Sur le modèle des
Trois marches crépusculaires, où chaque interprétation
ouvrait la voie à des mondes nouveaux et très divers, quasiment à un angle
philosophique distinct de la Tétralogie,
ecce
homo quelques
approches possibles de l'étrange
Introduction
de la Passion
selon saint Jean de Bach.
(Vous me croirez ou non, mais la date de parution ne coïncide qu'avec
les contraintes de bouclage, et pas le moins du monde avec l'esprit de
saison.)
A. Les états de la
partition et le chœur liminaire
Toutes les versions discographiques ne l'incluent pas : parmi les nombreux
états et sources de la partition,
le
deuxième (1725), de plus en plus régulièrement enregistré depuis le
milieu des années 1990,
ne comporte pas le
chœur initial Herr,
unser Herrscher, remplacé par
O
Mensch, bewein' dein Sünde groß, celui qui clôt la première partie
de la
Saint-Mathieu en 1736
– un chœur beaucoup plus sautillant
et traditionnel
, à la façon des
solennités baroques où la tristesse n'exclut ni la lumière du mode majeur ni
le désir de la danse.
Néanmoins,
les autres états de la partition comportent le saisissant
Herr,
unser Herrscher.
1724
– Première version. Partiellement retrouvée.
1725 – Reprise l'année suivant la
création. Remplacement de l'introduction.
1732 –
Rétablissement de l'introduction originale.
1739 – Seul autographe de Bach. La
reprise annoncée ayant été suspendue, sa main s'arrête au dixième numéro,
et le manuscrit est achevé par C.P.E. Bach et d'autres copistes.
Années 1740
– De même que pour les deux précédentes versions, avec le chœur
introductif d'origine.
La plupart des éditions modernes se sont
fondées (en particulier toutes celles d'avant les mouvements
musicologiques dont l'influence ne se généralise progressivement, dans Bach,
que dans la seconde moitié des années 80)
sur
l'autographe de 1739, une version qui ne fut pourtant jamais donnée
du vivant du compositeur – mais je suppose que l'exaltation de l'objet
lui-même n'y est pas étrangère.
Aussi, avec une version de 1739 massivement présente et
4 états de partition sur 5 qui contiennent Herr,
unser Herrscher, l'essentiel de la discographie nous concerne pour
la notule d'aujourd'hui.
En outre,
les versions qui documentent 1725
se contentent souvent d'inclure tout ou partie des numéros changés,
en supplément, sans retrancher les chœurs et airs plus connus. C'est même
systématiquement le cas avant les très confidentiels de Joachim Krause en
1996 et 1997, respectivement à Bâle et à Zürich ; la première version un peu
largement diffusée (chez Koch) est celle de Craig Smith en 1998 (puis Peter
Neumann chez MDG en 1999). Pour un coffret réellement prestigieux et ouvert
à un vaste public, il faut attendre Philippe Herreweghe en 2001 (Harmonia
Mundi, avec Mark Padmore et Andreas Scholl).
Les versions sans Herr,
unser Herrscher sont donc rares
: Joachim Krause (autoproduit 1996 & 1997), Hans-Christoph Becker-Foss
(1998, là encore autoproduit), Craig Smith (Koch 1998), Peter Neumann (MDG
1999), Philippe Herreweghe II (HM 2001), Kart Rathgeber (autoproduit EHS
2002 & 2010), Wolfgang Kläsener (autoproduit 2003), Simon Carrington
(ReZound 2007), Nico van der Meel (Quintone 2007),
soit
très peu sur les plus de 200 enregistrements commerciaux existants.
Il est simplement regrettable que la version qui, pour moi, passe toutes les
autres (Carrington avec Yale), ainsi que quelques témoignages parmi les plus
remarquables (Herreweghe II, van der Meel) omettent le chœur initial dont je
voulais parler ici (et que j'aurais aimé, accessoirement, écouter).
B. Contenu
Pour commencer, le texte, dont je reprends la traduction par
Dominique Sourisse :
Herr, unser Herrscher, dessen Ruhm
In allen Landen herrlich ist !
Zeig uns durch deine Passion,
Daß du, der wahre Gottessohn,
Zu aller Zeit,
Auch in der größten Niedrigkeit,
Verherrlicht worden bist !
|
Seigneur, notre souverain,
dont la gloire en tous pays resplendit !
