan) sans qu'on ait besoin de prétendre qu'il appartienne à une catégorie spécifique (ténor lyrique, puis ténor de caractère à partir des années 70).

Parmi les chanteurs en exercice, j'avais des doutes sur Catherine Trautmann et Nicola Alaimo, qui semblaient vraiment manquer de substance dans le médium, mais après les avoir entendus en salle, ils disposent réellement d'une projection impressionnante… je ne sais pas s'ils ont une possibilité dans la tessiture du dessus, mais ils se débrouillent largement assez bien dans leur emploi actuel pour ne pas se poser trop de questions. (Néanmoins, en écoutant leurs retransmissions, je crois que vous sentirez ce que je veux dire dans l'absence d'assise du médium, le sentiment que l'éclat maximal se trouverait au-dessus des lignes qu'ils chantent.)

Deux cas où je m'interroge vraiment : Wolfgang Holzmair et Samuel Hasselhorn.
    Le premier a enregistré les cycles de Schubert chez Philips et n'a pas fait une vaste carrière d'opéra. En salle, c'est la même chose : la voix est vraiment minuscule, le grave n'a pas d'épaisseur, le timbre est furieusement clair et on n'entend de tension lors de la montée dans les aigus. Fort de ces observations, ça vaudrait la peine d'essayer. (Au demeurant, je recommande ses cycles Schubert : même si le timbre nasal n'est pas le plus beau du monde, il chante avec beaucoup de subtilité ces cycles, parmi les lectures très réussies et abouties, de plus avec l'accompagnement éloquent d'Imogen Cooper !).
    Le second a remporté le Concours Reine Élisabeth et publié deux disques en ce début d'année (l'un reprenant sa participation au concours, l'autre regroupant des mises en musique rares tirées de l'Intermezzo de Heine aux côté du Dichterliebe – une merveille). Trois notules lui ont déjà été consacrées : une lumière incroyable émane de sa voix lorsqu'il chante le lied, et avec quelle fine sensibilité !  En revanche, la voix semble plafonner étrangement alors qu'il reste beaucoup de place, comme si la bascule thyroïdienne ne se faisait pas au niveau du passaggio – bref, comme une voix de ténor qui ne serait pas « sortie ». Et cela se paie dès qu'il chante avec orchestre : même dans Elias, superbe partie d'oratorio, on sentait la voix absorbée par l'orchestre, et manquer d'amplitude dynamique pour servir les contrastes. Faut-il souhaiter qu'il devienne ténor et abandonne son positionnement si particulier ?  Pas nécessairement, surtout qu'il peut peut-être, comme Goerne ou Gerhaher, vivre du lied. Mais pour n'importe qui d'autre, ce serait une question de survie professionnelle, d'endurance (cette émission doit être fragile, je n'aimerais pas avoir une laryngite là-dessus, tout doit s'effondrer !), et même simpleent d'aboutissement technique.

À l'inverse, Violetta Urmana, en devenant soprano, a renoncé à un instrument reconnu comme l'un des plus beaux mezzos de son temps (la rondeur, l'aigu facile, l'investissement) pour devenir un soprano dramatique aux contours assez peu fins (la voix sonne « grosse », je trouve, le texte en pâtit aussi), et aux aigus parfois un peu durs et criés en bout de tessiture. Elle a clairement les notes, mais pour soutenir le stress de cette carrière, de surcroît dans les rôles wagnériens écrits pour détruire les voix, c'était peut-être trop.
C'est plus ambigu pour Eva-Maria Westbroek, fière de s'être battue pour passer soprano, et qui les a magnifiquement chantés (Sieglinde, l'Impératrice de la Femme sans ombre, Carlotta des Gezeichneten…), mais au prix d'un dérèglement peut-être plus précoce de l'instrument – cela peut être lié, au demeurant, à bien d'autres paramètres : technique initiale (les timbres « flottants » sont fragiles), pression de la carrière (chanter beaucoup, dans de grandes salles, être captée, être attendue…), rôles très difficiles, et même évolution hormonale de la demi-vie (redoutable pour les voix de femme, il faut quasiment réapprendre tous les équilibres)…

Je soumets ces cas comme autant d'hypothèses : je ne suis évidemment pas dans le secret des dieux et je peux tout à fait me tromper de diagnostic (soit qu'ils soient vraiment de la « bonne » tessiture et à leur meilleur, soit que leurs limites proviennent d'autres paramètres). Je n'ai cité, à dessein, que des artistes que j'aime et admire, qui ont déjà, même jeunes fait leurs preuves dans le circuit : il ne s'agit en rien de les dénigrer, de remettre en cause leur professionnalisme… J'utilise au contraire leur talent pour poser ces questions à l'échelle de voix bien faites et d'artistes accomplis (sinon, bien évidemment que dans les cours de chant on trouve des voix pas encore stabilisées dans leur meilleure posture !).



Pour prolonger, vous retrouverez une grande partie des notules glottologiques dans cette entrée de l'index de CSS.

Bonne chasse aux glottes migratrices !

mercredi 3 avril 2019

Aida : Alerte aux contre-notes ! – ou comment les bicraveurs vous tiennent par l'épiglotte


http://operacritiques.free.fr/css/images/aida_myto.jpg

Envie d'écouter Aida. Préparant une notule qui expliquera en quoi Mario Del Monaco est le le meilleur ténor de sa génération – sur le plan musical (quelques spoilers ici) –, et dans une période glottocompatible, je choisis un disque où il se trouve dans sa prime jeunesse : Mexico 1951. Je n'avais jamais réussi à finir cette bande de très mauvaise qualité, surtout célèbre pour de mauvaises raisons – l'affaire du contre-mi-bémol.

Mais désormais, on en trouve des sources ou restaurations très valables : la bande publiée par le label-phare de tout glottophile wagnéro-verdien qui se respecte, MYTO, se révèle aussi confortable que n'importe quel pirate du rang des années soixantes. Un brin de saturation et assez peu de détail dans l'orchestre, mais honnêtement, c'est la norme radio à peu près partout dans le monde avant les années 70.



Je me plonge donc dans l'écoute, en commençant par le sommet (subjectif, sans doute) de la partition, pour ne pas dire de tout Verdi : l'enfilade de l'acte III « du Nil ». Chœur hors scène, romance, puis l'effectif enfle : duo de dispute soprano-baryton, substitution du ténor pour un faux duo d'amour, trio de réunion où la superposition des deux partenaires masculins révèle la trahison involontaire, et strette finale (intervention de la mezzo, orchestre déchaîné, réplique qui claque du ténor). Implacable, et s'y déploient une veine mélodique, une concision dramatique, une harmonie inhabituelle (faute de traces archéologiques de modes musicaux égyptiens, Verdi a opté pour une couleur modale originale, qu'il n'utilise dans aucune autre œuvre), qui se conjuguent de façon assez fulgurante.

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Extrait du duo père-fille. Giuseppe Taddei, Maria Callas, Opéra de Mexico, Olivero de Fabritiis.
Je regrette de ne pas pouvoir honorer le souffleur avec son nom – je me rattraperai dans une future notule, déjà bien avancée, incluant également Callas, et déjà nommée Suggeritore superstar. 

J'y admire Giuseppe Taddei : mozartien si tranquille (ce Guglielmo un peu transparent, ce petit Leporello étroit qui chante du nez pour faire semblant d'être drôle…) qui se révèle à chaque fois dans les grands emplois, du Hollandais (en italien) à Scarpia… en passant par cet Amonasro d'autant plus terrible qu'il est dit avec l'assurance et la netteté d'un gentilhomme – mais un gentilhomme fâché, assurément.
Je ne crois pas avoir entendu mieux dans ce rôle, tout simplement, combinant à ce point l'éclat vocal et la rigueur de la musique & des mots.

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Arrive la fin de l'acte. J'entends un changement de piste. Sérieusement ?

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Trio et strette finaux de l'acte III. Maria Callas, Mario Del Monaco, Giuseppe Taddei, plus tard Oralia Dominguez.
J'ai délicatement conservé le track gap entre les pistes, ainsi vous ne manquerez pas les aigus – ne me remerciez pas, c'est tout naturel.

aida sacerdote

Hé oui, ils connaissent bien leur marché, chez MYTO : afin de satisfaire la glottophilie purulente de leurs acheteurs, ils ont mis de côté les 30 secondes de la fin de la strette (applaudissements pour les 20' suivantes), le moment où le ténor claque ses trois la naturels – donc exactement la hauteur où la voix brille le plus, sans être contrainte par la hauteur périlleuse d'un si, mais avec la tension un peu surnaturelle de la hauteur qui demande une technique sophistiquée. L'aigu le plus spectaculairement timbré. Et alors, attaqué à cru, tenu comme cela sur des valeurs longues, répété sur plusieurs voyelles, dans un grand coup de menton dramatique, et quasiment sans orchestre… il a tout pour susciter quelques réactions physiologiques violentes chez les glottophiles les plus réceptifs (cris, larmes, spasmes, turgescences diverses).

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La réplique de Del Monaco : « Grand Prêtre, je reste en ton pouvoir ! ».
Avec ce gros point d'orgue non écrit.

aida sacerdote

De fait, Del Monaco en fait des caisses, et nous livre généreusement les trésors de ses résonateurs voûtés.

Mais tout de même !  Couper, pas même à la strette (l'interruption du trio par la mezzo), mais vraiment juste avant les aigus, sur une piste à part, pour qu'on n'ait pas besoin d'écouter tout le trio, ou pouvoir se le repasser à l'infini en détaché… Ils ne font pas semblant de croire que leur public s'intéresse au théâtre (ou à la musique).



Interdit, je parcours alors les pistes et… ils ont osé.

high e callas aida

Non seulement la présence de la contre-note est incrustée dans le nom de la piste (!), mais celle-ci se trouve à l'intérieur d'un chœur, même pas coupé à une respiration, vraiment à la barbare, juste avant le contre-mi, pour qu'on puisse se le repasser en boucle ou ne pas avoir besoin de se farcir toute la musique inutile qu'il y a autour. Bienvenue, profanes, au Glottostan.

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Il faut donc que je dise, un peu contre mon gré, quelque chose de ce contre-mi. Je suis même allé pour vous, lecteurs révérés, jusqu'à m'aventurer dans les redoutables biographies de la chanteuse, pour vérifier la cause de cette interpolation – je savais bien que le contexte en était sulfureux comme une légende maudite.

Et, croyez-moi, le voyage chez les biographes de Callas est quelque chose que vous ne voulez pas faire – à base de tirades sur sa perfection comme femme, comme archétype, comme beauté même, faisant coïncider sa beauté comme personne avec un extérieur beau à l'occasion du régime le plus important pour l'histoire de l'Humanité, nous dit Pierre-Jean Remy. J'ai trouvé des choses plus factuelles chez les anglophones, mais les informations les plus détaillées, je les ai finalement déterrées chez des fanboys non publiés mais un peu plus méticuleux, d'après sa correspondance notamment.

(aparté)

Pour moi qui considère Callas comme une très bonne chanteuse de son temps parmi plein d'autres, pas forcément meilleure, selon les œuvres et les soirées, que Tebaldi, Tucci, Cavalli, Olivero, Carteri, Gencer, Curtis Verna, Pobbe… je dois avouer que cet ésotérisme, ce luxe de détail, ces dizaines de monographies, et surtout la fascination sans réserve de mélomanes très informés (parfois même du type critique et suspicieux) me laisse tout à fait désarmé. Elle chante, quoi. Plutôt bien, oui, plutôt différemment certes, mais en faire la source du style juste, de l'élargissement du répertoire (huhu), de la subtilité (sensibilité textuelle indéniable, mais davantage dans le surlignage de ce qui est déjà écrit que dans l'animation d'un quelconque sous-texte), voire de toute émotion, voilà qui passe complètement ce que mes radars sont en mesure de percevoir.

Je suppose que, à la marge, le succès nourrit le succès, et qu'entre l'effet « premier contact » / « première version » pour beaucoup de mélomanes et la quantité de témoignages aisément disponibles, on finit plus facilement par rencontrer quelque chose qui nous plaît – si elle n'avait pas cette réputation, j'en serais peut-être resté à ses Norma-Violetta-Tosca (qui ne m'ont pas plus impressionné que cela) et je serais passé à côté de ses Elvira-Puritani, Amelia-in-maschera, Abigaille, Turandot, et d'une manière générale de ses témoignages de jeunesse, tout aussi emportés moins systématiques et apprêtés (les Gilda et Tosca de Mexico, la première Violetta de studio avec Santini…). Pourtant, l'abondance de disques de Nilsson, Sutherland ou même Fischer-Dieskau et Domingo ne provoque pas du tout le même genre d'hystérie (ils ont des inconditionnels fanatisés, mais rien qui puisse se mesurer au phénomène Callas). Faute d'y trouver des raisons proprement techniques (même ses biographes soulignent, souvent abusivement, comme pour montrer qu'il leur reste une pincée d'esprit critique, la dissociation de ses registres, que je ne trouve pour ma part ni gênant ni si criante par rapport avec à peu près n'importe quelle autre soprane aux prises avec les tessitures spinte) ou d'en ressentir la puissance, je suppose que, tout simplement, elle est entrée en résonance avec une époque, une attente collective. Mais je n'ai pas de réponse, en vérité.

Upside
: ça me procure une réserve infinie de trolls et provocations pour Twitter ou les dîners en ville. « Oui, Callas est excellente, c'est même parfois presque aussi bien que Floriana Cavalli. »  Ça ne rate jamais.

Je vous résume donc la situation avec toute l'impartialité de ma situation d'amateur réel mais tempéré.

(La genèse féerique et merveilleuse du grand Contre-Mi de Mademoiselle Callas)

Callas remporte à la fin des années 40 de grands succès à la Fenice de Venise (Walküre en italien, Elvira dans les Puritani) et se voit embauchée à Mexico, en 1950, pour une Aida. Le directeur lui suggère d'emblée le contre-mi, qu'elle refuse – apparemment sur des considérations stylistiques (légende dorée ou pas, vous vous figurez bien que je n'ai pas épluché sa correspondance pour le vérifier…). S'ils veulent des contre-mi, qu'ils l'invitent pour Puritani (qu'elle venait de faire) ou Lucia (qu'elle n'avait pas encore fait) !

Et puis viennent les répétitions et les premières représentations. Kurt Baum, le ténor (dont des bandes témoignent, très vilaine voix engorgée et manières de beuglard, mais manifestement bien sonore), rajoutait des points d'orgue partout, sans suivre les directives du chef, et agaçait tout le monde. C'est là que Callas fut, raconte-t-on, suppliée par Simionato de lui clouer le bec avec un contre-mi retentissant (là encore, véracité…). Tout le monde l'adora, Baum, qui était le seul à ne pas le savoir prévu, jura (sans s'y tenir) de ne plus jamais rechanter avec elle. Lors de la reprise de la production l'année suivante, elle renouvelle l'interpolation, cette fois avec Del Monaco, qu'elle détestait. Elle écrit ainsi (au moment de représentations de Turandot dans ces années) : « Il est si déplaisant… si jamais j'ai l'occasion de lui bloquer des engagements, je le ferai très volontiers. ».

Vous voyez, elle sait donner de sa personne lorsque le bonheur de ses semblables en dépend, en toute simplicité. Une héroïne des coulisses en plus de la scène, toujours prête à rendre service s'il fallait vous défendre, ou sinon vous venger. La bonté du soprano dramatique d'agilité éclate ainsi performativement dans tout son bienveillant (quoique sonore) ramage.

Je vous laisse redécouvrir cette merveille.

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Là aussi, je vous ai conservé religieusement l'interruption du changement de piste, pour faciliter votre imprégnation dans l'atmosphère glottocompatible : on sait ce qu'on attendait, et ce qu'on obtient !

Plusieurs choses me fascinent dans ce moment. Je suis d'abord frappé par la laideur de ce son (vraiment blanc, poussé, irrégulièrement vibré) qui fait figure de Graal, de témoignage inespéré de la meilleure chanteuse de tous les temps qui renvoie, par-delà les brumes d'une captation historique, toutes ses devancières et successrices à leur inanité presque embarrassante. On devine qu'il devait être réellement puissant, greffé sur une voix large (et on sent bien toute l'assise de l'émission qui soutient cette interpolation), mais quant à être convaincu de sa souveraine supériorité, disons galamment qu'il demeure une marge susceptible de souffrir le débat.

Ensuite et surtout, par l'absence spectaculaire de sensibilité musicale de l'interprète. Outre qu'un aigu interpolé ne convient pas toujours à la musique (il est plus logique textuellement, et Verdi était sensible à ces choses, de faire culminer puis descendre un disperato amor que de le faire éclater ainsi dans une montée triomphante sur des accords de triomphe martelés), je peine à croire que l'Impératrice de la Glotte ait à ce point manqué de connaissances musicales de base / de respect pour la musique.
Réécoutez attentivement la fin – vous n'entendez pas comme une dissonance ?
    C'est que Callas tient son mi bémol aussi longtemps que possible (supposé durer une demi-mesure, il dure deux mesures et demie), alors même que les accords changent. Par deux fois, l'accord de si bémol (qui ne contient pas la note mi bémol, mais la note ré, distante d'un demi-ton, qui frotte méchamment) passe tandis qu'elle tient imperturbablement sa note (fausse, donc), et l'arrête même, à bout de souffle, avant le retour à mi bémol (qui arrive juste après la capture de partition ci-dessous).

aida sacerdote

On entend clairement que quelque chose sonne faux, paraît déplacé, dissonant. C'est juste Callas, en fait. Évidemment, nous avons tous conscience du caractère ultimement sacré de la contre-note dans le répertoire italien, et du devoir de la tenir le plus longtemps… mais au point de ne plus du tout s'occuper de l'harmonie écrite par Verdi et de la tenir alors que la musique change… Lorsqu'on lit ensuite les tirades enflammées des biographies sur la musicienne hors du commun, l'esthète visionnaire, le parangon de tous les musiciens, on peine à établir un lien entre les deux observations.

Cela surprendra moins les wagnériens, qui ont pu sentir dans sa Kundry l'étendue des limites de sa compréhension de la musique – clairement une chanteuse plus qu'une analyste ou même une oreille attentive à l'orchestre.

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Je m'en voudrais néanmoins de paraître vouloir dénigrer Callas (j'ai déjà dit pourquoi, pour ces raisons et d'autres, comme sa relation-stabilo aux textes, elle ne figure pas parmi mes chouchoutes absolues), dont je respecte au demeurant les dons vocaux et l'engagement dramatique ; aussi, conformément aux recommandations de mon adjoint à la sécurité aux personnes, je vais bien pesamment souligner qu'elle n'est pas la seule à faire un peu n'importe quoi dans ce final du Triomphe.

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Dès le début, le chœur (d'hommes !) (à l'unisson !) n'est ni ensemble, ni avec l'orchestre, et ce flou s'étend à tout le passage. Callas & Del Monaco, quant à eux, choisissent à la reprise (1'05), au lieu de respecter les indications de Verdi (tout le monde démarre piano et enfle progressivement pour la reprise du chœur de triomphe doublée des lignes contrapuntiques des solistes déjà énoncées – tout cela est très finement écrit) d'octavier leur si bémol en le hurlant le plus fort possible, de façon à détruire l'effet suspendu de la transition et à détourner l'attention de la très belle l'entrée simultanée des deux thèmes. Des gorets glottiques.

high e callas aida

J'aime au demeurant beaucoup ce que fait Olivero de Fabritiis, dramatiquement, dans cet enregistrement ; très vivant, avec un vrai sens du grain rugueux, mais pour ce qui est de tenir les chanteurs, on sent clairement que ce n'était pas inscrit dans le contrat.

On glose souvent sur les mérites comparés des époques, mais en matière d'orchestre, on n'accepterait pas ce degré d'imprécision de la part d'un orchestre professionnel de petite ville, aujourd'hui. (Bien sûr la précision n'est pas tout, mais l'opéra italien d'alors, jusque dans les grandes maisons, est quand même assez impressionnant de ce point de vue.)



En tout état de cause, ce découpage de piste qui m'horrifie (et que j'ai voulu partager avec vous) ne m'empêche pas de bien aimer la posture du label MYTO : lorsqu'il vous vend de la glotte, il ne fait pas plus semblant de croire que vous aimez la musique que Playboy ne prétend concurrencer Nature.

À bientôt pour Suggeritore superstar et autres aventures au pays merveilleux des amygdales surexposées !

dimanche 15 juillet 2018

Les chanteurs et le rythme – ou pourquoi diriger l'opéra italien est un métier


Non, cette notule ne consistera pas en un infâme persiflage autour des aptitudes des chanteurs (aigus et italiens en particuliers) à respecter les rythmes écrits – elle essaiera, pour cette fois, de s'interroger un peu plus avant sur le rapport au texte musical. Je m'en tiendrai donc aux rapports licites et non aux grosses vautrades (très amusantes par ailleurs) qu'on peut trouver en abondance en ligne, et qui sont plus aisées à s'expliquer.

Je vais même faire mieux, je vais tâcher de vous montrer ce que produit la maîtrise du rubato en dehors des aigus allongés – comme d'habitude, extraits sonores à l'appui.

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« Giunto sul passo estremo » de Mefistofele, chanté par Giuseppe Di Stefano et accompagné par Bruno Bartoletti (tiré d'un récital DGG).



A. Un exemple commun

Tiré de Mefistofele de Boito, le très verdien opéra à succès qui se voulait wagnérien, je vous propose le dernier air de Faust, dans l'Épilogue (« Giunto sul passo estremo »). Son texte correspond de très près à la scène de Minuit du Faust II (on la trouve aussi, mot pour mot cette fois, chez Schumann) : Faust, après toutes ses aventures méphistophéliques, revenu au soir de sa vie, médite enfin pour le bien de l'humanité, et a la vision d'un monde meilleur, où les pouvoirs immenses conférés par l'Enfer lui permettraient d'assainir les marais pour y bâtir ville et champs. (Après quoi, il est saisi par la beauté de la chose, dit à l'instant de s'arrêter, et au moment où Méphisto veut se saisir de lui, les Chérubins célestent l'emportent comme un saint.)

Schumann traite ce moment de façon assez variée et complexe (parce qu'il utilise le texte de Goethe d'origine, très riche), le tourment laissant la place à l'illumination, puis à la fanfare épique des pioches et des pelles. Boito le concentre dans un air, mélancolique (le temps a passé, il n'a rien accompli) et extatique à la fois (la vision d'avenir).

C'est, du point de vu formel, une simple alternance de type ABB'A', avec une mélodie principale très prégnante dont la seconde est issue.

L'accompagnement aussi est particulièrement sobre, des accords de cordes (souvent alternés basse / accord). Mis à part de brefs mouvements conjoints de la basse (moins une mélodie qu'un procédé basique d'harmonie), quasiment aucun contrechant d'accompagnement, aucun effet. Parfait pour notre petite expérience.

Si vous ne lisez pas la musique, il est tout à fait possible de suivre les effets relevés : avec le texte sur la partition.

giunto sul passo mefistofele boito
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B. Gianni Poggi : come scritto

La lecture proposée par Gianni Poggi est largement traditionnelle : elle respecte globalement les indications, avec quelques divergences mineures comme la place des ports de voix (qui peuvent être dues à des différences de tradition, de goût stylistique, mais aussi tout simplement d'édition).

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Gianni Poggi chante l'air accompagné par la Scala dirigée par Franco Capuana. (Tiré de l'intégrale avec Giulio Neri.)

giunto sul passo mefistofele boito
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J'attire votre attention sur quatre éléments surtout :

→ Poggi chante la scène de façon très ronde et liée (legato), avec beaucoup de moelleux (morbidezza), vraiment comme la cantilène d'un air. Il supprime même quelques accentuations, le propos est quasiment belcantiste dans cet opéra qui se revendiquait postwagnérien (mais ne l'était pas au bout du compte, cela dit !).

→ Il accorde un soin tout particulier à la réalisation des voyelles doubles – en italien, elles ont beau ne compter que pour une syllabe (I-ta-lia), on les prononce de façon séparée (I-ta-liya), de même pour l'hiatus, lorsqu'elles se rencontrent entre deux mots distincts, fussent-elles identiques : on les prononce.
C'est une difficulté en musique : on a une seule note (donc une seule émission de voix, une seule durée) et deux voyelles distinctes à placer.  Elle est souvent résolue à la louche par les chanteurs, qui les placent lorsque cela les arrange, ou tendent à les escamoter – il existe d'ailleurs des élisions officielles en italien poétique (core ingrato > cor ingrato, comme dans le seria) ou dialectal (core ingrato > core 'ngrato, comme dans la chanson napolitaine).
Poggi, lui, les place très exactement sur des subdivisions de la durée attachée à la note (double pointée + triple pour le premier « bea », deux doubles pour le second), on entend bien le côté « carré » de la réalisation, comme si c'était écrit et non  improvisé. (Cette rigueur, qui permet une articulation très audible des mots, a beaucoup de charme en ce qui me concerne, aussi bien pour l'attitude que pour le résultat.)

→ Poggi est néanmoins un spécialiste de musique italienne, et un chanteur de son temps : les rythmes ne sont pas toujours exactement réalisés, indépendamment des effets délibérés de ralentissiment. J'en ai souligné quelques exemples dans la reprise du thème A : des pointés qui sont un peu dépointés (rapport 2/3 plutôt 3/4 sur la durée de la note principale), des croches qui n'ont pas la même durée… Ce peut être le fait d'une volonté expressive, de suivre la prosodie ou de seconder le sens du mot, mais c'est aussi assez souvent le fruit d'une certaine indifférence à la lettre, le chanteur exécutant globalement la phrase, sans chercher, comme un instrumentiste, à la placer exactement. On peut discuter de la justification (naturel) et des limites (cela peut rendre des mesures ou des accords faux), même de la posture morale, mais c'est la norme à cette époque, et encore assez largement dans le répertoire romantique italien, de nos jours.

→ Autre particularité effleurée ci-dessus, qu'il partage avec la quasi-totalité des interprètes de Verdi, la tendance au fort ralentissement en fin de phrase, et encore davantage s'il s'agit d'émettre des aigus. Mise en valeur d'un galbe de phrase, et plus encore ronds-de-jambe-de-voix. Ils ne sont pas tous marqués, et certains élargissements prévus du tempo deviennent de véritables points d'orgue… c'est le style qui veut ça – je m'en passe sans frustration, mais ce n'est pas gênant pour autant.
Songez tout de même que cela suppose, même à ce petit degré, une réelle flexibilité de la part des musiciens, tous les chanteurs ne réalisant pas ces ralentis de la même façon, ni même tous les soirs de façon identique !  (en particulier les tenues, qui ne sont que rarement des multiples de la valeur écrite, souvent uniquement définies par la quantité d'air disponible pour émettre une note timbrée… il faut être réactif et disposer de belles qualités d'anticipation !)



C. Mario Del Monaco : l'ivresse du rythme

Ce que je trouve le plus remarquable, chez Mario Del Monaco, ce n'est pas l'airain de la voix, la hardiesse de l'aigu, le volume sonore, l'éclat du timbre… c'est bel et bien le musicien. Cet air en donne un bon exemple : hors un début d'épanchement très logique à la fin, il n'impose pas de contorsions à l'accompagnateur, la pulsation est très régulière, les rythmes très exactement réalisés.

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Toutefois, Del Monaco est tout le contraire d'un chanteur scolaire, car la netteté de ces attaques rythmiques, la propreté de ses détachés lui permettent de créer une sorte d'effet d'agitation, qui procure l'impression que le tempo, pour ne pas dire le rythme cardiaque, s'accélère. Une illusion saisissante que vous entendrez mieux dans cet extrait du Trouvère :
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Cette sûreté du parcours et son caractère habité sur un plan non seulement vocal mais musical, même au niveau le plus fondamental de l'exactitude solfégique, est assez rare chez les chanteurs, particulièrement dans le répertoire romantique italien, et le place un peu à part. Mais elle convoque une forme très particulière d'éloquence et d'émotion, qui a en outre l'avantage de libérer totalement les musiciens accompagnateurs de la charge de suivre les fantaisies de la scène au risque de sacrifier la musique. Dans un air simple comme celui-ci, ce n'est pas un problème, mais dans les grands ensembles à tuilages, lorsque le ténor ou la soprane commencent à prendre leurs aises, l'orchestre finit par ne plus chercher qu'à tomber à peu près sur les mêmes temps déformés qu'eux, et à ne plus trop se préoccuper de l'inspiration musicale…

On peut par ailleurs trouver la voix un peu dure, les nuances un peu fortes, le timbre un rien monochrome, mais cette sécurité rhétorique fait de Del Monaco un chanteur infiniment plus intéressant, à mon gré, que la plupart de ses contemporains dotés de timbres plus flatteurs.



D. Luciano Pavarotti : le grand équilibriste

À l'opposé de la rigueur delmonacienne, il y a la science vaporeuse du rubato – c'est-à-dire de l'écart (savant) que l'on prend délibérément avec le rythme écrit, et qui excède la quantité mathématique de la mesure. Il serait facile de collectionner les exemples où le chanteur met l'orchestre dans le décor, oublie un temps, manque son entrée, tient un aigu sans décompte juste, change sans cesse le tempo selon son humeur expressive ou son confort vocal… mais je me suis limité, dans cette notule, à l'aspect positif de cette question, à sa maîtrise.

