Les lauréats du concours 2023 (photo Marie-Noëlle Robert).
1. Des nouvelles du lieu
Grâce aux investigations minutieuses de
Philippe Laigre, je dispose enfin de
la réponse (pas si évidente à trouver sans se plonger un peu dans les
textes) sur le
décor de la salle de l'Ancien Conservatoire de la rue Bergère : les
fameux médaillons de compositeurs, tout à fait anachroniques pour 1811
ont été réalisés lors de la rénovation de 1865.
À l'origine, la salle de 1811 était, si je comprends bien, plutôt
bleue, avec des tentures vertes dans les loges qui « nuisaient au teint
des dames ».
Je vous livre le texte du critique
Arthur Dandelot (1864-1943)
que M. Laigre m'envoie, et qui raconte cette réouverture :
« Le premier concert de
1865 est
consacré À la mémoire de Meyerbeer.
Cette même année, le jour du Vendredi saint, le
Requiem de Mozart est
exécuté intégralement.
Pendant les vacances, aussitôt après la distribution
des prix aux élèves du Conservatoire, la salle des concerts est livrée
aux ouvriers pour d'importants remaniements. Toutes les places debout
sont supprimées, le parterre transformé en prolongement des fauteuils
d'orchestre, un deuxième rang de fauteuils ajouté à la galerie du
premier étage et l'éclairage au gaz enfin installé. Sur le fond de la
salle, de couloir ivoire, ressortent des peintures à la cire ; au
balcon du premier étage sont inscrits les noms des maîtres du théâtre
littéraire ; la seconde galerie est réservée aux
compositeurs : Cherubini, Mendelssohn, Weber, Méhul, Boïeldieu,
Grétry, Spontini, Donizetti, Hérold, Halévy, Meyerbeer, Rossini ;
sur la voûte, sorte de velum semé d'étoiles où planent des génies
ailés, figurent les noms des grands maîtres : Bach, Haydn, Mozart,
Gluck, Haendel, Beethoven ; enfin, la scène, hémicycle de
forme
polygonale, est de style archaïque, et sur la cloison du fond les neuf
muses semblent tenir conseil.
Cette réparation, qu'on ne pouvait plus différer, ne
fut pas sans causer quelques mécomptes ; les locataires des places
disparues réclamèrent contre la mesure qui les privait d'un privilège
très recherché. Il fallait promptement aviser afin de leur donner une
légitime satisfaction, c'est ce qui fut fait. Une nouvelle série
d'abonnement fut créée avec des droits en tous points semblables à la
première, et l'on décida que le même concert serait exécuté deux fois,
à huit jours d'intervalles, ce qui portait le chiffre des séances à
quatorze (y compris les Concerts Spirituels).
Les places disponibles furent rapidement enlevées et
bientôt il fut aussi impossible de pénétrer dans le sanctuaire que
lorsqu'il n'y avait que sept séances.
Le concert d'inauguration de la salle, organisé par
la direction du Conservatoire, devait avoir lieu le 24 décembre 1865,
mais par suite de la mort de Prévots (professeur de Déclamation) il fut
reculé au 4 janvier 1866. Le programme comprenait :
Ouverture,
de M. Th. Dubois.
Les Rivaux
d'eux-mêmes (comédie en 1 acte), de
Pigault-Lebrun.
Renaud dans les
jardins d'Armide (cantate), de M.
Ch. Lenepveu.
C'est avec cette œuvre, composée sur un livret de M.
Camille du Locle, que M. Lenepveu avait obtenu le prix de Rome au
concours de 1865. »
|
La
Société des Concerts du Conservatoire de 1828 à 1897, les grands
concerts symphoniques de Paris, par Arthur DANDELOT, 4ème Edition, G. Havard
Fils, Paris 1898 (p. 68-70)
|
2. Dire son avis
Après avoir dit un mot général
sur la salle, les principes du concours et les lignes
de force des esthétiques vocales présentes pour cette édition, je
touche tout de même un mot des candidats eux-mêmes.
Faute d'avoir eu les partitions sous les yeux, il est très honnêtement
plus difficile d'émettre un avis fiable sur
les pianistes.
Pour certains, l'originalité de la proposition, la quantité de détails
mis en valeur, la pertinence des choix de structure sautent aux
oreilles ; mais pour beaucoup, je dois admettre avoir entendu
d'excellents interprètes plus ou moins habités et/ou contrastés,sans
pouvoir réellement me prononcer sur une hiérarchie. C'est assez normal,
puisque l'écart entre deux voix (qui mêlent le
rapport très instinctif au timbre, et l'émotion dans l'élocution du
texte) et deux pianistes (ils ont tous le même instrument, et pas un
rapport aussi direct au texte du poème)n'est pas comparable.
Je crois que c'est une précision importante, car 5 membres du jury sur
9 sont des chefs de chant ou chambristes,
et ils auront clairement un autre angle que le mien. J'ai d'ailleurs eu
l'impression que certains duos étaient conservés surtout grâce à un
pianiste exceptionnel, tandis que certains chanteurs remarquables
n'avaient pas été retenus à cause d'un pianiste plus émotif en
situation de concours ou plus terne / moins charismatique.
Aussi, je parlerai des deux, mais n'aurai pas nécessairement un mot à
proposer sur chaque pianiste ; au lieu d'en dire des platitudes, je me
tairai.
3. Palmarès de l'édition
2023
Prix
du jury
|
|
Grand Prix de duo (18.000€)
|
Tomas Kildišius
& Gustas Raudonius |
Prix de mélodie (6.000€)
|
Florian Störtz
& Mark Rogers |
Prix de lied (6.000€) |
Hanne Marit Mordal Iversen
& Revaz Abramia |
Meilleure interprétation
de la commande contemporaine (2.000€) |
Camille Chopin
& Héloïse Bertrand-Oleari |
Comme souvent, j'ai l'impression que les prix secondaires sont
distribués un peu comme on peut pour compléter, et non pour réellement
récompenser ce qu'ils sont censés récompenser : Störtz a clairement
brillé avant tout dans le lied, très charismatique (même si son
français est très bon), mais si l'on voulait distinguer l'(étrange et)
impressionnant duo Iversen-Abramia, on ne pouvait clairement pas leur
donner le prix de mélodie… De même pour le prix de la nouvelle mélodie
de Pesson : la chanteuse avait vraiment besoin de sa partition et n'a
pas du tout dispensé le même humour ni la même facilité que d'autres
concurrents (notamment les deux hommes lauréats) ; surtout, sa voix
ronde la desservait structurellement pour cette longue énumération très
vive – c'était un très bon exercice pour pouvoir séparer ceux qui sont
capables de mettre le mot en premier, et ça a sans doute servi à la
sélection pour la finale… mais ça ne se reflète pas dans le prix
attribué, sans doute pour récompenser la qualité par ailleurs
incontestable des deux interprètes !