Montre-nous par ta Passion
que toi, le vrai fils de Dieu,
pour tous les temps,
et même dans l'extrême abaissement,
tu a été glorifié.
|
Un
véritable programme ; néanmoins
la mise en musique diffère assez sensiblement de son thème – mais peut-être
est-ce là un biais personnel, je trouve toujours Bach assez triste, voire
oppressant, avec ses harmonies dures, son peu de respiration (très peu de
silences en général, ce qui est un peu moins vrai dans les Passions
qu'ailleurs), alors qu'une grande majorité de mélomanes trouve au contraire
qu'il incarne une forme d'exultation cosmique…
Je crois tout de même qu'en observant le détail, on peut s'accorder sur une
impression un rien menaçante dans cette
hymne, au moins dans sa partie orchestrale – je suppose qu'on peut
davantage débattre du caractère impétueusement extatique ou redoutablement
enveloppant de la partie vocale.
Les
cordes (violons & altos)
effectuent une sorte de tricot très dense, qui sort très vite de la simple
évidente tonale standard pour aller explorer chromatiquement les abords :
son
écheveau très resserré et son
errance harmonique tendent à créer une
atmosphère au minimum dramatique, pour ne pas dire tragique – ce qui est
complètement cohérent avec le sujet, mais pas avec le texte essentiellement
glorieux de cette introduction, qui ne mentionne l'abaissement symbolique
(et peu la souffrance) qu'au sein d'une exaltation sans arrière-pensée.
Chez les
deux hautbois aussi, et
c'est encore évident, tout tient de la plainte, avec ces
frottements de demi-tons à l'italienne (on en trouve fréquemment
dans les évocations de Crucifixion, au sein des
Credo
comme chez Vivaldi, des
Stabat Mater comme
chez
Pergolesi…), en syncopes : une note arrive pour se superposer à l'autre,
encore tenue, en dissonant, et l'on glisse ainsi d'un accord à l'autre de
façon jamais propre, toujours dégingandée. La symbolique attachée à cela
dans la rhétorique baroque, et plus encore en mode mineur comme ici, est
clairement celle de la
plainte, de
la
désolation.
On voit aussi les intervalles dissonants ordinairement évités comme
disgracieux (saut de
triton descendant
pour le premier hautbois), qui symbolisent là aussi la
dysharmonie
(on pourrait y voir le triomphe temporaire des forces du Mal).
Pendant ce temps,
la basse demeure
stable et obstinée (on discutera plus
loin de ses interprétations possibles, à la faveur des différentes
interprétations sélectionnées), très longtemps en pédale de sol (toujours la
même note), mais les claviers et les cordes grattées peuvent, considérant ce
qui surplombe, proposer des
accords très
riches de cinq sons au lieu des trois standards… Ici encore, un
effet de densité très inhabituel dans la musique du temps, qui a dû faire
beaucoup d'effet – considérant qu'on pleurait à la première d'
Iphigénie
en Aulide un demi-siècle plus tard (car cette musique faisait un
effet inouï), on mesure mal
l'impact de ce
type d'écriture saturée au début du XVIIIe siècle (ce chœur date au
plus tard de 1724 !).
Elle devait mettre particulièrement mal à l'aise, je me dis qu'il faut se
figurer Saint-Saëns ouvrant la partition du
Sacre
du Printemps, ou le public de Maurice Chevalier découvrant Iron
Maiden.
Le
chœur est plus varié et ambigu,
avec ses
volutes qui étreignent
avec cruauté, me semble-t-il, pour une hymne, mais dont la vocalisation par
paliers et les rythmes décalés peuvent tout aussi bien figurer une forme
d'extase collective (les aigus assez exigeants des sopranes, cette
scansion
rituelle des syllabes en croches…).
C. Sept versions
C'est parti pour le voyage.
Sept versions, choisies pour leurs partis pris qui changent tout à fait le
sens de ce qui est écrit, sans s'en
écarter pour autant.
1) Gardiner I –
1986
Dès l'orée, le principe : on
chante
un événement, et les hautbois, qui s'entrechoquent douloureusement mais non
sans élan, attirent avant tout l'attention. Le reste est moins significatif
– le Monteverdi Choir sonnant ici un peu épais.
2) Harnoncourt
III – 1993
Écoutez, Chrétiens, la mort de notre
Seigneur. Harnoncourt ne nous ment pas : le texte parle peut-être
de gloire, mais c'est avant tout la mort qui règne en maître. Ce vendredi
est vendredi d'affliction, et on perçoit surtout le tricotement sombre, les
déchirements vénéneux des cordes, les temps qui, loin de paraître réguliers,
agitent comme autant de soubresauts une musique qui déborde d'épines
dissonantes.
Cette troisième version (la plus ancienne date de 1965, avec Equiluz et van
Egmond, la deuxième est une vidéo officielle de 1985, avec Equiluz et Holl)
tient très bien cette promesse : voix peu amènes (Lipovšek, Leitner, Holl,
Scharinger !), angles durs, couleur grise, intensité amère omniprésente…
l'une des Saint-Jean les plus urgentes et les moins plaisantes. On ne peut
vraiment pas écouter pour se repaître de belles voix et de jolis chœurs.