Et dans cet air, je crois que Pavarotti nous montre le point jusqu'auquel on peut aller dans l'extrême du tempo flexible, toujours légèrement en-dehors.

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Il convient de préciser à ce moment que Pavarotti n'est pas, contrairement à la légende, un illettré solfégique : il n'était sans doute pas un prince de la dictée musicale à sept voix, mais il lisait bel et bien la musique (de multiples vidéos, pendant des masterclasses ou des concerts, le montrent en train de lire très soigneusement la partition). Je ne serais pas étonné qu'il ait laissé prospérer cette rumeur qui le décrit, finalement, comme une sorte de naturel absolu ; ou bien est-ce l'Envie qui a parlé, cherchant à le dépeindre comme un rustre à joli timbre.

[Pour ma part, je me sens assez à rebours de ce qu'on lit habituellement sur Pavarotti : ses jeunes années m'ennuient, avec une voix tellement parfaite qu'elle est monochrome, et un chanteur qui n'exprime rien ; à partir des années 80, les [a] s'ouvrent, la couverture se fait plus raisonnable, l'artiste met bien plus en avant le texte. Et chez lui aussi, ce n'est pas tant le timbre que la clarté absolue du texte et la science de la ligne qui forcent le respect – même si la perfection du timbrage tout en haut de sa voix fascineront violemment l'amateur de chant.]

Il est difficile de relever précisément des effets spectaculaires : en plus de le prendre très lentement (Del Monaco étant lui assez rapide par rapport à l'usage), Pavarotti tend à élargir les fins de mesure, un effet assez courant dans les adagios orchestraux. La combinaison des deux facteurs procure une impression de suspension et d'éternité très congruente avec le sujet de l'air, mélange de sentiment mélancolique du temps qui passe et d'aspiration à l'immortalité.

Si vous essayez de battre la mesure, vous verrez que Pavarotti est toujours très légèrement en-dehors, le tempo ne bouge que très peu, mais il fait toujours traîner l'attaque du temps suivant, accroissant cette impression d'immobilité assez extraordinaire.
Cela s'entend aussi très bien en se concentrant sur l'accompagnement : on perçoit sans équivoque qu'il n'est pas régulier mais reprend son souffle pour attendre le chanteur.



E. Ce qu'on en retire

À quoi bon avoir usé mon temps et votre patience à ce petit jeu ? 

On parle beaucoup de timbre, de justesse, de volume lorsqu'on devise de technique vocale (et j'y ai moi-même contribué ma part) ; plus rarement de solfège et de rythme.
Alors qu'il est un parent pauvre des formations (à telle enseigne qu'il existe une matière nommée « solfège chanteurs », contrairement à ce qu'on pourrait attendre plus sommaire que pour les instrumentistes qui n'ont pourtant pas besoin de chanter juste !), même si le niveau en la matière s'est énormément élevé dans le dernier demi-siècle, je crois qu'on néglige l'importance qu'il peut avoir dans l'expression.

Une voyelle proprement placée sur une subdivision du temps (comme Penno), un détaché propre qui transmet les agitations de l'âme (comme Del Monaco), une allongement des valeurs à des endroits stratégiques qui suspendent le temps perçu (comme Pavarotti), cela peut changer un beau tour de chant en moment ineffable, d'une puissance expressive sans comparaison.

C'était aussi l'occasion de rendre hommage aux chefs et musiciens de fosse, qu'on critique volontiers pour leur impavidité ou leurs décalages… Vous avez vu le nombre de paramètres, pas toujours concertés, qu'il faut anticiper, et je n'ai choisi que de très bons élèves !
Alors avec les chanteurs moins aguerris, ou qui se moquent assez de la musique et des accompagnateurs, je vous laisse vous figurer la panique permanente qu'il faut gérer – car le public ne reprochera jamais à un chanteur d'avoir tenu un aigu sur une durée qui n'est pas une subdivision rigoureuseuse de la mesure, ou de se mettre soudain à faire tel effet non prévu… en revanche une débandade en fosse parce qu'il faut supprimer deux temps coupés sans prévenir par la soprane, ou le caractère très scolaire d'un accompagnement parce que tous les musiciens ont les yeux rivés sur le chef, lui-même tremblant de manquer la prochaine erreur de rythme du ténor… cela ne sera pas de même pardonné.

Il existe aussi, j'en suis conscient, un certain nombre d'orchestres de fosse qui laissent percevoir leur ennui lorsqu'ils dirigent des musiques moins intéressantes pour eux (typiquement Rossini-Donizetti-Verdi)… pourtant quoi qu'il en soit, suivre des chanteurs dans le répertoire romantique italien, il là s'agit d'un véritable métier, et l'on voit bien pourquoi ces chefs qui ne sont peut-être pas de grands bâtisseurs de son mènent une carrière exclusivement en fosse et dans ce répertoire, parce qu'il y faut des qualités musicales très particulières… celles qu'on enseigne au suggeritore !

Rappelez-vous de l'expulsion du Met de Leonard Slatkin, grand chef capable de diriger les œuvres les plus subtiles, parce qu'il avait été incapable de suivre les improvisations fantaisistes d'Angela Gheorghiu. (Je n'ai pas entendu la bande, donc je n'ai pas d'avis sur qui est réellement responsable, mais combiner la rigueur rythmique et l'écoute relatives de Gheorghiu à un chef qui a l'habitude de diriger des symphonies réglées au cordeau était manifestement un pari malavisé.)
Les deux s'étaient renvoyé la faute dans la presse… mais qui de la soprane ou du chef croyez-vous qu'on bannît pour jamais du théâtre ?

mercredi 16 mai 2018

[glottologie] – Concours Reine Élisabeth 2018 : chant


Voilà un moment que je n'avais pas proposé une séance de glottophilie pure, comme un commentaire de concours.

Comme je viens de le faire sur Classik, voici quelques impressions (jetées avec désinvolture, il faut donc filtrer l'emporte-pièce) sur les récitals de finals (et quelques-uns de demi-finale) au Concours Reine Élisabeth 2018, un des concours de chant au monde où le niveau est le plus élevé ; en tout cas un de ceux où il y a très peu de déchet quand on arrive aux demi-finales, et toujours quelques belles personnalités.

Les vidéos des finales et des demi-finales sont disponibles sur le site du concours, par cette page notamment.

Les récompensés se répartissent comme suit.
Premier Prix : Samuel Hasselhorn
Deuxième Prix : Eva Zaïcik
Troisième Prix : Ao Li
Quatrième Prix : Rocío Pérez
Cinquième Prix : Héloïse Mas
Sixième Prix : Marianne Croux

À présent, mon avis. J'ai déjà mentionné plusieurs de ces chanteurs sur Carnets sur sol, lors de concerts de ces cinq dernières années :
● Samuel Hasselhorn 1 & 2 (concerts en 2013, lors de son séjour parisien).
● Eva Zaïcik (apparemment Zaičik ?) dès 2013 également : 1, 2 (putti d'incarnat 2015-2016, déjà!), 3 ; un portrait était même prévu (mais désormais qu'elle est quasi-célèbre, ce n'est plus utile).
● Marianne Croux (dès 2014) 1 & 2 (elle s'est vraiment améliorée depuis, sa finale en atteste).
Fabien Hyon (notamment en Louis XIV).
● Aussi Dania El Zein (dont je n'ai pas dû dire trop de bien), mais dans des rôles secondaires pas nécessairement significatifs.

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Par avance, je prie les interprètes, s'ils lisent cette page, de ne pas m'en vouloir pour les formulations non filtrées (pas initialement prévues pour CSS, simplement une conversation au débotté sur un forum, mais comme j'ai tout commenté, autant en laisser une archive ici…) ; je tâche de toujours motiver et remettre en perspective mes appréciations, mais ce peut blesser, surtout lorsqu'on débute dans la carrière et touche ses premiers lauriers en même temps que ses premières critiques injustes.

Il ne faut donc pas prendre au tragique ces appréciations : je ne suis pas leur professeur de chant, je n'étais pas dans la salle (ce qui peut vraiment changer radicalement la perception, pour certaines voix), et il ne faut voir nulle recherche de malice ou d'épate à bon compte dans les formulations. C'est à mettre en regard de ma propre conception de l'intérêt du chant lyrique, de mon tropisme pour les voix claires et antérieures, etc. Même si je suis convaincu que pour des raisons fondamentales (nature communicative de l'opéra, ou simple efficacité acoustique), j'ai raison, et que certaines esthétiques sont un dévoiement frustrant de l'esprit ou du style… ce n'est que mon avis, toute subjectivité bue. Et il ne remet pas en cause le travail des artistes ; tout au plus pose-t-il des questions plus larges sur ce qu'on attend de l'opéra – avec moi, Germaine Lubin ou Joan Sutherland n'auraient pas passé les demi-finales (et probablement pas la présélection pour la première !).

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Avant l'écoute :

Je retrouve un certain nombre de chanteurs déjà entendus plusieurs fois dans cette sélection : Sunghoon Choi, Shahar Lavi et Héloïse Mas en retransmission (effectivement dans un genre un peu épais pour moi, mais c'est tout sauf déplaisant), et en vrai Samuel Hasselhorn, Eva Zaïcik, Marianne Croux, Dania El Zein, Axelle Fanyo, Fabien Hyon (dont je suis complètement fan, un ténor qui ne semble jamais aigu, toujours bien disant).

Eva Zaïcik, oui, bouleversante, partout ; à la fois une diction extraordinairement précise et une voix d'une rondeur et d'une volupté exceptionnelles, avec du volume… si elle ne se précipite pas tout de suite pour chanter Erda (ce qui n'a pas l'air son genre), elle a beaucoup à donner dans le baroque (elle est au Jardin des Voix, sort du CNSM, a participé aux petits chœurs du Concert Spirituel depuis au moins 5 ans…), dans le lied (où elle est formidable aussi), et sans doute plus tard dans des répertoires plus larges (entendue dans Paulina de la Dame de Pique, tétanisante).
Une des chanteuses en activité les plus intéressantes, à mon sens.

Samuel Hasselhorn (qui a déjà brillé dans des concours de lied) a des limites techniques : il ne sonne bien qu'en allemand et que dans le lied – manifestement un ténor qui n'a pas tout à fait trouvé sa voix. Mais dans le lied, il irradie avec un naturel et une diction fabuleux… s'il peut en vivre, on s'estimera comblés.

Axelle Fanyo (issue du CNSM il y a déjà quelques années) a un gros potentiel avec une voix large, qui sonne moins bien en retransmission (il peut manquer des harmoniques et paraître faux, même lorsque ce n'est pas le cas), et qui a encore des efforts à faire côté articulation du texte et fermeté de la ligne. Mais elle peut beaucoup si elle discipline sa vaste voix.

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Pendant & après l'écoute des épreuves :

L'accompagnement d'Alain Altinoglu transfigure l'Orchestre de la Monnaie (qui est toujours très bon, mais en feu ces soirs-là, ce qui est rare dans ce type de circonstance). Les accompagnateurs piano, dont je n'ai pas noté les noms et qui ne m'étaient pas familiers (contrairement à Daniel Blumenthal lors de précédentes éditions) étaient extrêmement impressionnants, non seulement fiables mais de très, très bons musiciens (pourquoi diable ne confie-t-on pas les récitals de piano aux chefs de chant, ils sont tellement meilleurs que les solistes ?).

Ci-après, mes commentaires, dans l'ordre de passage de la finale que je vous invite à suivre simultanément :

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Ao Li (n°3), basse ; la finale.

◊ Certes, les langues sont meilleures qu'il y a dix ans chez les compétiteurs sino-coréens, mais je suis toujours gêné (particulièrement chez les Chinois) par le placement très rugueux… ils utilisent la technique italienne d'une façon un peu dévoyée, qui cherche le son, mais qui reste en gorge, jamais de brillant, peu de timbre… D'autres aires le résolvent bien en utilisant leur propre école (les Russes !), mais pour beaucoup de Chinois (c'est de moins en moins vrai pour les Coréens, qui commencent à avoir une véritable tradition de chant lyrique européen), ça reste problématique : convaincant éventuellement, mais très rarement séduisant. Ça viendra bien sûr : on peut désormais entendre à Pékin le Ring dans un très bel allemand (et avec un Loge fantastique…).

◊ En italien, les [o] ouverts se ferment trop dans l'aigu, les [a] sont exagérément ouverts grands les graves pour faire expressif. Et son Bartolo se perd dans le sillabando, vraiment en retard (il faut le prendre plus lentement, alors !).

◊ Et son Aleko, très bien chanté, n'est pas émis de façon russe, ni très narratif, alors que c'est un moment qui dégouline de drame comme peu d'autres… J'ai l'impression de passer un peu au travers (mais c'est personnel : je supporte mal d'entendre chanter du russe mal placé, de l'italien blanchi ou du français en arrière).

◊ Je n'ai pas senti non plus la bête de scène : une face par personnage… Bien sûr, ce sont des choses qui se travaillent sur scène, d'autant qu'il a choisi un programme très dramatique et intense.

◊ Justement, le point fort, c'est le choix du programme : Ralph (Bizet), Bartolo (Rossini), Aleko, de grandes scènes très expressives qui échappent au stéréotype de l'air de concert. Et je suppose, vu son succès que la voix doit être bien sonore, ce qui est rare chez les basses chantantes.

Évidemment, outre l'affaire du goût (ils savent tous chanter, c'est ensuite la question de ce qu'on veut entendre, de leurs limites et de leur potentiel)… le fait de les entendre en vrai est capital, et peut expliquer pourquoi Untel exceptionnel n'a pas été choisi et un autre plus terne (qui sonnait de façon très présente sur place) a été distingué.

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Germán Enrique Alcántara (non classé), baryton ; la finale.

◊ Vraiment une voix de baryton très bien faite, avec de l'assise et de la clarté. Aussi l'un des très rares à pouvoir chanter l'air du Comte des Noces en concert sans se prendre les pieds dans la strette finale, agilité ET fa dièse assurés. Peut-être pas une voix au timbre très original, mais assez parfait.

◊ Clairement moins à l'aise en allemand et dans les barytons un peu plus graves, son Pierrot est un peu tassé, mais sans faiblesse sérieuse, vraiment une voix à la fois ronde et assez franche.

◊ C'est encore plus gênant en français, avec son sa « chanson romanesque » des Don Quichotte à Dulcinée, dans un français tout en arrière et vraiment tassé. À l'inverse, fantastique finition de son Riccardo des Puritains, vraiment une des plus belles versions que j'aie pu entendre (on se situe à un niveau Zancanaro de belcanto, là), avec un legato parfait, du moelleux, mais aussi un vrai mordant. Et dans le Figaro de Rossini, les aigus sont impressionnants (et lui fait du vrai sillabando impeccable.

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Sooyeon Lee (non classée), soprano ; la finale.

◊ Superbe rondeur (quoique parfois un peu en arrière et un vibrato un peu blanc qui s'ajoute), vraiment facile, elle place avec une moelleux incroyable. Mais comme le programme n'a aucun intérêt (les airs de concert de Mozart, franchement, ça mérite à peine la poubelle pour les accumuler), parce que la pauvre, elle est colorature, on est obligé d'écouter uniquement des volutes et galipettes. Elle aurait pu proposer autre chose, mais quand on est colorature, c'est là-dessus qu'on est jugée pour pouvoir tenir les emplois. (Quel ennui, tellement loin de ce que je trouve passionnant dans le chant.)

◊ Mais elle, oui, elle chante merveilleusement (dans une langue indéfinie, mais vu le répertoire, est-ce que ça a une importance). Évidemment, si on aime les récitatifs, le drame, les voix antérieures ou le relief de la langue, il faut changer de chaîne. hehe J'irai voir si elle a fait un peu de mélodie en demi-finale, ce serait intéressant.

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Eva Zaïcik (n°2), mezzo-soprano ; finale et demi-finale.

◊ On en a déjà parlé ; mais tout de même, 5 airs en 5 langues (les cinq majeures en matière d'opéra), balayant tout le spectre des styles (opéra XVIIe, oratorio XVIIIe, Rossini, opéra français XIXe, mélodie symphonique russe… !) jusqu'à la fin du XIXe (considérant qu'elle chante très bien Concepción, il y avait de quoi faire après aussi), et toujours avec un style tellement juste, sans outrance, ce médium toujours rond, jamais forcé ni tubé, cette diction parfaite (l'italien est très beau, ce n'est pas si souvent ; le russe capiteux). Et en salle, la voix passe très très bien malgré le moelleux (ou l'absence de vibrato dans le baroque).

◊ Je lui aurais clairement donné le prix, pour moi une des grandes chanteuses du moment ; et tout le monde semble s'en apercevoir, elle est dans le chœur du Concert Spirituel depuis assez longtemps (2013 au moins !), a fait le CNSM, a été sélectionnée pour le Jardin des Voix 2017, été finaliste à Voix Nouvelles, invitée dans de plus en plus de grandes productions (Lybie avec Dumestre dans Phaëton à Versailles et à Caen, le plus beau rôle féminin de l'opéra)… Excellente dans le lied également, même dans les lieder en quatuor comme les Liebeslieder de Brahms ou les Liederspiele de Schumann, où sa partie dispose toujours d'un grand relief.

◊ Malgré son aisance scénique, très émotive : elle raconte qu'elle a manqué de s'évanouir quatre fois (!) pendant la demi-finale.

Amusant (et un peu attristant) de constater la rage qui s'est abattue sur elle dans les antres glottophiles des forums maudits (que je me suis risqué, contre mon habitude, à consulter) – si j'ai bien suivi des raisonnements parfois elliptiques ou tortueux, elle ne beugle pas, c'est suspect – est-ce encore seulement de l'opéra ?

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Danylo Matviienko (non classé), baryton ; finale.

◊ Baryton assez clair. Son placement (ukrainien de l'Est) fait qu'il s'étrangle un peu en montant dans les Fahrenden de Mahler ; en revanche dans Aleko, là la voix reprend sa place naturelle, et la saveur du verbe, la tension de la ligne sont tout autres. Comme souvent, les Russes, quasiment les seuls à avoir conservé la typicité de leur école nationale (voilà un beau sujet de notule technique, les écoles nationales !), font merveille dans leur répertoire propre, et ne se privent pas de l'exploiter.

◊ Il est actuellement dans l'Académie de l'Opéra de Paris. À ce niveau de toute façon, on a rarement des cas comme Hélène Carpentier, qui ne soient pas déjà très insérés professionnellement, une propulsion pour changer de niveau de recrutement, pas pour démarrer une carrière. Michèle Losier l'avait fait (avec succès), alors qu'elle tenait les premiers rôles à Montréal, pour lancer sa carrière européenne. (Et depuis, elle a chanté les premiers rôles à Favart, au TCE, à Garnier…)

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Héloïse Mas (n°5), mezzo-soprano ; finale.

◊ Ouille, ça ne s'est vraiment pas arrangé depuis ma dernière écoute ! Totalement tubé (tellement que les attaques sont souvent un peu basses dans sa Brangäne), absolument inintelligible. Une seule voyelle, du gros vibrato, vraiment tout ce que je n'aime pas. Dans l'aigu, on sent que ça s'éclaire, mais pour moi, tout à fait ce que je n'ai pas envie d'entendre (les appels de Brangäne avec aussi peu de mots, ce n'est plus de la couverture, c'est la Princesse au Petit Pois !).

◊ L'italien non plus ne ressemble à rien – on entend bien l'accent français, mais on ne reconnaît aucun mot tellement tout est archi-couvert et patatechaudé !

◊ C'est peut-être parce que je ne l'avais entendue qu'en français : sa Carmen est bien mieux, et Sapho franchement très bien, placement plus franc du français oblige. Épais (et on ne croirait jamais une française !), mais ça fonctionne. Disons qu'elle chante tout comme on a coutume de chanter Dalila.
Mais consolation : ce sont clairement les meilleures stances de Sapho que j'aie entendues… (il faut dire que le choix, entre Catherine Ciesinski et Anita Rachvelishvili, n'est pas trop dans l'esprit du concours de poésie) Conduite remarquable de la ligne, vraiment comme un archet, et le texte, quoique toujours aussi épaissi, est bien intelligible dans ce bas-médium. Elle m'a cueilli.

Je suis sans doute mauvais juge, puisque c'est, idéologiquement, ce que j'estime être un mauvais choix à l'opéra (où l'intelligibilité doit primer sur la ligne). Beaucoup pensent autrement. (D'ailleurs le Prince Laurent s'est même levé d'enthousiasme après Sapho.)

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Rocío Pérez (n°4), soprano ; demi-finale & finale.

◊ J'aime beaucoup : la voix (là aussi, un certain rapport avec sa langue maternelle) est très franche, même un rien rugueuse, très agréable dans ces parties où l'on entend beaucoup de choses vaporeuses et vaguement informes. La véhémence de la déclamation dans la Reine de la Nuit, la netteté du trait dans Bellini, ça me plaît beaucoup. Les quelques aigus trop bas dans les piqués de la Reine de la Nuit lui ont peut-être coûté un peu (moi je m'en moque totalement, mais vu la quantité de sopranos coloratures, de loin la voix la plus présente dans l'Univers, et la nature de leur répertoire, la perfection pyrotechnique n'est pas un supplément pour qui veut réussir).

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Alex DeSocio (non classé), baryton ; la finale.

◊ Difficile d'en juger en retransmission. La voix a un grain que je trouve désagréable, mais difficile d'entendre s'il s'agit d'un forçage (dans le bas de la voix, ou le [i ] dans l'aigu) ou au contraire d'une résonance facile sans avoir à optimiser les résonateurs… les voix graves (enfin, le la3 est d'une liberté étonnante !) sont compliquées à percevoir en retransmission. Beaucoup moins de surprises chez les femmes et les ténors, en la matière.

◊ L'air de Yeletski ne sonne pas toujours très bien, assez blanchi dans les nuances douces, assez antérieur pour du russe ; et à d'autres moments au contraires, même si j'ai plutôt l'impression qu'il chante italien, il trouve vraiment une forme de justesse particulière (aidé aussi par le tapis épatant offert par Altinoglu).

◊ Il paraît un peu court et prudent dans l'air d'Enrico (Lucia), encore des choses à peaufiner avant de se lancer dans les rôles les plus exposés. Ce n'est pas grand'chose, ça doit bien sortir en répétition, mais avec l'émotion du concours ou du concert, la fatigue des voyages et des dates proches, les aventures de la climatisation, il y a des gestes qu'il faut optimiser.

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Yuriy Hadetzskyy (non classé), baryton ; la finale.

◊ Dans le Comte Almaviva, on sent bien le tropisme arrière, mais il s'en tire très bien, à coups d'allègement. De même dans le Figaro rossinien, avec un bel impact (mais l'italien devient plus étrange aussi). Le français est très en arrière et grimaçant en revanche (chanson romanesque et chanson à boire des Don Quichotte à Dulcinée).

◊ Dommage de n'avoir rien chanté en russe, je suis sûr qu'il doit être très impressionnant. Il paraît que sa demi-finale était plus belle, je vais aller vérifier cela.

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Charlotte Wajnberg (non classée), soprano ; la finale.

◊ Pourquoi commencer par un air en anglais quand la langue (que tout le monde a dans l'oreille) est aussi peu familière ? Par ailleurs, dans Mahler, la voix m'a paru étrangement éteinte, le souffle court… je crois qu'elle était authentiquement morte de trouille.

◊ Au demeurant, sur la couleur de la voix, pas fanatique de ces appuis pharyngés qui tendent à uniformiser les couleurs, à jeter un voile sur le timbre. (Et l'italien n'est vraiment pas bon non plus.)

◊ Oh mon Dieu ! Je me demandais quelle cantate anglaise elle chantait avec un accent si affreux… c'était Les Mamelles de Tirésias ! affraid
Petit effort de diction à faire, donc. (Mais sinon, choix d'airs de concert sympas : Giulietta de Bellini où l'orchestre peut briller, Rheinlegendchen, les Mamelles…)

Il paraît qu'elle était souffrante lors de la finale, ce qui tempère et explique une partie de ces impressions, notamment le faible rayonnement de la voix pour une chanteuse arrivée aussi loin dans une telle compétition.

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Samuel Hasselhorn (n°1), baryton ; demi-finale & finale.

◊ Grosse surprise que sa distinction en première place : c'est un chanteur vraiment fabuleux dans le lied (l'expression, la lumière singulière), mais dès qu'on quitte le répertoire piano et l'allemand (même pour des songs !), ils n'est plus très à l'aise, et on sent bien, dans la vidéo de la finale, combien il est concurrencé par l'orchestre et limité dans ses dynamiques et d'une manière plus générale ses options techniques.

◊ Remporter ce concours est une bénédiction pour lui : maintenant qu'il a (après avoir sillonné tous les concours de lied d'Allemagne !) une notoriété internationale, il peut espérer faire carrière comme liedersänger et chanteur d'oratorio exclusivement, façon Goerne ou Gerhaher. Très peu ont la notoriété suffisante pour cela. Sans quoi, je doute qu'il puisse réellement éclore comme soliste sur les grandes scènes (la voix est peu efficace en matière de projection, et on perçoit très bien que son Posa n'est pas ample).

 En tout état de cause, la prise de risque de récompenser un (tel) spécialiste dans un concours généraliste fait grandement plaisir ! 

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Marianne Croux (n°6), soprano ; la finale

◊ De très gros progrès dans les aigus, qui sonnent à la fois tendus (dramatiquement) et glorieux, avec une belle largeur, vraiment là où elle s'épanouit.

◊ Sinon, je n'aime toujours pas sa technique et sa matière sonore : la voix sonne à la fois mûre (une voix de soprano plutôt typée milieu-de-quarantaine) et encore verte (pas complètement timbrée dans les médiums). Je m'en moquerais assez si le texte n'était pas tout à fait inintelligible, la couleur identique dans toutes les langues (j'avais découvert La Carmélite de Hahn avec elle, pas évident de suivre !).

◊ Au demeurant, je lui trouve (ce qui n'avait pas été évident dans mes précédentes expériences) une réelle générosité, une intensité, quelque chose se passe indéniablement lorsqu'elle chante : elle aura peut-être des choses à faire dans des rôles un peu dramatiques. (Disons que je la vois plus intéressante en Chrysothemis qu'en Comtesse des Noces.)

◊ Au fait, pourquoi cet air du Rake's Progress (que je trouve assez peu passionnant, comme à peu près tout le monde) ?  Pas vraiment le moyen de briller ni de séduire l'auditoire avec de jolies mélodies, ça m'a paru un choix étonnant (mais original, et en tant que tel, forcément plus rafraîchissant qu'une millième Juliette).

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Fabien Hyon (demi-finaliste), ténor ; demi-finale

◊ Excellent dans le baroque comme dans les rôles romantiques, un ténor qui ne paraît jamais aigu, toujours parfaitement intelligible, et comme toujours détendu, toujours parlant, toujours naturel.

◊ Son choix de pièces était étrange et l'a peut-être desservi : deux lieder de Wolf et deux mélodies de Roussel, peut-être un peu abstrait, tout cela accumulé, pour des cerveaux de profs de chant et de public d'opéra ; en tout cas, à découvrir comme cela, pour un concours, ça fait beaucoup. Le seul air dramatique était tiré de l'oratorio très contemplatif du jeune Debussy (cantate du Prix de Rome) : L'Enfant prodigue. En cela, il donnait peut-être l'impression (fausse, moi je le sais, mais le jury ?) qu'il était limité dans ses choix techniques.
Car il est moins facile de convaincre instantanément avec du lied si on n'a pas une personnalité sonore très forte comme Hasselhorn — dont la victoire constitue déjà pour moi une réelle surprise, dans un concours généraliste qui favorise structurellement plutôt les voix d'opéra, même si la mélodie y occupe toujours une très belle part contrairement à la plupart des autres.

◊ Mais son élimination est sans doute surtout due à son émotion perceptible : dans son premier Wolf, les deux aigus sont mal émis (voilés, un peu forcés), alors qu'il les a complètement… Le jury jugeant ce qu'il entend, il est vrai que le résultat n'était pas techniquement irréprochable.

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Mon palmarès ?  Ça n'a pas vraiment de sens, surtout ne les ayant pas entendus dans la salle, mais à vue de nez, quelque chose comme Zaïcik / Alcántara / Hasselhorn / Hyon / Pérez.

La belle nouvelle est que tous, même ceux dont je me suis un peu plaint, chantent vraiment très bien et peuvent faire à bon droit de bien belles carrières — ce qui est plutôt rare dans les concours, où l'on voit souvent arriver assez loin des instruments pas totalement aguerris, des techniques intrinsèquement fragiles, ou tout simplement des personnalités par mûres ou pas passionnantes. Le Concours Reine Élisabeth reste décidément une belle valeur sûre pour faire de bonnes rencontres.

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Prochaines notules :  opéras rares en espagnol et en langues baltes cette année dans le monde, Eugène Bozza, Penthée de Philippe d'Orléans, La Belle meunière pour orchestre seul… Tout est prêt, ne reste qu'à les écrire…

mardi 23 janvier 2018

Concours Voix Nouvelles 2018


Les demi-finales commencent cette semaine, à l'Opéra de Massy, où il est d'ailleurs possible de réserver des invitations, avant la finale payante à l'Opéra-Comique.

Je découvre à cette occasion que, si le concours reste bloqué sur les références à sa finale 2002, c'est qu'il n'a lieu que de loin en loin : 1988, 1998, 2002.

Le site met en avant un beau palmarès en effet.