Mon palmarès à moi :
Opinion
de CSS
|
|
Meilleur duo
|
1. Tomas Kildišius & Gustas
Raudonius
2. Benoît Rameau & Johan Barnoin |
Meilleur duo de mélodie
|
1. Clarisse Dalles & Guillem
Aubry
2. Clara Barbier-Serrano & Joanna Kacperek
3. Lyriel Benameur & Hugo Peres
4. Shafali Jalota & Jack Redman |
Meilleur duo de lied
|
1. Benoît Rameau & Johan
Barnoin
2. Florian Störtz & Mark Rogers
|
Meilleure interprétation
de la commande contemporaine
|
1. Tomas Kildišius & Gustas
Raudonius
2. Florian Störtz & Mark Rogers |
Meilleur chanteur
(catégorie caduque depuis 2021)
|
1. Tomas Kildišius
2. Arvid Eriksson |
Meilleur pianiste
(catégorie caduque depuis 2021)
|
1. Gabriel Durliat
2. Anne-Louise Bourion
3. Johan Barnoin
4. Joanna Kacperek
|
4. Liste des duos présents
Plutôt que par ordre alphabétique, j'utilise à titre indicatif mon
ordre de préférence approximatif.
Ceux que j'ai adorés :
Tomas Kildišius & Gustas Raudonius
Benoît Rameau & Johan Barnoin
Arvid Eriksson & Johannes Bolmvall
Clara Barbier-Serrano & Joanna Kacperek
Lyriel Benameur & Hugo Peres
Florian Störtz & Mark Rogers
Megan Moore & Francesco Barfoed
Elana Bell & Corey Silberstein
Bastien Rimondi & Timothée Hudrisier
Ceux que j'ai beaucoup aimés :
Michèle Bréant & Gabriel Durliat
Shafali Jalota & Jack Redman
Clarisse Dalles & Guillem Aubry
Dick Dutton & Michael Lewis
Hanne Marit Mordal Iversen & Revaz Abramia
Elia Cohen Weissert & Josquin Otal
Anna Trombetta & Koenraad Spijker
Ceux que j'ai aimés avec des
réserves :
Brenda Poupard & Anne-Louise Bourion
Camille Chopin & Héloïse Bertrand-Oleari
Svitlana Vlasiuk & Marie-Louise Tocco
Daria Mykolenko & Lidiia Vodyk
Theano Papadaki & Alexia Mouza-Arenas
Margaux Loire & Joseph Birnbaum
Marianna Nomikou & Alvaro Madariaga
Axelle Saint-Cirel & Mao Hayakawa
Ceux que je n'ai pas aimés :
Maud Bessard-Morandas & Alice Pepek
Annouk Jobic & Antoine Sorel
Jeanne Lefort & Pierre Joud
Pour information, les artistes
classés par tour où ils ont été admis :
→
Premier tour
Clara Barbier-Serrano & Joanna Kacperek
Elana Bell & Corey Silberstein
Bastien Rimondi & Timothée Hudrisier
Shafali Jalota & Jack Redman
Clarisse Dalles & Guillem Aubry
Dick Dutton & Michael Lewis
Elia Cohen Weissert & Josquin Otal
Anna Trombetta & Koenraad Spijker
Svitlana Vlasiuk & Marie-Louise Tocco
Theano Papadaki & Alexia Mouza-Arenas
Margaux Loire & Joseph Birnbaum
Marianna Nomikou & Alvaro Madariaga
Axelle Saint-Cirel & Mao Hayakawa
Maud Bessard-Morandas & Alice Pepek
Annouk Jobic & Antoine Sorel
Jeanne Lefort & Pierre Joud
→
Demi-finale
Benoît Rameau & Johan Barnoin
Arvid Eriksson & Johannes Bolmvall
Lyriel Benameur & Hugo Peres
Megan Moore & Francesco Barfoed
Daria Mykolenko & Lidiia Vodyk
→
Finale
Michèle Bréant & Gabriel Durliat
Brenda Poupard & Anne-Louise Bourion
→
Lauréat
Florian Störtz & Mark Rogers
Hanne Marit Mordal Iversen & Revaz Abramia
Camille Chopin & Héloïse Bertrand-Oleari
→
Vainqueur
Tomas Kildišius & Gustas Raudonius
Comme vous pouvez le
voir : pas de divergence sur les candidats problématiques ; convergence
sur pas mal de meilleurs jusqu'en demi-finale ; mais beaucoup de
divergences en finale (je pense que certains duos ont été portés par
leur pianiste exceptionnel), en dehors des deux premiers qui étaient en
effet remarquables.
5. Revue des candidats :
principes
Je précise aussi que j'essaie d'expliciter les termes techniques autant
que possible ; mais si d'aventure je ne le fais pas ou que ce n'est pas
clair, les commentaires sont bien sûr là pour ça. Le but du site est
précisément de pouvoir partager ces notions-là, certainement pas
d'utiliser du vocabulaire de niche pour prendre l'air d'être savant.
Je trouve amusant (et significatif) que la quasi-totalité des candidats
français soient
issus du CNSM (Conservatoire
Supérieur)
de Paris. Il faut y
voir non leur
supériorité technique absolue (le niveau est très haut, mais il y a
aussi beaucoup d'autres chanteurs fabuleux qui passent par le CNSM de
Lyon, simplement par des CRR, ou par des cours privés), mais sans doute
leur très bonne insertion dans le milieu, très bien préparée par
l'école – ils ont l'habitude de la scène et connaissent les portes
auxquelles frappées, les concours auxquels se présenter. Ce fait très
souvent une différent, et la plupart font de belles carrières, parfois
même sans voix exceptionnelle !
Pour vous donner une idée : Benoît Rameau, Clara Barbier-Serrano,
Florian Störtz (à peu près sûr de l'avoir vu pendant qu'il devait être
en échange Erasmu), Bastien Rimondi, Clarisse Dalles, Brenda Poupard,
Camille Chopin, Margaux Loire, Axelle Saint-Cirel !
Seules Lyriel Benameur (CRR de Lyon), Michèle Bréant (Hochschule de
Leipzig), Maud Bessard-Morandas (CNSM de Lyon et Haute École de
Genève), Annouk Jobic (CNSM de Lyon), Jeanne Lefort (CMBV et CRR de
Paris) n'en proviennent pas. Seules trois candidates n'ont donc pas été
élèves d'un CNSM, et une seule n'a pas fait une école supérieure.
De même parmi les lauréats des éditions précédentes, une proportion
considérable d'anciens élèves de cette école.