3) Parrott –
1990
Des plaintes dissonantes deviennent des cris : les hautbois sont poussés
jusqu'à la distorsion, leurs entrechoquements sont exaltés… tout cela paraît
très inquiétant, et contraste avec ce chœur en petit effectif, d'une netteté
plus décidée qu'affligée, qui paraît presque lumineuse en comparaison,
lumineuse à cause de cette musique exécutée avec une maîtrise qui exclut,
d'une certaine façon, la dépression du deuil. La franchise des émissions
vocales, la régularité absolue des volutes facilite davantage la danse que
l'affliction. J'aime beaucoup cette étrange atmosphère, très contradictoire
– les hautbois continent de crier.
4) Fasolis –
1998
Entendez-vous les tambours funèbres, qui accompagnent l'inhumation, jadis
furtive à la faveur d'une infamante descente de Croix, assurée
nuitamment par deux seuls disciples encore présents, et qui résonnent
aujourd'hui, rythmant la douleur de tout un peuple ?
Il n'y a pourtant aucune percussion dans l'orchestre de Fasolis (ici
l'ensemble Vanitas, pas ses Barrochisti), cet effet est obtenu par
l'épaississement soudain du coup d'archet des basses de violon (et de la
basse de viole, sans doute, combinée aux accords riches de l'orgue positif),
mais l'on croirait entendre de gros tambourins voilés de crêpe, et malgré le
tempo rapide, une sorte d'avancée rituelle, de danse funèbre qui rende
visible l'affliction collective.
Le chœur traditionnel (Radio de la Suisse Italienne) mais très bien préparé
(par Fasolis qui en était le directeur musical) contribue aussi à cette
impression : large comme les multitudes, insistant et pesant, mais sans
jamais paraître gourd ou épais, il pleure, lui aussi, de façon codée,
ritualisée, une plainte collective.
Sans doute la version la plus persuasive de cette entrée, à mon sens. (Et le
reste, quoique beaucoup plus sobre, est également très réussi.)
5) Pichon –
2013
En exaltant ce rythme obstiné qui tient de la déploration, d'autres trouvent
d'autres entrées, comme Pichon, avec ses détachés réguliers des basses,
franchement accentuées sur chaque temps. Presque une danse de jeux funèbres.
Quelque chose de très motorique, très allant tout en demeurant parfaitement
sombre, et avec un goût de la rhétorique vocale très affirmée dans les
sections intermédiaires où le chœur est divisé. Les archiluths sont très
audibles et cassants, et par-dessus tout le ronronnement menaçant des basses
lorsque les croches se dédoublent en volutes.
(Hors commerce, tiré d'une vidéo captée à Saint-Denis en 2013.)
6) Herreweghe I
– 1987
Bercée sur un roulement méditatif, l'expression d'une foi sûre et paisible,
peut-être teintée d'un peu de mélancolie, mais surtout baignée dans une
tiède lumière, une douce certitude. Les chants apparaissent comme un appel
persuasif et non plus comme un cri de douleur.
Chez Herreweghe, on entend tout le contraire des versions emportées ou
sinistres, et les mêmes procédés prennent un son tout différent : les
hautbois procurent du relief, mais plutôt propice à la méditation que
menaçant ; les cordes tournent comme un fuseau, se répètent avec le
balancement d'une berceuse ; les basses palpitent avec douceur, en laissant
assez floue la régularité des appuis. Et l'on n'entend pas les duretés des
cordes grattées ou pincées.
Ce chant de louange n'est pas exalté, il est plutôt l'assurance d'une fin
heureuse, malgré la dureté de l'histoire qui va être racontée. Considérant
l'écriture très tourmentée et sophistiquée de ce chœur d'ouverture, parvenir
(rondeur des timbres du Collegium Vocale de Gand aidant) à communiquer la
même paix que dans un choral est un tour de force très impressionnant.
Le reste de la version reste sur le même pied, sans chercher les contrastes,
et vaut en particulier pour la poésie extrême de l'Évangéliste de Howard
Crook, même s'il est encore plus exceptionnel en Matthieu.
7) Takehisa –
2001
Étrange atmosphère vibrillonnante, où chacun semble improviser
simultanément, où la déploration rituelle, le motorisme allant, la danse,
les dissonances terribles des hautbois, les détimbrages expressifs
s'entrechoquent.