– 1988, la première édition : Natalie Dessay (soprano), Valérie Millot (soprano), Anne-Sophie Schmidt (soprano), Martine Olmeda (mezzo-soprano) et Jean-François Vinciguerra (baryton-basse) ;

– 1998, la deuxième édition : Alexia Cousin (soprano), Anne-Catherine Gillet (soprano/ Belgique), Joanne Bellavance (soprano/ Canada), Élodie Mechain (alto), Stéphane Degout (baryton) et Nicolas Testé (basse) ;

– 2002, la troisième édition : Nathalie Manfrino (soprano), Hélène Guilmette (soprano), Natacha Finette-Constantin (soprano), Susan Gouthro (soprano/ Canada), Karine Deshayes (mezzo-soprano) et Florian Laconi (ténor).

C'est donc un événement, vu sa discontinuité. Il a aussi la particularité d'imposer, à chaque étape, un air sur les deux en français (oui, beaucoup d'est-ce toi Marguerite et de saintes médailles qui viennent de nos sœurs).

Le but étant de récompenser des voix emblématiques de la francophonie, quelle que soit la nationalité du candidat.
Le tout se fait sous l'égide de Raymond Duffaut, longtemps patron des Chorégies d'Orange, ce qui dit beaucoup sur le tropisme à la fois plutôt francophile et assez tourné vers les « grandes voix » – liedersänger, passez votre chemin.

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Les finales régionales ont toutes été captées par France 3 (pas forcément diffusées sur la chaîne) et sont disponibles en ligne, je suis donc allé y voir de plus près.

J'ai un peu hésité à en dire un mot pour plusieurs raisons :
∆ les chanteurs sont captés de trop près, on n'entend pas du tout l'épanouissement du son dans la salle, ce qui fausse complètement le jugement sur l'intérêt de ces voix… certaines peuvent paraître difformes de près alors qu'elles sonnent parfaitement, d'autres très belles mais complètement sèches dans un vaste espace… en se faisant un avis à partir des vidéos, on risque de passer totalement à côté de la réalité en salle ;
∆ le concours est manifestement très ouvert sur les qualifications, ce qui donne quelques prestations de jeunes interprètes manifestement morts de trouille, pas vraiment révélateur sur leur potentiel au sein d'une production d'opéra ;
∆ pour la même raison, le concours juxtapose des chanteurs aux qualifications très différentes… à côté d'une fraîche diplômée du Conservatoire de Montauban, on a Barrabé qui a remporté le concours de Marseille il y au moins 5 ans, était présente à l'anniversaire de l'ADAMI ; Bré qui est dans les chœurs d'Accentus et a chanté des solos dans les grosses productions de la Philharmonie ; Texier qui a fait des productions scéniques avec l'Atelier de l'Opéra, qui vient de chanter un des rôles importants de l'Italienne à Alger à Montpellier, et jusqu'à Alix Le Saux, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est assez bien installée : rôles secondaires dans Ory à Favart, dans Tannhäuser à Bastille, rôles principaux de l'Enfant et les Sortilèges, de la Belle Hélène et du Barbier de Séville (tout ça aux Champs-Élysées !)…
    Évidemment, ceux qui ont fait les CNSM ou les Ateliers / Académies des maisons d'Opéra, avec ce que cela suppose d'entourage et d'expérience scénique, paraissent bien plus à l'aise… mais ils sont déjà (comme Deshayes en son temps) tout à fait professionnalisés !  Pour eux, Voix Nouvelles peut donner une impulsion décisive pour passer de petit soliste à premier soliste, voire vedette nationale qui peut avoir des entretiens dans Diapason ou du moins Cadences, mais ça ne révèle rien, ces gens sont déjà très insérés dans le milieu.
    C'est dommage dans la mesure où cela brouille le message… est-ce qu'on révèle de futures vedettes encore en formation, ou est-ce qu'on donne un coup de pouce à des interprètes déjà installés ?  Les premières n'ayant pas vraiment leur chance face à la maturité artistique des autres (alors pourquoi les inviter).

    Je me suis quand même prêté au jeu pour attirer l'attention sur quelques personnalités intéressantes, sur quelques tropismes du goût actuel en matière de chant (car tous ces chanteurs filmés ont été sévèrement pré-sélectionnés, bien sûr).
    Avec toutes les réserves qu'il y a à faire considérant mon parti pris personnel (les voix en arrière qui sont jolies avec un micro mais qui mangent les mots et qu'on n'entend pas bien dans les salles, c'est à la mode, mais je n'aime pas ça), et considérant les limites techniques de l'audition de ces chanteurs pris la bouche dans le micro !

Pour plus de lisibilité, j'adopterai une cote simple, de 1 à 5 :
1. des choses à revoir avant de se lancer dans les concours les plus prestigieux ;
2. potentiellement prometteur, encore des choses à régler ;
3. très bien, quoique perfectible sur certains détails ;
4. remarquable ;
5. déjà prêt à faire une grande carrière.

J'ai fait le choix de me fonder essentiellement, pour rester dans la logique du concours, sur la technique vocale plutôt que sur la diction, l'incarnation, l'émotion transmise… toutes choses qui peuvent faire la différence sur scène, en réalité…

Et il va de soi que je commente depuis mon fauteuil quelques minutes de gens qui travaillent depuis des années, sans avoir de légitimité particulière à le faire. Mon but est essentiellement de mettre en avant quelques lignes de force dans le chant d'aujourd'hui, pas de faire le palmarès moi-même (d'autant que les jurys paraissent plutôt compétents (Furlan, Diederich, Rouits…).

J'indique aussi le lien vers les vidéos, le but étant de débroussailler un peu dans le très grand nombre de candidats visibles en ligne.
Au passage, j'aime beaucoup les encarts qui apparaissent sur l'œuvre et les interprètes, une façon de rendre l'écoute plus vivante et informative. [En revanche, étrange de justifier l'importance d'œuvres en disant simplement quelles ont été chantées par Pavarotti ou Netrebko – et dans de l'opéra français de surcroît…]

Vu la quantité de texte et d'entrées, je posterai par groupes, en commentaires. À surveiller, il y en a pour un moment.

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mardi 5 septembre 2017

Six (grands) ténors verdiens (méconnus) en activité


A. Il n'y a plus de vrais ténors verdiens !

    Indépendamment des discours éternels sur le déclin, que prononçaient déjà les bons pères de famille chez Térence, on peut avoir très légitimement l'impression d'une période maigre dans le chant verdien (et wagnérien, mais c'est un autre sujet que je n'aborde pas aujourd'hui) dans les années 80 et 90, et jusqu'au milieu des années 2000.

    L'internationalisation du chant d'opéra, dans les années 1960, avec les représentations dans les langues d'origine par des interprètes et pour des publics qui n'en sont pas familiers, le perfectionnement des moyens de transports qui permet de faire voyager les artistes… entraîne un flottement très notable dans les techniques et les styles.

    Il y a bien sûr toujours eu de grands artistes, mais en fouillant dans les bandes des maisons moins emblématiques, on ne trouve pas si facilement des ténors du niveau de Domingo, Carreras, Aragall ou Pavarotti. Alors que dans les années 50 et 60, les ténors peu enregistrés officiellement mais remarquables (Mirto Picchi, Giuseppe Campora, Eugenio Fernandi, Gianni Raimondi…), voire tout de bon fabuleux (Gianni Poggi, Angelo Lo Forese, Flaviano Labò, Bruno Prevedi…) se trouvent en abondance – avec toujours la même impression qu' « aujourd'hui, Lo Forese serait plus célèbre que Kaufmann ».
    J'ai adopté cet exemple du ténor puisque le ténor lyrico-dramatique à aigus est un peu l'oiseau rare des scènes lyriques, tandis qu'on ne manque jamais de sopranos, même s'il y aurait beaucoup à dire (et sans doute même plus que chez les ténors) sur l'évolution des techniques – beaucoup moins de voix antérieures aujourd'hui, la technique a totalement changé entre Tebaldi et Caballé !

    Bien sûr, si l'on regarde les disques (et les bandes désormais innombrables, puisque chaque théâtre, chaque spectateur même, peut capter et diffuser immédiatement toute représentation), il existe de grands noms qui font déplacer les foules et non sans raison, Kaufmann, Alagna, Calleja et Grigolo en tête, mais aussi Álvarez, Vargas, ou d'autres à la carrière internationale brillante malgré leur absence au disque (Michael Fabiano semble très en cour en ce moment).
    Mais on a l'impression que depuis les années 90 au moins, avec le déclin individuel des futurs Trois Ténors (concept qui souligne lui-même la pénurie, avec la possibilité de sa mise en scène marketée), quand on n'embauche pas les quelques princes des aigus, on se retrouve avec Richard Margison, Sergej Larin, Franco Farina, Fabio Armiliato, Francesco Meli, tous très valeureux mais aux timbres plutôt ternes, aux aigus blanchis (Meli) ou farineux (chez les quatre autres, on entend de plus en plus les armatures et de moins en moins le timbre en montant). Quand on les compare aux troisièmes couteaux qui tenaient ces mêmes emplois des années 60, sans vouloir du tout dénigrer nos contemporains, on a l'impression qu'ils pourraient être leur Ruiz ou leur Trabucco…
    Et puis il y a le cas Marco Berti (et celui des ténors sino-coréens) : ça fait beaucoup de bruit, c'est très impressionnant, mais la finesse de l'artiste n'est pas toujours évidente – encore que je trouve que Marco Berti n'est pas du tout un braillard univoque, simplement avec une voix aussi lourde, difficile de se mouvoir avec élégance.

    Les vrais amateurs qui collectionnent les bandes et ne se limitent pas aux disques auront tout de même relevé, pendant ces années, des pépites avec Francisco Casanova, José Cura (devenu toujours meilleur, mais ayant étrangement perdu son statut de superstar) ou Gregory Kunde qui, au lieu de décliner, enchaîne les prises de rôle verdiennes avec une finesse expressive rare. Mais la carrière de ces formidables titulaires est plutôt derrière eux et leur déclin progressif va inévitablement les conduire à se retirer, ou du moins à ajuster leur répertoire loin des jeunes premiers verdiens.



B. Connais-tu le pays ?

    Pourtant, au fil des années 2000, l'abondance exponentielle des bandes disponibles (et même des parutions discographiques et audiovisuelles) a permis de se rendre compte de l'existence de ténors plus confidentiels mais de premier plan, et même plus adéquats au répertoire verdien que Kaufmann (très sombré, peu d'éclat), Alagna (aigu un peu métallique), Álvarez (à l'origine un pur lyrique, un peu diminué dans les rôles trop médium)…

    On en rencontre partout, mais l'accessibilité croissante des témoignages de plus petites maisons permet d'observer un vivier impressionnant en Italie. Allons-y.

    Trois d'entre eux sont documentés dans la récente intégrale C Major des opéras de Verdi (CD et DVD), qui contient quelques versions de référence (Nabucco, Il Corsaro, Stiffelio… et pour la plupart des autres de très belles réalisations…), avec un soin en particulier apporté par le meilleur des jeunes chefs d'opéra de ce répertoire, qui travaillent véritabement le relief et l'expression d'accompagnements mordants (Daniele Callegari, Michele Mariotti, Massimo Zanetti, Andrea Battistoni, Carlo Montanaro, Antonino Fogliani…). Un fonds auquel puiser une vision renouvelée, moins grasse et déracinée, de la musique et du théâtre de Verdi.

    Évidemment, dans le choix de ces six ténors aussi bien que dans le conseil de cette intégrale, on bénéficie d'une adéquation vocale augmentée par le placement naturel de chanteurs dont c'est la langue maternelle. Sans même mentionner le plaisir d'entendre, pour une fois, un italien idiomatique, qui ne paraisse pas simplement correctement imité – dans les cas pas si fréquents où il l'est, même sur les plus grandes scènes !
    Et d'ailleurs, en ne regardant que les grosses maisons italiennes (Scala en tête), on pourrait croire que l'italianità s'est tout à fait perdue. Il n'en est rien.

    Dans le petit parcours auquel je vous convie à la rencontre de belles personnalités ténorines, je me suis efforcé, selon ma coutume, de vous proposer plutôt des ouvrages peu donnés – même si, en ce qui concerne le répertoire de l'ottocento, le disque reste très conservateur (et les raretés exhumées rarement convaincantes, pour l'heure Verdi plane de très haut, plus encore que Wagner en Allemagne, sur son siècle). Disons que j'ai choisi les (beaux !) Verdi moins fameux que les airs de Traviata ou du Ballo.
    De même, je ne vais pas consacrer de panégyrique (mérité) à Marc Laho qui est bien connu des publics francophones. Essayons des chanteurs qui ont tout autant (voire davantage) de succès, mais dont les noms et les enregistrements ne parviennent pas nécessairement jusqu'à nos oreilles. [Car je pourrais citer tous ceux que je souhaiterais entendre ou que je prévois comme futurs grands verdiens, mais entre ceux qui n'ont pas le format que veulent les recruteurs et ceux qui, au contact de la carrière, ne s'épanouiront pas dans Verdi, comme le remarquable Jean-François Borras…] Je m'en tiens donc à ceux qui chantent actuellement, et avec succès, les opéras de Verdi – plutôt les formats lyrico-dramatiques que les lyriques, beaucoup plus aisés à trouver : Stiffelio, Manrico, Alvaro, don Carlo, Radames, Otello…



C. Quatre ténors italiens

Roberto Aronica

L'une des figures les plus intéressantes de cette nouvelle génération. Il chante / chantait remarquablement les rôles légers (Nemorino !), avec une maîtrise complète du timbre et des équilibres vocaux, un aigu complètement timbré et jamais pris en défaut, mais il est aussi l'un des rares à s'être adapté aux carrures plus larges (il chante désormais Manrico, Alvaro, Radames et Calaf) sans avoir du tout altéré le timbre, toujours généreux et projeté – au contraire de Meli, par exemple, qui a complètement éteint sa voix en passant des rôles légers aux rôles larges, sans conserver la même qualité se focalisation du son.

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La fin de Stiffelio de Verdi, le moment du coup de théâtre où le pasteur trompé par sa femme lit en chaire l'épisode évangélique de la femme adultère et lui pardonne (voyez ici une msie en scène claire). Teatro Regio de Parme, direction Battistoni (C Major).

Disques :
1997 – La Traviata – Devia, Zancanaro ; Gênes, Callegari (Bongiovanni)
2003 – Simone Boccanegra – Gallardo-Domâs, Frontali, Scandiuzzi ; Cluj, Allemandi (RTVE)
2004 – Roberto Devereux (Donizetti) – Gruberová, Shagidullin ; Opéra de Munich, Haider (vidéo DG)
2012 – Stiffelio – Yu (Guanqun), Frontali ; Parme, Battistoni (CD & vidéo C Major)

Engagements actuels :
Pollione, Stiffelio, Don Carlos, Renato des Grieux, Don José, Alvaro, Pinkerton, Dick Johnson, Paolo il Bello…

Lieux :
Agenda extrêmement fourni. Toutes les plus grandes maisons d'Italie (Milan, Turin, Florence, Parme, Bologne, Venise, Cagliari, Palerme, Naples, Vérone, Novara !) à la seule exception de Rome. Sud de l'Europe aussi : Madrid, Barcelone, Bilbao, Épidaure. Et puis partout ailleurs : Met, Amsterdam, Deutsche Oper, Varsovie, Tel Aviv, Sydney, Pékin. Je ne suis manifestement pas seul à avoir remarqué la perle rare, même s'il est peu documenté et célébré dans les magazines – il est vrai qu'il est complètement absent de France et d'Angleterre, très peu présent en Allemagne, en Amérique (tous ces endroits d'où proviennent la plupart des nouvelles musicales couramment rapportées).


Renzo Zulian

Un joli cas d'illusion auditive dont je voulais parler dans le cadre du parcours autour de la couverture vocale. D'abord, la similitude de timbre (et d'accent italien) avec Pavarotti est frappante : Zulian provient certes lui aussi des provinces du Nord-Est (Venise au lieu de Modène), et ça explique possiblement l'ouverture des [a], mais pas une convergence vocale aussi spectaculaire. La voix n'a pas la même rondeur en revanche, quelque chose de plus franc et pincé, avec des attaques très fines et un son très antérieur. Malgré la couverture, les voyelles sonnent avec une liberté et une clarté impressionnantes.

[[]]
Le duo d'affrontement entre Montfort (Vladimir Stoyanov) et son fils (méconnaissant son père) Arrigo. Orchestre de la Fondazione Arturo Toscanini, Stefano Ranzani (RAI Trade).

Disques :
2002 – I Vespri siciliani – Nizza, Stoyanov, Anastassov ; Fondazione Toscanini, Ranzani (vidéo RAI Trade)
2006 – La Forza del destino – Branchini, Di Felice, Battaglia ; Filarmonica Veneta Malipiero, Karitynos (CD & vidéo Dynamic)

Engagements actuels :
Calaf, Manrico, Renato des Grieux, Alvaro…

Lieux :
Surtout au Sud-Est de l'Europe : énormément à Zagreb et Maribor (en Slovénie), mais aussi Salerno, Budapest, Sofia, Athènes. Et deux dates au Festival de l'Opéra de Pékin en 2013. Je l'ai peu entendu ces dernières années, la voix a sans doute évolué.



À votre avis, qui sont les quatre autres ?  Deux italiens, un portugais, un anglais. L'un d'eux chante quelquefois à Paris, les autres ne mettent pas, me semble-t-il, les pieds en France. (Mais je fais des vérifications avant publication, vous en saurez plus lors de la prochaine livraison…)

Et vous, qui proposeriez-vous ?

mercredi 14 décembre 2016

Nasalité physiologique et nasalité timbrale


    À la suite de la question d'un lecteur, sous la notule consacrée à la cause de la nasalité chez les ténors (« Pourquoi les ténors chantent-ils du nez ? »), l'occasion de distinguer (dans les commentaires sous la notule) entre le phénomène physique et la caractérisation du timbre : le timbre nasal ne procède pas principalement de l'usage du nez, et les voix nasales ne le paraissent pas nécessairement…
    Ne dit-on pas que l'on parle du nez… lorsque celui-ci est, précisément, bouché ?

    Sur la différence entre engorgement et nasalité, voir cette notule ; pour la question de l'usage des cavités nasales dans le passage vers l'aigu et l'équilibre du timbre, voire celle-là sur le partage de la résonance.

    Si cela peut commencer à assouvir la curiosité de nos infatigables lecteurs…

    [Vous pouvez toujours retrouver l'essentiel des notules glottologiques dans l'index par ailleurs pas du tout à jour.]

samedi 13 août 2016

Operalia 2016 : les tendances d'un cru exceptionnel


1. Operalia et CSS

Je n'avais pas prévu de parler d'Operalia cette année, mais devant la qualité extraordinaire de la distribution de la finale diffusée par Medici.tv, je me suis proposé d'introduire l'exécution de chaque candidat, avec l'extrait sonore ou vidéo afférent.

Nouveauté, donc : comme les extraits ne seront pas disponibles éternellement (et nécessitent au minimum une inscription sur Medici.tv), j'ai moi-même effectué un repiquage de ce que je commente – qualité médiocre, mais suffisant pour illustrer de quoi l'on parle. Pour la finale complète et en haute définition, reportez-vous à la page de Medici encore valide.

operalia 2016
Les finalistes. De gauche à droite, en haut puis en bas : Sehoon Moon, Elsa Dreisig, Keon-Woo Kim, J'nai Bridges, Brenton Ryan, Marina Costa-Jackson, Elena Stikhina, Nicholas Brownlee, Olga Kulchynska, Ramë Lahaj, Aviva Fortunata, Bogdan Volkov.

J'avais déjà commenté le concours de 2014 en posant quelques questions et en mentionnant quelques candidats particulièrement exaltants, et celui de 2015, en présentant tous les artistes et en récriminant plutôt sur les tendances vocales privilégiées par les recruteurs – pas les plus efficaces en salle, à mon avis.

Je redonne quelques précisions sur mes motivations, outre entendre de belles voix (cette année, dans un répertoire un peu plus plus varié), et discuter glottologie sur CSS :
Les concours, et en particulier lorsqu'ils sont aussi emblématiques et influents qu'Operalia (innervant ensuite beaucoup de premiers rôles dans de grandes maisons), permettent de faire le point non seulement sur les types de profils vocaux et artistiques les plus pratiqués, mais aussi et surtout sur ceux qui ont la faveur des programmateurs. Et, étrangement, ce ne sont pas forcément les techniques les plus efficaces / sonores / souples qui sont les plus valorisées. D'où l'intérêt d'observer.

Il convient néanmoins de bien préciser qu'Operalia ne documente que les voix de type « premier rôle dans un opéra romantique », et que Verdi est son absolu stylistique, ce qui ne constitue qu'une partie du répertoire réellement donné dans le monde. Ce concours ne nous renseigne pas sur les tendances dans le baroque, dans Mozart, dans l'oratorio, et plus généralement dans les opéras de toutes époques qui requièrent des formats plus légers que les catégories verdiennes.




2. Jury et règlement


Là encore, l'occasion de citer une notule antérieure :
Operalia est un concours un peu particulier puisqu'il ne récompense que des artistes qui disposent déjà d'une carrière très établie. Tous les concours prestigieux sont un peu sujets à ce type de détournement (rien que les conservatoires, en première année, recrutent en général des musiciens déjà formés dans les disciplines et villes les plus demandées !), mais Operalia ne contribue pas au passage d'un début de carrière discret à des engagements réguliers ou d'un niveau supérieur : ce concours consacre le passage d'une véritable carrière vers la staritude, tout de bon.

Et ça fonctionne plutôt bien en général : José Cura, Elizabeth Futral, Rolando Villazón, Stéphane Degout, Nina Stemme, Hui He, Joseph Calleja, Erwin Schrott, Sonya Yoncheva, parmi d'autres, sont d'anciens lauréats. Et beaucoup d'autres font une belle carrière. Il est difficile de choisir entre la poule et l'œuf : ont-ils été starisés – ce qui, contrairement à une carrière de haut niveau, n'a plus de lien de proportionnalité direct avec la qualité – grâce à l'exposition d'Operalia, ou étaient-ils déjà dans une spirale de carrière fortement ascendante, que le concours n'a fait que sanctionner ?
C'est d'autant plus difficile à déterminer que les engagements ont plu, pour un certain nombre d'entre eux (en tout cas vrai pour Villazón, Degout, Calleja, Schrott ou Yoncheva), dans les mois qui ont suivi. Et que presque immédiatement (qu'on sache ou non qu'ils étaient passés par là), ils étaient à l'affiche des plus grandes maisons et surtout, pas supplémentaire, sur les couvertures des magazines.

Et concernant Operalia, la proportion de trains qui arrivent à l'heure est assez considérable (on trouve quasiment pour chaque cession une à deux très grandes carrières rien que parmi les finalistes).

Rien qu'en regardant les listes des finalistes récompensés (ne parlons même pas des finalistes en général, et encore moins des présélectionnés), je vois successivement: Inva Mula, Nina Stemme, Kwangchul Youn, Brian Azawa, José Cura, Elizabeth Futral, Dimitra Theodossiou, Carmen Oprisanu, Ana María Martínez, John Osborn, Aquiles Machado, Erwin Schrott, Joce DiDonato, Ludovic Tézier, Orlin Anastassov, Giuseppe Filianoti, Rolando Villazón (amusant de noter que ces deux-là ont été récompensés l'année où Joseph Calleja n'a reçu que le prix Culturarte !), Vitalij Kowaljow, Joseph Calleja, Daniil Shtoda, Hui he, Elena Manistina, Carmen Giannattasio, Stéphane Degout, Kate Aldrich, Giuseppe Gipali, Jennifer Check, Vitaly Bilyy, Dmitry Korchak, Mikhaïl Petrenko, Irina Lungu, Joseph Kaiser, Arturo Chacón Cruz, Ailyn Pérez, Sébastien Guèze, Olga Peretyatko, David Bižić, Dmytro Popov, Rachele Gilmore, Carine Séchaye, Julia Novikova, Sonya Yoncheva, Rosa Feola, Pretty Yende, René Barbera, Guanqun Yu, Roman Burdenko, Aida Garifullina, Julie Fuchs, Simone Piazzola, Joshua Guerrero, Anaïs Constans, et donc Elsa Dreisig…

Ça fait beaucoup sur moins de 10 noms par an sur 24 ans – et je suppose que ceux dont je n'entends pas parler se « contentent » d'une carrière plus locale (beaucoup d'états-uniens, ukrainiens et russes, qui peuvent faire de grandes carrières dans leur aire d'influence sans qu'on en entende parler en Europe), leur planning Operabase et leurs traces sur YouTube sont en général très respectables quant au niveau de notoriété qu'ils révèlent.
En qualité aussi, c'est impressionnant (beaucoup sont célèbres, ou font autorité dans leur domaine, ou ont enregistré des disques, ou sont, simplement, excellents… on voit un peu défiler ceux qui font la une des magazines, ou ceux qui ont compté artistiquement dans le grand répertoire ces dernières années) ; le coup de pouce donné par le concours semble assez décisif pour faire entendre des talents en eux-mêmes assez irrésistibles, n'attendant que l'exposition nécessaire pour être portés aux nues.

Il faut dire que le jury d'Operalia est tourné vers l'efficacité plus que vers l'évaluation artistique (mieux vaut se tourner vers les diplômes d'institutions ou les concours spécialisés pour cela) : on y rencontre essentiellement des directeurs de théâtre ou des chefs du recrutement, plus un journaliste… et Mme Domingo, chargée je suppose d'incarner officiellement le bon goût du parrain.
Considérant que les directeurs de théâtre n'ont pas forcément la main sur les distributions (dire qu'on veut tel ou tel grand nom pour le rôle-titre, certes, mais les détails sont souvent confiés à un adjoint spécialisé – ou, dans certains cas, au chef d'orchestre), la composition du jury révèle sans ambiguïté l'intention non pas d'établir des certificats de vertu, mais d'assurer un réseau très avantageux pour les gens primés ou même simplement appréciés par les uns ou les autres.

Cette année ne déroge pas à la règle :

Marta Domingo, metteur en scène
F. Paul Driscoll, Editor in Chief d'Opera News (je ne traduis pas, je ne suis plus sûr du sens exact, directeur de la publication ou rédacteur en chef…)
Anthony Freud, Directeur de l'Opéra de Chicago
Jonathan Friend, Administrateur artistique du Met
Jean-Louis Grinda, Directeur de l'Opéra de Monte-Carlo et des Chorégies d'Orange
Peter Katona, Directeur du recrutement artistique à Covent Garden
Joan Matabosch, Directeur artistique au Teatro Real de Madrid
Marco Parisotto, Directeur musical du Philharmonique de Jalisco (Mexique) et du Philharmonique d'Ontario
Andrés Rodríguez, Consultant artistique
Ilias Tzempetonidis, Directeur du recrutement artistique à l'Opéra de Paris

Et, si le règlement n'a pas changé :
Les épreuves manifestent le même principe d'aller à l'essentiel : autant le choix de deux airs (sur quatre proposés) avec piano en quart de finale s'explique, autant un seul air avec piano en demi-finale et à nouveau un seul avec orchestre en finale (court pour faire une émission diffusable ?), c'est excessivement peu pour juger.
Je n'ai aucun élément sur le sujet, mais je me demande en conséquence quel est le poids du CV dans les discussions : préparer un air pendant deux ans et le chanter très bien ne réclame pas du tout les mêmes compétences qu'étudier en quelques semaines et chanter un opéra en entier sur scène, avec toutes les contraintes de solfège, d'expression et d'endurance afférentes. Si l'on voulait réellement être efficace, on devrait donner un opéra (dont il n'existe aucun enregistrement, pas de tricherie !) à étudier en deux à quatre mois, et les évaluer, en plus des airs, sur des extraits de récitatifs et d'ensembles, un peu comme pour les traits d'orchestre réclamés aux instrumentistes. Manière qu'on puisse les juger sur autre chose que sur un air bien léché.

C'est pourquoi, avec si peu de matière, on peut présumer que les juges se fondent sur un peu de littérature extérieure pour évualuer leurs futurs protégés.

Autre caractéristique du concours, plus attirante, le déroulement en parallèle d'un concours de zarzuela, qui met en valeur ce répertoire très peu pratiqué (marginal sur les grandes scènes même en Espagne, un peu comme le Grand Opéra en France – et de plus en plus l'opérette).




3. Les finalistes de 2016


Petit parcours (exhaustif) parmi le bouquet de cette année.




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¶ Le kosovar Ramë Lahaj (ténor grand lyrique) dans la scène finale de Lucia di Lammermoor de Donizetti.

Très enflammé, le timbre et la technique évoquent beaucoup les meilleurs aspects de Domingo : la gaine métallique (ce doit être robuste et solide en salle), la petite nasalité qui conserve l'antériorité du son, mais avec la patine de mâles résonances plus arrières (quelques sons droits évoquent agréablement le jeune Villazón d'avant les mauvaises heures).

Surtout, l'artiste est complètement survolté (une note surélevée, plus typée « vériste », lui aura peut-être valu des inimitiés parmi le jury), dans une scène où la tradition est celle de la déploration : un Edgardo rempli de ressentiment plus que de remords, très impressionnant. Dans la pléthore de version, il est facile de l'entendre encore mieux chanté, mais rarement aussi habité.

[Au passage, le prénom a été privé de son diacritique dans la littérature et les projections du concours, ce qui, sauf volonté de sa part, me paraît un brin désinvolte.]