6. Revue des candidats
chanteurs : les chouchous:
Tomas Kildišius, le grand
vainqueur totalement mérité : à l'aise dans toutes les langues
(allemand, français, anglais, suédois et bien sûr lituanien…), une voix
de baryton parfaitement saine, glorieusement projetée, franche et sans
épaisseur superflue, capable d'allègements magnifiques (et
indispensables dans ce répertoire). Et une façon incroyable d'habiter
la scène. Dans l'énumération de personnages fantastiques (farfadets,
sylphes, dryades, faunesses, moines bourrus…) du poème de Ravel mis en
musique dans la commande de Pesson, il parvient à une saveur comique
incroyable, multipliant les événements avec une rare justesse. (Il le
chante d'ailleurs de tête, contrairement à beaucoup de Français…) Déjà
une personnalité capitale de la scène européenne, à mon sens. [
audio
Wolfram]
Benoît Rameau (ténor),
l'incarnation du poète. Tous les lieder ne paraissent qu'un jeu soumis
à son verbe… il parvient à en mettre en valeur le texte comme s'il
était simplement en train de parler, un magicien. Il a sans doute été
desservi par une voix au timbre assez banal (typique d'une certaine
école française, on entend l'armature solide des
formants
mais le timbre reste assez blanc), et qui, je l'ai déjà remarqué,
fatigue vite. Ça ne lui permettra pas une carrière très ambitieuse à
l'opéra, où la voix peu puissante ni endurante lui interdira les grands
rôles, mais en récital, il n'y a pas meilleur que lui, en particulier
en allemand. Vous voulez montrer que le lied n'est pas fait que pour
les snobs qui font semblant de comprendre l'allemand ? Faites
écouter Benoît Rameau. [
vidéo Rihm]
Arvid Eriksson (baryton), une
voix qui paraît sortie de la Suède des années soixante-dix, avec cette
rondeur claire assez caractéristique, un délice dans toutes les
langues, il se coule dans tous les genres en choisissant à son gré des
couleurs de baryton ou de ténor. Excellente projection de surcroît, il
pourra faire ce qu'il voudra – et je courrai l'entendre dans n'importe
quoi. [
vidéo
Mahler, Um Mitternacht]
Clara Barbier-Serrano [
vidéo Schubert, Lied der Mignon],
Lyriel Benameur [
vidéo
Mozart, Dans un bois]
&
Shafali Jalota [
audio
Debussy Ariettes], trois profils similaires : je n'adore
pas
la substance de leur voix, d'une pâte assez épaisse (même si j'ai fini
par trouver un petit côté Crebassa à Benameur !), mais leurs talents de
diseuse, en français en particulier (et même en allemand pour
Barbier-Serrano, puis Benameur en demi-finale seulement), leur effort
d'antérioriser l'élocution, font merveille et on levé toutes mes
réserves, totalement emporté par leurs talents de conteuse.
Florian Störtz (baryton), malgré une émission que je n'aime pas
(bâtie par le bas, très pharyngée, saturée d'harmoniques par une haute
impédance, artificiellement sombrée, ce qui lui autorise peu de
variation dans les couleurs), est doté d'une présence sonore, verbale
et scénique incontestable. Il fait partie ce ceux (sans partition !)
qui ont rendu haletante et pleine de surprises la création de Pesson,
il maîtrise remarquablement l'anglais et le français, et ses choix de
lieder le mettent souvent en valeur (les Schubert en particulier,
Der Zwerg ou le rare
Der Wanderer D.493). [
vidéo
Mahler Gesell]
Megan Moore est une autre
surprise, une mezzo américaine dont la voix très fondue semble calibrée
pour l'opéra… mais qui parvient, dans les mélodies lentes, à créer un
univers enveloppé dans sa voix. Très impressionnant, je me suis laissé
prendre à chaque fois.
[
vidéo
Boykin]
Elana Bell (mezzo-soprano) peut
paraître de prime abord exagérément tubée et grossie, mais en réalité
son timbre étonnant permet toutes sortes d'irisations, et n'entrave pas
du tout l'intelligibilité. Horrifié les premières secondes, j'ai fini
par adorer cette voix et cette personnalité hétérodoxes.
[
vidéo
page Stéphano]
Bastien Rimondi, un
ancien du CNSM, fait plutôt carrière ces jours-ci dans des solos du
baroque français ou de l'opéra français début XXe (le médecine de
La Chute de la Maison Usher,
tout récemment), mais avec une approche qui assume son ténorat, il tire
son parti de l'exercice chambriste ; son Strauss est très opératique,
très
Di rigori armato il
seno, mais ses
Trois
Princesses de
Marguerite Canal adoptent au contraire un ton détaché de titi parisien
qui tranche avec les attitudes de conteur de salon et touchent
paradoxalement très juste !
[
vidéo
Ravel grec]
Je pourrais encore parler de
Michèle
Bréant, soprano colorature très franche et claire, délicieuse
voix (qui rappelle par endroit la chouchoute absolue
Ghyslaine
Raphanel),
mais qui, à mon sens, reste très littérale dans son interprétation. Le
plus piquant est que l'émission la plus typiquement française de toute
la session a été formée… à Leipzig ! Il est vrai qu'en Allemagne,
on forme des sopranos assez francs dans certaines écoles, je l'ai
quelquefois remarqué. J'ai tout beaucoup aimé, et à l'opéra ce serait
parfait (elle chante d'ailleurs étonnamment bien Bellini pour son
format vocal !), mais il manque un petit coup de pouce dans les
inflexions verbales pour soutenir l'attention sur la durée dans la
mélodie – une armure à fendre, peut-être.
[
vidéo
Green]
Il existe aussi des cas spécifiques plus étonnants, comme
Clarisse Dalles, dont la voix
s'illumine en français, expressive, irisée, pleine de ce naturel
sans façon
et de cette émission légèrement amollie qui est souvent liée à l'image
que les étrangers se font de la langue française, cette sorte de
douceur traînante, d'affaissement gracieux. Mais, dans les langues
étrangères, tout se dérègle, le timbre devient opaque, l'émission
forcée, la diction relâchée… Ça a toujours été chez elle, à l'opéra
comme dans la mélodie, vraiment une princesse du genre, mais sorti du
français, tout semble aller de travers, contraste très impressionnant.