Les parties intermédiaires vocales en solo grêles, la masse grouillante de
l'orchestre d'où émergent les parties conflictuelles du discours, les
frottements multiples, les grincements des cordes… nous sommes chez
Takehisa, d'une intensité toujours aussi débridée et personnelle. Ses chœurs
réduits du
Messie de Haendel sont
parmi les plus roboratifs et fascinants de tous, et il en va de même ici,
avec toutes les contorsions de ces voix placées en gorge (tous japonais – à
l'exception de Jésus, étrangement) et mises en valeur lors des semi-solos
intermédiaires.
Observez la première reprise, plus rapide, plus forte, qui débute par un
accord d'orgue, rejoint par les sortes de
clusters
de toutes les basses et les tissus intermédiaires, comme si émergeaient
mille souffrances potentielles de ce chaudron de l'enfer. Lors de la seconde
reprise, les cordes se mettent à grincer, l'effet percussif déjà entendu
chez Fasolis se décuple, ajouté aux ronronnements menaçants de Pichon, aux
improvisations nouvelles des hautbois… Terrifiant.
On fait difficilement plus loin des paroles, mais ce débordement
d'expression a quelque chose d'assez magnétique. Le reste du disque (avec
Conversum Musicum chez ALM, comme les autres) est tout aussi passionnant,
mais il faut accepter les voix blanchâtres (et placées à la japonaise), qui
n'ont pas la qualité verbale exceptionnelle de la plupart de la concurrence.
[Il n'empêche, l'une des versions qui s'écoutent le plus facilement, à mon
sens.]
D. Discographie
Il est assez fascinant de constater, en plus du traitement déjà
contradictoire de Bach par rapport à son texte, comment, tout en jouant très
exactement ce qui est écrit, les interprètes peuvent
tirer
ce chœur introductif vers quantité d'affects tout à fait opposés,
qui vers la paisible certitude de la Foi, qui vers la plainte désespérée,
qui vers les tourments d'un drame à venir, qui vers la déploration
collective et rituelle…
Il serait trop long de suggérer une discographie parmi près de 250
enregistrements officiels en langue allemande ; il se trouve néanmoins que
les extraits choisis ici sont tirés de versions hautement fréquentables,
même si elles ne ressemblent pas forcément (Parrott, Fasolis, Takehisa) au
traitement de leur chœur liminaire.
Je recommande tout de même chaleureusement d'essayer la
version
de 1725 par
Carrington avec
les musiciens de
Yale (ReZound 2007)
: l'élan musical et la chaleur verbale en font vraiment de très loin celle
que j'aime le plus fréquenter, malgré les manques par rapport à l'édition
habituelle. Comme mentionné précédemment,
Herreweghe
II (HM 2001, avec Padmore) et
van
der Meel (Quintone 2007) sont de superbes réussites dans ce même
état de partition.
Sinon, si l'on veut débuter par le chœur fulgurant qui nous a occupé
aujourd'hui, je peux toujours mentionner les versions auquelles j'aime à
revenir, parmi les masse de celles disponibles (dont un certain nombre que
je n'ai pas essayées, il va de soi !) :
–
Harnoncourt III (Teldec 1993),
voix peu gracieuses mais constance dramatique impressionnante ;
–
Rilling II (Hänssler 1996, avec
Schade et Goerne), version semi-informée qui va droit au but, avec une
simplicité et une sincérité touchante, sans jamais paraître attachée à une
école, cela fonctionne, tout simplement (par ailleurs, la sobriété du
clavecin est très persuasive et les chanteurs sont superbes) ;
–
Herreweghe I (HM 1987, avec
Crook), plus rigide, mais la beauté du chœur et l'éloquence son évangéliste
en font une fréquentation nécessaire ;
–
Suzuki II & III (BIS 1998,
TDK 2000, avec Gerd Türk), versions qui valent pour leurs équilibres, assez
parfaits (et superbe évangéliste), avec un faible pour la première, tout
comme :
–
Gardiner I (Arkiv 1986, avec
Rolfe-Johnson) ;
–
Fasolis (Arts 1998), d'atmosphère
sombre, d'aspect plus lisse que les versions très baroqueuses (chœur non
spécialiste, alto féminin de Claudia Schubert – très bon d'ailleurs), tout
empreint d'échos funèbres.
Parmi tant d'autres choix possibles et pour certains très valables :
Takehisa, Dijkstra, Parrott, van Asch, Huggett, Koopman, Gardiner II…
Et n'omettez pas, chers lecteurs, de souhaiter une joyeuse fête à toutes les
cloches de votre entourage.
[Ainsi qu'un bisou aux ressuscités, mais ils se font rares en ces temps
décadents. Plus rien n'est pareil depuis la mort de Mathusalem
et
Jéroboam.]