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¶ L'ukrainienne Olga Kulchynska (soprano lyrique léger) dans la valse de Juliette de Gounod.

Superbe matériau, beaucoup de grâce et d'intensité dans le médium pour ce type de voix aiguë. L'effet est assez similaire à l'Olga Peretyatko des débuts (mais en plus capiteux et acéré, ce qui laisse présager un effet moins préjudiciable de l'élargissement des rôles). Le choix de l'air me surprend un peu, puisque l'agilité fait à plusieurs reprises blanchir le timbre… moi je m'en moque, l'agilité ça sert à rien pour dire le texte, mais dans un concours international, à mon avis, ce fait une différence lorsqu'on expose ainsi ses limites. Surtout dans cette tessiture (la plus commune et où la concurrence d'agilité est le plus féroce).




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Il semble que la vidéo, pour une raison inconnue, ne s'active pas. En voici la version sonore si vous rencontrez la même difficulté :

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¶ Le russe Bogdan Volkov (ténor lyrique) dans le poème d'adieu de Lenski (Onéguine de Tchaïkovski).

Voix parfaitement équilibrée, mixte sur toute la tessiture, à peine un petit durcissement dans l'aigu (moins mixé), dans la plus grande tradition russe, qui s'étend de Kozlovsky à Dunaev. Le texte est articulé avec une précision et une puissance d'évocation tout à fait hors du commun, chaque mot tombe, selon le vœu des frères Tchaïkovski, avec une résignation poignante – dans l'Onéguine de Pouchkine, le poème, repris ici mot pour mot, est parodique, le legs d'un jeune homme au style emprunté et désordonné. La transfiguration du burlesque en sommet de représentation de la déréliction est accomplie, de façon bouleversante, ici – ce qui est particulièrement rare avec un seul air détaché, dans un concours.

Il faut dire que Bogdan Volkov n'est pas un perdreau de l'année, il chantait récemment Lenski au Bolshoï (où il a intégré la troupe) dans la mise en scène de Tcherniakov (sa meilleure réalisation, d'ailleurs, assez juste et fascinante) qui a tourné en Europe (avec Andrej Dunaev notamment – l'un des plus grands ténors en activité, à mon sens). Cette compétition lui ouvre sans doute des portes internationales plus facilement, mais ce n'est pas un jeunot à peine sorti du conservatoire qui crèvera de faim s'il n'est pas remarqué, son avenir semble déjà bien assuré.

[Au passage, fait étrange, Volkov est né en Ukraine, et était jusqu'ici mentionné comme ukrainien dans les biographies, mais le concours le mentionne comme russe. Vu sa carrière moscovite, il est peut-être tout simplement naturalisé. Mais par les temps qui courent, afficher officiellement cette nationalité plutôt que l'autre, quelle responsabilité écrasante aux yeux du monde !  Enfin, des rares habitants du monde qui s'amusent à prendre Operalia comme sujet de lecture…]




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¶ La russe Elena Stikhina (soprano lyrico-dramatique) dans le premier air (cantilène et cabalette) de Leonora du Trovatore de Verdi.

C'est un type rare, surtout aussi jeune, et ici d'une maîtrise complète, dans un air réputé parmi les plus difficiles du répertoire : longueur de souffle et legato de la cantilène, agilité des notes piquées de la cabalette. Avec une technique marquée par son école d'origine (la Russie, toujours un peu à part, reste le seul pôle aussi typé dans le monde), mais le fondu et la résonance pharyngée n'empêchent pas une très belle concentration du son à l'avant. Ce n'est pas un placement italien pour deux sous, mais la plus-value du galbe et du fondu (agilité parfaite !) sont très appréciables.

Le timbre, sans être tout à fait sublime, ne marque aucune irrégularité sur toute la tessiture, ce qui est particulièrement rare et difficile dans ce rôle – a fortiori pour de jeunes chanteuses. Futur dramatique de haute volée.

On mesure mieux l'impact de la voix dans un théâtre à l'italienne vide, avec piano, où se déroulait la première partie du concours :

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¶ L'états-unien Nicholas Brownlee (baryton-basse) dans la grande scène d'Aleko de Rachmaninov.

Il est toujours très difficile de juger d'une voix grave en retransmission, parce que le halo propre à ces voix est souvent trompeur (celles qui paraissent sèches peuvent être très résonantes, et celles qui paraissent résonantes peuvent se révéler étroite et peu projetées…). Ce que j'entends en retransmission, donc, avec toutes les limites de l'exercice, révèle un très bon chanteur, mais qui ne se met pas forcément en valeur avec un air qui requiert le fondu d'une voix slave (sa diction du russe est d'ailleurs fort peu moelleuse) et la résonance d'une voix plus mûre (voire plus sombre).

C'est néanmoins superbement chanté et bien incarné (en plus d'être un beau choix), avec un aspect plus franc, moins surligné que les habituels russophones, rafrîchissant –  il n'y a donc rien à redire si ce n'est qu'à ce niveau de sélectivité, il se mettait peut-être en danger. Mais peu importe, de toute façon les voix graves ne gagnent jamais à Operalia.




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¶ L'états-unienne J'nai Bridges (mezzo-soprano grand lyrique) dans les stances de Sapho qui achèvent l'opéra de Gounod.

Le français n'est pas très bon, évidemment. Tout concourt à l'impression d'une recherche consciente du modèle Bumbry (voire Verrett), au prix de sons émis de façon un peu hétéroclite (peut-être justement la conséquence d'une maîtrise trop mince du système français, avec ses très nombreuses voyelles). Les sons purs sont très beaux, mais le vibrato paraît un peu forcé, et très prononcé, ce qui n'est pas rassurant à ce stade de la carrière – les exigences des grandes salles, du chant soir après soir, indépendamment du confort et de la fatigue de l'instrument, tendent toujours à dérégler les voix, si bien que la plupart des chanteurs sont très nettement meilleurs juste avant le moment où ils deviennent célèbres… Dans les répertoires les plus éprouvants (Wagner-Strauss en particulier, mais c'est parfois valable pour Verdi), une voix peut perdre les qualités qui la rendaient supérieure à toutes les autres en l'espace de deux ans.

En l'état, la voix est capiteuse et belle, et ses Stances ne manquent pas de panache malgré l'état du français, mais il y a fort à redouter que l'aspect Uria-Monzon ne prenne vite le pas sur l'aspect Verrett… L'aigu final fait sentir encore plus nettement la fragilité de ce type d'émission assez en arrière, fondée sur la liberté de la gorge plus que sur la résonance antérieure du son : le moindre obstacle peut obstruer l'émission saine. Le conseil serait d'aller très doucement dans l'adoption de rôles amples.




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¶ Le coréen Sehoon Moon (ténor lyrique) dans la cantilène (sans la cabalette) du duc de Mantoue en ouverture de l'acte II de Rigoletto de Verdi.

Voix surprenante pour un coréen : il reste très peu de la gutturalité naturelle liée à sa langue, et cela ne fait que colorer agréablement une émission par ailleurs efficacement métallique et franche sans être aigrelette, pour un résultat qui reste proche du lyrique léger, mais avec une chaleur supplémentaire, jamais d'étroitesse. Maîtrise complète d'une voix qui pourrait paraître limitée naturellement, mais à laquelle il procure une aisance, une couleur et une régularité sur tout le spectre, remarquables.

Bel instinct musical également : le détail du texte, comme souvent, n'est pas exalté, mais le sentiment général, en particulier celui qui accompagne le flux musical, est très soigné et prégnant.




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¶ La canadienne Aviva Fortunata (soprano grand lyrique) dans l'air d'Elsa à l'acte I de Lohengrin de Wagner.

Technique robuste (typiquement américaine : tout le son se façonne au même endroit, ce qui produit une stabilité d'émission parfaite et un très joli fondu ambré), mais dans un air qui ne recèle pas de difficulté technique particulière, je ne suis pas frappé par la personnalité du timbre ou de l'expression : toutes les voyelles se ressemblent, le phrasé se déroule comme un fil, imperturbable, mais le verbe ou le drame ne sont guère saillants.

Avec l'image, c'est différent : visage très intense où se lisent avec vigueur les émotions successives de l'air, et là, l'émotion passe – mais pas sûr que ça passe la rampe dans les grandes salles. Je serais davantage intéressé d'éprouver sa résistance dans les grandes formats wagnéro-straussiens, pour voir si cette maîtrise lui permet, justement, une musicalité, voire une expression, supérieures.




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¶ Le coréen Keon-Woo Kim (ténor lyrique) dans la grande scène d'Arnold (« Asile héréditaire ») du Guillaume Tell de Rossini.

La voix, très atypique pour l'Extrême-Orient, nasale, assez blanche, fondue et très chargée en harmoniques dans l'aigu, semble être fondée sur le modèle de Marcello Giordani (ou du Kunde de fin de carrière), illustre défenseur de ce répertoire du grand opéra à la française, où il faut à la fois robustesse et extension aiguë, tout en conservant souplesse et style.

Incontestablement, Keon-Woo Kim a tout cela, tessiture facile dans toutes les configurations, sur le passage, dans les aigus… sa maîtrise de cet air réputé quasiment inchantable lui a sans doute valu le concours par rapport aux autres artistes que je trouve plus séduisants, mais qui n'ont pas forcément démontré ce degré de virtuosité. Car personnellement, je trouve tout de même que c'est l'un des profils les moins intéressants du concours, le timbre n'est pas très jolie, la voix très égale mais l'expression pas très détaillée – il n'empêche qu'une voix comme cela, on va se l'arracher dans ce répertoire, pour sûr.

[Quel désavantage de s'appeler Kim tout de même… on ne compte plus les grands ténors coréens (ou d'origine – mon chouchou, c'est Daniel Kim, un liedersänger allemand) avec ce patronyme… Rien que pour Operalia, on compte 4 vainqueurs nommés ainsi, dont 3 ténors après 2000…

Enfin, c'est ça ou Lee, ça permet toujours de ne pas être confondu avec des chinois par-dessus le marché. Et les translittérations imprononçables (et très loin du son d'origine) n'aident vraiment pas le public à stariser ces chanteurs (qui sont, pour la plupart, de toute façon un peu en retrait du fait de la langue, mais les très grands subissent aussi ce défaut de notoriété !).]




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¶ L'italo-américaine Marina Costa-Jackson (soprano grand lyrique) dans l'arioso (en réalité un air) de l'acte III de la Dame de Pique de Tchaïkovski.

La voix sonne très mûre pour son âge, avec un vibrato très audible, le russe ne ressemble à rien (ni intelligible, ni correctement articulé), et dans les récitatifs dramatiques, la voix blanchit complètement – les aigus ressemblent à Scotto en fin de carrière ou à (ou aux suraigus de Callas), avec un vibrato à très large amplitude de ton comme de battement. En revanche, le cantabile central est superbement tenu, mais sans texte, c'est un peu mince. Il faudrait sans doute qu'elle veille à ne pas trop pousser sa voix dans des éclats qui lui font plutôt prendre de mauvaises postures. Ça reste très agréable à entendre, mais le contraste est vif avec le niveau de la concurrence de cette année.

(En revanche, en zarzuela, les défauts s'exaltent avec un mauvais goût assez redoutable…)




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¶ L'états-unien Brenton Ryan (ténor lyrique) dans l'air du Ver (et son refrain « Long live the Worm ! ») chanté par le vilain irlandais Bégearss dans The Ghosts of Versailles de Corigliano (d'après la Mère coupable de Beaumarchais).

L'arrangement m'en a un peu étonné : outre la disparition des sons électroniques (bienvenue à mon gré, ils brouillaient des choses joliment écrites à l'orchestre), j'ai l'impression d'une partition simplifiée, clairement tonale, là où l'original est plus brouillé. Et il me semble que ça excède le simple effet de la très belle exécution lyrique de Domingo – peut-être une version révisée de l'œuvre dont je n'ai pas entendu parler ?  Ou alors une simplification pour les besoins du concours, avec la suppression de parties qui auraient réclamé plus de musiciens (et décontenancé le public) ?
Je dois avouer que j'aime davantage cette version épurée et très lisible.

Brenton Ryan à présent. Technique typiquement américaine, mais très retenue à l'intérieur du corps, ce qui impose une forme de strain (tension négative) à l'instrument au lieu de libérer le son de façon plus sonore et détendue – suivant comment on l'écoute, on peut être séduit par la tension ou gêné par cet aspect constamment poussé. Au demeurant, belle maîtrise, avec une rondeur typique de ces formats semi-légers, calibrés pour l'oratorio (il serait très beau dans le Messie ou dans une bonne partie du répertoire contemporain), le voilà qui affronte crânement les écarts, les tensions et les effets de cet air jamais donné lors de concours. Sans parler de la présence scénique assez magnétique (et de la voix jeune pour un rôle souvent distribué à des ténors de caractère, pas toujours en forme).




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¶ La française Elsa Dreisig (soprano lyrique léger) dans l'air du poison de Juliette chez Gounod.

J'ai relayé depuis plusieurs années (1,2,3) mon admiration pour la liedersängerin hors du commun (et ce, dans pas mal de langues !), mais je dois avouer que je ne suis pas ébloui, en bonne logique d'ailleurs, par son travail à l'opéra (c'était déjà le cas pour les concours de Clermont-Ferrand, Neue Stimmen, ou les Victoires de la Musique). On entend en permanence que le timbre force un peu : la franchise qui la caractérise dans les tessitures centrales de la mélodie se dilue dans une couverture un peu globale, et une définition des notes que je trouve désagréablement floue. La diction aussi devient assez lâche, quand elle est peut-être l'interprète la plus expressive que j'aie entendue en disposition chant-piano !  Même son abattage, irrésistible en petit format, devient très banal (voire inexistant) dans ces rôles dramatiques.

[Pour situer, voici ce qu'une jeune lauréate – Clémence Barrabé, issue du Concours de Marseille – produisait dans le même air ; la focalisation du son, la qualité de la diction, et même l'autorité générale n'ont rien de comparable. Je ne mets plus la main sur la version avec orchestre, mais ça passait parfaitement.]

Bref, je veux bien donner un prix à Elsa Dreisig, et même celui de plus grande chanteuse de tous les temps si elle veut, elle le mérite ; mais pas pour chanter des rôles de sopranos lyriques en volapük avec des aigus savonnés. Voyez plutôt un échantillon de son savoir-faire chambriste (bandes de 2013 et 2015) :


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« Green » des Ariettes oubliées de Debussy. Diction franche, timbre limpide.


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« Im Frühling » des Vier Letzte Lieder de Richard Strauss. Les effets de timbre, les reflets moirés se succèdent, la dynamique est souverainement expressive… très différent des voix larges qu'on y entend d'ordinaire. Et comme ça palpite !


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Dans des lieder, dont certains largement dévolus aux hommes :
♦ la « Frühlingsnacht » finale du Liederkreis Op.39 (Schumann) qui s'épanche en fraîcheurs généreuses ;
Hexenlied de Mendelssohn avec beaucoup de facétie (et d'abattage, avec le visuel, c'était renversant) ;
Im Frühling de Schubert ;
♦ « Frühlingstraum » du Winterreise de Schubert, d'une présence extraordinaire (les versions féminines étant, pour des raisons de texte comme d'écriture, souvent plus contemplatives, poussées vers les marges…), et d'une conduction du son exemplaire.


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Cabaret et jazz où la voix devient droite, où l'expression s'encanaille… une sorte de belting glorieux, une façon de chanter le cabaret dans un style parfait mais avec une voix qui remplit l'espace… Entre la métamorphose vocale et le jeu scénique – qui la quitte totalement pour l'opéra ou les concours, manifestement –, absolument irrésistible en vrai.


Je trouve qu'on entend très bien dans ces extraits (en plus de son talent fou) ce qui fait son attrait spécifique : une façon de mixer la voix de tête, standard chez les femmes dans le répertoire lyrique avec la voix de poitrine (plus caractéristique des répertoires populaires, même s'il existe une infinie variété de postures vocales en la matière). C'est ce que font certaines mezzos aux timbres riches et capiteux (Brigitte Fassbaender, Doris Soffel), ce qui leur procure une résonance beaucoup plus complète et sonore.
Ce permet à Elsa Dreisig de disposer d'une meilleure assise pour dire le texte, pour projeter sa voix de lyrique léger dans les partitions très centrales du lied et de la mélodie.

Cela explique aussi pourquoi ces qualités (liées à des résonances d'un registre du bas de la tessiture) ne peuvent pas se reporter, mécaniquement, dans la partie supérieure de la voix, où son répertoire lyrique naturel l'amène, et où elle ne peut donc pas tirer profit de sa singularité. Au contraire, même, elle manque de la franchise des attaques et de la clarté des sopranes qui se bâtissent « par le haut » – on l'entend très bien chez Clémence Barrabé (ou Mady Mesplé, ou Ghyslaine Raphanel…), la voix reste toujours étroite, très focalisée, avec des résonances aiguës, même dans le grave (ce qui leur permet d'être tout aussi intelligibles en bas et de monter avec les mêmes qualités).

Je crains donc que cette limite ne soit pas liée à l'émotion des concours, ni même au répertoire – sauf à ne chanter que de la musique de chambre ou des tessitures de mezzo (elle a déjà donné la Séguédille de Carmen en public, très convaincante…), mais on ne la laissera jamais faire une carrière de la sorte, surtout pas à ce niveau, le système fonctionne avec des cases relativement étanches, et on ne laisse pas les sopranos légers chanter des rôles centraux (même s'ils y excellent souvent, si la voix est bien placée ce n'est vraiment pas un obstacle !).
Non, il semble que la limite vienne de la nature de la technique elle-même, avec des appuis bas qui sont parfaits pour les tessitures proches de la voix parlée ou les pièces légères, mais peu adaptées pour les grands aigus et l'expression dramatique plus large de l'opéra.

À suivre (et puisse-t-elle me démentir).





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¶ Dans le concours de Zarzuela, on trouve aussi un artiste qui n'a pas été retenu pour la finale, le mexicain Juan Carlos Heredia (baryton grand lyrique) qui délivre une interprétation d'une chaleur incroyable, dans un fondu de velours soutenu par un petit vibrato rapide très élégant. Peut-être que ce fondu limite sa puissance, mais cette égalité de timbre, cette aisance et cette générosité sont suffisamment marquants pour qu'on s'interroge sur son absence lors de la finale.





4. Palmarès



Le prix est donné sous forme de podium bipartite, l'un féminin, l'autre masculin. Sur le même principe s'ajoutent un prix de zarzuela, un prix Birgit Nilsson pour récompenser le répertoire wagnéro-straussien, un prix du public (une Rolex) et un prix Culturarte (je ne me suis pas renseigné sur ce que c'était).

DAMES
♦ Premier prix : Elsa Dreisig (Juliette)
♦ Deuxième prix : Marina Costa-Jackson (Lisa)
♦ Troisième prix : Olga Kulchynska (Juliette)
♦ Prix du public : Elena Stikhina (Leonora)
♦ Prix de zarzuela : Maria Costa-Jackson
♦ Prix Birgit Nilsson : néant
♦ Prix Culturarte : Elena Stikhina (Leonora)

MESSIEURS
♦ Premier prix : Keon-Woo Kim (Arnold)
♦ Deuxième prix : Bogdan Volkov (Lenski)
♦ Troisième prix : Ramë Lahaj (Edgardo)
♦ Prix du public : Keon-Woo Kim (Arnold)
♦ Prix de zarzuela : Juan Carlos Heredia & Nicholas Brownlee
♦ Prix Birgit Nilsson : Brenton Ryan


Si on m'avait jamais demandé mon avis, j'aurais sans doute été tenté d'intercéder en faveur de Ramë Lahaj (la personnalité vocale et le tempérament à la fois !), Bogdan Volkov (mais comment se tire-t-il des autres répertoires ?), mais aussi de Juan Carlos Heredia, éliminé en demi-finale (ce fondu, cette chaleur !), Schoon Moon (très intéressant élargissement chromatique d'une voix lyrique qui aurait dû être un peu étroite).
Par ailleurs, je serais très curieux de suivre l'évolution d'Elena Stikhina, Olga KulchynskaNicholas Brownlee et Aviva Fortunata, dont le potentiel paraît encore vaste.

[Au passage, je suis étonné que Benjamin Bernheim, présent en demi-finale, n'ait pas été retenu au bout du chemin : s'il y a bien un ténor irrésistible en ce moment, capable de toutes les configurations vocales à la fois…]

Keon-Woo Kim fera sans doute de très bonnes choses, on a besoin de ténors de ce format ; simplement, il ne m'a pas séduit intimement comme les autres. Brenton Ryan est très bien aussi, avec un abattage qui lui servira grandement sur scène. En matière d'interprétation, c'était même le grand vainqueur, livrant une version de référence pour son air. Non, les seuls sur lesquels j'aie des réserves sont J'nai Bridges (un peu fragile techniquement pour un concours de ce niveau), Elsa Dreisig (qui m'a paru très commune dans ce type d'emploi) et surtout Marina Costa-Jackson (trop instable, trop mal prononcée, sonnant comme si la voix déclinait déjà… inégal dans Tchaïkovski et redoutable en zarzuela).

Côté zarzuela, c'est comme chaque année un peu le musée des horreurs (qui n'épargne pas les hispanisants généralement, témoin Maria Teresa Alberola Banuls en 2005) ; Schoon Moon s'en sort bien en imitant le timbre de Domingo (et en trouvant donc des sonorités qui, quelque part, ont un lien secret avec l'espagnol), mais c'est Juan Carlos Heredia qui s'empare comme il sied du style, et le seul à y mettre à la fois la science esthétique et l'enthousiasme. Les autres paraissent un peu à la rue en comparaison – et, de fait, ça ne ressemble pas à grand'chose, en particulier Maria Costa-Jackson d'ailleurs, sauf à récompenser un prix de rôle de caractère déclinant et grimaçant…

Il faut bien sûr entendre les voix en vrai pour pouvoir confronter son opinion, et avoir le recul du directeur de théâtre (ce n'est pas une remise de prix distribuée par des chanteurs, des professeurs, des chefs ou des agents, c'est vraiment un parterre de décideurs, d'employeurs) pour pouvoir débattre de l'attribution, mais l'écart est étonnant, considérant le niveau exceptionnel de la finale – et le fait que les seuls qui me paraissent plus fragiles soient davantage primés !





5. Autres éléments

        Cette année, j'ai retrouvé les qualités de chef de Domingo, pas approximatif comme en 2014, et dispensant au contraire un élan lyrique remarquable à chaque pièce – cette sensation de poussée permanente est vraiment le point fort de ses bonnes soirées à la baguette, ce qui m'impressionne toujours pour un (semi-)dilettante. Fischer-Dieskau n'a pas eu les mêmes succès, n'est-ce pas.
        Et pourtant, ce n'était pas l'orchestre de l'Opéra de Los Ángeles, cette fois-ci, mais le Philharmonique de Jalisco…

        Comme toujours, c'est le triomphe des voix aiguës : avec si peu d'airs, les capacités techniques sont mises en évidence plus aisément sur les voix des frontières… Pourtant, si les ténors vaillants sont rares, les basses charismatiques sont rarissimes, mais ce type de concours met moins en valeur ce qui fait leur qualité – la présence vocale instantanée, l'autorité d'un récitatif, d'une empreinte sonore, plus que l'agilité technique de suraigus ou de coloratures.
        Rien que dans leur représentation sur scène : où sont les mezzos ?  les véritables basses ?  même pas de baryton lyrique finaliste cette année, espèce pourtant particulièrement courante où grouillent les profils de valeur.

       Les morceaux présentés sont toujours les mêmes : la compétition ne s'occupant pas du répertoire avant 1800 (Mozart étant probablement toléré) ni de celui qui s'émancipe complètement de la forme à numéros (il faut bien tirer un air) ou de la tonalité, on retrouve non seulement les mêmes styles, mais aussi les mêmes compositeurs et les mêmes extraits. Toujours les quelques mêmes Donizetti, Verdi pas trop lourds (idem pour Wagner, c'est Elisabeth ou Elsa) et Gounod. Certains jouent la cantilène et la cabalette, d'autres seulement la cantilène, une question de durée, je suppose (mais pour l'air du duc de Mantoue à l'acte II, il y aurait eu le temps…).
       Mais le concours de zarzuela afférent, bien que dispensant aussi les airs-rois du répertoire (et par des non-spécialistes souvent assez paumés dans la langue et le style, surtout désireux d'accrocher la retransmission de la finale même s'ils échouent au concours principal…), permet d'entendre des choses inhabituelles pour le public international.
       Cette année, pas mal de surprises néanmoins : la scène d'Arnold, l'entrée d'Elsa, l'air du poison, l'arioso de Lisa, la cavatine d'Aleko sont peu donnés en concours. The Ghosts of Versailles n'est jamais donné en séparé, et pas si souvent sur scène, même s'il s'agit d'un des opéras contemporains les plus populaires (ce qui veut dire qu'on ne l'entend vraiment pas souvent quand même…).

       En tout cas, cette fois-ci, il y a tout lieu d'étaler son admiration, et pas seulement sur quelques-uns, que de très grands chanteurs – et contrairement à d'autres années, je ne les ai pas vus sur mes radars (souvent, ils ont déjà participé à beaucoup de finales de concours auparavant, et disposent déjà d'une solide carrière solo, au moins sur leur territoire. Profitons-en pour nous en réjouir ouvertement !

dimanche 12 juin 2016

[hors du monde] – Retrouver Maria Callas


Il y avait longtemps que je n'avais pas réécouté Maria Callas, peut-être même un an ou deux. Il faut dire qu'en dehors de quelques enregistrements à contre-courant où je l'aime assez (Elvira des Puritains, Abigaille, Amelia du Bal Masqué, Carmen, Turandot…), je n'ai jamais été très touché par sa manière, et tout particulièrement dans les rôles qui ont fait sa réputation (Norma, Traviata, Tosca).

Je me suis aussi toujours demandé si la remise au goût du jour du belcanto romantique par des voix plus « authentiques » et l'exécution de partitions de ce répertoire hors du petit nombre encore à l'affiche lui devaient autant qu'on le dit. Pour sûr, elle y a contribué, mais qui choisissait les titres ?  Était-ce réellement la chanteuse, qui lisait des partitions oubliées sur son temps libre pour les sélectionner et les proposer ensuite ?  Les directeurs de théâtre et les chefs d'orchestre n'ont-ils pas eu un rôle plus déterminant ?  Dans ces matières, on tend souvent à donner le mérite à la célébrité la plus proche du dossier. (Par ailleurs, à mon sens, la véritable renaissance a lieu plus tard, quand on se pose des questions sur l'exécution, qu'on enregistre des intégrales complètes, plutôt avec Bonynge donc – qui était un véritable musicologue.)
Ce n'a aucune importance pour ce que je vais raconter, mais ce participe du mythe.

la fosse
La Fosse, Le Triomphe de Maria Callas célébré par le Tölzer Knabenchor
Vers 1675. Musée des Beaux-Arts de Nancy.


Donc. En revenant à ces disques avec le recul, les oreilles un peu reposées de mes préjugés et de ceux des autres, je conserve le même relatif scepticisme. Grande chanteuse, bien sûr, et je me figure que sa réputation procédait grandement de son implication scénique, rare à l'époque, et encore plus chez les dames, donc je passe nécessairement à côté de la vérité de ses mérites – mais ni plus ni moins que ceux qui l'adulent, puisque notre matériel est le même.

Pourquoi ne suis-je pas totalement convaincu ?

¶ Le son hypertrophié, façon bajoues, n'est pas très sympathique, et limite en tout cas la pertinence des incarnations d'ingénues – dans Traviata, comment croire à la phtisie avec cette voix épaisse et ronronnante ?  Même en admettant la convention, c'est difficile. (je viens d'écouter Tomowa-Sintow engloutir Nimsgern dans l'acte du Nil Aida, même genre d'effet, on dirait que c'est le roi d'Éthiopie qui se fait salement tancer)
¶ Les portamenti (ports de voix pour lier une note à l'autre) toujours très lourdement appuyés : il s'agit de créer de la fluidité, pas d'insister sur la transition elle-même, en principe. Pour un modèle de belcanto, c'est un peu frustrant (là encore, à replacer dans son temps moins rigoureux, mais ce relativise son image de vérité indépassable).
¶ J'aime beaucoup les poitrinés (une notule viendra là-dessus), je ne suis pas du tout dérangé (je trouve d'ailleurs les voix de femme toujours plus belles quand elles n'utilisent pas exclusivement le registre de tête, donc surtout les bas de tessiture à l'opéra !), mais ils ne sont pas particulièrement gracieux, c'est vrai. La propension à nasaliser pour faire méchant est aussi assez discutable.
¶ Par-dessus tout, c'est l'expression dont on fait tant de cas qui me dérange. Chez Callas, prévaut la manière stabilo : en général, pour faire passer une émotion, soit on sélectionne une couleur vocale et un style adéquats (attaquées piquées pour la joie ou l'humour, grands portamenti pour les implorations et déplorations…), soit on choisit des mots, sur lesquels on place du relief, pour donner une crédibilité à l'affect. Mais pour elle, c'est simple : on met toute la gomme sur le mot le plus explicite de tout le passage (crier, maudire, détester…) ; ça fonctionne, mais le résultat est tellement redondant et grossier que je peine à être touché. A fortiori lorsque ce ne sont pas des personnages véhéments (en Violetta, c'est quand même bien étrange) – mais même pour Médée, je demeure sceptique devant ce goût du pléonasme. S'il y a une émotion, elle ne se manifeste pas forcément principalement par le mot qui l'exprime, elle affleure sur les autres mots alentour, alors que chez Callas, le soulignement se fait exclusivement sur l'explicite (où il n'est pas nécessaire, précisément puisque le texte l'explicite). Je ne crois pas avoir jamais croisé chez elle une expression inattendue, qui serait en décalage avec la lettre du texte.