Mais pas anormal : chaque langue a son placement spécifique, et
les discours des profs de chant « universalistes » qui prétendent qu'il
n'existe qu'une seule technique sont battus en brèche à la fois par la
science (il existe diverses postures efficaces pour chanter) et par la
simple audition (il est immédiatement audible qu'une voix italienne,
une voix tchèque, une voix russe, une voix américaine, une voix
suédoise n'ont pas les mêmes fondements) ; chose assez logique
également, puisque les langues ne s'articulent pas au même endroit, que
les voyelles n'ont pas exactement la même aperture d'une langue à
l'autre…
[Je ne mets pas de vidéo, celles que j'ai trouvées, même en français,
exposent plutôt les faiblesses que je décrivais pour les autres
langues.]
Hanne Marit Mordal Iversen,
instrument large mais timbre un peu nasal et étroit, comme un voix de
colorature greffée sur une soufflerie de grand lyrique ! (Bien
que la voix ne soit pas du tout aussi dramatique, cette construction du
son paradoxale m'a évoqué
Gertrud Grob-Prandl.)
La diction n'est pas parfaite, ce qui fait que je me suis moins attaché
à sa proposition qu'à celles d'autres candidats, mais elle propose un
vaste choix de langues (avec notamment norvégien, russe, suédois) et
dans le lied, elle est assez impressionnante, en particulier dans son
Frühlingsfeier
final, une pièce rare et très difficile (mais mon lied avec piano
préféré de Strauss !) totalement glorieux et incantatoire, que je
n'avais pas entendu aussi convaincant depuis… Edda Moser !
(c'était même, à la réécoute comparée, nettement plus timbré et verbal
qu'Edda Moser)
[
vidéo
R. Strauss, Freundliche Vision]
J'ai beaucoup aimé également
Dick
Dutton,
très bon baryton de Philadelphie, une voix saine et un effort de
diction dans toutes les langues. J'aurais beaucoup aimé pouvoir
l'entendre au delà du premier tour pour mieux en juger. (D'une manière
générale, on le sait, l'émission en voix de poitrine avantage
structurellement les hommes dans le répertoire du lied : le texte est
tout de suite plus naturellement mis à disposition, puisque dans la vie
courante, même les femmes parlent en voix de poitrine, à des fréquences
beaucoup plus basses qu'en chant lyrique, ce qui est l'un des nombreux
facteurs expliquant la différence d'intelligibilité.)
[
vidéo
Margaret Bonds]
Parmi les propositions qui m'ont le plus intéressé en langue anglaise,
les Quilter et Vaughan Williams de
Florian
Störtz,
où l'interprète plein de gouaille trouve un ton insoupçonné dans ses
lieder, et surtout des couleurs beaucoup plus radieuses, absentes dans
les autres langues. La mezzo américaine
Anna Trombetta,
avec une voix en arrière très douce, façon Sally Matthews, se révélait
aussi en anglais : sa mélodie d'Amy Beach était une intense magnétique…
c'était la dernière candidate des éliminatoires, j'étais épuisé,
j'avais laissé filer mon attention pendant son beau Bizet (mais la
mélodie en question est peu passionnante), et j'ai été soudain
totalement pris par la main dans ce morceau de rêve, avec une très
belle conduite de ligne et des mots déposés avec beaucoup d'intensité.
[
vidéo
Schönberg, Erwartung]
Pour finir avec les propositions qui m'ont le plus intéressé,
Elia Cohen Weissert, soprano
par certains aspects problématiques ; l'allemand n'est pas fabuleux
(elle est allemande pourtant), l'émission bien antérieure (mais pas
sans irrégularités ni duretés) fonctionne bien en français, mais dans
les
Feſtes Galantes par
Debussy, part un peu vite en mixant le
registre de flageolet
(l'émission spécifique au suraigu des femmes) dès le milieu de la
tessiture. Cependant je suis très sensible à sa proposition d'artiste,
elle murmure notamment la mélodie de Marguerite Canal, et se coule
vraiment de son mieux dans la délicatesse d'un exercice intimiste, là
où d'autres concurrentes essaient plutôt de démontrer la qualité de
leur timbre et de leur ambitus. La sincérité de la démarche, très
adaptée au répertoire, m'a touché.
[
vidéo
Schubert, Delphine]
(Je découvre aussi, sur sa chaîne YouTube,
qu'elle
chante remarquablement le belcanto, avec beaucoup de projection, de
présence et de sensibilité.)
7. Revue des candidats
chanteurs : quelques cas partagés
Il existe plusieurs raisons pour lesquelles les autres candidats m'ont
moins séduit. Certains sont de grands artistes, mais désavantagés par
une émission vocale trop en arrière et trop peu projetée –
Brenda Poupard,
un enchantement pour son intelligence musicale, sa maîtrise expressive
des langues… mais aussi un déchirement, car tout est bloqué dans la
bouche, et on l'entend vraiment mal en salle. Je l'ai très souvent
entendue pendant et après ses études au CNSM, c'est vraiment un
problème structurel qui me fait beaucoup de peine, car elle a tant à
dire, et sa technique la retient en partie. Je reste très attaché à
elle parce que l'intelligence prime tout, et dans le lied on peut
accepter cette petite frustration, mais à l'opéra dans des rôles de
mezzo qui doublent d'autres rôles (Mercedes dans Carmen récemment), on
n'entend presque rien, même avec piano.
[
vidéo
Rita Strohl]
Dans le même esprit, certaines chanteuses que j'adore par ailleurs
peuvent être désavantagées par leur technique (là aussi, plutôt en
arrière et en bouche) et ne pas trouver leur marque dans le lied –
Margaux Loire, chanteuse
exceptionnellement charismatique aussi bien dans l'opéra que le
musical,
n'arrivait pas vraiment à timbrer les nuances douces et les lignes sans
tension du répertoire de mélodie et de lied ; en méforme probablement,
car je l'ai entendue le faire très honorablement en d'autres
circonstances, mais clairement, son répertoire, c'est l'opéra (ou au
minimum le lied orchestral).
La réserve que j'ai reste tout de même identique (et j'en parlais
encore récemment à propos de la fulgurante Margaux Poguet) : avoir une
voix qui s'épanouit dans les grands formats, c'est formidable, mais
avec une émission pas assez faciale, le problème est que dès qu'on
ajoutera un orchestre plus que mozartien, la voix va sonner petite ou
être absorbée. Mes réticences sur les modes esthétiques actuelles en
matière d'enseignement du chant ne sont pas seulement une affaire de
goût (que j'assume tout à fait, et pour le coup chacun a le droit de
vouloir entendre ce qui lui fait plaisir !), mais posent aussi ce genre
de question sur une carrière : une émission pas assez antérieure, c'est
aussi se limiter en termes de rôle et ne jamais pouvoir percer le
plafond de verre au-dessus de, disons,
La Traviata.
(Ce qui est déjà très bien, mais pour des voix qui sonnent plus sombres
ou des instruments larges ou au tempérament dramatique, peut être une
frustration aussi bien pour les interprètes que pour le public fidèle.)