Voilà qui est tout sauf rédhibitoire, et ce sont toujours de belles interprétations, mais considérant la typicité du timbre et le peu de grâce de la manière, je reste étonné qu'on la considère toujours comme l'horizon indépassable du chant (au moins du côté romantique italien). On n'a pas d'équivalent au phénomène Callas dans les autres tessitures et dans les autres répertoires, où certains font assez bien l'unanimité (Popp, Corelli, Hotter…), mais où personne n'est considéré comme l'absolu indiscutable.

Or, à la réécoute un peu distanciée, j'entends toujours les mêmes choix, tout à fait défendables, mais pas particulièrement recommandables non plus : une excellente chanteuse certes immédiatement identifiable, sans doute très impressionnante sur scène pour son époque (même si les vidéos ne sont pas forcément plus vertigineuses que les partenaires qui y figurent), pas exactement le sommet sur tous les critères. Plus que la qualité propre des interprétations, c'est l'écart entre la réputation et ce qu'on entend (charismatique, typé, inégal, imparfait) qui surprend : comment cela peut-il mettre tout le monde d'accord ?  Car, il faut bien l'admettre, je suis un peu seul. (je veux parmi les amateurs de ce répertoire-là, sinon les autres la méprisent passablement)  Mais je l'aime toujours beaucoup en mezzo.

Je trouve qu'on entend assez bien les limites que je ressens, à l'écoute, dans ses masterclasses à la Juilliard School (celle-ci, sur « Eri tu » du Ballo, par exemple) : comme elle y chante au moins aussi longtemps que ses élèves, les partis pris y sont très sensibles. Et on y retrouve ce legato un peu outré (même lorsqu'il n'est pas écrit) ; elle explique même (de façon tout à fait péremptoire) qu'il faut faire du rubato aux fins de phrase pour appuyer l'expression – et, de fait, elle met à plusieurs reprises le pianiste dans le décor… Le fait d'enseigner ses particularités comme un système opérant (l'expression, on la met où on la veut, pas forcément avec du rubato ni sur ce mot-là – forcément, elle sélectionne le mot « empoisonner », en nasalisant luette au vent) permet de mettre le doigt sur ce qui est dispensable dans son univers esthétique.

Deux notules consécutives de glottologie (un peu) négative, promis, une autre est en préparation pour réhabiliter un nom et dispenser un peu d'enthousiasme.

mercredi 8 juin 2016

Crise d'identité – (Épreuves finales du CNSM)


En assistant aujourd'hui aux épreuves de fin d'études de chant, au Conversatoire Supérieur de Paris, récurrence de cette impression plusieurs fois mentionnée, le terrible à quoi bon ?

La sélection et la formation du CNSM sont excellentes, et l'on pourrait citer un grand nombre des meileurs interprètes français parmi ses anciens élèves (et pas forcément de gros tromblons impersonnels, témoin Yann Beuron ou Marc Mauillon !). J'ai à plusieurs reprises dit mon émerveillement devant l'investissement, la personnalité, la diction d'un nombre très respectable de ses pensionnaires.

Toutefois, le chant ayant ses contraintes propres, le plus haut niveau n'offre jamais la même garantie que pour les instruments (où les étudiants sont tous au minimum excellents). Et je l'ai senti un peu douloureusement ces derniers mois, en particulier ce soir – à force de fréquenter la maison, j'ai pour la première fois une représentation un peu précise de la cohorte des « grands » (L3 à M2, ceux qui passent depuis ce midi jusqu'à vendredi).

Les noms des professeurs ne sont plus communiqués publiquement depuis quelques années, mais le principe reste le même : programme d'une demi-heure, comportant dans un ordre au choix différentes composantes (sauf erreur, trois langues minimum, dont le français ; opéra, oratorio, lied/mélodie, contemporain représentés), avec la possibilité de mandater des partenaires et de petits ensembles (des condisciples). Un véritable récital très varié, qui donne une mesure assez large des talents des chanteurs.

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Melchior LORCK, Le cours de chant des grands élèves du CNSM, 1552.
Huile sur toile, fonds Řaděná de København.

Les contraintes horaires et les caprices des transports m'ont défendu d'entendre mes chouchous (dans cette session, il y avait le miraculeux Jean-Christophe Lanièce, Eva Zaïcik, Fabien Hyon, Anaïs Bertrand, Axelle Fanyo, plus quelques autres moins prometteurs mais attachants), et ce que j'ai entendu rejoignait tellement l'air du temps (dans le sens le moins favorable)…

À quoi bon utiliser une technique lyrique si la voix ne se projette pas, si le seul résultat est qu'une fillette de 22 ans parvient à rendre un texte simple dans une tessiture centrale parfaitement inintelligible et interchangeable, avec un timbre du double de son âge, une seule couleur (grise) et un impact physique pas vraiment supérieur à d'autres techniques beaucoup moins gourmandes en énergie et plus agréables en timbre ? 
Elles sont quelques-unes dans ce cas (j'en vois bien 4 parmi les 17, pour lesquelles je me demande quelle peut être leur place sur le marché), et je me sens très embarrassé : on reconnaît le geste vocal lyrique, mais on cumule les nuisances du chant d'opéra (artificialité, opacité, altération du texte, lourdeur) sans en retirer les bénéfices de présence physique. Je me demande le pourquoi du recrutement – comme ce ténor récemment entendu au CRR, et qui était incapable (au sens le plus littéral : ça ne sortait pas et il se faisait mal) de chanter au-dessus du passage dans des rôles centraux de Campra…
Au demeurant, à l'exception de ce dernier exemple, toutes des voix tout à fait écoutables, rien de honteux ni de désagréable, loin de là, mais la terrible question de l'à quoi bon qui surgit…

Je serais tenté d'accuser l'imposition de nombreuses langues différentes (avec pour conséquence l'usage des mêmes voyelles déformées partout, ainsi qu'un placement unique et postérieur), néanmoins leur français ne vaut pas vraiment mieux. La question des priorités dans l'apprentissage se pose de façon criante : si ce n'est ni le timbre, ni l'intelligibilité, ni la puissance, n'y a-t-il pas, dès le départ, un fourvoiement dans les objectifs fixés, dans les préalables techniques ?

Il serait intéressant de donner des noms, voire des extraits, mais ce serait de toute évidence déloyal : ils sont là pour se perfectionner, et un grand nombre trouvent au minimum leur place dans des chœurs – néanmoins, la question de l'avantage distinctif se repose à chaque fois assez violemment. Qu'est-ce qu'on ne perçoit pas et qui les fait néanmoins sélectionner par des professeurs ?  Ce n'est même pas la rareté de la voix, en l'occurence (plusieurs mezzos opaques mais de petit format, pour lesquels il existe d'ailleurs assez peu d'emplois de première importance dans le répertoire).

Comme souvent, je m'en retourne avec beaucoup de questions et pour une fois avec peu de satisfactions. Pourquoi s'astreindre à une technique contraignante si c'est pour n'en retirer aucune plus-value ? 

dimanche 8 novembre 2015

La légende urbaine du diminuendo de « Celeste Aida » : on vous a menti


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domingokaufmann
L'élégance native des grands interprètes.



Pour yeux autorisés – et oreilles glottophiles – seulement.


1. Le rapport à la partition – configuration variable

On lit, souvent, de la part de mélomanes (parfois éclairés, mais un peu désinvoltes en l'occurrence), des reproches envers les musiciens « qui ne respectent pas la partition ». Dans la plupart des cas, c'est un petit canard, une entorse longuement soupesée, une nouvelle édition critique ou une illusion suivant le placement ou l'ouïe du spectateur (dans certaines œuvres, des mélodies déceptives peuvent faire croire qu'on détonne, par exemple) ; quelquefois, certes, il arrive que les interprètes aillent délibérément à rebours des vœux du compositeur, mais vu la déférence extrême vis-à-vis de l'écrit dans l'univers de la musique classique, c'est plutôt rarement le cas.

Et, régulièrement, on entend ainsi des récriminations contre des choses qui n'existent pas, particulièrement dans la musique vocale où les traditions sont légion – tout le monde connaît l'histoire de l'ut de « Di quella pira » : un sol sur la partition, qui a l'originalité de ne pas être la tonique de l'accord, et qui produit un effet suspensif parfaitement en situation… mais que les ténors changent systématiquement en contre-ut, voire en si, quitte à baisser l'air d'un demi-ton pour pouvoir chanter une note non écrite. Bref.
Mais il y a d'autres cas moins célèbres où les mêmes jugements péremptoires s'appliquent sur la « vérité de la partition », par ceux qui ne l'ont pas lue. Comme, récemment, le reproche à Klaus Florian Vogt de ne pas faire le premier aigu de Bacchus (qui n'est pas écrit, il ne double pas l'orchestre la première fois), et donc de tricher avec la partition quand Jonas Kaufmann, lui, la respectait (en changeant la ligne écrite et l'économie de la partition, donc !).

Dans le même temps, on coupe allègrement dans Elektra et même dans le sacro-saint duo d'amour de Tristan, sans indigner particulièrement les foules. Je n'ai réussi à trouver aucun enregistrement officiel qui exécute « Nessun dorma » tel qu'écrit, par exemple.


2. Mythologie de « Celeste Aida »
: Franco Corelli

Le problème advient surtout lorsque, forts de l'envie d'admirer quelqu'un, tout le monde se met à répéter qu'il respecte seul la partition, alors que ce n'est pas le cas.

Et dans le cas de « Celeste Aida », l'air du ténor au début de l'opéra, on ne peut qu'entendre chanter les louanges de Franco Corelli qui dans son studio avec Mehta (ce n'est pas le cas avec Questa) est « le seul à faire le diminuendo / morendo demandé par Verdi ». Voici ce à quoi cela ressemble.


Première remarque, inévitable : oui, l'aigu est magnifique, attaqué en pleine voix (gros aperto-coperto sur coup de glotte, pas discret mais impressionnant de musculature), puis diminué jusqu'à passer, sans la moindre rupture, à une émission plus légère, sans changer le timbre, avec un effet « potentiomètre » très impressionnant.
Et tout le monde de dire que seul Corelli fait le morendo (qui implique de tendre vers la disparition du son, contrairement au diminuendo qui n'indique qu'une direction décroissante) demandé par Verdi. À peu près infaisable pour le commun des mortels, donc de toute façon, ça ne pourrait pas constituer un modèle dans l'absolu, mais si l'on regarde un peu la partition :

aida diminuendo
aida diminuendo
aida diminuendo

… il n'existe pas de morendo sur le si bémol final !  C'est tout le phrasé, jusqu'au si bémol, qui doit aller s'éteignant. Et toute la section est écrite dans des nuances extrêmement délicates, à l'exception du premier si bémol « ergerti » (« t'ériger [un trône] »), qui n'est qu'un forte simple au demeurant.
Cela signifie que Corelli, chantant tout à pleine voix, est on ne peut plus à rebours de l'esprit attendu par Verdi, tout sussurré sur le fil de la voix.

On peut supposer, de là, qu'il était nécessaire de chanter tout l'air en voix mixte (à rebours de toutes les habitudes des ténors), voire en quasi-fausset sur le dernier aigu, pour un air qui devrait davantage tenir de la Barcarolle de Nadir que des duels de La Force du Destin.

On peut en profiter, manière d'achever d'enterrer le mythe du Corelli philologique, pour souligner la gestion pas très nette des rythmes (son petit récitatif au début de l'extrait), ses portamenti (ports de voix) extrêmement appuyés (les ascendants au début de l'air sont assez mammouthisants) et d'une manière générale son tropisme vers les nuances très puissantes, qui font de son Radames un guerrier très crédible et un objet vocal assez enthousiasmant… auquel on ne peut cependant pas prêter le souci du respect du texte.

Bref, cette nuance finale est une coquetterie délicieuse, mais sans rapport avec la partition (voire à rebours de son esprit).


3. Quelle est la bonne façon ?

La seule version que j'aie entendu qui s'en rapproche (mais n'aimant guère cet air, peut-être parce qu'il est toujours lourdement chanté, je n'ai écouté que les versions contenues dans des intégrales, il existe peut-être des « ténors demi-caractère » à la française qui ont fait ça en récital…) est la plus récente, celle de Jonas Kaufmann dans le studio de Pappano.


Ce n'est pas la panacée, il émet en voix pleine et assez fort, mais en essayant de maîtriser la puissance (sauf pour « ergerti » en triple forte). Le dernier phrasé tend vraiment vers le morendo, et l'échelonnement des nuances (notamment le quadruple piano) tend à être respecté. Cela au prix de cette forme de détimbrage caractéristique chez lui (toujours prêt à sacrifier le timbre pour servir la nuance et l'esprit), qu'on peut trouver diversement plaisante, mais qui tâche, à défaut d'émission mixte, de respecter ce qui est prévu par le compositeur.


4. Et les autres ?

Oh, c'est assez simple : la plupart ne peut pas faire comme Corelli, et aucun n'essaie de faire comme Kaufmann.

Par exemple Jon Vickers, au faîte de sa gloire (1960, à San Francisco avec Molinari-Pradelli) :

les quadruples piani sont superbes, mais Vickers choisit au contraire le crescendo à la fin de l'air (superbe au demeurant, l'un des plus réussis à mon avis).

Même les voix plus légères, par exemple Josep Carreras, n'essaient même pas et montrent au contraire les muscles (studio Karajan II) :

le début du phrasé est doux, mais l'aigu part en force. Il y a peut-être une part de limitation technique aussi, parce que Carreras ou La Scola, malgré leur matière plus légère, n'étaient pas précisément des princes des aigus pppp.

Le plus insolent négateur est forcément Luciano Pavarotti, extraordinairement doté et domestiqué, capable de produire les sons à volonté, mais qui cherche au contraire (chez Levine) à émettre le plus de décibels qu'il lui est possible :


Ensuite, il y a ceux qui voudraient peut-être, mais qui ne peuvent pas : Carlo Bergonzi (chez Karajan), malgré sa rondeur légèrement mixée, n'est pas capable d'alléger son mécanisme et reste surtout tendu vers l'émission de la note juste, sans pouvoir vraiment maîtriser le volume.


Enfin, une tendresse pour Plácido Domingo (chez Abbado), pas du tout ce que j'aime dans ce rôle, mais qui cherche manifestement à brider un instrument difficile, à masquer le métal (très intense en vrai, remplissant aujourd'hui encore une salle comme rien) pour ne pas faire des notes trop brillantes – résultat, cela paraît très contraint et poussé (alors qu'il pouvait faire beaucoup plus glorieux).


Bref, ça n'intéresse personne, et si jamais c'était le cas, ceux-là ne sont pas en mesure techniquement d'honorer le contrat – ou, du moins, ne sont pas prêts à concéder le sacrifice de l'ire du public, dès le début de l'opéra, dans leur seul air…  Car une note en voix de tête, dans le milieu glottophile italien, équivaut à de la haute trahison. On en siffle pour des aigus un peu blancs, un peu bas ou un peu poussés, alors en fausset, renforcé ou pas, ce serait du suicide !
Pourtant, tous ces ténors  pourraient parfaitement le chanter Alagna style, en opérant une transition vers le fausset (un peu plus dense que lui quand même, la plupart savent très bien faire ça).

Ou bien on pourrait distribuer le rôle à des ténors moins glorieux mais plus souples. Là encore, gros risque pour le programmateur et surtout (car ça ferait salle comble quelle que soit la distribution) pour le chanteur.


5. Moralité

Avant de porter des jugements sur le sérieux des musiciens, ouvrir la partition n'est pas un luxe superfétatoire. Parce que, qu'on les aime ou non, qu'ils soient impressionnants ou en difficulté, ils l'ont tous fait, eux. À défaut, on peut toujours se contenter de commenter le résultat, même avec sévérité – mais sans feindre d'évaluer leur sérieux.

Seront uniquement excusés les titulaires d'une Carte d'Invalidité Glottophile, dûment tamponnée.

Pour les autres, ce sera le Goulag des Glottes – où des haut-parleurs diffusent en boucle les anthologies Andrade-Jenkins-Anfuso-Middleton, ainsi que l'intégrale des symphonies de Stamitz. Personne n'a pu vivre assez longtemps pour en rapporter une description fidèle.


6. Prolonger

Quelques autres notules où l'on s'interroge sur l'effet contenu dans la partition ou sur la façon de l'exécuter, dans le répertoire vocal italien et au delà :


mercredi 5 août 2015

Operalia 2015


1. Écouter les concours

Les concours, et en particulier lorsqu'ils sont aussi emblématiques et influents qu'Operalia (innervant ensuite beaucoup de premiers rôles dans de grandes maisons), permettent de faire le point non seulement sur les types de profils vocaux et artistiques les plus pratiqués, mais aussi et surtout sur ceux qui ont la faveur des programmateurs. Et, étrangement, ce ne sont pas forcément les technique les plus efficaces / sonores / souples qui sont les plus valorisées. D'où l'intérêt d'observer.

Il convient néanmoins de bien préciser qu'Operalia ne documente que les voix de type « premier rôle dans un opéra romantique », et que Verdi est son absolu stylistique, ce qui ne constitue qu'une partie du répertoire réellement donné dans le monde. Ce concours ne nous renseigne pas sur les tendances dans le baroque, dans Mozart, dans l'oratorio, et plus généralement dans les opéras de toutes époques qui requièrent des formats plus légers que les catégories verdiennes.

La finale de la dernière édition est gratuitement visible (sur inscription) sur Medici.tv. [Si la vidéo fonctionne mal, n'hésitez pas à baisser sa qualité dans le menu, certains processeurs auront des difficultés à encaisser la qualité optimale.]

En termes de répertoire, en dehors de la sous-catégorie zarzuela, qui cherche à promouvoir le genre à l'étranger, on n'entend chaque année que la poignée de mêmes tubes absolus. Quelques avis (vocaux, donc) donnés dans l'ordre de passage, en essayant de mettre l'accent sur les types de technique représentés.

2. Candidats

¶ L'américain Edward Parks (troisième prix masculin) chante « Largo al factotum ». Voix caractéristique des tendances moelleuses actuelles : aucune agressivité, mais je me demande à quoi ressemble vraiment la projection en salle (en principe, plus il y a de rondeur, moins il y a de son, en tout cas ce type de rondeur en arrière – c'est différent pour la rondeur de la voix mixte, qui n'obéit pas aux mêmes ressorts). Le texte manque aussi un peu de verve, et le timbre de couleurs (il y a même un vibrato un peu blanc sur les aigus les plus longs). C'est le type de sensation physique qui donne l'impression d'une voix pleine au chanteur, mais qui prive aussi le public d'une partie du son.
Néanmoins un très bon chanteur avec une voix solide, comme à peu près tous les finalistes d'Operalia, en principe. Il pourrait chanter sur n'importe quelle scène, mais disons que pour un concours-Domingo, vu le coup de pouce immense à une carrière, on peut espérer une arrivée prompte au premier plan pour les vainqueurs (façon Yoncheva, même si la promptitude n'est pas forcément un bienfait).

¶ L'américaine Andrea Carroll choisit « Qui la voce sua soave », premier bon choix (l'une des très rares scènes de soprano belcantiste que je ne me lasse pas d'entendre). Par ailleurs, je suis impressionné, plus de la voix elle-même, de la conscience de ses moyens et du choix en conséquence de ses équilibres :
=> le son est moelleux mais reste coloré par une bonne accroche du masque qui donne un peu plus de pointu et de brillant à l'ensemble ;
=> le souffle n'est pas très long, mais les coupures sont toujours judicieuses pour la musique et le sens ;
=> les phrasés, plus découpés que d'ordinaire pour du belcanto, favorisent la vie du personnage, avec de très jolies choses plutôt rares ;
=> les aigus restent de même nature que le médium, bien intégrés, avec une pointe de squillo (d'éclat trompettant) supplémentaire.
Seule limite (dont je me moque éperdument personnellement, mais qui lui a sûrement coûté le podium), l'agilité assez moyenne (attaque pas toujours juste, détail des descentes très approximatif), ce qui est un réel handicap lorsqu'on présente un répertoire aussi couru (notamment par des soprano plus légers qui ont plus de facilité en la matière), dans un air de concours où l'on est supposé montrer son meilleur visage technique. Mais voilà une chanteuse que je me précipiterais entendre dans ce répertoire.

Julien Behr chante « Salut, demeure chaste et pure ». Souvent entendu ces dernières années dans de petits rôles sur les scènes franciliennes, j'avais été assez injuste avec lui lors de notre première rencontre – la voix n'est pas exactement engorgée. J'ai même beaucoup de sympathie pour le chanteur, très appliqué, toujours impeccablement soigné. Mais le principe même de sa technique pose plusieurs problèmes ; le son, obstrué par une trop haute impédance et une couverture trop massive, peine à sortir, avec beaucoup de conséquences néfastes :
=> très petit volume (on l'entend, mais l'impact physique est absence et la voix paraît lointaine dès les salles moyennes) ;
=> timbre un peu terne (trop assombri par rapport à son matériau de départ) ;
=> effort articulatoire énorme même pour chanter de petits récitatifs ou des notes pas très aiguës… l'énergie se perd dans des gestes qui devraient être simples ;
=> incarnation un peu contrainte par tous ces paramètres.
Au demeurant, il chante toujours très agréablement et avec valeur, jamais débraillé ni de mauvais goût, mais j'étais étonné qu'Operalia, qui favorise les voix larges pour des carrières de jeune premier dans le grand répertoire (il suffit de voir les airs programmés, Bellini-Verdi-Gounod-Puccini, des grands lyriques essentiellement), le pousse en finale.

¶ L'australienne Kiandra Howarth présente l'air du poison de Juliette. Voix très particulière : gorge ouverte, et très peu de résonance haute, tout semble passer du larynx à la bouche sans s'enrichir dans les parties hautes du crâne. Ça peut assez bien fonctionner pour les voix féminines (Sally Matthews, championne de cette émission « arrière », opaque en retransmission, sonne en réalité avec clarté et douceur en salle). En l'occurrence, la qualité moyenne du français y concourant, la mollesse l'emporte sur la joliesse.

¶ La coréenne Hyesang Park (deuxième prix féminin) chante « Il dolce suono », choix beaucoup moins séduisant pour moi. Elle était au Concours Reine Élisabeth aussi, me semble-t-il – syndrome Anna Kasyan, monopoliser les finales des grandes compétitions sans forcément gagner ni s'imposer dans les parties les plus hautes du circuit. Il est difficile de faire quoi que ce soit de passionnant de cet air, mais sans une diction particulièrement acérée, avec un vibrato parfois un peu désordonné, des attaques pas toujours harmonieuses, je n'ai ni l'éloquence, ni la perfection technique, donc je ne suis pas particulièrement fasciné, dans un air qu'on peut entendre dans des tas de versions immaculées (et en général pas moins ennuyeuses, certes). Cela dit, le timbre est parfaitement tenu (mais moins dans l'aigu, et sans couleur personnelle), le soutien du souffle très précis pour laisser les phrases suspendues, l'agilité précise… je suppose que ça peut séduire (et c'est sans doute la raison pour laquelle on ne m'a pas invité dans le jury).

Bongani Justice Kubheka (Afrique du Sud) est un baryton-basse qui choisit un rôle général distribué aux basses (l'air de la calomnie, qui ne descend pas bien bas il est vrai – ut 2, même dans la version transposée au ton inférieur !). Mais le résultat, avec du cabotinage bien fait, est très convaincant : sacrée nature (avec de la profondeur mais on devine une vraie longueur dans l'aigu), et très bien domestiquée (étagement des registres, depuis le grave de basse jusqu'à un médium qui a beaucoup d'éclat et ne se laisse pas piéger dans la recherche d'une couleur sombre artificielle). Seule inconnue, l'air monte peu, donc on ne peut pas juger de sa technique dans le haut de son étendue, ni de son endurance dans les grands rôles du répertoire. En tout cas, très impressionnant.

¶ Un autre « Largo al factotum » avec l'américain Tobias Greenhalgh. Lui n'a rien gagné (et, de fait, il faudrait mesurer l'équilibre et l'impact sonore en salle pour critiquer les décisions du jury), mais son émission paraît beaucoup plus directe et libre que celle d'Edward Parks. Par conséquent, beaucoup plus de mordant et d'éclat malgré un timbre doté d'un grain véritable ; une expression beaucoup plus facile aussi, les mots prennent tout de suite un relief plus direct, le public est immédiatement concerné par ce qui se dit.
Peut-être a-t-il payé des aigus qu'on sent un rien moins faciles – mais très valables, avec en prime de splendides [i] dans l'aigu (en général un bon étalon de la santé d'une technique). En tout cas, des barytons aussi francs, qui n'amollissent, ne sombrent ou ne teintent pas de grave tout ce qu'ils chantent, c'est suffisamment rare (et encore plus aux USA) pour être salué.

¶ Le néo-zélandais Darren Pene Pati (deuxième prix masculin, prix du public) propose la scène finale d'Edgardo. Je ne suis pas très convaincu : l'émission force un peu les résonateurs au détriment du souffle (plus un problème pour lui que pour les auditeurs, cela dit), ce qui donne parfois l'impression de ne pas être totalement « chanté », et entraîne un vibrato forcé pas très joli sur les notes les nuances fortes. Surtout, et surtout l'équilibre général est assez fortement nasal, on sent que le modèle Alfredo Kraus a dû être écouté attentivement (même l'accent paraît parfois hispanisant sur certaines syllabes).
En revanche, pas de tensions pour monter, et des aigus qui semblent très larges et assez généreux. Mais dans les médiums forts et dans les récitatifs, ce n'est vraiment pas gracieux.

¶ La sud-africaine Noluvuyiso Mpofu (troisième prix féminin) nous donne (évidemment) la fin de l'acte I de Traviata. Je suis assez séduit par l'ampleur capiteuse du timbre (alors qu'il s'agit manifestement d'une voix de lyrique plutôt léger), qui conserve sur toute l'étendue un petit squillo qui donne de la tension en permanence. Cette égalité de timbre se paie bien sûr sur la définition de la diction, mais c'est une servitude commune dans ce répertoire, autant avoir du beau son frémissant.

¶ Le roumain Ioan Hotea (premier prix masculin) est un ténor léger/aigu qui nous donne « Ah ! mes amis, quel jour de fête ». Émission très haute (un peu nasale, mais surtout très métallique et dynamique) qui lui permet de monter, assez comparable à Flórez (avec un peu moins d'homogénéité et de timbre). Très impressionnant – pour être un ténor qui monte, il faut une discipline technique, une précision du geste vocal que même les meilleurs barytons (sans parler des basses !) n'ont pas. Ensuite, en matière de phrasé et d'expression, les choses tombent un peu au hasard, et vu l'enjeu dramatique de l'air (néant), il est difficile de juger ce que peut être une soirée avec lui sur une scène d'opéra… mais il a une belle assurance.
Premier prix pas usurpé vu la technique impressionnant – ensuite, ce n'est pas le chanteur qui m'a le plus intéressé de la soirée.

¶ La norvégienne Lise Davidsen (premier prix féminin, prix du public, prix Birgit Nilsson) chante « Dich, teure Halle » (seul air qui ne soit pas en italien ou en français…). Je suppose que l'ampleur de la voix a impressionné le jury (« oh, une future Brünnhilde, c'est si rare », etc.), mais sérieusement, chanter du Wagner dans une telle bouillie indifférenciée (surtout un air pas si difficile, et souvent très bien articulé par les chanteuses), avec des aigus qui ne sont pas non plus totalement libres (très bien pour l'instant, mais sur la durée d'une représentation, et surtout d'une carrière wagnérienne, ça va très vite se dérégler – quand on voit les effets à assez court terme sur des voix aussi parfaites techniquement que Marton, Secunde, Herlitzius ou Stemme…), je m'interroge sur la clairvoyance de la récompense. Cela dit, oui, l'instrument est impressionnant, vraiment.

3. Palmarès

On remarque avec surprise et satisfaction que prix Birgit Nilsson va pour la première fois à quelqu'un qui en a réellement besoin (lauréat 2009, Plácido Domingo ; 2011, Riccardo Muti ; 2014, Philharmonique de Vienne ; manière de mettre le pied à l'étrier aux débutants désargentés) – mais ce n'est pas le véritable prix à un million d'euros, apparemment. Ce doit être une bourse, une sous-catégorie quelconque… C'est déjà bien, mais ça préserve donc tout le potentiel drolatique de cette récompense audacieuse.

Pour le reste, je ne suis pas vraiment en accord avec les choix faits, mais il faut bien voir que :

  • je n'étais pas dans la salle, et certains effets physiques majeurs ne passent pas par les micros (Domingo lui-même, d'ailleurs, n'est servi que très partiellement par rapport à l'autorité qu'il dégage en vrai, même comme baryton) ;
  • si j'avais fait les sélections, on n'aurait certainement pas les mêmes profils en finale, même à répertoire égal.