[Je n'ai pas trouvé de vidéo ou de son en ligne.]
Axelle Saint-Cirel combinait
les deux désavantages d'une voix trop douce et empâtée, qui ne trouvait
par ailleurs pas vraiment sa place dans l'exercice – alors que là
aussi, c'est une voix singulière et une artiste remarquable que j'ai
souvent admirée dans des répertoires très dissemblables.
[
vidéo
Niklausse]
Camille Chopin était comme
Brenda Poupard en finale. Il faut dire que leur pianiste est, dans un
cas comme l'autre (Anne-Louise Bourion & Héloïse Bertrand-Oleari),
assez exceptionnelle, ce qui a nécessairement favorablement contribué,
à égalité dans l'esprit du concours, avec le chant lui-même.
J'ai beaucoup admiré Camille Chopin en la découvrant au CNSM il y a
deux ans : vraiment une voix impeccable, où tout est timbré, où rien ne
semble difficile, et très intelligemment phrasée dans le lied.
Cependant, les dernières fois où je l'ai entendue, et en particulier
dans ce concours – est-ce que j'avais initialement exagéré mon ressenti
devant l'aboutissement technique, si jeune, de la voix ? est-ce
l'évolution de récente de sa technique et l'influence de ses
professeurs ? –, je me suis un peu ennuyé. Tout simplement parce que,
si la voix est très bien calibrée, l'émission très ronde met tout à
égalité (c'était particulièrement audible dans la création
contemporaine, où les mots avaient tous la même saveur), et même la
pensée du phrasé m'a paru particulièrement homogène et peu portée sur
le mot. C'est beau (quoique, encore une fois, très arrondi, exagérément
à mon sens pour porter un sens, une expression, et obtenir une
projection maximale), mais assez uniforme pour ce répertoire. À
l'opéra, situation dramatique et tension de l'écriture aidant, ce
serait sans doute parfait, d'autant qu'elle darde des aigus glorieux,
particulièrement doux, pleins et amples pour sa catégorie (actuelle) de
lyrique plutôt léger ; pour de la mélodie et du lied, j'avoue avoir eu
de la peine à soutenir mon attention, surtout dans le contexte
stakhanoviste de 4h de récital par jour, avec une concurrence souvent
plus contrastée et expressive.
[
vidéo
en soprano dans un chœur brahmsien]
L'état de l'art et le Grand
Déclin de la Civilisation
|
Clairement, avec ces
trois précédents exemples (il y en aurait beaucoup d'autres au CNSM et
à peu près partout ailleurs), je retrouve les traces de cette tendance
qui m'attriste
dans le chant lyrique actuel : des constructions
vocales
contre-productives, où tous les autres paramètres (aisance,
projection,
intelligibilité, couleurs, marges expressives) semblent sacrifiés à la
recherche d'une certaine rondeur
sombrée.
Et, ce donne l'impression
d'être fou, c'est que si vous interrogez les professeurs, tous
prétendront – de Grenade à Turku – enseigner la véritable technique italienne
héritée du XVIIIe siècle napolitain et des grands chanteurs italiens
des années trente. J'imagine que toute la pression sociale à ne pas
parler trop fort, l'exemple des voix de cinéma et quelques autres
paramètres conditionnent inconsciemment les chanteurs (indépendamment
de l'enseignement reçu), mais clairement, pour avoir assisté à un
certain nombre de cours publics, on met très souvent la couverture
avant les bœufs, le fondu avant même la base de l'émission
dynamique,
et les professeurs semblent peu enclins à corriger la tendance.
Ce qui
est très dommageable, à plusieurs titres :
→ les voix en arrière / en bouche sont plus fragiles et sensibles à la
fatigue et au vieillissement ;
→ elles sont limitées en projection, ce qui affecte les rôles
envisageables par les artistes et borne artificiellement leur carrière
(alors qu'en sortant du CNSM, ils ont en général une entrée immédiate
dans la carrière… si la voix était construite autrement, ils pourraient
s'installer dans des premiers rôles prestigieux) ;
→ leur émission moins efficace rend la diction plus floue, ce qui met à
distance le texte pour le public, en particulier en français ;
→ ce même problème d'émission moins dynamique rend les voix moins
sonores et abolit l'impact si singulier de la voix lyrique (qui vous
caresse directement la peau), ici aussi au détriment du public.
Or il s'agit réellement d'un choix
idéologique – délibéré chez
certains, ce que je respecte dans ce cas, c'est un arbitrage entre
plusieurs paramètres, et le chant est toujours affaire d'équilibre et
de compromis, jamais de grands principes uniques et absolus – mais le
plus souvent, j'ai l'impression, plutôt impensé. Et j'ai le souvenir
assez troublé d'avoir assisté à des cours ou reçu des témoignages sur
des professeurs qui enseignent la couverture des sons avant même la
respiration (!), qui veulent absolument étendre l'ambitus sans
s'occuper sérieusement du timbre ou de l'effort produit… ce n'est
certainement pas le cas au CNSM (qui sélectionne de toute façon des
voix déjà bien faites), les professeurs choisis y ont une grande
expérience, et même une réelle science (Yves Sotin est par exemple un
formidable pédagogue de l'histoire de la voix), mais cela existe – par
peur, je crois, du « son ouvert », le grand tabou du chant.
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Le son ouvert
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Second
excursus – mais c'est un peu le but, que la notule puisse apporter des
pistes au delà la liste des règles du concours et des accomplissement
des candidats.
Pour une définition et des exemples de ce qu'est un son ouvert (et sur
l'usage de la « couverture vocale »), je vous renvoie à la double notule sur le sujet. Disons simplement que pour ne pas se blesser
en émission lyrique (avec larynx bas, contrairement à la variété et à
la comédie musicale qui utilisent le larynx en position haute) et
pouvoir monter dans les aigus, si l'on chante les voyelles telles que
nous les parlons (en particulier les voyelles dites ouvertes, [a]
antérieur, [o] ouverture ou celles qui sont très étroites comme les [é]
et les [i], en particulier de couleur française), on se met en danger.
Il faut donc (je le redis, le chant est toujours affaire d'équilibres
et de compromis entre des paramètres concurrents) accommoder un peu les voyelles,
déplacer leur point d'émission pour les « arrondir ». C'est ce que l'on
nomme la couverture vocale
– c'est donc un peu différent de l'opposition phonologique « voyelle
ouverte » / « voyelle fermée », même si cela conduit aussi à
À cela s'ajoute ensuite le choix
esthétique
d'essayer d'obtenir une patine homogène sur la voix, en particulier
pour le belcanto italien des XVIIIe et XIXe siècles, où les grandes
lignes qui parcourent toute l'étendue de la voix requièrent une
certaine continuité du timbre. Si bien que la couverture vocale se
pratique aussi, selon les écoles de chant, en-dessous du passage – je
n'aime pas trop ça personnellement (la couverture a tendance à sombrer le
timbre et mettre à distance le texte), mais ce peut être très bien
réalisé, et surtout très utile suivant les répertoires visés, afin
d'éviter les ruptures brutales dans le timbre !
On peut cependant tout à fait couvrir et disposer d'une voix claire –
on rencontre ce cas chez beaucoup de chanteurs qui mixent fortement (mixer les registres
réclame cet ajustement des voyelles) –, comme Carlo Bergonzi, Alain
Vanzo, John Aler… Et je dois dire que dans ce cas le texte reste
superbement servi, car ce qui est déformé dans les voyelles peut être
récupéré par l'expression grâce à la clarté et l'émission beaucoup plus
souple.
Pour un professeur de chant, il
faut donc tout de suite intervenir pour éviter les blessures et
recommander ces ajustements dans les aigus. Par ailleurs, chanter des
aigus ouverts appartient à l'esthétique hors-lyrique, et peut même
manifester dans certains cas une « voix
inculte
». Je me figure que c'est une raison de l'empressement qu'étudiants
comme professeurs ont à investir ce paramètre en priorité ; mais je
crains que ce ne soit pas toujours bien réalisé.
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C'était mieux avant |
Je me trouve ainsi dans la
position assez désagréable du promoteur d'un
supposé « âge d'or », et cela me met de fort mauvaise humeur, car par
ailleurs je trouve que dans tous les autres domaines de
l'interprétation musicale on n'a jamais fait aussi bien : les
instrumentistes et les orchestres n'ont jamais été d'un tel niveau,
l'approche respectueuse des langues et des partitions, l'inclusion du
savoir musicologique n'ont jamais été à un niveau tel – oui, jamais – dans l'histoire de la
musique occidentale.
Je sais que tous les mélomanes ne sont pas d'accord sur la qualité du
niveau actuel, mais il se trouve que c'est quantifiable assez
objectivement en comparant la finition instrumentale de n'importe quel
disque des années 60 à ce qui se fait aujourd'hui : le Philharmonique
de Vienne fait plus de pains et commet davantage de décalages en 1973
que l'Orchestre des Pays de la Loire en 2023. Qu'on aime davantage une
esthétique que l'autre, bien sûr, c'est permis (et ce peut être
quelquefois mon cas), mais le niveau technique ascendant, lui, me
paraît difficile à contester.
On n'est même pas obligé d'y adjoindre une connotation morale sur les
humains s'avançant vers le Progrès universel : tout simplement, aux
époques où nous disposons d'enregistrements, les orchestres ont été
décimés par deux guerres mondiales successives, qui n'ont pas épargné
les musiciens. On a donc des orchestres où le recrutement est contraint
par la mortalité, et de même pour la transmission : ce n'étaient pas
nécessairement les meilleurs qui officiaient ni enseignaient. Par
ailleurs XIXe siècle, on sait bien que les compositeurs se plaignaient
que leurs œuvres ne soient pas jouées correctement.
Et donc, pourquoi le chant serait-il
moins performant ? Est-ce seulement parce qu'il s'agit
d'une de mes marottes ?
D'abord, tout simplement, parce qu'il ne peut pas y avoir de progrès
dans la facture instrumentale – sauf par sélection génétique des
couples voulant enfanter un chanteur, mais je ne suis pas sûr que nous
voulions collectivement nous engager dans cette aventure. Ensuite,
parce que la voix est complètement intégrée à nos modes de vie : son
évolution influe sur notre psychologie et l'attente sociale vis-à-vis
des sons que nous émettons – notre façon de percevoir et d'être perçu,
comme dirait Berkeley.
Enfin, c'est tout simplement ce que je constate de façon tout à fait
empirique. Typiquement, dans le répertoire baroque, on disposait de
voix très singulières, aux timbres plus étroits, mais correctement
projetées et très efficaces pour phraser ; aujourd'hui, on recrute plus
volontiers des voix initialement formées au répertoire du XIXe siècle –
ce qui pose toutes sortes de problèmes pratiques.
Je ne me réjouis pas du constat, et ne fais pas de grands discours
graves sur le déclin de l'Art, je me désole au contraire je ne plus
pouvoir apprécier, comme il y a encore dix ans, les émissions vocales
(avec mes préférences mais) dans leur diversité. La fréquentation des
salles d'opéra, au fil des quinze dernières années, m'a (hélas pour
moi) permis de mesurer la différence d'efficacité entre les types
d'émission. Marc Mauillon et Jonas Kaufmann sont sans contredit deux
immenses artistes ; mais le premier, en dépit de son timbre presque
grêle, est audible du fond des plus grands vaisseaux sans aucun effort
pour l'auditeur, tandis que le second, malgré ses allures de voix
dramatique, peut être concurrencé par un orchestre et n'a pas du tout
le même impact physique dans une salle.
D'une manière générale, les voix nasales, qui
paraissent disgracieuses au disque, sont les plus efficaces en salle.
On entend mieux Mime que Siegfried en général, parce que Siegfried ne
s'autorise pas ces sons-là et cherche une belle patine héroïque… qui
freine sa projection. Et le disque, qui permet au plus vaste public de
se familiariser avec les chanteurs à la mode, accentue cette
discordance : Simon O'Neill
paraît ridiculement nasal en retransmission ; pourtant en salle, la
voix est très bien équilibrée (et bien projetée). Ou bien sûr Klaus
Florian Vogt, une des voix les plus aisément audibles dans n'importe
quelle salle de concert, alors que le timbre en paraît enfantin. La
pression du disque (et l'illusion des enregistrements) incite sans
doute énormément les chanteurs à aller dans le sens inverse.
Ayant constaté cela, je l'avoue, il m'est devenu difficile de ne pas
ressentir du regret en
écoutant des artistes formidables, des voix
globalement bien faites, qui se privent elles-mêmes de leur vrai
potentiel. Et de pouvoir extrapoler combien on pourrait profiter de
leurs inflexions textuelles, de leur timbre, si le curseur de
l'équilibre choisi était un peu plus en avant, un peu moins dans la
gorge ou dans la bouche.
Cela ne veut pas dire qu'il soit mal de faire cohabiter des esthétiques
différentes, vive la diversité ! Et j'adore certaines voix
pourtant très en arrière (Sally Matthews, Charles Workman, Endrik
Wottrich…), dont la singularité de timbre ne serait équivalent dans une
autre position. Par ailleurs, la dominante est celle-là pour l'instant
au niveau mondial, mais rien ne dit que les goûts ne changeront pas.