Les podiums ne sont pas ma tasse de thé, mais à type de comparaison, j'aurais sans doute attribué :

  1. Carroll (pour la proportionnalité des effets aux moyens, pour le goût parfait) / Greenhalgh (totalement prêt à faire exploser d'enthousiasme les publics, vocalement comme scéniquement)
  2. Mpofu (pour le caractère assez magnétique du timbre et la qualité de ligne) / Kubheka (typologie rare, avec une couleur singulière et une maîtrise peu commune dans ces tessitures graves)
  3. pas vraiment fasciné par les autres femmes… / Hotea (le meilleur technicien de la soirée, clairement – sur ce critère, sa première place se défend totalement)


Ce n'est de toute façon qu'un fragment de l'état du monde lyrique, mais ça permet de se poser tout un tas de question sur les préférences techniques du moment, et sur leurs causes, leurs justifications…

jeudi 12 février 2015

Les airs de cour de l'Héritier — Lièvre-Picard et Robidoux aux Billettes (Lambert, Charpentier)


Programme entièrement Lambert et Charpentier (couronné par les Stances du Cid, monument très rarement donné), comme on en entend peu, en alternance des plus célèbres compositions pour clavecin de Froberger, Anglebert et Louis Couperin (incluant les deux tombeaux de Blancrocher).

Une pointe de déception : ces pièces sont un peu graves pour que la voix de Vincent Lièvre-Picard se libère, alors qu'illustre élève de Howard Crook, il a hérité d'un certain nombre des qualités de son aîné, jusque dans le timbre. Par ailleurs, le récital en solo donne le temps d'étudier une voix aux équilibres étranges : les [i] et les [ou], voyelles pourtant fondamentale pour l'une, délicate pour l'autre, sont superbes, très semblables à son prédécesseur, tandis que les [a] sont moins pleins, les [e] inexacts (trop ouverts) et les [è] presque chevrotants. Très étonnant alliage, qui semble entraver un peu son expression.
Je suppose aussi que, habitué avant tout à la pratique chorale (dans les meilleurs ensembles vocaux), il n'était peut-être pas très à son aise de se retrouver ainsi exposé – ou pas assez chauffé ?

On retrouvait le même type de paradoxe chez Martin Robidoux qui l'accompagnait au clavecin : pas très virtuose (arpèges et trilles pas toujours exacts) dans les pièces solo, mais ses réalisations pour accompagner les airs, très simples (essentiellement des accords arpègés), à peine ornées de contrechants occasionnels et d'agréments qui procuraient de superbes reliefs, étaient tout simplement d'un goût parfait. On peut faire plus sophistiqué, mais difficilement plus adéquat.

dimanche 8 février 2015

La bataille finale du lied et de la glotte : Wieck, Viardot, Yoncheva


Voilà une expérience particulière qui mérite mention. Pour le progamme, et puis pour deux ou trois autres choses plus amusantes.

1. Lieder de Clara Wieck-Schumann

La raison de ma venue : depuis une dizaine d'années, on enregistre régulièrement Clara, et on lui consacre même quelques monographies au disque, mais il reste rare qu'on l'entende abondamment au concert, hors de quelques pièces isolées. Une moitié entière de programme, c'était une bénédiction !

Par ailleurs, Sonya Yoncheva ne s'y est pas trompée, et a choisi, dans le tiers de son legs qu'elle a joué, ses meilleures compositions : les célèbres « Er ist gekommen » et son caractère de tempête sur son texte tendre, « Liebst du um Schönheit » et ses paliers de lumière, « Die Lorelei » et son thème souterrain, sa trépidation ternaire, couronnée par ses cris, « Ich stand in dunkeln Träumen » dans une vision du passé combien plus paisible que la version du Schwanengesang (d'autant que la version retenue était celle sans la surprise finale) ; mais aussi les plus beaux parmi les restants, les doux accents tragiques de « Sie liebten sich beide » (dans sa version non strophique), le badinage mélancolique de « Warum willst du and're fragen », les liquidités infinie d' « Am Strande », le strophisme délicieux de « Der Abendstern », le récitatif troublé « O weh' des Scheidens das er tat »… il n'y a guère que le joli « Mein Stern » que j'aurais volontiers échangé contre la nudité onirique de « Die gute Nacht ».

D'une manière générale, le style de Wieck, très marqué par Chopin et Schumann, se caractérise par l'abondance de petites appoggiatures (des notes étrangères prennent la place des notes attendues sur le temps fort, et retrouvent leur place sur l'accord suivant) — le procédé est très commun, mais il est sollicité avec prodigalité et beaucoup de goût, créant une (douce) tension permanente. C'est un domaine très subjectif, mais j'y suis très sensible, comme les autres qui aiment la musique de Wieck, je suppose.

2. Mélodies de Pauline Viardot

Le legs de Viardot est à la fois mal connu et peu pratiqué. La sélection a le mérite de faire entendre une facette mal connue de sa production : « Marie et Julie » (1850) présente ainsi une mobilité harmonique très déroutante pour le genre, plus proche de la norme de 30 ou 40 ans plus tard… Les arpèges débouchent chacun sur une surprise et une couleur un peu différente de celle attendue, et ne se répètent pas — sans en avoir la complexité, cela évoque assez la méthode Fauré, jamais spectaculairement dissonant mais échappant toujours au pronostic. Elles sont (très) rares, les mélodies de 1850 à avoir cet aspect-là !
Plus amusant, dans « En mer » (1850), on retrouve les exactes harmonies utilisées par Schubert pour « Am Meer », joli clin d'œil (placé en exergue, au même endroit, ça ne fait guère de doute).

On y retrouve aussi les bluettes moins intéressantes et plus célèbres, comme « Haï luli » (qui m'évoque immanquablement « Youkali » de Weill), toutes de couleur locale factice.

4. Trois bis

Là aussi, l'audace prévalait. « Non t'accostar all'urna » de Vittorelli, également mis en musique par Schubert et Verdi, ici dans une mise en musique inattendue de Carlotta Ferrari. Très belcantiste bien sûr, une longue cantilène où le sens pourtant très dramatique se diluait assez, mais jolie.

L'air léger (très cocorico) de Lecocq qui clôt son CD.

Et « Ich stand in dunkeln Trämen » une seconde fois.

3. « On a perdu Yoncheva »

Suite de la notule.

dimanche 25 janvier 2015

Ariadne auf Naxos : les tours espiègles de l'acoustique et de la glotte


Nous étions à la première de la reprise parisienne du spectacle de Laurent Pelly.

Considérant que la musique, formidable (avec son fourmillement de motifs, sa semi-distanciation, son hésitation entre récitatifs burlesques et über-lyrisme…) est bien connue, et largement investiguée, pas de commentaire général sur la soirée (de toute façon excellente et plutôt jubilatoire). Seulement quelques remarques sur des points de détail.

1. Passe-passe acoustique

J'ai été frappé de n'entendre aucune consonne (et essentiellement une voyelle) chez Sophie Koch, dont j'avais pourtant apprécié le Komponist lors de la retransmission vidéo de la première série. Pourtant, en Fricka, depuis le fond du parterre, j'avais eu l'impression que malgré la puissance de l'instrument, 'elle me murmurait les mots à l'oreille.

Il semblerait, d'après le témoignage d'une initiée montée du parterre vers le second balcon à l'entracte (meilleur son, et surtout mieux fréquenté), qu'on l'ait entendue très nettement au parterre (contrairement aux hommes, plus intelligibles à l'étage)… je n'en suis pas très étonné (ce genre de détail se perd facilement dans l'espace), mais voilà qui renforce les perplexités et relativités sur ce que l'on perçoit d'un spectacle à deux places différentes d'une grande salle (ou d'un théâtre à l'italienne). Il existe même des phénomènes de déperdition d'harmoniques qui peuvent, paraît-il (jamais testé personnellement) faire sonner faux une voix qui est pourtant tout à fait juste écoutée de près.

Il est aussi possible d'entendre deux fois une voix : illusion harmonique, ou effet de l'emplacement (par exemple sous un balcon dans un théâtre à l'italienne, pas tout à fait au centre, où le son arrive en décalé de face et par la rotonde latérale.

Le plus troublant de tout est probablement d'entendre des notes surchargées d'harmoniques qui paraissent plus basses que leur fondamentale (ce qui est un non-sens théorique), comme si le chanteur chantait à la tierce de lui-même. Mais ce n'est plus lié à la salle, il est vrai.

2. Émission arrière

C'est un sujet glottologique mainte fois abordé dans ces pages : la tendance, sous l'influence des micros (amplificateurs ou enregistreurs), à émettre les voix plus en arrière qu'autrefois, ce qui peut procurer un beau son de près ou en enregistrement, mais qui pose des problèmes d'intelligibilité et même de projection dans les grandes salles.

Ce n'était pas la première fois que j'entendais Karita Mattila en salle, amour de jeunesse — dès des Mozart avec Marriner, dans une esthétique vocale pourtant si éloignée de mes canons esthétiques habituels — jamais démenti. En revanche, c'était la première fois pour un grand rôle scénique. Elle porte les années de scène dans les rôles les plus exigeants (et pas toujours les plus évidents pour ses caractéristiques vocales) avec une grâce assez incroyable.

En revanche, de loin, du fait de l'émission très en arrière, on n'entend pas du tout le texte (tout est arrondi dans l'instrument, tout coule avec beauté… mais le relief du texte ne passe pas vraiment, alors même qu'elle est une bonne diseuse), et la voix, très belle et tout à fait audible, a surtout de l'impact dans le suraigu où se joue une surtension détendue assez unique… Vu le nombre de notes hautes dans Ariadne, on s'aperçoit que contrairement aux apparences, cela n'entame en rien son capital vocal et ne produit pas le moindre forçage, malgré leur aspect spectaculaire.
C'était magnifique (et pas très gênant pour Ariadne), mais j'aurais aimé l'entendre de près pour saisir les nuances de son incarnation, au lieu d'un profil global — mais Bastille est à blâmer, bien sûr… la nuance du sentiment dans un hangar à bateau, ça reste réservé à un club très fermé de superhéros.

Intéressant tout de même : je trouve sa voix beaucoup moins saisissante en vrai que celle de Delunsch, par exemple (beaucoup moins phonogénique en revanche). Si je l'avais découverte au concert, elle ne serait sans doute pas devenue la même idole…

Il n'empêche, l'artiste demeure fulgurante.

3. Arène glottophile

Suite de la notule.

samedi 20 décembre 2014

Pourquoi les amoureux sont-ils toujours une soprane et un ténor ?


Question (faussement) ingénue qui m'a été posée récemment… et dont la réponse, sans être particulièrement complexe, a de réels fondements qu'on peut détailler.

Alors embarquons.

1. Ce n'est pas vrai

D'abord, il faut préciser que cela ne concerne qu'une portion du répertoire.


André d'Arkor en gentil soldat colonial (amoureux) — costume de scène pour Gérald, dans Lakmé de Delibes.


[Rappel : on classe en général les voix, de l'aigu au grave, de la façon suivante. Soprano, mezzo-soprano (contr)alto pour les femmes ; ténor, baryton, basse pour les hommes. C'est-à-dire aigu, médium, grave.]

Au XVIIe siècle, il existe essentiellement quatre tessitures : voix de femme, alto (par un homme ou une femme), ténor (souvent dans une tessiture de baryton), basse. De ce fait, effectivement, les couples mettent en général en relation une femme (on va dire soprano, même si les tessitures sont basses) avec un ténor, que ce soit chez les premiers opéras italiens (Peri, Monteverdi, Cavalli) ou dans les tragédies en musique françaises — il n'existe pas vraiment, à de rares touches près, d'autres écoles d'opéra à cette époque.
Quelquefois la tessiture masculine est écrite pour un tessiture d'alto (Nerone dans L'Incoronazione de Monteverdi, typiquement), ce qui nécessite soit une voix particulière, soit le travestissement d'une chanteuse.
On a donc déjà la structure réunissant les deux voix aiguës de chaque catégorie, mais le nombre de combinaisons possibles est tellement réduit qu'il n'est pas réellement significatif. On peut simplement remarquer que la basse est en général réservée pour les rôles incarnant l'autorité (les dieux, les rois, les vieillards), ce qui est un choix arbitraire dont nous ressentons aujourd'hui encore le prestige dans notre vie quotidienne — une voix grave impressionne tout de suite. Les basses amoureuses existent (en France, on a Roland et Alcide…), mais elles incarnent en général une virilité guerrière, souvent malheureuse en amour.


Malin Hartelius (Melanto) et Bogusław Bidziński (Eurimaco), petits amants au début du Ritorno d'Ulisse in patria de Monteverdi — tiré de la version d'Harnoncourt à Zürich en 2002.


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Au XVIIIe siècle, le ténor reste le héros des tragédies en musique en France (avec des tessitures de plus en plus aiguës et virtuoses, censées incarner ses qualités surnaturelles, souvent d'essence divine), mais pour le reste de l'Europe qui utilise le modèle italien (quitte à le faire en allemand, en anglais ou en suédois), l'opéra seria triomphe. À ce moment charnière dans l'histoire de l'opéra, le texte n'est plus premier (c'était pour cela qu'on l'avait créé, pour recréer l'intensité théâtrale des représentations grecques de l'antiquité), la fascination pour les voix l'a emporté. Et, en Italie puis dans le reste de l'Europe, c'est l'agilité qui fascine, le fait de transformer une voix en instrument capable de rivaliser victorieusement avec un solo de violon, hautbois ou trompette dans les airs concertants.


Anna-Maria Panzarella (Aricie) et Mark Padmore (Hippolyte), amants – momentanément – fortunés à l'acte IV d'Hippolyte et Aricie de Rameau — tiré de la version studio de Christie.


Or, dans le seria, comme l'on utilise des castrats (en général alto, parfois soprano) ou, à défaut, les voix de femme correspondantes, la voix de ténor n'incarne pas cet aigu triomphant… Très souvent, le ténor est un rôle de comprimario (rôle d'utilité, secondaire) ou prend la place de la basse comme roi ou père, particulièrement à l'époque classique : Mitridate, Idomeneo et Tito, chez Mozart, en sont les exemples les plus célèbres, mais ne font pas figure d'exception. Le ténor, pour une fois, incarne donc la voix grave, par opposition à toutes les autres du plateau, et donc le pouvoir et l'âge ; ceci tout en permettant davantage d'agilité spectaculaire qu'une voix de basse. Ainsi, à part en France, les ténors amoureux du XVIIIe siècle sont des opposants dangereux pour les jeunes amants.


Giuseppe Sabbatini (Egisto, ténor), guerrier cruel qui impose sa loi aux époux Diana Damrau (Europa, soprano) et Genia Kühmeier (Asterio, rôle de castrat soprano), au début de l'Europa riconosciuta de Salieri.


Les sopranos restent en revanche les voix féminines privilégiées pour les amoureuses. En France, la distinction (dessus vs. bas-dessus) se faisait uniquement au niveau du timbre au XVIIe siècle (exactement les mêmes étendues vocales), mais au cours du XVIIIe les sopranes éprises développent de plus en plus d'extension aiguë et d'agilité dans leurs ariettes, tandis que les voix plus centrales et sombres vont se spécialiser dans les magiciennes. Toutefois le mouvement reste ténu. Dans le seria en revanche, les voix féminines graves étant souvent monopolisées pour les rôles travestis, et comme il y a toujours plus d'hommes que de femmes dans les intrigues héroïques… les voix aiguës sont en général réservées aux femmes véritables. Mais ce peuvent aussi bien être les jeunes premières que les magiciennes perfides (témoin Armida ou Alcina, chez Haendel).


Patricia Petibon (Aspasia), soprane et amante persécutée par un ténor roi et père de son amant dans Mitridate, re di Ponto de Mozart.


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Au XXe siècle, les frontières se brouillent. Le baryton remplace volontiers le ténor comme personnage principal, car il incarne l'homme du rang, et non plus l'aristocrate ou l'élu divin, le héros hors du commun. Lorsqu'on adapte Woyzeck ou 1984, le personnage principal ne peut pas être un vaillant ténor à contre-ut ni un limpide ténor léger, c'est l'évidence.
Les ténors deviennent alors des personnages veules ou faux, ceux dont l'éclat n'exprime que la vanité ou l'hypocrisie. On va ainsi souvent se retrouver à front renversé avec des héros faibles mais barytons, et des persécuteurs sadiques ténors.


Nancy Gustafson (Julia, soprano dramatique assez grave) et Simon Keenlyside (Winston Smith, baryton), amants sans pouvoir ni bravoure, trahis par l'agent double Richard Margison (O'Brien, ténor) dans la création de 1984 de Maazel.


Pour les sopranos aussi, le monopole disparaît : le goût, notamment promu par le cinéma et la télévision, des voix graves comme comble de la sensualité (valeur qui a en quelque sorte remplacé la « transcendantalité » aristocratique ou divine des voix aiguës) a permis, à la suite de Carmen, le mezzo-soprano comme voix de l'amoureuse. Et pas forcément la vénéneuse prédatrice ; on peut y rencontrer nombre d'ingénues dont la voix charnue traduit peut-être une nubilité précoce, mais pas nécessaire une conscience sensuelle forte — Erika dans Vanessa de Barber, par exemple. C'est moins le cas pour le contralto, car la voix est rare et souvent moins puissante, donc difficile à exploiter derrière un large orchestre du XXe siècle, et son extension aiguë est moins longue et éclatante, ses poitrinés sont moins spectaculaires. Il n'empêche qu'en ce début de XXIe siècle, la voix enregistrée qui fait le plus l'unanimité demeure peut-être celle de Kathleen Ferrier.


Rosalind Elias (la ci-devant ingénue Erika, mezzo-soprano) et sa confidente Regina Resnik (la Baronne, contralto) au début de l'acte II de Vanessa de Barber — studio de Mitropoulos.


Même si la colorature est devenue à son tour suspecte (attribut des reines folles, mais plus des amoureuses authentiques), le soprano n'a pas quitté pour autant sa place originelle, et les héroïnes demeurent, en assez nette majorité, écrites pour cette tessiture.


Grażyna Szklarecka (Sophie Scholl, soprano) et Frank Schiller (Hans Scholl, pour ténor ou baryton avec extension aiguë) dans la version révisée de Die Weiße Rose d'Udo Zimmermann (et non B.-A. Z.). Certes, ce n'est pas une amoureuse au sens classique, mais parmi les innombrables choix possibles, c'est l'occasion de faire entendre l'un des assez rares vrais duos contemporains réussis.


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2. … mais cela reste la norme dans le grand répertoire

En revanche, l'opéra le plus présent sur les scènes, et celui le plus familier du grand public, celui du XIXe siècle, reproduit très largement cette norme. Bien sûr, on trouvera des exceptions, avec des hommes travestis parce qu'on descend de l'opéra seria (I Capuletti e i Montecchi de Bellini hérite directement de la nomenclature de la fin du XVIIIe siècle) ou, plus tard, parce qu'on veut imiter Mozart (Chérubin de Massenet, Der Rosenkavalier de R. Strauss) ; ou bien des barytons héros pour bien souligner leur caractère tourmenté et finalement leur impossibilité d'accéder aux joies de l'amour (Hamlet de Thomas). Mais l'écrasante majorité demeure dans la nomenclature : soprano & ténor amants, et mezzo, baryton ou basse opposants.


Milada Šubrtová en gentille Nixe noyeuse d'hommes (amoureuse) — dans Rusalka de Dvořák.


Vu du XXIe siècle, rien n'est moins évident que les pouvoirs de séduction du ténor (petit et gros, dont la voix aiguë semble chercher à imiter les femmes) ou que la suprématie du soprano par rapport à une voix chaude et un rien voilée de mezzo qui invite à la confidence. Mais une fois expliqué les périodes précédentes, on peut facilement se représenter pourquoi il en fut ainsi.

Les Français, eux, ne changent pas vraiment : ils adoptent le style romantique après avoir adopté le style galant de la fin du baroque et le style classique, et les techniques vocales évoluent, mais les distributions demeurent les mêmes. Le ténor (aigu) reste le héros, la basse (très peu de barytons en France, ils deviennent à la mode tardivement) incarne l'autorité (ou le méchant). Du côté des femmes, on a surtout des sopranos (les mezzos sont introduits par la marge au fil du siècle) qui, comme du temps de Lully, s'opposent en soprano colorature (l'équivalent du dessus clair) et en soprano dramatique (l'équivalent du bas-dessus sombre) ; la différence est que la voix sombre peut être librement attribuée à l'amoureuse.


Annalisa Raspagliosi (Valentine de Saint-Bris, soprano dramatique) et Marcello Giordani (Raoul de Nangis, ténor avec grande extension aiguë, chantable avec ou sans ut de poitrine), dans la fin du tournoyant duo d'amour de l'acte IV des ''Huguenots'' de Meyerbeer — archive inédite, dirigée par Rumstadt en 2003.


Pour le reste de l'Europe, chaque nationalité adopte progressivement un style propre qui émerge à partir du style italien préexistant, mais largement dans le même sens (en ce qui concerne les tessitures). Les castrats tombent en désuétude, et on invente l'ut de poitrine à Naples, qui permet de chanter les aigus de ténor avec vaillance. Dans le même temps, les sujets plus tourmentés du romantisme, ainsi que le goût pour des affects plus débordants et moins élégants, favorisent l'expression plus sonore des désespoirs. De ce fait, c'est le ténor qui incarne la voix la plus aiguë parmi celles qui peuvent s'exprimer avec des éclats dramatiques. Il remplace donc les castrats ou les femmes travesties, mais dans la même logique : le goût de la voix poussée dans ses retranchements, où l'aigu campe symboliquement la force donnée par la naissance ou par la Grâce.
Pour les femmes, de même, on va exploiter les extrêmes, et en particulier les aigus, ce qui place les sopranos au premier plan… Les mezzos reviennent progressivement dans la fin du XIXe siècle siècle, pour varier les couleurs.


Soirée électrique de la parfaite distribution stéréotypée (soprano & ténor amoureux, mezzo sorcière, baryton râleur, basse vieille) : Gilda Cruz-Romo (Leonora, soprano), Richard Tucker (Manrico, ténor), Siegmund Nimsgern (il conte di Luna, baryton) dans le grand trio qui clôt l'acte I du Trouvère de Verdi. Le jeune Zubin Mehta, le seul à faire exécuter très exactement, dans cette œuvre, les valeurs pointées et/ou brèves à ses chanteurs, fouette le Philharmonique d'Israël en juillet 1973.


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De ce fait, si soprano et ténor deviennent systématiquement amants, c'est dans la pure continuité d'une tradition… où ce n'était pas le cas.

Suite de la notule.

dimanche 23 novembre 2014

Cléopâtre de Massenet au TCE : esthétiques vocales


Comme annoncé dans la notule qui introduisait l'œuvre, sera éventuellement un travail de longue haleine. Mais pour l'heure, seulement un mot de résumé, parce qu'il y aura d'autres sujets à traiter dans l'intervalle.

Suite de la notule.

jeudi 16 octobre 2014

Dagmar Šašková — romantisme tchèque sur des poèmes populaires : Bendl, Dvořák et Novák


Son duo avec Vendula Urbanová dans les mélodies de Martinů et Kapralová a déjà été élu spectacle de l'année la saison passée. Dagmar Šašková revient au Centre Culturel Tchèque pour deux concerts : le prochain (et dernier du grand cycle de cinq concerts donnés au CCT) sera le 4 novembre, consacré à ce jazz des compositeurs décadents d'Europe centrale. Je suis pris par Circé, Scylla et Glaucus ce soir-là, mais nul doute que ce sera, une fois de plus, grand (j'hésite carrément à me débarrasser de ma place versaillaise).

Samedi soir, donc, cycles de chants populaires tchèques mis en musique par des romantiques : Mélodies tziganes de Karel Bendl (1838-1897), Chants populaires slovaques et Ballade des montagnes de Vítězslav Novák (1870-1949), puis les deux plus célèbres cycles d'inspiration populaire d'Antonín Dvořák (1841-1904) : Mélodies tziganes Op.55 et Dans le ton national Op.73. À cela s'ajoute une pièce pour piano de Smetana, très belle et virtuose (comme d'habitude), tirée de ses danses de salon mais étonnamment agile, contrastée et narrative.


« Když mne stará matka », quatrième des Mélodies tziganes de Dvořák, lent tournoiement évocateur de l'apprentissage de la danse.
Le texte d'Adolf Heyduk est aussi utilisé dans le cycle du même nom de Bendl.


Les Bendl et plus encore les Novák n'ont, il faut le dire, pas un intérêt majeur : il se passe peu de choses musicalement, et le texte palpite bien peu, même dans la Ballade des montagnes (où l'on assiste à une suite de coups de théâtre, dont un miracle) où se succèdent tout au plus des atmosphères, sans que le détail soit finement expressif.

En revanche, les Dvořák ne sont pas déplaisants, même s'il ne s'agit pas du témoignage le plus riche de son art. Et culminent dans la pièce mise en extrait ci-dessus. La prise de son (qui dissocie bizarrement les parties de la voix) ne rend absolument pas justice à présence fulgurante de Dagmar Šašková en vrai : le timbre, doux, se termine très en avant, à la limite d'une légère stridence ; chaque note est ainsi à la fois suave et très présente physiquement, avec beaucoup d'angles, de détail (même si j'ai trouvé la diction un rien plus paresseuse cette fois), d'expression… et, toujours, comme parcourue d'un petit sourire primesautier.

Il est vrai que je suis très sensible à l'esthétique vocale tchèque, à la fois claire, antérieure et très naturellement projetée — une figue s'achevant sur une pointe de citron ; mais le disque nous a surtout laissé la trace d'instruments dramatiques d'un tranchant parfois aux limites de l'ingratitude (comme Děpoltová, mais aussi d'autres assez fascinantes comme Kniplová et Červinková). L'ascendance de Šašková est davantage à chercher du côté de Šubrtová, mais d'un format moins lyrique (presque baroqueux), et sans ce petit confort un peu moelleux gentil — Šašková irradie plus qu'elle n'est gentille.

Bref, comme à chaque fois : vous avez vraiment eu tort de ne pas venir. Dans soixante ans, on vous demandera si vous avez vu Šašková chanter les airs de cour et mélodies comme on vous demande aujourd'hui si vous avez vu Callas dans la Traviata de Visconti. (Vraisemblablement pas, mais on aura tort en tout cas.)

mardi 2 septembre 2014

La minute glottophile — Operalia 2014


Ce n'est sans doute pas très nourrissant, mais en attendant l'achèvement de la prochaine notule un minimum informative (chaconne II, microtonalité, Révolution ou Roy-Destouches, on verra qui arrivera le premier – je vous renvoie à votre bookmaker habituel), quelques instants rassérénants pour vous, glottophiles de tous pays.

Vous pouvez ouvrir ceci dans un nouvel onglet pour accompagner votre lecture et confronter vos impressions à ce qui est écrit : vidéo de la finale 2014.

1. Recrutement

Operalia est un concours un peu particulier puisqu'il ne récompense que des artistes qui disposent déjà d'une carrière très établie. Tous les concours prestigieux sont un peu sujets à ce type de détournement (rien que les conservatoires, en première année, recrutent en général des musiciens déjà formés dans les disciplines et villes les plus demandées !), mais Operalia ne contribue pas au passage d'un début de carrière discret à des engagements réguliers ou d'un niveau supérieur : ce concours consacre le passage d'une véritable carrière vers la staritude, tout de bon.

Cette fois-ci, on pouvait trouver, parmi les 40 artistes admis au concours, rien qu'en s'en tenant à ceux disposant d'une belle saison comme soliste en France : Damien Pass (beaucoup de rôles secondaires dans de fastes productions – Opéra de Paris, Aix, Versailles…), Abdellah Lasri (rôle principal à l'Opéra de Paris, certes en distribution B), et même Alexandre Duhamel (Opéra de Paris, salle Pleyel… dans des premiers rôles et aux côtés des artistes les plus cotés). De même, parmi ceux qui font une carrière américaine, on trouve beaucoup de jeunes artistes en postformation par le Met, ou des doublures des plus grands. Rien que des voix tout à fait finies, en pleine maturité artistique, et déjà amplement lancées dans la carrière. L'étape suivante, c'est d'enregistrer des disques et de faire les couvertures des magazines, mais c'est vraiment tout ce qui reste ! Operalia est là pour y pourvoir.

Et ça fonctionne plutôt bien en général : José Cura, Elizabeth Futral, Rolando Villazón, Stéphane Degout, Nina Stemme, Hui He, Joseph Calleja, Erwin Schrott, Sonya Yoncheva, parmi d'autres, sont d'anciens lauréats. Et beaucoup d'autres font une belle carrière. Il est difficile de choisir entre la poule et l'œuf : ont-ils été starisés – ce qui, contrairement à une carrière de haut niveau, n'a plus de lien de proportionnalité direct avec la qualité – grâce à l'exposition d'Operalia, ou étaient-ils déjà dans une spirale de carrière fortement ascendante, que le concours n'a fait que sanctionner ?
C'est d'autant plus difficile à déterminer que les engagements ont plu, pour un certain nombre d'entre eux (en tout cas vrai pour Villazón, Degout, Calleja, Schrott ou Yoncheva), dans les mois qui ont suivi. Et que presque immédiatement (qu'on sache ou non qu'ils étaient passés par là), ils étaient à l'affiche des plus grandes maisons et surtout, pas supplémentaire, sur les couvertures des magazines.