(Du moins si le genre opéra survit, mais c'est un sujet pour uneautre
notule, c'est assez de discours afférents pour aujourd'hui.)
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Parmi les candidates que j'ai aimées (car je me plains, mais je trouve
que ce sont de bonnes chanteuses, au delà de mes réserves ponctuelles
!), les deux candidates ukrainiennes avaient un profil comparable : de
bonnes voix, solidement charpentées, incisives, plutôt calibrées pour
l'opéra. J'ai cependant été séduit par le français très correct (pas
évident pour les slaves orientaux, d'ordinaire !) de
Svitlana Vlasiuk [
vidéo
Debussy, Green]
et le côté un peu appliqué de l'ensemble, on sentait le grand soin
apporté. À ce titre, j'ai été surpris par la sélection en demi-finale
de
Daria Mykolenko. La
maîtrise de l'instrument est là, cependant peu à l'aise dans les
langues étrangères (la voix se met à rayonner soudain
extraordinairement pour le Lysenko final, clairement optimisée pour
l'opéra slave) – ce qui se confirme dans l'exécution de la création, le
nez dans la partition, beaucoup d'erreurs sur les mots, et une
difficulté à accentuer de façon expressive. La maîtrise linguistique
était sans doute insuffisante en amont. [
vidéo
Lesya Dychko]
Cependant dans les deux cas, des techniciennes solides que j'entendrais
avec beaucoup de plaisir à l'opéra, en particulier dans le répertoire
de leur aire culturelle ! (Je serais de toute façon partisan,
dans l'absolu, de faire chanter les opéras en langue originale
uniquement si l'on a de véritables locuteurs.)
Pour clore la section des bonnes voix, deux Grecques,
Theano Papadaki, voix assez mate, un
peu acide (j'ai pensé quelquefois à une émission
alla Druet),
qui imprime une véritable respiration au Strauss, vraiment bien
construit. Le reste m'a moins touché – à commencer par Skalkottas, une
mélodie qui n'est pas le sommet de sa production, et où le timbre
sonnait désagréablement à mes oreilles. [
Vidéo
Viardot où la voix est bien mieux focalisée, et même franchement
séduisante.]
Plus partagé sur
Marianna
Nomikou, voix un peu
pesante et dotée de peu de
legato,
avec un vibrato de voix mûre – il est possible que l'exercice du lied
soit trop étroit pour sa technique et sa voix et c'est pour cela que,
sans avoir été convaincu par sa proposition, je pense qu'elle doit
pouvoir donner satisfaction dans d'autres répertoires ; j'espère
qu'elle trouvera sa voie dans Wagner, où l'on accepte ces contraintes
si la voix est suffisamment large. [
vidéo
Pijper]
8. Revue des candidats
chanteurs : celles que je n'ai pas aimées
J'ai longtemps hésité avant de rédiger cette section. Je ne veux
surtout pas nuire à leur carrière – et la vérité est qu'elles en ont
déjà une bien lancées, et ne sont donc assurément sans compétences ni
qualités ! Dans le même temps, ma loyauté doit-elle aller à des
chanteuses qui se produisent publiquement, ou aux lecteurs que je
souhaite informer ? Je veux dire, si je ne parle que de ce que
j'ai aimé, est-ce qu'on peut se rendre compte de l'éventail, des enjeux
éventuels ?
Par ailleurs – toutefois je crains d'être un peu prétentieux à
l'espérer –, est-ce qu'il n'est pas judicieux, d'une certaine façon, de
les prévenir des voies d'amélioration, des potentielles limites sur le
moyen terme pour leur instruement ? Idéalement, ce type de
conseil devrait plutôt se faire en privé, à supposé qu'ils soit audible
ou utile ; car, une fois dans la carrière, on n'a pas le loisir de
retravailler sa technique au fond. Les cas existent, mais ils sont
rarissimes.
Je pense toutefois intéresser de publier cet avis, qui reste celui d'un
petit site isolé, avec des goûts de niche qui ne prétendent pas faire
autorité ; et de le rédiger de la façon la moins dépréciative possible.
Il s'agit davantage de mettre en lumière certains écueils, et c'est
évidemment compliqué à formuler sans exemple.
Maud Bessard-Morandas me
donnait l'exemple d'un profil fréquent et un peu douloureux pour moi :
les sopranos coloratures qui émettent le son en arrière. Le timbre
s'abîme vite dans ces conditions, alors que la matière de la voix et
l'essentiel de la technique permettrait tout à fait des sons francs,
brillants et doux. Certaines font de brillantes carrières et remportent
d'immenses succès avec ce type de profil – je pense à Marie-Ève Munger
en France, et Brenda Rae sur les plus grandes scènes du monde. Mes
camarades de concert ne sont pas nécessairement sensibles à mes
réticences sur ce point (il faut dire que c'est aussi affaire de
timbre, la chose la plus subjective du monde).
On peut assez bien en juger sur cette vidéo où elle interprète
la
même mélodie d'Aboulker
que lors du concours ; elle est certes ici beaucoup plus détendue, en
situation de concert, mais on entend les caractéristiques de la voix –
de façon beaucoup moins frappante qu'en salle je trouve, je n'aurais
pas été très incommodé en entendant le résultat en retransmission.
J'ai peu à dire sur
Annouk Jobic
(mezzo-soprano) : l'émission m'a paru largement appuyée sur la gorge,
donc épaisse, opaque, peu projetée, très peu intelligible, et difficile
à phraser ensuite. Je trouve que pour une chanteuse française, le
compte n'y est vraiment pas dans sa propre langue. Il aurait sans doute
beaucoup de travail pour changer cela (et elle fait déjà carrière, donc
tout va bien), il faudrait changer tout l'équilibre et toutes les
priorités de la voix.
[
Mélodie
Viardot, feat. Anne Le Bozec]
Pour finir,
Jeanne Lefort. Je
pense qu'elle était malade : ce jour-là, tout paraissait poussé par la
gorge et doté d'un vibrato de fin de carrière assez préoccupant pour
une aussi jeune chanteuse. Or, si la voix est bel est bien placée assez
en arrière [
vidéo Bousset] et opaque, difficile à contrôler,
on entend tout de même une technique beaucoup plus cohérente dans
l'extrait
de Previn présent sur son site.
En l'entendant, avec le timbre terrible, le texte incompréhensible qui
se dissout dans des sortes de sons indistincts, les [i] à la française
très étroits et l'impossibilité, avec tous ces handicaps, de proposer
véritablement une interprétation, j'ai sincèrement pensé que tout était
à reprendre dans sa voix, et qu'elle aurait intérêt à reprendre du
départ tous les éléments – ça va plus vite quand on a déjà pratiqué,
évidemment – constitutifs d'une technique saine.