Et concernant Operalia, la proportion de trains qui arrivent à l'heure est assez considérable (on trouve quasiment pour chaque cession une à deux très grandes carrières rien que parmi les finalistes).

2. Jury

Il faut dire que le jury d'Operalia est tourné vers l'efficacité plus que vers l'évaluation artistique (mieux vaut se tourner vers les diplômes d'institutions ou les concours spécialisés pour cela) : on y rencontre essentiellement des directeurs de théâtre ou des chefs du recrutement, plus un journaliste… et Mme Domingo, chargée je suppose d'incarner officiellement le bon goût du parrain.

James Conlon (Music Director: LA Opera, Ravinia Festival, Cincinnati May Festival)
Marta Domingo (Stage Director)
F. Paul Driscoll (Editor-in-Chief: Opera News)
Thierry Fouquet (General Director: Opéra National de Bordeaux, France)
Anthony Freud (General Director: Lyric Opera of Chicago)
Jonathan Friend (Artistic Administrator: Metropolitan Opera, New York)
Jean-Louis Grinda (General Director: Opéra de Monte Carlo, Monaco)
Ioan Holender (Artistic Advisor: Metropolitan Opera and Tokyo Spring Festival; Artistic Director: George Enescu Festival, Bucharest, Romania)
Peter Katona (Director of Casting: Royal Opera House, London, UK)
Christopher Koelsch (President and CEO: Los Angeles Opera)
Grégoire Legendre (General Director: Opéra de Québéc, Canada)
Joan Matabosch (Artistic Director: Teatro Real, Madrid, Spain)
Pål Moe (Casting Consultant: Bavarian State Opera, Munich, Germany; Glyndebourne Festival Opera, UK; Opéra de Lille, France; Norwegian Opera House, Oslo)
Andrés Rodriguez (General Director: Teatro Municipal de Santiago, Chile)
Helga Schmidt (Intendente: Palau de les Arts, Valencia, Spain)

Considérant que les directeurs de théâtre n'ont pas forcément la main sur les distributions (dire qu'on veut tel ou tel grand nom pour le rôle-titre, certes, mais les détails sont souvent confiés à un adjoint spécialisé – ou, dans certains cas, au chef d'orchestre), la composition du jury révèle sans ambiguïté l'intention non pas d'établir des certificats de vertu, mais d'assurer un réseau très avantageux pour les gens primés ou même simplement appréciés par les uns ou les autres.

3. Principe du concours

Les épreuves manifestent le même principe d'aller à l'essentiel : autant le choix de deux airs (sur quatre proposés) avec piano en quart de finale s'explique, autant un seul air avec piano en demi-finale et à nouveau un seul avec orchestre en finale (court pour faire une émission diffusable ?), c'est excessivement peu pour juger.
Je n'ai aucun élément sur le sujet, mais je me demande en conséquence quel est le poids du CV dans les discussions : préparer un air pendant deux ans et le chanter très bien ne réclame pas du tout les mêmes compétences qu'étudier en quelques semaines et chanter un opéra en entier sur scène, avec toutes les contraintes de solfège, d'expression et d'endurance afférentes. Si l'on voulait réellement être efficace, on devrait donner un opéra (dont il n'existe aucun enregistrement, pas de tricherie !) à étudier en deux à quatre mois, et les évaluer, en plus des airs, sur des extraits de récitatifs et d'ensembles, un peu comme pour les traits d'orchestre réclamés aux instrumentistes. Manière qu'on puisse les juger sur autre chose que sur un air bien léché.

C'est pourquoi, avec si peu de matière, on peut présumer que les juges se fondent sur un peu de littérature extérieure pour évualuer leurs futurs protégés.

Autre caractéristique du concours, plus attirante, le déroulement en parallèle d'un concours de zarzuela, qui met en valeur ce répertoire très peu pratiqué (marginal sur les grandes scènes même en Espagne, un peu comme le Grand Opéra en France – et de plus en plus l'opérette).

4. L'Orchestre hôte

Avant de parler des lauréats, un mot d'étonnement sur l'orchestre. Je me demande si j'ai jamais entendu l'orchestre de fosse de l'Opéra de Los Angeles dans les années récentes (MÀJ : et pourtant, si, quelques productions avec Conlon au moins, où je n'avais pas du tout perçu cela), parce qu'il sonne étonnamment maigre, manquant de cohésion timbrale, quelques centaines de coudées sous le niveau de celui de San Francisco, ou bien sûr du célèbre Philharmonique local. Je m'étais toujours figuré la vie musicale de Los Angeles comme importante en Amérique, et j'ai plutôt l'impression d'entendre l'orchestre d'une petite maison. Par ailleurs, ce ne sont pas des rigolos, ils jouent des partitions difficiles et la justesse ne se dérobe pas… mais cela ressemble à un orchestre de province en France plus qu'à une des grandes machines américaines. Ce serait l'opéra de Seattle ou de Nashville, qui n'ont pas de réputation internationale, je n'aurais pas été étonné, mais Los Angeles, tout de même, l'une des grandes métropoles du continent, et dans une de ses régions les plus « européennes »…

Il faut dire que le problème semble en grande partie provenir de Plácido Domingo à la baguette, dont j'ai en d'autres temps loué la direction (pour un quasi-dilettante, diriger aussi valeureusement une partition touffue comme The Fly de Shore, et son Ballo très lyrique du Met était très séduisant)… mais ce soir-là, l'orchestre se perd constamment en décalages et faux-départs – et je ne parle pas de détails de geeks (du genre de la deuxième clarinette qui entre un quart de soupir trop tard dans un tutti de R. Strauss), n'importe qui entendant les morceaux pour la première fois ne peut que remarquer que les premiers violons font plusieurs entrées pour la même note. Au début de l'arioso du Duc de Mantoue, il y a même une ou deux mesures entières où les violons ont une croche d'écart entre eux (on entend chaque note se répéter et se télescoper avec la suivante). Pas dans du Stockhausen… dans du Verdi ! N'importe quel orchestre professionnel (a fortiori permanent, et encore plus a fortiori de fosse) peut faire ça les yex fermés.

Mais Domingo ne semblait pas dans son assiette, en plus des très nombreuses imprécisions, tout était assez mou. On peut supposer, tout simplement, qu'avec son emploi du temps de chanteur, de directeur d'Opéra et de bien d'autres choses encore, il n'ait pas trop eu le temps de travailler chez lui, et encore moins de répéter longuement avec chaque interprète.
Il a souvent été dit (et cela s'entend assez bien), qu'il était en empathie et très attentif aux chanteurs, en tant que chef, mais ce soir-là, vraiment, il avait plutôt de quoi les affoler.

5. Lauréats et programme

Pour ne pas alourdir inutilement la page, vous pouvez consulter la liste des vainqueurs (et le montant respectable des récompenses) sur le site de l'Opéra de Los Angeles.

En revanche, le programme, avec les noms de chacun, est difficile à trouver (ni sur Medici.tv, ni sur le site d'Operalia), manière d'être sûr de qui chante quoi. On peut jouer au jeu des visages (voire des timbres nationaux), mais lorsqu'on a un ténor guatémaltèque avec un patronyme mandarin et un prénom italien, ou une mezzo-soprane au physique très ibérique mais à la voix profonde en gorge typiquement russe… on fait quoi ? Et puis on se sent toujours un peu coupable d'activer la centrifugeuse à préjugés.

Donc, pour vous épargner ces risques, voici :

Rachel Willis-Sørensen (soprano, USA, 30)
"Dich, teure Halle" from Richard Wagner's Tannhäuser

Andrey Nemzer (countertenor, Russia, 31)
"Chudny son zhivoy lubvi" from Mikhail Glinka's Ruslan and Lyudmila

Anaïs Constans (soprano, France, 26)
"O quante volte ti chiedo" from Vincenzo Bellini's I Capuleti e i Montecchi

Yi Li (tenor, China, 30)
"Pourquoi me réveiller" from Jules Massenet's Werther

Alisa Kolosova (mezzo-soprano, Russia, 27)
"Cruda sorte" from Gioachino Rossini's L’Italiana in Algeri

Mario Chang (tenor, Guatemala, 28)
"Ella mi fu rapita" from Giuseppe Verdi's Rigoletto

Mariangela Sicilia (soprano, Italy, 28)
"Amour, ranime mon courage" from Charles Gounod's Roméo et Juliette

Christina Poulitsi (soprano, Greece, 31)
"Ah, non credea mirarti" from Vincenzo Bellini's La Sonnambula

Abdellah Lasri (tenor, Morocco, 32)
"Ah ! Fuyez, douce image" from Jules Massenet's Manon

Carol Garcia (mezzo-soprano, Spain, 30)
"Nacqui all’affanno" from Gioachino Rossini's La Cenerentola

Joshua Guerrero (tenor, USA/Mexico, 31)
"Torna ai felici di" from Giacomo Puccini's Le Villi

Amanda Woodbury (soprano, USA, 26)
"A vos jeux, mes amis" from Ambroise Thomas' Hamlet

John Holiday (countertenor, USA, 29)
"Crude furie" from George Frideric Händel's Serse

Et en zarzuela :

Abdellah Lasri (tenor, Morocco, 32)
"Por el humo se sabe donde está el fuego" from Amadeo Vives' Doña Francisquita

Anaïs Constans (soprano, France, 26)
"De España vengo" from Pablo Luna's El niño judío

Mario Chang (tenor, Guatemala, 28)
"No puede ser" from Pablo Sorozábal's La tabernera del puerto

Rachel Willis-Sørensen (soprano, USA, 30)
"Tres horas antes del día" from Frederico Moreno Torroba's La marchenera

Joshua Guerrero (tenor, USA/Mexico, 31)
"De este apacible rincón de Madrid" from Frederico Moreno Torroba's Luisa Fernanda


6. Ce qu'il faut écouter

Comme vous l'avez sans nul doute senti (après patiente considération, je crois qu'il est finalement plus objectif d'afficher sa subjectivité et ses critères plutôt que de feindre une impossible objectivité sur ces matières, et c'est le pied sur lequel se place en général Carnets sur sol), le principe même de chanter un grand-air-du-répertoire (toujours les quelques mêmes, souvent la première moitié d'un diptyque, et sans récitatif…) hors de tout contexte, pour séduire des directeurs de théâtre et recruter de « grandes voix » pour les grandes scènes cosmopolites, mondialisées et conspirantes internationales n'a pas exactement ma faveur. On est loin du Concours Reine Elisabeth, pour citer un illustre concurrent, qui propose la constitution de programmes entiers, jugés par des professionnels du chant —concours qui, pourtant, dispose d'un palmarès bien moins impressionnant, et de concurrents pas forcément de meilleur niveau (en tout cas techniquement).

Et, effectivement, je ne suis pas fanatique de tout ce que j'entends. Les vainqueuses vainqrices victrices m'ont peu intéressé : elles chantent indubitablement très bien, et je serais heureux de les entendre, mais elles ne manifestent pas le supplément attendu lorsqu'on sélectionne l'élite chargée de faire la une des magazines. Du côté des hommes, je suis dubitatif sur Mario Chang, le vainqueur : la voix est déjà pleine de constrictions, tout est émis en force. Pas de mauvaise façon, mais tout de même, une voix déjà légèrement poussée à même pas trente ans, ce n'est pas rassurant pour la suite – d'autant qu'il semble arrivé un peu épuisé, même vocalement, à la fin de son air.
Après, il se passe peut-être quelque chose de particulier en salle que les micros ne captent pas (c'est même souvent ce qui fait la différence qu'on ne s'explique pas en écoutant bandes et disques), comme semble l'indiquer le prix du public, mais en l'état, je trouve qu'on a affaire à un très bon soliste, mais pas à un ténor starisable.

Mais plutôt que de se plaindre de ce qu'on pourrait avoir eu, autant se réjouir de ce que peut entendre de beau, et que je vous recommande d'aller entendre :

Carol García, beau mezzo profond (de couleur, mais avec une superbe tessiture aiguë), avec cette ouverture basse qu'on pourrait ne croire entendre que chez les slaves orientaux. Eh non.

Joshua Guerrero, remarquable ténor au timbre à la fois rond, plein et tendu, vraiment très séduisant – il n'y a qu'à partir du si bémol 3 que le timbre devient plus commun. Et pas de limites techniques notables, aucune constriction audible : en voilà un qui est promis à un radieux futur de salles en délire. Pour ne rien gâcher (et je vous assure que cela n'a pas de rapport avec mon appréciation), il a chanté cet air des Villi de Puccini dont je disais récemment, dans ces pages, qu'il mériterait vraiment les honneurs réguliers du récital ; la seule pièce originale du concert, avec l'extrait de Ruslan.

¶ Il faut aussi, pour le plaisir, entendre (et voir) le falstettiste John Holiday, qui semble disposer d'une belle projection pour sa catégorie, avec un son plutôt intense. Mais, outre le timbre vraiment beau et la maîtrise technique, j'aime beaucoup sa mine de poupon alors qu'il chante un air de fureur (il fait presque dix ans de moins que son état civil), on a envie de lui pincer les joues… et ce n'est pas du tout incompatible avec ce Xerxès largement ridicule dans cet opéra bouffe.

Les français peuvent aussi écouter Abdellah Lasri, pressenti (parmi d'autres) pour être le ténor B du Roi Arthus avec Alagna à Paris (personnellement, j'espère, même si je doute, que ce sera Jean-François Borras !). Sa prestation ce soir-là est un peu fébrile, mais la technique solide et la voix agréable, vraiment un bon ténor pour le grand répertoire, qui fait d'ailleurs depuis quelque temps les beaux jours de l'Opéra d'Essen.

… on remarquera aussi que, comme d'habitude, les voix graves, surtout masculines, ne sont pas très aimées de ce concours. Mais enfin, les falsettistes parviennent à y être récompensés, alors que perdurent ailleurs des situations d'apartheid sévère.

J'espère que cette petite balade aura agrémenté votre écoute, en attendant l'arrivée de notules plus nourrissantes.

dimanche 17 août 2014

Signe des temps – Qui recrute-t-on à Salzbourg ?


Il n'y aurait pas grand intérêt à commenter un spectacle abondamment glosé partout, l'un des mieux diffusés de l'année — le Trovatore de Salzbourg —, s'il n'y avait la potentialité qu'un jour prochain, ce témoignage vidéo soit présenté comme une sorte de résumé des enjeux du chant verdien des années 80 à 2000.

Ceux qui veulent s'informer peuvent encore le voir pendant quelques jours sur le site d'Arte.

Je dis enjeux, mais je pourrais dire crise : il ne s'agit pas de poser en Cassandre pour prédire le passé et trouver une bonne occasion de râler, mais contrairement au niveau instrumental général, au lied, au baroque, tous en vertigineuse progression en 50 ans (et sur quasiment tous les paramètres), le chant verdien semble moins à la fête.

¶ Il existe des raisons mesurables à cette situation, le sujet a déjà été abordé quelquefois ici, dans cette notule par exemple. Disons simplement que de nombreux paramètres sont en jeu : professionnels (exigences solfégiques accrues, langues étrangères en pagaille, voyages permanents, élargissement du répertoire, difficulté des nouvelles œuvres, taille des salles) comme sociaux (changement de l'élocution parlée notamment du fait de la vie urbaine, influence du micro et du cinéma sur les timbres, prédilection pour les bons acteurs et les artistes agréables en gros plan).
Tout cela peut expliquer que là où l'on pouvait trouver des voix franches en pagaille (pas forcément belles, pas forcément disciplinées, dans une seule langue, pas forcément de pair avec un beau jeu scénique ou un joli minois), qui montaient avec éclat, on peine aujourd'hui à recruter.

Cette distribution fournit une liste plutôt complète de ce qui arrive aujourd'hui.

Suite de la notule.

samedi 16 août 2014

Autour de Pelléas & Mélisande – XX – Les vraies voix de Mélisande


Car l'opéra italien n'a pas le privilège absolu des études de glottologie.

Le rôle de Mélisande est diversement étiqueté, sous des considérations plus ou moins fantasmatiques. L'occasion de refaire le tour du propriétaire.

1. Composition et duo d'amour

Il existe plusieurs traditions expliquant la première rencontre de Debussy avec la pièce de Maeterlinck, chacun voulant en être : le conseil de lecture aurait émané de Mauclair, de Cocteau (ce qui paraît confortablement improbable vu son âge), du hasard d'une simple promenade chez un libraire… Néanmoins, il semble, à en juger par sa propre correspondance, qu'il ait découvert l'œuvre sur scène.

Lugné (autopseudonymé Lugné-Poe), fondateur de la Compagnie Théâtre de l'Œuvre, qui doit précisément ses lettres de noblesse à la création de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, aux Bouffes-Parisiens, reçoit en mai 1893, au moment exact de la création, une lettre de Debussy lui demandant des places (précisant même qu'il ne la connaît pas). Qu'il ait été influencé ou pas, il est donc probable – sauf découverte dans un très court intervalle – qu'il ait rencontré, pour la première fois, ses personnages sur scène.


Mary : Voyez, voyez, j'ai les mains pleines de fleurs.


Le reste a lieu assez vite : entre mai et septembre, une large part de la partition sera composée. Henri de Régnier intercède auprès de Maeterlinck qui accepte immédiatement. Debussy lui rend visite, et les deux s'accablent d'amabilités pour déterminer qui fait une faveur à l'autre. Maeterlinck, en plus de sa bénédiction pour les coupures de Debussy, propose même les siennes, qui paraissent « très utiles » au compositeur.
Par la suite Maeterlinck écrit même une lettre donnant tout pouvoir à Debussy pour effectuer toutes adaptations nécessaires à son drame.

Mais en septembre, alors qu'il vient d'achever la fin du quatrième acte (tout ce qui précède était-il composé ?), Debussy décide de reprendre son travail à zéro. Au cours de l'année 1894 ont lieu plusieurs auditions chez Pierre Louÿs, compagnon de la première heure dans cette aventure : Debussy s'accompagne et chante le premier acte dans son état originel, le tableau de la fontaine (II,1) et une portion du tableau du balcon (III,1).
J'aimerais pouvoir trouver ces ébauches, mais alors que tout le monde les mentionne, les partitions ne semblent pas publiées ; peut-être sont-elles même perdues, mais j'aimerais en être assuré : un second Pelléas, au langage probablement plus archaïque (ou du moins plus traditionnel), voilà qui aiguillonne les curieux et les gourmands. De (petites) recherches en perspective, nul doute que cela a déjà été documenté.

2. Maîtresses, glottophilie, création et rixes

C'est après que le ciel se couvre.


To the happy couple.


Maeterlinck considérait manifestement qu'il existait un accord plus ou moins explicite pour l'engagement de Georgette Leblanc, sa maîtrisesse, dans le rôle principal. Debussy avait-il suggéré que ce ne serait pas un problème, ou simplement dit poliment qu'il considèrerait l'option, c'est un détail qu'on ne peut que difficilement déduire.

Toujours est-il qu'Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique, choisit à sa place un autre profil vocal… et une autre maîtresse, celle d'André Messager, Directeur de la Musique et chef en charge des représentations de l'opéra, que Carré avait en vain demandée en mariage : Mary Garden.


Mary, affairée à ses modestes préparatifs pour un départ en Thébaïde (il fait chaud là-bas).


Maeterlinck ne l'apprend que par le journal, et tous les témoins décrivent une fureur sans exemple, et qui dure pendant plusieurs mois.

¶ Refusant la médiation de la Société des Auteurs, il assigne Debussy en justice — mais le compositeur dispose de l'autorisation écrite de l'auteur, et l'emporte.

¶ Il se rend chez Debussy pour le provoquer en duel, et Albert Carré se propose pour prendre sa place.
C'est semble-t-il la période où Maeterlinck tue sa chatte Messaline d'un coup de pistolet (selon les commentaires, par fascination pour les affects en jeu, ou pour s'entraîner sur une cible vivante – le sujet ne me passionne pas assez pour que je sois allé vérifier dans les sources, je l'avoue).

¶ Finalement, Maeterlinck opte pour la bastonnade, et se rend chez Debussy qui fait un malaise en le voyant dans une colère qui, ici encore, est rapportée comme particulièrement effrayante par les témoins.
En 1918, il écrit à un correspondant qui l'interroge : « tous les torts étaient de mon côté et qu'il eut mille fois raison », mais l'objet de la contrition n'est pas totalement clair à mon sens : est-ce l'épisode de la correction seulement, ou le sujet même de la querelle ?
De toute façon, à l'époque, Pelléas s'était durablement imposé au répertoire lyrique et il se séparait la même année de Georgette Leblanc (qu'il trompait avec une autre actrice… née l'année de la première rencontre avec Debussy !), ce qui rendait sans doute l'admission de ses torts plus aisée.

¶ Quelques semaines avant la création (avril 1902), il écrit une lettre ouverte où il proteste de la malhonnêteté de ses interlocuteurs, conteste son ostracisation de la création, et souhaite la chute « prompte et retentissante » de l'opéra.
La lettre est en elle-même contradictoire avec son argumentaire précédent, puisqu'il explicite la raison de son ressentiment (le refus de la seule interprète qu'il souhaitait pour Mélisande), alors qu'il avait récusé les coupures (comme défigurant son œuvre) devant les tribunaux.

3. Deux aspects de Mélisande

Tout cela, c'est de l'histoire et de l'anecdote. Fascinantes peut-être, surtout que Maeterlinck semble avoir fait grand cas d'un engagement de sa maîtresse (qui faisait une belle carrière sans cela), et perdu la mesure à un point difficile à se figurer, surtout pour un homme mûr et jouissant déjà d'une grande réputation – sensiblement plus grande que celle de Debussy. Un moment d'irrationnalité publique et très durable (deux paramètres relativement rares) qui passe plutôt le sens commun.

Mais ce qui est intéressant, c'est que le choix d'Albert Carré (et celui de Maeterlinck), indépendamment des enjeux de maîtresses, révèlent deux orientations esthétiques très différentes pour Mélisande… et qui se retrouvent aujourd'hui encore dans les distributions du rôle.


Mary-Thaÿs-et-non-Margueryte, simple parvenue quand même ; et Georgette-Vanna, qui va bientôt tout perdre, jusqu'à son manteau (sous lequel il n'y a rien).


Les amateurs les plus chevronnés de Pelléas, ou simplement les possesseurs du coffret Desormière dans certaines rééditions EMI, ont déjà entendu Mary Garden : elle a laissé quelques traces avec Debussy au piano (en 1904, donc dans un état vocal très proche de la création), dont quelques mélodies (Beau soir, Spleen, Green) et une chanson de la Tour.


Début de l'acte III de Pelléas.


Elle a laissé aussi d'autres témoignages dans des répertoires plus lyriques (Traviata, Thaïs, Salomé d'Hérodiade, Louise) :


Salomé (Massenet), Thaïs en 1907, Violetta en 1911, Louise en 1912.


Moins célèbres, les traces laissées par Georgette Leblanc :


Amadis de Lully (acte II), et le même extrait de Thaïs.


L'auditeur profane (que nous sommes tous plus ou moins, face à la rareté des témoignages de cette période, et à son éloignement dans les usages linguistiques) ne peut qu'être frappé par la proximité de ces deux témoignages d'un autre temps. D'abord, la très faible intelligibilité : on se figure qu'on articulait mieux autrefois, parce qu'on se fonde sur les témoignages (effectivement extraordinaires de ce point de vue) des années 30 à 60… mais au début du vingtième siècle, l'esthétique était plutôt aux voix très lisses et homogènes, sans arêtes (très peu de mordant), presque blanches (peu vibrées, ou légèrement et irrégulièrement), très « couvertes » (avec des voyelles assez peu différenciées), et des consonnes très peu proéminentes (effet peut-être accentué par la prise de son). Quelqu'un ferait ça aujourd'hui, on considèrerait immédiatement qu'il chante mal.
S'il y a bien une preuve qu'on ne peut absolument pas se figurer comment on chantait en 1840

Néanmoins, on a bien affaire à deux formats différents : Mary Garden est une voix de lyrique (qui pourrait paraître léger en écoutant Mélisande), s'inscrivant dans la tradition française de l'époque même pour des rôles à l'origine ou désormais tenus par des voix des grands lyriques, voire lyrico-dramatiques (Violetta, Thaïs, Louise, Katyucha de Risurrezione d'Alfano – le modèle en est devenu Magda Olivero –, Tosca, Salomé de Massenet… et de R. Strauss !), mais aussi des rôles graves qu'elle chantait avec sa voix légère (comme on le fait avec le baroque aujourd'hui), tels le Prince Charmant de Massenet, Carmen, Charlotte, Dulcinée… tous d'authentiques rôles de mezzo, témoins d'une autre façon de penser les catégories vocales au début du XXe siècle en France.
Ses grands succès ont été faits sur la scène de l'Opéra-Comique, comme première soprano – d'où sa distribution naturelle en Mélisande, d'ailleurs (indépendamment des questions de format).

Georgette Leblanc a partagé certains rôles (Carmen, Thaïs, Fanny de Sapho de Massenet), néanmoins la voix est audiblement plus sombre et chaleureuse, plus dramatique. Il n'est pas sûr du tout que la voix ait été plus glorieuse, puisque Garden semble particulièrement bien projetée, mais qu'elle ait créé Ariane et Barbe-Bleue de Dukas est assez révélateur sur une nature de voix plus large : on peut donner Salomé à une voix souple et relativement légère, si elle est suffisamment dynamique ; pour Ariane, il faut vraiment de l'assise, c'est un rôle isoldo-brünnhildien, sorte de mezzo avec de grands aigus. L'extrait d'Amadis révèle assez bien ce fait : Garden, dans le grave, sonne comme une soprano avant le passage, tandis que Leblanc s'approche vraiment du mezzo-soprano.
Certains témoignages attribuent d'ailleurs le refus de Leblanc par Carré (outre la position de Garden dans la maison et sa relation avec Messager) à son caractère vocal plus corsé, pas assez évanescent pour Mélisande.

Mais, techniquement, personne n'a jamais contesté que Leblanc (qui ne l'a pas fait ensuite semble-t-il, pour les raisons de bouderie qu'on se figure aisément, vu la durée de la querelle) pouvait chanter Mélisande.

4. Coïncidences avec les distributions du rôle

Ainsi, dès l'origine, deux potentialités de Mélisande, soprano et mezzo, coexistent. Et si le profil soprano dramatique façon Leblanc a finalement été très peu employé (Los Ángeles et Duval ont chanté ces rôles, mais n'appartiennent pas exactement à la catégorie), les représentations et enregistrements, à toute époque, alternent toutes les tessitures.

Je me limite à celles qui ont été captées par le disque ou la radio (date de première captation que j'aie eue entre les mains, rien de scientifique), et la liste n'est bien sûr pas exhaustive :

soprano léger colorature : Yvonne Brothier (1927), Marthe Nespoulous (1928), Irène Joachim (1941), Éliane Manchet (1988), Cécile Besnard (1999), Patricia Petibon (2005), Natalie Dessay (2009)
soprano lyrique léger : Bidu Sayão (1945), Suzanne Danco (1952), Jeannine Micheau (1953), Erna Spoorenberg (1964), Jeannette Pilou (1969), Colette Alliot-Lugaz (1987), Allison Hagley (1992), Christiane Oelze (1998), Marie Arnet (2004), Karen Vourc'h (2010)
soprano lyrique : Mary Garden (1904), Elisabeth Schwarzkopf (1954), Los Ángeles (1956), Anna Moffo (1962), Denise Duval (1963), Helen Donath (1971), Michèle Command (1978), Rachel Yakar (1979), Mireille Delunsch (1996), Véronique Gens (2003), Isabel Rey (2004), Sophie Marie-Degor (2007), Elena Tsallagova (2012)
soprano (lyrico-)dramatique : Georgette Leblanc (-), Liuba Welitsch (1948), Elisabeth Söderström (1970)
mezzo-soprano lyrique léger : Anne Sofie von Otter (2000), Magdalena Kožená (2002), Lorraine Hunt-Lieberson (2003), Angelika Kirchschlager (2006), Monica Bacelli (2013), Stéphanie d'Oustrac (2014)
mezzo-soprano lyrico-dramatique : Micheline Grancher (1962), Frederica von Stade (1978), Anne Howells (1978), Marie Ewing (1990)
mezzo-soprano grave : Marta Márquez (2010)

Bien sûr, il est impossible de tirer des conclusions sérieuses de cela : même si l'on relevait tous les noms de toutes les titulaires (ce que je suis loin d'avoir fait), pour brosser un tableau plus réaliste des tendances (sans doute différentes selon les pays, je devine un tropisme léger en France, par exemple), on ne pourrait faire la part de ce qui relève de la circonstance (une bonne chanteuse disponible) et de ce qui relève de la conviction profonde sur ce que doit être Mélisande (puisque l'on trouve de grandes titulaires dans toutes les catégories, le paramètre tessiture n'est pas forcément déterminant dans le recrutement, un des rares rôles pour lesquels on ait cette liberté).
Néanmoins, on peut relever, avec toutes les réserves nécessaires, quelques petites choses.

Globalement, les sopranos lyriques restent une valeur très prisée.