Pourtant avant d'écrire ceci, j'ai regardé sa biographie, elle est
issue du CMBV (donc
a priori
pas du tout ce type d'esthétique et de technique), et elle a réellement
des engagements réguliers. Je me suis donc interrogé, et en effet en
écoutant les extraits disponibles en ligne, certes je n'aime pas
beaucoup ce que j'entends, mais ce n'est pas du tout aussi préoccupant
que lors du concours.
→ Une leçon, donc, pour tous les
auditeurs : la méforme peut affecter tellement une voix qu'elle en
paraît défectueuse. Souvent, on s'aperçoit de la différence entre la
laryngite qui assèche progressivement le timbre puis l'émission
elle-même, et une technique mal conçue. Mais pas toujours. Il faut
aussi bien avoir conscience, en particulier pour les femmes, que la
périodicité de leur physiologie peut affecter très significativement la
voix – à présent que ces sujets sont audibles dans l'espace public, un
assez grand nombre de chanteuses (dont certains, comme Elsa Dreisig,
paraissent pourtant tout le temps en forme vocalement !) ont raconté
comment, chaque mois, elles ont l'impression de perdre leur voix et en
tout cas leurs repères physiques pendant quelques jours. C'est pourquoi
la cruauté ne saurait être justifiée envers les chanteurs, et encore
plus les chanteuses – la méforme est une réalité tangible.
En somme, je n'ai pas aimé ces voix-là ; je pense même qu'elles
devraient retravailler certains aspects fondamentaux de leur technique,
mais elles sont de toute évidence, quelle que soit ma conviction,
capables de soutenir une carrière naissante plutôt prometteuse.
9. Revue des pianistes
Comme mentionné initialement, je ne pourrai parler de tout en détail
concernant les pianistes, n'ayant pas eu les partitions sous le nez et
leur travail s'articulant spécifiquement en écho avec celui de leur
partenaire. Bien que je sois plus souvent moi-même pianiste
accompagnateur que chanteur, je dois admettre que le mythe d'un duo
à égalité
n'a pas réellement de sens – tant un timbre de voix peut être
immédiatement séduisant ou répulsif, et surtout à cause de la puissance
d'évocation des mots, qui sont, qu'on on en die, à la merci du seul
chanteur.
Cependant j'écoute beaucoup les accompagnateurs lors des récitals de
lied, comment ils font soudre l'atmosphère ou le sens de simples flux
d'articulation, d'accents soigneusement pensés, de contrastes de
textures… et si le niveau était fort haut, on peut tout de même
distinguer quelques individualités.
Gabriel Durliat était sans
doute celui qui inventait le plus de contrastes subtils, permettant à
l'implicite de certains mots une éclosion imprévue. Particulièrement
frappant dans la création de Pesson, très variée et graphique sous ses
doigts, là où les procédés pouvaient paraître un peu d'un bloc chez
d'autres candidats.
L'autre désité de la session, c'est
Anne-Louise
Bourion,
une réalisation technique d'une précision et d'une facilité
incroyables, avec beaucoup d'idées, capable de faire tinter son piano
avec une pureté rare… On se situe à un niveau rare chez des
accompagnateurs, même pour une compétition de cette qualité.
Johan Barnoin m'a stupéfait
dans les pièces très difficiles de la demi-finale (« Ce sont des villes
» des
Illuminations de
Rimbaud, à peine jouable ; et en feu dans la création de Pesson !), son
engagement et la franchise de son jeu ont renforcé l'excitation du
moment. Fauré translucide (
Reflets
dans l'eau)
très réussi également, en couronnement du programme. J'ai été très
surpris que son duo avec Benoît Rameau n'atteigne pas la finale – et
potentiellement la victoire.
Sensible aussi l'éloquence des phrasés délicats de
Joanna Kacperek ; je retrouve
Héloïse Bertrand-Oleari,
que j'admire depuis des années déjà, mais qui ne m'a pas paru aussi
saillante que d'ordinaire ; beaucoup aimé aussi le galbe imprimé par
Marie-Louise Tocco (visuellement
immédiatement
reconnaissable : elle a une mimique adorable, avançant sa mâchoire
pour rythmer ses phrases).
J'ai globalement été impressionné très favorablement par tous les
autres pianistes. Parmi ceux qui sont allés loin,
Johannes Bolmvall,
plus littéral, a aussi été un peu fébrile dans la demi-finale
(expliquant peut-être que son duo n'ait pas été retenu, alors que leur
proposition était l'une des plus singulières et marquantes pour moi).
Et je n'ai pas été passionné par l'exécution très droite, pas très
frémissante, chez
Mark Rogers
– très valeureux, sans la plus-value des autres pianistes présents.
Il faut évidemment mentionner pour conclure le cas particulier de
Revaz Abramia
: énorme niveau digital, agitant tout son corps, comme s'il jouait un
concert de Rachmaninov, avec un son très bien fondu et une grande
maîtrise des dynamiques. J'ai été comme mes camarades partagé entre
l'intérêt pour ses choix originaux et un peu moins convaincu par
l'aspect quelquefois un peu apprêté des nuances. Profil très atypique
pour un accompagnateur de lied, on l'imaginerait plutôt dans un grand
récital Chopin, mais il propose précisément
autre chose, de cohérent et abouti.
10. Ce qu'apprennent les
concours
J'espère que ce petit parcours aura permis d'identifier quelques jeunes
noms appétissants d'interprètes déjà pleinement mûrs, mais aussi de
poser quelques questions sur les lignes de force et les préférences
dans l'enseignement du chant, le rapport au texte, l'esprit du temps…
C'est en cela que les concours sont passionnants, aussi bien pour la
diversité des profils qui se succèdent que pour ce qui est révélé par
les choix de jurys.
(On voit beaucoup de jeunes chanteurs empiler les concours
inlassablement, parfois recalé dès les premiers tours, jusqu'à ce
qu'ils conviennent à l'esthétique d'un jury qui les couronne. Souvenir
d'Anna Kasyan, par exemple, qui avait fait une carrière solo tout à
fait honorable par la suite. Pas mal de compétiteurs du Concours
Boulanger étaient dans ce cas, ayant déjà écumé les concours de mélodie
et de lied en France et en Allemagne.)
L'ensemble de la
demi-finale et de la
finale
est toujours visible sur RecitHall, et sera sans doute prochainement
disponible, duo par duo, sur
la chaîne YouTube du Centre International Nadia et
Lili Boulanger – où vous pourrez entendre les duos des
précédentes éditions, fascinants également.
Bonnes écoutes !