Il est intéressant de remarquer que les formats sont assez également répartis au fil du temps. Néanmoins, la tendance est globalement l'éloignement des formats très légers majoritaires à l'origine, vers des formats toujours légers, mais plus centraux (des mezzos de type « second soprano », ce qui est peut-être l'emploi le plus logique vu l'écriture du rôle). Seule catégorie manquante, les sopranos très dramatiques, pour des raisons évidentes de lourdeur et de grain – sans compter les physiques de cinquantenaires aux larges hanches, souvent peu compatibles visuellement avec la femme-enfant, l'oiseau hors d'haleine du livret…

Du fait de la tessiture basse et des valeurs précises, en tout cas, les formats les plus larges sont exclus. Mais le rôle n'est jamais concurrencé par l'orchestre (c'est un peu moins vrai pour Pelléas par exemple), il n'y a donc pas d'impératif de recruter une mezzo – même si, hors baroqueuses, les sopranes ne sont plus forcément à leur aise dans les œuvres largement écrites sous le passage.
De fait, l'emploi de Mélisande, sans impératifs de volume (l'orchestre joue rarement simultanément, et toujours discrètement), sans grande extension (pas de graves, très peu d'aigus, et jamais très haut), peut être distribuée à n'importe quelle voix capable d'articuler suffisamment dans cette tessiture-là, même sans grande projection.

Pour ma part, j'avoue que j'ai beaucoup d'intérêt pour les mezzos légers, parce que le confort est maximal et permet plus d'expression, sans que la couleur ne soit ternie. Mais c'est sans doute lié aussi au fait que cela correspond à une esthétique d'aujourd'hui (ils entrent plus récemment dans la danse que tous les autres !), liée aux progrès extraordinaire en matière de baroque et de lied — autant pour l'opéra, on peut vraiment discuter de l'évolution vocale (engorgement, opacification, volapük) depuis cinquante ans, autant pour le baroque et lied, le progrès ne fait pas un pli. Et ce sont ces timbres limpides et ces dictions généreuses que l'on retrouve en Mélisande, bien souvent, ce qui explique sans doute, plus que le format, le taux de réussite dans ce type de voix.

5. Pourquoi Mary Garden ?

Manière de boucler la boucle, on peut considérer un autre paramètre intéressant que je n'ai pas abordé de front, mais qui ouvre d'autres possibilités. Mary Garden avait les bons réseaux, Mary Garden occupait déjà un poste à l'Opéra-Comique, Mary Garden avait la voix et le physique juvénile qu'on attendait.

Pourtant, le public lui a reproché son accent écossais — franchement tout sauf évident, mais si vous écoutez les descentes vers le grave de sa Salomé d'Hérodiadeci-dessus (« Ah ! quand reviendra-t-il ? »), vous entendrez effectivement des sonorités que ne produirait pas une francophone (le [t] légèrement adouci, le [i] qui tire un peu sur le [ü]), même si d'une manière générale tous les paramètres de diction sont très peu distincts de n'importe quelle francophone de l'époque. (C'est flou comme les copines, mais ça ne sonne pas anglais.)
En mettant de côté un probable zeste de mauvaise foi chauvine, il faut considérer cependant qu'elle venait à peine de percer en France (1900 est son premier grand succès, en remplaçant au pied levé la titulaire de Louise à l'Opéra-Comique), que Mélisande est un rôle très exposé du côté de la déclamation, et qu'à l'époque, le public n'entendait que des opéras écrits ou traduits en français, interprété par des chanteurs francophones devant un public français. Son oreille était sans doute plus chatouilleuse que la nôtre — sans compter tout un tas d'implications morales sous-jacentes, ce n'était pas la même chose pour un écolier d'avoir un accent étranger qu'aujourd'hui.

On aurait donc pu choisir quelqu'un d'autre, même si on ne voulait pas Leblanc.

C'est là où la consultation des témoignages et entretiens de l'artiste se révèlent intéressants.


D'abord, Mary Garden postule le respect absolu de la partition, et en particulier des rythmes écrits par le compositeur, qui a toujours raison. Je ne suis d'accord avec ni l'un ni l'autre postulat, puisque les rythmes de Pelléas doivent être assouplis pour ne pas rendre raide une prosodie déjà étrange, avec ses répétitions, ses intervalles soudainement inattendus, ses successions brutales de binaire et de ternaire ; par ailleurs, que le compositeur ait toujours raison, ce peut être une position éthique (fort respectable), mais certainement pas esthétique, car les choses ne sont jamais aussi simples (on se rapproche de l'histoire-bataille de bien des Histoires de la Musique, où un compositeur, voire une œuvre, inaugure un nouveau système musical).
À cette époque où la rigueur d'exécution n'était pas une qualité aussi répandue ni aussi maîtrisée qu'aujourd'hui, on peut supposer que ce désir de bien faire (Garden ne m'a pas parue si nette que cela dans les différentes captations…) a été fortement apprécié, surtout pour de la musique contemporaine, très neuve et assez difficile.

À cela, Mary Garden ajoute une caractéristique intéressante, qu'il est difficile de mesurer, vu l'absence de Mélisande captées, me semble-t-il, entre son extrait de 1904 et les scènes enregistrées par Piero Coppola (1927) et George Truc (1928). Elle déclamait en effet, dans ces parties graves, avec sa voix de tête, la même voix qu'au-dessus du passage, effet indispensable pour ne pas obtenir une Mélisande poitrinant lourdement (je crois n'en avoir rencontré qu'une, sur une soixantaine de versions écoutées) ; ce parti pris de légèreté, c'est ce que j'entends chez ses contemporaines, le poitriné étant plutôt à la mode en Italie vers les années 40, mais il y avait peut être une qualité de coloris particulière, assez limpide, qu'on craignait de ne pas retrouver chez Georgette Leblanc ou d'autres titulaires potentielles.
Garden affirme en tout cas que Debussy l'avait hautement félicitée, parce qu'elle touchait à une forme d'idéal dans ce compromis particulier entre netteté de la déclamation et clarté de la voix de tête.

6. Prolongements potentiels

Rien qu'avec ces éléments de dispute et ces fragments de son, il y a donc beaucoup de fils à tirer à propos de l'évolution de l'élocution (et pas seulement lyrique) ; on n'est même pas près d'en avoir seulement mentionné tous les enjeux.

Pour entendre en intégralité une voix forgée sur une esthétique un peu similaire, on peut écouter les témoignages de Victoria de los Ángeles (comme Tito Gobbi dans un autre répertoire, et dans une moindre mesure Teresa Stich-Randall, elle dispose d'une formation technique qui reflète une autre époque que la sienne) : studio Cluytens en 56, Morel au Met en 60, Fournet au Colón en 62. Même type de voix un peu blanche au vibrato irrégulier, elle aussi étrangère. Clairement pas ma Mélisande de chevet, mais ça documente un style, dans un son beaucoup plus audible – et finalement plus proche de l'original que Sayão, par exemple.

D'ailleurs, il y aurait peut-être de quoi dire sur les autres créateurs — dont les voix sont à mon avis plus intéressantes, comme Jean Périer et, surtout, Hector Dufranne. À voir.

En attendant, vous pouvez retrouver toutes les notules autour de Pelléas et Mélisande dans le chapitre adéquat de CSS. Quelques autres sont en préparation.


lundi 9 juin 2014

[carnet d'écoutes] The Romantic Hero – Récital français de Vittorio Grigolo


Écoute du récital qui vient de sortir, The Romantic Hero, où il n'y a aucun héros, et qui est tout en français. Bref.

L'énergie articulatoire très importante qu'il sollicitait jusqu'à présent pour atteindre ses aigus semble avoir disparu. Très beau récital, très bien chanté, stylé (malgré une couverture audible des sons), avec une belle voix homogène, ni claire ni sombre.

Côté répertoire, uniquement des hits du milieu du XIXe (1835 à 1892) : La Juive, L'Africaine, Faust, Roméo, Hoffmann, Carmen, Manon, Le Cid, Werther.

Très beau partenariat avec Yoncheva, Pidò et la RAI en grande forme – on a rarement entendu aussi poétique pour Manon. Car, contre-intuitivement sans doute, on ne trouvera pas un pouce d'épate dans ce récital vivant mais très sobre.

Disponible en écoute libre en ligne :


Aucun répétiteur de français n'a été maltraité pendant l'enregistrement – il n'y en avait pas. Témoin ce vers de Werther : « Ils ne trouveront plussss que deuil et que misère ».
Mais le français de Grigolo est très bon, autrement, même pas italianisant, à de très rares instants près.

lundi 2 juin 2014

Deux axiomes sévères – La Traviata par Benoît Jacquot & Diana Damrau


Beaucoup d'extraits commencent à circuler... et confirment deux axiomes.

1) En matière de mise en scène, prohiber les lignes droites – ça fait kermesse de salle des fêtes. Comme les meubles strictement orthogonaux au public dans Werther (même dans une vraie pièce, ce serait oppressant, d'autant qu'il n'y en a bien sûr aucun du côté ouvert de la scène), nous retrouvons les lits et mobiliers intérieurs uniquement et irréprochablement disposés contre le mur parallèle à la scène, les chœurs soigneusement alignés (et immobiles, bien sûr)...
À cela s'ajoute une littéralité navrante, qui contraste avec l'effort d'échos picturaux qui maintenait à flot la poésie de son Werther.

Autant l'expérimentation de la Tosca cinématographique de Benoît Jacquot m'avait paru apporter de véritables solutions au problème (fondamental) du film d'opéra, autant les visuels entr'aperçus font craindre un résultat assez peu professionnel. [En voici par exemple quelques-uns à la fin du journal d'Arte de ce soir.]


2) Chanter plus large que sa voix n'est jamais une bonne chose – en tout cas si, pour ce faire, on la modifie pour s'approcher de l'image fantasmée d'une voix qu'on n'a pas. CSS a déjà consacré une notule complète aux problèmes posés par ces déformations.

Entendons-nous bien, je ne suis pas le moins du monde attaché à une typologie des origines, illusoire et pas forcément meilleure ; et je suis même très partisan de la distribution, autant que possible, à des formats plus légers que théoriquement nécessaire (pour des raisons d'articulation, de clarté, et souvent de qualité de timbre), en tout cas en partant du principe qu'il n'existe que très peu de chanteurs dramatiques réellement gracieux ou fulgurants. Mais cela ne vaut que si le chanteur respecte son format d'origine : Stich-Randall en Traviata, c'est parfait pour moi, justement parce qu'elle apporte ses qualités propres, et ne cherche surtout pas à évoluer vers Ponselle ou Callas, ce qui combinerait les désavantages de son format réel, des contraintes de son nouveau format, et des expédients plus ou moins laids pour passer de l'un à l'autre.

Eh bien, Diana Damrau, l'une des plus extraordinaires chanteuses de tous les temps dans son répertoire de colorature, qu'elle avait ouvert avec bonheur aux lyriques légers, voire aux purs lyriques, prouve depuis quelques années les dangers du souhait de forcer l'élargissement de la voix. Oui, elle est célèbre ; oui, elle veut sans doute pouvoir briller à son tours dans les plus grands rôles, qu'elle mériterait d'un point de vue « moral ». Seulement, en chantant les rôles de grands lyriques (voire lyrico-dramatiques) italiens :
% ¶ elle rend son répertoire (passionnant : Salieri, Mozart, Meyerbeer, Maazel...) sensiblement plus banal, se confrontant à d'autres figures plus adaptées qu'elle à ce répertoire ;
¶ elle perd la focalisation très nette de son timbre, la précision des attaques, la belle couleur, souple et radieuse, de son timbre ;
¶ elle perd aussi son impact, dirigeant sa voix vers une sorte de grisaille visqueuse (et pas très joliment vibrée, lentement et avec amplitude – alors que son vibrato serré était un enchantement) ;
¶ il lui manque l'assise d'une voix plus centrale et la fermeté de ligne d'une belcantiste romantique, tandis que ses piani flottent en permanence (ce qui est joli pour un aigu seul, mais devient trop instable pour les fréquentes longues lignes) ;
¶ et elle perd ses autres avantages comparatifs : dictions allemande et française souveraines, tandis que son italien est complètement mou et apatride, notamment à cause des contraintes vocales nouvelles qu'elle s'impose.

Bref, en cinq ans, la voix en a pris trente. À l'exception du souhait bien compréhensible, quand on est une célébrité, de faire ce qu'on veut, et en particulier d'aborder des rôles dont on rêve et qu'on croyait inaccessibles, je ne m'explique vraiment pas comme une artiste capable de bâtir une voix et des interprétations de ce calibre peut accepter de se dégrader à ce point, volontairement de surcroît.

Avant :


Après :


On le voit, on est loin d'un naufrage immonde, mais quel dommage d'être passé d'une des chanteuses importante de l'histoire lyrique, à un bon mais second choix, et pas seulement à cause de la concurrence : la qualité même du placement vocal s'est altérée. Peut-être pas durablement (une grossesse est forcément une épreuve pour une voix), et pas encore irréversiblement à mon avis. Mais considérant la façon dont se construit une carrière aujourd'hui, je vois mal comment elle pourrait radicalement changer son orientation ou avoir le temps d'adapter plus finement sa technique à son nouveau répertoire – car en l'occurrence, elle a largement renoncé au placement avant du son pour « assombrir » artificiellement, avec pour résultat des attaques plus floues et un aigu moins sonore et assuré, plus étranglé dans la gorge (avec cette opacité un peu acide qui peut vite dégénérer en syndrome « vieille chanteuse », même très jeune).

Physiologiquement, cela se compare à un relâchement de la rigueur du placement du son, qui peut permettre d'apporter plus de douceur ou de varier les couleurs, et qui est possible sans tout mettre à bas, chez une chanteuse de son niveau technique, mais qui ne doit surtout pas être, comme ça semble le cas ici, le viatique pour « changer de voix » : comment chanter un répertoire plus exigeant par l'expédient d'abîmer sa technique, sous prétexte que son centre de gravité est plus bas ?

--

Pardon, je suis râleur aujourd'hui. Mais pour me rendre justice, ce n'est pas tant pour le plaisir de récriminer (je n'ai pas pris de place de toute façon, ayant déjà entendu Traviata sur scène et n'aimant pas beaucoup Damrau dans ce répertoire) que pour l'occasion de soulever quelques enjeux intéressants, qui affleurent souvent dans les commentaires (« pas la voix du rôle », « pas italienne », ou au contraire « belcantiste idéale »), sans qu'il y ait toujours formulation des raisons de ces appréciations. J'ai essayé de le faire – d'un point de vue plutôt négatif, j'en conviens, mais j'ai vraiment le sentiment qu'en plus de gâcher son talent, elle ne rend pas service au belcanto italien qui pourrait être plus adéquatement servi. [Toutes proportions gardées. Évidemment.]

En revanche, la bonne nouvelle, c'est que pour la reprise en septembre, il y aura deux dates avec Venera Gimadieva qui, dans le genre Traviata large et débordant de santé, est particulièrement décoiffante. Je suis assez tenté, je dois dire (en plus, c'est en duo avec un Alfredo étroit mais éloquent et trompettant, en la personne d'Ismael Jordi).

dimanche 30 mars 2014

Reynaldo HAHN – La Carmélite & les nouvelles générations du CNSMDP


Le CNSM offre, au fil de l'année et plus particulièrement à chaque échéance pour les étudiants, des spectacles de haut niveau dont l'entrée est gratuite. Comme chaque année, je fais mon petit marché.

1. Les précédents

L'an passé, comme en 2011 (avec Cécile Achille et Raquel Camarinha) et en 2012 (avec trois accompagnateurs merveilleux, dont Philippe Hattat-Colin), c'était le récital de la classe de lied & mélodie de Jeff Cohen qui tenait la vedette ; sur cinq chanteurs, trois remarquables interprètes (Laura Holm, Caroline Michaud et Samuel Hasselhorn – ce dernier même exceptionnel dans son répertoire de prédilection, le lied schubertien, et nettement plus en voix qu'au Petit Palais), et un petit miracle en la personne d'Elsa Dreisig : voix radieuse de soprano lyrique assez léger, timbre haut et projection fière, maîtrise virtuose des langues, finesse des intentions, et même un abattage scénique remarquable (posé sur un joli minois, l'effet est réellement ravageur). Même chez les plus grandes gloires, on a rarement la combinaison à ce degré de toutes les qualités requises chez le chanteur lyrique, à la fois.

Mais le CNSM ne nourrit pas que des liedersänger en son sein, et cette saison, tenté par la résurrection d'encore un autre Hahn inédit, j'ai fait un peu de place dans un agenda serré.


Début de l'acte III : Igor Bouin (le Comte Clidamant) fait le petit récit de baryton, puis entre Marina Ruiz (Hélys, suivante de Louis de La Vallière), après les rires. Où l'on entend la versatilité de l'écriture de Hahn, virevoltant en permanence entre les caractères opposés.


2. La Carmélite (1902) de Reynaldo Hahn (1874–1947)

Le Hahn que nous connaissons, le compositeur d'opéras légers, voire d'opérettes, est celui de la maturité : à partir des années 20 (Ciboulette) et surtout pendant les années 30 (Ô mon bel inconnu, Le Marchand de Venise, Malvina). Il existe déjà beaucoup de manques dans cette période (Mozart, Une revue, Le Temps d'aimer, Brummell manquent, sans parler de l'excellente musique non scénique et du plus tardif Le Oui des jeunes filles), mais la période précédente est vraiment mal documentée (La Colombe de Bouddha en 1921, qu'on vient de réentendre, Nausicaa en 1919, un véritable opéra pour Monte-Carlo, l'opérette Miousic en 1914 en collaboration avec Saint-Saëns, Messager et Lecocq, et La Carmélite en 1902... tout cela fait défaut au disque et sur scène).

Avant La Carmélite, le jeune Hahn – significativement, l'opéra est dédié « À ma mère » – n'avait écrit qu'un Agénor écrit pendant ses dix-neuf ans (1893), jamais publié (possiblement inachevé), et L'Île du rêve en 1898, une « idylle polynésienne » en trois actes d'après Pierre Loti – on se demande à quoi cela peut bien ressembler, sans être forcément très tenté...

La Carmélite (contrairement à ce que dit le programme du CNSM, qui parle d'opéra comique, un genre jamais traité par Hahn) est qualifiée par le compositeur de « comédie musicale », et ce sous-titre pouvait bien sûr prêter à confusion – à plus forte raison lorsque l'équipe, deux mois plus tôt, en avait proposé une vraie au public (Ligne 5, belle composition ad hoc). Et, étrangement, cela n'en reflète nullement le contenu : il s'agit d'un véritable opéra, long et fort sérieux. À peine trouvera-t-on quelques allègements chez les seconds rôles, mais on ne peut même pas parler d'humour. J'ai au passage passé un assez long moment d'adaptation à cause de cela, m'attendant à retrouver le Hahn espiègle, et étant plutôt confronté à sa musique de chambre et à un ton lyrique tourné vers le grand opéra, que je ne lui connaissais pas.


Musicalement, malgré la réduction piano, c'est un compositeur dans la pleine de maîtrise de ses moyens qu'on entend, d'aspect très varié, généreusement modulant, jamais innovant. La partie orchestrale est vraiment superbe de bout en bout, aussi bien dans l'accompagnement vif des réparties que dans les interludes descriptifs, les emprunts archaïques façon Henry VIII ou les épanchements lyriques où les cordes doubleraient les voix. Bref, c'est bien beau.

En revanche, le livret de Catulle Mendès, pour lequel j'ai au demeurant beaucoup de sympathie (outre son nom rigolo, il a inventé quelques jolies nouvelles, modestes mais vraiment plaisantes), est une catastrophe. Il reprend minutieusement tous les poncifs de la plus célèbre des histoires d'alcôve, réussissant à la fois à concentrer le plus de mensonges historiques, de grandiloquences risibles, et à tuer toute surprise possible, tant les moindres outrances de la légendes sont religieusement reproduites. Le tout dans une langue parfaitement plate et sans une once d'allègement qui pourrait donner un peu de lustre et de malice – je m'attendais à une parodie spirituelle, j'en ai été pour mes frais. Il faut dire qu'attendre de la spiritualité de la part de Catulle Mendès était sans doute un peu ambitieux – ou alors au sens de ce final sulpicien qui ferait hurler au mauvais goût les plus fidèles grenouilles de bénitier de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

Résumé de la pièce : Louise (future duchesse de La Vallière, mais tout le monde l'appelle Louise parce qu'elle est bonne et simple, bien sûr) est une innocente créature échappée de la campagne, arrivée un peu par hasard à la Cour, dans le but de servir humblement. Elle aime sans espoir et sans concupiscence le Roi, comme une enfant. Le Roi est bouleversé par cet amour désintéressé, et se répand en maint duo d'amour, mais voilà, l'évêque (Bossuet, bien sûr, sinon ce ne serait pas drôle) lui dit qu'elle sera damnée, tout ça. Alors elle est triste (et un peu abandonnée par le roi, aussi), elle peigne les cheveux de la Montespan pour lui prouver son humilité, et elle finit par casser avec son petit copain, avant de partir au cloître. Au cloître, tout va bien, chœurs célestes, l'évêque la félicite, la reine vient l'embrasser pour lui dire qu'elles sont sœurs (genre) parce qu'elles partagent le même amour inconditionnel de ce volage qui en a bien le droit puisqu'il est choisi par Dieu.
Dit comme ça, ça semble rigolo, mais quand on entend ce Louis XIV ténoret, quand Louise pépie pendant un quart d'heure devant les oiseaux de Trianon du jardin, ou pleurniche pendant trente minutes en robe de chambre sur le palier de la Montespan, je vous assure que le sourire finit par vous quitter.

Malheureusement, l'écriture vocale s'en ressent : la veine mélodique n'est pas très puissante, comme si les moyens musicaux puissants mais consensuels de Hahn cherchaient à se courber à la hauteur du texte.

3. Les étudiants de L2 et L3 au CNSM

Une fois dit que la pièce été profondément ennuyeuse malgré ses qualités musicales, il faut mentionner, en plus de l'intérêt de la découverte (qui reste entier, ce titre et ce sujet susciteraient la curiosité de tout le monde, je crois), la qualité remarquable du spectacle.

D'abord la direction du piano de Yann Molénat : en deux heures trente de spectacle, je n'ai pas entendu une paille dans l'accompagnement, toujours un beau galbe musical, très présent, et complètement attentif aux chanteurs. Scéniquement aussi, il y a certes à faire, mais le livret est exploité au maximum dans une scénographie épurée où chacun a quelque chose à faire : le travail de fond d'Emmanuelle Cordoliani a porté ses fruits. De même, avec peu de dépense manifestement, les costumes inspirés du XVIIe siècle mais faisant largement écho aux usages vestimentaires d'aujourd'hui étaient très réussis (Sonia Bosc).

Les niveaux étaient très différents : à ce stade, certains ont déjà atteint leur maturité vocale et leur équilibre, tandis que d'autres le pressentent et l'améliorent encore. Le phénomène est particulièrement sensible dans les chœurs, où les harmoniques encore désordonnées des voix féminines s'entrechoquent (chacune continuant d'emprunter sa « voix de soliste », on n'entend plus aucune ligne) et où la justesse se dérobe.

Ce n'est pas encore la fin de l'année universitaire, mais comme j'ai fait quelques-unes de mes plus belles découvertes lyriques de la saison, petite remise de prix (avec extraits sonores).

Suite de la notule.

samedi 22 mars 2014

Juan Diego Flórez et son évolution – Récital français : « L'Amour »


Le titre de l'album peut paraître ridiculement galvaudé (et ce n'est pas qu'une apparence), mais pour l'amateur d'opéra, il évoque irrésistiblement l'air de Roméo. Admettons.

Récital très significatif d'un ténor pour lequel j'ai peu d'affection. Passé la sidération admirative de ses premiers récitals, où la voix exceptionnellement agile et fruitée ouvrait une nouvelle mode – on pouvait songer à un équivalent de Bartoli pour le répertoire masculin rossinien –, il fallait supporter l'uniformité des couleurs (une seule, en fait), l'indifférence à l'expression dramatique, et bien sûr le répertoire réduit à l'extrême (et pas le plus intéressant, clairement).

J'ai tout de même écouté, parce qu'ils sont largement diffusés, souvent en bonne compagnie, et qu'il faut bien se tenir informé, la plupart de ses prises de rôle... et récitals discographiques. Sans grande émotion jusqu'ici.

Or, ce récital marque un tournant intéressant.


¶ D'abord, il aborde des rôles qui s'éloignent du léger à suraigus, plus lyriques (Gérald de Lakmé de Delibes, Smith de la Jeune Fille de Perth de Bizet, Fernand de la Favorite de Donizetti), beaucoup plus lyriques (Roméo chez Gounod), voire tirant sur le dramatique (deux extraits de Werther !). Une audace dont il n'était pas coutumier, même en récital – et qui augure peut-être une évolution dans ses rôles.
Oui, comme je ne l'aime pas particulièrement, qu'est-ce que ça peut me faire, mais le processus d'évolution et de vieillissement d'un instrument est toujours intéressant lorsqu'on s'intéresse à la technique vocale. Flórez étant particulièrement prudent et doté d'une technique très saine, l'impact de l'usure de la carrière et de l'âge sont observables quasiment à l'état pur.

¶ Ensuite, quoique assez peu impliqué, il se montre plus expressif qu'à l'habitude, grâce surtout à un français de bonne qualité, attestant de grands progrès linguistiques.

¶ Ce qui surprend avant tout, c'est la qualité du programme : les airs regroupés ici ne sont pas les plus fréquents en récital, et ne sont assurément pas les plus virtuoses, mais ce sont parmi les plus intéressants, tous très caractérisés, et correspondant à des moments importants dans chacune des œuvres concernées.

  • La Dame blanche (Boïeldieu) : « Ah quel plaisir d’être soldat »
  • La jolie fille de Perth (Bizet) : « Elle est là... À la voix d'un amant fidèle »
  • La Favorite (Donizetti) : « Parle, mon fils — Un ange, une femme inconnue, à genoux, priait »
  • Les Troyens (Berlioz) : "O blonde Cérès" (strophes d'Iopas)
  • Le Postillon de Lonjumeau (Adam) : « Mes amis, écoutez l'histoire d'un jeune et galant postillon »
  • Lakmé (Delibes) : « Prendre le dessin d'un bijou... Fantaisie aux divins mensonges »
  • Werther (Massenet) : « Ô Nature, pleine de grâce »
  • Werther (Massenet) : « Toute mon âme est là! Pourquoi me réveiller, ô souffle de printemps ? »
  • Mignon (Thomas) : « Oui je veux par le monde promener librement mon humeur vagabonde ! »
  • La Dame blanche (Boïeldieu) : « Maintenant, observons… Viens, gentille dame »
  • La belle Hélène (Offenbach) : « Au Mont Ida, trois déesses »
  • Roméo et Juliette (Gounod) : « L'amour ! L'amour !... Ah ! lève-toi, soleil ! »
  • Le Roi d'Ys (Lalo) : « Puisqu'on ne peut fléchir ces jalouses gardiennes — Vainement, ma bien aimée »

Ce sont les grands classiques d'antan, sur une assez large représentations des compositeurs d'opéra français romantiques passés à la postérité.

¶ Dans le détail, la réussite est inégale. La voix est devenue assez stridente, le suraigu se fait (un peu) serré et poussé, et un vibrato irrégulier, assez lent mais de grande amplitude marque un vieillissement peu gracieux de l'instrument. Aussi, dans les parties les plus lyriques, qu'il chante à pleine force (Flórez resserre son émission vers le fausset – sans jamais l'atteindre – dans l'aigu, mais n'utilise jamais les allègements de la voix mixte en allégeant le métal de la voix pleine), le résultat n'est pas convaincant : presque moche dans la Jolie fille (voire Offenbach, où il force audiblement), assez fade dans Lakmé, Ys ou Werther – ce dernier étant néanmoins, sur le plan technique, négocié en parfait respect de ses moyens. Il se tire assez bien de Roméo qui était un vrai pari, sans être très émouvant.
En revanche, son Fernand de La Favorite est d'une réjouissance insolence, et d'une manière générale les tessitures hautes lui réussissent (même si son Postillon est absolument inexpressif). La grande réussite du disque étant la première piste, avec la plus belle marche de George Brown qu'on puisse trouver au disque : j'ai l'impression que la battue irrégulière et déhanchée de Roberto Abbado, très élégante, inspire le chanteur, qui s'abandonne avec éclat et malice aux jeux de ce chant à moitié sarcastique. Vocalement aussi, la tessiture haute et les valeurs brèves flattent l'instrument et lui permettent de briller avec un panache assez irrésistible pour tout glottophile qui se respecte.

¶ La grande satisfaction du disque, outre le programme qu'on écoute avec délices (car ce n'est jamais mal chanté non plus, à défaut d'être irréprochable ou bouleversant) réside dans l'accompagnement : les chœurs du Teatro Comunale de Bologne impressionnent par l'exactitude et la netteté de leur français, et la direction de Roberto Abbado n'est pas loin d'être miraculeuse. Quelles couleurs sont tirées de cet orchestre, certes l'un des tout meilleurs d'Italie (à part la RAI de Turin, peu volent à ce niveau), secondant, voire inspirant le chanteur avec une rare chaleur, un sens de l'articulation, un discours qui s'écoute avec intérêt – alors même que l'essentiel de ces pages sont athématiques du côté de l'orchestre. R. Abbado s'empare des petites finesses d'orchestration, des possibilités de colorer le discours, en somme de compléter ce qui est fait au chant : c'est à lui, et à l'orchestre, que l'on doit l'absence de monochromie dans ces pages où le chanteur ne varie jamais son timbre.

Cela s'écoute donc assez bien, on peut y jeter une oreille.

David Le Marrec

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